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PourRob,CameronetEllen.

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PROLOGUE

Aujourd’hui

C’étaitdanslespetiteschosesqu’elleprenaitduplaisir.Levolvrombissantd’ungrosbourdonveluquibutinaitdefleurenfleur,sanssavoirquedesonactivitédépendaitl’ensembledel’espècehumaine.Leparfumenivrantetlaprofusionextraordinairedenuancesdespoisdesenteurqu’ellecultivaitdanslepotager, un espace qui aurait pu être dévolu à leurs cousins plus comestibles. Et aussi, voir sonmarifrottersondosdouloureuxsansseplaindretandisqu’ilmettaitdel’engraisdanslesrosiers,luiquiauraitpréféréfairemilleautreschoses.Elles’agenouillapourarracherquelquesmauvaisesherbesetsentitlamaindesapetite-fillesefaufiler

dans la sienne, unemainminuscule, chaude et pleine de confiance. C’était encore une de ces petiteschoses–etundesesplusgrandsplaisirs–quiàchaquefoisluidonnaitlesourireetluifaisaitchaudaucœur.«Tufaisquoi,mamie?»Ellesetournaverssapetite-filleadorée.Lesoleilde l’après-midiavait rosises jouesetdes tracesde terrenoircissaient leboutdesonnez.

Ellesortitsonmouchoiretlesessuyad’ungestedélicat.«J’arrachecesmauvaisesherbes.—Pourquoi?»Elleréfléchituneseconde.«Ehbien,parcequ’ellesnedevraientpasêtrelà.—Ahbon?Ellesdevraientêtreoù?—Cesontjustedesmauvaisesherbes,machérie,ellesnedoiventêtrenullepart!»Lapetitefitlamoue.«C’estpastrèsgentilpourelles…Ilfautbienquetoutsoitquelquepart.»Elleluiplantaunbaisersurlatêteensouriantetjetaunregardverssonmari.Sescheveuxautrefois

trèsbrunsétaientparsemésdegris,etquelquesridess’étaientdessinéessursonvisage,maislesannéesl’avaient plutôt épargné, et elle se félicitait chaque jour de l’avoir rencontré. Par un hasardextraordinaire,leurscheminss’étaientcroisés,etdésormais,ilsétaientlàl’unpourl’autre.«Tuasraison,dit-elleàsapetite-fille.Onvalesremettrelàoùellesétaient.»Pendantqu’ellecreusaitunpetit trou,elle s’émerveillade laquantitédechosesquepouvaientvous

apprendre les enfants, de cette sagesse qui était la leur et que si souvent on sous-estimait, ou mêmeignorait.«Mamie?»Elles’arrachaàsesrêveries.«Oui,machérie?—Vousvousêtesrencontréscomment,toietpapy?»Elleseredressaenlaprenantparlamain,puisécartaunemècheblondedesonpetitvisage.«Ehbien,

voyonsvoir…C’estunetrèslonguehistoire.»

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PREMIÈREPARTIE

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Mars1973

Cettefois,elleallaitmourir.Convaincuequ’ilneluirestaitplusquequelquessecondesàvivre,ellepriapourquetoutsetermineauplusvite.Dusangchaudpoisseuxluicoulait lelongdelanuque.Elleavaitentendulebruitécœurantqu’avaitfaitsoncrâneaumomentoùsonmari luiavaitfracasséla têtecontrelemur.Ellesentaitdanssabouchecommeunmorceaudegravier;ellesavaitquec’étaitunedentetessayadésespérémentdelacracher.Illuiserraitsifortlagorgequ’illuiétaitimpossiblederespireroud’émettrelemoindreson.Sespoumonshurlaient,enquêted’oxygène,etlapressionderrièresesyeuxétaitsiatrocequ’ilsallaientjaillirdeleursorbites.Sespenséescommencèrentàsebrouillerquand,toutàcoup–Dieusoitloué!–,elleperditconnaissance.Laclochedel’écoleretentit,etcesonqu’elleavaitoubliédepuislongtempslaramenasoudainàl’âge

decinqans.Lesbavardagesdesescamaradessenoyaientaumilieudelasonnerieincessante.Cefutaumomentoùelleleurcriadesetairequ’elles’aperçutque,finalement,elleavaitencoreunevoix.Tinafixauninstantleplafond,puisjetauncoupd’œilauréveilquivenaitdel’arracherausommeil.

Unfiletdesueurfroideluidégoulinaitdansledos;elleremontalescouverturessoussonmentonpoursavourerleurdoucechaleurquelquessecondesencore.Lecœurbattantàtoutrompreaprèslecauchemarqu’ellevenaitde faire, elle expira lentement.Son souffle tiède resta en suspensdans l’airglacéde lachambre.Auprixd’uneffortgigantesque,elleselevaettressaillitensentantlefroidduplancherrugueuxsoussespieds.PuisellesetournaversRick,quiparchancedormaitàpoingsfermés,entrainderonfleretdecuverlabouteilledewhiskyqu’ilavaitdescenduelaveille.Ellevérifiaquesescigarettesétaientbiensurlatabledenuitoùelleavaitprissoindelesposer.Cars’ilyavaitunechosequinemanquaitpasdemettresonmaridemauvaisehumeur,c’étaitdenepastrouversonpaquetàlasecondeoùilouvraitlesyeux.Ellealladanslasalledebainssurlapointedespiedsetrefermalaportesansfairedebruit.Pourle

réveiller, il aurait fallu une explosion comme on n’en avait pas vue depuis Hiroshima, mais elle nevoulaitsurtoutpascourircerisque.Tinaremplitunecuvetteetfitunerapidetoiletteavecdel’eauglacée,comme d’habitude. Parfois, ils devaient choisir entre acheter à manger ou mettre des pièces dans lechauffe-eauélectrique.DepuisqueRickavaitperdusonemploiàlacompagniedebus,ilnerestaitplusassezd’argentpour se chauffer.Mais toujours bien assez pour picoler, fumer et jouer aux courses !songea-t-elle.Descendueau rez-de-chaussée,Tina remplit labouilloire et laposa sur la cuisinière.Voyantque le

livreurdejournauxétaitpassé,ellelessortitdelaboîteauxlettresd’unairabsent.TheSunpourelle,TheSportingLifepourlui.Legrostitreàlauneattirasonœil.C’étaitlejourduprixGrandNational.Les épaules affaissées, elle frémit en pensant à tout l’argent queRick allait engloutir aux courses. Etcommeilseraitsansdoutetropsaoulàl’heuredudéjeunerpourserendrechezlebookmaker,ceseraità

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elled’allerparierpourlui.Lebureaudesparisétaitvoisindelaboutiquecaritativeoùelledonnaituncoup de main le samedi, et, au fil des années, le patron, Graham, était devenu un ami. Bien qu’elletravailletoutelasemainecommesecrétairedansunecompagnied’assurances,Tinaattendaitsajournéeàlaboutiqueavecimpatience.Rickjugeaitridiculequ’ellelapasseàtrierbénévolementdesvêtementsdegensdécédés,alorsqu’elleauraitpu travaillerdansunevraieboutiqueetcontribuerencoredavantageauxdépensesduménage.Tina,elle,ytrouvaituneexcusepourpasserlajournéeloindesonmari,etelleaimait bien bavarder avec les clients, avoir des conversations normales, sans être obligée de prendregardeàchaquemotqu’elleprononçait.Elle alluma la radio et baissa légèrement le volume. Les blagues scabreuses de Tony Blackburn

parvenaienttoujoursàlafairesourire.Ilétaitentraind’annoncerlasortiedunouveausingledeDonnyOsmond,TheTwelfthofNever,quandlabouilloiresemitàsiffler.Tinal’attrapaenvitesseavantquelesifflementnedeviennetropstrident,puismitdeuxcuilleréesdefeuillesdethédanslavieillethéièretoutetachée.Assiseàlatabledelacuisine,elleattenditquelethéinfuseetouvritsonjournal.Soudain,elleretintsarespirationenentendantlachassed’eauàl’étage.LeplanchercraquatandisqueRickretournaitaulit,etellesoupiradesoulagement.Maisd’unseulcoup,ellesetétanisaenl’entendantcrier:«Tina!Oùsontmesclopes?»MonDieu!Ilfumecommeunpompier.«Surtatabledenuit,làoùjelesaiposéeshiersoir»,répondit-elleenarrivantprèsdelui,lesouffle

court.Dans lapénombrede lachambre,elle lescherchaà tâtonssur la tabledenuitsans les trouver.Elle

ravalasapanique.«Jevaisdevoirentrouvrirlesrideaux…Jen’yvoisrien.—Bonsang!C’estvraimenttropdemanderqu’unhommepuissefumeruneclopeàsonréveil?J’en

peuxplus…»Sonhaleineâcredumatinempestaitlewhisky.Tinafinitpartrouverlepaquetdecigarettesparterre,entrelelitetlatabledenuit.«Lesvoilà.Tuasdûlesfairetomberendormant.»Rickladévisageauninstantavantdeluiarracherlepaquetdesmains.Ellesursautaet,instinctivement,

seprotégealevisage.Ill’agrippaparlepoignet.Leursyeuxsecroisèrentunesecondeavantqu’ellenelesfermeenretenantseslarmes.

Elleserappelaitlapremièrefoisqu’ill’avaitbattuecommesic’étaithier.Àceseulsouvenir,sajouela brûlait. Et ce n’était pas seulement à cause de la douleur physique, mais de la soudaine prise deconsciencequejamaisriennechangerait.Etquecesoitarrivélesoirmêmedeleurnuitdenocesrendaitla chose encore plus dure à encaisser. Jusqu’à cemoment-là, la journée avait été parfaite. Rick étaitsuperbedanssonnouveaucostumemarron,avecsachemiseblanccrèmeetsacravateensoie.L’œilletblancpiquéàsaboutonnièreconfirmaitqu’ilétaitlemarié,etTinapensaitimpossibled’aimerquelqu’unplusqu’ellene l’aimaitencetteseconde.Tout lemonde luiavaitditqu’elleétaitsplendide.Ses longscheveuxbrunsétaientrelevésenunchignonlâcheparsemédepetitesfleurs.Sesyeuxbleuclairbrillaientsous d’épais faux cils et sa peau rayonnait d’un éclat naturel qui n’avait besoin d’aucunmaquillage.Aprèslemariageàlamairie,lafêteavaiteulieudansunhôtelbonmarché,oùl’heureuxcoupleetleursinvitésavaientdanséjusqu’auboutdelanuit.Ce soir-là, alors qu’ils allaient semettre au lit dans leur chambre d’hôtel,Tina remarquaqueRick

s’étaitrenfermédansunsilenceinhabituel.«Çava,monchéri?demanda-t-elleenl’enlaçantparlecou.Quellejournéemagnifique!Jen’arrive

pasàcroirequejesuisenfinMrsCraig…»Elles’écartasoudain.«Oh,maisilfautquejem’entraîneà

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fairemanouvellesignature!»Ellepritunstyloetunpapiersur la tabledechevetetécrivitavecdeslignesamples:MrsTinaCraig.Toujourssansriendire,Ricksecontentadelaregarder.Ilallumaunecigarette,puisseversaunverre

demauvaischampagnequ’ilavalad’untraitavantderejoindresafemmeassisesurlelit.«Lève-toi!»ordonna-t-il.Sontonlasurprit,maiselleobtempéra.Illevalamainetlafrappaenpleinefigure.«Net’aviseplusjamaisdemefairepasserpourunimbécile!»Etsurcesmots,ilsortitentrombede

lachambre.Rick avait passé la nuit affalé dans le hall de l’hôtel entouré de verres vides, et plusieurs jours

s’étaientécoulésavantqu’ilnepréciseàTinacequ’elleavaitfaitdemal.Apparemment,iln’avaitpasappréciélafaçondontelleavaitdanséavecundesescollèguesdeboulot.Ellel’avaitregardéd’unœilprovoquant et avait flirté avec lui devant leurs invités. Tina ne se souvenait même plus du type enquestion, et encore moins de ce dont Rick lui parlait, néanmoins ce fut là que commença la fixationparanoïaquedesonmari,selonlaquelleellenepouvaits’empêcherdedraguertousleshommesqu’ellecroisait. Elle se demandait souvent si elle n’aurait pas dû le quitter dès le lendemain.Mais la jeunefemme romantique qu’elle était voulait donner à sonmariage toutes les chances de réussir. Elle étaitpersuadéequ’untelincidentnesereproduiraitplus,etRickavaitfinidedissipersesdoutesenluioffrantunbouquetdefleurspours’excuser.AvectantderemordsetdecontritionqueTinan’avaitpashésitéàluipardonnersur-le-champ!Cenefutquequelquesjoursplustardqu’elleremarquaunecarteaumilieudes fleurs.Elle laprit en souriant et lut :Avecnotre tendre souvenirpournotreNanbien-aimée. Cesalaudavaitvolélesfleurssurlatombed’uncimetière!

Quatre ans plus tard, ils étaient dans leur chambre et se fixaient, les yeux dans les yeux. Rick larelâcha.«Merci,machérie,dit-ilensouriant.Soisgentille,vamechercherduthé.»Soulagée,Tinafrottasonpoignetécarlateensoupirant.Depuisl’incidentsurvenulesoirdesanuitde

noces,elles’était jurédenepasêtreunevictime.Ilétaithorsdequestionqu’elledevienneunedecesfemmesbattuesquitrouvaientdesexcusesaucomportementignobledeleurmari.D’innombrablesfois,elle l’avaitmenacédepartir,mais elle reculait toujours à ladernièreminute.Cependant, cesdernierstemps,ilbuvaitbeaucoupplus,etsescrisesdevenaientplusfréquentes.Elleavaitatteintunstadeoùellenesupportaitpluslasituation.Leproblèmeétaitqu’ellen’avaitnullepartoùaller.Ellen’avaitaucunefamille,etbienqu’ilsaientun

coupled’amisproches,ellenevoulaitpass’imposerenleurdemandantdel’héberger.Etvuquec’étaitsonsalaireàellequipayaitleloyer,Ricknepartiraitjamaisdesonpleingré.Aussiavait-ellecommencéàmettredel’argentdecôté.Illuifallaitjustedequoipayerlacautionetunmoisd’avancepourprendreunnouvelappartement,etensuite,elleseraitlibre.Cequiétaitplusfacileàdirequ’àfaire.Ellen’avaitquasiment jamaisd’argent à économiser,mais, quel que soit le tempsque cela lui prendrait, elle étaitdécidéeàpartir.Lavieilleboîteàcaféqu’ellecachaitaufondduplacardde lacuisineseremplissaitpetitàpetit–elleavaitdéjàunpeuplusdecinquantelivres.Cependant,lamoindrechambredebonnecoûtait huit livres par semaine, plus la caution qui se montait au moins à trente, il lui faudrait doncéconomiser encoreunmoment avant depouvoir s’en aller.D’ici là, elle sedébrouillerait commeellepourrait,enrestantleplussouventpossibleloindeRicketenessayantdenepasl’énerver.

TheSportingLifesouslebras,Tinaluimontaunetassedethé.

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«Tiens»,dit-elle,ens’efforçantdenepasavoirl’airessoufflé.Pasderéponse.Àmoitiéavachicontrel’oreiller,ils’étaitrendormi,laboucheouverte,unecigarette

colléeenéquilibreprécairesursalèvregercée.Tinalaluiretiraetl’écrasadanslecendrier.«Pourl’amourduciel!marmonna-t-elle.Tuvasnoustuertouslesdeux!»Elleposalatasseensedemandantquoifaire.Devait-elleleréveilleretendurersacolère?Laisserla

tassesurlatabledenuit?Quandilseréveillerait,lethéauraitsansdouterefroidi,cequinemanqueraitpasdelemettreenrage,saufque,heureusement,elleseraitàlaboutiqueetloindesessautesd’humeur.Ladécisionluiéchappalorsque,tantbienquemal,ilouvritlesyeux.«Tonthéestlà,dit-elle.Jefileàlaboutique.Çaira?»Rickseredressasurlescoudes.«J’ailaboucheaussisèchequ’unchameau,grommela-t-ilenreniflant.Mercipourlethé,machérie.»Iltapotalacouetteenluifaisantsignedes’asseoir.«Viensici…»LavieavecRickétaitcommeça.Onauraitditundémon,ilsecomportaitcommeunebruteignoble,et,

laseconded’après,ilavaitl’airaussiangéliquequ’unenfantdechœur.«Désolépourtoutàl’heure.Àproposdescigarettes…Jeneteferaisjamaisdemal,Tina,tulesais

bien.»Elle eut de la peine à en croire ses oreilles,mais, commecontrarierRickn’était jamais unebonne

idée,ellesecontentad’acquiescer.«Dis-moi,reprit-il,tumerendraisunservice?»Ellepoussaunpetitsoupirinaudibleetlevalesyeux.Etc’estparti.«Tupourraisallerparierpourmoi?»Cettefois,elleneréussitpasàseretenir.«Tucroisvraimentquec’estraisonnable,Rick?Tusaisbienquenousavonsunbudgetserré…Avec

seulementmonsalaire,ilnerestepasbeaucoupd’argentàjouerauxcourses.—Avec seulement mon salaire, répéta-t-il en l’imitant. Tu ne rates jamais une occasion deme le

rappeler,hein,espècedesaledonneusede leçons !»Tinas’étonnadecette réaction fielleuse,mais iln’avaitpasencoreterminé.«Bonsang,c’estleprixGrandNational!Toutlemondevaparier.»Ilramassalepantalonqu’ilavaitbalancéparterrelaveilleausoiretensortituneliassedebillets.«Ilyalàcinquantelivres.»Ildéchiralerabatdesonpaquetdecigarettesetécrivitdessuslenom

d’uncheval.«Cinquantelivrespourgagner.»Illuitenditl’argentetleboutdecarton.Tinaleregardad’unairmédusé.«Oùas-tutrouvécetargent?demanda-t-elle.—Çaneteregardepas,mais,puisquetumeposeslaquestion,sachequejelesaigagnésgrâceàun

canasson.Tuvois,quiaditquelescoursesétaientunattrape-nigaud?»Menteur.Latêteluitournait.Ellesentitsoncous’empourprer.«Rick,çareprésenteplusquelesalairequejegagneenunesemaine…—Jesais.Jesuisunpetitmalin,non?»rétorqua-t-ild’unairsuffisant.Ellejoignitlesmainsdevantsabouche.S’appliquantànepasperdresoncalme,ellesoufflalentement

entresesdoigts.«Maiscetargentpourraitpayerlafactured’électricitéetdequoinousnourrirpendantunmoisentier!—Ohlala,cequetupeuxêtreennuyeuse…»Elledéployalesbilletsenéventailentresesmainstremblantes.Donnerautantd’argentàunbookmaker

étaitau-delàdesesforces,ellelesavait.«Tunepeuxpasyallertoi?implora-t-elle.—Tubossesàcôtédubureaudesparis,jenetedemandepasdefaireungrosdétour.»

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Elle sentit les larmes lui piquer les yeux. Toutefois, sa décision était prise. Elle allait prendre cesbilletsetdiscuteraitavecGrahamdequoienfaire.Illuiétaitdéjàarrivédeprendrel’argentqueluiavaitremisRicketdenepasparier.Lecheval,bienentendu,avaitperdu,etiln’enavaitriensu.Iln’empêcheque,pendantquesedéroulaitlacourse,Tinaavaiteul’impressiondevieillirdedixansd’uncoup.Cettefois,ceseraitencorepire.Lesparisétaientnettementplusélevés.Cinquantelivres,bonDieu!Brusquement, un sentiment de panique inexplicable la saisit. Elle sentit la chaleur remonter de ses

orteilsàsanuqueetéprouvadelapeineàrespirer.Elleredescenditenprétextantavoir laissédupaindans le toaster et se précipita à la cuisine.Grimpée sur un tabouret, elle chercha la boîte de caféquicontenaitseséconomiesaufondduplacard.Dèsquesesdoigtsserefermèrentsurlaformefamilière,ellel’attrapa et la serra contre sa poitrine. Les mains tremblantes, elle essaya de dévisser le couvercle.Commesesdoigtsmoitesglissaient,elleattrapauntorchon.Lecouverclefinitparcéder,etellejetauncoupd’œildanslaboîte,oùilnerestaitplusquequelquespièces.Ellesecoualaboîte,puisregardaunedeuxièmefoisaufond,n’encroyantpassesyeux.«Salaud!cria-t-elle.Salaud,salaud,salaud!»Ellesemitàpleurer,lesépaulessecouéesparlessanglots.«Tucroyaisquoi,Tina?Quetupouvaismeberner?»Seretournantensursaut,elleaperçutRickappuyéauchambranledelaporte,unecigaretteauxlèvres,

vêtudesonmaillotdecorpsgrisâtrecouvertdetachesdethéetd’uncaleçoncrasseux.«Tul’aspris!Commentas-tuosé?J’aitravaillédesheuresetdesheurespouréconomisercetargent!

Ilm’afalludesmois…»Sanslâcherlaboîte,elleselaissaglisserparterreetsebalançad’avantenarrière.Ricks’avançaà

grandesenjambéesetlarelevad’ungestebrusque.«Reprends-toi.Tu t’attendais à quoi en cachant de l’argent à tonmari ?Tu économises pour quoi,

d’ailleurs?»Pourpartirleplusloinpossibledetoi,espècedeparasiteivrogneetmanipulateur!«C’étaitcenséêtre…unesurprise,pournousoffrirdespetitesvacances.Jemedisaisqu’unepause

nousferaitdubienàtouslesdeux.»Rickréfléchituneseconde,puisilluidesserraunpeulebrasetfronçalessourcilsd’unairsceptique.«Excellente idée.Tu saisquoi ?Une foisque ce cheval auragagné commedansun fauteuil, on se

paieradessupervacances,peut-êtremêmeunpetitvoyageàl’étranger.»L’airmisérable,elleacquiesçaetessuyaseslarmes.«Vatelaver,dit-il.Tuvasêtreenretardauboulot.Jeretournemecoucher.Jesuisvanné.»Illuiposaunbaisersurledessusdelatêteetremontaàl’étage.Tina se retrouva toute seule debout au milieu de la cuisine. Elle ne s’était jamais sentie aussi

désespéréedesavie,maiselleétaitdéterminéeànepasmisercetargent.Cescinquantelivresétaientàelle ;prixGrandNationaloupas, iln’étaitpasquestiondelesgaspillerenpariantsuruncheval.Ellefourralesbilletsdanssonporte-monnaie,puisjetaunregardsurlenomqueRickavaitnotésurlepaquetdecigarettes.RedRum.Toi,monvieux,tun’aspasintérêtàgagner!

Arrivéedevantlaboutique,Tinacherchalesclésaufonddesabesace.Unepancarteavaitbeauprierden’enrienfaire,quelqu’unavaitlaisséunsacdevieuxvêtementssurlepasdelaporte.Bienquevolerdesvêtementsdonnésàuneœuvredecharité luiparaisse inconcevable,c’étaitdéjàarrivéàplusieursreprises. Même en ces temps économiques moroses de grèves et de coupures d’électricité, il étaitsurprenantdevoiràquelpointpouvaients’abaissercertainespersonnes.Ellejetalesacsursonépaule,

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déverrouilla laporteetentra.Depuisdeuxansqu’elle travaillait ici, l’odeurde laboutique lui faisaittoujoursfroncerlenez.Lesvêtementsd’occasionavaientuneodeurparticulière,quel’onretrouvaitdanstoutes les boutiques de ce genre ou dans les braderies.Unmélange d’antimite, de vieille sueur et debiscuits.Tinamitdel’eauàchaufferpourlasecondefoisdelamatinéeetouvritlesac.Elleensortitunvieux

costumequ’elletenditàboutdebraspourl’examiner.Trèsvieux,maisextrêmementbiencoupé,ilétaitd’une qualité comme elle n’en avait encore jamais vu. Un tissu en pure laine d’un vert inhabituel,agrémentéd’unefinerayuredorée.Lasonnetteretentitenl’interrompantdanssonexamen.« Chouette costume, dis-moi… Et quelle couleur ravissante ! Pas étonnant qu’on ait voulu s’en

débarrasser!»C’étaitGraham.«Bonjour.Que tu aies le temps de parler chiffons un jour comme aujourd’huim’étonne ! plaisanta

Tina.—Ouais,pourmoi,c’estleplusgrosjourdel’année,maisjenem’enplainspas,répliqua-t-ilense

frottantlesmains.C’estNigelquisechargedel’ouverture.J’aidoncquelquesminutesdevantmoi.»Tinaleserradanssesbras.«Çamefaitplaisirdetevoir,dit-elle.—Commenttuvas?»Sa question n’était pas innocente. Graham savait parfaitement ce qu’il en était de sa situation

conjugale.Plusd’une fois, il avait fait des remarques sur sesbleusou sa lèvre éclatée. Il semontraittoujoursd’unetellegentillessequ’ellesesentitsoudainvaciller.Ill’attrapaparlecoudeetlafitasseoirsurunechaise.«Qu’est-cequ’ilaencorefait,cettefois?demandaGrahamenluiredressantlementonetenscrutant

sonvisage.—Jet’assure,parfois,ilm’arrivedelehaïr…»Illapritdanssesbrasetluicaressalescheveux.«Tuméritesmieuxqueça,Tina.Tuasvingt-huitans.

Tudevraisêtreinstalléedansunmariageheureux,peut-êtreavoirunoudeuxenfants…»Elle se dégagea et chercha son regard de ses yeux maculés de mascara. « Tu n’es pas venu pour

m’aider,àcequejevois!—Jesuisdésolé.»Illuicaressadenouveaulatête.«Raconte-moicequis’estpassé.—Tun’aspasletempspourça,surtoutaujourd’hui.»Elle savait cependant que Graham aurait toujours du temps pour elle. Il était fou amoureux d’elle

depuislejouroùilss’étaientrencontrés.Tinal’aimaitbienelleaussi,maiscommeunamitrèscher,ouunesortedepère.Ilavaitvingtansdeplusqu’elle,sanscompterqu’ilavaitdéjàunefemme.Piquerlemarid’uneautren’étaitpassongenre.«Ilveutparier.»Ellerenifla.Grahamsortitunmouchoirimmaculédesapocheetleluitendit.«Cen’estpasnouveau,dit-il.C’estundemesmeilleursclients.Etpuis,c’estlejourduprixGrand

National…—C’estcequ’ilm’adit.Saufquelà,c’estdifférent.Ilveutjouercinquantelivres!»Grahamlui-mêmetressaillit.«Oùdiablea-t-iltrouvéunetellesomme?—Ilmel’avolée!»sanglotaTina.Grahamsetroubla.«Àtoi?Jenecomprendspas…—J’avaiséconomisécetargent.Je l’avaismisdecôtépourm’enf…»Ellese tut,préférantnepas

s’engagersurcettevoie.Grahamluiavaitdéjàproposédeluiprêterdel’argent,maiselleavaitrefusé.Illuirestaitencoreunminimumdefiertéetd’amour-propre.«Peuimportepourquoijel’aimisdecôté.Le

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faitestquecetargentm’appartientetilveutquejelejouesuruncheval!»Elleélevalavoixcommesielleavaitdelapeineàlecroire.Grahamnesutpastropcommentréagir,maislebookmakerenluis’exprima.«Surquelcheval?»Tinaledévisageasanscomprendre.«Quelleimportance?Iln’estpasquestionquejepariepourlui!—Désolé,Tina…Jeteposaislaquestionparcuriosité,c’esttout.»Ilhésita.«Etsijamaisilgagne?—Ilnegagnerapas.—Ils’appellecomment?»insistaGraham.Tinasortitleboutdecartonensoupirant.Illutlenometrelâchaunpetitsoupir.«RedRum!fit-ilensecouantlatête.Pourêtrefranc,cechevalaseschances.Ceserasonpremier

GrandNational,maisilsepourraitbienqu’ilpartecommefavori.Cegrandchevalaustralien,Crisp,peutaussiparveniràseplacersur la ligned’arrivée.» Il lapritpar lesépaules. « Ilaseschances,Tina,mêmesi,auNational,rienn’estjamaisgaranti.»Elleselaissaallercontrelui,apprécialeréconfortdesesbras.«Jenemiseraipas»,dit-elletoutbas.Àlafroideurdesavoix,ilcompritqu’ilneserviraitàriendediscuter.«C’esttoiquichoisis,Tina.Quoiqu’ilarrive,jeserailàpourtoi.»Ellesouritetl’embrassasurlajoue.«Tuesunboncopain,Graham…Merci.—Detoutefaçon,onnesaitjamais,peut-êtrequetuvastrouverunbilletdecinquantelivresdansla

pochedecevieuxcostume.»Tinapouffaderire.«Parcequeçaexiste,lesbilletsdecinquante?Personnellement,jen’enaijamais

vu!»Grahamseforçaàsourire.«Bon,jeferaismieuxdefiler.Nigelvasedemandercequejefabrique.—Oui,vas-y.Jeneteretienspaspluslongtemps.Àquelleheureestledépartdelacourse?—Troisheuresetquart.»Tinajetaunœilsursamontre.Plusquesixheuresàattendre.«Sijamaistuchangesd’avis,préviens-moi.—Jen’enchangeraipas!Maisjeteremercie.»

DèsqueGrahamfutparti,Tinaseconcentrasurlesacdevêtementsqu’elleavaittrouvédehors.Ellesoulevalavesteducostumeet,toutenrepensantàcequ’avaitditsonami,elleplongealamaindanslapoche intérieure.D’unseulcoup, soncœur s’emballa,puiselle se sentitunpeubêtequandsesdoigtseffleurèrentcequiressemblaitàunpapier.Ellelesortit.Cen’étaitpasunbilletdecinquantelivres,maisunevieilleenveloppejaunie.

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2

Tinalissal’enveloppecouleurcrèmeenlacontemplantd’unœilintrigué.Puisellelapressacontresonvisageetrespiralavagueodeurdemoisi.LalettreétaitadresséeàMissC.Skinner,33,WoodGardens,Manchester.Enhaut àdroite était colléun timbrequ’ellene connaissait pas– à l’effigied’unhommequ’ellesupposaêtreleroiGeorgeVIetnonpasdelareineElizabethIIcommesurtouslestimbres.Elleretournal’enveloppeetvitqu’elleétaitcachetée.Enregardantdenouveauletimbre,elles’étonnadenepasyvoirun tamponde laposte.Pourunemystérieuse raison,cette lettren’avait jamaisétéenvoyée.L’ouvrir reviendrait à une sorte d’intrusion épouvantable, comme si elle fouillait les affaires d’uninconnu,etenmêmetemps,ellenepouvaitpassimplementlajeter.Lasonnettelafitsursauter,etellesesentitrougirlorsqu’ellefourral’enveloppedanssonsacavantd’alleraccueillirsapremièreclientedelajournée.«Bonjour,MrsGreensides!—Bonjour,machèreTina.Jeviensfairemonpetittour…Ilyadunouveau?»Tinabaissalesyeuxsurlesactrouvésurlepasdelaporteetlepoussaduboutdupiedderrièrele

comptoir.«Euh,peut-êtreunpeuplustard…Ilfautd’abordquejefassedutri.»Avantdemettrelesvêtementssurlesportants,ellevoulaitregarderdanslesacsiellenetrouvaitpas

unindicesusceptibledeluiindiquerleurprovenance.Un flot continu de clients défila tout au long de lamatinée, ce qui lui évita de penser à la course

hippique,mais,àtroisheures,elleallumalapetitetélévisionnoiretblancinstalléedanslebureau.Leschevauxprenaientplace sur la lignededépart.Tinacherchaceluiqui s’apprêtait à sceller sondestin.Avecsagrossemuserolleenpeluche,ilétaitfacileàrepérer,etlejockeyportaitunecasaqueimpriméed’unlosange–decouleurjaune,précisalecommentateur.Leschevauxs’alignèrentderrièrelacordeenpiaffant,impatientsdes’élancer.Pourfinir,àtroisheuresquinze,ledrapeauselevaetlecommentateurhurla:«Etlesvoilàpartis!»Tinaeutdumalàlesregarderapprocherdupremierobstacle.Jusque-là,lenomdeRedRumn’avait

mêmepasétémentionné.Unchevaltomba,elleessayadevoirsic’étaitlui…Non,ilavaitfranchilahaiesansproblème.Unautrechutaaudeuxièmeobstacle,maisRedRumétaittoujoursdanslacourse,quoiquetrès loinderrière.Elle imaginaRickchezeuxen traindehurlerdevant la télévision, l’encourageantetchevauchantlefauteuilcommesic’étaitluilejockey,unecanettedebièredansunemain,unecigarettedansl’autre.Iln’avaitmêmepasdûs’habiller.AumomentoùleschevauxabordèrentpourlapremièrefoisleBecher’sBrook,ellemitsamaindevantsesyeux.Elleavaitbeaunepasconnaîtregrand-choseauxcourseshippiques,ellesavaitquecetobstacleétaitréputédifficileetfaisaitdenombreusesvictimeschaqueannée.C’étaitàprésentJulianWilsonquicommentait.«AuniveauduBecher’s,GreySombreroestentête,Crispdeuxième,BlackSecrettroisième,Endless

Folly quatrième… Sunny Lad est en cinquième position, Automn Rouge sixième, Beggar’s Way

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septième…et,ohmonDieu,ilvientdechuter!Beggar’sWayesttombéauBecher’s!»Tina relâchaungros soupir.Elle se rendit comptequ’elle avait retenu son souffle et que la tête lui

tournaitlégèrement.RedRumn’avaitmêmepaseudroitàunemention…Elles’autorisaàsedétendreunpeu.Mêmedansunecourseensolo,Rickn’auraitpasétécapabledemisersurlegagnant.Laportede laboutique s’ouvrit.Tinaalla servir lenouvelarrivanten jurantentre sesdents.Àson

granddésarroi, elle aperçutMrsBoothman.Lavieilledameadoraitvenirpasserdu tempsàbavarderavecelle,et,n’importequelautrejour,elleauraitétéraviedeluifaireceplaisir.Depuislamortdesonmari,MrsBoothmanvivaituneexistencesolitaire,etsesdeuxfilsnesedonnaientpassouventlapeinedeluirendrevisite.BoireunetassedethéetfaireunbrindecausetteavecTinareprésentaitlemomentfortdesasemaine.«Bonjour,MrsBoothman!Jesuisoccupéederrière,maisceneserapaslong…Prenezvotretemps

pourregarder.»Lavieilledameparutperplexe–etTinasavaittrèsbienpourquoi.MrsBoothmann’avaitpasbesoin

deregarder,vuqu’ellen’avaitjamaisachetélamoindrechoseàlaboutique.«Pasdeproblème,majolie…Jevaismepercherlà-dessusenvousattendant.»Elletirauntabouretetposasonsacsurlecomptoir.«C’estlatéléquej’entendslà-basderrière?—Euh,oui,réponditTinaensesentantcoupable.JeregardaisleprixGrandNational.—J’ignoraisquevousvousintéressiezauxcourseshippiques,s’étonnaMrsBoothman.—Jenem’yintéressepas,mais…—Vousavezparié?—Non!Oh,monDieu,non…»,bafouillaTina.Ellenecomprenaitpascommentelleseretrouvaiten

traindedevoirs’excuserauprèsdeMrsBoothman.«Moi,jen’aijamaisjouédemavie!repritlavieilledame.MonJackdisaittoujoursquec’étaitpour

lesimbéciles.Pourquoiallergaspillerdel’argentqu’onadurementgagné?—Jen’aipasparié,MrsB.,expliquapatiemmentTina.Çam’intéresse,c’esttout.»Elle resta entre la boutique et le bureau pour écouter la télévision. Peter O’Sullevan avait pris le

relais.«C’estCrispquimènedevantRedRum,maisRedRumgagneencoreduterrain…»Ilétaitdeuxième!Commentétait-cepossible?Tinaeutl’impressiondenepluspouvoirrespirer.«Vousvoussentezbien,machère?Vousêtestoutepâlotte,d’unseulcoup.—Oui,oui…çava.— Vous ne devinerez jamais ce qui est arrivé ! chuchota Mrs Boothman en prenant un air de

conspiratrice.Celledunuméro9–voussavezbien,cettepetitecatin…c’estquoidéjàsonnom?—Trudy,réponditTinad’unevoixdistraite,l’oreilletendueverslatélévision.—Ahoui,c’estça…Ehbien,figurez-vousqu’elles’estfaitprendreentraindevolerchezWoolies!»

EllecroisalesbrassoussonamplepoitrineenfaisantunemoueoutréeetattenditlaréactiondeTina.«Oh,vraiment?—C’est toutcequevous trouvezàdire?»s’exclamaMrsBoothman.Elleparaissaitdéçuequece

potinréjouissantsoitaccueilliaussifraîchement.TinaneprêtapasattentionàsonairindignéetseconcentrasurcequedisaitPeterO’Sullevan.«Crispesttoujoursdevantetn’aplusquedeuxobstaclesàfranchirdansleGrandNational1973…Il

portesoixante-troiskilossursondos,etilyenasoixante-dix-neufsurceluideRedRumquiletalonnede près, on dirait qu’ils ne sont plus que tous les deux en course…À l’avant-dernier obstacle,CrispmènedevantRedRum,quilesauteloinderrière…»Tinas’agrippaaumontantdelaporteetrespiraprofondément.«Vousêtessûrequeçava,Tina?»

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LavoixdePeterO’Sullevancontinuaàbraillerenarrière-fond.«VoilàmaintenantledernierobstacleduNational,etCrispmènetoujoursavecgrandstyle!Illesaute

avecaisance…RedRumlefranchitquinzelongueursderrière…Crisparriveauniveauducoude,ilneluiresteplusquedeuxcentcinquantemètresàparcourir!»Tinaétaitsûred’avoirprislabonnedécisionennepariantpas.RedRumsemblaitêtreàlatraîneet

avaitdésormaistropdeterrainàrattraper.Elleserassérénaquelquepeu.«Oui,çava.Onboitunetassedethé?»C’étaitunebonneexcusepourretournerdans lebureauetvoir la télévision.Ellemit labouilloireà

chauffer,pritdeux tassesetdeuxsoucoupes,puis se figeadevant l’écran.Toutàcoup, le tondePeterO’Sullevanvenaitdechanger.«Crispcommenceàperdresaconcentration.Ilamenétoutseulpendantunbonboutdetemps,etvoilà

queRedRumleremonte…Ilsn’ontplusqu’unepetitedistanceàparcourir,plusquedeuxcentsmètrespourCrisp…maisRedRumlerattrape!»Lestassesetlessoucoupess’entrechoquèrenttandisqueTinafixaitlatélévisiond’unœilépouvanté.«Non…non!murmura-t-elle,lavoixrauque.MonDieu,jevousensupplie,non!»«Crispesttrèsfatigué…RedRumledépasse,etc’estluiquitermineenmeilleureforme.RedRumva

gagner le prix…Sur la ligne d’arrivée, il arrache la victoire àCrisp… et…oui, c’estRedRumquiremportelacourse!»Tinatombaàgenoux.Alorsqu’ellesentaitlesangseretirerdesonvisageetsesentraillesseliquéfier,

ellelâchalestassesquisebrisèrentenmillemorceaux.Tenantsatêtequilamartelaitentresesmains,ellesemitàtremblercommeunanimalprisdansunpiège.DeslarmesbrûlantesroulèrentsursesjouestandisqueMrsBoothmanentraitdanslebureausansyavoirétéinvitée.«Mais…qu’est-cequisepasse?Vousavezparié,c’estça?Qu’est-cequejevousdisais?Dujeu,il

nesortjamaisriendebon.MonJackdisaittoujours…—S’ilvousplaît,MrsBoothman,j’aibesoinderesterseule.»Ellelapoussahorsdubureau,puisverslaportedelaboutiqueetenfindanslarue.Lavieilledamene

trouvapasquoidirequandellelavitclaquerlaporte,tirerleverrouetretournerlapancarteindiquantFermé.Tinapressasonfrontcontrelavitre.Lafraîcheurluifitdubien.Elleavaitl’impressionqu’elleallaitvomiretsentitlabileluimonterdanslabouche.Ellelaravalaetsefrottalevisage.Terrasséededésespoir,elle retournadans lebureauetéteignit toutes les lumières. Il fallaitqu’elle réfléchisseàcequ’elleallaitfaire.Rickdevaitattendrequ’ellerentreavecDieusaitquellesomme.Ellenesavaitmêmepasquelétaitlemontantminimum,n’avaitpasimaginéunesecondequ’elleauraitbesoindelesavoir,etmaintenant…Jamaisilneleluipardonnerait.

Tina aurait été incapable de dire depuis combien de temps elle était assise dans le noir lorsqu’onfrappaàlaporte.Elleécarquillalesyeuxdefrayeuràl’idéequeçapuisseêtresonmari.«C’estfermé!cria-t-elled’unevoixlasse.—Tina?C’estGraham…Laisse-moientrer.»C’estbienladernièrechosedontj’aibesoin,songea-t-elle.Àcoupsûr,lacompassiondeGrahamet

sagentillesseallaientlafairecraquer.Elleserelevapéniblementetdéverrouillalaporte.«Désolédenepasavoirpupasserplustôt.Çaaétédelavraiefolie,aujourd’hui!—Pasdeproblème,Graham.»Ilobservasonvisagestriédelarmes.«Alors,tuasregardélacourse?—Ilvametuer…Ilvametuerpourdebon.»

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Grahamsortitdesapocheuneliassedebillets.«C’estquoi?demandaTina.—Quatrecentcinquantelivres.Tiens!»Illuimitl’argentdanslamain.«Jenecomprendspas…—Chut!J’aipariépourtoi.—Toi?Maisc’esttoilebookmaker,tunepeuxpasparieravectoi-même…—Jesais.J’aienvoyéNigelchezLadbrokes.»Ellesentitsonmentontrembloter.«Tu…tuasfaitçapourmoi?—C’estjustequececheval,jelesentaisbien.Jen’aipasvoulucourirderisque…Detellessommes

ontétéplacéessurluiqu’ilestpartifavorià9contre1.—Maisils’enestfalludepeu,Graham…Ilafailliperdre.»Ilhaussalesépaules.«Écoute,tuastesquatrecentcinquantelivresàdonneràtonseigneuretmaître,

ettuastoujourstescinquantelivres.Parconséquent,toutlemondeestcontent!—S’ilavaitperdu,tum’auraisavouéquetuavaisjoué?»Ilfitsignequenon.«Maisiln’apasperdu.Onnevapass’appesantirsurcequiauraitpuavoirété.—Jenesaisvraimentpasquoidire…Enfait,jecroisbienquetuviensdemesauverlavie.—Allons,allons,nesoispasaussimélodramatique!»TinapritlevisagedeGrahamentresesmainsenl’attirantverselleetluiplantaunbrefbaisersurles

lèvres.«Merci»,secontenta-t-ellededire.Il rougit.« Iln’yapasdequoi.»Puis, surun tonplusgrave, il ajouta :«Pour toi,Tina, je ferais

n’importequoi,nel’oubliepas.—Jen’oublieraipasça,dit-elleenrangeantl’argentdanssonsac.Bon,jeferaismieuxd’yaller, il

doitêtreentraindem’attendre…Pourunefois,aumoins,ilvaêtredebonnehumeur.»

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3

Sa tête lamartelait, elle avait labouche sècheet, aumomentoùellemit la clédans la serrure, sesmainstremblaientsifortqu’elleeutdumalàlatourner.Dèsqu’elleavançadansl’entréeobscure,elleentenditlebruitdelatélévision.DickieDaviesétaitentraindeconclurel’émissionWorldofSport.Rickdevaitêtreaffalésurlecanapé,probablementassoupietcertainementsaoul.Ellejetauncoupd’œildanslesalon,maisellenevitpersonne.«Rick,jesuisrentrée…—Là-haut!»cria-t-il.Ellesortitlesbilletsdesonsactoutenmontantl’escalier.«Danslasalledebains»,précisa-t-il.Tinapoussalaporteetsefigeasurplace.Ilavaitfaitcoulerunbainavecdelamousse–deslitreset

deslitresd’eauchaude.Ilavaitmêmeallumédeuxbougies.Desgouttesdecondensationruisselaientsurlesfenêtres,etelleeutdemalàvoiràcausedelavapeur.Penchéau-dessusdelabaignoire,ilagitalamoussedelamain.«J’aiallumélechauffe-eau,expliqua-

t-il.—Lechauffe-eau?Maisçacoûte…»Illuiposaundoigtsurleslèvrespourlafairetaire.«Tun’aspasquelquechosepourmoi?»Elleluitenditl’argent.«J’aigardélescinquantelivres,siçanetedérangepas»,dit-elle,avecplusd’assurancequ’ellen’en

ressentaitenréalité.Rickn’yprêtapasattentionetpassalesbilletssoussonnez.Ilreniflal’odeurdel’encreavantdeles

rangerdanssapochearrière.«Àpartirdemaintenant,toutvachanger,Tina,jetelepromets.Regarde-moi.»Elledevaitadmettrequ’ilavaitfaituneffort.Ilétaithabillé–cequi,unsamedienfind’après-midi,

n’allaitpasdutoutdesoi–,rasédeprèsets’étaitaspergéd’OldSpice.Ellen’enétaitpascertaine,maisilavaitdûégalementse laver lescheveux.Etbienquesonhaleinesenteencore l’alcool, ilavait l’aircomplètementsobre.«Cematin,jen’étaispasenétatdefonctionner.Jelesais.Tuveuxbienmepardonner,Tina?Jesuis

sincèrementdésolé.»Ill’attiracontreluietenfouitsonvisagedansseslongscheveuxbruns.Tinaseraidit.Ilsavaientdéjà

vécuçatantdefois…Ilsecomportaitcommeunparfaitsalaud,elleétaitcontrariée,ilsesentaitrongéparlesremordsetlasuppliaitdeluipardonner.Ellelerepoussadoucement.«Tuasbesoind’aide,Rick.Jeparledel’alcool.—Jevaisbien,Tina.Jepeuxm’arrêterdeboirequandjeveux.Regarde…J’aiarrêté,là,çayest.»Ellepoussaunsoupirenmontrantlebain.

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«C’estpourmoi?—Évidemment!Viens,laisse-moit’aider.»Ilfitglissersavestesursesépaulesetlalaissatombersurlesol.Puisildéboutonnasonchemisier,

qu’illaissatomberégalement,toutenl’embrassantdanslecou.Ellefermalesyeuxlorsqu’illapoussadoucementcontrelemurencherchantsabouche.Illuidonnaunbaiservorace.«L’eauvarefroidir»,dit-elleensedégageant.Ricks’efforçademasquersadéception.«D’accord,machérie,excuse-moi.Tuvasprendreunlongbainchaud,etensuite, jeteprépareraià

dîner.»Elleluijetaunregardsceptique.«Qu’est-cequ’ilya?Jepeuxlefaire,tusais.Jetepromets,Tina, j’ai changé…Gagner cet argent a été le nouveau départ dont on avait besoin. » Il avait l’air siconvaincantque, si ellen’avaitpasdéjà entenducegenredepromesses, elle aurait puy croire.MaisRick était champion dans l’art demanipuler les femmes, un talent qu’il avait développé dès son plusjeuneâge,etellesavaittrèsbienparlafautedequi.

RichardCraigétaitunbébédelaguerre,lefilsuniquedeGeorgeetMollyCraig.Pendantquesonpèresebattaitauloinpoursonpays,samèrel’avaitemmenévivreàlacampagnechezsasœurpourlemettreà l’abri. Adulé par samère et par sa tante qui n’avait pas eu d’enfant, le petit Ricky avait vécu uneenfanceidyllique.Lesdeuxfemmesexauçaientlemoindredesescaprices,sibienque,àl’âgedetroisans, le petit garçon avait été stupéfait le jour où il s’était vu refuser un train en bois repéré dans unmagasindejouets.«C’estbeaucoupd’argent,monchéri,leraisonnasamère.—Jeleveux!exigeaRicky.—Peut-êtrequetul’auraspourtonanniversaire…—Jeleveux,là,toutdesuite!»Rickycroisalesbrasetsemitàbouder.Sa tante s’interposa. « Ton anniversaire est seulement dans quelques mois. Tu n’auras pas très

longtempsàattendre.»Lepetitgarçonneréponditpas,maisjetaunregardnoirauxdeuxfemmes.Puisilinspiraungrandcoup

etbloquasarespiration.«Qu’est-cequetufais?s’affolasamère.—Vite,faisquelquechose!»hurlalatante.Cettedernièreattrapaletrainenboisetlebranditdevantl’employésidéré.«Onleprend.»QuandRickyrevintàluiquelquesinstantsplustard,lapremièrechosequ’ilaperçutfutlepetittrainen

bois.Ilsouritintérieurement.Dèscetinstant,ilcompritquesamèreetsatanteseraientcommedelapâteàmodelerentresesmains.Lorsqu’il eut cinq ans, la guerre prit fin, et son père rentra à lamaison. Rick commença à aller à

l’école où, comme on aurait pu le prévoir, il ne se plut pas du tout. Il avait un problème avec ladiscipline,desortequ’ilseretrouvaexcludeplusieursétablissements.Quandilarrêtasesétudesàl’âgede quinze ans, il s’inscrivit à une formation de receveur de bus, dans l’idée de passer l’examen deconducteurpar la suite.Grâceà soncharmedebrun ténébreux, iln’était jamaisenmanqued’attentionféminine,etilavaitunrapportsympathiqueavectouslespassagers,surtoutlesdames.Sesseulsautrescentresd’intérêtétaientleschevauxetleschiens.Touslessamedismatin,ilaccompagnaitsonpèrechezle bookmaker, après quoi ils allaient boire quelques pintes au pub. Il passait tous ses jeudis soir auxcoursesdelévriersàBelleVue.CetteexistenceroutinièreavaitprisfinlejouroùTinaétaitmontéedanssonbus.Sesyeuxavaientcroisélessiens,etilss’étaientregardésunesecondedeplusquenécessaire.Rickluiavaitrépétémaintesfoisque,dèscetinstant,ilavaitsuqu’elleseraitàluietqu’ilnelaquitterait

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jamais.

Aprèsavoirparessélonguementdanssonbain,Tinasesentitunpetitpeumieux.Lajournéeavaitétééprouvante,aussibienphysiquementquepsychologiquement.Sespaupièressefermaientdefatigueetsoncorpsluiparaissaitaussilourdqueduplomb.Elleentenditlafriteusebouillonnerfurieusementdanslacuisine.Ceneseraitpasunrepasdegourmet,maisaumoinsRickfaisait-iluneffort.Quandelleentradanslacuisine,ilétaitentraindefairecuiredesœufssurleplat.«Assieds-toi,machérie,dit-ilenluiavançantunechaise.Ceneseraplustrèslong…J’aiouvertune

boîtedepêchesausiroppourledessert.Onpourralesmangeravecdulaitconcentré.—Super,merci.—Comments’estpasséetajournéeàlaboutique?Tuaseuletempsderegarderlacourse?—Euh,oui…J’enaivuunbout.—C’étaitsensationnel,non?J’aicruqu’ilallaitperdre,mais ilestremontédejustesseà lafin.Je

pariequeGrahamétaitfurieux…J’adorequelebookiesoitfurieux!—Ilaempochépasmaldetonargentaufildesannées.—Tina,necommencepas…—Jenecommenceriendutout.—Écoute, aujourd’hui, on a touché le gros lot.Quatre cent cinquante livres !Dans le bus, je n’en

gagnaisquetroismilleparan.Ondevraitfêterça!Surveillelapoêle,jevaisfaireunsautchezMannyacheterunebouteilledechampagne.—Duchampagne?Pourquituteprends,Rick?JedoutequeMannyenaitenstock…Iln’yapasune

grossedemandedanslequartier.»Ilsebalançasurses talonsetsepassalamaindanslescheveux.«Ehbien,cetautre truc,alors,du

Pomagne,duBabychamoujenesaispluscommentilsappellentça.—Cen’estpaslapeine.Jeneboispasvraiment,ettoi,tuasarrêtédeboire,tuterappelles?»Ilhésitauneseconde.«Quandjedisquej’aiarrêté,çaneveutpasdirecomplètement.Jepeuxbienboireunverrepourles

occasionsspéciales,etjen’envoispasdemeilleurequecelle-ci!—Tuesunalcoolique,Rick.Tunepeuxpasboireunverredetempsentemps.—T’esquoi?Unespécialiste?—Àvraidire,oui,vivreavectoiafaitdemoiunespécialistedeseffetsdel’alcoolisme.—Arrêteaveccemot!Tuesquipourmediagnostiquercommeunalc…commeundemecs-là?»Il

enfilasaveste.«Jereviensdanscinqminutes.»Tinasecoualatête.Ricknechangeraitjamais.Ilnepouvaitmêmepasprononcerlemot,encoremoins

sefaireaiderparunprofessionnel.Siellelelaissaitfaire,ill’entraîneraitaveclui.

Sesdébutsdans lavie s’étaientpourtant annoncés remplisdepromesses, cequi rendait sa situationd’autantplusdéchirante.Filleuniqueetexcellenteélèveàl’école,elleavaitpassésonexamend’entréeen sixième et avait été admise dans un lycée public. Ses résultats étant parmi les meilleurs del’établissement, aussi bien elle que sa prof principale pensaient qu’elle irait à l’université.Tina avaitespéréfairedesétudesdelettresavantdeselancerdansunecarrièredejournaliste.Maisledestinenavaitdécidéautrement.Sonpère,JackMaynard,étaitdécédébrutalementàl’âgedequarante-cinqans,et,en dépit des protestations à la fois de l’école et de sa mère, Tina n’avait pas hésité. Elle avaitimmédiatement abandonné ses études et trouvé du travail dans une petite agence d’assurances pourparticiperauxbesoinsdesafamille.Lestâchesqu’onluiconfiaitétaientdérisoires,etlesalaireassorti,

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mais elle suivait des cours du soir pour apprendre la dactylo et la sténo. Son obstination et sadétermination se révélèrent payantes, si bien qu’elle monta en grade, devenant vite la meilleuresténographe de l’agence. Cependant, le travail était ennuyeux, et les heures affreusement longues. Lemomentdelajournéequ’ellepréféraitétaitceluioùellerentraitchezelleenbus.Lechauffeurdu192était terriblement séduisant et la saluait toujours en lui faisant un sourire et un clin d’œil.Un jour, iltrouvalecouragedel’inviteràboireunverre,et,àpartirdecejour-là,ilsdevinrentinséparables.Tinaavaitdû renoncer à ses rêvesde journalisme,maisRichardCraigcompenseraitplusque largement cesacrifice.

Ilspassèrentausalon,oùRickavaitbranchéunedesbarresdelacheminéeélectrique.Dépourvuedechauffagecentral, lamaisonétaitenpermanenceglaciale.Ilenétaitàsontroisièmeverredemédiocrevinpétillantetcommençaitàavoirdelapeineàarticuler.C’était làleproblème:Ricknedessaoulaitjamaiscomplètement,desortequ’ilneluienfallaitpasbeaucouppourêtredenouveauincohérent.Tinaétaitencoreentraindesirotersonpremierverre.D’ailleurs,ellen’aimaitpaslegoûtduvinmousseux,qui,enplus,luidonnaitmalàlatête.RickétaitaffalésurlecanapéentrainderegarderTheGenerationGame.«Tuasdéjàvudesprixaussinuls?Bonsang,c’estquoi,unserviceàfondue?—Unpetitcaquelondanslequelonfaitchaufferdufromagepourytremperdesmorceauxdepain.—Çadoitêtredégueulasse…—C’estcenséêtrelemustduraffinement.»Iltapotalecanapé.«Éteinslatéléetvienst’asseoirprèsdemoi,machérie.»Tinaposasonverreetlerejoignitentraînantlespieds.«Ilresteencoredesbulles?demandaRick.—Oui,unpeu,maistunecroispasquetuenaseu…—Assez ?Non.Çava. Je t’enprie,Tina, arrêtedem’asticoter commeça.Tugâches tout…Viens

ici.»Illapritdanssesbrasetvoulutl’embrasser.Instinctivement,elleserraleslèvresetseraidit.«Qu’est-cequ’ilya?demandaRick.—Rien.»Ellelerepoussadoucement.«Jevaistechercherceverre.»Illuiagrippalespoignetsd’unemainferme.«Çaattendra.»Il la renversasur lecanapéet s’allongeasurelle.Ensentant sa langue forcerses lèvres,elle faillit

vomir.Ellelesuppliad’arrêter,maisellen’étaitpasdetailleàlutter,sibienqu’elleneputl’empêcherdeluibaissersonpantalonetdeluiécarterlescuisses.«Rick,attends,dit-ellepourgagnerdutemps.Montonsdanslachambre…Ceseraplusagréable.»Illagifladetoutessesforces.« Tu crois que je suis né de la dernière pluie ? Tu n’es qu’une pauvre fille frigide… Tais-toi et

profite!»Tinatournalatêteetfermalesyeux.Cen’étaitpaslapremièrefoisqu’illaprenaitdeforce,maiselle

sejuraqueceseraitladernière.Ilfallaitqu’elleparte.Savieendépendait.

Ledimancheétantpourellelepirejourdelasemaine,ellecherchaittoujoursuneexcusepoursortirdelamaison.Rickavaitfinilanuitsurlecanapé,tropivrepourmonterl’escaliermêmeàquatrepattes,cedontelles’étaitréjouie.Assisedanslacuisine,elleseréchauffaitlesmainsautourd’unetassedethétoutencontemplant ledésordre.Lapièceempestait la friture, lapoêleavait congelédans lacuvetted’eau

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glacéeoùill’avaitlaissée…Ilapparutsurlepasdelaporte,lescheveuxdressésdanstouslessens,lespaupièresensommeillées.Iln’avaitpasenlevéseshabitsdelaveille.«Oùsontmesclopes?»Savoixétaitéraillée,etilrenifladefaçonrépugnantetoutensetapantsurle

torse.Tinafitunegrimace.«Bonjour.Jevaisbien,merci,ettoi?—Qu’est-cequ’ilya?Oh…C’estàcaused’hiersoir?»Elleluilançalepaquetdecigarettesau-dessusdelatable.«Tiens.»Ils’assitfaceàelle.«C’estpossibled’avoirduthé?—Labouilloireestlà.»Ricktiraunelongueboufféesursacigarette.«Tuasraison.Jesuisunparfaitsalaud,tuméritesmieux

queça.Etmaintenant,s’ilteplaît,sers-moiunetassedethé.—Çaafiniparfairetilt.—Toutdemême,cen’estpasentièrementmafaute!s’exclama-t-il,aussitôtsurladéfensive.Tuyes

toiaussipourquelquechose…»Tinareposasatasseetsecoualatête.«Enquoiest-cemafaute?Jet’aiditdenepasacheterd’alcoolhiersoiraprèstapromessedeneplus

jamaisboire.Maisnon, tuétaismieuxplacéquemoipouren juger !Tum’asexpliquéqu’unverreoudeuxneteferaientpasdemal,quec’étaituneoccasionspéciale,etpatatietpatata…»Rickluisoufflaunnuagedefuméegrisedanslafigure.«Jemerappelleaussiquetum’asdithierdenepaspariersurcecheval.Alors?Quiétaitlemieux

placépourjuger,là?—Cetargentétaitàmoi,réponditposémentTina.—Cequiestàtoiestàmoi.Onestdespartenaires.—D’accord.Danscecas,donne-moilamoitiédecequeçat’arapporté.»Ilrenifla.«C’estàmoi.Etpuis,tudésapprouveslejeu,l’aurais-tuoublié?»Discuteravecluiétaitimpossible;dureste,ellen’enavaitplusl’énergie.Quandellerepritlaparole,

cefutd’unevoixplusbravequ’ellenesesentait.«Jetequitte.»Rickeutsoudainl’aird’avoirreçuuncoupsurlatête.Illuipritlamain.«Bonsang,Tina…Jesaisqu’hiersoir j’aiétéunpeu…disons,enthousiaste,maiscen’estpasune

raisonpourêtreméchante…Jet’aime,ettulesais.»Elleperçutsondésespoir.Cettescène,ellel’avaitdéjàvécuedetropnombreusesfois.Ilallaitmaintenantfaireetdiren’importequoipourl’amadouer.Elleconnaissaitmalheureusementcescénarioparcœur.«Tunecomprendsdoncpas?J’aipeurdetoi,Rick.Peurdecequetuvasmefairelaprochainefois.

J’enaimarrededébarquerauboulotetd’êtreobligéedementirparcequej’aidesbleus,marrededevoirmarchersurdesœufsàlamaison,marredevivredanscetteporcherieglacialeetdedevoirtravaillerdesheurespourpayerlesfactures…—Mais…—Jen’aipasterminé.As-tuseulementidéedecequec’estdevivredanslapeur?Etpourquoiest-ce

quejeledevrais?C’estmoiquinousfaisvivre.Tunecontribuespasànosdépensesd’unseulcentime.Tunefaisqueponctionnernotrebudgetetponctionnermessentiments!—Charmant!Jet’aipréparéàmanger,hiersoir…—Desœufs et des frites ? semoquaTina.Si c’est ça que tu appelles accomplir ta part, tu te fais

encoreplusd’illusionsquejenepensais!»Rick,lespoingscrispés,respiraitbruyamment,néanmoinsellecontinua.Ellenes’étaitencorejamais

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opposéeàluidecettemanièreetsesentitsoudaincapabledelefaire.«Tuasbesoind’uneaidequejenepeuxpast’apporter.»Sansprévenir,ilselevaetl’empoignaparlescheveuxau-dessusdelatable.«Ilyaquelqu’und’autre,c’estça?C’estqui?Jevaisletueretjetetueraiensuite!»Tinaleregardadroitdanslesyeux.«Iln’yapersonned’autre,Rick.Tunepeuxpasaccepterque,sijetequitte,c’estuniquementàcause

detoi?Cen’estdelafautedepersonnesinondelatienne.»Illuilâchalescheveux.«Pourquoitumepoussesàmecomportercommeçaavectoi?dit-iltoutbas.Jet’ensupplie,net’en

vapas…J’aibesoindetoi.»Elleattrapasonmanteauetpritsapetitevalise.«Tuasdéjàpréparétesaffaires?Espècedesalope…Depuisquandtuavaisprévudepartir?—Oh,jenesaisplus…Depuislejouroùtum’asfrappéeavecunetelleviolencequej’aidûmefaire

recoudreunœil.—Cen’étaitpasdemafaute,mabagues’est…—Depuislejouroùtum’asflanquéuncoupdepoingenm’éclatantlalèvre,depuislejouroùtuas

écrasé tacigarette surmonbras,depuis le jouroù tum’asviolée,depuis le jouroù tum’asvolémonargentpourparierauxcourses.Depuislejourdenotrefoutumariage…Jecontinue?»Elles’avançadansl’entrée.Aumomentoùelleouvritlaporte,ellegardalatêtehauteets’enallasans

regarderenarrière.«Tina,reviens…Jesuisdésolé.»Sesgenouxcédèrent,etils’effondraparterre.Unefoisdanslarue,Tinadutprendresurellepournepasprendresesjambesàsoncou.Elleavait

l’impression qu’elle aurait pu courir sans plus jamais s’arrêter. D’ailleurs, elle allait devoir le fairelorsqu’ils’apercevraitqu’elleavaitfaitunedescentedanssapochependantqu’ildormaitetavaitpristoutl’argentqu’ilavaitgagné.

Un peu plus tard ce jour-là, Tina frappa à la porte d’une petite maison élégante et attendit avecnervosité.Unejoliefemmeblonde,trèsmaquilléeetcouvertedebijoux,vintouvrir.«Jepeuxvousrenseigner?—VousdevezêtreSheila…JesuisTina.»Elleluitenditsamain,queSheilaignora.«Euh…est-cequeGrahamestlà?—Ilvousconnaît?—Oui,jesuisuneamie.Jetravaillelesamedidanslaboutiquevoisinedelasienne.—Quiest-ce,Sheila?»s’écriaGrahamdufonddelamaison.Sheilaouvritunpeuplusgrandlaporteetluifitsigned’entrer.«Elleditêtreunedetesamies.—Tina!s’exclamaGrahamenarrivantdansl’entrée.Ils’estpasséquelquechose?»VoirsonexpressioninquièteémutTina.Savoixtrembla.«Jel’aiquitté.—Oh,monDieu!Vienslà…»Illaserratrèsfortdanssesbras.Safemmeleregardad’unairperplexe.Ilsetournaverselle.«Sheila,metslabouilloireàchauffer,tuveux?»Tinaseressaisit.«Çaira,Sheila,jenerestepas…JevoulaisseulementprévenirGraham.Ilaétéun

bonamipourmoi,ets’iln’avaitpasfaitcequ’ilafaithier,jen’auraispaspupartir.—Tuasprissonargent?»s’enquitGrahamd’unairstupéfait.Tina esquissa un sourire. « Jusqu’au dernier centime ! J’ai trouvé une chambre à louer. Je l’avais

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repérée ilyadéjàquelques semaines,mais jen’avaispasdequoi lapayer.Etpuisqu’elleest encoredisponible,jem’ysuisinstallée.Lemobilieresttrèsvétusteetlesmurssontsimincesquej’entendsletyped’àcôtéchangerd’avis,mais,aumoins,c’estchezmoi.—Ilvavenirtechercher,tulesais,observaGrahamd’unairsombre.— Je n’en doute pas une seconde… Il sait où je travaille, et il pourrait très bien se pointer à la

boutique,mais jem’enfiche! Iln’oserapas lever lamainsurmoienpublic. Ilestbeaucouptropfutépourça.—Maisilpourraittesuivre…—S’ilteplaît,Graham…Tucroisquejenelesaispas?D’aprèstoi,pourquoiçam’apristoutce

tempsavantdemedécider?—Pardon.Tuasbesoind’aidepourdéménagertesaffaires?—Jesuispartieavecseulementunepetitevalise.Iln’yadoncpasgrand-choseàdéménager.Bon,il

vautmieuxquejefile.J’aiencorepasmaldechosesàfaire.—Commetuvoudras.Jepasseraitevoirsamediàlaboutique.Prendsbiensoindetoi.»

Enfindesoirée,Tinas’installadevantunetassedechocolatchaudetsedétenditunpeu.Épuisée,elleappuya sa tête sur le dossier du canapé en fermant les yeux. Penser aux quatre années qu’elle avaitpasséesencouplelalaissaitdansunétrangesentimentdevide.Elleignoraitcequel’avenirluiréservait,cequilaremplissaitàlafoisdepeuretdejoie.Ellecherchaunmouchoirdanssonsacet,n’entrouvantpas, le vida sur le sol. Au-dessus était posée la lettre qu’elle avait trouvée dans la poche du vieuxcostume. Prise d’une curiosité irrépressible, elle décacheta l’enveloppe en prenant soin de ne pasl’abîmer.L’écritureévoquaitcelled’unenfantappliqué,commesilapersonnequil’avaitécriten’avaitpasl’habitudedeseservird’unstyloplume.Tinarepliasesjambessouselleetcommençaàlire.

180,GillbentRoadManchester

4septembre1939

MachèreChristina,

Tumeconnais, jenesuispas trèsdouépourcegenredechoses,maisavoir lecœurbrisémedonneducourage.La façondont jemesuiscomportéhierest impardonnable,mais, je t’ensupplie,sachequec’étaitàcauseduchoc,etnonlerefletdessentimentsquej’aipourtoi.Cesderniersmoisontétélesplusheureuxdemavie.Jenetel’aiencorejamaisdit,maisjet’aime,Chrissie,alors,situveuxbien,jevoudraisqu’onpassechaquejourquinousresteàvivreensemblepourteleprouver.Tonpèrem’aditque tunevoulaisplusmevoir,et jene te lereprochepas,mais ilnes’agitplusseulementdenousàprésent– il fautpenseraubébé.Jeveuxêtreunbonpèreetunbonmari.Oui,c’estmafaçonmaladroitedetedemandertamain.S’ilteplaît,Chrissie, dis-moi que tu seras ma femme et qu’on pourra élever notre enfant ensemble. La guerre aura beau nous séparerphysiquement,lelienquiunitnoscœursresteraàtoutjamaisindissoluble.

Ilfautquetumepardonnes,Chrissie.Jet’aime.Àtoipourtoujours,

Billyxxx

Tina réprima un frisson. Elle avait beau ne jamais utiliser son nom entier, elle avait été baptiséeChristina,sibienqu’ellesesentitunlienimmédiataveccetteChrissie.Quellehistoiretriste…Pourquoi

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Billyn’avait-ilpaspostélalettre?Qu’étaientdevenusChrissieetsonbébé?Peut-êtrepourrait-elleserenseignersureuxetfaireparvenirlalettreàsajustedestinataire.Ceseraitdetoutefaçonunedistractionbienvenuepouroubliersespropresproblèmes.

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4

Printemps1939

BillyStirlingavaittoujourssuqu’ilétaitbeaupourlabonneraisonquesamèreneselassaitjamaisdeleluirépéter.Àl’âgedevingtetunans,personnenes’étonnaqu’ilnesoitjamaisenmanquedepetitesamies.Sescheveuxnoirs,qu’ilportaitunpeutroplongs,étaientplaquésenarrièreavecdelabrillantine,sonvisagerasédeprèsrévélaitunteintmatpresquebasanéet,curieusement,comptetenudunombredecigarettesqu’ilfumait,sesdentsétaientd’unblancétincelantetparfaitementdroites.Dèsqu’ilriait,sonsourire illuminait tout son visage et ses joues se creusaient de fossettes qui lui donnaient un air decollégien insolent. La cicatrice qui lui barrait le sourcil gauche ne faisait qu’ajouter à son charmeexotique, et il s’attirait toujours des exclamations de compassion de la part de filles en adorationlorsqu’il racontait comment il se l’était faite. Lui-même n’avait aucun souvenir de l’incident,mais samèreleluiavaitracontéd’innombrablesfois.Alice Stirling aimait follement son fils et se montrait extrêmement protectrice avec lui. Son mari,

Henry, estimait qu’elle le gâtait trop, et étaitmême un peu jaloux de l’amour et de l’attention qu’elleprodiguait aupetitgarçon.Lorsque leurpremier fils,Edward, étaitmort enbasâgede la tuberculose,Alice avait été inconsolable et s’en était voulu. Rien de ce que pouvait dire ou faire son mari nel’empêchaitdepenserqu’elleétaitresponsable.S’ilavaitréussiàêtreplusconvaincant,peut-êtreaurait-ellefiniparlecroire.LaseulechosequesavaitHenry,c’étaitqu’ilétaitrevenudelaGrandeGuerreetquesonfilsétaitmort.Sansqu’iln’aitjamaiseul’occasiondeletenirdanssesbras.Edwardétaitmortàseulementcinqmois,sonpetitcorpstropfragilepoursupporterdecrachersans

cessedusang,lessuéesnocturnesetlespousséesdefièvrecaractéristiquesdelamaladie.Bienquelatuberculose soit associée à des mauvaises conditions d’hygiène, Alice s’était occupée de son fils dumieux qu’elle avait pu. Elle savait bien qu’ils étaient pauvres. Depuis le rationnement imposé enjanvier1918,lanourrituresefaisaitrare,cependant,ilenallaitdemêmepourlamajoritédesfamillespendantlaguerre,etleursbébésn’étaientpasmorts.L’appartementqu’ilslouaientétaituntaudisd’uneseule pièce, mais elle faisait tout pour le tenir propre. Les murs étaient tellement humides que lamoisissure s’infiltrait partout. Edward avait été malade depuis sa naissance, et l’odeur du lait qu’ilrégurgitaitimprégnaitl’atmosphèreenpermanence.Àl’heureducoucher,Alicel’emmitouflaitdansdescouverturesetleprenaitdanssonlit,oùelleleserraitcontreelletoutelanuit,seréveillantrégulièrementpours’assurerqu’ilrespiraitencore.Etendépitdetoussesefforts,Edwardétaitmort,desortequelaculpabilité l’avait rongée,démolissantpeuàpeusescertitudesquantà sacapacitéàêtremère.Àsonretourdes tranchées,Henry s’était renfermé sur lui-même, etAlice trouvadeplus enplusdifficile decommuniqueraveclui.Ilétaitrarequ’ilsseparlent,etcetteexistencemisérablesemblaitêtrelerefletdeleurvie conjugale.Mais elle avait beaudouterd’elle-mêmeen tantquemère,Alice rêvait d’avoirunautrebébé.Levidequ’elleressentaitaufondd’ellenepourraitêtrecombléqu’endonnantdenouveaula

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vie.Cependant,seschancesdetomberenceinteétaientnullesétantdonnéladistancequis’étaitinstalléeentreelleetsonmari.Un jour, peu de temps après le décès du petit Edward, Alice entendit deux femmes bavarder à

l’épicerie du coin de la rue. Ses oreilles se dressèrent, et elle s’approcha pour écouter ce qu’ellesdisaient.Unefoisqu’elleeneutassezentendu,ellerentrachezelle,lecœurbattantàtoutevitesse.Àsongrandsoulagement,Henryn’étaitpaslà.Ellesechangeaetmitsatenuedudimanche,qu’ellecomplétaavecunchapeauen fourrureetdesgants.Lechapeausentait lemoisi,maisça ferait l’affaire.Elle luidonnaunpetitcoupdebrosseetleplaçadélicatementsursonchignon,puiselleseregardadanslepetitmiroircarréau-dessusdel’évierdelacuisine,quiservaitaussidesalledebains,etajoutaunsoupçonderosesurseslèvres.Ellesavaitqu’elleauraitdûmettredeschaussuresplatespourfairelelongtrajetquil’attendait,toutefois,destalonsseraientplusélégants.Aprèsavoirjetéunderniercoupd’œildanslemiroir,sonvisageexprimantladéterminationmême,Alicefermalaporteets’enallad’unpasalerteetdécidé.La façade grise de l’orphelinat était mouchetée par des décennies de poussière, et des mauvaises

herbespoussaientàfoisondanslesgouttières.Lapeinturenoiredelaporteavaitdepuislongtempsperduson éclat et était écaillée. L’endroit tout entier dégageait une austérité qui n’avait rien d’accueillant.Néanmoins,Aliceravalasonappréhensionetgravitlesmarchesenpierrequimenaientauperron.Elleécarta une toile d’araignée qui s’était accrochée à son chapeau. L’énorme heurtoir en cuivre était sirouilléqu’elleeutdelapeineàlesouleverpourproduireunsonassezfort.Aprèscequiluiparutuneéternité,lalourdeportes’ouvritsurunefemmeentenued’infirmièrequilatoisa.«Oui?Jepeuxvousrenseigner?»Alices’aperçutqu’ellen’avaitpasréfléchiàcequ’elleallaitdire.«Bonjour…Euh…Je…MonnomestAliceStirling,bredouilla-t-elle.Jepeuxentrer?»L’infirmièrecroisalesbrassursapoitrineetladévisagea.«Vousavezunrendez-vous?—Non,jecrainsquenon…Çaposeunproblème?»L’infirmièresoupiraensecouantlatête,maiselleouvritplusgrandlaporteetluifitsigned’entrer.«Attendez ici…Jevais chercher l’infirmière-chef. »Alice la regarda s’éloignerdans levestibule.

Uneodeurdedésinfectantetdechoubouilliimprégnaitlamaison–unmélangequiluidonnalanausée.Elle avait la bouche sèche et desgouttes de sueurperlaient sur sanuque.Elle commençait à regretterd’avoirmiscechapeau.«Enquoipuis-jevousaider?»Elleseretourna.L’infirmière-chefavaitunvisageexpressifetbienveillantquinecorrespondaitpasà

savoix,desortequ’Alicerestadécontenancéeuninstant.«Jem’appelleAliceStirlingetjesuisvenuepourlebébé.—Quelbébé?Nousavonsdenombreuxbébés,ici.—Oui,biensûr,s’excusaAlice.Jesuisdésolée,jeneconnaispassonnom.—Pourriez-vousêtreplusprécise?»Auloin,unbébésemitàpleurer.Alicesentitsagorgeseserreretsesyeuxseremplirdelarmes.Elle

lesessuyadesamaingantée.«Vousvoussentezbien?demandal’infirmière-chefd’untonplusdoux.—Pasvraiment.J’aiperdumonbébé,vouscomprenez…—Etvouspensezqu’ilpourraitêtrecheznous?»Alicesetroublauneseconde.«Oh,non…biensûrquenon.Ilestmort.»Devant labrusqueriedecetteréponse, l’infirmière-chefarrondit lesyeux.PuisellepritAlicepar le

bras,l’emmenadanssonbureauetrefermalaporte.«Etsivousmeracontiezdequoiils’agit?»

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Aliceéprouvasoudainledésirdesedélesterd’unpoids.«Monbébé,monbeaupetitEdward,estmortquandilavaitseulementcinqmois.Delatuberculose,

m’a-t-ondit.Jen’airienpufaire,maisjesaisqueHenry…—Henry?—C’estmonmari.Jesaisqu’ilm’enveut.Ilprétendquenon,maisjen’aimêmepasétécapablede

garderEdwardenviejusqu’àcequ’ilreviennedelaguerre…Quelgenredemèrefaut-ilquejesois?Iln’ajamaispuvoirsonproprefils.Etmaintenant,c’esttoutjustesinousnousadressonslaparole.Ilboittropetnemetémoigneaucuneaffection.Ilpensequesonchagrinestpirequelemienparcequej’aiaumoinspassécinqprécieuxmoisavecEdward…»L’infirmièreluitenditunmouchoir.«Allons,allons,nevousfaitespasdereproche…Denombreuxbébésmeurentdelatuberculose.C’est

hélastrèsfréquent.Jesuiscertainequevousavezfaittoutvotrepossible.»Alicesemouchabruyamment.«Maisçan’apassuffi.»Ellenesavaitpaspendantcombiendetempsencoreelleallaitsupporterce

malheur.L’infirmièrejetauncoupd’œilàlapendulesurlemur.«C’est bientôt l’heure du dîner. Il faut que j’aille superviser le repas.Voulez-vous vous joindre à

nous?—Vousêtestrèsgentille…Oui,volontiers.—Etensuite,vousmeraconterezcequivousamène.Vousavezparléd’unbébé…»Alicelasuivitauréfectoire,oùlesenfantsavaientdéjàprisplacedevantdelonguestablesenbois.Le

dînerétaitd’uneextrêmesimplicité:desgrossestranchesdepainbeurréetunbouillon.Àlasecondemêmeoùellel’aperçut,Alicesutquec’était lui.Et l’entailleau-dessusdesonsourcil

gauchenefitqueleluiconfirmer.Ilétaitassisdansunechaisehautesurlaquelleiltapaitavecsacuiller.Dèsqu’Alices’approcha,ilarrêta,luidécochaunsourireédentéetluitenditlesbrascommes’ilvoulaitqu’elleleprenne.Ellelefitetrespirasonodeurdelait.Ilportaitaubrasunpetitbraceletenpapiersurlequelétaientinscritssonnometsadatedenaissance.WilliamEdwards.20mars1918.«Toutvabien,murmura-t-elleaucreuxdesonoreille.Mamanestlà.»Un peu plus tard, dans le bureau de l’infirmière-chef, elle apprit toute l’histoire du petit Billy , et

commentilavaitatterriàl’orphelinat.ToutcommeAlice,FrancesEdwards,avaitaccouchépendantlaguerre, mais, de façon tragique, son père, Albert, avait été tué sur le front, unmois avant la fin deshostilités.Le11novembre1918, jourde l’armistice,alorsque lesclochesdeséglisescarillonnaientàtravers tout le pays, Frances avait serré fort son bébé contre elle et avait sauté du haut d’un pont dechemindefer.Elleavaitététuéesurlecoup,mais,parmiracle,l’enfantavaitsurvécu,avecpourseuleblessureuneentailleausourcilgauche.Endépitdenombreuxappels lancés,aucunparentn’étaitvenuréclamerlebébé,quelesautoritésavaientfiniparplaceràl’orphelinat.Aliceécrasaunelarmeaucoindesonœil.«Etmaintenant,queva-t-illuiarriver?—Nousallonsnousenoccuper, répondit l’infirmière-chefenhaussant lesépaules.Onprendrabien

soindelui.—Jevaisleprendre,déclaraAlice.C’estunbébéquin’apasdemère,etjesuisunemèrequin’apas

debébé.Jevousenprie…»L’infirmière-chefparuthésiter.«Nousn’avonspasdepolitiqued’adoptionofficielle,mais il faudra

fairedesvérifications,ainsiquedespapiers.»Ellevitleregardimplorantd’Alice.«Jevaisvoircequejepeuxfaire.»Aliceesquissaunsourire.«Merci.Jevaisenparleràmonmari.»Une semaine plus tard, Billy avait quitté l’orphelinat avec seulement deux choses : la bague de

1

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fiançaillesde sadéfuntemère et un coquelicotdesFlandres, que sonpère avait glissédansune lettreenvoyéedestranchéesàsafemme.

12octobre1918

MachèreFrances,

J’aimeraisquetupuissesvoirlescoquelicotsdansleschamps.Ilssontencoreplusétonnantsquandilssecouchentdanslevent.J’aisauvécelui-cidelabouedesFlandres.Veillebiensurnotrepetitgarçon.Ilmetardedeleconnaître.

Monamouretmatendresseàtoutjamais,

Albertxx

Deuxjoursplustard,ilavaitététuéaucombat.

Enceprintemps1939,âgédevingtetunans,Billyétaitdévouéàsamèreadoptive.Sesrapportsavecsonpèreétaient,pourdire lemoins,unpeucompliqués. Il estimaitque lemeilleurmoyendegérer lasituationétaitdegardersesdistances.EtcommeHenryStirlingpassaitbeaucoupdetempsaupubouàsepromenerdanslesrues,cen’étaitpasdifficile.Iln’avaitjamaisvraimentacceptéBillycommesonfils,etlaquantitéd’amouretd’attentionqu’Aliceluiprodiguaitn’avaitfaitqu’accroîtresonressentiment.Unsoir,Billyetsonmeilleurami,Clark,étaientaccoudésaubardeleurpubfavori.«Jesuisdésolépourtoi»,ditClark.Billytiraunelongueboufféesursacigaretteetregardasonami.«Etpourquoiça?—Parcequetun’asjamaisconnulefrissonqueprocurelachasse.C’estvrai,lesfillessejettentàtes

pieds…Iltesuffitderentrerdansunepiècepourquelesyeuxdetouteslesfemmessetournentverstoi.Danscesconditions,oùestledéfi?»Billyhaussalesépaulesetclaquadesdoigtspourappelerlebarman.«S’ilteplaît,monvieux,quandtuaurasuneminute,tunousremettrasdeuxrhums.»Il se tourna vers son ami. « C’est ce que tu penses ? Tu ne t’es jamais dit que les filles qui sont

obsédéesparl’apparenced’untypeétaientcomplètementcreuses?Ellesn’ontaucunesubstance,rien…etsiellessontamusantespourunenuit,aprèsça,ellesm’ennuient!Jevoudraisbienavoirunerelationsérieuseetstable,commetoutlemonde.»IlpassaunverreàClark.«Santé!»Clarkn’avaitpasl’airconvaincu.«Entraînantavectoi,jen’aiaucunechance»,grommela-t-il.Et c’était vrai. Au bal, les filles accouraient vers eux, mais c’était avec Billy qu’elles voulaient

tourbillonnersurlapistededanse,c’étaitparBillyqu’ellesvoulaientêtreraccompagnéeschezellesàlafindelasoirée.«Tuesmonmeilleurami,Clark.Onestcopainsdepuisqu’onétaitdesgaminsenculottescourtesaux

genouxécorchésetàlafigurecrasseuse.Tuvoudraisvraimentqu’onarrêtedesortirensemblepourquetuaiesplusdechancesaveclesfilles?— Non, ce n’est pas ce que je dis… Seulement, j’ai l’impression que je ne rencontrerai jamais

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personne.»Billy luidonnauneclaquedans ledos.«Arrêtede te lamenter !Aucunefilleneveutd’un typequi

s’appitoiesursonsort.»Clarkleregardadansl’atmosphèreenfuméedupub.S’ilétaitvraiquesescheveuxrouxetsestaches

derousseurn’étaientpasunaimantpourlesfilles,sesyeuxbleussemblaientvoirdirectementvotreâmeet brillaient au milieu de ce qui était en réalité un très joli visage. Sa petite taille pouvait être uninconvénient pour celles qui portent des talons hauts, et son accent traînant du Pays noir paraissaitdéplacé à Manchester, donnant l’impression qu’il avait l’esprit un peu lent alors que c’était tout lecontraire.Enrevanche,ilauraitétédifficiledetrouverungarçonplussolide,plusfiableetaussicorrect.«Désolé,Billy…Tuenveuxunautre?»Billy regarda samontre. «Vautmieuxpas.Mamanadûmepréparer àdîner.On sevoit demainau

Buck,d’accord?»

Levendredisoir, lasalledebalduBuccaneerétait leur terrainde jeuxpréféré.Desribambellesdefillesgloussaientavecnervositéauborddelapistededanse,jetantdediscretscoupsd’œilalentourdansl’espoir qu’un garçon les invite à danser. Un orchestre de trois musiciens assurait l’ambiance, et leslumières étaient suffisamment intimes pour créer une atmosphère romantique lorsqu’il le fallait. Lecontraste était saisissant avec lesbalsorganisés à la salleparoissiale, où levicaire tenait à jouer leschaperonsetséparaitlescouplesqui,selonlui,serapprochaientunpeutrop.Unsoir,Billyavaitétémisdehorspouravoirlaissésesmainss’égarertropbassurlesreinsdesapartenaire.InutiledepréciserqueClarkavaittrouvécetépisodehilarant.AuBuck, les règles n’étaient pas aussi strictes, et, après leur conversation de la veille, Billy était

décidé à trouver pour Clark une jolie fille qui l’emmènerait chez elle pour le présenter à sa mère,l’épouserait et lui ferait des bébés. Ou, à défaut, au moins une qui voudrait bien danser avec lui.L’orchestre était engrande forme, et lamusique si fortequ’il était difficilede separler.Billymit sesmainsencoupeautourdesaboucheetsepenchaàl’oreilledeClark.«Tuenasrepéréunequetuaimeraisinviteràdanser?—Hé,jenesuispassourd!s’exclamaClarkensefrictionnantl’oreille.—Qu’est-cequetupensesdecesdeux-là?»Billymontradeuxfillesquin’avaientpasarrêtédeleur

jeter des coupsd’œil de la soirée.L’uned’elles était grande, assez exubérante et trèsmaquillée.Ellerenvoyaseslongscheveuxbrunsenarrièred’ungesteprovocantencroisantleregarddeBilly.Sonamie,qui à l’évidence étaitmal à l’aise, s’empressade fixer le plancher.Brusquement,Billy se redressa etdonnauncoupdecoudeàsonami.«NomdeDieu,ellesviennentparici!»Tousdeuxobservèrentlaplusgrandedesfillessefaufilerentrelesdanseurs,sonamielasuivanttant

bienquemalenprenantgardeànepasrenversersonverre.«Bonsoir,mesdemoiselles!ditBilly.—Bonsoir,renchéritClarkenlessaluantd’unsignedetête.—Onavuquevousnousregardiez,ditlagrandeenbalançantdenouveausescheveuxenarrière.Moi,

c’estSylvia,maisvouspouvezm’appelerSyl,etvoicimonamieChrissie.—Enchanté.Jem’appelleBilly,etlui,c’estClark.»Cedernierhochadenouveaulatêteetessuyasapaumemoitesursonpantalonavantdeserrerlamain

auxdeuxfilles.Chrissiesourittendrement,sesyeuxbleusbrillantd’unairamusé.Quoiqueplusréticentequesonamie,

elleétaitdeloinlaplusravissantedesdeux.Descheveuxblondsjolimentbouclés,lapeaurayonnante,elleportaitunlégersoupçonderosesurleslèvres.Billyavaitdumalàendétacherlesyeux,maisSyl

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avaitautrechoseentête.Elleletiraparsacravate,l’obligeantàposersonverre.«Viens,onvavoirdequoituesfait!»Billyvoulutprotester,maisilétaittroptard.Sylletenaitdéjàfermementparlebrasetlepoussaitvers

lapistededanse.Enseretournant,ilvitClarketChrissies’asseoiràunetableetressentitunpincementdejalousiequilesurprit.Sylavaitbeauêtreunedanseuseformidable,lamodestienesemblaitpasfairepartiedesesqualités.«Hé,onfaituncoupleéblouissant,pasvrai?»Lorsqu’ils rejoignirent leursamisà la table,ClarketChrissieétaientengrandeconversationet leur

prêtèrentàpeineattention.L’orchestrejouaitunmorceaupluslent,etaussitôtdescouplesenvahirentlapistepourunesériedeslows.Billysavaitquec’étaitlemomentdelasoiréequeClarkredoutaittoujours–quoique,pascesoir,apparemment!Sansunmot,iltenditsamainàChrissie,quilaprittimidementetseleva.Billyneputqueregardersonamiescorterlajeunefillesurlapisteetl’enlacerparlataille.IlssebalancèrentaurythmedelamusiquesousleregarddeBillyetdeSyl.«Ouah…Ilsfontuncouplecharmant,non?»Billy ne put répondre. Il avait l’épouvantable sentiment qu’il venait de perdre quelque chose

d’infinimentprécieux.Quelquechosequ’iln’avaitencorejamaiseuetquin’enauraitpasmoinsdûêtreàlui. Clark serra Chrissie plus près, puis il se tourna vers son ami et leva les deux pouces d’un airtriomphantenluisouriant.Billyseforçaàsourireetlevasonverreàleursanté.Bienqu’ilsoitincapabledel’expliquer,c’étaitsoudaincommesionluiavaitarrachélecœurpourleremplacerparunmorceaudeplomb,etilréalisaalorsqueChrissieétaitdestinéeàêtrel’amourdesavie.Malheureusement,elleétaitdanslesbrasdesonmeilleurami.

1.«Billy»estlediminutifde«William»,enanglais.

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5

Printemps1939

Chrissie posa son vélo contre unmur et jura entre ses dents. La chaîne avait sauté, ses socquettesblanchesétaienttachéesdecambouis,etelleallaitdevoirfairelerestedutrajetàpied.Heureusement,cettejournéedeprintempsressemblaitàl’été,etétantdonnéqu’elleavaitpresqueterminésatournée,çaauraitpuêtrepire.Entantquefilled’unmédecinetd’unesage-femme,elleétaithabituéeàleurdonneruncoup demain. Ce jour-là, elle faisait les livraisons quotidiennes demédicaments que son père avaitprescritsàsespatients.ElletravaillaitaucabinetdeconsultationdeWoodGardensàManchester,oùsestâchesconsistaient

aussibienàrédigerdesordonnancesqu’àcirerlesarmoiresmédicalesenacajousculpté.LeDrSkinnerétait unmédecin très respecté, qui inspirait de l’admiration à sa fille et la terrifiait plusqu’unpeu. Ilimposaitunedisciplinetrèsstricteàsafemme,àsafilleetmêmeàsespatients.Iln’avaitpasdetempsàperdreaveclessimulateurs,sibienquelesrécidivistessevoyaientsouventdonneruneconcoctionquinecontenaitriendeplusqu’unmélangedelactoseetd’unesubstanceaugoûtamer.Outrequecettepotionsentait suffisammentmauvais pour les persuader qu’elle les guérirait de leurmaladie imaginaire, elleavaitenoutrel’avantagedepermettreaumédecindeleurfairepayertroisshillingsetsixpenceleflacon.Plusd’unemèreavaitregrettéd’avoiramenésonenfantchezleDrSkinnerpourunsimplemaldegorge.Lelendemain,lemalheureuxgaminseretrouveraitallongéchezluisurlatabledelacuisineoù,aprèsluiavoirfaitrespireruntampondechloroforme,lemédecinluienlèveraitlesamygdales.La considérationdont jouissait le bondocteur était telle quepersonnene remettait sesméthodes en

question, et il avait acquis la réputation d’être capable de tout soigner. Les gens aisés des environsvenaienttousvoirleDrSkinner.Ilsétaientautorisésàutiliserlaported’entréeducabinetetàattendredans lapièce agréablequ’était la salle àmanger familiale.Chrissie leur servaitmêmedu thépendantqu’ilsattendaient.Iln’yavaitpasdesystèmederendez-vous,maistoutlemondeacceptaitlefaitquelespatientsdelaported’entréesoientreçusavantceuxquidevaientpasserparl’arrière.Ceux-làétaientdesgens moins fortunés, qui avaient du mal à payer les notes du médecin, et que ce dernier considéraitcommeunenuisance.Malheureusement,cespersonnessemblaient tombermaladesplussouventque lesprivilégiésdeManchesterquiavaientlesmoyensdelepayerentempsetenheure.Chrissieétaitsouventgênéeparl’attituderigidedesonpère,aupointque,plusd’unefois,elleavaitlaissépartirdespatientssanspayer.Elleétaitdevenueplutôthabileàdissimulercesmauvaisesdettesdepuisqu’elles’occupaitde la comptabilité du cabinet. Le Dr Skinner avait beau être un médecin talentueux, il n’était pascomptable.Elledécidadelaissersonvélolàetpritlesacenpapierbrundanslepanierfixéàl’avant.Ilcontenait

encore quatre flacons à déposer. Chrissie avait préparé les concoctions elle-même, puis appliqué lecachetdecireetl’étiquetteblanchesurlequelétaitindiquélenomdupatient.Elleconstataavecjoieque

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deuxdes flaconsétaientdestinésà lamêmepersonne,cequi signifiaitqu’ilne lui restaitplusqu’à serendredanstroismaisons,etelleauraitterminésajournée.Il était crucial qu’elle soit de retour chez elle à l’heure car, ce soir, elle avait l’intention de

transgresserlesrèglesrigoureusesqueluiimposaientsesparentsetd’alleraubalduBuccaneeravecsonamieSylvia.Elles s’étaient connuesà l’école,oùSylvia l’avaitprise sous sonaile et était restée sonamiedepuislors.Etbienqu’ellessoientopposéesàtouslespointsdevue,leuramitiéavaittriomphédetouslesobstacles,ladésapprobationdesparentsdeChrissien’étantpasdesmoindres.IlsestimaientqueSylviaexerçaitunemauvaiseinfluencesurleurfilleetfaisaienttoutleurpossiblepourlesdissuaderdese fréquenter.Cependant, ce soir, ledocteuretMrsSkinner sortaient, etChrissieenavaitprofitépourprévoird’aller faireun tourensecretauBuccaneer.Sielle rentraitchezelleavantminuit, sesparentsn’ensauraientjamaisrien.Unefoisseslivraisonsterminées,ellerepritsonvéloetlepoussajusquechezelle.Devantleportail

dujardinl’attendaitLeo, leurfidèleairedale-terrier, lacréature laplusloyale, laplusbraveet laplusintelligentequeChrissieait jamaisconnue.Lorsqu’ellepartait faire sa tournée, il attendaitpatiemmentsonretourdevantleportailetl’accueillaitavecunejoiesansretenue.Toutsoncorpss’agitaittandisqu’ilremuaitlaqueueetretroussaitsesbabinescommepourluisourire.SileDrSkinnerétaitenvisitechezdespatientsetqu’onavaitbesoindeluienurgenceaucabinet,onenvoyaitLeolechercheravecunmotattachéàsoncollier.«Salut,Leo!»ditChrissieenluifrottantlesoreilles.Elleouvritleportailrouillépourlefaireentrer,

mais le chien sauta par-dessus le mur et fonça dans l’allée vers la maison. Lorsqu’elle entendit sesparents parler dans la cuisine, son cœur se serra.Même si l’on n’était qu’à l’heure du thé, il fallaitqu’elle se prépare pour le bal. Elle voulaitmettre des bigoudis pour boucler ses cheveux, ce qui luiprendraitunebonneheureetnepourraitpassefairetantqu’ilsseraientencoreàlamaison.Elleentradanslacuisineenessayantd’avoirl’airnaturel.«Àquelleheurevouspartez?—Bonsoiràtoiaussi!rétorquaMrsSkinner.Touts’estbienpasséavecleslivraisons?—Pardon?Oh,oui,saufquemachaînedevéloaencoreunefoissauté,ditChrissieenmontrantle

cambouissursessocquettes.—Tonpèrelaréparerademain,n’est-cepas,Samuel?»LeDrSkinnerécrasasacigaretteetenallumauneautre.« Il serait tempsque tuapprennesàmieux

prendresoindecevélo.Quandcen’estpaslachaîne,c’estunpneuquicrèveoulesfreinsquilâchent.—Papa,cen’estpasdemafaute…»MrsSkinnerluijetaunregardnoirquilaréduisitausilence,puissetournaverssonmari.«Allons,Samuel,nesoispasaussigrincheux.Vadoncprendreunbain…Jet’apporteraiunwhisky.—Bonneidée,c’estcequejevaisfaire.Jesuistellementfatiguéquejevaispeut-êtremedispenserde

cedînerdansant.»Prisedepanique,Chrissieretintsarespiration.Sylviaallaitpasserlachercherdansdeuxheures…MabelSkinnerpoussasonmarihorsdelacuisineetlesuivitaupremierétage.«Tutesentirasmieux

aprèsavoirprisunbonbain,et,detoutefaçon,j’aiachetécettenouvellerobe…Ceseraitdommagedenepaslaporter.»Chrissiepoussaunsoupirsoulagéetcriaàsamère:«Qu’est-cequ’ilyapourlegoûter?»Laréponseassourdieflottadansl’escalier.«Fais-toiunetartinedepainetdeconfiture…Tonpèreet

moiprendronslethélà-bas.»Charmant,pensaChrissie,quisecoupaunegrossetranchedepainqu’elletartinadebeurre,puisen

jetaunboutàLeoquibavaitpatiemmentàsespieds.Sesparentsfinirentpars’enaller,nonsansluiavoirfaitplusieursrecommandations.«N’oubliepasde

mettre à jour les dossiers des patients d’aujourd’hui, fais la liste de tous ceux qui doivent encore de

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l’argentpourlesmédicamentsetemmèneLeofaireunedernièrepromenadeversdixheures.»Quandilseurentterminé,Chrissielesmitquasimentàlaporte.«Jen’oublieraipas.Amusez-vousbien!—Etsoisbiensage,ditleDrSkinnerenprenantlebrasdesafemmeetenl’entraînantdansl’allée.On

seraderetourversminuitetdemi.»Chrissieattenditqu’ilssoienthorsdevuepourrefermerlaporte,puisellefilaàl’étageenmontantles

marchesdeuxàdeux.Aumomentoù lasonnette retentit,elleavaitprisunbain,bouclésescheveuxetenfilé sa seule robe convenable. Elle entrouvrit la porte juste assez pour que Sylvia se faufile àl’intérieur.«Personnenet’asuivie?»chuchota-t-elle.Sylvialevalesyeuxauciel.«Onvaàunbal,onnevapass’engagerdanslesservicessecrets!Bon,

voyonsunpeuàquoituressembles…»Elletoisasonamiedehautenbaspourenjuger.«Pasmal.Maistupourraismettreunetouchederougesurlesjouesetsurleslèvres.—Oh,jenesaispas…Jen’aipasenvied’avoirl’aird’unclown.—Regarde-moi…Est-cequej’ail’aird’unclown?»Chrissieobserva levisage trèsmaquilléde sonamie.Ses sourcils à l’arcparfait étaientnoircisde

khôl et sa peau pâle sans défaut attirait l’attention sur ses lèvres rubis.Un style queChrissie n’auraitjamaisespéréavoir.«Non,maistuestellementplussophistiquéequemoi!Tuesgrande,élégante,sûredetoi…—Ettoi,tuesjolieetcharmante,commeunepetitepoupéeblonde!»Chrissien’étaitpassûrequecesoitunréelcompliment,maisellelaremercianéanmoins.«Jeferaispeut-êtremieuxdemettreunpeuderougeàlèvres.—Ah,voilàquiestsage!s’exclamaSylviaenouvrantsonsacàmain.—Oh,non,pas le tien…Ilest trop…Enfin,cen’estpasmoi.Jemonteenvitessevoircequ’ama

mère.»Ellerevintquelquesinstantsplustard,leslèvresbrillantd’unrosepâlequeSylviasemblaapprouver.«C’est nettementmieux ! déclara-t-elle.Etmaintenant, viens, une soiréededanse inoubliable nous

attend.»Elleouvritlaporteets’éloignaentrottinant.Chrissies’empressadeluiemboîterlepas.

Lorsqu’ellesarrivèrent,lasalleétaitencoreàmoitiévideetlesgensn’avaientpasvraimentcommencéà danser. Sans s’en préoccuper, l’orchestre continua à jouer, et Sylvia proposa qu’elles aillent secommanderàboireavantqu’iln’yait tropdemonde.Auboutdedeuxminutes,elledonnauncoupdecoudeassezdouloureuxdanslescôtesdesonamie.«Hé,pourquoituasfaitça?—Chut!Viseunpeucesdeux-làquiviennentd’entrer…»Chrissieseretournaetaperçutdeuxjeunesgensquisedirigeaientverslebar.«Legrandestcarrémentsuperbe,tunetrouvespas?Ilestpourmoi.»Chrissieneputqu’acquiescer.Legarçonenquestionavaitunpetitairexotique,etelleétaitsûrequ’il

ne la regarderaitpasuneseule fois,etencoremoinsdeux.«Super,dit-elle.De toute façon, jepréfèrel’autre.Ilaunvisagegentil,maisilal’airnerveuxetpastrèssûrdelui,exactementcommemoi!—Jeleurproposedesejoindreànous?»Chrissiefuthorrifiée.«Onnedevraitpasplutôtattendrequecesoiteuxquilefassent?Ceseraitun

peueffrontéde…—D’accord,concédaSylvia.Jeleuraccordeunedemi-heure,etensuite,j’yvais!»Ellecroisaseslonguesjambesetremontalégèrementsajupequandlesdeuxgarçonspassèrentdevant

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elles.Chrissiesecoualatêteetcontemplalefonddesonverre.Sonamieétaitdécidémentincorrigible!Alorsquelapistededanseseremplissait,Sylviaremarquaquelesdeuxgarçonsn’avaientpasbougé

deleurplaceprèsdubar.Brusquement, leplusgranddesdeuxfitungestedansleurdirection.Elleneperditpasunesecondepouraccrochersonregard.«Viens,Chrissie…C’estlemoment.»Elleavançadanslasalleensedéhanchantetentraînasonamie

danssonsillage.Dèsquelesjeunesgens–BillyetClark–sefurentprésentés,Sylviaentraînalepremiersurlapiste.«On va s’asseoir ? proposa Clark en tirant une chaise à l’intention de Chrissie. Tu veux un autre

verre?—Non,merci.Jen’aipasterminécelui-ci,répondit-elle.—Tonamieestunesuperdanseuse.—Tonamiaussi.—Billy?Oui,ilapasmaldepratique…Jecroisqu’aucunefilleneluiajamaisrefuséunedanse.»Chrissieperçutlamélancoliequ’exprimaitsonregard.«OublieBillyetparle-moidetoi.—Demoi?»Clarkeutl’airétonné.«Ehbien,queveux-tusavoir?»Chrissieserenditcomptequ’ilétaitencoreplusnerveuxqu’elle,cequilarassuraunpeu.Ellehaussa

lesépaules.«Tuviensd’où?Pasd’ici,àcequej’entends.—Tuasraison.JesuisnéàBirmingham,maisonestvenusvivreàManchesterquandj’avaisseptans.

J’airencontréBillyàl’écoleetnoussommestoujoursrestésamis.Lesautressemoquaientdemoiparcequejeneparlaispascommeeux,maisBillymedéfendait,etcommeilétaittrèsappréciédanslaclasse,toutlemondel’écoutait.Sanslui,mesannéesd’écoleauraientétéunenfer…Enéchange,ilm’arrivaitdefairesesdevoirsàsaplace.Pasparcequ’ilnecomprenaitpas,maisilétaittoujourstellementprisparlesportetlerestequ’iln’accordaitpasunegrandeimportanceàsesétudes.Etenplus,samèrelegâtetrop.Cegarspeutsurpassern’importequi.»ChrissieregardaBillyetSylévoluersurlapistededanse.Billysemblaitdistraitetjetaitsanscesse

descoupsd’œilducôtédeleurtable.Quandils’aperçutqueChrissieleregardait,illuiadressaunpetitsourire.Ellesesentitrougiretseretournad’unairgêné.«Ondiraitquetonamiatrouvécequ’illuifautavecSyl.—Oh,sûrement…Elleestsuperbe.Billyattiretoujourslesplusbellesfilles.»ChrissiefixalesyeuxbleusdeClarketattenditqu’ilserendecomptedecequ’ilvenaitdedire.Ilprit

soudain un airmortifié. «Oh, pardon…Je ne voulais pas dire que…Tu es très jolie, et d’une façonbeaucoup plus subtile, bredouilla-t-il. C’est vrai, tu n’as pas besoin de tout ce maquillage, tu esravissanteaunaturelet…»Ellel’interrompitensouriant.«Çasuffit!Jetepardonne.»Chrissiejetauncoupd’œildiscretàsamontre.«Jeneteretienspas,j’espère?demandaClark.—Pasdutout.Maisjedoisêtrechezmoiàminuit,cequiveutdireque,letempsderentrer,ilfautque

jeparteversonzeheuresetdemie.—Alorsonatoutletemps,rétorquaClarkensedétendantunpeu.Tuveuxunecigarette?—Non,merci,jenefumepas,maistoi,vas-y.—Tuessûre?»ClarkouvritsonpaquetdeCapstan.«Parle-moiunpeudetoi.—Iln’yapasgrand-choseàraconter.Jetravailleaucabinetdemonpère,leDrSkinner.Etcommema

mèreestsage-femme,jel’aideaussidetempsentemps,seulement,jesuisunpeusensible…J’aiassistéàunnombresuffisantdenaissancespourêtredégoûtéedusexepourdebon!»Àpeinecettephrase lui eut-elleéchappéequ’elleeut enviede ramper sous terre.Chrissie se sentit

devenirécarlate.Ellenecomprenaitpascequil’avaitpousséeàdireunechosepareille…Clarkfaillit

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s’étoufferdanssonverreetrecrachaunpeudeliquideambréquicoulasursonmenton.«Jesuisdésolée.Jenevoulaispas…»Iléclataderire.Ellel’imita,ettousdeuxpartirentd’ungrandfourire.Lorsque Billy et Syl revinrent à la table, ils étaient de nouveau plongés en grande conversation.

L’orchestrejouaitunairpluslent,etClarkseleva,lamaintendue.Chrissieselaissaguidersurlapistededanse.Audébut, ils semontrèrent timideset empruntés. Il luimarchaplusieurs fois sur lesorteils,mais ilss’habituèrentpeuàpeuàsentir lecorpsde l’autreetcommencèrentàapprécier. Iln’étaitpasbeaucoupplusgrandqu’elle,desortequ’ellepouvait leregarderdanslesyeux.Il luisouritet laserraplusprès.Chrissiesentitl’odeurdesapeau,uneodeurfraîcheetcitronnée,àpeinevoiléeparcelledutabac.D’unseulcoup,elle s’affolaensedemandants’ilallaitessayerde l’embrasser.Ellese forçaàrespirerpoursecalmer.Diable,elleavaittoutdemêmedix-neufans!Lesmainsnouéesderrièresanuque,ellel’attiraversellepourregardersamontre.Ilsepenchasurson

couetrefermasesbrasplusfortautourdesa taille.Étonnée,Chrissievitqu’ilétaitdéjàpresqueonzeheuresetdemie. Il fallaitqu’elleparte,maisellen’avaitpasenviederompre lamagiedecemoment.Ellemauditsonpèreensilence.Quandlamusiques’arrêta,ilss’écartèrentdoucementl’undel’autre.«Jesuisdésolée,maisilfautvraimentquejem’enaille.—Jecomprends.Tuveuxquejeteraccompagne?»ChrissiejetaunregardversBillyetSylvia.Elleétaitentraindeluicaresserlevisage,d’effleurerdu

doigtsacicatrice,etluiavaitl’airfranchementmalàl’aise.«Ceseraittrèsgentil,merci.JevaisjustedemanderàSylviasiçaneladérangepas.»Çaneladérangeaitbienentendupasdutout.ElleétaitsouslecharmedeBilly,ettrèssatisfaiteque

ClarketChrissies’enaillentenleslaissantentêteàtête.Clarkentraînasonamiàl’écart.«Jen’arrivepasàlecroire…Cettefilleestadorable!dit-ilavecenthousiasme.Jeluiaiproposéde

laraccompagner.Çanet’ennuiepas?Detoutefaçon,tuasl’aird’avoirlesmainsoccupées.—Non,non,monvieux,vas-y…Bonnechance!»Chrissielesrejoignit.«Tuesprêtàpartir?demanda-t-elleàClark.—Oui,jesuisprêt,dit-ilenlaprenantparlamain.—Bonsoir,Billy.J’aiétéraviedeterencontrer.»Chrissieluitenditsonautremain,illaprit,etilsse

fixèrentdu regarduneseconde.Ellesesentit troubléeparcequ’ellevitdanssesyeux,unmélangedegrandetristesseetdedésir,etilsétaientd’unbrunsisombrequ’ondistinguaitàpeinesespupilles.«Bonsoir,Chrissie.PrendsbiensoindeClark.»Leclind’œilqu’illuiadressaendisantcelalafit

rougir;prisesoudaind’unlégervertige,elleserattrapaaubrasdeClark.«Euh…oui.Aurevoir.»Billy soutint son regard et garda sa main encore une seconde, jusqu’à ce que Sylvia vienne le

réquisitionner.«Viens,onaletempspouruneautredanse…»Maindanslamain,ClarketChrissies’éloignèrentverslasortie.Aumomentoùilluitintlaporte,elle

résistaàl’enviedeseretourner.Clarkétaitcharmant,ellesesentaittrèsàl’aiseensacompagnie,maisalorspourquoiavait-ellel’impressiondenepaspartiraveclebongarçon?

Bien que la soirée d’avril soit un peu fraîche, marcher d’un pas alerte les avait réchauffés, et aumomentoùilsarrivèrentchezelle,Chrissieétaitunpeuessoufflée.Clarkregardasamontre.«Minuitcinq.C’estplutôtpasmal.»Chrissieétaitsoulagée.Lamaisonétaitplongéedanslenoir,signequesesparentsn’étaientpasencore

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là.Venaitmaintenantleplusdur…«Jenepeuxpasteproposerd’entrer.Mesparentsnevontpastarderàarriveret…»Illuiposaundoigtsurleslèvres.«Net’enfaispaspourça.Enrevanche,j’aimeraisbienterevoir.»Elle hésita en pensant àBilly et à l’abattement qu’elle avait perçu dans son regard. Elle l’imagina

tournoyer avec Sylvia dans la morosité soporifique de la salle de bal. De toute façon, jamais il nes’intéresseraitàunefillenaïveetinnocentecommeelle.C’estalorsqu’elleserenditcomptequeClarkattendaitsaréponse.«J’aimeraisbienmoiaussi,dit-elleenhochantlatête.—Vraiment?»fit-il,l’airétonné.Chrissieéclataderire.«Oui,vraiment!Jesuislibredimanche.Onpourraitallersepromener.—Parfait.Jepasseraiteprendreàuneheure.»Chrissie s’affolaun instant.«Euh,non…Jeviendrai te retrouverdans leparc,devant lekiosqueà

musique.J’apporteraidessandwichesetduthé,situveux.—Vivementdimanche!»Illuibaisalamain,puis,sansajouterlemoindremot,ilseretournaets’en

alla.À l’instant où elleouvrit le portail,Chrissie se tétanisad’horreur.Assis sur le perron, tremblant et

gémissant, attendaitLeo.Et comme elle était certaine de l’avoir laissé enfermédans lamaison, ça nepouvaitsignifierqu’unechose.Sesparentsétaientrentrésplustôtqueprévu.

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6

Chrissiecherchasacléaufonddesonsac.Danssonaffolement,ellelefouilladeuxfoisdesuiteavantdeserappelerqu’ellel’avaitmisedanslapochedesonmanteau.Leoluitournaitautourenréclamantdescaresses.«Arrête,Leo…Ilfautquejerentre.»Retenant sa respiration, elle entra dans le vestibule. Tout était sombre et silencieux. C’était très

étrange… Peut-être que ses parents n’étaient pas encore là. Peut-être qu’elle avait laissé la porte deserviceouverteetqueLeos’étaitéchappé…Elleavançaà tâtonsvers lacuisineetallumala lumière,dontl’éclatsoudainl’éblouit.Laportedeserviceétaitverrouillée,etilyavaitdeuxtassesdecafésurlatable.Soncœurs’emballaenentendantcraquerl’escalier.Sapaniquesemuaenréelleterreurquandellese

retournaetaperçutsonpèresurlepasdelaporte.Ilétaitabsolumentfouderage; leteintcramoisietrespirant rapidement, ilavaità l’évidencedumalà trouver lesmotsquiconvenaientpourexprimersacolère.Elle resta là à trembler,Leo fila se cacherderrière elle, puis leDrSkinner s’avança, lamainlevée, et la gifla. Chrissie tomba à la renverse sur son chien et se cogna la tête sur le sol en pierre.Toujourssansprononcerunseulmot,sonpèretournalestalonsetremontaàl’étaged’unpaspesant.Legoûtdusangdanssaboucheluidonnaunhaut-le-cœur.Ellevoulutseredresser,maislapiècesemit

àtanguer,sibienqu’elleserallongeaetsemitàpleurer.Leolui léchales jouesavantdeseroulerenboule à côté d’elle, et ils passèrent le reste de la nuit à dormir par intermittence sur le sol dur etimpitoyable.

Lesamedimidi,BillyetClarkseretrouvèrentaupubpourboireunepinte.«Jesuisimpatient,ditClarkenluitendantunverre.—Tularetrouvesoù?»Billysavaitqu’ilauraitdûseréjouirpoursonami,quiavaitattendudepuissi

longtempsd’avoirunrendez-vous,maisilétaitjalouxetavaitdumalàlecacher.«Auparc,devantlekiosqueàmusique.Ellevaapporterunpique-nique.—Formidable.Tul’asembrassée?»SaquestionsembladécontenancerClark.«Euh,non…enfin,justesurlamain.»Billyparutsoulagé.«Peut-êtrequetuleferasdemain,alors?—Jen’aipasenviedelabousculer.Jenevoudraispastoutgâcher…Jecroisbienqueçapourraitêtre

elle.—Tunel’asvuequ’unefois.—Jesais,c’estridicule,maiselleesttellementchaleureuse,tellementsympathiqueet…—Commeunlabrador?»Clarks’étranglasursabière.«Tire-toi…»Puisilsefenditd’unsourire.«Tucomprendsbienceque

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jeveuxdire.»C’était justement le problème.Billy comprenait, pour la bonne raisonqu’il ressentait exactement la

mêmechose.

Lelendemain,Clarkattenditavecanxiétédevantlekiosqueàmusique.Ilétaitdéjàuneheuredix,etChrissie n’était toujours pas là. Il n’y avait pas encore de raison de s’inquiéter, se raisonna-t-il enregardantpourlaénièmefoissamontre.Cettejournéedeprintempsétaitd’unechaleursiexceptionnellequ’ilregrettaitd’avoirmisuncostumeetunecravate.Ilavaitl’estomacnouéetl’impressiondedevoirallerauxtoilettes.Ilyavaitdestoilettespubliquesunpeuplusloin,maisiln’osaitpasyaller,depeurqueChrissiearrivependantsonabsenceetcroiequ’iln’étaitpasvenu.Basculantd’unpiedsurl’autre,iltiranerveusementsursespoignetsdechemiseetlissasacravate.Denouveau,ilregardaverslesgrillesduparcenespérantlavoir.Ill’imagina,leteintfraisetleregardrayonnant,portantunpanierdepique-nique enosier et une couverture écossaise, se répandant en excuses d’être en retard. Il l’embrasseraitpolimentsurlajoueenluiassurantquenon,ellen’étaitpassienretardqueça,puisilluidiraitàquelpointelleétaitbelle.Elleseraitlégèrementessouffléed’avoircouru,etilsselaisseraienttombersurlacouverture,oùilss’allongeraient,lesdoigtsentrelacés,commes’ilss’étaientconnustouteleurvie.Àuneheureetdemie,ClarkeutlacertitudeabsoluequeChrissieneviendraitpas.Commentavait-ilpu

être assez stupide pour croire le contraire ?Les filles comme elle n’avaient jamais été pour lui, rienn’avaitchangé.Ilselaissatombersurl’herbeetarrachasauvagementlatêted’unejonquille.Lespétalesépaisetunpeufanésseraientbientôtflétrisetaffreux,trèsloindel’espoiretdubonheuréclatantsqu’ilsavaientsymbolisésauparavant.

Chrissieseregardadanslemiroirdesacoiffeuse.L’entaillenesaignaitplus,maissalèvreétaitencoreenflée,etelleavaitmalà la tête.Lecœurserré,elle jetauncoupd’œilà lapenduleensedemandantcombien de tempsClark allait attendre près du kiosque àmusique avant de renoncer. Elle fulmina ensilence.Sonpèren’avaitpasledroitdelagarderprisonnière.Elleavaitpassélesamedientierenferméedans sa chambre avec à peine de quoi boire oumanger.Aujourd’hui, on était dimanche, et elle avaitabandonnétoutespoird’êtrelibérée.Lesamedimatin,elleavaiteudroitàuninterrogatoiredesesparentssursonescapadedelaveille.«JesuisjustealléeaubalavecSyl,protesta-t-elle.—Oùça?demandasonpère,commesiçachangeaitquoiquecesoit.—AuBuccaneer.—Danscelieudeperdition?Jetel’avaisbiendit,Mabel,notrefillen’aaucunelimite!»Chrissieneputs’empêcherderire.«Samuel,n’exagèrepas ! le rabrouaMabelavantdese tournerverssa fille.Si tuvoulaissortir, tu

auraisdûnousenparler.Cequenoustrouvonsintolérable,c’estlemensonge,est-cequetucomprends?—Jemedoutaisquevousneseriezpasd’accord…—Quiestlegarçonavecquituétais?»demandasoudainSamuelSkinner.Ilavaitdûlesvoirparla

fenêtre.Heureusementqu’ilsnes’étaientpasembrassés!songeaChrissie.Sonpèreauraitétérévolté.«Ils’appelleClark,répondit-ellesurletondudéfi.Etcommec’estungarçonconvenableettrèspoli,

ilatenuàmeraccompagner.—Qu’estdevenueSylvia?s’enquitsamère.—Jel’ailaisséeaubalavecl’amideClark,Billy.—Cettefilleatoujourseuunetrèsmauvaiseinfluence»,marmonnaSamuel.Chrissie voulut prendre la défense de son amie,mais elle ouvrit trop grand la bouche, et sa lèvre

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recommença à saigner. Elle la tamponna avec un mouchoir. Son père détourna les yeux en ayant ladécenced’avoirl’airunpeuhonteux.«Écoute, jesuisdésolédet’avoirgiflée,confessa-t-il.Onsefaitdusoucipour toi,c’est tout.Si tu

veux,nouspouvonstrouverunarrangementpourtelaissersortirunpeuplussouvent.Iln’empêcheque,hiersoir,tuasdépassélesbornes,ettuméritespourçad’êtrepunie.»Commesiunegifleetunenuitpasséesurlesoldelacuisinen’étaientpasunepunitionsuffisante!

seditChrissieavecamertume.«Tupasseraslerestedelajournéedanstachambre»,décidasamère.Elleregardaparterrepourne

pasvoirleressentimentsurlevisagedesafille.«Leresteduweek-end»,rectifialeDrSkinner.Mabel jetaun regardnoirà sonmariavantde répéter :«Tupasseras le resteduweek-enddans ta

chambre.»Chrissiepensaàsonrendez-vousavecClarketvoulutprotester.Maisdèsqu’ellevitsonpèreleverla

main,elleseravisa.«Çasuffit!cria-t-il.Fileimmédiatementdanstachambre!»L’airmalheureux,elleselevaetsedirigeaversl’escalier.Samèrel’interpella:«Jet’apporteraiquelquechoseàmangerplustard.—N’oubliezpasdesortirLeo,rétorquaChrissie.Etlesflaconsrendusdoiventêtrelavésavantlundi.

Oh,etilfautaussidésinfecterlesinstrumentschirurgicaux…»Direcelaluifitl’effetderemporterunepetite victoire. Un sourire narquois se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle refermait la porte de sachambre.Laisser tomberClark lamettait trèsmal à l’aise,mais elle pria le ciel pour qu’il ne vienne pas la

chercherchezelle.Lacolèredesonpèreseraittellequ’ellecraignaitdeneplusjamaissortirdesquatremursdesachambre.Ellen’avaitaucunmoyendelecontacterétantdonnéqu’elleneconnaissaitpassonnomdefamille,etencoremoinssonadresse.Elleauraittantvoulus’expliquerquesonimpuissanceetsaculpabilitélalaissèrenthorsd’haleine.Clarkallaitcroirequ’elles’étaitmoquéedelui,etilneméritaitpasça.Ilavaitl’aird’ungarçongentiletprévenant,bienquedévoréparledouteetunvraimanquedeconfianceenlui.Chrissierepensaà l’expressionqu’ilavaiteueaumomentoùelleavaitacceptéde lerevoir. Un air de profonde incrédulité, qui avait laissé place à une réelle allégresse dès qu’il avaitcomprisqu’elleétaitd’accord.Àprésent,ilseraittoutsimplementaccablé.

Ce soir-là, quandBilly entradans lepub à l’heuredesdernières commandes, le barman luimontrad’un signede tête le fondde la salle.Affalé surune chaise,Clark était entourédeverresvides et decendriersdébordantsdemégots.«Ilestlàdepuisl’ouverture,précisalebarman.Jel’aitrouvéentraindetambourinersurlaporteen

faisantunraffutdetouslesdiables.»Billys’approchaetpritplacesuruntabouret.Clarkavaitdénouésacravateetremontésesmanches.

Sespaupièressefermèrentsursesyeuxinjectésdesang.«Çava,monvieux?demandaBilly.Jecroiscomprendrequeçanes’estpasbienpasséavecChrissie.—Çanes’estpaspassédutout!»LecœurdeBillys’accéléra.«Commentça?—Ellen’estmêmepasvenue.»Clarkneparvintpasàmasquer l’amertumedanssavoix. Ilallumaunenouvellecigaretteet futpris

d’uneviolentequintedetoux.«Regardedansquelétattutemets…Tunecroispasqueçasuffit?—Queçasuffitquoi?Letabac,l’alcool…ouencoreplusdedéception?

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—Allons,reprends-toietraconte-moicequis’estpassé.»Clarks’adossaàsachaiseetsefrottalevisage.«Jeviensdeteledire,ellen’estpasvenue.Ellem’alaissépoireauterlà-bascommeunimbécile…Je

l’aimaisvraimentbien,tusais.Pourquoiellem’afaitça?— Il doit y avoir une explication, réponditBilly en espérant se tromper. Pourtant, l’autre soir, elle

avaitl’airaccrochée…Ellenepeutpasavoirchangéd’aviscommeça.—Lesfilles,c’estterminépourmoi…Ellescréentplusdeproblèmesqu’ellesn’envalentlapeine.»

Lelundimatin,BillyseplantadevantlecabinetmédicaldeWoodGardens.ÉtantdonnéqueClarkluiavait révélé le nom de famille de Chrissie et qu’elle était la fille d’un médecin, il n’avait pas éténécessaire d’avoir les talents de déduction de SherlockHolmes pour découvrir où elle habitait. Il nesavait pas très bien ce qu’il faisait là, et encoremoins ce qu’il allait lui dire,mais il se sentait dansl’obligationdelarevoir.Levendredisoir,elleavaitéveilléenluiquelquechosededifficileàexpliquer.Peut-êtreétait-ceparcequ’elleavaitparus’intéresserdavantageàClark–unesituationinéditepourlui.Pendant tout le temps où il s’était coltiné la belle et terrible Sylvia, il n’avait pas arrêté de penser àChrissie. Chaque fois qu’il avait jeté un regard vers la table où elle était assise avec Clark, il avaitressentil’aiguillondelajalousie.Ilsavaitquesonamis’étaittoujourssentiinférieuràcausedelapopularitédontlui-mêmejouissaità

l’école, alors que, à la vérité, c’était lui qui était en admiration devant Clark. Il travaillait dans uneboulangerie,unboulotnitrèsstimulantnitrèsbienpayé,alorsqueClarkétaitemployéàlaManchesterCo-Operative,pour laquelle il collectait lepaiementen liquidedemarchandisesachetéesàcrédit.Unjour,illuiavaitmontréunénormeregistrereliédecuirenluiexpliquantquetouslespaiementsdevaientyêtrereportésetensuiteadditionnés.Émerveillé,Billyavaitsecouélatête,enregrettantdenes’êtrepasmieuxappliquéà l’école.Sontravailà laboulangeriesefaisaitparéquipes,desortequ’il luiarrivaitsouventdebosser lanuitetdedormir toute la journée le lendemain.Leseulavantageétaitqu’il avaitdroitàsonlotdetartesàlacrèmegratis.Soudain,ilentenditaboyer.Ungroschienaupoilfrisénoiretmarronsurgitdelaruellequilongeaitla

maison,suivideChrissieentraindepoussersonvélo.Dissimuléderrièreunbuisson,Billyl’observasedébattrepour retourner levélo, et lâcherun juronquandcelui-cibasculapar terre. Ilhésitaun instantavantdesortirdesacachetteetd’allerouvrirleportail.«Tuasbesoind’aide?»demanda-t-il.Lechienseruaversluicommes’ilétaitunvieilami.Chrissielevalesyeuxd’unairétonné.Billyvit

toutdesuitequ’ellel’avaitreconnu.«Merci,c’esttrèsgentilàtoi.»Aprèsavoirretournélevélosurlaselle,ilremarqual’entaillesursalèvreetl’ecchymosejaunâtresur

sajoue.«Lachaîneasauté…Monpèredevaitlaréparer,maisilaoublié,expliqua-t-elle.—Tuveuxquejem’enoccupe?—Siçanetedérangepas,çamerendraitbienservice.»Billyôtasavesteetremontalesmanchesdesachemise.Auboutdequelquessecondes,ilavaitremis

lachaîneenplaceetretournélevéloàl’endroit.«Etvoilà,c’estfait!»dit-ilenfrottantsesmainstachéesdecambouis.Pendant qu’il réparait le vélo, il ne lui avait pas échappé que Chrissie jetait des regards anxieux

alentour.Etàprésent,ellesemblaitpresséedes’enaller.«Tuvasbien?luidemanda-t-ilgentiment.—Viensavecmoi,s’ilteplaît.»

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Ellepoussasonvéloauboutdel’alléeet il luiouvrit leportail.Ilsmarchèrentquelquesminutesensilenceavantd’arriver aucarrédeverdureauquelWoodGardensdevait sonnom.Chrissie laissa sonvélocontrelagrille,puisilsallèrents’asseoirsurunbanc.«Qu’est-ilarrivéàtonvisage?»interrogeaBillyenregardantdroitdevantlui.Horrifié,ilécoutasonrécit.«C’esttonpèrequit’afaitça?—Cen’estrien…C’estdemafaute.Jen’auraisjamaisdûsortircommeçaendouce…Mesparents

sonttrèsstricts.Ilssefontdusoucipourmoi.»Danssonforintérieur,Billyétaitfurieuxàl’idéequeleDrSkinneraitlevélamainsursafilleetl’ait

enferméeensuitetoutleweek-end.Toutdoucement,ilpritsonvisageentresesmainseteffleurasalèvrefendueduboutdupouce.Ungesteaudacieuxdelapartd’unquasi-inconnu,etqu’iln’avaitpasdutoutprévu.Chrissieeutl’airsurpris,maiscontentedelelaisserlaregarderdanslesyeux.Auboutdequelquessecondes,ellepritlaparole.«CommentvaClark?»Laquestionbrisalelienquivenaitdes’établirentreeux.Billylaissaretombersesmainsetdétournale

regard.«Jesuisdésolée,reprit-elle.Maisjemesensaffreusementmaldel’avoirlaisséattendrehier.—Tuavaisunebonneraison.Tuétaisprisonnièrecheztoi…— Est-ce que tu l’as vu ? Je voudrais bien lui expliquer, seulement, je ne sais pas comment le

contacter.—Jel’aivu,oui.Etpourêtrefranc,ilavaitl’airplutôtcontrarié…Maisj’imaginequ’ils’enremettra.—Surtoutquandjeluiauraiexpliquépourquoi.—Tutiensvraimentàlefaire?—Oui,pourquoi?»Billysavaitqu’iln’étaitpasraisonnable,qu’ilétaitmêmeméchant,maisc’étaitplusfortque lui.Et

bienqu’ilaithontedel’admettre,ilvoulaitcettefille,fût-ceauprixdubonheurdesonami.«Chrissie, écoute-moi…Quand je t’ai rencontrée vendredi soir, je n’ai pas pu te quitter des yeux.

C’estavectoiquejevoulaisparleretdanser,seulement,cettemauditeSylviam’aquasimentkidnappé,ettoietClarkaviezl’airdetrèsbienvousentendre…Quandiladitqu’ilallaitteraccompagnercheztoi,jemesuissentidévasté.»Chrissie eut l’air peiné. « J’ai ressenti la même chose, mais je n’ai jamais rêvé que quelqu’un

d’aussi…d’aussi,enfin…quequelqu’und’aussibeauquetois’intéresseàmoi.»Illuipritlamainetlaserradoucementdanslasienne.«Tuesmagnifique,Chrissie.Tuasdel’allure,

delagrâce,del’élégance…Sylvianet’arrivepasàlacheville.»Ellerougitetluiadressaunsouriretimide.«Ils’estpasséquoi,entretoietSylvia?—Rien.»Ilhaussalesépaules.«Jel’airaccompagnéechezelleparpolitesse,maisjel’aiprévenue

quejenepourraispaslarevoirparcequ’ilyavaitquelqu’undansmavie.—Etc’estvrai?»demandaChrissieavecnervosité.Illuifitunclind’œil.«Pasencore.»Affolée,elleserelevad’unbond.«Ilfautvraimentquej’yaille…—Est-cequejepourraisterevoir?—J’aimeraisbien,mais…etClark?»Billy,gêné,dutavouerqu’ilavaitoubliésonami.«Jeluiparlerai»,promit-il.

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Billy avait décidé de ne rien dire àClark de sa romancenaissante avecChrissie,mais il se renditcomptequeceseraitimpossible.Quiplusest,c’eûtétéunesolutionlâche.Orilavaitbeauêtreunepetiteordureetunsalefourbe,iln’étaitpasunlâche.Laconversationauraitpumieuxsepasser.«Commentça,tusorsavecChrissie?demandaClarkd’unairsurpris.—Jesuisdésolé,sincèrement,mais,entreChrissieetmoi,çaafait tilt.Onressent tous lesdeuxla

mêmechoseet…»IlneterminapassaphrasepourlabonneraisonqueClarklesaisitàlagorge.«Tunesupportespasdemevoirheureux,hein?Qu’est-cequiteprend?Tusaispourtantàquelpoint

j’étaisemballéde lavoir, et tu saiscombiende temps j’ai attenduune fillecommeelle,oun’importequellefille,d’ailleurs,maistoi,tuesvenutoutfoutreenl’air!Bonsang,tuesincroyable!»Sesyeuxfulminaient de rage, et de la salive écuma aux coins de ses lèvres lorsqu’il poussaBilly violemmentcontrelemur.«Calme-toi,monpote…,ditBilly,stupéfaitparlaréactioninhabituelledesonami.—Jenesuispastonpote!Jeneveuxplusjamaisterevoir…Jamais!»Clarks’enalla,fouderage,enlelaissantsansvoix.Etvoilà…Uneamitiéd’enfanceréduiteànéantà

caused’unefille.Lachoseavaitdûseproduired’innombrablesfoisunpeupartout,maiscettepenséenele consola nullement. Désormais, il était décidé à rendre Chrissie heureuse, coûte que coûte.Malheureusement,deuxhommes,dontBillyignoraitencorel’existence,allaientconspirercontrelui.L’unétait le Dr Skinner, le père de Chrissie, l’autre était occupé à envahir l’Europe, désirant à tout prixétendresonempire.

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7

L’été 1939 fut le plus heureux de sa vie.Malgré la menace de la guerre, Billy vécut dans un étatpermanent d’euphorie. Son histoire avec Chrissie était devenue une réalité tangible, en dépit de ladésapprobation de son père.Car, ainsi que n’importe qui aurait pu le prédire, leDr Skinner détestaitprofondémentlejeunehomme.Àsesyeux,iln’étaitpasdignedesafille,n’étaitqu’unorphelinparasiteavec un emploi sans avenir, qu’idolâtrait une mère remplie d’illusions et que négligeait un pèrealcoolique.Lemédecinsesouvenaittrèsbiendecettefamille.AliceStirlingétaitunefemmeangoissée;aprèslamortdesonfils,elleavaitamenél’enfantqu’elleavaitadoptéàsoncabinetavecunerégularitéfastidieuse.EtquesafillesesoitamourachéedeceBillyStirlingagaçaitledocteurpar-dessustout.AumoinsChrissieavait-elleeulebonsensdeluienparlerplutôtquedelefréquenterendouce.Le

DrSkinneravaitétécertainquantà luique leur relationn’étaitquesuperficielleetqu’ellenedureraitpas,unjugementquis’étaitavéréerroné.Àprésent,sonseulespoirétaitqueBillysoitappeléauservicemilitairedansunfuturpastroplointainetquec’ensoitterminéunefoispourtoutesdeleurhistoire.Lapremièrerencontreentrelesdeuxhommesnes’étaitpastrèsbienpassée.Lemédecinn’avaitpas

revuBillydepuisl’enfance,maisilreconnutsonnometcompritsur-le-champ.Lacicatricequ’ilavaitausourcilgauchesevoyaittoujoursautant.«Bonsoir,DrSkinner»,ditBillyenluitendantlamain.Lemédecinl’ignoraetsetournaverssafille.«Jeveuxquetusoisrentréeàlamaisonàdixheuresetdemie.»MabelSkinner,encoredanssonuniformedesage-femme,sortitdelacuisine.«VousdevezêtreBilly,dit-elle.Jesuisraviedefairevotreconnaissance.»Sonmari lui lançaunregardnoiren lavoyantserrer lamainau jeunehomme. Ilavait fallu toute la

force de persuasion de Mabel pour le convaincre qu’ils devraient laisser un peu plus de liberté àChrissie.«Merci,MrsSkinner.Jeveilleraisurvotrefille.—Viens,Billy,allons-y!»lepressacelle-ci.Mabel retourna dans la cuisine. Les jeunes gens s’éloignèrent dans l’allée, sous le regard du

DrSkinnerquilesobservaitdepuisleseuildelaporte.Brusquement,BillyretintChrissieparlebras.«Attends-moiuneseconde,tuveux?»Revenantsursespas, ilarrivadevant laporteà l’instantoù lemédecins’apprêtaità la refermer. Il

coinçasonpieddansl’embrasureetapprochasonvisagetoutprèsdusien.«Sivouslevezencoreunefoislamainsurvotrefille,jevousjurequejevoustueraidemesmains!»LeDrSkinner,quipourtantn’étaitjamaisàcourtdemots,regardaBillyd’unairstupéfaittandisqu’il

repartaitetenlaçaitChrissieparlatailled’ungesteprotecteur.

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Billyn’avaitencorejamaisvécudegrandehistoired’amour.Lessentimentsqu’ilsentaits’éveillerenlui le ravissaient, et il était tellement amoureux que même l’infâme Dr Skinner ne parvenait pas àdécouragersesardeurs.Ilétaitterrifiéàl’idéequelaguerresoitbientôtdéclarée,etqu’onl’expédiesurquelquelointainchampdebataillepourprendrepartàunconflitqu’ilnecomprenaitpasvraiment.Billyavaitbeaun’avoirétéqu’unbébéàlafindelaGrandeGuerre,ilsavaitqu’elleavaitdétruitlaviedesonpère et, indirectement, celle de sa mère. Tout cela paraissait insensé, pourtant, une nouvelle guerremenaçaitdesabordersarelationnaissanteavecChrissie.

Ilsmarchaientmaindanslamainlelongd’unerivièretranquille.Lesoleilresplendissaitdanslecielbleuazuretlesoiseaux–bruantsjaunes,alouettesdeschampsetgrivesmusiciennes–semblaientjoueràquichanteraitleplusfort.Uneodeurd’ailsauvageflottaitdansl’air,ducressonpoussaitenabondanceauborddel’eau.Chrissieavaitmissarobed’étépréférée,bleuclairàpetitspoisjaunesavecuneceintureblanchequisoulignaitlafinessedesataille.Billyportaitsavestesurl’épaule,tenantdansl’autremainun énormepanier depique-nique.Leobondissait devant eux, pourchassant tous les lapins envue sansjamaisenattraperaucun.«Oùveux-tuqu’ons’installe?»demandaBilly.Chrissiebalayalabergeduregard.«Parlà,souscechêne…Ilyferafrais.»Ilsétalèrentlacouverturedansl’herbehaute.Chrissiesortitdupanierdesœufsdurs,dessandwiches

auxrillettes,destomatesbienmûresetuncakeauxfruitsfaitmaison.Leovints’asseoirentreeuxsansquitterdesyeuxlessandwiches.Auboutd’unmoment,unlongfiletdebaves’échappadesagueuleetdégoulinasurlacouverture.«Pourl’amourduciel,va-t’endelà,Leo!s’écriaChrissie.Lechiens’éloignaàpasfurtifs,laqueueentrelesjambes.«C’esttellementcalme,ici…Qu’ilyaitànouveaulaguerreparaîtimpossible.»Billy baissa les yeux sur les masques à gaz que tout le monde avait désormais pour consigne

d’emportertoujoursetpartout.«Jenesaispas,dit-ild’untongrave.Maiss’eninquiéternechangerarien…Autantprofiterdutemps

qu’ilnousresteàpasserensemble.»Chrissiesemblasoudainaffolée.«Tuparlescommesilaguerreétaitdéjàdéclarée!»Illuipritlesmainsetlaregardadanslesyeux.«J’espèrequ’onn’enarriverapaslà,maisilvautmieuxêtreréaliste…Auminimum,jedevraialler

fairemonservicemilitaire.»Il lui remituneboucleégaréederrière l’oreille.Lesyeuxembuésde larmes,Chrissiebaissa la tête.

Billyselevad’unbond.«Viens,allonsbarboter!—Quoi?Maiscetteeauestglacée!»s’esclaffa-t-elle.Ilétaitdéjàentrainderetirerseschaussuresetseschaussettesetderoulerlebasdesonpantalon.Leo

seredressavivementetsautadansl’eau.Chrissieenlevaàsontourseschaussuresetsessocquettes,puis,maindanslamain,ilss’approchèrentduborddelarivière.Billyfutlepremieràyplongerunorteil.«MonDieu,cetteeauestglacée!»Chrissieéclataderire.«Jetel’avaisdit!—Jesuissûrqu’ellen’étaitjamaisaussifroidequandonétaitpetits.»Chrissies’assitsurlaberge.«Tuesdéjàvenuici?»Billys’étaitavancédansl’eaujusqu’auxchevillesetavaitlespiedsgelés.Ilportaleregardauloin.«Oui,avecClark.Onyallaitensortantdel’école.Etmêmeparfoisaulieu

d’alleràl’école!Larivièreauxpierres,onl’appelait…Jenemerappelleplussic’étaitsonnomousi

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onl’avaitinventé.Onpêchaitdelafritureavecdesboutsdecotonattachésàunbouchonenliège.Cespetitscrétinsboulottaientlecoton,etnous,onlessortaitdel’eau…»Évoquercesouvenirluiarrachaunsourire.«Etpuis ilyavaitaussi lesécureuils…LeservicedesEauxetForêtspayaitdeuxsouspourtoute queue d’écureuil qu’on lui apportait. Les pauvres, ils sont considérés pire que la peste…Maisuniquementlesgris,paslesroux.Onlesappelaitlesratsdesarbres.Etonavaitbeaupasserdesheuresàlancerlescatapultesqu’onsefabriquaitpourenprendreun,onn’ajamaisréussi…»Leregardtriste,ilsetournaversChrissie.«Iltemanque?»demanda-t-elle.Billypataugeadansl’eauetlarejoignitsurlaberge.«Plusquetunel’imagines…Quandjesuispassé

chezluilasemainedernière,samèrem’aditqu’ilétaitsorti.Maisjesaisqu’ilétaitlà.Jevenaisdelevoirrentrer.»Illuitenditlamainetl’aidaàselever.«Viens…Allonsdéjeuner.»Chrissieramassaunpeudecressonetlesecouapourl’égoutter.Billylaregardad’unairintrigué.«Çairatrèsbienaveclesrillettes»,expliqua-t-elle.Alorsqu’ilsétaientétenduscôteàcôteàl’ombreduchêne,leventrelourddesandwichesetdecake,

Billy ferma lesyeux.AvecChrissie, il sesentaitvraimentheureux–malgrésonpère.C’étaitune filleadorable,quiferaituneparfaiteépouse.Elleétaitjolie,intelligente,etelleavaitl’âmesibellequ’elleavaitdelapeineàdiredumaldequiquecesoit.PasétonnantqueClarkensoittombéamoureux,etquedécouvrirleurduplicitél’aitensuiteanéanti…BillyseredressaetobservaChrissiequis’étaitassoupie.Ils’émerveilladevantseslongscilsépais,

seslèvrespleinesetsesjouesparseméesdetachesderousseurquelesoleilavaitrosies. Ilcueillitunbrind’herbeetlepassadoucementsursajoue.Ellebougeaetagitalesmainsdevantsonvisage.«Oh,jeviensdesentirquelquechose…»Elleseredressaetvitsonsourireespiègle.«Oh,c’était

toi!»Elleserallongeasurlacouvertureenriant,unemainderrièrelatête.Billysepenchaetl’embrassadoucementsurlabouche.Elleouvritlesyeux,puisellepritsonvisage

entresesmainsenl’attirantverselle.Il l’embrassaplusfort,avecplusdeferveur.Chrissieréponditàsonbaiser,etilroulasurelle.Quandilvoulutluiécarterlesjambes,ilfutstoppédanssonélanparungrondementsourdtoutprèsdesonoreille.Enrelevantlatête, ilaperçutLeoquigrognaitdoucementetmontraitpresquelesdents.Chrissiepouffaderirelorsqu’ellevitBillyselaisserretombersurledos.«Va-t’en,lechien!dit-ilenlechassantdelamain.Cetanimalestunvraitue-l’amour!»Ilébouriffalatêtedel’animalquiagitalaqueued’unairenthousiaste.«Seigneur,ilprendçapouruneinvitationànousrejoindre!»

Chrissie aimait Billy de tout son cœur, elle en était certaine. Les rapports avec son père étaientpénibles,pourdirelemoins,maiselleespéraitqu’ilfiniraitparaccepterBilly.Ilétaitsonpremierpetitami,etlecôtécharneldeleurcouplel’inquiétait.Ellen’avaitrienàcraindre.Enparfaitgentleman,ilnelaforçaitjamaisàallerplusloinqu’ellenesesentaitprête.Toutefois,l’autrejourauborddelarivière,s’iln’yavaitpaseuLeo…Elleserenditcomptequecettepenséel’excitaitetenéprouvadelahonte.N’avait-ellepasétémieuxélevéequeça?Sonpèreseraitfurieuxs’ilsavaitjusqu’oùallaitleurrelation.

Àmesurequelessemainess’écoulaient,lesjoursdevenaientpluschauds,etilspassaienttouslesdeuxdes heures au bord de la rivière aux pierres.Le gargouillis de l’eau qui se déversait sur les caillouxluisantsétaitapaisant,lespectacledubétailbroutantd’unairsatisfaitdanslesprésétaitrassurantet,plusimportant, ils trouvaient un vrai réconfort à être ensemble loin du regard désapprobateur du docteur.

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C’étaitunendroitparticulier,unhavredepaixdanslesfaubourgsdeManchester,unmondetrèsdifférentdecetteimmensevillelargementétendue,avecsescheminéesquicrachaientdelafuméeetsesvéhiculesàmoteurpétaradants.Cejour-là,lecielavaitunaspectmenaçant.Bienqu’ilfasseunechaleurétouffante,lecielavaitune

myriade de couleurs, principalement du gris, du noir et du violet – un vrai rêve d’artiste peintrepaysagiste.Ilyavaitdel’oragedansl’air.AlorsqueBillyetChrissieapprochaientdeleurcoinfavorisous le chêne, ils s’immobilisèrent enmême temps.La silhouette était reconnaissable entre toutes.Là,accroupidansl’eauetleurtournantledos,setrouvaitClark.«Qu’est-cequ’onfait?murmuraChrissie.—Jenesaispas…Ilnenousapasencorevus.—Valuiparler.Jet’attendraiici.»Billy n’hésita qu’une seconde avant de s’approcher sans faire de bruit, le cœur battant comme s’il

voulaits’échapperdesacagethoracique.«Çava,monvieux?»Clarksursauta,puisserelevaetledévisageaenmettantquelquessecondesàlereconnaître.Ilfautdire

queBillyavaitlescheveuxpluscourtsetleteinttoutbronzé.«Diable,tum’asfaitsursauter!—Qu’est-cequetuas,là?»Clarkbranditunpotenverreauboutd’unecordeélimée.«Desépinoches!»Sesyeuxbleusbrillèrentdejoieunesecondeavantdes’assombrir.Ilpassasamainmouilléedansses

cheveuxrouxetlesécartadesonvisage.Sestachesderousseurétaientplusprononcéesqued’habitude,etl’espaced’uninstant,Billycrutlerevoiràl’âgedeonzeans.Ilsentitsagorgesenouer,desortequesaphrasesuivanteressemblaàuncroassementétouffé.«Ons’estbienamusés,pasvrai,Clark?»Celui-ci marmonna quelque chose dans sa barbe et posa le pot rempli de poissons sur une grosse

pierre.Puis ilsortitde l’eauetse laissa tomberdetoutsonpoidssur laberge.Timidement,Billyvints’asseoiràcôtédelui.«Netesenspastropàl’aise,grommelaClark.—Écoute,onnepourraitpasredeveniramis?—Onnepourraitpasredeveniramis?répétaClarkenl’imitant.Onn’estplusaujardind’enfants!»

Ilréfléchituninstant.«Fautvoir…Tiens!»dit-ilensortantuneenveloppedesapoche.Billyl’ouvritetregardacequ’ilyavaitàl’intérieur.«Tuasétéappelé?—Jeparsauservicemilitaire.»Billysavaitquecen’étaitpluspourluiqu’unequestiondetemps.DepuisqueleParlementavaitvoté

la loi en avril, tous les hommes âgés de vingt et vingt et un ans devaient faire six mois de servicemilitaire.Nesachantquoidire,illuirenditl’enveloppe.«Clark,écoute…—CommentvaChrissie?»demandacelui-cienleregardantdroitdanslesyeux.L’entendrementionnersonnomlesurprit.Ilarrachaunbrind’herbe.«Ellevabien,jeteremercie.Enfait,elleestlàavecmoi.»Clarkregardadansladirectionqu’illuimontrait.Chrissiesortitdederrièreunarbre.Billyluifitsigne

devenirlesrejoindre.C’étaitlapremièrefoisqu’ellerevoyaitClarkdepuislasoiréeaubal.«Clark…Çamefaitplaisirdetevoir.»Ilselevaetlasaluad’unsignedetête,l’airmalàl’aise.«Jeferaismieuxd’yaller…Ondiraitqu’ilvapleuvoir.»À lamême seconde, une grosse goutte atterrit sur l’enveloppe en laissant une tache sombre. Clark

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enfilasavesteetremontasoncol.« À un de ces jours ! » Il s’éloigna sur la rive, accélérant le pas à mesure que les gouttes

s’intensifiaient.ChrissieregardaBillyd’unairdésespéré.Ilrappelasonami.«Clark,attends!»Cederniers’immobilisaetseretourna.Billycourutversluiens’arrêtantàunmètrededistance.Tous

deuxsedévisagèrentpendantplusieurssecondes.«Bonnechance,monvieux!»finitpardireBilly.Illuitenditsamain.Clarklafixasansbouger.Puis,trèslentement,ilsortitlasiennedesapoche,lalui

serraavecfermetéenleregardantdroitdanslesyeuxetesquissaunpetitsourire.Ilsn’échangèrentpasunseulmot,maisilscomprirenttouslesdeuxqu’ilsvenaientd’enterrerlahachedeguerre.Clarks’éloignasansseretourneret rentrachez luisousunepluiediluvienne.Billyrevintenvitesse

prèsdeChrissiequis’étaitabritéesousunarbre.«Toutvabien?»s’enquit-elled’unairanxieux.BillyregardalepotdeconfiturequeClarkavaitlaissésurlapierre.Deuxpoissonsnageaientenrond

etsecognaientauverreententantdésespérémentderetrouverlaliberté.Ilattrapalepotetlerenversadanslarivière.Dansunéclatargenté,lespetitspoissonss’enfuirentchacundansunedirection.BillysetournaversChrissieetluisourit.«Maintenant,toutvabien.»

Bienquel’arbrelesprotège,desgouttesdégoulinaientdesfeuillesettombaientsurlacouverturesurlaquelleilsétaientétendus.Unéclairdéchiraleciel,puisletonnerregronda,semblableaubruitquefaitleventred’unéléphantaffamé.«Jenesuispascertainequecesoitl’endroitleplussûrpours’abriter»,ditChrissie.Billyjetaunregardalentour.«Cen’estpasl’arbreleplushaut,çadevraitaller.»IlobservalevisageinquietdeChrissie.Elleavaitlescheveuxtrempés,desmèchesboucléesétaient

plaquéessursonvisage.Illapritparlamainpourl’aideràselever.«Rapproche-toidutronc,onseraplusausec.»Ilss’appuyèrentcontrelegrandarbreenattendantquepassel’orage.Danslepré,lesvachess’étaient

rassembléescontrelahaie.Lelitdelarivièregonflécoulaitàtoutevitessecommepourmieuxabsorbercesoudainaffluxd’eau.«Noschaussures!s’écriaChrissieenvoyant l’eaulesengloutir làoùils lesavaient laisséessur la

berge.Onvadevoirrentrercheznouspiedsnus!»Billy courut récupérer les chaussures et les vida dans la rivière. Il resta là quelques secondes, le

visagetenduversleciel,et,ensentantdel’eauluicoulerdanslecou,ilfrissonnamalgrélui.Ilrepensaàun incident survenu dans son enfance, un jour oùClark et lui s’étaient fait surprendre par l’orage icimême.LabergeétaitsiglissantequeBillyétaittombésurunrocheretavaitdéchirésonshort.Ilsavaitquesamèreallaitledisputeretavaiteupeurderentrerchezlui.Sibienque,quandClarkavaitproposéqu’ilséchangentleursshorts,illuienavaitétéfollementreconnaissant.Unefoisdeplus,sonamil’avaittiré d’affaire.Ce n’était que desmois plus tard qu’il avait appris queClark s’était fait copieusementenguirlanderparsamèrelorsqu’elleavaitvul’étatdushort.«Billy,reviens!criaChrissie.Tuestrempé!»Savoixleramenaauprésent,etils’empressadelarejoindresousl’arbre.«Désolé,j’étaistrèsloin

d’ici…—Tuasunemineaffreuse…Qu’est-cequ’ilya?—JepensaisàClark.Jen’arrivepasàcroirequ’ilvapartir.Parfois,jecontinueàlevoircommeun

petitgarçon,etlà,ilpartsebattre!Jenesuispassûrqu’illesupportera.—Ilnepartpassebattre,ilpartfairesonservicemilitaire.Onn’estpasenguerre,nel’oubliepas.

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—Jesais,tuasraison,maisilvapartirsixmoisetàcemoment-là,onserapeut-êtredéjàentrésenguerre…»Chrissieluiplaqualamainsurlabouche.«Tais-toi.Iln’yaurapaslaguerre.Jen’aipasenviedeteperdre.»Billyplongeasonregarddanssesyeuxbleusbrillantsdelarmes,puisillapritdanssesbrasetlaserra

toutcontrelui.«Tachemiseesttoutemouillée,dit-elle.Attends,laisse-moifaire…»Lentement, sans lequitterdesyeux,elledéboutonna levêtementet le lâchapar terre.Billysemità

respirerplusvite,salangueforçaseslèvresalorsqu’ill’embrassaitavecfougue,puisillaplaquacontrel’arbre. En sentant l’écorce rugueuse dans son dos, elle poussa un petit cri. Billy ferma les yeux ensongeantàClark.C’étaitluiquiauraitdûêtrelàavecChrissiecontrecetroncd’arbre…Laseulechosequ’il avait réussi à faire avait été de prendre ce qui était à son ami.À l’école, il lui avait donné sesdevoirsà terminer,et il lesavait tousfaitsàsaplace,heureuxqueBilly l’aitchoisipourêtresonamialorsquepersonned’autrene s’intéressait à lui.Àcet instant,Billy sedétesta si fortque sespenséess’embrumèrent. Il se colla plus violemment contre Chrissie, qui laissa échapper un cri étouffé. Il luireleva lesbras au-dessusde la tête en lesmaintenantd’unemain contre l’arbre et souleva sa jupedel’autre.Ellesursauta,maisquandilvitqu’ellenecherchaitpasàsedégager,illuilâchalesbrasetouvritsabraguette.Ilenfouitsonvisagedanssoncou,lesouffledeplusenpluscourt,brûlantetsaccadé.

Ce n’était pas de cette façon que Chrissie avait imaginé perdre sa virginité. Néanmoins, elle étaitrassuréedesavoirqu’ilétaitimpossibledetomberenceintequandonfaisaitl’amourdebout.

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8

Septembre1939

Incapablededormir,Chrissieétaitlevéedepuisenvirondeuxheures.Assiseàlatabledelacuisine,elleseservitunetroisièmetassedethé,puisytrempaunautrebiscuitaugingembrequ’ellesuçotad’unairmalheureux,unremèdecenséfairepasserlanausée.Maisilnes’agissaitsûrementquedesracontarsdevieillesfemmes,carelleavaittoujoursaussimalaucœur.Elleentenditclaquerlerabatdelaboîteaux lettres où le livreur de journaux venait de jeter leDailyTelegraph, apportant d’autresmauvaisesnouvellesdanssavie.Elleselevapéniblementetallalechercher.Letitredelauneluisautaauvisage:DERNIER AVERTISSEMENT DE LA GRANDE-BRETAGNE. La veille, Adolf Hitler avait envahi la Pologne. Laguerre paraissait désormais inévitable. Des abris antiaériens avaient étémis en place et desmilliersd’enfantsavaientdéjàétéévacués.Chrissie se tint le ventre à deuxmains et poussa un soupir. Elle portait en elle un secret qui allait

générerplusde troubleetdecontrariétédanscettemaisonquene le ferait jamais ladéclarationde laguerre.Elletressaillitenentendantsonnerdefaçoninsistanteet jetauncoupd’œilsurlapendule.Quipouvaitêtrelààsixheuresetdemiedumatin?Quiquesoitcettepersonne,elletambourinaitmaintenantsurlaporte.«C’estbon,j’arrive!»criaChrissie,agacée.ElledécouvritsurleseuilMrCutler,unvoisinetundespatientsdesonpère.«Oùestvotremère?Maudadescontractionsetellehurleàfaires’écroulerlamaison!»Ilentradans

levestibule.«Oùest-elle?»Ilappeladubasdel’escalier.«MrsSkinner?—Elleestdanssonlitetelledort…dumoins,elledormaitavantquevoussoyezvenutapersur la

porteaurisquedeladémolir!»MabelSkinnerapparutsurlepalieretnoualaceinturedesarobedechambreàlahâte.«MrCutler?s’exclama-t-elle.Quesepasse-t-il?—Maudestsurlepointd’accoucher…Jevousensupplie,venezvite!»Chrissie et samère échangèrent un regard inquiet.Le bébé deMaudCutler n’était pas censé naître

avantquatrebonnessemaines.«Chrissie,vat’habilleretpréparemasacoche!ordonnaMabel.JevaisemmenerMaudàl’hôpital.»MrCutlers’affola.«Vousn’allezpasl’accoucheràlamaison?Voussavezbienqu’ellevoulaitmettre

lebébéaumondedanssonlit…—Non,MrCutler, jenepeuxpas.Étantdonnéque lebébéneseraà termequedansunmois, ilse

pourraitqu’ilyaitdescomplications.Etcomptetenudel’âgedeMaud,jepensequ’ilseraitpréférabled’alleràl’hôpital.Retournezchezvousetattendez-moi.»Chrissiedemeurafigéesurplace.Dansquelquesmois,elleseretrouveraitdanslamêmesituation,les

piedscoincésdanslesétriersethurlantdedouleur,entraind’endurerlesregardsréprobateursdessages-

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femmes,lafureurdesonpèreetladéceptiondesamère.Ayantsoudaindumalàrespirer,elleessayadesepersuaderque tout iraitbien.Billyserait làauprèsd’elle,et, tantqu’elle l’aurait,ellepourrait toutsupporter.Elleserattrapaauchambranledelaportepournepastomberquandlavoixaiguëdesamèrelafitsursauter.«Chrissie,dépêche-toi!»

Lelendemain, ledimanche3septembre,selevasuruntempsmagnifiqueetensoleillé.Qu’onpuissedéclarerlaguerreparuneaussibellejournéeparaissaitimpensable.LesSkinnerétaientassisautourdelatabledelacuisine,laradioposéeaumilieu,chacunperdudanssespenséesdevantunetassedethé.Chrissie songeait à son bébé à naître, car elle ne pensait à rien d’autre.Mabel songeait au bébé desCutler,nélaveille,troptôtettroppetit,enespérantqu’ilvivrait.QuantauDrSkinner,ilsongeaitdéjààlafaçondefêterlefaitqueBillyStirlingseraitbientôtsortidelaviedesafillepourdebon.Sonordredemobilisationnemanqueraitpasd’arriveraucoursdesprochainessemaines.Descoupsfrappésàlaportebrisèrentlesilence.LeDrSkinnerallaouvrird’unairméfiantetaperçut

ladernièrepersonneaumondequ’ilavaitenviedevoiràl’instant.«Quevoulez-vous?—JevoulaisécouterlesnouvellesavecChrissie.Elleestlà?»EnreconnaissantlavoixdeBilly,celle-ciselevad’unbond.«Viens,assieds-toiavecnous.»Il l’embrassa sur la joue avant de prendre place à la table. Puis il attrapa lamain de Chrissie en

regardantleDrSkinnerdroitdanslesyeux.Lemédecindétournalatêteettripotaunboutondelaradio.Àonzeheuresquinze,lePremierministre,NevilleChamberlain,s’adressaàlanationens’efforçantde

masquerl’anxiétédanssavoix.«Cematin, l’ambassadeurbritanniqueàBerlinaremisunenoteaugouvernementallemandstipulant

que,àmoinsqu’ilnousassureavantonzeheurescematinêtreprêtà retirer sansdélai ses troupesdePologne,nosdeuxpaysseraientenguerre.Jedoisvousfairesavoirquenousn’avonsrienreçudetel,etque,parconséquent,notrepaysestentréeenguerrecontrel’Allemagne.»Chrissie,quiavaitretenusonsouffle,éclataensanglots.Billylapritdanssesbrasetelles’accrochaà

lui.LeDrSkinnerallumatranquillementunecigaretteetsoufflalafuméeau-dessusdelatable.«Ehbien,cettefois,çayest,dit-il.Vousferiezmieuxd’allerpréparervotrepaquetage,Billy.—Samuel!s’écriaMabel.Tais-toi…Tunevoispasquetafilleestbouleversée?»Billyseleva.«C’estbon,MrsSkinner…Viens,Chrissie,allonsfaireuntour.»Dansl’allée,ellelevalesyeuxenscrutantleciel.«Tucroisqueçanerisquerien?»Iléclataderire.«JenepensepasquelaLuftwaffevadébarqueraussivite!»Lesruesétaientquasidésertes,endehorsdequelquesmèresquiserraientleurbébédansleursbras.

Ellesserendaientàl’églisepourlesfairebaptisersanstarder.L’atmosphèredepaniqueétaitpalpable.ChrissieagrippaBillyparlebras.«Jesuisdésoléepourmonpère…—Tut’excusespourluidepuislejouroùons’estrencontrés.Jamaisiln’accepteradenousvoiren

couple,autants’yhabituer…D’ailleurs,ilaraison.Jevaisdevoirpartir.»Ellesefigeaetsecouvritlevisageàdeuxmains.Billyl’enlaçaparl’épaule.«Jenesaispasquoidire,Chrissie…C’estépouvantable,jesais,maisje

n’ypeuxrien.»Ilsvenaientd’arriverdansleparc.Chrissieselaissatombersurunbanc.«C’est encorepirequeceque tu imagines,dit-elled’unairmisérable, sesmains tremblant sur ses

genoux.Jepeuxavoirunecigarette,s’ilteplaît?»

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Étonné,BillyarronditlesyeuxetsortitsonpaquetdeWoodbine.Elleentiraunedupaquet,maissesdoigtstremblaientsifortqu’ellen’arrivapasàl’attraper.«Tupeuxmel’allumer?—Maisoui.»Ilallumaunecigaretteettiraunelongueboufféeavantdelaluipasser.Ellelamitentreseslèvresetlasuçota.«Tunet’yprendspascommeilfaut…Inspireaveclespoumons.»Chrissieaspiraunegrandeboufféeetsentitlafuméeserépandredanssapoitrine.Aussitôt,ellesemit

àétoufferetàtoussertandisquelafuméeenvahissaitsesnarinesetluipiquaitlesyeux.«Merci…,parvint-elleàdire,enluiredonnantlacigarette.Jemesensmieux.»Billyéclataderireetluiposaunbaiserlégersurlefront.«Tuverras,ons’ensortira.»Chrissiedemeurasilencieuseetobservalesenfantsquicouraientdansleparc.Ellesedemandas’ils

avaient compris ce qui s’était passé ce matin. Pour eux, la guerre devait représenter une aventureexcitante.Cependant,bientôt,ilsseraientévacués,séparésdeleurfamillependantdesmoisetdesmois,voiredesannées.Ellefrémitàcetteseulepensée.Billy s’adossa au banc, lesmains croisées derrière la tête, le visage tendu vers le soleil, les yeux

fermés.Elleposa samain sur son torseet sentit soncœurbattredoucement.Sachaleur, l’odeurde sachemiselavéedefraiset lecontactrassurantdesapeauluifirentdubien.Ellenesavaitpascommentelleallaitsupporterd’êtreséparéedelui.«Billy?finit-elleparmurmurer.—Oui?répondit-ilsansouvrirlesyeux.—Jesuisenceinte.»Ilsefigeauneseconde.Ellesentitlesbattementsdesoncœurs’accélérer.Puisillarepoussaunpeu

pourlaregarderdanslesyeux.«Quoi?Maiscomment…Cen’estpaspossible!»Ellevitlesangseretirerdesonvisagetandisqu’ilattendaituneexplication.«Manifestement,c’estpossible,parcequejelesuis,répliqua-t-elle,quelquepeuindignée.—Mais la seule foisoùona fait l’amour,c’était souscechênependant l’orage…» Il se leva, les

poingssurleshanches.«Commentas-tupulaisserarriverunechosepareille?»Chrissieserecroquevillasurelle-mêmecommes’ilvenaitdeluiflanquerunegifle.«Moi?Jepense

quetudécouvrirasquepourfaireunbébé,ilfautêtredeux!—Unbébé!répétaBilly.Jen’arrivepasàlecroire…Tulesaisdepuisquand?—Deuxmois.—Ettunem’enasrienditavantaujourd’hui…Tuenessûre?—Jesuislafilled’unmédecinetd’unesage-femme.Naturellement,j’ensuissûre!—C’estunecatastrophe.Commentas-tupuêtreaussi…aussi…—Aussiquoi?»Ilrevints’asseoirsurlebancetsepritlatêteentresesmains.«Tul’asditàtesparents?—Àtonavis?raillaChrissie.—Tuveuxbienmelaisseruneminute?Jenepeuxpas…Écoute,j’aibesoind’êtreseulletempsde

digérerça.Jesuisdésolé.C’estunchoccomplet.»Ilselevaets’éloigna,sansmêmeseretourner.Chrissielevitsemettreàcouriretdisparaîtreaubout

del’allée.Jamaisellenes’étaitsentieaussiseuleetabandonnéedesavie.Lapeurquil’envahitsemuabrusquementencolère.CommentBillypouvait-il lui faireça?Elle jetades regardsalentour,espérantquequelqu’unluivienneenaide,maischacunétaitabsorbéparsaproprevie.Elleauraittoutaussibienpuêtre invisible.Attrapantsonventreàdeuxmains,ellese laissa tomberpar terreàgenoux, lecorpssecouédesoubresautstandisqu’ellesanglotaitàchaudeslarmes.

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AliceStirlinglevalesyeuxdesacouturequandsonfilsouvritlaporteetentraentrombe.Elleavaitmalauxdoigtsàforcedepousserl’aiguilledansl’épaistissuopaque,maiselleavaitpresqueterminélesrideauxpourleurminusculemaison.Lescheveuxenbatailleetlefrontensueur,ilavaitl’airdanstoussesétats.«Billy!s’exclama-t-elle.Oh,viensici…Quellenouvelleépouvantable…»Ellelefitasseoirdevant

latabledelacuisineetmassaseslargesépaules.«Quelchoc…Jesaisbienqu’ondevaits’yattendre,mais…»Ilseretournaverssamèred’unairsurpris.«Commentlesais-tu?—Commentça,commentjelesais?Jel’aientenduàlaradio.JesuisalléechezReg,etilm’alaissée

écouterlesinformationsaveclui.—Oh,tuparlaisdelaguerre…Oui,c’estterrible.Mais,commetuledis,ons’yattendait.Cen’était

qu’unequestiondetemps.»Ilbalayalapièceduregard.«Oùestpapa?»Alicetoussota.«Jenesaispas.Ilestsortidebonneheurecematin.»Billyserrasamèredanssesbras.Elleméritaittellementmieux…Un rôti cuisait dans le four et, endépit des événements, l’odeur alléchante le réconforta.Cen’était

qu’unmorceaudeviandedequalitémédiocre,maisune foisqu’Alice l’aurait accommodé, il aurait lamêmetextureetlemêmegoûtqu’unbonsteakdanslefilet.Imaginerlasaucebruneentraindemijoterluimit l’eau à la bouche. Sa mère était une excellente cuisinière. Ses pommes de terre rôties étaientlégendaires,lesmeilleuresdumonde,tendresetmousseusesàl’intérieur,croustillantesetbiengrilléesàl’extérieur.Elleavaitégalementpréparéunetarteauxpommes,sondessertpréféré,quiattendaitquelerôtisoitcuitpourêtremiseaufour.«Tuvaslaserviravecdelacrème?demandaBilly.—T’ai-jedéjàserviunetarteauxpommessanscrème?»Il leva le regard vers samère, les yeux remplis de larmes.Que serait-il devenu si elle n’avait pas

débarquédanscetorphelinatetnel’avaitpasprisdanssachaisehauteencréantcelienimmédiatentreeuxdeux?Laguerreallaitlesséparer,etsoncœurseserraenpensantàlasouffrancequesamèredevraitendurer.Ill’observa,deboutdevantl’évieretledostremblant,alorsqu’ellefrottaitlespommesdeterre.«Jet’aime,maman.»Alice agrippa lebordde l’évier en s’efforçantde se ressaisir.Puis elle s’essuya lesmains sur son

tablieretsetournafaceàsonfils.«Moiaussi, je t’aime,Billy.Ne l’oublie jamais.»Ellevint l’embrasser sur le front.Sans fairede

remarqueàproposde la larmequi roula sur sa joue.«Àprésent, tuveuxbienmettre la table, s’il teplaît?—Biensûr.Combiend’assiettes?»Aliceretournaàsespommesdeterreensoupirant.«Trois.Undecesjours,peut-êtrequetonpèrese

rappelleraoùilhabiteetnousferalagrâcedesaprésenceaudéjeuner.Mieuxvauts’ypréparer.Oh,etsorsdesverrespourlevin…—Levin?—Oui.Etaussidesserviettes.Puisqu’onvientd’apprendredemauvaisesnouvelles,unbondéjeuner

nousrassérénera!Ilyaunebouteillederougeaufonddeceplacard.Jenemerappelleplusd’oùellevient,maisjesuispersuadéequeçaira.—Elledoitêtrebiencachée,sipapanel’apasencoretrouvée!—Allons,allons,Billy…Montreunpeuderespectpourtonpère.—Oui…Désolé,maman.»Unetelleloyautéenverssonirresponsabledepèreledépassait.

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Aprèsqu’ilseurentfinidemanger,Billyrepoussasonassietteets’appuyaaudossierdesachaise.«J’aiunenouvelleàt’annoncer,maman.»Alicedébarrassalatable.«Ahoui?Laquelle?»Illuipritlamain.Aprèsdesannéesdetâchesdomestiques,sapeauétaittouterêche,etils’étonnade

nel’avoirencorejamaisremarqué.«Assieds-toi,s’ilteplaît.Laisseçapourl’instant.»Leregardinquiet,Aliceobtempéra.«Quesepasse-t-il,monchéri?—Chrissieestenceinte.»Elleportasesmainsàsabouche.«Oh,monDieu,Billy…Commentas-tupuêtreaussibête?»Ilselevaetfitlescentpasdanslacuisine.«Tuasraison.Jesuisunimbécile.Qu’est-cequejevais

faire?»Samèreselevaàsontouretleserradanssesbras.«Çavaaller…Ontrouveraunesolution,dit-elle

enjetantunregardanxieuxverslaporte.Maismieuxvaudraitnepasenparlertoutdesuiteàtonpère.»Billyacquiesça.«PauvreChrissie…Jen’arrivepasàcroirequej’aiepuréagiravecuntelégoïsme.»Samèreparuthorrifiée.«Billy!Ilfautquetuluiparles,elledoitêtresensdessusdessous…Oh,mon

Dieu,quelgâchis!Quellejournée!—Tuasraison.Ilfautquejeretournelavoir.Jemesuiscomportéd’unefaçondétestable.»Ilattrapa

savestesurledosdelachaiseetembrassasamèresurlajoue.«Àtoutàl’heure.»

Il parcourut les deux kilomètres jusque chezChrissie au pas de course, son déjeuner lui pesant surl’estomac.Ilarrivahorsd’haleine,sachemiseimbibéedesueurcolléeàlapeau.Ilsedirigead’abordverslecabinetmédical,puisseravisaetallaàlaported’entrée.Ilappuyasurlasonnetteenlaissantsondoigtdessus.Ilressentitsoudainunehostilitéincroyableàl’égardduDrSkinneretsemoquaitpasmaldeledéranger.EnentendantLeoaboyercommeunfou,ilpriapourquecesoitChrissiequivienneouvrir.Malheureusement,cefutlavoixbourruedesonpèrequirésonnadanslevestibule.LeDrSkinnerouvritlaporteetleregardaduhautdelamarche.«DrSkinner,est-cequeChrissieestlà,s’ilvousplaît?—Non.»SaréponsesurpritBilly.«Ah…Etpouvez-vousmedireoùellesetrouve?—Non.—Savez-vousquandellerentrera?—Non.»Billydétestaitcethomme.Ilpritsur luipourparlercalmement.«Danscecas,vousvoulezbien lui

transmettreunmessage?Non,àlaréflexion,inutiledevousdonnercettepeine…Jevaisl’attendre.»Sansunmot,leDrSkinnerrefermalaporteetlaverrouilla.

Cachée en haut de l’escalier, Chrissie sourit. Elle savait que Billy viendrait, seulement, il s’étaitcomporté d’une façon monstrueuse, et elle avait besoin d’un peu de temps pour se remettre de sesémotions.Dureste,çaneluiferaitpasdemalderéfléchiràl’attitudeabominablequ’ilavaiteue.Elleallaitlelaissermarinerunedemi-heure,aprèsquoielleiraitleretrouver.

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Assisauborddutrottoir,Billyfumadescigarettesàlachaîneencontemplantsonavenir.Dequelquefaçonqu’ill’envisage,ilnes’annonçaitguèreprometteur.Sapetiteamieétaitenceintesansêtremariée,son père le haïssait, et la guerre venait d’être déclarée de sorte que, qu’il le veuille ou non, il allaitdevoir se battre. Il sursauta en entendant des pas derrière lui. Samuel Skinner s’accroupit et lui parlad’unevoixmenaçanteàl’oreille.«Elleestlà,maiselleneveutpasvousvoir.»Billyseretournavivement.«Pardon?Jenevouscroispas.—Commevousvoudrez,mais,jevousassure,vousperdezvotretemps.Ilsembleraitquevousayezeu

unedispute.Elleneveutpasmedireàquelsujet,néanmoins,jevoussuggèrederentrerchezvousetdel’oublier.»Billyselevapourfairefaceàsonennemi.«Celavousplairait,n’est-cepas?Malheureusement,vousn’êtespasenpossessiondetouslesfaits.»

Iljetasavestesursonépaule.«DitesàChrissiequejerepasseraidemain.»

Rentréchezlui,leDrSkinnerseplantaaubasdel’escalierets’adressaàsafille:«Ilestparti,Chrissie.Iladitqu’ilenavaitassezd’attendre,qu’ilnepensaitpasquetuenvalaisla

peineetque,detoutefaçon,ilneseraitbientôtpluslà.Ilaajoutéquetuferaismieuxdenepasl’attendreetdecontinuertavie.Tusais,jenesuispassûrqu’onreverracejeunehomme.»Sidérée,Chrissieserelevaenseretenantà larambardede l’escalier.Ellenepouvaitpas lecroire.

Elle avait juste eu l’intentionde le faire attendreunpeu, et lui, il l’avait quittée !Non, cen’était paspossible…Ellecourutà la salledebainsetvomitdans les toilettes,prised’unenauséequicette foisn’avaitrienàvoiraveclebébéquigrandissaitenelle.

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9

LetempsqueBillyreviennechezlui,samèreavaitrangélacuisineettricotaitaucoindufeu,faceàsonpèreendormidanssonfauteuil.Elleluifitsignedenepasfairedebruit.«Tuluiasparlé?»demanda-t-elletoutbas.Ill’invitad’ungesteàlesuivredanslesalon.«N’allumepas,ditAlice.Jen’aipasencoremis lesrideauxobligatoirespour lecouvre-feu. Il fait

sombre,maisjepréfèrenecouriraucunrisque.»IlsrestèrentdeboutdanslapénombrependantqueBillyluiracontaitsonentrevueavecleDrSkinner.« Cet homme est abominable… Je ne comprends pas comment il peut exercer la profession de

médecin!Tucroisquecequ’ilt’aditestvrai,etqueChrissieneveutplustevoir?—Jen’ensaisrien,maman.C’estpossible.J’aiétémoi-mêmeassezabominable.—Ellechangerad’avis, il lefaudrabien.Elleportetonbébé.Laisse-luiunpeudetemps.N’oublie

pasqueseshormonessontcomplètementchamboulées.Maissiellesaitquetuesvenulavoir,ellet’ensauragré.Elleteparleraquandellesesentiraprête.Enattendant,pourquoineluiécris-tupasunelettre?—Unelettre?Oh,jenesaispas…—Réfléchis-y,Billy.Direcequ’onpenseparécritestbeaucoupplusfacile.Tupourrast’excuseret

luifairepartdetessentimentssanstepréoccuperdedirecequ’ilnefautpas.Tun’aurasqu’àlaposter,ceseraitungestedélicat,quiluimontreraquetuasfaituneffort.Qu’enpenses-tu?—D’accord.Jeleferaidemain.Là,jesuistropfatiguépourréfléchir…Cettejournéeaétéhorrible.—Jesuissûrequ’ons’ensouviendralerestantdenotrevie…Tum’aideraisàaccrochercesderniers

rideaux?—Volontiers.J’aigrandbesoindem’occuper.»Lorsqu’ilseurentterminé,lanuitétaittombée,etuncalmeétrangerégnaitdanslesrues.Billy écarta légèrement le rideau en scrutant l’obscurité. Le couvre-feu avait déjà été strictement

imposé.«Onn’yvoitrien.»Samèrearrivaderrièreluietjetauncoupd’œildehors.«Jesais…Ilsontéteinttouslesréverbères.

Apparemment, sions’aventuredehorsaprès la tombéede lanuit, il faututiliserune torche recouverted’unsacenpapierkraft.Etceuxquisedéplacentenvoituren’ontpasledroitd’allumerleursphares.—Etc’estpournotrepropresécurité?rétorquaBillyd’unairsceptique.—Ilfautfaireconfianceauxresponsables.Ilssaventcequ’ilsfont.—Espérons-le!»Ilembrassasamèresurlajoue.«Siçanetedérangepas,maman,jecroisqueje

vaisallermecoucher.—Va.Bonnenuit,monfils,dorsbien…Demain,toutparaîtradifférent.»

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Assiseparterredevantlestoilettes,Chrissierepliasesbrassurlesiège.Ellen’auraitpaspuimaginerunesituationplus indigne.Sonpetit aminevoulait plus rien avoir à faire avec elle, elle allait devoirsupporterlahonteetl’humiliationtouteseule.L’idéedeparleràsesparentsluidonnadenouveauenviedevomir.Sonnezetsagorgeétaientirritésparlabileetlesmusclesdesonventrelatiraillaient.Elleentendaitsesparentsdiscuterdanslacuisineàvoixbasse.Etbienqu’ellenecomprennepascequ’ilssedisaient,elle ledevinait.LeDrSkinnerdevait jubilerdesavoirqueBilly l’avaitquittéeetd’avoirvujusteàsonsujet.Elles’immobilisaenentendantquelqu’unmonter l’escalier.Tendant l’oreille,elle futsoulagéedereconnaîtreunpaslégerquiressemblaitplusàceluidesamèrequ’àceluidesonpère.Etsoudain,onfrappauncouphésitantàlaporte.«Chrissie?murmuraMabel.Combiendetempsencorevas-turesterdanscettesalledebains?Tues

làdepuisdesheures!»Elleattendituneseconde.N’obtenantaucuneréaction,ellerevintàlacharge.«Machérie,tunepeuxpasypassertoutelanuit.Laisse-moientrer…Onparlera.»Chrissienerépondittoujourspas.«Trèsbien,jevaism’asseoirdevantcetteporteetattendrequetusoisprêteàsortir…Tonpèren’est

pascontent,tusais.Iladûallerauxtoilettesdanslacour.»Cette information arracha un petit sourire àChrissie. Son père avait horreur d’être obligé de sortir

pour aller aux toilettes.Elle voulut se relever,mais ses jambes étaient si ankylosées qu’elle réussit àpeineàbouger.Lentement,elleseredressa,aussivacillantequ’unenfantquifaitsespremierspas.Sesmainstremblaientsifortqu’elleeutdumalàfairecoulisserleverrou.Dèsqu’elleouvritlaporte,ellevitleregardstupéfaitdesamère.«MonDieu!Qu’est-cequit’arrive,machérie?Tuasunemineépouvantable!»Chrissiesecontentadepasserdevantelleetallasejetersursonlit.Mabellasuivitdanssachambre,

oùellelatrouvaétenduesurleventre,latêteenfouiesousl’oreiller.Ellevints’asseoirauborddulitetluicaressaledos.«Allons,cen’estpassigrave…Cen’estpascommesiBillyétaitleseulgarçonsurlaterre!Ilest

sympathique,certes,maisnousavonstoujourssuquetupouvaistrouvermieux.»Chrissieseredressa,levisageluisantdetranspirationetdelarmes,lesyeuxrougisettoutgonflés.«Je

l’aime,maman»,dit-ellesimplement.Mabelhésita.«Jesaisquec’estcequetucrois,maisas-tuvraimentidéedecequ’estl’amour?Iln’a

étéquetonpremierpetitami…—Tupourraisarrêterdeparlerdeluiaupassé?Iln’estpasmort.»Chrissie ravala labilequi luimontadenouveaudans lagorge.Elle recommençaà frissonner et se

rallongeasursonlit.Mabell’observaavecattention,et,brusquement,ellepâlitetsemitàtremblerelleaussi.Malgrésaconsternation,ellearticuladefaçontrèsdistincte:«Petitegarce!—Riennet’échappe,hein,maman?—C’est tout ce que tu trouves à dire ?De combien es-tu enceinte ? Je suppose que c’estBilly le

père…MonDieu,c’estpourcetteraisonqu’ilt’alaisséetomber?»Chrissie se redressa. La réaction de sa mère lui donna envie de se rebeller. « À quelle question

préfères-tuquejerépondeenpremier?»Mabelselevaetmarchadelongenlargedanslachambre.«Pauvrepetitesotte,jen’arrivepasàle

croire!Tonpèreavaitvujustedepuisledébut!dit-elleenélevantlavoix.Oh,Seigneur,tonpère…»Elle s’empressa d’aller fermer la porte à laquelle elle s’adossa en prenant de longues inspirationsplusieursfoisdesuite.Chrissiecrutqu’elleallaits’évanouir,maissamèreditsimplement:«Ilfautquejeréfléchisse.»

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Lelendemain,alorsquelaGrande-Bretagnes’efforçaitd’accepterlefaitqu’elleétaitenguerre,BillyécrivitsalettreàChrissie.«Maman,onestquelledate,aujourd’hui?cria-t-il.—Le4!»réponditsamèredelacuisine.Ilécrivit l’adresseenhautdelapageet inscrivit ladateau-dessous.Leplusdifficilerestaitàfaire.

Dansd’autrescirconstances, ilauraitdemandéàClarkde l’aiderpourveniràboutdecette tâche ;enréalité,ilauraitsansdoutefiniparl’écrireàsaplace.Billychassasonamidesespenséesetessayadeseconcentrer.Nesachantpascommentilallaits’yprendre,ilcommençapar«MachèreChristina»,ensedisantqu’écriresonnomentierdonneraitplusdesincéritéàsalettre.Aprèscela,lesmotscoulèrentavec une facilité surprenante, et il s’estima satisfait du résultat. Il écrivit l’adresse de Chrissie surl’enveloppe,collauntimbre,puismitlalettredanslapochedesaveste.«Jesorsposterça»,dit-ilàsamère.Il avait pensé la glisser sous sa porte, cependant il ne se sentait pas prêt à affronter de nouveau le

DrSkinner.Non,ilallaitlaposteret,quandChrissieauraiteuletempsdedigérercequ’illuidisait,iliraitlavoir.Pleind’entrain,ilmarchadanslarueenayantsoudainlacertitudequetoutfiniraitparallerbienpoureuxdeux.Oui,ilavaitagicommeunparfaitimbécile,maiscettelettreallaittoutarranger.

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10

1973

Tinareluttroisfoislalettreavantdelareplieretdelaposersurlatablebasse.Ellebutunegorgéedesatassedechocolat.Ilétaitcomplètementfroid.Cettejournéeéprouvantel’avaitépuisée,maislesdrapsgrispoisseuxdupetit litn’étaientpas trèsengageants.Etbienque la lettredeBilly luiait faitoublierRick un instant, elle se sentit à nouveaumal en pensant à l’énormité de ce qu’elle avait fait. Elle seretrouvaitentièrement livréeàelle-mêmeet, au lieud’éprouverunsentimentde liberté, elle se sentaitaffreusement seule.Toutau fondd’elle, elle savaitquequitter sonmariviolent était l’unique solution,néanmoins,elleavaitpeurdecequil’attendait.Elle s’allongea sur le petit canapé élimé et ferma les yeux en essayant denepaspenser à lui.Elle

imagina Billy trente-quatre ans auparavant en train d’écrire sa lettre à Chrissie. La guerre avait étédéclarée laveille, et l’atmosphèregénéraledevait être à l’incertitude,maispourquoine l’avait-il paspostée?Peut-êtrequ’ilavaitchangéd’avisetpréféréallerluiparlerdevivevoix.Àmoinsqu’iln’aitététué tandis qu’il se rendait à la boîte aux lettres… Tina frissonna, se reprochant d’être aussimélodramatique.Il était presqueminuit lorsque, enfin, elle se mit au lit, se tournant et se retournant sur le matelas

cabossé avant de trouver une position confortable. En cette seconde, elle aurait donné n’importe quoipourêtrepelotonnéedanssonproprelit,mêmeavecRickronflantàsescôtéscar,quandilsdormaient,saprésence avait quelque chose de réconfortant. Elle n’avait pas l’habitude de dormir sans lui, et lemoindre bruit paraissait comme amplifié. Elle entendait des pas sur le palier qui semblaient s’arrêterjustedevantsaporte.Leréfrigérateurbourdonnait trèsfortet le robinetde l’éviergouttaitàunrythmerégulier.Étenduelesyeuxgrandsouverts,osantàpeinerespirer,elleseforçaàsecalmeretrepensaàlachansonquesamèreluichantaitlesoirquandellevenaitlaborderdanssonlit.

Dorsmonenfant,lapaixt’accompagneraToutaulongdelanuitSesangesgardiens,leSeigneurt’enverraToutaulongdelanuit.

Cetteberceuse lancinante l’avait toujours rassurée,etconvaincuequ’aucunmonstrenesecachaitaufonddel’armoire.Maiscettenuit,lachansonnefaisaitpasdutoutsoneffet,etbienqu’elleaithontedese l’avouer, si Rick était venu frapper à la porte, elle l’aurait suivi sans hésitation pour retrouver la

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familiaritédeleurchambre.Telunagneaupartantàl’abattoir.

Le lendemainmatin,Tinaavait retrouvéunpeu lemoral.C’étaitcurieuxcommetoutparaissaitallermieuxàlalumièredujour.Ellefitsatoilette,s’habillaetpritlebuspourserendreàsonbureau.Arrivéelapremière,commed’habitude,ellefilabrancherlabouilloireetsortirlestasses.«Bonjour,Tina!ditLinda,unedesesprochescollègues.Tuaspasséunbonweek-end?—J’aiconnumieux»,répondit-elleenlaregardantaccrochersonmanteau.Lindas’approchaetlaregardaenface.«Rick?»Tinasedétournapourpréparerlethé.«Jel’aiquitté.»Lindal’attrapaparlesépaules.«Ehbien,ilétaittemps!Ettuespartieoù?»Elle lui raconta les événements de la veille, et comment elle avait atterri dans cette petite chambre

minable.«Tuauraisdûvenirchezmoi!Qu’est-cequejet’aidit?Ilyauratoujoursunlitpourtoi.»Tinalaserradanssesbras.«Jesais,etjet’enremercie,maisilfallaitquejemedébrouilleparmoi-

même.—Tuessifière,sientêtée…Tuaseudesesnouvelles?»Tinajetaunregardinquietversl’entréecommesielles’attendaitàvoirRickfaireirruption.Envoyant

laportes’ouvrir,ellesursauta,maisc’étaitseulementAnnequiarrivait.«Regardezcequej’aitrouvésurlepalier!»dit-elleenbrandissantunsacremplidevêtements.Tina

etLindas’approchèrent.«Ilyaunmotavec»,ditcettedernière.Ellel’arrachaetletenditàsonamie.«C’estpourtoi.»Puisquetuasprismoncœurettoutmonargent,autantquetuprennesaussilesvêtementsquej’ai

surledos.«C’estdelapartdequi?»demandaAnne.Tinacourutàlaporteetregardadepartetd’autredanslarue.ElleaperçutRick,vêtuseulementd’un

vieuxslipkangourougris,quis’éloignaitd’unpasnonchalant.Ellel’imaginaentraindesifflotertoutenarrachantdesfeuillessurlahaie.Ellesecoualatête.Seigneur,j’avaisbienbesoindeça!

Unesemaines’écoula,puisunedeuxième,sansqu’elleaiteudecontactavecRick.Malgréelle,elles’inquiétaitpourlui.Letempsquipassaitémoussaitassurémentlessouvenirs.Cesamedi-là,elleétaitàlaboutiqueentraindemettredesprixsurdesvêtementslorsqu’elleentenditlasonnetteeteutlasurprisede voir entrer sa belle-mère. Molly Craig semblait plus vieille que son âge, en dépit de son épaismaquillageetdesescheveuxblondsaubrushingimpeccable.«Molly, çame fait plaisir de vous voir », dit Tina, qui grimaça intérieurement en proférant un tel

mensonge.Lesdeuxfemmesnes’étaientjamaisbeaucoupappréciées.«Jet’enprie,Tina…Tusaissansdoutepourquoijesuislà.—Euh…Vouscherchezunenouvelletenue?—Épargne-moitesfacéties.Qu’est-cequisepasseavecRick?Jeviensdepasserlevoiretjel’ai

trouvédansunétatépouvantable.Ilditquetul’asquittéetqu’ilnesaitpaspourquoi.—Ilsaittrèsbienpourquoi.—Danscecas,peut-êtrepourrais-tuéclairermalanterne.»Mollys’installasuruntabouretetcherchasescigarettesaufonddesonimmensesac,sesonglestrès

longsettrèsrougescompliquantquelquepeulatâche.

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Tinasoupira.«Faitescommechezvous,jevousenprie…Vousvoulezunetassedethé?—Tun’asriendeplusfort?—Uncafé?»Mollyignoralapropositiondesabelle-fille.«Écoute,j’ignorecequis’estpasséentrevous,maistudevraisaumoinsallerlevoir.Quandjesuis

passéecematin,l’appartementressemblaitàunevraieporcherie.Ilyavaitlesbouteillesdelaitdatantd’unesemainesurlepalier,ducourrierentasséderrièrelaporte,etuneodeurfétidedanstoutelamaison.J’ai sincèrementcruqu’il étaitmort…Les rideauxétaient tirés, et il amisdixminutesavantdevenirm’ouvrir.Quandilafiniparsetraînerjusqu’àlaporte,j’avouequej’aieuunchoc.Ilavaitl’aird’avoirquatre-vingt-dixanset il neportait qu’un slip…C’estunhommebrisé,Tina.Quoiqu’il se soitpasséentrevous,çadoitpouvoirs’arranger.»Tinaréussitenfinàplacerunmot.«Est-cequ’ilvousaditqu’ilmefrappait?»Mollyeutladécencedeprendreunairoutré,maisrienqu’uninstant.«Quelhommenedonnepasune

tapeàsafemmeunefoisdetempsentemps?Pourqu’ilsesoiténervé,c’estquetuasdûfairequelquechosedegrave…Ricka toujours été soupeau lait, tu le sais aussibienquemoi.Depuis le temps, tudevraissavoirt’yprendreaveclui!—Vousêtesincroyable,Molly…D’ailleurs,vousfaitespartieduproblème.Toutesavie,vousl’avez

gâté.C’estvousquiavezfabriquécemonstre.—Unmonstre?MonpetitRicky?N’exagèrepas…»Elletiraunelongueboufféesursacigaretteen

plissantlesyeux.«S’ilteplaît…Çamecoûtedeledire,maistusaisbienqu’ilnejurequepartoi!—J’aifaillilecroire.»Mollyparlad’untonplusdoux.«Jesaisbienqu’iln’estpastoujoursdetoutrepos,maisilt’aime,il

t’aimevraiment!»Tinasentitqu’ellecommençaitàfaiblir.Elleseréprimandaensilence.«Jesais,etunepartiedemoil’aimeratoujours,maisjenepeuxpasrevenir…pasmaintenantquej’ai

enfinréussiàpartir.»Ilfallaitqu’elleresteferme,ellelesavait.«Jet’enprie,Tina,vaaumoinslevoir.»ElleconnaissaitMollyCraigdepuissuffisammentlongtempspoursavoirqu’ellenedécolleraitpasde

laboutiquetantqu’ellen’auraitpasobtenucequ’ellevoulait.«D’accord,jepasserailevoircesoirenrentrant.Detoutefaçon,ceseraitbienquejerécupèredeux

outroischoses.»Mollypoussaungrossoupir.«Merci.»Puiselleluitapotalamaindansunfauxgestedesolidarité.

Instinctivement,Tinalaretira.«Jevaisleprévenirquetupasserasplustard.»Surcesmots,elleselevaetsortitdelaboutique–missionaccomplie!Tinaavaitconsciencequ’ellevenaitdesefairemanipuler,maiselleseditqu’elleallaitjustepasser

prendre quelques affaires. Elle expliquerait clairement à Rick qu’elle ne reviendrait pas, et que leurcouplen’avaitaucunavenir.

À la fin de la journée, Tina s’immobilisa devant le portail du jardin, le temps de rassembler soncourage.Ellenotaquelesmauvaisesherbesavaientétéarrachéesdanslesplates-bandes,etlepetitcarrédepelousetondu.Mêmel’abreuvoirenpierrepourlesoiseauxétaitremplid’eau,et lesdeuxnainsdejardin rayonnaient de propreté.Elle allait frapper à la porte quand elle remarqua que la sonnette, quipendouillait au bout de ses fils depuis des années, avait été revissée.Visiblement,MollyCraig avaitbeaucoupexagéréladescenteauxenfersdesonfils.D’undoigthésitant,elleappuyasurlepetitboutonnoirétincelant.Etelleavaitbeaus’yattendre,lasonneriestridentelafitsursauter.Sansluilaisserletempsdesereprendre,Rickouvritlaporte.Tinaledévisagea,bouchebée.Ilportait

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ledernierjeanàpattesd’éléphantàlamode,quisoulignaitsatailleétroite,etunechemiseàcarreauxenétamine qu’elle ne lui avait jamais vue. Ses cheveux avaient poussé, et des boucles encadraient sespommettes.Ilétaitrasédeprèsetsentaitbonlecitron.«Bonjour,Rick.—Tina…Çamefaitplaisirdetevoir.Entre,jet’enprie.—Moiaussi.Merci.»Ilssecomportaientcommedeuxétrangers,pascommeunefemmeetunmari.Lamoquettedel’entréeavaitconservélestracesdel’aspirateur,etellesentitleseffluvesd’unplaten

traindecuireaufour.«Uncoqauvin…maissansvin,précisaRick.—J’espèrequecen’estpaspourmoiquetut’esdonnétoutecettepeine.»Sonœils’attardasur le

carrelagerutilantdelacuisineetlessurfacesenformicaétincelantes.«Quandmamanm’aprévenuquetuallaispasser,j’aidécidédemereprendre.Situn’aspasletemps

deresterdîner,cen’estpasgrave.Jepourraitoujoursleréchaufferdemain.»Tinaposasonsacsurlatabledelacuisine.«Ehbien,çasentbonetçamedonnefaim.»Ricksoupira,l’airsoulagé,etluiavançaunechaise.«Jetesersquelquechoseàboire…Unjusdefruits,c’esttoutcequej’aiàteproposer.Jemesuis

débarrassédetouteslesbouteillesd’alcool.—Oh…Alorsjevaisprendreunsiropd’oranges,s’ilteplaît.—Jevaisfairecommetoi.»Rickdévissalebouchondelabouteilleetleurservitdeuxverres.«Commentvas-tu?demanda-t-il.—Çava,merci.Ettoi?—Pareil.»Unsilencegênés’abattittandisqu’ilsbuvaientl’unetl’autreunegorgéedesirop.«Depuis combiende temps tun’as pasbu ? finit par demanderTina, en espérant avoir pris un ton

suffisammentdétaché.—Depuisquetuespartie,c’est-à-diredeuxsemaines,bienqueçam’aitparupluslong.»Ilsourit,et,

unbrefinstant,elleretrouval’hommedontelleétaittombéeamoureuse.«C’estsuper.Jesuisvraimentcontentepourtoi.»Ilseleva.«Jesersleplat?—Oui,volontiers.Tuveuxdel’aide?—Non,restetranquillementassise.»Laviandeétaittendreetgoûteuse,etleplatenriencompromisparl’absencedevinrouge.Quandils

eurentterminédemanger,Rickdébarrassalesassiettespendantqu’elleallaits’asseoirdanslesalon.Illarejoignit,untorchonàlamain.«Toutestrangé.Tuveuxunetassedethé?»Elleregardalapendulesurlacheminée.Elleétaitàl’heure,signequeRickavaitpenséàlaremonter.«Non,jeteremercie.Ilvaudraitmieuxquej’yaille.»Rickparutdéçu,maisilsegardadeprotester.«Mercid’êtrevenue,Tina.C’étaitsuperdetevoir,vraimentsuper.—Pourmoiaussi,Rick.»Elles’étonnadelepensersincèrement.Cenefutqu’enregagnantsonmeubléqu’elles’aperçutqu’elleavaitoubliédeprendredesvêtements.

Tantpis,elleyretournerait lelendemain.Cettefois,commeRicknes’yattendraitpas,ellesauraits’ilavaitréellementchangé.

Ledimancheétaitsaseulejournéedecongé,etcejour-là,enplusd’allerrécupérerdesvêtements,elle

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avaitprévudefairequelquechosedeparticulier.EllecomptaitserendrechezChrissieSkinnerpourluiremettrelalettrequ’elleauraitdûrecevoirdepuistantd’années.Ellenes’attendaitpasàcequecesoitaussi simple. Les chances que Chrissie vive encore au 33,WoodGardens étaient pour lemoins trèsminces,cependant,ceseraitunbondébut.ElleavaitempruntéàGrahamunvieilannuairedans lequelelle avait repéré l’adresse. Ce n’était pas très loin en bus, dans lequel elle monta avec une légèreexcitation.Elleétaitentrainderelirelalettrelorsquelecontrôleurs’approchaenbrandissantsamachineàtickets.«Vousallezoù,map’titedame?»Tinareconnutlavoixetlevalesyeux.«Stan,commentallez-vous?»StanétaitunanciencollèguedeRick.«Sacrénomdenom!TinaCraig…Vousneprenezpasmaligne,d’habitude.Commentçava?»Ellehésita.«Pastropmal.—Votrehommeestpasséaudépôt,l’autrejour.Ilcherchaitduboulot.»Cettenouvellelasurprit.«Rick?—Oui,ilnevousl’apasdit?—C’estque…Ons’estséparés.—Oh,désolédel’apprendre…Iln’enapasparléauxcopains.—Çavientdesefaire.Leschosessontencoreunpeu…àvif.—Jecomprends.Sijamaisvouslevoyez,vouslesaluerezdemapart.—Promis.WoodGardens,s’ilvousplaît.»Stanpianotasurplusieurstouchesavantdetournerlamanivelle,etlamachinecrachaleticket.«Àundecesjours,mabelle!Prenezbiensoindevous.»

Wood Gardens étant à l’opposé de l’endroit où elle vivait à Manchester, elle connaissait mal cequartier.Aucentredelaplacesetrouvaituncarrédeverdureentourédegrillesenfer.Tinapoussaleportailrouilléetentra.Lejardinn’étaitpastrèsbienentretenuetilyavaitunbancrecouvertdegraffitis.Autour,ilnesemblaitpasyavoirdemaisonsanciennes,rienqu’unerangéedepetitesmaisonsdestylemodernequinepouvaientpasavoirétélàdanslesannées1940.Ellecommençaitàsedirequ’elleavaitperdusajournéelorsqu’elleaperçutunevieilledamearriverd’unpastraînantenrepoussantdesacannelesroncesquigênaientsonpassage.Ellevints’asseoiràcôtéd’elleensoufflantetensoupirant.«Bonjour,dit-elle.—Bonjour.—Jenevousaiencorejamaisvueparici…Vousvenezd’emménager?»Lavieilledamemontrales

maisonnettes.«Oh,non,jeviensjusterendrevisiteàquelqu’un…Unedamequiahabitéiciilyatrèslongtemps.Au

numéro33.—J’aivécuicitoutemavie.J’aipassédelonguesheuresdanscejardinetj’yviensencoretousles

jours.J’aimebienm’asseoirlàpourréfléchir…Sijefermelesyeuxetsijemeconcentre,j’entendslebruitdesenfantsquijouent,etçameplaîtbien!J’aiunetrèsbonnemémoiredesnomsd’autrefois,maisjenemerappellepluscequiestarrivélaveille!»Lavieilledameritdesablague,révélantdesdentsjaunies.«Etvousvenezvoirqui?—ChrissieSkinner.Ellehabitaitau…»Lavieilledameluicoupalaparole.«Jesaisoùellehabitait.»Ellesefrottalesyeuxaveclamanche

desavesteenlaine.«Jeconnaissaisbienlafamille.LepèredeChrissieétaitlemédecinduquartieretsamèreétaitsage-femme.Chrissieluidonnaitsouventuncoupdemain.Cesontellesquiontmismonbébéaumonde.»

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CettenouvellepritTinaparsurprise.«Oh,monDieu!AlorsvousdevezsavoircequiestarrivéàChrissie?J’aiquelquechoseàluiremettre.—Sionallaitprendreunetassedethé?Ilyaunpetitcaféaucoindelarue…Onpourrabavarderen

toutetranquillité.—Avecplaisir.»Elletenditsamainàlavieilledame.«TinaCraig,raviedevousrencontrer.»Lavieilledameserelevatantbienquemaletluiserralamain.«MaudCutler,enchantée.»

Installéedevantunetassedethébienfort,MaudCutlercommençaàparler.«J’aibeauavoirquatre-vingtsans,j’ail’impressionqueçaremonteàhier…C’étaitunjouravantle

débutdelaguerre,j’étaisentraind’accoucherdenotreTommy,etcommeilnedevaitpasarriveravantun mois, j’étais très inquiète. Jamie, mon mari, a couru chercher Mrs Skinner. Le pauvre, il étaitcomplètementaffolé!Etvuquec’étaittrèstôtlematin,ilavaitpeurderéveillerlemédecin.C’estqu’ilavaitunfichucaractère,cethomme!Chrissieluiaouvertlaporteet,malgrésapanique,Jamieatoutdesuitevuqu’elleavaitunemineépouvantable.D’habitude,c’étaituneravissantepetite,maiscematin-là,elleavaitleteinttoutgrisetlestraitstirés.Toujoursest-ilque,commelebébéétaitenavance,onadûalleràl’hôpital,etChrissieaaccompagnésamère.PauvreJamie,ilavaittellementpeurdenousperdre,moi et le bébé… J’avais alors quarante-six ans, lui seulement trente, et il était persuadé qu’on allaitmourirtouslesdeux!»Maudbutunegorgéedethé.Tinal’imita.«Entoutcas,quandTommyestné,MrsSkinneradûl’emmenerpourleranimer.Ilétaittoutbleuetne

respirait pas. Jamie est parti avec elle et le bébé, et Chrissie est restée avecmoi. L’infirmière a étéobligéedeluiapporterunecuvettedanslaquelleelleavomi.Jenecomprenaispas,carelleavaitassistéà de nombreuses naissances, mais j’ai fini par deviner… et je ne m’étais pas trompée ! Elle étaitenceinte.Eten1939,c’étaittrèsmalvud’avoirunenfantsansêtremariée,etpourunefilleavecunpèrecomme leDrSkinner, c’étaitunevraiecatastrophe !Elle était terroriséepar sonpère. Ildétestait sonpetitami.PauvreChrissie,elletremblaitlittéralement,sibienquec’estmoiquimesuisoccupéed’elleaulieuducontraire…Ellen’avaitmêmepasprévenulepèredel’enfant!—Savez-vouscequesontdevenusChrissieetsonbébé?»Maudportaleregardauloin,commesiellecontemplaitlepassé.« Ça a été tragique. La pauvreMabel Skinner a été tuée pendant le couvre-feu, renversée par une

voiturequiroulaittousfeuxéteints…Ellenel’apasvuearriver.Lespharesétaientinterdits.—C’estaffreux…EtChrissie?—Sonpèrel’aexpédiéeauloin.Quandsafemmeestmorte,jecroisqu’ilaperdulatête.Ilaenvoyé

ChrissieenIrlandechezsabelle-sœur.Ilnepouvaitpasvivreavecunetellehonte.Pourunhommedesonstanding,c’étaitunevéritabledisgrâce.Personnenel’ajamaisrevue.—Connaissiez-voussonpetitami?—Billy?Non,pasvraiment.Étantdonnéqu’ilavaitunoudeuxansdeplusqu’elle,iladûpartiràla

guerre…Maispourquoivoulez-voussavoirtoutça?»Tinaluimontralalettre.Lesmainsdéforméesdelavieilledametremblotèrentenlalisant.«Elleavait

dûluiparler…etondiraitqu’ilnel’apastrèsbienpris!Commentsefait-ilquevousayezcettelettre?—Jel’aitrouvéedanslapoched’uncostumequequelqu’unalaissédevantlaboutiquecaritativeoùje

travaille.Etcommeellen’ajamaisétépostée,jemesuisditqueChrissiedevraitl’avoir.—Jesuisdésoléedenepaspouvoirvousêtreplusutile,s’excusaMaud.—Non,vousm’avezététrèsutile,maisj’aidéjàabusédevotretemps.—J’aipasséunbonmoment…Parleravecvousm’afaittrèsplaisir.»

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Tinaosaposerlaquestionsuivante.«Etvotrebébé?LepetitTommy?—IldoitlavieàMabelSkinner.S’ilasurvécu,c’estgrâceàsescompétencesdesage-femmeetaux

soinsqu’elleluiadonnésaprèssanaissance.Chaqueannée,lejourdel’anniversairedesamort,nousallonsfleurirsa tombe.ElleestenterréeaucimetièredeStVincent.C’étaitunefemmemerveilleuse…J’espèrequevousretrouverezsafille.»Defaçon inattendue,Tinasentituneboulese formerdanssagorge.«Merci,Maud.Je l’espèremoi

aussi.»

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11

Enarrivantaubureaulelendemainmatin,Tinanotacequ’elleavaitapprissurChrissieetBilly.Ellesavaitqu’ilavaitvécuau180,GillbentRoadàManchester,maiselleignoraitsonnomdefamille.EllesavaitégalementoùChrissieavaithabité,quelétaitlenomdesesparents,etquesamèreavaitététuéependantlecouvre-feu.SielleserendaitsurlatombedeMabelSkinner,elleverraitsadatedenaissance.MaudCutleravaitpréciséqueChrissieavaitétéenvoyéechezlabelle-sœurduDrSkinnerenIrlande–sansdoute lasœurdeMabel.Tinaressentitunesorted’excitationà l’idéedejouer lesdétectives.Ceseraitunexcellentmoyenpourladistrairedesesproblèmes.«Bonjour,Tina…Qu’est-cequetufais?»LaquestiondeLindalafitsursauter.Elles’empressadefourrersesnotesaufonddesonsac.Sanstrès

biensavoirpourquoi,elletenaitàgarderlalettredeChrissiepourelle.«Rien.Jefaisaisunelistedecourses…Commentvas-tu?Tuaspasséunbonweek-end?»LindaselaissatomberlourdementderrièrelebureauenfacedeTina,puisellepoussasamachineà

écrireets’effondrasurlebureau,latêtedanslesbras.«Jesuiscrevée!OnestalléschezBobetCarolinehiersoir,etilnousafaitjoueràParty7.Onn’est

pasrentrésavantdeuxheuresdumatin…—Undimanchesoir?Mafoi,tunepeuxenvouloirqu’àtoi-même.Attention,voilàMrJennings!»Lindase redressaenrâlantet remitsamachineàécrireàsaplace.MrJenningss’arrêtadevantson

bureau.«Bonjour,Linda.Vousavezunemineépouvantable.—Merci,MrJ.»Ildéposauneliassededocumentssursonbureau.«J’aibesoinquetoutçasoittapéàdixheures.»Lindaregardasamontre.«Àdixheures?Mais,MrJennings,çamelaisseseulementuneheure…—Aussiferiez-vousmieuxdevousymettretoutdesuite…»Dèsqu’ilsefutéloigné,Lindaluitiralalangue.Tinapouffaderire.«Allez,donne-m’enunepartie,jevaist’aider.—Tuessûre?Tuastoi-mêmedestonnesdechosesàfaire.—Passe-moiçaavantquejenechanged’avis.Etarrêtedegémir.»Aubureau,lavitesseaveclaquelleTinatapaitàlamachineétaitlégendaire.Sesdoigtsvoletaientsur

les touches,et lapetitesonnettequisignalaitqu’elleétaitarrivéeauboutd’uneligne tintaitsansarrêt.Elleétaitmêmecapabledeteniruneconversationenmêmetemps.«Samedi,jesuispasséevoirRick.»Elleregardasacollèguesansquesesmainsquittentleclavier.Lindaarrêtadetripoterlerubandesamachineetlevalesyeux.«Est-cequejepeuxtedirequelque

chose?—Est-cequejepeuxt’enempêcher?

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—J’espèrequetun’envisagespasdeteremettreaveclui.— Bien sûr que non. C’est juste que Molly est venue à la boutique et m’a demandé d’aller voir

commentilallait.Ellem’aditqu’ilallaittrèsmal,mais,quandjesuisarrivée,l’appartementétaitd’unepropretéimmaculée,etilavaitmêmepréparéundîner.—Ilsavaitquetuallaisvenir?»Tinal’admitsansenthousiasme.«Oui,Mollyl’avaitprévenu.N’empêchequ’ilétaitensuperforme…

etenplus,ilaarrêtédeboire.—Mmm…pourcombiendetempscettefois,c’estlaquestionquejemepose.—Arrête,Linda…Ilfaitdevraisefforts,tusais.—Oh,jesais!Jetedisjustedeteméfier.—J’avaisprévudepasserhier, seulement j’avais autre choseà faire, sibienque jen’aipaseu le

temps.Jevaisyallercesoir.Ilfautquejerécupèrequelquesvêtements.Etpuisqu’ilnesaitpasquejeviens,jeverraibiens’ilestsincère.—Prépare-toiàêtredéçue.»Lamachinetintadenouveau.Tinaramenalechariotd’ungestegracieuxdupoignet.

Alorsqu’elleapprochaitdesonanciennemaison,ellemitunpeudepoudresursonnezetregonflasescheveux.Rickentrouvritlaportedequelquescentimètres.«Salut,Rick…Pardondepasser à l’improviste,mais j’aioubliéd’emporterdesvêtements samedi

soir.Tupermetsquejerentrelesprendre?—Biensûr,pasdeproblème…Entre.»Iljetaunregardfurtifpar-dessussonépauleenouvrantplusgrandlaporte.«Enfait,jesuisavecquelqu’un.C’estjusteuneamie.—Oh,jesuisdésolée…Sicen’estpaslebonmoment,jepeuxrepasseruneautrefois.»Ellevoulait

s’enalleravantqu’ilnelavoierougir.«Nesoispasbête!Puisquetueslà…C’esttoujourscheztoi,Tina.—Bon…—Quiest-ce,Rick?criaunevoixaiguëdanslesalon.—Euh,c’estTina…Elleestpasséeprendredesvêtements.»Ilsetournaverselle.«C’estJulie.»Il

hésitaavantdepoursuivre.«Commejeviensdeteledire,c’estjusteuneamie.»Tinabalayasaphrased’ungestedelamain.«Tun’aspasàt’expliquer.—Jesais,maisjenevoudraispasquetuaillespenserquej’aisautésurlapremièrefillevenue.»Cetteidéelaconsterna.ImaginerRickavecuneautrefemmeluiétaitinsupportable.Unpincementde

jalousieinattendulafitrougirplusencore.«Jevaismonterenvitessecherchermesaffaires.»Danssahâte,elletrébuchasurlapremièremarche

del’escalieretlâchasonsac,dontlecontenuserépanditparterre.Ricksebaissa.«Attends,laisse-moit’aider…—Non,çava,retourneavecJudy.—Julie»,corrigea-t-ilenesquissantunsourire.Seréjouissait-ildelavoirmalàl’aise,oubienétait-elledevenuecomplètementparanoïaque?

Enentrantdanslachambre,Tinaremarquaquelelitétaitfaitaucarréetquetoutétaitrangé.Pasdesliptraînantparterre,pasdecendriersdébordantdemégots,pasdetassesdethérefroidioubliées.Ellesouleva l’édredonetpritcequiavaitétésonoreiller, le renifla telunanimalquichercheà repérer la

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trace de l’ennemi. Il avait la même odeur que d’habitude – une odeur réconfortante. Des larmes luiéchappèrent. Elle sortit un mouchoir de sa manche et tamponna sonmascara qui menaçait de couler.Aprèsquoielleseressaisiteninspirantàfond,attrapaquelquesvêtementsdansl’armoireetredescenditenvitesse.Desvoixluiparvinrentdusalon.Ellepassalatêtedansl’embrasuredelaporte.RicketJulieétaientassissurlecanapé.Illuienlaçaitlesépaulesetelleavaitposésagrossetêteblondesursontorse.Tinaeutsoudaindelapeineàrespirer.«Jem’envais,Rick»,réussit-elleàdire.Ilselevad’unbondenrepoussantJulie.«Jeteraccompagne.»Illasuivitdansl’entrée.«Tuastoutcequ’iltefaut?»Toutcequ’ilmefautestici.Illuifallutuneoudeuxsecondesavantderetrouversonbonsens.Rick

étaitun ivrogneetunebrutequi l’avaithumiliée,volée,violéeet frappée.Elle étaitdécidéeànepasfaiblir.Ill’embrassasurlajoue.«Alors…àbientôt.»Doutantdesmotsqu’ellerisquaitdeprononcersiellerépondait,elles’enallasansriendire.

Un goût métallique dans la bouche : ce fut le premier signe qui l’alarma. Puis, très vite, elle nesupportapluslegoûtducaféetcommençaàavoirdesnauséeslematin.Etlorsqu’elleconstataquesesrègles nevenaient pas, ses pires craintes se confirmèrent.Elle qui avait toujours vouluunbébé, cettenouvelleauraitdûlatransporterdejoie,maissavoirqu’ilavaitétéconçudansuneatmosphèredehaineetdebrutalitéluidonnaitenviedepleurer.ElleimaginaitcequeChrissieavaitdûéprouverquandelles’était renducomptequ’elleétaitenceinte,etelleressentaitpourelleune immenseempathie.BienqueBilly et Chrissie se soient à l’évidence aimés, leur bébé n’avait pas été programmé non plus. Rickréagirait-ildelamêmefaçonquelui?Àcetteidée,ellefutprisedepanique,cequiétaitcurieux,étantdonnéqu’ellepréféraitencoreéleverunenfanttouteseuleplutôtqueretournervivreavecsonmari.Cequeseraitsaréactionnedevraitpaslapréoccuper.LebébénaîtraitàNoël,etquandellearrivaàcinqmoisdegrossesse,ellesutqu’elledevaitdireà

Rickqu’ilallaitêtrepère.Cesderniersmois,ilsnes’étaientrevusquedefaçonépisodique,néanmoins,ils s’entendaientmieux. Plus important, il ne buvait plus une seule goutte d’alcool. Il avait repris sontravailàlacompagniedebusetgagnaitunsalaireconvenable.Tinacontempla lapetitechambre.Bienqu’elleyait trouvéunpeudepaixetde tranquillité,ellese

sentait désespérément seule. Elle se languissait de Rick, de l’existence brève mais heureuse qu’ilsavaientpartagéeavantquesesabusd’alcoolneviennenttoutgâcher.Ellen’avaitrienàfaireicidanscedécorglacial sordideaux relentsdemoisi,oùsongrandmomentde la semaineconsistait àcollerdestimbresGreenShieldspourprofiterderéductionsàl’épicerie.Parfois,elles’autorisaità imaginerunenouvellevieavecRick.Pouvait-ilavoirréellementchangé?Ellesedevaitdelesavoir,pourellecommepourlebébé.Sadécisionétaitprise.Lemomentétaitvenudel’informerdesagrossesse.Lesoirmême,elleallalevoiretletrouvaentrainderepasserseschemisesdetravaildanslacuisine.

En le voyant dans son uniforme de chauffeur de bus, elle se retrouva transportée aux premiers joursétourdissants de leur histoire. Il lui fit agréablement la conversation pendant qu’elle branchait labouilloire.«Jedoisêtreauboulotàsixheures.Jebosseenéquipedenuit.—Oh,d’accord…C’estsuper.»Ellefituneffortpourdissimulersadéception.«J’aiunenouvelleà

t’annoncer.»Ilcrachasurlasemelledufer,puisappuyadetoutsonpoidssurlecoldelachemisequ’ilrepassait.«C’estquoi,cettenouvelle?»Ilsuspenditlachemisesuruncintre.—Rick,tupourraist’asseoiruneminute?

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—Oui,situveux.Detoutefaçon,c’étaitmadernièrechemise.»Ils’assitfaceàelle.«Alors?»Brusquement, ce fut comme si elle n’avait plus de salive dans la bouche. Elle tripota son collier.

«Bon,ilvautmieuxquejetediseleschosessimplement.—Oui,ceseraitbien»,dit-ilenjetantuncoupd’œilàsamontre.Ilsepenchaetluipritlamain.«Excuse-moi,Tina…Vas-y,jet’écoute.Dequois’agit-il?»Elleselevaetallaseposterdevantlafenêtre.Lapelouseétaittondue,etpasuneseulemauvaiseherbe

nedépassait.Unpetitcheminparsemédedallesserpentaitjusqu’autasdecompostaufond.Lepommiercommençaitàdonnerdesfruitset,bienquelesparterresnesoientplusdelapremièrefraîcheur,lejardinoffraitunhavredepaixaumilieude lapetite rueplutôtdélabrée.Lemurenbriquequi l’entourait enfaisaitunendroitsûroùpourraitjouerunenfant,etelleseditqu’ilyauraitmêmeassezdeplacepourunpetittoboggan.Ilfallaitabsolumentqu’ellequittecemeublé.EllesetournafaceàRick.«Jesuisenceinte.»Un longet lourdsilences’étira,pendant lequelaucund’euxnebougea.Etsoudain,Rickenfouit son

visagedanssesmains.Tinavitqu’ellestremblaientquandilalladevantl’éviersepasserdel’eaufroidesurlafigure.«Jen’arrivepasàlecroire,finit-ilpardire.J’ail’impressiond’avoirreçuuncoupdepoingenplein

danslesdents…Moiquiaifaittellementd’effortstouscesderniersmois…Jen’aipastouchéunegoutted’alcool, j’ai trouvéunboulotconvenable, j’ai tenulamaison…etpasuneseulefois jenet’aimis lapressionentedemandantderevenir.Chaquefoisquejetevois,jefaistoutmonpossiblepournepasmemettre àgenoux en te suppliant de revenir, et pendant tout ce temps, toi, tuvoyais quelqu’und’autre !Pourquoitunem’asriendit?Tuascruquejemeremettraisàboiresi jesavaisqu’iln’yavaitaucunespoirquetureviennes?»Tinafronçalessourcilsens’efforçantdecomprendrecequ’ilvenaitdedire.«Jesuisenceintedecinq

mois,Rick.Cebébéestletien.»Peu à peu, ses traits se détendirent, ses yeux s’éclaircirent et sa bouche dessina un grand sourire

incrédule.«Quoi?Oh,monDieu…Tuenessûre?»Illasoulevadanssesbras,lafittournoyer,puislareposaparterreenserappelantsonétat.«Désolé.C’estjustequejen’arrivepasàlecroire…»Ilmontrasonventre.«Jepeuxtoucher?»Elleacquiesçaensouriant.Ilposasamainaumilieuetappuyalégèrement.«Jenesensrien…—C’estencoreunpeutôt.»Illuiavançaunechaise.«Ilvanaîtrequand?—ÀNoël.—C’est génial ! Je n’arrive pas à le croire », répéta-t-il. Puis il s’assit et prit sesmains dans les

siennes.«Etmaintenant,qu’est-cequ’onfait?»Tinabaissalesyeux.«Onnepeutpasvivrecommeonvivaitavant,murmura-t-elle.—Ceneserapaslecas.Jenesuispluslemême.»Illuiserralesmainsplusfort.«Désormais,c’est

toimapriorité,toietlebébé.Jeteprometsquetoutirabien.Jet’aime,Tina.»Elledégageasesmainsetlesposaautourduvisagedesonmari.«Moiaussi,jet’aime,Rick.»Etc’étaitvrai.Endépitdetoutcequis’étaitpassé,ellen’avaitjamaiscesséunseuljourdel’aimer.

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12

Lorsqu’elleseréveillalelendemainmatin,illuifallutplusieursminutesavantdesesouvenird’oùelleétait.Elleseredressasurlescoudesenclignantdesyeuxdanslapénombre.Etd’unseulcoup,toutluirevint.Elleétaitchezelle.Rickdormaitencoreprofondémentquandelleselevaetdescenditaurez-de-chaussée.ElleavaitenfiléunedeschemisesdeRickbientropgrandepourelle.Alorsqu’elleregardaitparlafenêtre,ellesentitquelquechosepalpiterdanssonventre.Elleignoraitsic’étaitlebébé,oudespapillonsdepureexcitationàl’idéed’êtreenfinderetourchezelle.Brusquement,Rickl’entouradesesbras.«Oh,tum’asfaitsursauter!»Elleseretournaetluisourit.Ill’embrassatendrementsurleslèvres.«Biendormi?»Ilpassasamainsousseslongscheveuxenluicaressantlanuqueetl’embrassaavec

plusdefougue.Ellerépondit,sansardeur,maissanslerepousser.Ilsavaientpassélanuitsagementdanslesbrasl’undel’autre.Ricks’enétaitcontenté,maislà,ilsemblaitvouloirdavantage.Justeaumomentoùellecommençaitàsedétendre,àappréciersescaressespourlapremièrefoisdepuisdesannées, ils’écartaetallabrancherlabouilloire.«Tuveuxduthé?—Euh,oui…volontiers.»Elle resserra lespansde la chemiseautourd’elle, croisa lesbraspour

qu’ellenes’ouvrepasets’assitàlatable.Ricksourit.«Neleprendspascommeça,Tina…Ondoittouslesdeuxallerbosser.Dis-moi,tuveux

que je t’aide à transporter tes affaires, ce soir ? Je me suis porté volontaire pour faire des heuressupplémentaires,ducoup,jen’auraipasterminéavantsixheures,maisaprès,jeseraitoutàtoi!»Tina s’efforça de faire correspondre le nouveauRick, celui qui faisait des heures supplémentaires,

avec le paresseux qu’elle avait connu et qui rechignait à travailler. «Non, ça ira. J’ai seulement unepetitevalise.Jemedébrouillerai.»Àlavérité,ellen’avaitaucuneenviequ’ilvoieletaudisdanslequelelleavaitvécu.

Arrivéeaubureau,TinaannonçalanouvelleàLinda.Et,ainsiqu’ellel’avaitcraint,sonamiefutloindepartagersajoie.«Tuasfaitquoi?»Incapabledelaregarderdanslesyeux,Tinacontinuaàtaperàlamachine.«Ilachangé,tusais,ila

vraimentchangé.—Cetypevatedétruire.Ivrogneunjour,ivrognetoujours!—Tuesinjuste.Ilarrivequelesgenschangent,etenplus,ilyaautrechose.—Quoi?—Jesuisenceinte.»Linda s’adossa à sa chaise, lesmains croisées derrière la tête. «Dieu du ciel…Alors il va vous

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détruiretouslesdeux…—Commentpeux-tuêtreaussicruelle?J’aimeraisquetuteréjouissespourmoi.»Lindasemitàdéplacerdespapierssursonbureau.«Attention,voilàMrJ.!»Toutesdeuxseturentquandilpassaenleur jetantunregardpourvérifierqu’elles travaillaientavec

sérieux.«Écoute,allonsboireunverreensortantd’ici,repritLindadèsqu’ilfuttroploinpourlesentendre.

Onpourraenparlertranquillement.—Tunemeferaspaschangerd’avis.—Peut-être.Maisaumoins,jenepourraipasmereprocherdenepasavoiressayé.»

Danslepuboùsepressaientlespremiersclients,l’atmosphèreétaitdéjàenfumée.Ellestrouvèrentunetable relativement tranquille un peu à l’écart. Linda apporta leurs commandes. Tina avait fait un sautjusqu’aumeublépourrécupérersesaffairesetavaitl’impressiond’attirertouslesregardsavecsapetitevalise.«EtuneLagernoire!»annonçaLindaenlaposantdevantsonamie.Lepaquetdebiscuitsaubacon

qu’elletenaitentrelesdentsétouffaenpartiesesmots.Elleouvrittoutgrandlaboucheetlelaissatombersurlatable.«Super,ditTinaenrepoussantlesbiscuits.C’estpilecedontj’aienvie,destrucsséchésavecdela

peaudecochonbiengras!—Passe-les-moi, je vais lesmanger. » Linda déchira le paquet d’où s’éleva une odeur de graisse

salée.Tinasebouchalenez.«Jecroisquejevaisvomir…—N’exagèrepas!lagrondaLinda.Boisuncoupetarrêtedegeindre.»Tina souritde la franchisede sonamie.« Ilmesembleavoir luquelquepartqueboirede l’alcool

quandonestenceintepeutêtrenocifpourlebébé,dit-elleenbuvantunegorgée.Tucroisquec’estvrai?—Jecroissurtoutquec’estlecadetdetessoucis…Cebébévagrandiravecunpèrequiestunebrute

etunivrogne,quit’acastagnéejenesaiscombiendefoisetàquitutrouvesàchaquefoisdesexcuses!—Ilm’aseulementfrappéequandilavaitbu…—Etvoilà,turecommences…Est-cequec’estmieuxpourautant?—Non,maisjetel’aidit,Rickneboitplusdepuisdesmois.Jeneseraispasretournéeavecluisije

n’étaispascertainequ’ilavaitchangé.J’aiunbébéauquelpenser,maintenant.»Ellesecaressaleventreensouriant.«C’estl’autreproblème.Ets’ilfaisaitdumalaubébé?—Bonsang,Linda!Tunemeconnaisdoncpas?Tucroisquej’envisageraisderevivreavecluisije

pensaisuneseulesecondequ’illeferait?—Jedisaisçajustecommeça…Ilestprévupourquand?—ÀNoël.»Lindacomptasursesdoigts.«Tuenesàcinqmois?Jemedisaisbiendepuisquelquetempsquetu

avaisprisunpeudebide…»Tinasourit.«Soisheureusepourmoi.Jel’aime.»Lindasoupira.«Jesuisdésolée,maisjenepeuxpasêtreheureusepourtoi.Jesaisquel’amourrend

aveugle,maisjenesavaispasqueçarendaitaussistupide.»

Tinaarrivachezelleàseptheurespassées.Elleavaitratélebusetavaitdûattendrelesuivantpendantvingtminutes.Rickétaitdéjàrentré,etelleressentitunepalpitationd’excitationenmettantlaclédansla

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serrure.«Désoléed’arriveraussitard!cria-t-elleentirantsapetitevalisedansl’entrée.J’ailoupélebuset

je…»Ellel’aperçutsurleseuildelacuisine,unecigaretteauxlèvres.«J’aicruquetuavaischangéd’avis»,dit-il.Letonétaitaccusateur,vaguementmenaçant.«Maisnon…»Tinaseprécipitaversluietlepritparlecouenévitanthabilementsacigarette.Ilresta

plantélàtoutraidesansréagir.Ellereculad’unpasetleregarda.«Jesuissincèrementdésolée.JesuisalléeboireunverreenvitesseavecLindaaprès le travail,et

ensuite…»Illarepoussa.«Tuesalléeaupub?»Ellesentitlespremierssignesdelapaniqueluicrisperleventre.« Elle voulaitme parler. CommeMr Jennings n’aime pas qu’on bavarde au boulot, elle a proposé

qu’onailleprendreunverre,etensuite,j’ailoupélebus.»Elleavaitconscienced’avoirl’airaffoléetdeparlertropvite.«Jenepensaispasqueceseraittropdemanderquemafemmerentreàl’heurepourdînerlepremier

soirdesonretour…Mais,manifestement,Lindapassed’abord!—Pourdîner?»Tinaentradanslacuisine.Latableétaitmisepourdeux,avecdesbougies,desserviettesentissuet,aumilieu,desfreesias,ses

fleurspréférées,dansunpotàconfiture.«Ehbien,mangeons…Jemeursdefaim!—J’aitoutjetéàlapoubelle.»Rick fila au salonen la laissant seule et sansvoix.Ellen’avaitqu’uneheurede retard, il auraitpu

attendreunpeu…Elles’assitsurunechaiseetcontemplaleseffortsqu’ilavaitfaits.Peut-êtreavait-elleagienégoïste…C’étaitlepremiersoirdesonretour,etRicks’étaitdonnébeaucoupdepeine.Ilavaitraison;elleauraitdûrentrerplustôt.D’ailleurs,cen’étaitpaslui,maiselle,quiauraitdûpréparerlerepas…Lecœurbattant,elleallalerejoindresurlecanapé.Ilneluiprêtaaucuneattentionetcontinuaàlirelejournal.«Rick,jesuisdésolée…Tuveuxbienmepardonner?»Ilposalejournalsursesgenouxetlaregardadanslesyeux.«Jesuisdéçu,Tina,c’esttout.Jecroyaisquec’étaitcequetuvoulais…Maissitunepeuxmêmepas

tedonnerlapeined’êtreàl’heure,jemedemandesic’estvraimentcequetuveux.—Maisbiensûrquesi!Jeveuxqu’onsoittouslestroisunefamille…»Sonmentontrembla,savoix

sebrisa.«Danscecas,ilfaudraitquetufassespreuved’unpeuplusd’engagement,etquetucommencesparme

fairepasserenpremier,pourchanger!—C’estpromis,Rick.Excuse-moi.»Enl’espaced’uneseconde,ilchangead’humeuretluisourit.«Tuesgentille,dit-ilenlaprenantpar

lesépaules.Situfaisaisunsautàl’épicerie?C’estlemoinsquetupuissesfaire,non?»Soulagée,Tinasoupiraetl’embrassasurlajoue.«Oui,biensûr.Jerevienstoutdesuite.Repose-toi.»

Unpeuplustard,allongéedanssesbras,ellesefélicitad’avoirprislabonnedécision.Auparavant,lefaitqu’ellearriveenretardl’auraitmisdansuneragefolle,cequ’elleauraitpayéd’unelèvrefendueoud’unœilaubeurrenoir.Cette fois, ilsenavaientdiscuté sansperdre leurcalme,etRick luiavait faitcomprendresonerreur.Lindaavaittort:lesgenspouvaientbeletbienchanger.«Tina?

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—Oui?—Demain,jevoudraisquetudémissionnesdetontravail.—Mais…pourquoi?—Dansquatremois,tuvasavoirunbébé.J’aiunbonboulot,etj’imaginequ’ilteresteunepartiede

l’argentquetum’asvolé.Tusais,l’argentduNational.»Qu’ilaitdit«volé»l’agaça,maiselleluiconfirmaquelamajeurepartiedel’argentétaitencoreàla

banque. Elle n’avait pas été dépensière et n’avait puisé dedans que pour l’essentiel, notamment pourpayerlanourritureetleloyer.«Danscecas,c’estréglé!Tupourrascontinueràtravailleràlaboutiquelesamedi,situveux.Çate

feradubiendesortirunpeuetdevoirdumonde.»Tinaselovaplusfortdanssesbrasenseréjouissantd’avoirunmarigénéreux.Ilétaitenfinprêtàêtre

celuiqui travailleraitpour les entretenir, elle et lebébé.Elle resterait à lamaisonetveillerait à tousleursbesoins.Toutseraitparfait.

Le lendemain, Tina se présenta devant le grand bureau en acajou deMr Jennings. La journée étaitterminée,etelleétaitpresséederentrerchezelle.Sonenveloppedansunemain,ellelatapotaenrythmecontrelapaumedel’autre.«Qu’est-cequec’est,Tina?—Malettrededémission,MrJ.—Jerefusedelaprendre,dit-ilencroisantlesmains.—Jecrainsquevousnepuissiezpasfaireautrement.»Elleposal’enveloppesurlebureau.«Vous êtesmonmeilleur élément, Tina, vous le savez bien…Les autres ne vous arrivent pas à la

cheville.Qu’est-cequivousamèneàfairecechoix?—Ehbien,monmariaunbonposte,nousavonsunpeud’argentdecôtéet,de toute façon, jesuis

enceinte.—Jevois.»MrJenningsouvritl’enveloppe.«C’estvraimentcequevousvoulez?»Tinanesutquerépondre.L’idéevenaitdeRick,néanmoins,elleenvoyaittoutlebonsens.Comment

ferait-elle pour s’occuper du bébé et travailler en même temps ? Il avait raison. Sa place était à lamaison,às’occuperdeluietdeleurenfant.«Oui,monsieur»,finit-elleparrépondre.Lindafutatterréed’apprendrelanouvelle.«Tunepeuxpast’enaller!J’enétaissûre…Tun’espas

revenueavec luidepuiscinqminutesquedéjà il temanipule…Tupourraisaumoins rester jusqu’à lanaissancedubébé.—Çan’arienàvoiravecRick.C’estmonidée.»TinaétaitembêtéequeLindaensoitvenueàcette

conclusion,etencoreplusqu’elleaitraison.Elleenfilasonmanteauenvitesse.«Écoute,ilfautquejefile.Jeneveuxpasarriverenretardàla

maison.—Grandsdieux…Vas-y,onseverrademain.»

Tina avait décidé d’arriver la première et de faire en sorte que le repas soit fin prêt quand Rickrentrerait.Enréalité,elleeutletempsdeluipréparersatourteàlaviandepréférée,deprendreunbainetderemettredel’ordredanslamaison.Àhuitheures,ellecommençaàs’inquiéter.Aprèslascènequ’illuiavaitfaitelaveille,elles’étaitattendueàcequ’ilsoitlààl’heure.Àneufheures,elleappelaledépôtpoursavoirs’ilavaitétéretenuàsontravail.Lastandardiste,Marie,l’informaqu’ilétaitpartiverscinqheures.Unpeuavantdixheures,Tinas’affola.Latourteétaittoutedesséchée,elleavaitlesnerfsàvif…

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L’idéequ’ilaitpuluiarriverquelquechosedegravealorsqu’ilsvenaientdeseretrouveretquetantdebelles choses les attendaient lui était insupportable. Pour la centième fois, elle regarda derrière lesrideauxenveloursmarron,lecœurserrédevoirlaruetoujoursaussidéserte.Elledécrochadenouveaule téléphone afin de vérifier qu’il y avait bien de la tonalité et que la ligne n’avait pas été coupée.Incapabledetenirenplace,ellefitlescentpasdanslapièceenserongeantlesongles–unemaniedontelleavaitréussiàsedébarrasserdesannéesauparavant.Brusquement,ellesefigeaenentendantdubruitderrière laporte,puis courut ouvrir.Plié endeux, sa clé à lamain,Rick était en trainde chercher laserrure.«Rick!Oùétais-tu?»Ellesejetaàsoncouenselaissantgagnerparlesoulagement.«Ducalme…Jet’avaisditquej’allaisboireunverreaveclesgars.Net’inquiètepas,jem’ensuis

tenuaujusd’orange.Mitchsemarielasemaineprochaine.—Mitch?—Enfin,Mike.Maisonl’appelleMitch,parcequ’ilressembleaubonhommeMichelin.—Peuimporte…Jemesuisfaitunsangd’encre!Tunem’asjamaisditquetudevaissortir.—Jenetel’aipasdit?Jesuispourtantsûrquesi.Bon,mondînerestprêt?Jemeursdefaim.»Ill’embrassasurlabouche,etTinaseréjouitquesonhommesoitenfinrentré.Siseulementsonhaleine

n’avaitpasempestéaussifortlabière,toutauraitétéparfait.

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13

TinaétaitperchéesuruntabouretderrièrelecomptoirquandGrahamentradanslaboutique.Unerafaledeventfits’engouffrerdesfeuillesmortesàl’intérieurenmanquantarracherlaportedesesgonds.Lafindecemoisdeseptembreétaitparticulièrementglaciale.Elleréprimaunfrisson.«Bonjour,Graham.Commentvas-tu?»Commetouslessamedis,ilvenaitbavarderavecelleavantl’ouverturedubureaudesparis.Ilsefrotta

lesmainsetsoufflasursesdoigts.«Bonjour,mabelle!Diable,ilfaitunfroidmordant,là-dehors!»Ill’embrassasurlajoueetcontemplasonventredeplusenplusrond.«Regarde-toi!»Tinadescenditdutabouretenpoussantunsoupir.«Plusquetroismois…Jen’enpeuxplusd’attendre.—Etàlamaison,commentçava?—Graham,s’ilteplaît,arrêtedetefairedusoucipourmoi…Toutvabien,jetel’aidit.—Tuasl’airfatigué.—Parce que je suis enceinte de sixmois. Imagine dans quel état je serais siRick nem’avait pas

proposéd’arrêterdetravailler!Ilprendbiensoindemoi,tusais.—Etilneboittoujourspas?»Elleseconcentrasurlapréparationduthé.«Tina?—Oh,illuiarrivesûrementdeboireunverreaupubdetempsentemps,avecsescopainsdudépôt,

maisonnepeutpasluienvouloir.Iln’yvaqu’unefoisparsemaine,levendredisoir,etjetrouvequec’esttrèsbiencommeça.Iltravailledur.Cen’estplusdutoutcommeavant…—Quicherches-tuàconvaincre,toioumoi?—TuesaussiterriblequeLinda…Jeluifaisconfiance,c’estlaseulechosequicompte.»Grahams’adoucit.«D’accord,excuse-moi.»Ilaperçutl’enveloppesurlecomptoir.«Çavientd’où?

Elleal’airancienne.»Instinctivement, Tina la serra contre sa poitrine. En dehors de Maud Cutler, elle n’avait parlé à

personne de la lettre de Billy, et elle tenait à ce que ça reste ainsi. Sans qu’elle puisse expliquerpourquoi, c’était quelque chose qu’elle voulait faire toute seule. Elle avait longuement réfléchi sur lebien-fondé d’aller plus loin ou pas. Si Chrissie et Billy s’étaientmariés chacun de leur côté et s’ilsavaientdesenfants,cettelettrerisqueraitdelesperturberdefaçoninutile.Etsil’unoul’autreétaitmort,oulesdeux,celan’aboutiraitqu’àrouvrird’anciennesblessures.«Cen’estrien…Rienquiteconcerne,entoutcas.»Grahamparutvexé.«Désolé.»Aussitôt,Tinaregrettadeluiavoirparlésurceton.Grahamvoulaitjustefairelaconversation.«Non,c’estmoiquisuisdésolée.Jen’auraispasdûêtredésagréableavectoi.Tuesunami,unvrai,

maisjevaisbien,jet’assure.Buvonsduthéetparlonsd’autrechosequedemoi,d’accord?»

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Finalement,parunvendrediaprès-midiventeuxdelafinoctobre,TinaseprésentadevantlamaisonenbriquedeGillbentRoad.LalettredeBillyétaitaufonddesapoche.Endépitdesesréserves,ellesesentaitdansl’obligationdedécouvrircequiétaitarrivéauxdeuxjeunesamoureux.Lorsqu’ellefrappaàla porte, elle remarqua que la peinture bleue s’effritait, et que le heurtoir rouillé ne devait pas êtresouventutilisé.Àl’évidence,lesvisitesdanscettemaisonétaientrares.Ellefrappaunesecondefoisetétaitsurlepointderenoncerquandelleentenditdubruitàl’intérieur.«Quiestlà?criaunevoixd’hommeâgé.—Euh…monnomestTinaCraig.Jesuisàlarecherchedequelqu’unquiahabitéici.»Ellesepencha

et souleva le rabat de la boîte aux lettres pourmieux se faire entendre. « Il s’appelait Billy.Vous leconnaissez?»Unlongsilences’étira.Tinasedemandaitquoifairequandelleentenditcoulisserunverrou,puis la

portes’entrouvritsurunhommequidevaitbienavoirdanslesquatre-vingtsans.Levisagetrèsridé,lescheveuxd’unblancdeneige,ilavaitunnezproéminentunpeuviolacé,etsesdentsetsesdoigtsétaienttachésdenicotine.Tinaseredressa.«Oh,bonjour…Commejevousledisais,jechercheundénomméBilly.Jecroissavoirqu’ilahabité

iciilyalongtempsetjemedemandaissivousleconnaissiez.»Levieilhommeremontaseslunettessursonnez.«Jamaisentenduparler»,dit-ild’unevoixrauqueetsansappelavantdeclaquerporte.Tinaresserrasonmanteausursongrosventrepourseprotégerdufroidetfrottasondosdouloureux.

D’unseulcoup,ellesesentitidiotedeseretrouverlà,surletrottoir,devantlamaisond’uninconnu.Ellejetaunregarddanslarue,oùelleaperçutunevieilledamequiavançaitàpetitspasenpoussantun

chariotentissuécossais.Celle-cilafixaets’efforçad’accélérerl’allure,maissesvieuxosn’étantpasfaitspourcourir,elleluifitsignedel’attendre.Letempsqu’ellearrive,elleétaittoutessoufflée.«Puis-je…puis-je…vousaider?—Voushabitezici?demandaTinaenmontrantlaportebleue.—Maisoui.Depuis1923.Çafaitcinquanteans!»Tinalaregardad’unairdécontenancé.«Oh,c’estvotremariquiestàl’intérieur?»Lavieilledamemitsaclédanslaserrureetouvritlaporte.«Henry, jesuis là!»EllesetournaversTina.«Oui,c’estmonmari.Alors,quepuis-jefairepour

vous?—Rien.Votremariadéjàréponduàmaquestion.Jecherchaisquelqu’undontjepensaisqu’ilavait

habitéici,mais,s’ilyacinquanteansquevousvivezlà,j’aidûmetromperd’adresse.»Lavieilledameavaitlesyeuxlarmoyantsàcausedufroid.Ellesortitunmouchoirpourlestamponner.

«Quicherchez-vous?—Jevousl’aidit,votremarim’adéjàconfirméqu’ilneleconnaissaitpas…—Quelnom?»insistalavieilledame.Tinaregardasoninquisitricedanslesyeux.«Enfait,jeneconnaisquesonprénom…Billy.»Les mains semblables à du parchemin agrippèrent plus fort le chariot, faisant ressortir les veines

bleutéesetblêmir lesarticulations.Puis, lentement, lavieilledamedécrispa sesdoigtset lui tendit lamain.«AliceStirling,raviedevousrencontrer.»

TinaétaitassisedanslacuisinefaceàAlice,unetassedethénoirfumanteentrelesmains.Henry,danslefauteuilprèsdufeu,regardaitparlafenêtred’unœilhagard.«Iln’ajamaisacceptéBilly,commençaAliceenmontrantd’unsignedetêtesonmari.

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—Il n’était pasmon fils ! »Henry avait une voix d’une force surprenante compte tenu de sa frêleapparence.«Tais-toi!lerabrouasafemme.NousavonsadoptéBillyquandilavaitdixmois.Commesesdeux

parents étaient décédés, il avait été placé dans un orphelinat.On s’occupait bien de lui,mais il avaitbesoind’unvrai foyer,vouscomprenez,d’unemèreetd’unpère.Nousvenionsdeperdrenotrebébé,Edward,etmonchagrinétait…»Elleserepritetmaîtrisasavoix.«Lechagrinétaittropduràsupporter,maisdèsquelepetitBillyestentrédansnosvieset…—Etqu’ilaprissaplace,ellen’aplusjamaisrepenséàEdward!coupasonmari.—Attentionàcequetudis…Tun’esqu’unméchantetunvieilimbécile!Nel’écoutezpas.»Malàl’aise,TinasortitlalettreetladonnaàAlice,quilaretiradélicatementdel’enveloppeetlalut.

Ellevitsarespirations’accélérer.Quand elle eut fini de lire, la vieille dame replia la lettre et prit la parole d’unevoixposée. «Où

l’avez-voustrouvée?»Tinaleluiexpliqua.«Jenecomprendspas,ditAliceensecouantlatête.Billyaécritcettelettreassislàoùvousêtesà

cettemêmetable…C’étaitmonidée–iln’ajamaisététrèsdouépourcegenredechoses–,maisquandilaeuterminé,ilétaitcontentdurésultat,heureuxd’avoirpuexprimersessentiments,dedireàChrissiecequ’ilressentaitvraiment…Etensuite,ilestsortilaposter.»Tinaretournal’enveloppe.«Maisilnel’apaspostée…Regardez.»Aliceexaminaletimbreviergedetouttampon.«C’étaitilyasilongtemps…Jem’embrouille.Ilme

semblaitpourtantqu’ilavaitditqu’ilallaitlaposter,maisiln’apasdûlefaire.Jesuissûreentoutcasqu’ilestalléparleràlamèredeChrissieetqu’ellenesavaitriendelalettre.ElleluiaditqueChrissieétaitpartiechezsasœurenIrlandeetqu’elleaccoucherait là-bas.Billy l’asuppliéede luidonnersonadresse,maiselleluiaréponduqu’elledemanderaitàChrissiesielleétaitd’accord.—Etilsontfiniparentrerencontact?BillyetChrissiesesontretrouvés?»Aliceinclinalatête.«Hélas,non…Iln’aplusjamaisentenduparlerdeChrissie.Etlesoirmême,Mrs

Skinneraétérenverséeparunevoiture.Elleestmortesansavoirreprisconnaissance.—Billya-t-ilappriscequ’étaientdevenusChrissieetlebébé?»Alicesecoualatête,leregardtriste.«MonBillyaététuéaucombaten1940.Ilavaitvingt-deuxans.»Tinademeurasansvoix.Ellejetauncoupd’œilàHenry.Ils’étaitassoupidanssonfauteuil.Alicese

tamponnalesyeuxavecunmouchoir.Tinafinitparseressaisir.«Jesuisdésoléed’avoirrouvertd’anciennesblessures…—Vousn’avezrienrouvertdutout.LamortdemonBillyestuneblessurequines’estjamaisrefermée.

Touslesjoursilmemanque…Jesaisbienquetouteslesmèresdisentça,maisilétaitlefilsidéal.Etbienquejenel’aiepasmisaumonde,ilétaitmachairetmonsangtoutautantqu’Edward.LeDrSkinnerestimaitqu’iln’étaitpasassezbienpoursatrèschèrefille,maislavérité,c’estqu’ilétaittropbien…»EllebaissalesyeuxsurleventredeTina.«Lavieestprécieuse,MrsCraig.Profitezdechaqueinstantquevouspasserezavecvotrebébé.Vousneconnaîtrezjamaisunamouraussifort.»DeslarmescoulèrentsurlesjouesdeTina.«Jeleferai.Merci.»Aliceselevatantbienquemaletallafarfouillerdansletiroird’unvieuxbureau.«Tenez,c’estmon

Billy…»Ellefitglissersurlatableunephotoauxbordsdentelés.Tinacontemplalebeaujeunehommeentenuedesoldat.«Sijamaisvousretrouvezsonenfant,donnez-luicettephoto,etdites-luiquesonpèreétaitl’hommeleplusgentil,lepluscourageuxetleplusséduisantquiaitjamaisexistésurcetteterre.»Tina mit la photo dans l’enveloppe avec la lettre. « Je vous le promets, Alice, je ferai tout mon

possiblepourqueChrissievoiecette lettre.Elleméritede savoirqueBillyvoulait faire tout cequ’ilfallait.Pourquoiiln’apaspostélalettre,nousnelesauronssansdoutejamais,maisilafaitdesonmieuxpourentrerencontactavecelle,etjetâcheraidefaireensortequ’ellelesache.»

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Lorsque Tina repartit deGillbent Road, il était six heures et demie, et il faisait déjà nuit. Pendantqu’elleattendait lebus, lecielsedéchira.Elles’empressad’ouvrirsonparapluie.Parchance,ellevitquelebusapprochaitetserassérénaquelquepeu.Onétaitvendredisoir.Rickiraitboireunverreavecsescollèguesetrentreraittard.EllerepensaàcequeGrahamluiavaitdit.Maisilsetrompait.Ellenevoyaitpasenquoic’étaitmalqueRickailleboireuneoudeuxpintesunefoisparsemaine.Vulesheuresdetravailqu’ilenchaînaitpourelleetlebébé,ill’avaitbienmérité.Danslebus,lesvapeursdedieselajoutéesauxcahotsluidonnèrentlanausée.Ellerepensaauxpropos

d’Alice et s’inquiéta tout à coup de ne pas être capable d’aimer assez son bébé. Puis elle se dit quec’étaitabsurde.AliceavaitaiméBilly,quandbienmêmeiln’étaitpassonfilsbiologique.Alors,elle,quiavaitdésiréetportécebébépendantneufmois!Tinaarrivaàseptheurespassées.Lamaisonétaitplongéedansl’obscurité.Elledéverrouillalaporte

et chercha l’interrupteur. Dans l’entrée, le papier peint marron foncé Anaglypta était particulièrementlugubre,etellepritnotementalementdedemanderàRicks’il seraitd’accordpour la repeindred’unecouleurplusclaire.Elletâtonnalemurettrouval’interrupteur.Maisavantqu’elleaitpul’actionner,unemainbrûlanteserefermasurlasienneenlafaisantsursauterdefrayeur.«Rick!Pour l’amourduciel, tum’as fichuunedeces trouilles !Jenemedoutaispasque tuétais

là…»Troischosessemblèrentseproduiresimultanément.Elledistinguatoutd’aborduneodeurdewhisky,

puisellesentitsatêtepivoteraumomentoùlepoingdeRicks’abattitsursajoue.Alors,lentement,elleavalalesangquiluiremplit labouche,enessayantdecomprendrecequiluiarrivaitavantquetoutnedeviennenoir.

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14

1939

Billyavançaitdanslarueobscureenclignantdespaupièresetens’efforçantd’ouvrirlesyeuxleplusgrandpossible.Lesérieuxaveclequeltoutlemonderespectaitcecouvre-feul’étonnait.Iln’yavaitpasla moindre lumière derrière les fenêtres, aucun réverbère n’était allumé, et une voiture roulaitprudemmentdanslarue,tousphareséteints.Lanuitnoirecommedel’encremenaçaitdel’étouffer.Ilétaitconvaincuquecettemesureétaitplusdangereusequelamenacedevraisbombardements,cependant,cen’étaitpasluiquidécidaitdesrègles.Arrivéaucroisement,ilsesentitunpeudésorientéetdutfaireuneffortpourserappelerdequelcôtése trouvait laboîteaux lettres laplusproche.C’étaitcommesi lemonde entier avait changé du jour au lendemain. Pendant qu’il essayait de se repérer, il perçut uneprésence tout près de lui. Il s’immobilisa en tendant l’oreille, puis entendit craquer une allumette. Seretournantd’ungestevif,ilvitlaflammeéclairerlevisagereconnaissableentretousduDrSkinner.Billypassaimmédiatementsurladéfensive.«Vousmesuivez?—Jevenaisvousvoir,oui.»Lemédecintiraunelongueboufféesursacigaretteettapotalacendrequitombasurletrottoir.«Où

allez-vous?Pasvoirmafille, j’espère…Jevousaiexpliquéqu’ellenevoulaitplusrienavoiràfaireavecvous.—Ellevousaditça?—Eneffet.Ilsembleraitqu’elleaitfiniparretrouversonbonsens.—Jepeuxvousdemanderquelquechose,Samuel?»Billy savaitque l’appelerpar sonprénom le

mettrait en rage.Lemédecin secontentad’acquiescer.«Pourquoimedétestez-vousautant?Qu’est-cequejevousaifait?— Je suis sûr que vous ferez un jour un mari convenable. Cet endroit ne manque pas de petites

dévergondéesquiverrontenvousunebonneprise,dit-il enmontrant la rue lugubre.Maisma filleestquelqu’undespécial.Elleméritemieuxqu’uncommisdeboulangerieorphelinetillettré!»Billyseretintderire.Sachantqu’ildisposaitd’unatout,ilallaitprendresontempsavantdelejouer.«Aumoins,jemesoucievraimentdesonbonheur.Etdecequ’elleveut.—Mafillenesaitpascequ’elleveut.Moijelesais,parcequejesuissonpère.»Billynotaquelaseulesourcedelumière,leboutdelacigarette,diminuait.Ilsortitdesallumettesde

sa poche. Il tenait à voir chaque tendon, chaquemuscle et chaque nerf du visage du toubib quand ilentendrait ce qu’il s’apprêtait à lui dire. Il craqua l’allumette qui éclaira distinctement les traits dumédecin.Aumomentoùilleregardadanslesyeux,Billyneputs’empêcherdesourire.«Vouspréférezqu’on

vousappellecomment?PapiouGrand-Père?»

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Une brève seconde, avant que l’allumette ne se soit consumée et qu’il soit obligé de la lâcher, ilobservasonvisage.Sesyeuxserétrécirentetseslèvresseserrèrentenunefinelignetandisquelaveinesursatempegonflaitenbattantàtoutevitesse.«Vousêtesunmenteur,dit-ildansunsouffle.—Ahoui?Vousenêtessûr?»L’obscuritéserefermasureux,maisBillyn’avaitpasbesoind’yvoirpoursavoirqueleDrSkinner

étaitfurieux.Illesentait,entendaitsarespirationsaccadée.Ils’étaitdoutéqu’ilneprendraitpasbienlanouvelle,maissarageétaittangible.Il reprit laparoleavecplusdedouceur.«J’aimeChrissie,DrSkinner.Jesaisquejenesuispas le

mariquevousauriezchoisipourvotrefille,maiselleportemonbébé,etj’ail’intentiondemecomporteravechonneur.Jenefuiraipasmesresponsabilités.Chrissieetlebébépourronttoujourscomptersurmoi.Jetravailleduret…»LeDrSkinnerpoussauncri.«Aidez-moi…»,balbutia-t-il.Ilportalamainàsapoitrineentombantàgenoux.AlorsqueBillyle

dévisageait,lespoingssurleshanches,lemédecinmontralapochedesaveste.«Vite,mescachets…»Billycherchadanssapoche.Etbienqu’ilsoitcertainqu’ils’agissaitd’uneruse,ilensortitunpetit

flaconmarron.Ileutdumalàretirerlebouchon,maisfinitparyarriveretrenversalescachetsaucreuxdesapaume.«Jen’yvoispasgrand-chose…Ilvousenfautcombien?—Tenez…»Lemédecinsortitunepetitelampeélectriquedesonautrepoche.Lerayonjauneéclaira

lepetittasdepilules.—Lestorchessontinterdites,DrSkinner.—Ils’agitd’uneurgence»,rétorqualemédecinenluijetantunregardnoir.Puisilpritdeuxcachets

entre ses doigts tremblants et lesmit sous sa langue.Après quoi, il se redressa en position assise ets’adossaàunréverbère.«Merci»,murmura-t-ilenfermantlesyeux.Billynesavaitpasquoifaire.Larespirationdumédecinsemblaitlaborieuse.Larueétaitdéserteet,vu

sacorpulence,ilnepourraitpasleportertoutseul.«Jesuisdésolé,dit-il.Lescachetsvousfontdubien?»SamuelSkinnerrouvritlesyeux.«C’estvrai?VousavezmismaChrissieenceinte?»Billybaissalatête.«Oui,maisjevousl’aidit,jeferaicequ’ilfaut.»Ilsortitlalettredesapoche.

«Jeviensdeluiécrire.Hier,quandellem’aannoncélanouvelle,j’aimalréagietditdesmotsquejenepensaispas.Jesuispassépourtâcherd’arrangerleschoses,maisvousnem’avezpasautoriséàlavoir,alorsj’aitoutmisparécrit.Jem’enallaispostermalettre.»LeDrSkinnerrespiraitpluscalmement.«Aidez-moiàmerelever,voulez-vous?»Billyl’attrapasouslesbrasetlemitdebouttantbienquemal.Lemédecins’époussetaetseredressa

detoutesahauteur.«Çanesertàriendelaposter.—Pourquoidonc?— Réfléchissez… La guerre a été déclarée hier. Désormais, tout a changé. Le système postal va

probablements’effondrer,etcettelettrenereverrajamaislalumièredujour.»Billy en doutait, cependant, personne ne pouvait plus être sûr de rien. C’était comme si tout avait

changéd’unjouràl’autre.«Donnez-la-moi,repritlemédecinentendantsamain.Jelaluiremettrai.—Jenesaispassi…Etcommentsaurai-jequevouslaluiavezdonnée?Désolé,jeneveuxpasvous

manquerderespect,maisjenevousfaispasconfiance.—Jenevousenveuxpas,néanmoins,c’estpourvouslameilleuresolution.»Billyfinitparluidonnerlalettre.«Jepasseraidemainm’assurerqu’ellel’abienreçue.—Jen’endoutepas.»LeDrSkinnerglissalalettredanslapochedesaveste.

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Quandlemédecinrentrachezlui,Chrissieetsamèreétaiententraindeparleràvoixbassedanslacuisine.Ellesvenaientdediscuterdelameilleurefaçondeluiannoncerlanouvelleausujetdubébé.Àl’instantoùlaported’entréeclaqua,Mabelpressalamaindesafillesouslatable.Chrissieréponditparunsourireanxieux.Entendreledocteurmonterl’escaliersansmêmeleurdirebonsoirlesintriguatouteslesdeux.Mabelseprécipitadansl’entréeetagrippalarambardeenappelantsonmari.Chrissiedemeurasurleseuildelacuisineenmordillantlapeauautourdesonpouce.«Samuel?C’esttoi?Qu’est-cequinevapas?»Ellel’entenditfairedubruittandisqu’elle-mêmemontaitl’escalieràsontour.Elleletrouvadansla

chambredeChrissie,oùelleentraavecunecertaineagitation.«Samuel?»Illuitournaitledosetétaitentraindesortirdesvêtementsenlesjetantsurlelit.Puisilattrapaune

vieillevalisemarronausommetdel’armoire,mais,commelapoignéeétaitcassée,elleluiéchappadesmainsettombasurleplancher.« Bon sang,Mabel, va me chercher une autre valise ! Et ensuite, tu t’arrangeras pour envoyer un

télégrammeàtasœur.—ÀKathleen?Mais…pourquelleraison?»LeDrSkinners’immobilisaunesecondeavantdesetournerverssafemme,leteintécarlate,lefront

luisantdesueuretlescoinsdeslèvresécumantdesalive.« Parce que ta fille est une petite dévergondée et qu’il n’est pas question qu’elle reste dans cette

maisonpourdonnernaissanceàcebâtard!EllevapartirenIrlandeets’installerchezKathleen.»Mabel se laissa tomber sur le lit.«Samuel, calme-toi, je t’enprie…C’estunchocpournous tous,

mais…—Tusavais?N’essaiemêmepasdeprendresadéfense.Ellen’aaucuneexcuse.Tun’avaispasle

droitdemelecacher.Etunefoisquelebâtardserané?Tucomptaislegarderdansuneboîteaufonddujardincommeunanimaldomestiquesecret?»Mabeln’avaitjamaisvusonmariaussipaniqué.Il prononça une dernière phrase qu’il cracha comme du venin. « Elle partira à la première heure

demainmatin.»

Lelendemain,Chrissiecontemplapourladernièrefoissachambre.Lepapierpeintimpriméderosesd’un rouge criard, la peinture vert vif, la coiffeuse avec son face-à-main et sa brosse à cheveux bienalignés…toutcelaétaitfamilier,réconfortant.Commentsavieavait-ellepudéraperaussibrusquementenprenantcette tournuredramatique?Elleavait refaitsavalise,quesonpèreavait remplien’importecommentlaveille,et,quandellelasouleva,ellefutfrappéedeconstatersoninsignifiance.Ellen’avaitpas grand-chose à montrer de ces dix-neuf années passées sur cette terre. Malgré la douceur de latempérature,elleavaitmissonmeilleurmanteaud’hiver,etsescheveuxétaientimpeccablementboucléssous son chapeau. Elle avait le teint très pâle, et dans son regard bleu éteint se lisait un profonddésespoir.Assise devant la coiffeuse, elle prit le rouge à joues qu’elle avait acheté récemment. Les doigts

tremblants,elleenétalaunpeusursespommettestoutenlespinçant.L’éclatquienrésultalafaisantsesentir un peumieux, elle prit son rouge à lèvres.Et puis zut ! songea-t-elle.Puisqu’il me traite dedévergondée,autantquej’aiel’aird’enêtreune!Aprèsavoirappliquédeuxcouchesdefardrosesurseslèvres,ellemitdukhôlnoirsursessourcilsetsoussesyeux.Ellefourralemaquillagedanssonsacenentendantlavoixdesamèrecrierdurez-de-chaussée.

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«Chrissie,ilestl’heuredepartir…»Respirantungrandcoup,elleattrapasapetitevalise,puisjetaundernierregardsursachambreavant

dedescendre.Samèreetsonpèrel’attendaientaupieddel’escalier.Mabelluirépétasesinstructions:«Écris-moidèsquetuserascheztanteKathleen.Jepenseraiàtoi,

Chrissie.Jeviendraitevoirdèsquepossibleetjeserailàquandlebébénaîtra.»LeDrSkinnerémitunbruitmoqueur.Mabel lui jetaunregardnoir.«Jesuisnavréeque leschoses

doivent sepasser ainsi,mais tu le comprends,n’est-cepas?Tonpèreestquelqu’und’importantdanscetteville,etlahonted’avoirunefillequi…—Maman,s’ilteplaît,onpourraitnepasrevenirlà-dessus?Jesuisunefilleabominablequiafait

quelquechosed’abominable,etj’enpayeleprix!»Ellebaissalesyeux.«J’aicrusincèrementqueBillym’aimait,ajouta-t-elledansunmurmure.Çaprouveàquelpointonpeutsetromper…»Au même instant, Leo arriva du jardin en bondissant et tourna autour de ses jambes. Chrissie

s’accroupitpourluigratterlesoreilles.L’animals’ébrouajoyeusement.«Aurevoir,monvieux…Tuvasmemanquer.Soisbiensage.»Levisageenfouidanssafourrure,elle

respirasonodeurunedernièrefoisavantdesereleveretdesetournerverssamère.«Promets-moiquetuveillerassurlui.»Mabelécrasaunelarmeaucoindesonœil.«Biensûr,Chrissie,jetelepromets.»Ellepritsafilledanssesbrasenlaserrantdetoutessesforces.Chrissieréprimaunsanglot.Ellene

voulaitpasdonnerà sonpère la satisfactionde lavoirpleurer.D’un seul coup, elle fut impatientedepartir.Lapetiteentréesombrelarendaitclaustrophobe,elleavaitl’impressionqu’iln’yavaitpasassezd’airpourqu’ilspuissenttousrespirer.Aprèsavoirembrassésamèreunedernièrefois,ellereculapoursetournerverssonpère.Lorsqu’ellevitsonregardglacial,ellecompritquelesmotsneserviraientàrienetsecontentadeluiadresserunvaguesignedetête.Puisellequittalaseulemaisonqu’elleait jamaisconnueets’enallacommencerunnouveauchapitredesavie.

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Plustarddanslasoirée,alorsquelapluiecinglaitlesvitres,Mabelétaitaucabinetmédicalentraindemettreàjourlesfichesdespatients.C’étaitunetâchedontChrissieseseraitchargéeavecbeaucoupplusd’efficacité,etelleserenditcomptequesafilleallaitluimanquerencoreplusqu’ellenel’imaginait.Lasonnette retentit, la faisant sursauter. Leo se précipita dans l’entrée en aboyant comme un fou.Mabelabandonna ses fiches et alla ouvrir. Elle n’était pas d’humeur à recevoir qui que ce soit, ce que sonexpression maussade, son teint gris et ses yeux rougis feraient comprendre à l’importun sans aucuneambiguïté.Àcausedumauvaistemps,celui-ciavaitenfoncésacasquetteaurasdesyeuxetremontélecoldesaveste,desortequeMabelnelereconnutpasimmédiatement.«Bonsoir,MrsSkinner…Jesuisdésolédevousdéranger,maisjevoulaissavoirsijepourraisdireun

motàChrissie.»Leo,quiavaitreconnulavoixdeBilly,semitàjapperdejoiedèsqueMabellâchasoncollier.Ilse

penchaetcaressalechien.«Euh…Est-cequ’elleestlà,MrsSkinner?»Sansunmot,Mabelluifitsigned’entrer.«Merci,dit-ilenretirantsacasquetteetensepassantlamaindanslescheveux.—Suivez-moi.Unefoisdanslacuisine,enpleinelumière,Billyremarquasonairdéfait.«MrsSkinner…Est-ceque

çava?»Iljetaunregardalentour.«Iln’yapersonne?—MonmariaétéappeléenurgenceetChrissieestenroutepourl’Irlande.—L’Irlande?Maispourquoi?»Mabelsecachalevisageetfonditenlarmes.«MrsSkinner,jevousenprie,dites-moicequis’estpassé…Est-cequ’ellealumalettre?»Elles’essuyalesyeuxetleregardad’unairsurpris.«Quellelettre?»Billyparlacettefoisavecplusdeprécipitation.«Hiersoir,j’aidonnéunelettreauDrSkinnerpour

qu’illaremetteàChrissie.Jem’enallaislaposter,maisjel’aicroisé,etilm’apersuadédelaluiconfierenmedisant que la poste n’allait plus fonctionner aussi bienmaintenant qu’on est en guerre…Est-cequ’illaluiadonnée?—Jenesaisriendecettelettre.Toutcequejesais,c’estquevousavezbrisélecœurdemafille…et

quema famille se retrouvedéchirée…»Mabel tapadupoingsur la table.«Vousn’avezpaspuvousempêcherdelatoucher,etensuite,vousl’avezjetéecommeunvieuxjournal!Heureusementpourvousquemonmarin’estpasàlamaison,sansquoijenedonneraispascherdevoschancesderessortird’icientier!»Billys’efforçadelacalmer.«S’ilvousplaît,MrsSkinner,écoutez-moi…»Elles’assitetposalatêtedanssesbrassurlatableensanglotantcettefoisouvertement.«Écoutez,jereconnaisquejen’aipastrèsbienprislanouvelledubébé,reprit-ilenmarchantdelong

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en large.C’estque…çam’a faitunchoc,vouscomprenez.Chrissieetmoiavons…Nousn’avonsétéintimesqu’uneseulefois,etc’était…»Mabelseredressa,levisagebrouillédelarmes.«Épargnez-moilesdétails,jevousenprie!»Billy poursuivit d’un air sérieux. «Ce que je veux dire, c’est que notre relation a toujours été une

histoiredesentiments.QuandChrissiem’aannoncéqu’elleétaitenceinte,lasurpriseaététellequej’aieubesoind’êtreseul le tempsdedigérer lanouvelle.Àmagrandehonte, je l’ai laissée là, jemesuissauvéencourant…Jenepensaisplusqu’àunechose:commentfairepouréleverunbébédansunmondeenguerre,alorsquejedevraispartirmebattreenlalaissantl’élevertouteseule…Etsij’aipaniqué,cen’estpasparcequejenel’aimepas,maisbienaucontraireparcequejel’aime.—Pourquoineluiavez-vouspasdittoutcela?»Billyétait tout rouged’anxiété.« J’ai essayé. Je suis revenu le soirmême,maisvotremarim’adit

qu’ellenevoulaitplusmevoir.»Mabelsecoualatête.«Samuelnousaditquevousenaviezeuassezd’attendreetquevouspensiez

qu’ellen’envalaitpaslapeine.Jedoisavouerquej’aitrouvéçaparticulièrementcruel.»Billygrinçadesdents.«Cenesontquedesmensonges!Jenecomprendspaspourquoivotremarime

détesteàcepoint…—Ilvousdétestaitavantmêmequesafilleaitdesproblèmes,alors,vousimaginezcequ’ilpensede

vousàprésent!—Ilneluiapasdonnémalettre?»Billyritavecdérision.«Jesavaisbienquej’avaisraisondene

pasluifaireconfiance…Commentai-jepuêtreaussistupide?—Vousavezétéstupide,eneffet,personneneprétendralecontraire.Qu’yavait-ildanscettelettre?—Desexcuses,unedéclarationetunedemandeenmariage.—VousvoulezépouserChrissie?—Jamaisdemaviejen’aijamaisétéaussisûrdequelquechose.Jel’aime,MrsSkinner,jel’aimede

toutmoncœur…Ilfautquejelavoie,ettouts’arrangera.—Ilest trop tard.ElleestpartieenIrlandechezmasœur.Elleaccouchera là-bas, loindesregards

curieuxetdescommérages.—Maiselledevraitêtreici,auprèsdesafamille!Jevousenprie,MrsSkinner,c’estmonbébéàmoi

aussi…N’ai-jepasledroitd’avoirmonmotàdiresurl’endroitoùilnaîtra?»Ilprituntonimplorant.«Jevousenprie,donnez-moisonadressepourquejepuisseluifairepartdemessentimentsavantqu’ilnesoittroptard.—Jeviensdevousledire,Billy,ilestdéjàtroptard.—Non.Cen’estpaspossible!»Mabelregardasesyeuxsombreset,malgréladouleurqu’elleyperçut,ellecompritpourquoisafille

étaittombéeamoureuse.Billyétaituntrèsbelhomme,et,dansd’autrescirconstances,elleauraitétéfièredel’avoirpourgendre.Elleseradoucitquelquepeu.«Écoutez,ilsefaittard,monmarivarentrerd’uneminuteàl’autre.S’ilvoustrouveici…Tenez-vous

vraimentàcequejevousdisecequisepassera?Demain,j’écriraiàChrissie,et,siellelesouhaite,ellepourraprendrecontactavecvous.—J’apprécierais,MrsSkinner,dit-ileninclinantlatête.—Vousdevreztoutefoisêtrepatient.Masœurhabiteenpleinecampagneetellen’apasletéléphone,

parconséquent,çaprendradutemps.»Billypoussaunsoupir,l’airsoulagé.«Jecomprends.Merci.Jevousprometsquejenelaisseraipas

tomberChrissie.—Vousn’avezpasintérêt.Bonnenuit.—Bonnenuit,MrsSkinner.»

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LeDrSkinnerentradanslacuisineensecouantsonimperméableruisselantdepluie.Mabel,quiétaiten traindecoudre, redressa la tête.«Àcetteheure-ci,elledoitêtreà lapensionà

Dublin.Lapauvre,faireunvoyagepareildanssonétat…Etdemain,ceseraencoreunelonguejournée.DieusaitàquelleheureellearriveraenfinchezKathleen…»Sonmarineluiprêtapasattentionetouvritlejournal.Mabelreposasonouvragesurlatable.«Pourquoitunem’aspasditquetuavaisvuBilly,hiersoir?— Ça a dû me sortir de l’esprit, répondit-il sans qu’elle puisse voir l’expression de son visage.

Mais…commentlesais-tu?—IlestvenuendemandantàparleràChrissie.Etiladitt’avoirremisunelettreàsonintention.Où

estcettelettre,Samuel?»Ilsetournaverssafemmeenlaissants’exprimersafureur.«Ilnecomprenddoncpasquandilfautrenoncer?Jeluiaipourtantexpliquéqu’iln’étaitpasquestion

qu’ilfassepartiedelaviedeChrissie!Elleestbelleetintelligente,ellepourraitavoirtousleshommesqu’elleveut…—C’estBillyqu’elleveut.—C’estpeut-êtrecequ’ellecroitmaintenant,maisc’estuniquementàcausedecemauditbébé…Une

foisqu’ilauraétéadopté,elleretrouverasonbonsens.—Adopté?Maisdequoiparles-tu?Ellevagarderlebébé…—Moivivant,jeveilleraiàcequecesdeux-làn’aientplusrienàfaireensembleetàcequecebâtard

soitplacédansunfoyer,làoùildoitêtre.—JamaisChrissien’acceptera…Tunepeuxpaslaforceràabandonnersonbébé!—C’estcequenousverrons.»Mabelselevad’unmouvementsibrusquequelachaiseserenversa.«Tantquejeneseraipasmorteet

enterrée,certainementpas!»Letéléphonesonnadansl’entrée.Lesonstridentlesfitsursauter.Mabeldécrocha.«Allô,icilecabinetmédical…Oh,bonsoir,MrHenderson…»Aprèsunebrèveconversation,Mabelrevintdanslacuisine.«C’étaitMrHenderson.Safemmevient

deperdre leseaux, jevaisdevoiryaller.Mais,dèsmon retour,nous reprendronscettediscussion. Jeveuxlirelalettrequet’adonnéeBilly.»Elleenfilasacapebleumarineetallacherchersasacoche.«Tu devrais prendre une lampe électrique,Mabel. Il fait noir comme dans un four.Veux-tu que je

t’accompagne?L’idéequetusortestouteseulenemeplaîtpastrop.— Je l’ai déjà fait des centaines de fois, Samuel. Sans que ça ne t’ait jamais inquiété. De toute

manière,lestorchessontinterditespendantlecouvre-feu.»Il farfouilladansun tiroird’où il sortitunevieilleenveloppequ’ilmitautourde la torche.«Tiens,

prendsça…C’esttoujoursmieuxquerien.»Mabellaprit.«Tuesunevieilletêtedemule,SamuelSkinner…Parfois,jetedéteste!»C’étaitunenuitépouvantable.Mabelremontasacapucheet lanouasoussonmenton.Touten luttant

contreleventetlapluiequitombaitàl’horizontale,elleessayad’éviterlesimmensesflaques.Latorchene luiservaitquasimentà rien,etse repérern’étaitpas facile.Brusquement,elle trébuchasurunpavéfendu,glissaauborddutrottoirettombasurlaroutedetoutsonlongenlâchantsasacoche.Ellen’eutletempsnidevoirnid’entendrelavoiturequilaheurtadepleinfouet.Seulementdesentiruneodeurdecaoutchoucbrûléquand le conducteur tentade freiner,puis le chocqui luibrisa la colonnevertébralecommeunesimpleallumette.

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16

KathleenMcBridepressaletélégrammesursapoitrineensecouantlatêted’unairincrédule.«SainteViergeMarie,mèredeJésus!»marmonna-t-elleenfaisantunsignedecroix.D’aprèscequ’ellecomprenait,sanièceenceinteétaitenroutepourvenirs’installerchezelle,etelle

ne pouvait rien y faire. Elle jeta le télégramme dans le feu avec colère. Se débarrasser de sesresponsabilités était typique de son beau-frère. Cet homme était le plus détestable qu’elle ait jamaisrencontré, et elle ne lui avait jamais pardonné d’avoir emmené sa sœur en Angleterre.Mabel s’étaitlaissésubjuguerparceprotestant,et,apparemment,ilsavaientélevéleurfilleenfaisantd’elleunepetitepimbêcheauxmœurslégères.Depuis la mort de leurs parents, c’était à Kathleen qu’avait incombé de s’occuper de la ferme

familiale.Deuxdesesfrèresetsœursétaientmortsenbasâge,etsesfrèressurvivants,deuxégoïstes,avaientémigréenAmériqueenquêted’unevieplusfacile.Elleétaitl’aînéedesixenfants,laseulequisesouciaitdelafermeetdessacrificesauxquelsavaientconsentileursparents.Ilsavaientpassétouteleurexistenceàlutterpourqu’elleresterentableetpourleuroffriràtousunfoyeraimant,etelleétaitbiendécidéeàcequelafermerestedanslafamilleetàrespecterlesvaleursdesesancêtres.Ellevivaitdefaçonfrugale.Outrequelapropriétén’avaitnil’électriciténil’eaucourante,laviedans

cette région rude et impitoyable située au pied des monts Galtee, au sud de l’Irlande, était une luttepermanente. Les bâtiments décrépissaient, une humidité implacable s’élevait de la terremarécageuse,s’infiltrantdanslesmursépaisquis’effritaientet jusquedanslesos.Lefeuquibrûlaitdanslacuisineservait à la fois à se chauffer et à cuisiner, si bien qu’il fallait prendre garde à ne jamais le laissers’éteindre. La nuit, Kathleen étalait des cendres grises sur les braises, et après les avoir enlevées lematin,elleranimaitlefeuquicontinuaitàbrûlerendessous.Dèslelever,onallaittirerdel’eauaupuitsavantmême de prendre le petit déjeuner. Unemarmite suspendue dans la cheminée servait à la fairechauffer – un processus ennuyeux qui vous cassait le dos. Il fallait aussi aller découper des blocs detourbedanslatourbièreetleslaissersécherletempsqu’ilssoientprêtsàêtrebrûlés.Kathleenremitunebriquedetourbesurlesflammes.Lapièceseremplitaussitôtd’unefuméeépaisse

quilafittousser.Lentement,elleseredressaensefrottantlesreins.Ellen’avaitquequarante-cinqans,maisdesannéesdedurlabeurdansceclimatimpitoyablel’avaientuséeavantl’âge.Elle ne savait pas du tout à quelle heure ou comment arriverait sa nièce, mais ce n’était pas son

problème.Danssonétat, ilétaithorsdequestionqu’elleresteàlaferme.Bienqu’ellesoit touteseuledanslapièce,Kathleenrougitrienqued’ypenser.Danscepetitvillage, lanouvellequesanièceétaitenceintesansêtremariéeserépandraitcommeunetraînéedepoudre.Elleimaginaitdéjàlesmembresdelaparoissesepousserducoudelorsqu’elles’agenouilleraitsursonprie-Dieuenbaissantlatêtedehonte.Aunomduciel,àquoidoncavaitpensésasœurenluienvoyantsarebelledefille?Elleouvritlaporteetappeladanslacour.«Jackie,viensiciuneminute!»

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JackieCreevy,âgédedix-neufansetpasencorebrisépardesannéesdetravailincessant,selevad’unbondets’écartaduchevaldetraitqu’ilétaitentraindesoigner.«Oui,MissMcBride,qu’est-cequejepeuxfairepourvous?»Kathleensourit–unsourirequin’étaitpas loinde l’affection–,néanmoins l’inquiétudeétaitgravée

sursonvisage.«Manièce va arriver aujourd’hui. Je ne sais pas quand exactement,mais est-ce que tu pourrais la

guetter?Dèsqu’elleseralà,jeveuxquetuviennesmechercher.Neluiparlepasetneluiposepasdequestions.—D’accord,MissMcBride.Çavaêtrebienpourvous!»Jackiesoulevasacasquette,puisretournaauprèsdeSammyquiattendaitpatiemment.Toutenenlevant

délicatement labouesur les jambesduchevalà l’aided’unebrosse, il réfléchitàcequevenaitde luidiresapatronne.Depuisquatreansqu’iltravaillaitàlaferme,MissMcBrideneluiavaitjamaisparlédesafamille,et,d’unseulcoup,unenièceallaitarriver!Étantdonnéquesapatronnenerecevaitpasgrandmonde,lanouvelleétaitplutôtenthousiasmante,mêmes’ilavaitcomprisàl’expressiondesonregardquecettedemoisellen’étaitpaslabienvenue.Ilterminaenpassantdel’huiledericinsurlesjambesduchevalpourleprotégerdel’humidité,après

quoiill’emmenamangersonfoinàl’écurie.Ilsifflaleschiensquidormaientaufond,nichésaumilieudelapaille.Aussitôt,ilsvinrentaboyeravecenthousiasmeautourdesesjambes.Jackieappelaégalementlesdeuxautresemployés,MichaeletDeclan,quiétaiententraindefaireunepause,puis,ensemble,ilsremontèrentlecheminetallèrentchercherlebétailpourlatraitedusoir.Bienquecenesoitqu’unpetittroupeau, la traite leur prendrait à eux quatre deux bonnes heures.Marchant d’un bon pas, Jackie sedemandasi lanièceallait rester longtempsetsielledonneraituncoupdemainà la ferme.Touteaideseraitlabienvenue.Aumomentoùlebétailentradanslacour,Kathleenétaitentraindesortirunmoutonmortd’unfossé.

Elles’essuyalesmainssursontablieretrejoignitlesautresdanslagrange.TandisqueMichaelfaisaitentrerlesvachesuneàune,elleattachaunboutdeficelleautourdespattesarrièredesplusrécalcitrantes.Plusd’unefois,unemployés’étaitretrouvédansl’incapacitédetravaillerpendantdesjoursaprèsavoirreçuunméchantcoupdesabotd’unevachemallunée.Endehorsdubruitdu laitquicoulaitdans lesseauxen fer, le silence régnait. Jackiese tournavers

Kathleen,quitrayaitlavacheavecplusdebrusqueriequed’ordinaire.«Comments’appellevotrenièce,MissMcBride?»Kathleenserralepisplusfort.Lavacheprotestaenfrappantlesoldesespattesarrière.«Inutiledetesoucierdecegenrededétails,Jackie.Ellenevapasresterlongtempsici.—Dommage…Çavous ferait de la compagnie, sans compter qu’elle pourrait vous aider dans vos

tâches.—C’estunefilledelaville.Jedoutequ’ellesached’oùvientlelait…J’imaginequ’ilapparaîtdevant

saportecommeparmagie!—Ah…Maisvouspourriezl’éduquer,MissMcBride.»Kathleendéplaçasontabouretderrièrelavachesuivante.«Ditesdonc,vousêtesrapide,cesoir!»observaJackie,l’airadmiratif.Personnenepouvaitaccuser

sapatronnedenepasaccomplirsapartdetravail.«Ilyaunmoutonmortdanslefossé.ValemettredecôtépourPat.—J’yvais,MissMcBride.»Patétaitunnégociantquipassaitdanstouteslesfermesdelavalléepouremporterlesœufs,lacrème,

le beurre ou les légumes qu’elles produisaient et les revendre en ville. Les commerçants payaientdirectementlesfermiers,etPatprélevaitunepetitecommissionaupassage.Kathleenluilaissaitprendreles bêtesmortes de causes naturelles.Manger dumouton quand on ignorait de quoi il étaitmort était

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impossible, mais Pat en tirerait une petite somme en revendant la laine. Il ferait ensuite bouillir lacarcasse,puisrecueilleraitlagraisseetlarevendraitàdesfermiersquis’enservaientpourgraisserlesrouesde leurscharrettes. IlavaitmêmeréussiàenvendreaupharmaciendeTipperary,quiaveccettegraisseimmondefaisaitdusavonetdelacrèmepourlevisage.

Àlatombéeducrépuscule,Jackies’étenditdanslagrange.Ildormaitsurunlitdepaille,recroquevillécontre les chiens, éclairé seulement d’une lampe à l’huile.MissMcBride lui avait donné d’épaissescouverturesetluiapportaitunetassedechocolatchaudavantqu’ilnes’endorme.Ilavaitvécuheureuxdanscettefermeoùellel’avaitaccueilliàl’âgedequatorzeansquandils’étaitretrouvéorphelin.Ilnegagnaitpasgrand-chose,maisilavaitlegîteetlecouvert,et,parfois,MichaeletDeclanl’emmenaientaupubfaireunepartiedecartesoudedominos.Lavieétaitsimpleetroutinière,chaquejourn’étaitpastrèsdifférentdu suivant.De sorteque, lorsqu’il entendit les sabotsde l’âne trotterdans la cour, son cœurs’accéléra.Il s’approchade l’entréede lagrange.Leconducteurdescenditde la carriole et tendit lamainà la

niècedeMissMcBride,quilapritd’ungestehésitant,puissautaàterreenjetantdesregardsalentour.Fasciné par ce spectacle, Jackie demeura un instant immobile avant de se rappeler les règles de lapolitesse.Ilcourutaccueillirlanouvellevenueetôtasacasquette.«Bonsoir…VousdevezêtrelaniècedeMissMcBride.BienvenueàlafermedeBriar!—Eneffet.Jem’appelleChrissie…Enchantée.»La jeune fille avait l’air épuisé. Sa peau était très pâle, ses lèvres gercées et ses cheveux blonds

pendaientlamentablement.Jackien’enpensapasmoinsquec’étaitlaplusbellefillequ’ilaitjamaisvue.Ilyavaitchezelleunedouceurattachante,maisaussiquelquechosedevulnérablequiluidonnatoutdesuiteenviedelaprotéger.Ilpritsapetitevaliseetl’emmenaverslamaison.«Jem’appelleJackCreevy,maistoutlemondem’appelleJackie.»Elleluisourit.«Raviedevousrencontrer,Jackie.—Suivez-moi,jevaisvousconduireàvotretante.»

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Lamaisonminusculeavaituntoitenchaumequidescendaittrèsbasetdeuxpetitesfenêtresdepartetd’autre de la porte. Et elle était si ancienne qu’elle donnait l’impression de pouvoir s’écrouler d’uneminuteà l’autre.Mais l’éclatdu feuquibrûlaità l’intérieurétaitaccueillant,etChrissieétaitcontented’êtreenfinarrivée.Jackiefrappauncouptimideàlaporte.IlsouritàChrissie,ettouslesdeuxattendirent.Quandlaporte

s’ouvrit,elleaperçutpourlapremièrefoissatante.Lescheveuxgris,levisageburinéetridé,Kathleenétaitvoûtéecommeunefemmequiauraiteudeuxfoissonâge.ElleobservaChrissied’unœilméfiant.«L’eau,Jackie.—Toutdesuite,MissMcBride.»Chrissie remarqua le réceptacle dans lemur à côté de la porte d’entrée. Un petit bassin en pierre

remplid’eau.JackieyplongealamainetaspergeaChrissiedequelquesgouttes.Celle-cisecoualatêteenlessentant

luientrerdanslesyeux.«C’estdel’eaubénite»,expliqua-t-il.Kathleentenditlamainàsanièce,quilaprit,unpeuembarrasséequesespaumesmoitestrahissentsa

nervosité.Lamaindesatanteétaitsirêchequ’onauraitditqu’elleportaitdesvieuxgantsencuir.«TudoisêtreChrissie…Entre!Ceseratout,Jackie,merci.—Trèsbien.Bonnenuit,MissMcBride…Bonnenuit,Chrissie!»Kathleenlui jetaunregardnoir,maisChrissieseretournaet luiadressaunpetitsalutavantqu’ilne

sorte.«Bon,débarrasse-toidecemanteau,tuveux?»Chrissieôtasongrosmanteauetledonnaàsatante,quilejetasursonbras,puisreculad’unpasenla

toisantdelatêteauxpieds.«Çanesevoitpas.»Chrissielissasarobeetcaressasonventre.«Jenesuisenceintequededeuxmois.Lebébén’arriverapasavantlemoisd’avril.»Kathleenparutsoulagée.«Ettuesenforme?—Oui,merci.—Etlepèredubébé?»Quel que puisse être leur lien de parenté, Chrissie ne se sentait pas d’humeur à se soumettre à un

interrogatoiredelapartd’uneparfaiteinconnue.Ellesecontentadesecouerlatête.«Àquoidiableas-tupensé,mafille?Tesparentsnet’ont-ilsdoncenseignéaucunemorale?As-tu

idéedelahontequetuasjetéesurcettefamille?»Chrissiesoupira.«Jecommenceàenavoirune,oui…»Sonmentontrembla.

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« Nous en parlerons plus tard, dit alors Kathleen sur un ton plus doux. Tu as l’air exténuée…Vat’asseoirprèsdufeu.Jevaisfaireduthé.»Chrissieobéitvolontiersetôtaseschaussures.«Siçanevousdérangepastrop,j’aimeraisbienprendreunbain.Jeviensdevoyagerpendantpresque

deuxjoursentiers.—Unbain?Jésus,Marie,Joseph!Tutecroisoù,petite?»Enobservantlapièceàpeinemeublée,Chrissieréalisasonerreur.«Onvatirerl’eaudupuitslà-basdehorsetonlachauffelà-dedans,expliquasatanteenluimontrantla

grande marmite noire suspendue dans la cheminée. C’est très commode, tu t’y habitueras vite… Lestoilettessontàl’extérieur,derrièrelagrange.»Chrissieravalaseslarmes.«Etoùvais-jedormir?—Ici.Iln’yaqu’unechambre.»Elleseretournaetaperçutlepetitlitpréparédansuncoin.«Bien, repritKathleend’un tonsolennel. Ilsembleraitquenousallonsdevoirnoussupporter.Jene

saispaslaquelledenousdeuxs’ensortleplusmal,maistantqueturesterasici,autantessayerdenousentendre.Tun’asaucuneobjectioncontrelefaitdetravailler?—Biensûrquenon.J’aide…enfin,j’aidaismonpèreaucabinetmédical.»Kathleeneutunriremoqueur.«Jeparlaisdevraitravail…Tuasdéjàtraitunevache?Transportédes

ballotsdepaille?Nettoyéuneécurieourentrélesmoissonsparn’importequeltemps?»Chrissiefitsignequenon.«C’estcequejepensais…Maistun’espasvenueicipourêtreenvacances.J’attendsdetoiquetu

fassestapart.»Elleluitenditduthédansunpotàconfiture.«Tuvois,j’aisortimaplusbelleporcelaineentonhonneur!»observaKathleenavantdeboireune

gorgéeenluifaisantunclind’œil.Chrissieesquissaunpetitsourire.Lorsquevintl’heuredesecoucher,Chrissieeutl’autorisationd’accompagnersatantedanssachambre

àl’étage.Dansuncointrônaitunetablerecouverted’untissublancimmaculé.Dechaquecôtéétaitposéeunebougie,et,aumilieu,troisstatuettes:unedeNotreDame,unedesaintJosephetunedel’EnfantJésusdePrague.Desfleursséchéesétaientdisposéesdevant.«Voilàmonautel!précisaKathleenavecfierté.Tupeuxpriericiavecmoiavantd’alleraulit.—Merci.—Unefamillequiprieensemblerestesoudée.»Kathleens’agenouilla.Chrissie l’imita.Leplancherdurétait si impitoyablepour lesgenouxqu’elle

cherchaunepositionconfortable.Kathleenjoignitlesmainsetfermalesyeux.«Père,nous teremercionsd’avoiramenéChrissie indemnedansnotremaison.Nousteprionsde la

guiderdans lasituationmalheureuseoùellese trouve.Nousprionspourquesonâmesoit lavéedesatacheavantqu’ellenequittecemondepourl’autre…Nousteremercionspourlamoissonquenousavonsrapportée de nos champs et nous prions pour que nos récoltes soient toujours abondantes…Nous teremercions de veiller sur nos bêtes qui paissent dans tes verts pâturages…Nous prions pour que tucontinuesàveillersurJackieetsurlesautres,etàlesprotégerdesmaladiesetdesinfortunesdurantlesmoisd’hiver…Seigneur,nousprionspourquetunouspardonnesnospéchés.Amen.—Amen»,répétaChrissie.Ellevoulutserelever,maisKathleenlaretintparlebras.«Marie,mèredeDieu…,marmonnasatante.Chrissielaregardasanscomprendrecequ’elleétaitcenséefaire.«Priezpournous,luisoufflaKathleen.—Oh…Priezpournous,répétaChrissie.—SaintJoseph…»Satanteluidonnauncoupdecoudedanslescôtes.

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«Priezpournous.—Amen,conclutKathleen,quiserelevaenfin.—Amen.»Chrissieselevaàsontour.«Àcequejevois,tunevaspasrégulièrementàl’église…—Non.Papaestmédecin.Etcommeilcroitplusaupouvoirdelamédecinequ’àceluidelaprière,je

n’aipasfréquentébeaucoupleséglises.NousallionsàlamessedeminuitàNoël,etpuisauxmariages,auxenterrementsetauxbaptêmes,biensûr,mais,endehorsdeça,non,jenepeuxpasdirequej’ysuisalléesouvent.—Sic’étaitlecas,nousneserionspasicientraind’avoircetteconversation!»Kathleenpinçales

lèvresensecouantlatête.«Tupeuxteretirerdanstonlit.Nousnouslevonsàcinqheurespourréciterlesprières.Tun’aurasqu’àmontermerejoindredevantl’autel.Ensuite,ilyajusteletempsd’allerpuiserl’eauavantquelesclochesdel’églisenesonnentl’angélusàsixheures.Etaprès,c’estlatraitedumatin,etensuitelepetitdéjeuner.Tuparticiperasauxtâches,maistunedevrasenaucuncasparlerdetonétatàJackieouauxautres.C’estcompris?—Oui,tanteKathleen,réponditChrissie,leregardtriste.—Tupeuxprendredel’eauchaudedanslamarmitepourtelaver,ettutrouverasunpotdechambreau

bout de ton lit.Mais c’est uniquement pour la nuit. Dans la journée, tu devras utiliser les toilettes àl’extérieur.Tuasdesquestions?—Non.—Trèsbien,alors,àdemain.Bonnenuit.»Chrissieredescenditetapprochaunechaisedevant lacheminée.Ilétait impossibledeseréchauffer,

sonsoufflerestaitensuspensdansl’airchaquefoisqu’elleexhalait.Etcommesatanteavaitpréparélefeupour lanuit, ilne s’endégageaitquepeudechaleur.Toutefois, l’eaudans lamarmiteétait encoretiède. Après en avoir versé dans une cuvette, elle prit le linge que sa tante avait laissé sur le lit et,lentement,elleentrepritdesedébarrasserdelasaletéaccumuléeaucoursdecesdeuxlonguesjournéesdevoyage.Pendanttoutletempsoùellesedéshabillaetselava,elletremblasansparveniràs’arrêter.Àcetteseconde,elleauraitdonnén’importequoipourunlongbainchaudavecdelamousse.Ellesortitdesapetitevalisesachemisedenuit.Enl’enfilant,ellereconnutl’odeurfamilièredechez

elle.LamaisondeWoodGardensavaituneodeurtrèssingulière–unmélangedemédicaments,decireetdeseffluvesappétissantsdelacuisinedesamère.D’unseulcoup,Chrissiesesentitauborddeslarmes.Elleauraittantvouluêtredanssonlit,avoirleréconfortdesbrasdesamère,l’amourinconditionneldeLeo…Elleseglissasouslesdrapsetremontalescouverturessoussonmenton.Malgrélepoidsdestroiscouverturesquil’écrasaient,ellen’arrivaitpasàseréchauffer,et,àforcedetrembler,elleavaitmalaudos.Elle se demanda ce que faisait Billy à l’instant. Regrettait-il de l’avoir abandonnée de façon aussi

cruelle?Ellel’avaitaimédetoutsoncœuretétaitpersuadéequ’elleauraitsulerendreheureux.Samèreauraitdû semontrerplus forte, empêcher sonpèrede l’expédier aussi loin…Maiselle faisait encorepartiedelafamille,etelleétaitbiendécidéeunjouràyretourner.Avecsonbébé.

SamuelSkinneragrippa lamaindesa femmed’ungestedésespéré,désirantde tout sonêtrequ’ellereste en vie. Les dernières vingt-quatre heures avaient transformé la vie du médecin d’une manièreirrévocable. Il avaitdéjàdit au revoir à sa filleunique,partiedans lahonteversunenouvellevie enIrlande. Il l’avait éloignée juste à temps, avant que ce Billy ne vienne implorer son pardon.Apparemment, le garçon avait réussi à convaincre Mabel qu’il voulait épouser Chrissie. L’absurditéd’une telle idée le fit sourire.Non, lebébé serait adopté et disparaîtrait définitivementde leurvie. Ilrelâchalamaindesafemme,selevaetselissalescheveux.Ilvenaitderepenseràlaréactionqu’avait

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eueMabelquandilluiavaitfaitpartdesesprojetsconcernantlebébé.Moivivante,jamais,avait-elleditd’unairdedéfi.Ilsepenchaau-dessusd’elleetluicaressalesjoues.«Mabel…Mabel…Réveille-toi,jet’ensupplie!Jetedemandepardon…»Illuisecouadoucement

les épaules, bien qu’il sache que cela ne changerait rien. Puis il posa la tête sur sa poitrine pour seréconforterenentendantsarespirationrégulière,maiselleétaitparfaitementimmobile.Ilserrasamaindanslasienne.Déjà,ilsentaitsonsangseglacer.«Mabel,non!Nemelaissepas,jet’ensupplie…»Lecridéchirantquiluiéchappafitentrerl’infirmièreencourant.«Qu’ya-t-il,DrSkinner?»Lemédecintombaàgenouxaupieddulit.«Elleestpartie,murmura-t-ild’unevoixbrisée.Mabelest

partie.»

Ilrentrachezluiàdeuxheuresdumatin.Bienqu’ileûtdûêtreépuisé, ilavait l’impressionqu’ilnedormiraitplusjamais.Ilseversaungrandwhiskyetselaissatomberdanslefauteuildanslacuisine.Leograttaàlaportedeserviceengémissantpourqu’onlelaisseentrer.Lemédecinl’appela.«Vienslà,monvieux…Àprésent,tun’asplusquemoi.»L’animalseprécipitaversluietselaissacaresser.«Onn’estplusquetouslesdeux,Leo…Qu’est-cequ’onvadevenir?»Assisauxpiedsdesonmaître,lechienagitalaqueue.Ettoutcela,c’étaitlafautedeBilly.S’iln’avaitpasmisChrissieenceinte,elleneseraitpasenIrlande

encemoment.Mabelneseraitpassortiehiersoirdanscetétatd’agitationetauraitsansdoutevuàtempsla voiture qui l’avait écrasée. Si seulement Chrissie n’avait pas jeté son dévolu sur ce… ce… LeDrSkinnerbalançasonwhiskyàl’autreboutdelapièce.Alorsqueleverresebrisaitetqueleliquideambrédégoulinaitsurlemur,Leofilaseréfugiersouslatable.Lemédecinrenversalatêteenarrièreenfermantlesyeux.IlnepouvaitpasprévenirChrissiedelamortdesamère,carellereviendraitaussitôtd’Irlandeets’empresseraitderetomberdans lesbrasdeceBilly.Non,mieuxvalait laisser leschosesainsi.Detoutefaçon,àsesyeux,safilleétaitaussimortequel’étaitsafemme.

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Chrissievivaitàlafermedepuisdeuxmoislorsquesatantetombamalade.Trèsviteellecompritquequelque chose n’allait pas pour avoir vu plusieurs patients de son père présenter des symptômessimilaires.«TanteKathleen,jepensequetudevraisêtreaulitetnonicidanslacour.Ilgèle…Tunevasfaire

qu’empirerleschoses.—Commentpourrais-jerestercouchéealorsqu’ilyaautantdetravail?Cessedem’embêter,petite,et

laisse-moi faire ce que j’ai à faire… Je n’ai jamais étémalade un seul jour dema vie ! Ce soir, jeprendrai une grande cuillerée demalt et d’huile de foie demorue, et demain, je serai de nouveau enpleineforme!»Prise d’une violente quinte de toux, elle ravala les flegmes accumulés dans sa gorge et cracha une

énormechosevertesurlesol.Dégoûtée,Chrissiedétournalatête,nonsansavoirremarquéd’alarmantestracesdesang.Puiselleattrapasatantetremblanteparlesépaulesetl’emmenaverslemurcontrelequelellel’adossaletempsqu’ellereprennesonsouffle.Ilgelaitdenouveauàpierrefendre.Danslesprés,lebétailavaitunairconsterné,etmêmelespoules,quid’ordinaires’ébattaientenliberté,seserraientlesunescontrelesautresetébouriffaientleursplumesenessayantenvaindeseréchauffer.«TanteKathleen, il est possibleque tu sois sérieusementmalade.Àmonavis, tu pourrais avoir la

tuberculose.J’aidéjàvucessymptômesdenombreusesfois.»Kathleens’essuyalesyeuxavecunmouchoirgrisâtre.«Qu’est-cequeturacontes?Latuberculose?

Jamaisentenduparler!Oùvoudrais-tuquej’attrapeunemaladiedontjen’aijamaisentenduparler?—Tuconnais,maistuappellessansdouteçaconsomption.»Kathleenparutdouter.«Jetel’aidit,jen’aijamaisétémaladeunseuljourdemavie.—Raisondepluspourallertemettretoutdesuiteaulit!Jeterminerailetravailquiresteàfaire.Tu

asbienvucommejesuisdevenuerapidemaintenantpourtrairelesvaches…Deplus,sijenemetrompepas, la tuberculose estunemaladie très, très contagieuse.Tunevoudraispas contaminer Jackie et lesautres?Entoutcas,moi,jen’aiaucuneenviedel’attraper.Ceneseraitpasbonpourlebébé.»Àlamentiondubébé,Kathleenjetaunregardderrièreelleenluifaisantsignedesetaire.«Tuaspeut-

êtreraison…Jemesensaffreusementmal.—Alors,c’estdécidé…Appuie-toisurmoi,jevaisterameneràlamaison.»

Plustarddansl’après-midi,Chrissiemélangeaitunragoûtdebouillondepoulesurlefeuquandelleentendit sa tante tousser comme une damnée. Elle versa une louche de soupe dans un bol, coupa unmorceaudupainaubicarbonatequ’elleavaitfaitcuirelematin,puismontal’escalier.Lamauvaiseminede sa tante l’alarma.Elle avait le visage aussi blanc que de la craie, les yeux rouges et tout gonflés.Chrissieluitouchalefront,quiétaitbrûlantdefièvremalgrélefroidhumide.Elledéposalasoupeetle

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painsurlatabledenuit,puiselleredescenditàtoutesjambesetsortitdanslacour.«Jackie!Jackie!»appela-t-elle.Elleentenditlebruitquefirentlesoutilssurlesolenpierrequandilleslâchaetarrivaencourantde

lagrange,deuxchienssursestalons.«Qu’est-cequ’ilya,Chrissie?—IlfaudraitquetuaillesenvillechercherleDrByrne.Ettoutdesuite!»L’inquiétudeassombritleregarddujeunehomme.«PourMissMcBride?—Oui.S’ilteplaît,dépêche-toi!»IlfilachercherSammy,levieuxchevaldetraitquiétaitattachédanslacourentraindemangerson

foin,et,sansprendrelapeinedelesceller,sautasurledosdel’animalstupéfait.Dèsqu’illuitapasurlesflancs,lechevalréagitauquartdetour,etilss’éloignèrent,Jackieagitantlesbrasdanstouslessensens’efforçantdemaîtrisersamontureàl’aidedelalonge.Deuxheuress’écoulèrentavantqu’ilnerevienneaveclemédecin.Chrissieluidécrivitlessymptômes

queprésentaitsatantependantqu’ilsmontaientl’escalier.«Jepensequec’estlatuberculose»,conclut-elle.LeDrByrneserenfrogna.«Ici,c’estmoiquiposelediagnostic,jevousremercie.—Oui,biensûr,excusez-moi…Voulez-vousunetassedethé,docteur?J’aimisdel’eauàchauffer.»Lemédecinacquiesça.«Avecdeuxsucres.»Puisilobservalasilhouetteassoupiedanslelit.«Ehbien,Kathleen,qu’est-cequinousarrive?»Elleseredressaunpeuetseforçaàouvrirlesyeux.«DrByrne?Qu’est-cequevousfaitesici?Je

n’aipasd’argentpourvouspayer,jen’enaipas!Jepariequec’estmaniècequis’enestmêlée…Ellen’auraitpasdûvousfairevenir.—Permettez-moid’enjuger,rétorqualemédecinensortantunthermomètredesasacoche.Etdetoute

façon,vousn’aurezqu’àmepayerenmedonnantunpouletetunedouzained’œufs.—Jenemesenspasbiendutout,docteur…Etpourêtrefranche,depuisunbonmoment.—Jesais.C’estpourcetteraisonquejesuislà.»Ilattrapasonstéthoscope.«Non,vousnecomprenezpas,dit-elleenluiagrippantlepoignet.Mais,puisquevousêteslà,j’aurais

besoinquevousmerendiezunservice.—C’estcequej’essaiedefaire,sivousvoulezbienmelaisservousausculter!»Ilrepoussasamain.« C’est là-bas, enchaîna Kathleen en montrant une petite commode. Dans le tiroir du haut, vous

trouverez un mot enroulé autour de plusieurs billets. Je voudrais que vous le remettiez au pèreDrummond.«Vousmeprenezpourqui?Unesortedefacteur,enplusdevotremédecin?»Kathleenfutdenouveauprised’uneviolentequintedetoux.«S’ilvousplaît,DrByrne…C’esttrès

important.»

Dans la soirée, après que le Dr Byrne eut été reparti en confirmant à contrecœur son diagnostic,Chrissiemélangeade lapoudredecacaodansdeux tassesde lait chaud.Grâceaumédicamentque lemédecinluiavaitadministré,satantedormaitàpoingsfermés.Elleenfilasonmanteau,puissortitsurlapointedespiedsetsedirigeaverslagrange.«Jackie…?»Elleaperçutlalueurdesalampeàhuileetentenditunbruissementdefoinlorsqu’ilremua.«C’esttoi,Chrissie?Attends,jeterejoinsdansuneminute…»Apparemment,ellel’avaitréveillé.Desbrindillesdefoinétaientaccrochéesdanssescheveux.«J’aipréparéduchocolatchaud.Ilestdanslacuisine.—Oh,merci…Tuveuxquejeviennelechercher?

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—Non,jeveuxquetuviennesleboireavecmoidanslamaison.»Jackiehésita.«C’estque…jenesaispassiMissMcBrideserad’accord.Ellem’apporte toujours

monchocolatdanslagrange.—S’ilteplaît,Jackie,j’aimeraisbienavoirunpeudecompagnieet,enplus,elledortprofondément.

LeDrByrneluiadonnéquelquechose.—Bon,alors,jesupposequeçaira…Jefilecherchermaveste.»Chrissie avait entretenu le feu et rajouta des briques de tourbe pour que la température soit plus

agréable.Unefoisinstallésdevantleurtassedechocolat,ilscommencèrenttouslesdeuxàsedétendre.ChrissieappréciaitlacompagniedeJackie;s’iln’avaitpasétélà,ellen’auraitsansdoutepassupportéde vivre à la ferme. Depuis son arrivée, sa tante s’était plus oumoins adoucie, mais elle demeuraitintraitablesurlefaitqu’ilnefallaitparleràpersonnedubébé,etChrissiesesentaitunpeusolitaire.Aucoursdecesdeuxderniersmois,elleavaitécritplusieursfoisàsamère,etelleétaitdéçuedenepasavoir reçu de réponse, cependant, tanteKathleen lui avait assuré que ça n’avait rien d’inhabituel. Laposteétaitsipeufiablequ’ilfallaittoujoursdesmois,etmaintenantqu’ilyavaitlaguerreenAngleterre,çanepouvaitêtrequ’encorepluslong.Chrissieavaitlecœurserréenpensantàsamère,àsonfoyer,àLeo,et,bienentendu,àBilly.Endépitdesoncomportement,ellen’avaitpasréussiàselesortirdelatêteetseréjouissaitdesavoirquesonenfantgrandissaitdanssonventre.Unjouroul’autre,ellesavaitqu’ilsseretrouveraient,etcettecertitudel’aidaitàtenir.Ellesetapotaleventreensouriant.«Àquoipenses-tu?demandasoudainJackie.—Oh,àlamaison…Ilsmemanquenttoustellement…—Tun’enparlesjamais.Raconte-moi.»Chrissie haussa les épaules. « Il n’y a pas grand-chose à raconter. Je suis née et j’ai grandi à

Manchester.Jesuisfilleunique,monpèreestmédecinetmamèreestsage-femme.C’estàpeuprèstout.—Maistuasl’airsitriste…Pourquoitunerentrespascheztoi,sitafamilletemanqueàcepoint?»Ellesoupira.«Siseulementc’étaitaussisimple…»Deslarmescoulèrentsursesjoues.Timidement,

Jackielapritparlesépaulestoutenjetantuncoupd’œilversl’escalier.«Allons,Chrissie…Pourquoi tunemedispascequi tepréoccupe?Jeneprétendspasquej’ai la

solution,maisjesuissûrquetutesentiraismieuxsitum’enparlais.—Jenepeuxpas,murmura-t-elle.—Tupeuxmefaireconfiance,tusais…Onneseconnaîtpasdepuistrèslongtemps,maisonestamis,

non?»C’étaitvrai.D’unecertaine façon, Jackie lui rappelaitClark.Bienqu’il soitplusgrand, il avait les

mêmescheveuxrouxetlemêmetypedevisage.Chrissiesedemandacequ’ilétaitdevenu.Ildevaitêtrepartisebattrequelquepart–ellefrissonnaàcetteidée–,etprobablementqueBillyaussi,pourdéfendreleurpaysdansunendroitlointainoùlamenacedelamortrôdaitenpermanence.Sansdouteaurait-elledûs’estimerchanceuse.Elle,aumoins,ellenerisquaitrien.L’Irlandeavaitchoisideresterneutreetn’avaitpasl’intentiondes’engagerdansleconflit.«Chrissie?»LeregardinquietdeJackielaramenaàl’instantprésent.Elleseressaisit.«Çava,jet’assure…C’estplutôtdetanteKathleenqu’ondevraits’inquiéter.—Tuasraison.Qu’est-cequ’aditledocteur?—Ehbien,ilestpossibled’opérer,saufquejamaisellen’acceptera…D’ailleurs,àcestade,cen’est

peut-êtrepasnécessaire.Monpèrerecouraitàuneméthodequis’appellelatechniqueduplombage–ondécompresselepoumoninfectépourqu’ilaitletempsdesereposeretqueleslésionspuissentguérir–,mais quand j’en ai parlé auDrByrne, il n’avait pas l’air d’être au courant.ÀManchester,mon pèreenvoyaitsespatientsausanatorium,parcequevivredansunclimatsainetavoirunebonnealimentationaidentàcombattrel’infection.Cependant,mêmes’ilexistaitunendroitdecegenreici,Kathleenrefuseradequitterlaferme…Non,nousallonsdevoirnousoccuperd’elletouslesdeux.Jeferaiensortequ’elle

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mangecorrectementetqu’ellesereposebeaucouppourqu’ellerécupèredesforces.Ettoi,tudirigeraslafermepourqu’ellenesetracassepastrop.—Jepourraispréparerl’Irishstewquefaisaitmamère…Çalaremettrasurpiedenunclind’œil!»Chrissieleregardaavectendresse.«C’estgentil.Merci,Jackie.J’aimeraisbien,etjesuissûreque

matanteaussi.—PourMissMcBride,jeferaisn’importequoi.—Tesparentstemanquentbeaucoup?—Oui,naturellement.J’étaisfilsunique,cequi,enIrlande,estplutôtrare.Aprèsmoi,mamèren’est

jamaisretombéeenceinte.—Queleurest-ilarrivé?Àtesparents,jeveuxdire.—Ilssontmortsdeconsomption.Àquelquesjoursd’intervalle.Quandmamèrearendusondernier

soupir,jeluiaitenulamain.Elles’estendormiepaisiblement.»Il sortit de sous son pull une chaîne en or sur laquelle étaient enfilés trois anneaux qui tintèrent et

brillèrentàlalueurdesflammes.«Cesontlesalliancesdemesparentsetlabaguedefiançaillesdemamère.Jenelesenlèvejamais.»Illesembrassa,remitlachaînesoussonpull,puisfermalesyeuxetsetapotadoucementlapoitrine.Devantsadouleurévidente,Chrissierepensaàsamère.S’il luiarrivaitquelquechose,ellenes’en

remettraitjamais.«Jesuisdésolée,Jackie.—Dis-moi,cettetub…tuberclo…—Tuberculose.—Oui,c’estça.Cen’estpasaussigraveque laconsomption?Parceque jenesupporteraipasde

perdreaussiMissMcBride.»Chrissien’eutpaslecœurdeluiavouerquec’étaitlamêmechose.«Non,Jackie,net’inquiètepas.NousveilleronsàcequeMissMcBrideseremettesurpied.Demain,

tun’aurasqu’àvenir ici, etnouspréparerons l’Irishstewde tamère. J’aicomme l’impressionqueçapourraitréveillerunmort!»Elleluipritlamainetajouta:«JeteprometsqueMissMcBridenevapasmourir.»

Lelendemain,Chrissieraccommodadessacsdejuteaucoindufeu.Elleavaitl’habitudederepriserleschaussettes,maisça,c’étaitplusdifficile.Enfoncerl’aiguilleincurvée,plateettrèspointue,dansletissuépaisexigeaituneffort.Jackieétaitenhautavecsatanteentraindeluifairemangerduragoût.Iln’yavait pas beaucoup de viande dedans, mais il avait coupé des tas de légumes frais pour compenserl’absencedeprotéines,etlerésultatdonnaitundélicieuxbouillontrèsnutritifquiluiferaitplusdebienque n’importe quelmédicament. Il était là-haut depuis déjà un bonmoment, au point que Chrissie sedemandacequileretenaitsilongtemps.Certes,satanteétaittrèsfaibleetn’avalaitquedeminusculesbouchéesàlafois,maisilauraitdûêtreredescendu.Elleterminadeconsoliderunautresac,puis,voyantquel’eaubouillaitsurlefeu,ellepréparaunthéà

Jackiedansunpotàconfiture.Bienquecesoitdelafolie,ellemitdedansdeuxsucres,commeilaimait,etmontaàl’étage.Toutdoucement,ellepoussalaportedelachambre.JackieétaitallongéàcôtédeKathleen,latêtesur

sonoreiller,unbrasentraversdesoncorpsimmobile.«Jackie?Qu’est-cequetufais?»Ilbougeavaguement,maisneréponditpas.L’estomacnoué,Chrissies’approchaetreculad’horreurenvoyantleteintcireuxdesatante.Lepeude

couleurqu’avaiteusonvisageavaitdisparuenlalaissantaussipâlequ’unevieillestatue.«Oh,Jackie…Pourquoitun’espasvenumechercher?»

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Ilrepliasonbrasetenfouitsonvisagedansl’oreiller.«Jesuisdésolée…Jesaiscequ’ellereprésentaitpourtoi.»Chrissieposalethésurlatabledenuit,puisremontadoucementledrapsurlevisagedesatante.«Descends,tuveux?Ilfautallerchercherlemédecin.»Jackie se redressa en la regardant fixement. «C’est un peu tard pour ça, non ?Tum’avais promis

qu’ellenemourraitpas»,dit-ildansunsanglotétranglé.Elle lui prit la main. « Je sais. Je suis désolée. Elle était manifestement plus malade qu’on ne le

pensait.—Pourquoiest-cequ’ilfautqueçam’arriveencore?Tousceuxquej’aimemequittent…J’étaisici

depuisquatreans,jecroyaisavoirtrouvéunfoyerpourlavie,etmaintenant…»Chrissie regarda par la fenêtre et contempla la grisaille de cette journée de novembre. « Il faut

vraimentallerenvillechercherlemédecin.Ilvabientôtfairenuit,etilfautaussiquejepréviennemamère.Viens,Jackie,onvayallerensemble.»Timidement,ilpritlamainqu’elleluitenditetseleva.Surleseuildelaporte,ilseretournaversle

corpssansvieétendusouslescouverturesetmurmura:«Aurevoir,MissMcBride.Jamaisjen’oublieraicequevousavezfaitpourmoi.»

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AumatindeNoël,ChrissieetJackieétaientassisdevantlefeudanslacuisine.Kathleenétaitmortedepuispresquedeuxmois,maislavieàlafermecontinuaitsansrelâche.Ilsvenaientdeterminerlatraitedumatin,unetâchequi,àdeux,prenaitdeuxfoisplusdetemps.MichaeletDeclanavaienteudroitàuncongé pour qu’ils puissent passer la journée en famille, un geste qu’ils avaient accepté avecenthousiasme.Désormais,Jackieétaitlepropriétairedelaferme.Kathleenlaluiavaitléguéedanssontestamentpours’assurerqu’ilaituntoitlerestantdesavie,commeelleleluiavaittoujourspromis.Carbienqu’ilsn’aient eu aucun liendeparenté, elle avait fini par le considérer commeunmembrede safamille.Etcommeilavaitlesmêmesvaleursquesesparentsencequiconcernaitletravail,elleavaitsuquelafermeseraitentredebonnesmains.L’enterrements’étaitdéroulédiscrètement,avecseulementChrissie,Jackie,Michael,Declanetlepère

Drummond.Aprèsplusieursvainestentatives,Chrissieavaitfiniparréussiràtéléphonerchezelle.Elleavaitparlé à sonpèred’un tonemprunté,pour finalement apprendreque samère avait été appelée enurgenceetque,detoutefaçon,ellenepourraitpasveniràl’enterrement.Sonpèreneluiavaitmêmepasdemandésielleallaitbien.Cejour-là,ellesejuradeneplusjamaisluiadresserlaparole.EntendreLeoaboyerdanslefondavaitfailliluifaireexploserlecœurdechagrin.LepouletqueJackieavaittuépourledéjeunerdeNoëlmijotaitdanslamarmite,etunpichetdebière

tièdeattendaitsurlapoutreau-dessusdelacheminée–uncadeaudeMichaeletDeclan.Chrissieversaleliquidesombreetmousseuxdansdeuxverres,puisentenditunàJackie.Illevasonverrepourtrinqueravecelle.Ellesouritetbutunegorgéedelaboissonmaltée.Sagrimace

fitrireJackie.«C’estungoûtqu’onapprendàaimer»,dit-il.Chrissieessuyaunpeudemoussesurseslèvresd’unreversdemain.«Tuescharmantquandturis.»Ilfixalesold’unairgêné,puisallavoiroùenétaitlacuissondupoulet.«Çadevraitêtrebientôtprêt.—Jackie,assieds-toi,s’ilteplaît.Ilfautquejeteparle.»Ilécarquilladesyeuxaffolés.«Tunevaspast’enaller?—Pourquoienarriveràcetteconclusion?Ilfautquejetedisepourquoijesuisici…etpourquoije

nepeuxpasrentrertoutdesuitechezmoi.Matantetenaitàcequeçaresteunsecret,maisjenevoispascommentéviterd’enparlerpluslongtemps.»Elle déboutonna son cardigan en laine et tira sur son chemisier pour qu’il voie la rondeur de son

ventre.Jackies’agitasursachaised’unairgêné.«Tues…—Oui.Depresquesixmois.Monpèrem’aenvoyéeenIrlandeparcequ’ilrefusaitdevivreavecsa

traînéedefille,dit-elleavecamertume.—Nedispasça!»Ilsejetaàgenoux.«Etlepèredel’enfant?»Chrissiesoupira.«Ilest…ilétait…l’amourdemavie.Jel’aimaisdetoutmoncœur,mais,quandila

apprispourlebébé,iln’arienvoulusavoir.»

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Jackieserralespoings.«Lesalaud…—Chut, cen’est pasde sa faute…Je croisqu’il apaniqué.Laguerrevenait d’êtredéclarée, nous

étions tous les deux très jeunes,mon père le détestait…et nous n’étions ensemble que depuis peu detemps. »Elle essuya une larme au coin de sonœil. «Mais je l’aimais vraiment, et je suis sûre qu’ilm’aimait…»Elles’éclaircitlagorgeetseredressa.«Enfin,toutcelaappartientaupassé…Ilnesaitpasoùjesuis,etj’ignorecequiluiestarrivé.Ilestprobablementpartisebattre.»Jackieregardasesyeuxbleuclair.«Qu’est-cequetuvasfaire?—C’estjustementcedontjevoudraisparleravectoi.Jemedemandaissituseraisd’accordpourque

jeresteici,aumoinsjusqu’àlanaissancedubébé.Ensuite,jeretourneraiàManchester…latêtehaute!Monpèreserabienobligédel’accepter…Dèsquemamèreauravusonpetit-filsousapetite-fille,touts’arrangera.»Jackieesquissaunpauvresourire.«L’idéemeplaît.SauflapartieoùtureparsàManchester…»Ilse

relevaetl’embrassalégèrementsurlefront.«Jeprendraisoindetoietdubébé.Tuserasicicheztoitoutletempsqu’ilfaudra.—Merci,Jackie…Jenesaispascequejeferaissanstoi.Et,àpropos,ilseraittempsquetuarrêtes

dedormirdanslagrange.Cettemaisonestlatienne.Tudevraist’installerdansl’anciennechambredematante.—Oh,jenepourraispas…Ceneseraitpasbien…—Alors,prendsaumoinsmonlit,là,danslecoin.Jedormirailà-haut.»Ilhésitauninstantavantdereconnaîtrequec’étaitraisonnable.«D’accord,situenessûre.»Chrissieluisouritetlevasonverre.«Santé!»Ladeuxièmegorgéeneluiparutpasplussavoureuse.

Ellefrissonnaensentantlabièrepicotersespapilles.

Lavieàlafermesepoursuivitpendantlesmoisd’hiver.ChrissieetJackievivaientheureux,malgrélemauvais temps et le dur labeur qui étaient leur lot au quotidien. Au début du mois de mars, JackiedemandaàDeclandetueruncochonpourfêtersesvingtansetceuxdeChrissie.Lehasardvoulaitqu’ilssoientnésàunesemained’intervalle.Lacarcasse suspendueà l’enversdans l’établi étaitprêteàêtreimmergéedansl’eaubouillante,quiavaitétéchaufféesurunréchaudalimentéàlatourbe.ChrissieentradanslacabaneetsefaufiladerrièreJackie.«Tutravaillesdur,dis-moi…Quandest-cequeceseraprêt?»Lavapeurquisedégageaitdel’eauavaitrougisonvisage,sescheveuxétaientcolléssursestempes.Il

s’essuyalefrontavecsamanche.«Çavaprendreencoreunpetitmoment…»Illapritparlesépaules.«Tutesensbien?—Ilmetardequelebébésoitné…,dit-elleenfrottantsondosdouloureux.—Plusquequelquessemainesàattendre.»Jackieluimontralesquatrepiedsdeporcqu’ilavaitdécoupés.«Pourledîner,çatedit?»Ellefronçalenezdedégoût.«Sûrementpas…Jesaisdansquoicecochonamarché!»Il éclata de rire, s’obligeant à ne pas penser comme elle lui manquerait quand elle repartirait à

Manchesteraprèslanaissancedubébé.

Environquinzejoursplustard,unbruitinhabituelalarmaJackie.Leschienssemirentàaboyercommedesfousetlespoulesvoletèrentdansunnuagedepoussièretandisqu’unecarrioleentraitdanslacour.LepèreDrummondendescendit,puisattachal’âneàunpiquetetappelaJackie.«PèreDrummond,quellebonnesurprise!Vousentrezprendreunetassedethé?

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—Merci,jenedispasnon.»Lesdeuxhommespoussèrentlaporteducottage.Chrissie,quiétaitentraindetricoteraucoindufeu,

levaunregardétonné.«PèreDrummond!Quelplaisirdevousvoir…Jevaismettredel’eauàchauffer…Jackie,sorsles

plusbellestasses,tuveux?»Ellen’allaitquandmêmepaslaisserunecclésiastiqueboiresonthédansunpotàconfiture!Lorsqu’ilsfurent installésdevant leurthé, lepèreDrummondseraclalagorgeetprit laparole.«À

direvrai,lesgens…ehbien…ilsparlent.—Dequoi?»demandaChrissie,aussitôtsursesgardes.Leprêtreavaitl’airextrêmementmalàl’aise.«Euh…Votretantemettaittoujoursunegouttedewhiskydansmonthé.»Illuitenditsatasse.«Vous

voulezbien?»Jackieattrapalabouteillesurl’étagèreduhaut,soufflasurlapoussièrequilarecouvraitetenversa

unedosedanssatasse.Lepèrebutunegorgée.«Ah,voilàquiestbienmieux!Mais…oùenétais-je?—Lesgensparlent.»Chrissiecroisalesbrasd’unaircrâne.«Ah,oui…Ilsparlentdevotresituation.Jeveuxdire,dufaitquevousvivezcommeunhommeetune

femmealorsquevousn’êtespasmariés,et…—Nousnevivonspascommeunhommeetunefemme.Jedorslà-hautdansl’anciennechambredema

tante,etJackieicienbas,dit-elleenmontrantlelitdecamp.—Jecomprends,maislebébé…—Lebébén’arienàvoiravecmoi,jenesuispaslepère,ditJackie.Chrissieestmoninvitée,etje

prendraisoind’elleetdubébéjusqu’aujouroùelledécideraqu’ilesttempspoureuxdepartir.Jegardeespoirquecejourn’arriverajamais,maiselleestlibrederetourneràsonancienneviequandelleveut.Çaneregardepersonned’autrequenous,parconséquent,jenelaisseraipaslesragotsenfaireunepetitehistoire sordide ! Chrissie compte beaucoup pour moi. Sans elle, je n’aurais jamais survécu à cesderniersmois…D’ailleurs,jenesaispasdutoutcequejeferaisielledécidedepartir.»Ilvintseplacerderrièreelleetl’attrapafermementparlesépaules.Ellepritunedesesmainsdansla

sienne.D’unairrésolu,tousdeuxregardèrentleprêtre,quieutlagrâced’avoirl’airmalàl’aise.« Eh bien, je vois que vous avez hérité de l’obstination de votre tante, Chrissie ! Toutefois, des

dispositionsontétéprisesdepuislongtempsconcernantlanaissancedecebébé.—Desdispositions?Quelgenrededispositions?»LepèreDrummondbaissalavoix.«Votretantem’ainformédevotreétat…—Demagrossesse,corrigeaChrissie.—Oui, en effet.Et ellem’ademandédevous trouver un endroit où accoucher, un endroit loindes

regards et des commérages, où vous pourrezmettre aumonde le bébé en toute tranquillité et en toutesécurité.—Vousvoulezparlerd’unhôpital?— Euh, non…Mais c’est tout aussi bien. J’ai fait le nécessaire pour que vous vous installiez au

couvent.—Aucouvent?Maisjenesuispascatholique…Commentserait-cepossible?—Jevousl’aidit,votretantem’asuppliédel’aider,etjeluienavaisfaitlapromesse.Croyez-moi,

c’estpourvouslameilleuresolution.—Ilapeut-êtreraison,intervintJackie.Tuimaginesmettrelebébéaumondedanscecottagehumide

oùiln’yanichauffagenieaucourante?Etsiquelquechosesepassaitmal?»Chrissiedevaitreconnaîtrequ’iln’avaitpastort.Fortedesonexpérienceauprèsdespatientesdesa

mère,elleavaitconsciencedesrisquesqu’encouraitunefemmependantl’accouchement.«Çacoûteraitcombien?

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—Riendutout,réponditleprêtre.C’estcequiestformidable!Vousentrezaucouvent,etonprendrasoindevousetdubébé!Enéchange,voustravaillerezpourlesreligieusespendantuntemps.—Quellesortedetravail?demandaChrissieavecméfiance.—Ehbien,voyons…Ellessechargentdelablanchisseriepourleshôtelsdelarégion,lesrestaurants

oulespresbytères…etellesontaussiunpetitpotageroùellescultiventdeslégumesqu’ellesvendent.Vousêteshabituéeàceschoses-là.—Qu’enpenses-tu,Chrissie?demandaJackie.Çasembleêtreunebonneidée.Onn’aurajamaisde

quoipayerl’hôpital,etpuisMissMcBrideamanifestementpenséqueceseraitlameilleuresolution.—ÉcoutezJackie,insistalepèreDrummond.Ilestlavoixmêmedubonsens…—Etcombiendetempsdevrais-jeresterlà-bas?»Leprêtrehésita. «Çadépendradevous,Chrissie.Vouspourrez rester aussi longtempsquevous le

souhaiterez.—Vousenparlezcommesic’étaientdesvacances!»Ilémitunpetitrirenerveux.«Entoutcas,onveillerabiensurvous.—Jecroisquetudevraisyaller»,ditJackie.Chrissieesquissaunpetitsourire.«Trèsbien,monpère.Vousvoulezbienfairecequ’ilfaut?»Leprêtreseleva.Lesdeuxhommesseserrèrentlamain,puisJackieleraccompagnaàlaporte.«Mercibeaucoup,monpère.Sachezquenousapprécionsvotreaide.—Tout a été décidéparMissMcBride, rétorqua le prêtre enbaissant les yeux.Souvenez-vous-en,

fiston!»Jackiefronçalessourcils.«Biensûr,monpère…Bonretour!»Enmontantdanslacarriole,lepèreDrummondtapotalemotdeKathleenMcBriderangéaufonddesa

poche.Commentaurait-ilpuignorerlesdernièresvolontésd’unefemmemourante,mêmesicelles-cinemanqueraientpasdecauserlechagrindesajeunenièce?

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20

1973

Allongéesurlecanapédanslesalon,Tinanesesouvenaitpluscommentelleavaitatterrilà.Satêtel’élançaitaurythmedesesbattementsdecœurqui faisaientpulser lesangdanssesveines.Ses lèvresfenduesluiparaissaienténormes,etundesesyeuxétaitfermé,commesionavaitversédelaglusursapaupière.Desonœilvalide,elledistinguavaguementlasilhouettesombredeRicklorsqu’ilsepenchasur elle.Elle voulut direquelque chose,mais sa languedemeura collée à sonpalais.Legoûtdu sangcoaguléluirappelaitlejouroùelleétaitalléesefairearracherdeuxdentschezledentiste.Unsouvenirsivifqu’elle sentit l’odeurdugazavec lequelon l’avait endormie.Dormir…c’étaitdeçaqu’elle avaitbesoin–elleenmouraitd’envie.Siseulementellearrivaitàdormir,elleserendraitcompteàsonréveilquetoutcelan’étaitqu’unhorriblecauchemar.Sentantqu’elles’enfonçaitdeplusenplusdanslenéant,elleaccueillitcenoirréconfortant.Unpeuplustard,ellepritconscienced’unesensationtièdesurseslèvres.Elleseforçaàouvrirunœil

etaperçutlevisagedeRickàquelquescentimètresdusien.Ilétaitentraind’appliquerunlingehumidesurseslèvresmeurtries.«Bonjour,machérie…Commenttesens-tu?»Tinamitquelquesinstantsàenregistrersaquestion,etdavantageencoreàformuleruneréponse.«Qu’est-cequis’estpassé?»Ellenetrouvariend’autreàdire.Rickseretournapouressorerlelingedansunbold’eautièdeavantdeleposersursajoue.«Tuaseuunaccident.Hiersoir, tuesrentrée tard– il faisaitnuit.Jesuisvenuà tarencontredans

l’entréepourvoirsituallaisbien,ettuasdûtrébucher.J’aiessayédeterattraper,maistuestombée,etta têteaheurté la ramped’escalier. Jemesuis faitun sangd’encre ! Je suis restéprèsde toi toute lanuit.»Tinaavaitlespenséesembrouillées.Elleavaitlevaguesouvenird’avoirvuRickdansl’entrée,mais

aprèscela,elleneserappelaitplusqu’unedouleurdéchirante.Elleétaitpourtantcertainequ’ilyavaitquelquechose…«Lebébé!s’écria-t-elleenseredressant,l’effortluidonnantinstantanémentlevertige.—Calme-toi…Lebébévabien,larassuraRick.—Commentlesais-tu?Ilfautquejevoieunmédecin…—Non!s’écria-t-il.Pasdemédecin.»Tinaserallongea.«J’aimalàlatête…»Ettoutdoucement,ellesemitàpleurer.Illuicaressalefront.«Jevaistechercherduparacétamol.»Il revint quelquesminutes plus tard avec deux comprimés, une tasse de thé et une tranche de pain

toasté.«Tiens,jet’aipréparéunpetitdéjeuner…Tunepeuxpasavalercescachetsleventrevide.»

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Il laprit sous lesbraspour l’aideràs’asseoir,puis ildisposadescoussinspourqu’ellesoitmieuxinstallée.Ellegrimaçaensentantlethébrûlerseslèvres.«Jesuisdésoléedetedonnertoutcemal…—Tina,tuesmafemme.Danslasantécommedanslamaladieettoutça.—Mais…ettontravail?»Rick jeta un regard vers la pendule sur la cheminée. Il avait encore oublié de la remonter. « Je

commencemonservicedansuneheure.Est-cequeçavaaller?—Oui,oui…Vas-y,jevaisbien.Queljouronest?—Samedi.Net’enfaispaspourlaboutique,j’aitoutarrangé.»Tinasesentaittroplassepourprotester.«D’accord,j’aijustebesoindedormir.—Soisbiensage!»Lebaiserqu’illuiplantasurleslèvresluiarrachaunenouvellegrimace.RickétaitpartidepuisplusieursheuresquandTinacommençaàavoirfaim.Ellebalançasesjambes

par terre, puis s’assit sur le canapé.Prise aussitôt devertige, elle se ressaisit et se levaprudemment.Encore vêtue de ses habits de la veille, elle se sentait sale, poisseuse de sueur et de sang.D’un pasvacillant,elleallaàlacuisine,oùelledécouvritl’étenduedesdégâts.Rickavaitdûsefaireàmangerlaveille au soir, et des restes traînaient sur lamoindre surface.Desharicots desséchés étaient collés aufondde lacasserole,descoquillesd’œufsétaientéparpilléessur lecomptoiretdeux tranchesdepaincalcinégisaientsuruneassietteluisantedegras.Tinasoupiraetcommençaàranger.Ensoulevantunverre,elleaperçutledépôtbrunquientapissaitle

fond.S’envoulantdejouerlesfouineuses,ellel’approchadesonnezpourlerenifler.Ensentantl’odeurduwhisky, lesévénementsde laveille lui revinrentd’uncoup.Ellen’avaitpasdu tout trébuché,et lecoupsursonvisagen’avaitpasétécauséparlarampedel’escalier,maisparquelquechosedebeaucoupplus dangereux – le poing de son mari. Elle passa dans l’entrée en titubant et se posta au pied desmarches.Sonmariétaitunalcooliquequinechangerait jamais.Sel’avouerluifitencoreplusmalquen’importelequeldescoupsqu’illuiavaitjamaisdonnés.Alorsqu’ellesedétendaitdanssonbain,ellesedemandaquefaire.Elleétaitenceintedeseptmoiset

priseaupiègeaveccemariviolent.GrahametLindaavaienteuraison,depuisledébut.Elleavaithontedes’êtremisedanscettesituation.Cettefois,elleallaitdevoirpartirunebonnefoispourtoutes,autantpour son bien à elle que pour celui du bébé, seulement, l’idée de retourner dans la petite chambremeubléesordide laremplissaitd’épouvante.Quiplusest,ellenepouvaitpassemontrer.Onauraitditqu’ellevenaitdecombattredixroundsaveclechampiondeboxeHenryCooper.AumomentoùRickrentradutravail,Tinasesentaitunpeumieux,dumoinsphysiquement,etelleavait

même réussi à préparer un dîner. Ils se mirent à table dans la cuisine en s’efforçant d’avoir uneconversationnormale.«Commentças’estpassé,auboulot?—Pastropmal.Deuxpetitsvoyoussesontbarréssanspayerleurticket.Lecontrôleurleuracouru

après,maisiln’avaitaucunechancederattrapercescrapules…Etunmorveuxafaitsouslui,sibienquelesiègeapuélapissetoutelajournée!»Ilenfournaunenouvellebouchée.«Mercipourledîner,machérie.Jem’enseraisoccupé,tusais…Tuasbesoindetereposer.—Çava.»Tinarepoussasonassiettesansl’avoirterminée.«Tun’enveuxplus?demandaRickenprenantdesapuréeavecsafourchette.—Jen’aipasfaim.—Ilfautquetugardestesforces,sinonpourtoi,aumoinspourlebébé.»Tinarespiraungrandcoupetenfouitsonvisagederrièresesmains.«Rick,jesaisquec’esttoi.»Unsilences’abattitaprèsqu’ileutreposésescouverts.Illuiretiralesmainsduvisageetlaregarda

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droitdanslesyeux.«Tusaisquec’estmoi,quoi?—Hiersoir.Jen’aipastrébuché.Tum’asflanquéuncoupdepoingdanslafigure.Jemesouviensde

l’odeurduwhiskyet…»Ilselevad’unbond.«Quoi?Commentpeux-tupenserunechosepareille?Teflanqueruncoupdanslafigure?Jamaisje

neferaisça!»Ilvitsonairsceptique.«Écoute,c’estvraiqu’ilm’estarrivédeleverlamainsurtoi,etjeleregretteplusquetout,maisj’aichangé,ilfautquetulecomprennes…Onvaêtreunefamille.Jamaisjenemettraisçaendanger!»Il se laissa tomber à genoux et posa la tête sur ses cuisses. «Que tu puisses penser ça demoime

dépasse…Ilnemeviendraitjamaisàl’idéedetapersurunefemmeenceinte!»Tinaétaittroublée.Ilavaitl’airsicontrit,sisincèrementhorrifiéqu’ellelecroiecapabled’unetelle

violence…Peut-être qu’elle ne se rappelait pas très bien les événements de la veille. Elle passa sesdoigtsdanssatignassebrune.«Jesuisdésolée,Rick.Mamémoiredoitmejouerdestours.»Illevaverselleunregardimplorant.«S’ilteplaît,Tina…Sionveutqueçamarche,ilfautquetuacceptesdemerefaireconfiance,dit-il

enluitenantsolidementlespoignets.—Jesais.C’estjusteque…—Assezparlé.»Illuiposaundoigtsurleslèvres.«Oublionstoutça.»Quand il prit sesmainsdans les siennes, elle lui sourit, en faisant semblantdenepasvoir la trace

violacéequizébraitsonpoing.

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21

Letempsétaitdeplusenplusfroidethumide,etl’ensembledupayss’enfonçaitdansladépressionàmesureques’aggravaitlacrisedupétroleetques’enchaînaientlescoupuresd’électricité.RicketTinaécoutèrentlediscoursàlatéléduPremierministreHeath,quiavertitquel’AngleterreallaitdevoirfairefaceauNoëlleplusdifficilequelanationavaitconnudepuislaguerre.Dèslelendemain,lessixcentcinquanteampouless’éteignirentsurlesapindeNoëlquisedressaitaumilieudeTrafalgarSquare.Ce futdanscetteambiancesinistrequ’ilsallèrentacheterun landauàManchester.Tina tannaitRick

depuisdes semainespourqu’il l’accompagne.Elleestimaitquec’étaitunechosequ’ilsdevaient faireensemble,cequ’ilavaitfiniparaccepter.Illuitenaitlamainfermementdanslesruesnoiresdemonde.UnjeunehommequiarrivaitverseuxbousculaTinasans le faireexprèsen lafaisantvaciller.Rick larattrapaparlecoudeetsetournaverslui.«Hé,monvieux,regardezunpeuoùvousallez!»EnvoyantlegrosventredeTina,l’inconnus’excusa.«Jesuisvraimentdésolé,dit-ilenluitouchantdoucementl’avant-bras.Est-cequeçava?»Aussitôt,RicklâchaTinaetagrippaletypeparlesreversdesaveste.«Netouchepasmafemme!Tu

nevoispasqu’elle est enceinte ?Elle ne s’intéresse pas à toi. Il n’y a quemoi qui ai le droit de latoucher.Compris?»Lejeunehommeécartalesbrasensigned’apaisement.« Du calme, monsieur… Je ne pensais pas à mal. Je suis désolé d’avoir bousculé votre femme,

d’accord?»Ricklepoussacontrelemurengrognant.Tinareculapoursefondredanslepetitattroupementquis’étaitformé.Rickl’enextirpaenl’attrapant

par lamain.«Viens,machérie!»Ilse tournavers lescurieux.«Lespectacleest terminé,messieursdames,foutezlecamp!»Là-dessus,ils’éloignaàgrandspasenlatirantderrièrelui.«Bonsang,Rick…Qu’est-cequis’estpassé?—Nemedispasquetunel’aspasremarqué…Cebouffonétaitpartoutsurtoi!Cettefaçonqu’ila

euedetemateralorsquetuesenceintedepresqueneufmois,c’estàgerber!»Tinasoupira.Ellesavaitqu’ilétaitconvaincuquetouthommequ’elleapprochaitn’avaitqu’uneidée

entête:lafourrerdanssonlit.Unepartd’elleétaitcontentequ’ilsoitaussiprotecteur.Celamontraitàquelpointill’aimait.Ilrespiraitlourdement,àcausedesacolère,maisaussiparcequ’ilsmarchaientàgrandspas.Tinadutquasimentcourirpourresterderrièrelui.«Çanevapas…»Brusquement,Ricks’immobilisaetrespiraàfond.«Jenepeuxpasallerfairedes

coursesmaintenant,jesuistropénervé…—S’ilteplaît,negâchepastout…J’attendsçadepuisjenesaiscombiendetemps!»Il luimontraunpubde l’autrecôtéde la rue.«Sionallaitboireuncoupetmangerunmorceauen

vitesse?»

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Tinahésita.C’étaitunemauvaiseidée,ellelesavait,maiselletenaitabsolumentàachetercelandau.Aprèsavoirdéjeunéetpasséunmomenttranquilleensemble,peut-êtrequ’ilseraitcalmé.«Bon,d’accord…Maisonnerestepastroplongtemps.»Soudainragaillardi,illarepritparlamain.«Super.Allons-y!»Iltraversalarueenslalomantavechabiletéentrelesvoituresetenlatraînantderrièrelui.

Ce soir-là, Rick s’allongea sur le canapé, d’humeurmorose. Le courant ayant été une fois de pluscoupé,ilsrestèrentlàensilence,entourésdebougies.Inutiledelepréciser,ledéjeuneraupubn’avaitpas été une bonne idée. Après plusieurs pintes, Tina avait réussi à l’extraire du pub, mais il étaitd’humeurbelliqueuseetn’avaitaucuneenvied’allerchoisirunlandau.Quandelleavaitproposéqu’ilsrentrent chezeuxenbus, il s’était empresséd’accepter,maispasavantd’avoir fait lui-mêmeunachatextravagant.L’achatenquestiontrônaitdanssoncartonaumilieudusalondefaçontoutàfaitincongrue.«Saloperiedegouvernement!Pourquiilsseprennent,ànouscouperl’électricitécommeça?—S’ilsavaientsuquetuallaisacheterunetélévisioncouleuraujourd’hui,jesuissûrequ’ilsauraient

faituneexception!»Tinafulminaitdecolère intérieurement.Une télécouleur,bonsang!Levieuxposteennoiretblanc

qu’ilslouaientneleursuffisait-ilpas?L’argentdulandaus’étaitenvolé.Ellesavaitqu’ilrestaitencoreunepetitesommeduGrandNational,seulementRickl’avaitcachéequelquepartpourqu’ellenepuissepaslaprendre.Ellesoupiraetselevatantbienquemal.«Tuveuxduthé?»Ricklaregardad’unairperplexe.«Tucherchesàêtredrôle?»Elleréalisal’absurditédesaquestionetretournas’asseoir.«J’avaisoublié…—Onestassislàdansunequasi-obscurité,ettuasoubliéqu’iln’yavaitpasdecourant?—S’ilteplaît,arrête…Jenesuispasd’humeuràmedisputer.»Rickseglissasurlecanapéetluisusurraàl’oreille:«Tusaisàquoijesuisd’humeur,moi?»Tinasefigea.«Jet’enprie,tuasvudansquelétatjesuis?Jesuisénorme!»Ilfaufilasamainsoussonchemisieretagrippasesseinsd’ungestebrusque.«Euxaussi!»Levisageenfouidanssoncou,illuimorditsauvagementl’oreille.Ellevoulutluidired’arrêter,maisil

collasabouchesurlasienneetforçaseslèvresavecsalangue.Tinas’obligeaàselaisserfairepournepasrisquersacolère,prenantsurellepournepasserecroquevilleraumomentoùilselaissatomberdetoutsonpoidssurelle.

Lelendemain,lecourantavaitétérétabli.Rickdéballalatélévisionducarton.Lorsqu’ill’alluma,lesimages apparurent dans un kaléidoscope de couleurs. En voyant que tout semblait auréolé d’un éclatorange,Tinaseditquelevieilécranennoiretblancétaitnettementplusnaturel.MaisRickavaitl’airravi.Iltripotalesboutonspourréglerlescontrastesetlaluminositéjusqu’àcequ’ils’estimesatisfaitetaitobtenuuneimageparfaite.Il reculapouradmirer sonnouveau jouet.«Regardeça…Quellenetteté !Hé,c’est tellement super

que,quandjeregarderaiunwestern,j’auraidelapoussièredanslesyeux!»Ilritdesaplaisanterieetcontinuaàvisionnerlestroischaînes.«Chérie,passe-moileRadioTimes,tuveux?»Elleattrapaledoublenuméroetsespromessesdespectaclesfabuleux:MorecambeandWise,Look:

MikeYarwood,TheBlack andWhiteMinstrel Show. L’ironie qui consistait à regarder cette dernièreémissionennoir etblanc sur lanouvelle télécouleurn’échappapasàTina.Elle jeta lemagazinepar

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terre.Rickleramassa.Sansremarquerqu’elleétaitexaspérée.«Quandest-cequetupensesqu’onirachercherlelandau?osa-t-elledemander.—Tu ne vas pas encoreme reparler de ça ? Installons-nous confortablement et profitons de notre

nouvelletélé…Oniralasemaineprochaine.»Tinasefrottaleventre.«Lebébépourraitêtrearrivé,d’icilà.»Prenantconsciencedecequ’ellevenaitdedire,RickarrêtadeparcourirleRadioTimes.«BonDieu!

Tuasraison…Mieuxvautqu’onenprofitetantqu’onpeut!Tuvasnouschercherunverre?»

Deuxjoursplustard,Tinaétaitàlaboutiquelorsqu’ellevitentrerGraham.«Quandest-cequetuvasarrêterdevenirbosser?Tudoisêtresurlepointd’accoucher…—Bonjour,Graham!Àlafindumois,répondit-elle.Ilmetarded’yêtre.»Elle regarda le vieux landau abandonné dans un coin que quelqu’un avait déposé à la boutique

quelquessemainesplustôt.Tinaavaitplaintlapauvremèrequin’auraitd’autrechoixquedel’acheter,fauted’avoir lesmoyensdes’enpayerunneuf.Entre-temps,elles’étaitrésignéeàl’idéequecevieuxmachin assez abîmé serait celui dans lequel elle promènerait le bébé qu’elle avait tant désiré. Ellecommençaàenleverleslivresqu’elleavaitentassésdedans.Grahamseprécipitapourl’aider.«Attends,laisse-moifaire…»Ilpritlapiledelivresqu’elletenaitetlaposasurlecomptoir.«Pourquoituvidescetruc,d’ailleurs?Quelqu’unleveut?»Ilpassasesdoigtssurletissuéliméetfit

lamoueenvoyantl’intérieurtoutdéchiré.Gênée,Tinadétournalesyeuxetemportad’autreslivressurlecomptoir.«Non!Nemedispasquec’esttoi…—Oh,iln’estpassimalqueça…Aprèsunboncoupd’Ajax,ilseracommeneuf!—Jecroyaisquevousalliezenacheterun.—Oui,onyestallés!rétorquaTinad’untonmoqueur.C’estunelonguehistoire,maisonestrevenus

avecunetélécouleuràlaplace.»Grahamsecoualatêteenagrippantlerebordducomptoir.Puisilgrinçadesdentsetrespiraungrand

coup.Tinaposasamainsurlasienne.«Graham,cen’estpastonproblème.Jevaisbien,jet’assure…Lebébén’aurapasbesoind’unlandau

trèslongtemps,alorsquecettetélévadurerdesannées.—Tuesunesainte…Jenecomprendspascommenttufaispoursupportercethomme!— Je l’aime, dit-elle en haussant les épaules. Je sais que j’ai toutes les raisons de le détester,

seulement,jen’yarrivepas.Iln’apasététropdésagréable,depuisque…»Sanss’enrendrecompte,ellesetouchalajoue.«Depuisquoi?Ilt’aencorecognée?»Elles’empressadeprendresadéfense.«Non,biensûrquenon…Toutvabien.Onesttrèsimpatients

touslesdeuxd’avoirlebébé.»Grahamparaissaitendouter.«Écoute,jesaisquetesintentionssontbonnes,maisjedoisfaireensortequeçamarche.Jeneveux

pasquetut’imaginesquejesuisfaible,jesaiscequejefais.Jeseraisincapabled’éleverunenfanttouteseule,et jesuissûrequeRickseraunpèreformidable.Sijepensaisunesecondequ’ilpuissefairedumalaubébé,jepartirais,crois-moi!Jenesaispasoùj’irais,maisjenemettraipasendangerlasécuritédemonenfant.Ilfautquetumefassesconfiance,Graham.»

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Tinafermadebonneheureetsepréparaàfairelelongtrajetàpiedjusquechezelleaveclelandau.Ellerangealesclésdelaboutiquedanssapocheensemaudissantd’êtresortiesansavoirprissonsacàmain.Ce landaun’étaitpassimal…Lasuspensionétaitencoreenbonétat, sibienque lesgrosses roues

absorbaient les creux et les bosses du trottoir. Elle songea à tous les bébés qui avaient été promenésdedans.Etsoudain,ellesesentitplusvivantequejamais.Dansquelquessemaines,ellepousseraitsonbébéàelle;desinconnussouriraientavectendresseenluidemandants’ilspouvaientjeteruncoupd’œil.Elle relèverait lescouverturespour leurmontrer leplusbeaubébédumonde.Rick lebaladerait avecfiertéautourdudépôt,tousleschauffeursetlescontrôleursviendraientadmirerleurenfantadorable,etilsseraienttousd’accordpourdirequ’ilsn’avaientjamaisvuunbébéaussicharmant.Tournant et retournant ces scénarios dans sa tête, Tina s’étonna d’être déjà arrivée dans sa rue.Ce

n’étaitpassiloinqueça,quandonpoussaitunlandau…Ellelelaissadevantlaporte,puisentradanslamaison.«Rick,viensvoircequej’airapporté!»cria-t-elle.Elleôtasonmanteauetl’accrocha.«Rick…Tueslà?»Ellealladanslacuisine,oùelleletrouvaentrainderegarderparlafenêtre.«Ah,tueslà…Tunem’aspasentendueentrer?J’aiunlandau!Ilestd’occasion,maistrèsagréableà

pousser,etunefoisquejel’auraibiennettoyé,ilsera…»Ellesetutenlevoyantseretourner,leregardombrageuxettouslestendonscrispés.Iltenaitàlamainunefeuilledepapierqu’ellereconnutaussitôt.« J’ai eumal à la tête, commença-t-il en s’efforçant demaîtriser sa colère. Je n’ai pas trouvé de

comprimésdansleplacard,etj’aivuquetuavaislaissétonsacsurlatabledelacuisine.Iln’yavaitpasde comprimés dedans nonplus, en revanche, j’ai trouvé ça ! » dit-il en brandissant la lettre deBilly.L’épouvantesaisitTinaauventre.«Alors,Christina,dit-ilenprenantsoind’insistersursonnomcomplet,quandcomptais-tumeparler

deceBilly?»Tina s’affola. « Tu te trompes complètement… Cette lettre ne m’est pas adressée… Tu n’as qu’à

regarderladate!»MaisRick ne l’écoutait pas. Il se jeta sur elle et empoigna ses longs cheveux bruns. Tina hurla de

terreur,maisillagiflaviolemmentenpleinefigure,puisserralepoingetluidonnaungrandcoupdansleventre.Ellesuffoquaetsepliaendeuxdedouleurens’écroulantparterre.Ladernièrechosequ’ellevitfutlaphotojauniedeBillyStirlingquiavaitvoltigésurlesol.«Tutetrompescomplètement»,répéta-t-elleplusieursfoisdesuite.Mais plus personne n’était là pour l’écouter. Elle entendit claquer la porte d’entrée tandis qu’elle

essayaitdeserelever.Etsoudain,ellesentitquelquechosedechaudcoulerentresesjambes.«Lebébé»,murmura-t-elleavantdes’évanouir.

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Aveugléderage,Ricksortitdanslarueenfonçantdroitdevantlui, la lettredeBillyàlamain.Dèsqu’ilaperçutunbus,illehéla,bienqu’ilnesoitpasàproximitéd’unarrêt.Leconducteurralentitunpeu,sanss’arrêter.Cequin’empêchapasRickd’attraperauvollarampeenacieretdesauteràbord.Surpris,leconducteurréagit.«Hé,vousnepouvezpasmontern’importeoùet…Oh,c’esttoi!s’exclama-t-ilenreconnaissantRick.

Oùcours-tucommeçacommeuncinglé?—ÀGillbentRoad,Frank.»Ilpassadevant luietse laissa tombersur lepremiersiègelibre.«Et

maintenant,fiche-moilapaix.»Letempsquelebus ledéposeàGillbentRoad,etde trouver lenuméro180,Rickétaitdansunétat

prochedel’apoplexie.Ilavaitgravementbesoindeboireunverre.Iltambourinadupoingsurlaporteetattenditavecimpatience.Auboutd’àpeinedeuxsecondes,ilfrappadenouveauencriant:«Jesaistout,Billy!Sorsdelàetviensmeregarderenfacesituesunhomme!»Au troisième coup qu’il donna sur la porte, il entendit quelqu’un bouger. Lentement, la porte

s’entrouvrit.«Quelraffut…Laissez-moiletempsd’arriver!»Surprisdeseretrouverdevantunevieilledame,Rickl’écartasansménagementetseprécipitadansle

petitsalon.«Oùest-il?—Qui?Monmari?»Illatoisad’unairmoqueur.«Jenepensepas,non…Billy.C’estvotrefils?»Lavieilledameseraidit.«Puis-jesavoirquiledemande?—Inutiledejouerauplusfinavecmoi,dit-ilenlaprenantparlecoude.Jesaisqu’ilhabiteicietqu’il

abaisémafemme.—Ilauraitdumal…Billyestmortdepuisplusdetrenteans.»Ricksefigea.«Qu’est-cequevousdites?»Elle le regardadans lesyeux.«Écoutez, j’ignorequivousêtes,maisvousneme faitespaspeur…

VousnepouvezpasdébarquerchezmoienaccusantmonBillydejenesaisquoi!Jeviensdevousledire,monfilsestmort.Ilaététuéàlaguerreen1940.»Sansyavoirétéinvité,Rickselaissatomberdansunfauteuildevantlacheminée.«Faitescommechezvous»,raillalavieilledame.Lentement,ildéplialalettrequ’ilserraittoujoursdanssonpoingetlalutjusqu’aubout.Quandileut

terminé,ilattrapasatêteentresesmains.«Oh,monDieu…Qu’est-cequej’aifait?Qu’est-cequej’aifait?»

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SiSheilal’apprenait,Grahamsavaitqu’elleletuerait.Ilsortitdesapochequelquesbilletsqu’iltenditàlavendeuse.«Merci,monsieur.Jesuissûrequevotrefemmeenseratrèscontente.»Ilhésita.«Cen’estpaspourmafemme.»La vendeuse lui jeta un regard entendu. « Oh, je comprends… Excusez-moi. » Elle appuya sur

plusieurstouchesdelacaisse.Letiroirs’ouvritensonnant,puisellerangealesbillets.Grahamparuttroubléuneseconde.«Non,cen’estpascequevouspensez…C’estpouruneamie.»Lavendeuseémitunpetitsifflement.«Cedoitêtreunetrèschèreamie…—Oui.Unetrèschèreamie.»Ilnesavaitpastrèsbienpourquoiilavaitcetteconversationavecune

parfaiteinconnue.Sasincéritéluijouaitdestours.Il souhaitabonsoirà lavendeuseet sortit sur le trottoir avec le super landauSilverCross flambant

neuf.IlentenditserefermerlaportesurlaquellelavendeuseaffichalapancarteFermé.Ilpoussalelandaujusqu’àsonvanetpestacontrelesruesmouilléesenvoyantlespneusimmaculés

ramasserleurspremièrestracesdesaleté.C’étaitdesapartungesteextravagant,maisvoirTinapousserce vieux machin déglingué l’avait vraiment ému. Tina l’attendrissait, il n’y pouvait rien. Il espéraitseulementqueRickneseraitpaslàaumomentoùildéposeraitlelandau.Lorsqu’ilsegaradevantlamaisondesCraig,ils’étonnadevoirqu’elleétaitplongéedanslenoir.Il

jetauncoupd’œildanslarue;lesréverbèresétaientallumés,signequecen’étaitdoncpasunenouvellepannedecourant. Il laissa le landaudans levanetallasonnerà laporte,devant laquelle ilaperçut levieuxlandau.Aprèsavoirsonnéàtroisreprises,ilrenonçaetrepartitverssonvan.Ilvenaitdedémarrerlorsqu’ilse

dit qu’il pouvait laisser le landau dans la remise à l’arrière. Il mettrait un mot sous la porte pourexpliquercequ’ilavaitfait.CeseraitunebellesurprisepourTinaquandellerentrerait.Ilpoussal’énormelandaudanslapetitealléequilongeaitlamaison.Arrivédevantlaremise,ildutse

faufilerentre le landauet lemurpourouvrir laporte. Ilyavait là toutun tasdevieilleschoses,ainsiqu’une tondeuse et des outils de jardin inutilisés,mais, en les poussant un peu, il réussit à y caser lelandau. Ilhésitaune seconde,puis, saisid’uncurieuxpressentiment, il plaça sesmainsencoupepourregarderàtraverslafenêtredelacuisine.Sesyeuxmirentuninstantàs’accoutumeràlasemi-pénombre,etsoncerveauquelquessecondesdeplusavantd’enregistrercequ’ilvenaitdevoir.Aussitôt,ilbrisalavitredelaported’uncoupdecoude,tournalacléàl’intérieuretseprécipitadanslacuisine.«Tina!Tina…»Unsanglotluiserralagorge.«MonDieu,quet’est-ilarrivé?»Ilcourutdansl’entréeappelerlesurgences.Sesdoigtstremblaientsifortqu’ilduts’yreprendreàtrois

fois.Aprèsquoiilrevintdanslacuisineets’agenouillaprèsdeTina.Sesmainstremblaient,ilosaitàpeine

la toucher. Elle avait le teint blême, les lèvres bleutées, et sa robe remontée exposait unmorceau de

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cuisseblanche.Illarabattitpourpréserversapudeur,etcefutalorsqu’ilaperçutlaflaque.Uneflaquerouge sombre s’était répandue entre ses jambes et figée sur le lino. Graham comprit immédiatementqu’ellen’auraitbesoind’aucundesdeuxlandaus.

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L’odeur,cefutlapremièrechosedontelleeutconscience.Uneodeurdedésinfectant,etpuisuneautre,moins familière,qui lui fitbattre lecœurplusvite.L’odeurâcreetmétalliquedusang.Elleouvrit lesyeuxetvoulutsouleverlatêtedel’oreiller,maiselleétaitaussilourdequ’uneballedefitness.Sonbrasétaitankyloséetluifaisaitunpeumalauniveauducoude.Entournantlesyeux,ellevitqu’onluiavaitmisuneperfusion.Ellesentaitqu’elleavaitlabouchesèche,lalanguepâteuse,leslèvreséclatées…etégalementautrechose,d’encoreplussinistre.Elleavaitl’impressiond’êtrevide.Laportede la chambre s’ouvrit surGrahamqui lui apportauncafédansungobelet.Voyantqu’elle

avaitreprisconnaissance,ilaccourutprèsdulit.«Tuesréveillée!»Illuipassalamainsurlefrontetcaressasescheveuxcollésdetranspiration.«Graham!Qu’est-cequetufaislà?Oùest-cequejesuis?»Ill’embrassasurlamain.«Tuesàl’hôpital,mabelle.»Lesyeuxluisantsdelarmes,ildétournala

têteletempsdeseressaisir.«Graham…?»Ilpritsarespiration.«Jesuissincèrementdésolé.»Tinalevalamainpourluiépargnerd’avoiràdirelasuite.«Jesais.J’aiperdumonbébé.—Oh,Tina…»Ilsepenchaetl’embrassasurlefront.«OùestRick?»Grahamserralespoingsenprenantsurluipoursecalmer.«Loind’ici…sitoutefoisilluiresteencore

unminimumdebonsens!Jesupposequetuvasporterplainte.»Tinaétaitépuisée.«Jenepeuxpaspenseràçapourl’instant…Ilfautquejelevoie.»Grahamsecoualatêted’unairstupéfait.«Aprèscequ’ilvientdefaire?Tun’asplustoutetatête…»Ellesentitdeslarmesbrûlantesroulersursesjoues.Ellevoulutlesessuyer,maisquandellesoulevala

main,lapochedeperfusionsebalançasurleportant.«Monbébén’estpluslà.»EllelaissaéchapperdegrossanglotstandisqueGrahamlaprenaitdanssesbras.Toutdoucement,illa

berça.«Vas-y,laisse-toialler…»Arrivantàpeineàarticuler,elledemanda:«C’étaitungarçonouunefille?—Unemagnifiquepetitefille.Unpetitconcentréparfaitdebeauté.»Tinas’écartapourleregarder.«Tul’asvue?—Oui,jesuisrestétoutletempsavectoi.Enfin,paspendantl’accouchement…J’aiattendudansle

couloir.Maisilsmel’ontmontréeaprès.»Elleseredressasurlescoudes.«Jeveuxlavoir»,dit-elle,d’unevoixétrangementcalme.Grahamn’hésitaqu’unebrèveseconde.«Oui,biensûr.Jevaischercheruneinfirmière.»

Tinaregardaitsafille,émerveilléedelavoirsiparfaite.Sesyeuxétaientfermés,etseslongscilsnoirs

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reposaientsursesjoues.Onauraitditqu’elledormaitetque,d’unesecondeàl’autre,elleallaitouvrirlesyeuxenregardantsamèreavecadoration.«Tuessûrequ’elleest…—Ellen’avaitaucunechance.Cesalaudt’afrappéeavecunetelleforcequetuaseucequ’onappelle

unerupturedeplacenta.Tuasperduénormémentdesang…C’estunmiraclequetunesoispasmortetoiaussi!»Tina ferma très fort les yeux. « Je regrette denepas l’être. »Elle serra sa fille contre sa poitrine.

«C’estdemafaute.Jamaisjen’auraisdûretournervivreaveclui…Lindaettoim’avezpourtantditquej’étaisfolle,maisjen’airienvouluentendre.Etmaintenant,monbébéenapayéleprix.Jamaisjenemelepardonnerai!»Grahamserraledrapaucreuxdesonpoing.«Danscettehistoire,uneseulepersonneestàblâmer,et

cen’estpastoi,Tina.—Katy,murmura-t-elle.—Pardon?—Jevaisl’appelerKaty.»Elleesquissaunpauvresourire.«C’estunjolinom.»Grahamsemouchabruyamment.Sapetitefilleserréesursoncœur,Tinachantonnaenlaberçantdoucementdanssesbras.

Dorsmonenfant,lapaixt’accompagneraToutaulongdelanuitSesangesgardiens,leSeigneurt’enverraToutaulongdelanuit.

Ellepassasondoigtautourduvisagede l’enfantensouriant,puiselle se tournaversGraham.«Tuveuxbiendemanderàl’infirmièredel’emmener?»Ilselevad’unbond.«Situenessûre…»Il appuya sur la sonnette. Au bout de quelques minutes, une infirmière arriva. Tina remonta la

couverturerosesurlepetitvisagedubébé.«Jeneveuxpasqu’elleprennefroid»,dit-elled’unevoixassurée.Elleregardasonbébéparfait,puisl’embrassasurlefront.«Aurevoir,monpetitange…Jenet’oublieraijamais.Dorsbien.»Puisellepassalebébéàl’infirmière,pourladernièrefois.

Àminuit passé, elle se réveilla d’un sommeil agité.Assoupi sur une chaise à côté d’elle,Grahamronflaitdoucement.Tinaleregardaavectendresseetsourit.Ilexistaitdeshommesbien.PuisellepensaàRick,etungoûtdebileluimontadanslabouche.Lecœurbattantplusvite,elleregrettadenepasavoirassezd’énergiepourdonnerlibrecoursàsacolère.Letraumatismed’avoirvusonbébémort-nél’avaitvidéede toutes ses forces.Àsademande,Grahamavait appeléRick, sansparvenir à le joindre.Tinapensa téléphoner à sa belle-mère,mais elle ne se sentait pas capable de la voir, ni de supporter lesexcusesqu’ellenemanqueraitpasd’inventerpourjustifierlesactesabominablesdesonfils.Sansdouteétait-ildanslesvapesquelquepart,lecerveauimbibéd’alcool,incapabledefairefaceàlaréalité.Toutcedontellesesouvenait,endehorsdeladouleurfulgurante,c’étaitdel’avoirvusortirdelamaisonentrombeaveclalettre,sonesprittorduenproieàdespenséesinsensées,incapabledediscernerlavérité.

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Rickrentrachezluiauxpremièresheuresdumatin.AprèsêtrerepartideGillbentRoad,ilétaitentrédanslepremierpubqu’ilavaitaperçupourtâcherderassemblersespensées.Ils’étaitcomportécommeunabruti,etquand il relut la lettre,dans lecalmeet jusqu’à la fin, ilcompritàquelpoint ilavaitétéidiot.Leproblème,c’étaitqu’ilaimaitTinasi fortque l’idéede laperdreouqu’elle lequittepourunautre homme le terrifiait. Sa jalousie avait tourné à la paranoïa dans des proportions épiques. NonseulementTinaétaitd’unebeautéincroyable,maiselleétaitgentille,bienveillante,etd’uneintelligenceplacidequiparfoislestupéfiait.Ilsavaitqu’iln’étaitpaslemeilleurmaridumonde.Soncomportementpouvaitêtreinconstant,etsonmanquedejugementfrôlerlafolie,maisill’aimaitimmensément.Aprèsavoirengloutiuneénièmepinte,ilselevaentitubant.Sadécisionétaitprise.Tinaseraitfièrede

direqu’ilétaitsonmari.Tropsouvent,ill’avaitlaisséetomber,maisilétaitdécidéàsefairepardonner.Ilsseraientdesparentsmerveilleux,dévouésàleurenfant,quinesouhaiteraientriend’autre,etleurpetitefamilleseraitinséparable.Enmettant la clé dans la serrure, il aperçut le vieux landau et s’immobilisa. Il ne se rappelait pas

l’avoirvuquandilétaitparticommeunfoufurieux.Ilavançadansl’entréesurlapointedespiedspournepasréveillerTina.Ilavaitgrandbesoindeboiredel’eau.Lelongtrajetàpiedjusquechezluil’avaitdégrisé,maisilmouraitdesoif.Ilavaladeuxverresd’eaud’affiléeavantdesentirquelquechosecrissersous sespieds. Il sepenchaet examina les éclatsdeverre.Étonné, il se redressa, et c’est alorsqu’ilaperçutlecarreaucassésurlaporte.«Qu’est-ceque…?»Lecœurbattantàtoutrompre,ileutànouveaulabouchesèche.Lapeurmonta

enluiteldumercure.Ilseretournalentementetobservalacuisine.Quelquechosen’allaitpas…Unfiletdesueurglacéluicouladansledostandisquesoncœurs’emballaitdanssacagethoracique.Etd’unseulcoup,ilcomprit.Affolé,ilreculaets’appuyacontrel’évier.Levisagedanslesmains,il

se frotta lesyeuxde toutes ses forcesavantde s’obligerà regarderencoreune fois.Etcomme il s’endoutait,elleétait toujourslà.Latacherougesombreétaléesurlesolnepouvaitêtrequelesangdesafemme.Ilvomitdansl’évier.Aprèsavoirétévérifiéqueleurlitétaitvide,Rickredescendits’asseoirdanslacuisine.Latêteposée

surlatable,ilfermalesyeux.Sarespirations’accéléra,etbrusquement,ilsursauta,denouveauenalerte.Ilallachercherunstylo.Ilentrouvaundansl’entréeprèsdutéléphone,puisilsortitlalettredeBillydesapoche.Lesmainstremblantes,illadéfroissa,laretournaetécrivitunseulmot:Pardon.Désespéré,ilquittapourladernièrefoisledomicileconjugal.Tinaneluipardonnerait jamais,ilen

avait la certitude absolue. Il ne l’espérait pas, pas plus d’ailleurs qu’il ne le voulait. Alors qu’ils’éloignaitdanslarued’unpastraînant,ilallaitenfinluidonnercequ’elleméritait.Ilallaitlalibérer.

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Assise au bord du lit, Tina balançait ses jambes dans le vide d’un air absent. Depuis bientôt unesemainequ’elleétaitàl’hôpital,ellen’avaittoujourspasdenouvellesdeRick.Grahamétaitpassédeuxfois chezeux, avant toutpournettoyer la cuisineet sedébarrasserdesdeux landaus,mais il n’yavaittrouvépersonne.Pourfinir,TinaavaittéléphonéàMolly,quiellenonplusnesavaitpasoùétaitsonfils.Elleétaitdévastéeparlamortdesapetite-fille,etfolled’inquiétudepourRickquiavaitapparemmentdisparu.«MonRickyauraitétéunpèremerveilleux»,avait-ellesangloté.Onfrappauncoupdiscretàlaporte.Grahamavançalatêtedansl’embrasure.«Tuesprête?»Tina se leva et attrapa son petit sac. En la voyant vaciller, Graham la retint par le coude.

«Doucement…Tiens,jet’aiapportétonmanteau.Ilfaitunfroiddecanard,dehors.»Elleenfilalegrosmanteaud’hiver.Sanstropsavoirquoi,quelquechoseluiparutbizarre.Etd’unseul

coup,ellecomprit:ellepouvaitleboutonnerjusqu’enbas.Ladernièrefoisqu’ellel’avaitmis,elleavaitétéenceintedepresqueneufmois.Sentantsalèvreinférieuretrembler,ellelamorditfermement.«Çava?demandaGraham.—Àtonavis?répondit-elled’untonlas.—Désolé,maquestionétaitstupide.—Non,c’estmoiquisuisdésolée,mais,s’ilteplaît,nemedemandepascommentjevais.—Excuse-moi…Pourquoituneviendraispast’installercheznous?Tesavoirtouteseuledanscette

maisonnemeditrienquivaille.Ets’ilrevenait?—S’ilrevenait?J’aibesoindelevoir.Ilfautqu’onparledecertaineschoses.—Jepeuxm’encharger.Riennet’obligeàlerevoir.Aprèscequ’ilafait!—J’aiquelquechoseàluidire,Graham.Quelquechosequej’auraisdûluidireilyalongtemps.»Ilcompritautondesavoixqu’ilétaitinutiled’insister.Enrentrantchezelle,Tinas’étonnadetrouverlamaisonsiagréable.Grahamavaitfaitleménagede

fondencombleetavaitmêmeinstalléunpetitarbredeNoëldanslesalon.Elleselaissatombersurlecanapéetbataillapourenleversesbottes.«Attends,laisse-moit’aider…»Illesluiôtaetlesposaparterre.«Unetassedethé?—Avecgrandplaisir.Merci.»Auboutdequelquesminutes,Grahamrevintavecduthésurunplateau.«Tiens,j’aitrouvéça.»Illui

tenditlalettredeBilly.Tinalissalafeuillefroisséeetaperçutlemot.Unseul, tracéd’uneécritureenfantine.C’était toutce

qu’ilpensaitqu’elleméritait.Aprèsavoirfixélemotunelongueminute,ellemurmurasimplement:«Ilestrevenu.»

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Ilsétaientassissurlecanapé,dansunsilenceplusapaisantquegênant.Grahammordillaitleboutdesoncrayonenréfléchissantsurunegrilledemotscroisés,Tinafeuilletaitd’unœildistrait leWoman’sWeekly–onytrouvaitdesrecettesdebiscuitsdeNoëlenformed’étoiles,desinstructionspourfabriquersesproprespétardsavecl’intérieurd’unrouleaudepapiertoilettesouencoredessuggestionsdecadeauxdedernièreminute.Ellelaissaglisserlemagazinesurlesol.Encequilaconcernait,Noëlétaitannulé,etlespagesdemagazinepleinesdejoiefestiven’ychangeraientrien.C’étaitgentildelapartdeGrahamd’avoirmisl’arbredeNoël,maiselleavaitbeausavoirqu’ilavaitvoulubienfaire,ellen’avaitqu’uneenvie:lemettreenpiècesetécrabouillerlespetitesboulesminables.Toutàcoup,elleeutenvied’êtreseule.«Tune crois pas que tu devrais aller retrouverSheila ? »Les lumières du sapin clignotaient et la

cheminée électrique luisait de chaleur. « Je me sens bien, je t’assure. Tu as été un ami formidable,vraiment,maistuastavie,tudevraislareprendre.—Tu as subi des choses terribles, Tina. Je veux justem’assurer que tu vas bien. Je suis un vieil

enquiquineur,jesais,maisl’idéequeRickpourraitrevenirm’inquiète.—Iln’enferarien.Ilvagarderprofilbaspendantuntemps,crois-moi…Ildoitsesentirtrophonteux

pourrevenirenrampant!»Tousdeuxsefigèrentenentendantsonneràlaporte.Nil’unnil’autren’osantbouger,ilsrestèrentlàà

sedévisager.Tinaréagitlapremière.«J’yvais.»Elleentrepritdeselever.«Ah,non,pasquestion!»ditGraham.Devantlaporte,ilregardaàtraverslavitre,maisleverredépoliempêchaitdevoirquiétaitlà.Ilmit

lachaîneetentrouvritlaporte.Surleseuilsetenaitunesuperberousse,unplatenveloppéd’untorchonàcarreauxsurlesbras.«Oh,bonjour…JevenaisvoirTina.»Commeelleavaitl’airplutôtsympathique,Grahamretiralachaîneetl’invitaàentrer.«Etvousêtes?—Linda…Linda,dubureau.Elleestlà?»Elle passa la tête dans le salon.Tina leva les yeux. «Linda !Oh,monDieu, entre…Merci d’être

passée!»Lesdeuxfemmess’embrassèrentavecaffection,puisLindaluiprit lesmainsenscrutantsonregard.

«Commenttutesens?Jesaisbienquec’estunequestionidiote,maisjenesaispasquoidired’autre…Danscegenredesituation,jesuisnulle!—Tun’aspasbesoindedirequelquechose,ditTinaensouriant.Quetusoislàsuffit.»Graham se racla la gorge. «Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? »L’air empoté, il était là,

debout,leplatdanslesmains.«Oh,pour l’instant, laissez-ledans lacuisine,s’ilvousplaît, réponditLinda.Jenousaipréparéun

paindepoissonsublimepourledîner.»Elleplongealamaindanssonsacd’oùellesortitunebouteilledeBlueNun.«Etmettezçaauréfrigérateur,vousvoulezbien?—Tuasfaitunpaindepoisson?s’exclamaTina,impressionnée.—Unpaindepoissonsublime!rectifiaLinda.—Qu’est-cequ’ilyadesublimededans?—Descrevettes.»Pourlapremièrefoisdepuiscequiluisemblaitêtreuneéternité,Tinaéclataderire.Grahamrevintdanslesalon.«Bon,vousdevezavoirdestonnesdechosesàvousraconter…Jevaisy

aller.—Attends!»l’arrêtaTina.Ellel’entouradesesbrasetposalatêtesursontorse.«Tusaisque,sans

toi,jen’auraispassurvécuàtoutça.»Grahaml’embrassasurlesommetducrâne.

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«Jeseraitoujourslàpourtoi,Tina.Situasbesoindequoiquecesoit,appelle-moi.»Elleleregardad’unairreconnaissant.«Merci,jeleferai.»

Aprèslepaindepoissonsublimeetunedemi-bouteilledevin,Tinasesentitplusdétenduequ’ellenel’avait été depuis longtemps. Elle ramena ses jambes sous elle et serra un coussin tout doux sur sapoitrine.Linda,toujourspleinedetonus,savaitluiremonterlemoral.Ellesavaientjusteeuletempsderéchaufferlepaindepoissonavantqu’iln’yaitunenouvellecoupuredecourant,sibienqu’ellesétaientdanslesalonàlalumièredesbougies.«Oùpenses-tuqu’ilsoit?»demandaLinda.Tinafittournerlevindanssonverre.«Aucuneidée.Iln’apasvraimentd’amisproches,etsamèreest

toujourssansnouvelles.Iltitubeprobablementd’unpubàunautreaumilieudesbrumesdel’alcool…»Ellehésitaunesecondeavantd’ajouter:«Merci.—Dequoi?—Denepasavoirdit:“Jetel’avaisbiendit.”—Mafoi,jenenieraipasqueçanem’apastraversél’esprit,seulement,c’estladernièrechosequetu

asbesoind’entendreencemoment.»Pourlasecondefoiscesoir-là,Tinasursautaenentendantlasonnettedéchirerlesilence.«Quiçapeutbienêtre?demandaLinda.Non,laisse,j’yvais»,dit-elleenvoyantsonamieprêteàse

lever.Quelquessecondesplustard,ellerevintaccompagnéededeuxagentsdepoliceenuniforme.Tinasentit

soncuirchevelulapicoterlorsqu’elleselevapourlesaccueillir.«MrsCraig?s’enquitl’und’euxavecnervosité.—Oui,c’estmoi.Quepuis-jefairepourvous?»Elleseforçaàgarderunevoixposée.L’autrepolicierpritlerelais.«Nousavonsunemauvaisenouvelle…Votremari,RichardCraig,aété

retrouvé…Onl’aretrouvémort.»Bien que sidérée, Tina eut de la peine pour le jeune agent chargé d’annoncer une telle nouvelle.

«Mort?—Oui.Jesuissincèrementnavré,MrsCraig.—Mort?répéta-t-elle.Mais…comment?Où?»Lindalapritparl’épaule.Lepolicierseraclalagorgeetbaissalesyeuxsursoncarnet.«Unhommequipromenaitsonchienl’a

découvertsurlecheminquilongeleShipCanal.»Tinas’accrochaàLindaensentantsesjambessedérobersouselle.«Jenecomprendspas…Commentpeut-ilêtremort?»Lesdeuxagentséchangèrentunregard,puislepremierrepritlaparole.«Ilvabienentenduyavoirune

autopsie,mais,d’aprèslespremièresconstatations,ilseseraitétoufféavecsonvomi.»Tinalaissafuserunrirebref.«Vousvoulezdirequ’ilétaitfinsaoul?Onl’aretrouvémortauborddu

canalparcequ’ilétaitsaoul?»Lepolicierjetaunregardembarrasséàsoncollègue.«Ehbien,àcestadedel’enquête,personnene

peutl’affirmer.»Dèsquelespoliciersfurentrepartis,Lindapritleschosesenmain.«Onvatefaireboireunverrede

whisky…Tuviensd’avoirunsalechoc.»L’ironiedesapropositionn’échappapasàTina.Dansunesortedebrouillard,elleportaleverreàses

lèvres.L’odeurdel’alcoollarenvoyaàdedouloureuxsouvenirs.«Jemesenstrahie,Linda.Jevoulaisabsolumentlerevoirunedernièrefois.J’avaisbesoindelevoir,

etvoilàqu’ilaeulederniermot…Jen’auraiplusjamaisl’occasiondeluidireàquelpoint…»Elle s’approchade l’évier et jeta sonverrequi sebrisa enmillemorceauxen faisant sursauter son

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amie.Puisellefonditenlarmes,lecorpssecouédesanglots,etselaissaglisserlelongdumuràmêmelesol.Alors, toutengrinçantdesdentsderage,ellecrachaplusqu’ellenedit :«Jen’auraiplus jamaisl’occasiondeluidireàquelpointjelehais!»

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DEUXIÈMEPARTIE

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26

1974

WilliamLaneseredressaens’étirant,lesmainssurlesreins.Aprèsavoirrespiréàfond,ilépongeason front en sueur et but une longue rasaded’eau augoulot de sa bouteille.Le travail avait beau êtrepénible,cettesaisonétaitcellequ’ilpréféraitdansl’année.Larécoltedelasèved’érabledémarraitversla fin février et prenait fin six semaines plus tard, quand il allait ramasser les derniers seaux sur lesarbres.Leliquideambréetgluantseraitensuitemisàbouillir,jusqu’àcequ’ilneresteplusquelesiropépaisdontsescompatriotesaméricainsadoraientarroserleurspancakesaupetitdéjeuner.Enentendant sonpèrequi fendaitdesbûchesdans legarage, il éprouva soudainunéland’affection

pourlevieilhomme,accompagnéd’unebonnedosedeculpabilitéàcausedecequ’ils’apprêtaitàfaireàsesparents.Tousdeuxtravaillaienttrèsdurpourmeneruneexistenceconfortableet,bienqu’ilsaientunmodedeviesimpleetdécontracté,ilsauraientméritéuneplusbellerécompensecomptetenudetoutesles heures qu’ils y consacraient. Bien sûr, ils ne seraient sûrement pas d’accord. Sa mère adoraits’occuper des chambres d’hôte ; elle s’épanouissait en rencontrant des gens et traitait tous les clientscommes’ilsétaientdesmembresdelafamille.Williamtransportaledernierseaudanslacabaneàsucre.Lacuve,chaufféesurunfeudebois,étaità

la bonne température, la sève bouillonnait en réduisant peu à peu comme il le fallait. Une fois qu’ill’auraitmiseenbouteilleetcollél’étiquetteàleurnom–Lane’sMapleSyrup–,ceseraitlemomentdeleur parler. Du moins était-ce ce que lui soufflait la raison. Parce que, son cœur, c’était une autreaffaire…

Unmoisplustard,alorsquelesoleild’avrilréchauffaitlaterreetquelesiropd’érableavaitétémisenbouteillesetdistribué,Williams’assit sur savaliseensautantplusieurs foisdessuspour la fermer.Aprèsavoirattachélessangles,illaposaprèsdelaporte,puistapotalapochedesavestedanslaquelleilsentitlaformerassurantedesonpasseportetdesonbilletd’avion.Lavoixenjouéedesamères’élevadurez-de-chaussée.«Will…Ilfautquetuprennesunpetitdéjeuneravantdepartir,monchéri!J’aifaitdespancakesaux

myrtilles.Vienslesmangertantqu’ilssontchauds!»Lecœur lourdd’angoisse, il traîna savalisedans l’escalier.Ce jour, il l’avait attendu toute savie,

pourtantilavaitl’impressiondetrahirl’amourdesamère.Pendanttrenteetunans,sesparentsl’avaientnourri,s’étaientoccupésdelui,etàprésentilavaitl’impressiondeleurflanqueruncoupdepoingdanslafigure.Dèsqu’ilentradanslacuisine,l’odeurdespancakesluiemplitlesnarines.Samères’essuyalesmains

sursontablieretluisourit.

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«Ah,tevoilà…Vienst’asseoir.J’allaisservir.»Williamse laissa tombersurunechaise, la têtedans lesmains, lesépaulesvoûtéescommeunvieil

homme.Samèreluipassalamaindansledosetluiébouriffalescheveuxcommes’ilavaitencoreneufans.«Allons,Will…Tuattendscejourdepuislongtemps…»Elleréussitàgarderunevoixposée.Ilse redressaet la regardadans lesyeux,craignantqueses larmes jaillissentaumoindremotgentil

qu’elleluiadresserait.«J’ail’impressiondetetrahir…Devoustrahir,toietpapa.»Sa mère vint s’asseoir près de lui. « On a déjà parlé de tout ça… Ton père et moi te soutenons

entièrement.Nousseronstoujourstesparentsetnoust’aimeronstoujours.Tuesnotreprécieuxfils,çamefaitdelapeinedetevoirtedébattrepourtrouverlapaix…»Elleluitapotalamain.«Jepriepourquetulatrouves.»

Une brusque rafale de vent faillit arracher la porte aumoment où Donald Lane entra, son fusil enbandoulière,deuxlapinsmortsàlamain.«Bonjour,fiston.Commentçava,cematin?»SoussonaccenttraînantdeNewYork,ils’efforçade

prendreuntondésinvolte.«Çava.—Tonaviondécolled’Idlewildàquelleheure?»Williamesquissaunsourire.«JFK,papa…Çafaitonzeansquec’estJFK.»Donaldposasonfusilsurlatableengrommelant.«C’estpareil.—L’aviondécolleseulementcesoir,maisjeparsplustôt.Dirkvam’emmenerenvoiture.Onapas

mald’heuresderouteàfaire,etpuisjepréfèrearriverenavance.»Donaldsetournaverssafemme.«Ilyaducafé,Martha?»

William avait su dès son plus jeune âge qu’il avait été adopté.Et pendant l’enfance idyllique qu’ilavait passée en Nouvelle-Angleterre, ça n’avait jamais eu pour lui aucune importance. Ses parentsadoptifs étaient lespersonnes lesplusadorables, lesplushonnêteset lespluspieusesque l’onpuisseespérerrencontrer,aupointquelefaitqu’ilsn’aientjamaiseud’enfantlefaisaitdouterdel’existencedece Dieu qu’ils vénéraient si consciencieusement. Car si une femme était née pour être mère, c’étaitsûrementMarthaLane.Ilavaitpassélestroispremièresannéesdesavieavecsamèrebiologiquedansuncouventausudde

l’Irlande,oùilétaitné.Etbienqu’il l’ait toujourssu–sesparentsadoptifsn’enavaientjamaisfaitunsecret–, ilneserappelaitpasgrand-chosedesa«vraie»mère,pasplusquede l’endroitoù ilavaitvécupetitgarçon.Unjour,quandilavaitenvirondixansetqu’ilsavaientdéménagédanscettefermedansleVermont,ilétaitrentrédanslamaisonetavaitaperçusamèreàgenouxentraindelessiverleplancheravecdusavonSunlight.Dedos,avecunvieuxtablieretunfoulardsurlatête,sasilhouettecourbéeendeuxauraitpuêtrecelleden’importequi,et,l’espaced’uneminute,ils’étaitsentitroublé.Puisl’odeurdusavonluiavaitassaillilesnarines,etilétaitrestéprostré.L’odeurcitronnéel’avaitrenvoyéd’unseulcoupàsesjeunesannées.Ilavaitbrusquementrevulelongcouloiroùdesjeunesfillesfrottaientlesoljusqu’àcequ’ilbrillecommeunmiroir.Ilétaitressortidiscrètementsansfairedebruit.Une autre fois, quelques annéesplus tard, sa petite amiede l’époque, Jenna, qui n’était pas connue

poursestalentsdecuisinière,luiavaitpréparéundînerromantique.Ilavaitplantésafourchettedansletasdepuréegrise,truffédemorceauxdursquiavaientéchappéaupresse-purée,puisl’avaitreposéeenregardantfixementparlafenêtre.

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«Toutvabien,Will?luidemandaJenna.—Dupandy…C’estdupandy.»Jennasevexa.«Çan’apasl’aird’êtreuncompliment…— Non, excuse-moi, ça n’a rien d’une insulte. C’est comme ça qu’on appelait la purée… Je me

souviens que ma mère m’en faisait manger. » Il plissa très fort les yeux et se frotta les tempes ens’efforçantdeconvoqueruneimageplusprécise.Çanemarchaitpas.Ilavaitbeauessayer,levisagedesamèrerestaittoujoursdansleflou,maisilgardaitd’elleunsouvenirdetendressemêléededévouement.Àprésent,ilétaitlàdevantsesparentssousleporchedelafermeets’apprêtaitàleurdireaurevoir.MarthaLaneserraunjolimouchoiràfleursdanssamainetsetamponnalesyeux.DonaldLanepritson

filsdanssesbraspourluidonneruneaccolade.Williamlaluirendit,avecuneprofondeaffection,puisils’écartaetleregardadanslesyeux.«Mercidemelaisserfaireça,papa.Jesaisquecedoitêtredifficilepourtoietmaman.Jeveuxjuste

quevoussachiezquejevousaimetouslesdeux.Voussereztoujoursmonpèreetmamère,etjevoussuisreconnaissantpourtoutcequevousm’avezdonné…Jenecherchepasunenouvellemaman.Seulement,j’aibesoindecomprendred’oùjeviens,etcequim’aamenéànaîtredansdetellescirconstances.»Ilpritlamaindesamèredanslasienneetl’embrassasurlajoue.«Reviens-nousvite,mon fils…Tuvasnousmanquer.»Martha s’empressade tourner les talonset

rentradanslamaison.«Papa?— Ne t’inquiète pas, fiston. Ça va aller… Assure-toi de revenir sain et sauf, c’est tout. Et si tu

retrouvestonautremère,remercie-la.—Dequoi?»demandaWilliamenfronçantlessourcils.Donaldreniflaungrandcoup.«Denousavoirdonnéleplusbeaucadeauquisoit…Ungarçondonton

estfiers.Ungarçongrâceàquinotrevieestcomplète.—D’accord,papa.Merci.Etprendsbiensoindemaman.»

Quelquesheuresplustard,lorsqueWilliampritplaceàbordduvoltransatlantique,ilsortitlafeuilleque lui avait remise samère. Il en connaissait déjàpar cœur tous lesdétails,mais il les relut toutdemêmeencoreunefoisensuivantlesmotsduboutdudoigt.LenomdesamèreétaitBronaghSkinner,etilétaitnéaucouventduSacré-CœurdeStBridget,prèsdeTipperary,le10avril1940.Elleétaitâgéedevingtansàl’époqueetenavaitdonccinquante-quatreaujourd’hui.Ilreplialafeuilleetlarangeadanslapoche de sa veste. En regardant New York disparaître derrière le hublot, il éprouva une sorted’excitation,mêléed’appréhension.Quecesoitpourlemeilleuroupourlepire,ilallaitdécouvrird’oùilvenait.

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27

Illuifallutplusieursminutesavantdecomprendreoùilétait.Terrasséparledécalagehoraire,ilavaitdormiplustardqu’ilnel’auraitvoulu.Ilrepoussalegrosédredonetalladanslasalledebains.Sevoirdans lemiroir lui fit unchoc : il avait lespaupières lourdes, lesyeuxcernés, etonauraitditque sescheveuxn’avaientjamaisvuunpeigne.Aprèss’êtreaspergélevisaged’eaufroide,ils’approchadelafenêtre.Devantluis’étendaientlavilledeTipperaryetsesmaisonsauxcouleurspimpantes,où,d’aprèsson guide de voyage, on était sûr de recevoir un accueil chaleureux. Et, en effet, sa logeuse l’avaitaccueillidefaçontrèssympathique.Samèreenauraitététouchée.Williampromenaun regard réjoui sur sa chambre.Refaite récemment, elle sentait encore unpeu la

peinture, et cela malgré l’énorme vase rempli de fleurs fraîches queMrs Flanagan avait posé sur lacoiffeuse.Uncoupfrappéàlaportelesurprit.Ilenroulauneservietteautourdesesreinsetentrouvritlaporte.« Ah, pardon de vous déranger, Mr Lane, mais je me demandais si vous vouliez prendre un petit

déjeuner…Engénéral,j’arrêtedeserviràdixheures,maisaprèsunsilongvoyage,jemedoutequevousdevezêtrefatigué.»Sondouxaccentirlandaisirradiaitdegentillesse.«Oh,oui…Trèsvolontiers.Jesuisdésolé,MrsFlanagan…Quelleheureest-il?—Voyonsvoir…»Elleremonta lamanchedesonchemisieretregardasamontre.«Ehbien, ilest

moinslequart.—Dixheuresmoinslequart?—Euh,non,onzeheuresmoinslequart…—Oh,monDieu!Ilestbeaucoupplustardquejenepensais…Jenevoudraispasvousembêter,mais,

d’unseulcoup,jemeursdefaim!»Levisage rougeauddeMrsFlanaganse fenditd’un immensesourire.«Alors,c’estd’accord !Tout

seraprêtsurlatabledansquinzeminutes.»

Lasalleàmangerétaitpetite,maisaccueillante.Letapisaumotifcompliquéetlesmeublesenacajoufoncédonnaientl’impressiond’encombrerlapièce.Williamseditquec’étaitdommagequelesfenêtresaientdesrideauxenfiletquimasquaientlavuesurcettevillemagnifique.Ilbutunegorgéeducaféquesalogeuse avait déjà posé devant lui, puis sortit un plan qu’il étala sur la table. Mrs Flanagan arrivaprécipitammentavecsonpetitdéjeuner.«Voilàquivouspermettradetenirlerestedelajournée!»Cequ’ilaperçutsurl’assiettelefitsaliver–desgrossessaucissesjuteuses,destomatesgrillées,du

boudinnoir,desœufssurleplatetdeuxportionsdegâteaudepommesdeterrefaitmaison.«Maisc’estunvraifestin!Merci,MrsFlanagan.—Allons,allons,cen’estrien…Vousêteslebienvenu.»L’airrayonnant,ellerepartitenlelaissant

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dévorersonpetitdéjeuner.Dixminutesplustard,ellerevintluidemanders’ilvoulaitqu’elleleresserve.Williamreculacontrele

dossierdesachaiseensefrottantleventre.«C’étaitabsolumentdélicieux,MrsFlanagan.Maisjenepourraisrienavalerdeplus.—Bon,sivousenêtessûr…Jenevoudraispasqu’undemesclientssoitaffamé,surtoutquandils

viennentnousvoirdesiloin!—Jecroisquejen’auraipasbesoindefaireunautrerepasdetoutelajournée.»Mrs Flanagan débarrassa la table en riant. « Dites-moi, c’est la première fois que vous venez en

Irlande?»Williamhésitaàrépondre.Ilnesesentaitpasprêtàparlerdesonpassé,etencoremoinsàuneparfaite

inconnue. Mais Mrs Flanagan attendait la réponse à sa question qu’elle ne pensait pas êtreparticulièrementdifficile.«Ehbien,enfait,non,puisquevousvoulezsavoir.J’aivécuenAmériqueavecmesparentsadoptifsla

plusgrandepartiedemavie,maisjesuisnéici.—Non?C’estincroyable!Vousêtesnéici,àTipperary?—Pastrèsloin,jecrois.Dansuncouvent.»LevisagedeMrsFlanagans’assombrit,etelles’empressad’empilerlerestedesplatsenévitantson

regard.«Àentendrevotreaccent,onneledevineraitpas.»William décida de lui en dire davantage. « Au couvent du Sacré-Cœur de St Bridget. Vous

connaissez?»Elle le regarda en plissant les yeux. «Mais oui…Une demes amies qui tient l’hôtelCross Keys

envoietoutsonlingelà-bas–lesdraps,lesnappes…—Votreamieenvoiesonlingedansuncouvent?»MrsFlanaganreposalesplatsets’assitenfacedelui.«Qu’est-cequevoussavezdevotremèrebiologique?»Ilhaussalesépaules.«Peudechose.Justesonnom.—Etvouscomptezvousrendreaucouvent?—Oui,naturellement.C’estlebutdemonvoyage.»MrsFlanagansetortilla,l’airmalàl’aise.«N’enespérezpastrop.Cequejeveuxdire,c’estqu’il

doityavoirunebonneraisonpourqu’onaitenvoyévotremèreaucouvent.—Qu’est-cequivousfaitsupposerqu’onl’yaenvoyée?»MrsFlanaganémitunpetitriresec.«Croyez-moi,MrLane,aucunefillesained’espritn’entreraitdans

cetétablissementdesonpleingré!»Williamfronçalessourcils.Ellepoursuivit.«Voyons,commentdireça…Cetendroitaccueilledesfillesquisontlahontedeleurfamille–quise

sontdéshonoréessurleplanmoral,sivouspréférez.Tomberenceintesansêtremariéeestunpéché,maislesreligieusesfonttoutpourquelesfillespurifientleurâmedecettesouilluregrâceautravail.Ellesleuroffrentunrefugelorsqueleursfamillesneveulentplusentendreparlerd’elles,et,enéchangedugîteetducouvert,lesfillessechargentdelalessive,cultiventdeslégumesetfabriquentdeschapelets.—Maisellessontlibresdepartirquandellesleveulent?»MrsFlanaganhaussalesépaules.«Oui,j’imagine.Écoutez,jen’ensaispasbeaucoupplus…Jedis

simplementquec’estunebénédictionquelessœurssoientlàpourcesfillesquandleurproprefamillelesdésavoue.»Williamsegrattalementon.«Sijecomprendsbien,vouspensezquemamèreadûêtrerejetéeparsa

famille?»MrsFlanaganseleva.«Jen’airienditdetel.Jevousdonnaisjusteuntableaud’ensemble…Lecasde

chaque fille est différent.Mais tâchez de ne pas trop en attendre… Les sœurs ne communiquent pas

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facilementdesinformations.C’estunendroittrèsfermé.»Williamselevaàsontouretrepritsacarte.«Auriez-vouslagentillessedem’indiquerl’adresse,pour

quejepuisseaumoinsallermerendrecompteparmoi-même?—Maisoui,volontiers…»Ellesortitunstylode lapochedesontablier.«Je l’écrisaudosdela

carte?»

Letrajetenbusavaitduréplusdetrenteminutes,etaumomentoùildescendit,Williamétaitledernierpassager.Lechauffeurluimontralarouteàprendre.«Jenevaispasplusloin.Vousallezdevoirmarcherunpeuplusdedeuxkilomètresetvousverrezlecouventsurvotregauche.Vousnepouvezpaslerater!»Williamleremerciad’unsignedetête,puissautadansl’herbedutalusauborddelaroute.Lesportes

serefermèrentencouinant.D’unseulcoup,ilseretrouvatoutseulaumilieudelacampagnepaisible.Letempss’étaitréchauffé,unbeausoleilbrillaitàtraverslesarbresetdesmoutonsgambadaientdanslesprés.Quandilsnebêlaientpas,lesilenceétaittelqu’illesentendaitquasimentbrouter.Ilmitsonsacàdossursonépaule.MrsFlanaganavaitinsistépourqu’ilemporteunthermosdecaféet

unegrossepartdesonfameuxcake,bourréde fruitssecset imbibédeGuinness.Auboutdequelquesminutes, il s’arrêta pour enlever sonpull et remonter lesmanches de sa chemise à carreaux. Il ôta sacasquette de base-ball et passa ses doigts dans ses cheveux mouillés de transpiration. Son guidepromettaitdestempératuresfraîches,accompagnéesd’aversesd’intensitévariable.Ilfrissonnamalgréluiquandilsentitlesacàdossepressercontresachemisehumide,maisilaccéléralepasenseconcentrantsursadestination,quin’étaitplusdistantequedequelquescentainesdemètres.Àlasortied’unvirage,ilaperçutlecouventoùilavaitvéculestroispremièresannéesdesavie.Il

s’immobilisa,puisrespiraprofondémentets’appuyacontreunarbre.Lebâtiment,qu’ils’étaitattenduàreconnaître,neluirappelaitaucunsouvenir.Ils’avançadevantlesgrilles.Unelonguealléemenaitàlaporteprincipale,mais,commelesgrillesétaientfermées, ilnevoyaitpasparoùentrer.Ilfit letouretfinitparseretrouverà l’arrièreducouvent.Desmursépaisd’unehauteurdesixmètresethérissésdetessonsdeverreentouraientlacour.Ellesprennentlasécuritétrèsausérieux,songeaWilliam.Entrericipareffractionnedoitpasêtredelatarte!Pasplusqu’ensortir!Il retourna devant l’entrée principale et regarda à travers les grilles.D’après ce qu’il en voyait, le

couventétaiteneffettrèsimposant.Uneimmensebâtissegrise,avecaumilieuuneportepeinteennoiràlaquelleonaccédaitparunescalierenpierre.Dulierrevertsombregrimpaitsurlafaçadeetunestatueenmarbred’uneblancheuréclatantesedressaitàgauchedelaporte.Frustré,William se laissa tomber dans l’herbe. Il avait parcouru cinq mille kilomètres pour venir

jusqu’ici,etiln’yavaitapparemmentpasmoyend’entrer!IlsortitlecakedeMrsFlanagandesonpapieretserégaladès lapremièrebouchée.Lecakeétaitcharnuetbienjuteux–sespapillesapprécièrent legoûtdelaGuinness.Ilseversaunetassedecafé,puisdépliasacarte.Unpeuplusloinsetrouvaitunpetitvillage,ouplutôtunhameau.Ilenvisageaitdes’yrendrelorsqu’ilentenditunbruitdemoteuretvitunecamionnettearriversurlaroute.Ilagitalesbraspourattirerl’attentionduconducteur,lequelralentitetabaissasavitre.«Jepeuxfairequelquechosepourvous?»Williamrepliasacarteàlahâteets’approcha.«Est-cequevousallezaucouvent?—Oui,eneffet.—Ah,formidable…Jevoudraisbienentrer,maisjen’arrivepasàouvrirlagrille.»Leconducteuréclataderire.«Cetendroitn’accepteaucunvisiteur,fiston!Vousavezàfaireici?—Oui,onpourraitdireça…—Danscecas,lesreligieusesdoiventvousattendre?

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—Pas exactement. »William racla le sol de sa botte. « Écoutez, je viens de très loin, et il fautabsolumentquej’entrepourparleràlaresponsable.—Lamèresupérieure?Vousaurezdelachancesi…»Ilmontral’allée.«Tenez,voilàjustementune

sœur…Ellevamefaireentrer.Maisilfautavoirrendez-vous.»Williamregardalavieillereligieuses’avancerdanssalonguerobenoirequifrôlaitlesgraviers–on

auraitditqu’elleglissaitsurdesroulettes.«C’estsœurMary.Avecelle,vousn’arriverezàrien…Sautezàl’arrièreaveclelinge,jevaisvous

amenerjusqu’àlaporte.Maisattention,jenesuisaucourantderien!»Williamluisouritd’unairreconnaissant.Puisilouvritlesportesàl’arrièreetgrimpaaumilieudes

ballotsde linge.Enattendantque lacamionnette redémarre, il s’étendit surdesdrapsen riant. Ilavaitl’impression d’être un fugitif. Quoi qu’il en soit, il venait de franchir une étape supplémentaire pourretrouversamère.

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Williamattenditquelacamionnettesoitcomplètementàl’arrêt.Illasentittanguerquandlelivreurendescendit,puisilentenditdesvoixétoufféesengagerlaconversation.Etsoudain,lesportess’ouvrirent,etlesoleilinondal’intérieurdelacamionnette.Ilsortitenclignantdesyeux.« La voie est libre ! Vite, sortez de là et faites le tour jusqu’à la porte d’entrée… Si elles vous

demandent comment vous êtes arrivé là, vous n’aurez qu’à dire que vous êtes entré derrière lacamionnettedulinge.Etquevousavezremontéhardimentl’allée!Ellesnevouscroirontpas,maisvousserezdanslaplace!»Williamrécupéra sonsacàdoset sortitd’unbond. Il tendit samainau livreur.«Merci infiniment,

monsieur.Jevousrevaudraiça.»L’homme lui serra lamain en lui faisant un clin d’œil. « J’espère que vous trouverez ce que vous

cherchez.»Williammontalesmarchesenpierre.Nevoyantpasdesonnetteprèsdel’imposanteported’entrée,il

tapadupoingd’uncoupferme.Leboisétaitd’unetelleduretéqu’ilsemassalamainengrimaçant.Aumomentoùlaportes’ouvrit,ilseredressadetoutesahauteur.«Bonjour!Jemedemandaiss’ilseraitpossibledeparleràlaresponsable.»Lareligieusehaussalessourcils.«Vousavezrendez-vous?—Ehbien,non,maisjeviensde…»Avantmême qu’il ait pu terminer sa phrase, elle lui claqua la porte au nez.William demeura une

secondebouchebéeavantd’éprouverunesoudainecolère. Ilserra lespoingsets’obligeaàrespireràfond.Ignorantsamaindouloureuse, il frappadenouveauetcontinuaà lefaire jusqu’àcequelamêmereligieuserevienneouvrirlaporte.Elleluijetaunregardnoirenplissantlefrontd’unairfurieux.« Quelle impolitesse ! s’exclama William. Comme je vous le disais, je souhaiterais parler à la

responsable.J’aifaituntrèslongvoyagepourvenirjusqu’icietjenerepartiraipastantquejen’auraipasvuquelqu’unquipuissemerenseigner.Alors,siçanevousdérangepas,pourriez-vousallerchercherlaresponsable,oubienpréférez-vousquejecampesurvotreperron?Etn’allezpascroirequejedisçaenl’air!J’aiunthermos,ducake…ettoutmontempsdevantmoi!»Sansunmot,lareligieusecommençaàrefermerlaporte,maisilfutcettefoisplusrapideetcoinçasa

bottedansl’embrasure.«Enlevezvotrepieddelà!aboyalareligieuse.—Iln’enestpasquestion»,répliquaWilliamenpassantdevantelle.Àlasecondeoùilseretrouva

dans le vestibule, il reconnut l’odeur de citron familière. Il regarda alentour et aperçut un groupe dejeunes filles au bout du couloir. Toutes étaient vêtues de lamême robemarron informe et avaient lespiedsenveloppésdevieuxchiffons.Ils’enétonnauninstantavantdecomprendrequ’elless’enservaientpour cirer le sol.Une des filles, qui avait la tête rasée, se tourna vers lui.Quand il aperçut son gros

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ventre, ildétourna lesyeuxd’unairgêné,maispasavant toutefoisde l’avoirvueesquisserunsouriretimide.«Bernadette,baissez lesyeux,vilepetite tentatrice ! la réprimanda la religieusequi les surveillait.

N’avez-vousdoncrienappris?Regardezdansquelétatvousêtes!Jemefaisdusoucipourvotreâme,monenfant,jemefaisvraimentdusouci!»Embarrassé,Williamsetournaverslareligieusequisetenaittoujourslààsescôtés.Dèsqu’elleeut

refermélaporte,ilpritconsciencedel’atmosphèreétouffanteducouvent.«Nousn’apprécionspaslesintrus.Attendeziciletempsquej’aillevoirsœurBenedicta.»Williaminclinarespectueusement la tête.«Merci,mais,sivouspermettez, jepréfèremeconsidérer

commeunvisiteurquecommeunintrus.»Pendant qu’il patientait, le groupe de filles s’éloigna. Un silence sinistre régnait dans le vestibule

lorsqu’unevoixlefitsursauter.«JesuissœurBenedicta.Enquoipuis-jevousêtreutile?»Lamèresupérieureétaitunegrandefemmeauxjouesrougesetauxyeuxd’unbleuperçant,labouche

figéeenunrictusrésigné.«Bonjour.Jem’appelleWilliamLane,etonpeutdirequejesuisrevenuchezmoi.Jesuisnéici.»Silareligieusefutsurprise,ellen’enlaissarienparaître.«Jerépète,enquoipuis-jevousêtreutile?»Williamfutdéstabilisé.«C’estvous,laresponsableducouvent?—Eneffet.—Écoutez,sœurBenedicta,jeneveuxpasvousdéranger.Jesuisseulementvenuvoirsivouspourriez

m’aideràretrouvermamère.Jesaisqu’elleaétépensionnaireici…—Résidente.Paspensionnaire.—Oui,biensûr,excusez-moi,dit-ileninclinantlatête.Jesaisqu’elleaétérésidenteici.Jesuisnéen

avril 1940. Et comme je suppose que vous conservez des dossiers, j’apprécierais grandement touteinformationquevouspourriezmedonner.»Les lèvres de sœur Benedicta se relevèrent en un sourire sournois. « Vous êtes d’une naïveté

stupéfiante,MrLane…Venezparici,voulez-vous?»Williamlasuivitdanssonbureau.Aumilieudelapiècetrônaitunelonguetableenacajouencombrée

depilesdepapiersdehauteursdiverses.Aumurétait accrochéeuneplaque sur laquelle était gravé :Puislaconvoitise,lorsqu’elleaconçu,enfantelepéché.Jacques,I,15.Lasœurluiindiquaunechaisefaceàsonbureau.Ilss’assirenttouslesdeux.Puiselleposasesdeux

coudessurlatableetsepenchaversWilliam.«Dites-moi,MrLane,aimez-vousvosparents?—Maisoui,naturellement…plusquetout!s’indignaWilliam.—Etilsvousontdonnéunbonfoyer,n’est-cepas?Ilsvousontnourri?»Ils’agitasursachaise.«Laquestionn’estpaslà…Jesuisàlarecherchedemavraiemère,et j’ai

pourcelaleurentièrebénédiction.—Votrevraiemère,c’estlafemmequivousaélevé,cellequivousrelevaitquandvoustombiez,qui

vousrassuraitlanuitquandvousfaisiezuncauchemar,quivous…— J’ai bien compris, ma sœur. Ce que je veux dire, c’est que j’ai leur entière bénédiction pour

retrouvermamèrebiologique.C’estmieux?—Inutiledeprendreceton,MrLane!Jepensequevousnevousrendezpascomptedutravailqu’on

accomplitici.Toutescellesquipassentparcecouventsontdesfillesdéchues,desdégénéréessurleplandelamorale,quelasociétéamisesàl’écartetqu’ontrejetéesleursfamillessurquiellesn’ontapportéquelahonte!Nousleurdonnonsunfoyer,nousveillonssurellespendantleurgrossesseetnousfaisonstoutpourqueleursbébéssoientrecueillispardesparentsaimants.Nousnousassuronsqu’ellespurifient

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leurâmeeneffectuantundurlabeur.Cesfillessaventqu’ellessontcondamnéesàl’enfersiellesdisentàquiquecesoitqu’ellesonteuunbébé,aussipuis-jevousgarantirqueriendebonnesortiradevotrequête,MrLane. Jevoussuggèredepartir toutdesuite…etde remercier leSeigneuràgenouxquececouventaitagidansvotremeilleurintérêtenvousplaçantdansunefamillegentilleetaimante!»William avait l’impression d’être un mauvais élève en train d’être sermonné dans le bureau de la

directrice ; un sentiment qui s’accentua quand il remarqua la badine suspendue au mur derrière lareligieuse.Sedemandantsoudainsions’enétait servipourbattresamère, ildutprendresur luipourcontenirsacolère.« Sœur Benedicta, le travail que vous accomplissez n’est pas en cause, et je suis bien entendu

reconnaissant d’avoir été élevé comme je l’ai été,mais il se trouve que j’ai vécu les trois premièresannéesdemaviedanscecouvent.J’aimêmedessouvenirsdutempsquej’aipasséicietdemamère,bienquejenemerappelleplussonvisage.C’estcommes’ilmemanquaitunpandemavieet,àcausedecela,jen’arrivepasàtrouverlapaix.Pourvous,qu’est-cequeçachange?Jevousenprie,donnez-moilesrenseignementsquevousavezsurmamère,etensuitejem’enirai.Jenereviendraiplusjamaisvousimportuner.»Lareligieusesoupira.«Apparemment,vousn’avezpasécoutéunseulmotdecequejeviensdevous

dire…»Elleselevaetalladevantunegrandearmoire.Àl’aidedelacléaccrochéeautourdesoncou,elle l’ouvrit et en sortit un grand registre en cuir qu’elle lança sur le bureau. Une liasse de papiersvoltigeasurlesol.«Quelétaitlenomdevotremère?—BronaghSkinner,réponditWilliamavecémotionenreprenantunpeuespoir.—Etvousêtesnéen1940,dites-vous?»Ilconfirmad’unsignedetêteetessuyasespaumesmoitesdesueursursonpantalon.SœurBenedictafeuilletaleregistrependantcequiluisembladureruneéternité.Surlespagesétaient

inscritesdescentainesdenoms.Williamserassuravaguementensedisantqu’iln’étaitpasleseuldanscettesituation.Puislareligieusepritunstyloetnotaunnumérosurunboutdepapier.Aprèsquoielleallaremettreleregistredansl’armoire.D’ungesteostentatoire,ellelarefermaàcléetregardaWilliamdanslesyeux.«Attendez-moiici»,ordonna-t-elleavantdesortirdelapièce.Un quart d’heure s’écoula, et la sœur n’était toujours pas revenue.William fit les cent pas dans le

bureau, puis s’arrêta devant la fenêtre qui donnait sur le jardin. Plusieurs filles, toutes très enceintes,étaient en train de bêcher un carré de légumes sous la surveillance d’une religieuse. L’une d’ellestrébuchaet tombaàgenoux,et,envoyantqu’elleavaitdumalàse relever,uneautre fille lui tendit lamainpourl’aider.Aussitôt,lareligieuseintervintpourlesséparer.Williamn’entenditpascequ’elleleurdit,maisilvitlafillequiétaittombéeserecroquevillersurelle-mêmelorsquelareligieuselevalamainsurelle.Visiblement,elleétaithabituéeàêtrebattue.Laportedubureaus’ouvritsurunefemmed’âgemoyenentenued’infirmièrequiregardaWilliamd’un

airintrigué.«Oh,jevenaisvoirsœurBenedicta…—Elles’estabsentéepourallermechercherdesinformations.—Ah,jecomprends…—Qu’ya-t-il,infirmière?»Lareligieuseétaitrevenue,tenantunmincedossiersouslebras.«Ilfautquejevousdiseunmot,masœur.»EllemontraWilliamd’unsignedetête.«Enprivé.»Lareligieusenedissimulapassonimpatience.«Çanepeutpasattendre?—Pasvraiment.Maisçaneprendraqu’uneminute.»SœurBenedictapoussal’infirmièredanslecouloiretrefermalaporte.Curieux,Williams’approcha,

l’oreille collée à la porte. Et bien que les deux femmes chuchotent d’une voix affolée, il entendit ce

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qu’ellesdisaient.«C’estausujetdeColette,masœur.Jeviensdel’accoucher,maiselleaunevilainedéchirure.Illui

fautabsolumentdespointsdesuture.—Vousconnaissezlesrègles:pasdepointsdesuture.Sidéchirureilya,c’estquetelleestlavolonté

duSeigneur.Elleexpierasespéchés.Elleauraitdûypenseravantdeseretrouverdanscettesituation…—Masœur!Voussavezbienqu’elleaétéviolée…—C’estcequ’elleraconte…Cettefilleestuneaguicheuse!Cequiluiestarrivéestentièrementsa

faute.Etmaintenant,cessezdemefaireperdremontemps.J’aidutravail.»William s’empressa de reculer en faisant comme si de rien n’était. La religieuse le dévisagea en

fronçantlessourcils.«Asseyez-vous.»Elle-mêmeallas’asseoiràsonbureauetouvritledossier.Aprèsavoirmisdeslunettesauboutdeson

nez, elle commença à passer en revue divers papiers.William se tordit le cou pour voir de quoi ils’agissait,mais il était trop loin pour distinguer autre chose qu’un numéro : 40/65. Trouvant enfin cequ’ellecherchait,lasœurbranditunefeuilledecouleurjaune.«Vousvoyezlasignature,là,enbas?»Williamsepenchaetaperçutunnominscritd’uneécritureunpeuscolaire:BronaghSkinner.Quandil

voulutprendre la lettre, la religieusesehâtade l’éloigner.«Votremèrea signéundocument stipulantqu’ellerenonçaitàtoussesdroitssurvouslejouroùvousêtespartidececouvent.Vousnedevezjamaisentrerencontactavecelle,etelles’estengagéesurcedocumentànejamaisvouscontacteràl’avenir,nià interférer dans votre vie ou à revendiquer quoi que ce soit vous concernant. Nous ne divulgueronsjamais ses coordonnées, aussi je crains que vous ne vous soyez déplacé pour rien, Mr Lane. Etmaintenant,sivouspermettez,j’aidutravail.»LetondédaigneuxfitcomprendreàWilliamquel’entretienétaitterminé.Ilselevaetramassasonsac

àdos.Ildétestaitdéjàcettefemmedetoutessesforces,eteutdelapeineàarticuler:«Jereviendrai,masœur.Vouspouvezycompter.—Jevousl’aidit,vousperdezvotretemps.»Maisàprésentqu’ilavaitcommencé,rien,etcertainementpascettefemmeodieuse,nel’empêcherait

deretrouversamère.

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Williamrepartitsur lapetite route.Lesoleilde l’après-midiétaitpluspâleet la fraîcheurrappelaitqu’onétaitseulementaudébutdumoisd’avril.Ilremitsonpulletmarchaàgrandspasversl’arrêtdebus.Ilétaitsipressédemettredeladistanceentreluietcetendroitdétestablequ’ilparcourutlesdeuxkilomètresenvingtminutesàpeine.Denouveauennage,ilretirasonpulltoutenconsultantleshorairesdebusclouésurunpoteau.Leprochainn’arriveraitquedanscinquanteminutes.Ilselaissatombersurl’herbedutalusenmaugréant.D’unseulcoup,ilsesentitvidé,àlafoisàcausedudécalagehoraireetdesonaltercationaveclareligieuseintraitable.Sonsacàdossouslatêteenguised’oreiller,ils’allongeadansl’herbe,dontl’humiditérafraîchitsa

peauensueur.Ilavaitl’impressiond’avoirdormipendantdesheuresquand,toutàcoup,ilperçutunbruitde sonnette. Le soleil avait disparu, et, derrière ses paupières, il sentit le monde s’obscurcir. Il seredressasurlescoudesensefrottantlesyeux.Cequimasquaitlesoleiln’étaitpasunnuage,maisunesilhouetteàcalifourchonsurunvélo.Ilnedistinguaitpassestraits,maisildevinaquec’étaitunefemmeauxcheveuxbouclésquiauréolaientsonvisage.«J’espèrequejenevousaipasfaitpeur…J’aidonnéuncoupdesonnetteparcequevousaviezl’air

endormi.»Williamserelevatantbienquemal.Cefutseulementlorsqu’illuifitfacequ’ilreconnutl’infirmièredu

couvent.«Non,pasdutout…Jevoulaisjustemereposerenattendantlebus.J’espèrequejenel’aipasraté.»

Ilregardasamontre.Iln’avaitdormiqu’unedizainedeminutes.«Lebuspasseàdixdechaqueheure,parconséquent,vouspouvezsoitattendreceluidecinqheures

dix,soitvenirchezmoietprendreceluidesixheuresdix.C’estledernierdelajournée.—Chezvous?répétaWilliamsansbiencomprendre.Pourquoiest-cequej’iraischezvous?—Parcequ’ilvafalloirquevousmeracontieztoutcequevoussavezsivousvoulezquejevousaide

àretrouvervotremaman.»

GraceQuinn avait été la sage-femme du couvent depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs – depuis trente-six ans, pour être précis – et avaitmis aumonde d’innombrables bébés.Assis sur soncanapéà fleurscabossé,Williamétait fascinépar savoixdouceet sesyeuxgris trèsenfoncésqu’ellelevaitsouventaucielpendantqu’elleparlait.«Vousdevezvousdemandercommentjepeuxtravaillerdansunendroitaussitriste…»Williamacquiesçaengonflantlesjoues.«Çan’apasl’airderigoler,jedoislereconnaître.Quantà

cettereligieuse…c’estquelquechose!»Gracecroisalesmainssursesgenoux.«Jesaisqueleursméthodesn’ontpasl’airtrèsorthodoxes.Vu

del’extérieur,ellespeuventparaîtrecruelles,maissanselles,cesfillesn’auraientnullepartoùaller.La

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hontequ’ellesontjetéesurleurfamillerestepourellesunehumiliation.Quelgenredevieauriez-vouseuesionavaitautorisévotremèreàvousgarder?—Jen’ensaisrien,réponditWilliamenhaussantlesépaules.Maisvousvenezdemettreledoigtsur

l’essentiel – si on l’y avait autorisée.Car elle n’a pas eu le choix. J’ai vécu avecmamère les troispremièresannéesdemavie,aprèsquoionm’aarrachéàellepourm’expédierenAmérique.Nevousméprenezpas,j’aimebeaucoupmesparentsadoptifs,iln’empêchequecettefaçondeprocédermeparaîttoutdemêmetordue.»Gracebaissa la tête.«Jesais.C’estd’ailleurspourcette raisonque jevaisvousaider.»Ellealla

prendreuncrayonetunblocsurlebureau.«Bon,racontez-moitoutcequevoussavez.»Williams’éclaircitlagorge.«Mamères’appelaitBronaghSkinneretjesuisnéle10avril1940.»Soncrayonfigéenl’air,Gracerelevalesyeux.«C’esttout?—Oh…etelleavaitvingtans.»Ellefronçalessourcils.«Çanefaitpasgrand-chose…»WilliamrepensaaudossierquesœurBenedictaétaitalléechercher.«Sonnumérodedossierestle40/65.»CetteprécisionparutétonnerGrace.«Queldétectivevousfaites!Cenumérosignifiequevousavez

été le soixante-cinquième bébé né au couvent en 1940. » Elle le nota, puis le souligna à gros traits,commepournepasoublierquec’étaitimportant.«Trèsbien,voussouvenez-vousdequoiquecesoitdutempsquevousavezpasséaucouvent?N’importequoiquipourraittitillermamémoire?»Williamse levaetmarchade longen large.« Jemesouviensde l’odeurdu savon…etausside la

puréedepommesdeterrepleinedegrumeauxqu’onnousservait.Onappelaitçadupandy,jecrois.—Etsurvotremère?Aumomentdevotrenaissance,jetravaillaisaucouventdepuisseulementdeux

ans, et vuque les religieuses n’ont pas eu le droit de suivre de formationpour devenir sages-femmesavant1950,ilestpresquecertainquec’estmoiquivousaimisaumonde.»Williamfermalesyeuxetsepinçal’arêtedunez.«Ilyaautrechose…»Gracesepenchaenavant.«Jevousécoute.—Mamèremechantaitdeschansons…»Ilcommençaàfredonnerunair.«Jenemerappelleplusles

paroles,c’estfrustrant…Pourtant,c’estpresquecommesijel’entendais,mêmequ’ilyavaitdanssavoixquelquechosedeparticulier…—Particulier?—Oui,danssafaçondeparler.Elleneressemblaitàaucuneautre.»Ilselaissatombersurlecanapé,latêteentrelesmains.Auboutdequelquessecondes,ilcommençaà

se balancer doucement d’avant en arrière en chantonnant : « Dors mon enfant, la paixt’accompagnera…»Gracerelevalesyeuxdesesnotes.«Toutaulongdelanuit.»Williamseredressaetsourit.«Sesangesgardiens,leSeigneurt’enverra…—Toutaulongdelanuit»,chantèrent-ilsd’unemêmevoix.Graceposasamainsurlasienne.«Jesuisgentilleaveclesfilles,voussavez.Entoutcas,j’essaiede

les aider comme jepeux. J’ai consacrémavie entière à cette institution. Jen’ai jamais eudemarinid’enfant.—JenecomprendspaspourquoisœurBenedictafaitobstructionàcepoint.Quejeretrouvemamère

oupas,qu’est-cequeçapeutbienluifaire?—Lapénitence,William !Votremère a eu un bébé hors des liens dumariage, ce qui aux yeuxdu

Seigneurconstitueunpéché.Toutefois,grâceautravailpénibledelablanchisserie,latachequisouillaitson âme a été lavée, et sonpassage au ciel assuré. Je sais, ça paraît dur,mais votremère a signé enacceptantdeneplusavoiraucundroitsurvous.EtsœurBenedictan’estpasenmesurededivulguersescoordonnées.

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—Vouscroyezsincèrementquemamèreserapardonnée?—Oui. Je crois que le Seigneur est enmesure de pardonner tous les péchés. Sa place au ciel est

désormais assurée. » Elle lui frotta la main. « Vous disiez que votremère avait une façon de parlerparticulière…Qu’entendez-vousparlà?—Certainsmots…Jenesaispas…Ellelesprononçaitd’unemanièredifférente.Sesvoyellesétaient

plusplateset…—DouxJésus!s’exclamasoudainGrace.Jemesouviensd’elle…Votremèreétaitanglaise!»Williamladévisageaavecdesyeuxronds.«Vousvoussouvenezd’elle?Vousvoulezdireque…je

suisàmoitiéanglais?—Sic’estbienlajeunefilleàlaquellejepense,vousl’êtesàcentpourcent!Etsonprénomn’était

pasBronagh,maisChristina.»

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«Vousavezdelachance,repritGrace,lesyeuxbrillantsd’excitation.Pourêtrehonnêteavecvous,leschancesquejemesouviennedevotremèreétaientassezminces,maisBronaghestdifficileàoublier.—Vousvenezdemedirequ’elles’appelaitChristina,observaWilliam.— Dès que les filles entrent au couvent, on leur attribue un nouveau nom, que choisissent les

religieuses. Un nom plus saint, si vous préférez… Sainte Bronagh était une abbesse qui a vécu auVIe siècle, et je serais prête à parier quevotremère est arrivée au couvent le jourde sa fête.C’étaitsouventainsiqu’ondécidaitdesnomsàStBridget.»Graceposasonblocetalladevantlabibliothèque.Aprèsavoirfeuilletéunlourdvolumeancien,elle

trouvacequ’ellecherchait.« Ah, voilà… La Sainte-Bronagh est le 2 avril. Ça correspondrait parfaitement… Votre mère est

arrivéele2,ethuitjoursplustard,vousétiezné.— Une autre pièce du puzzle se met en place… » Tout excité, William insista pour en savoir

davantage.«Vousavezditqu’elleétaitquelqu’undedifficileàoublier.»Gracerevints’asseoiretluipritlamain.«Lapauvre…Touteslesfillesquientrentaucouventontune

histoire tristeà raconter,mais la siennem’avraiment fendu le cœur.Ellevenait deManchester, ilmesemble.Onl’avaitenvoyéeenIrlandedanslafermedelasœurdesamère.Nousn’avionsencorejamaiseuaucuneAnglaise–dureste,nousn’enavonsplusjamaiseudepuis.Etellen’étaitpascatholique,dit-elle enesquissantun sourireprochede lagrimace.Mais j’aigardéçapourmoi…Quoiqu’il en soit,comme samère était sage-femmeelle aussi, elle en savait plus sur l’accouchement que la plupart desfilles.Pendant lesannéesquiont suivivotrenaissance,ellem’amêmeassistée.Elleétait trèsgentilleaveclesautresfilles,ellespouvaienttoujourscomptersurelle.—Mais…comments’est-elleretrouvéedanscecouvent,siellevenaitd’Angleterre?—Ah,c’est lapartietriste…Àcaused’unpèredraconienetd’unemèrequiacapitulé.D’aprèsce

que j’aipucomprendre, elleavait reçuuneéducation très stricte. Il lui était interditde fréquenterdesgarçonsquineconvenaientpasàsafamille…oun’importequelgarçon,d’ailleurs!Etpuisunjour,ellearencontré Billy. Oh, elle n’arrêtait pas de parler de lui ! Billy ceci, Billy cela… Pendant qu’elleaccouchait,ellen’apascessédepleurer,dehurlersonnomenfixantlaporte,commesielleespéraitlevoirentrerd’unesecondeàl’autrepourlasupplierdeluipardonner.»William se redressa,médusé. Samère lui apparaissait enfin comme une personne, elle n’était plus

seulementunnom.«Qu’avait-elleàluipardonner?—C’estçaquiestétrange…Aprèscequ’illuiavaitfait,jetrouvaisincroyablequ’ellecontinueàle

porter aux nues,mais elle disait que le véritable amour peut tout supporter.Apparemment, quand il aapprisqu’elleétaitenceinte,ilapaniquéetadisparu.Ilsnesefréquentaientpasdepuistrèslongtemps,

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et,bienentendu,sonpèren’étaitpasdutoutemballé…Ilétaitmédecin,unhommerespecté;saréputationluiimportaitpar-dessustout.Maisleplusincroyable,c’estqu’ellen’ajamaiscesséd’aimerBilly.Cequiexpliquequ’ellevousadonnésonnom.—Elle aimait donc ceBilly,mais, apparemment, ce n’était pas réciproque…Est-ce qu’ils se sont

revus?»Gracehaussalesépaules.«Jen’enaiaucuneidée.BronaghaquittéStBridgetauboutdetroisans.

C’est la règle.Vousvousoccupezdevotrebébépendant trois ans et vous êtes ensuite libredepartir.Maisseule,celavadesoi.Aucunefillen’ajamaisétéautoriséeàemmenersonenfant.Sivousvoulezpartir avant ce délai, il faut qu’un parent en fasse la demande et paye une grosse somme d’argent enéchangedevotreliberté.Orpourlamajoritédesfilles,cettesommeestimpossibleàréunir,d’autantplusque leurs familles les ont en général désavouées. Le souhait le plus cher de votremère était de vousélever elle-même,mais elle a étévictimedes circonstances.On l’avait privéede tous sesdroits, elleétaitimpuissante.Cesystèmen’estpasparfait,maistellesétaientlesrèglesàStBridget.»Williamfrissonnaenpensantàcerégimecrueletensedemandantquelgenredereligionpermettaitde

laisserfaireunetellechose.Sesparents,trèscroyantstouslesdeux,l’avaientélevédanslerespectdelaBible,mais traiter quelqu’un de cette façon était inacceptable. Il était persuadé que samère adoptiven’imaginaitmêmepasl’ampleurdecettecruauté.«Oùest-elleallée,quandelleestpartie?—Malheureusement,jel’ignore.Enrevanche,jesaisquelafermedesatanten’étaitpastrèsloindu

couvent.»Gracepoussaunsoupir.«Toutescesinformationsdoiventfigurerdanscedossier,seulement,mettrelamaindessusvaêtredifficile,pournepasdireimpossible.—Jevousen supplie, l’imploraWilliam. Je suisvenu jusqu’ici et jeme sensmaintenant siproche

d’elle…Jenepeuxpasabandonnercommeça.»Ils’appliquaàdissimulersonimpatience.Aprèstout,Gracen’étaitenrienobligéedel’aider.L’infirmièresemordillalalèvre.Unsilences’étiratandisqu’elles’efforçaitdeseremémorerlepassé.

«C’étaitilyatrente-quatreans,William»,dit-elled’unairdésolé.Ellefermalesyeuxpourmieuxseconcentreretlevalatêteversleplafond.Brusquement,lavieillehorlogedegrand-pèresonnasixheuresenlesfaisantsursauter.«Lebus!s’écriaWilliamenselevantd’unbond.Jevaisratermonbus!—Oh,monDieu…Letempsafiléàtoutevitesse!Écoutez,vousn’avezqu’àprendremonvéloetle

laissercontrelahaiedevantl’arrêtdebus.Jelerécupéreraidemainmatin.»Williammitsonsacsurl’épaule.«Jenesaispascommentvousremercier,Grace…—Oh,allez,ouste!Vousmeremercierezquandvousaurezretrouvévotremère…Demain,c’estmon

jour de congé.Vous pourriez venir boire le thé, comme ça je vous raconterai ce que j’aurai réussi àdécouvrir.Maisn’espérezpastrop,William…VousavezvucommesœurBenedictapeutêtretêtue!»

En arrivant chez Mrs Flanagan, William fut accueilli par un fumet appétissant de jambon bouilli.Aussitôt,sonestomacsemitàcrierfamine.«Oh,vousêtesrentré!s’exclamaMrsFlanagan.Alors?—Vousaviezraison…ausujetdesreligieuses,dit-ilensoupirant.Ellesnem’ontétéd’aucuneaide.»

Ilselaissatombersurlecanapéetfermalesyeux.«Vousavezl’airépuisé.Voulez-vousfaireunsommeavantledîner?Jevousgarderaivotrerepasau

chaud.—Vousêtestrèsgentille,MrsFlanagan,maissijem’endorsmaintenant,jerisquedemangercedîner

aupetitdéjeuner!

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—Trèsbien,montezvousrafraîchirenvitesse…Jevaisvousservir.Ceseraprêtdanscinqminutes.»Aprèss’êtrerégaléavecle jambonbouilliaccompagnédepommesdeterreetdechoux,Williamse

sentitrassasié,maislesémotionsdelajournéel’avaienttotalementvidé.IlremerciaMrsFlanagan,puismontasecoucher.Ilsavaitques’allongeravantdes’êtredéshabilléetbrossélesdentsétaituneerreur.Ilavaitjustevoulufermerlesyeuxcinqminutes,maisledécalagehoraireeutraisondelui,desorteque,lorsqu’illesrouvrit,lesoleilfiltraitàtraverslesrideauxenveloursrouge,desparticulesdepoussièredansantdanssesrayons.Ilsefrottalesyeuxet,ensentantsabouchepâteuse,ilfiladanslasalledebainsselaverlesdents.

IlarrivachezGracelecœurremplid’espoir.Elleavaittoutefoisbienfaitdeluidiredenepastropespérer… Sans la clé – celle que sœur Benedicta gardait en permanence sur elle –, il lui avait étéimpossibledeprendreledossier.Ilss’installèrentdanslacuisineautourdelapetite tableenbois.Dulinge séchait sur un fil à côté dupoêle, et l’odeur de la tarte auxpommesqui cuisait dans le four luirappelalacuisinefabuleusedesamère.Sentantmonterlaculpabilité,ils’efforçadelafairetaire.«Qu’ya-t-il,William?demandaGrace.—Jepensaisàmamère…ÀmamèreauxÉtats-Unis.»Elleluitapotalamain.«Ellevousadonnésabénédiction,non?Vouloirsavoird’oùvousvenezne

veutpasdirequevousl’aimezmoins.Ellem’al’aird’êtreunefemmemerveilleuse,etsurcepoint,sœurBenedictaavaitraison.Vousavezdesparentsmerveilleux,non?»Craignantquesavoixnetrahissesonémotion,Williamsecontentadeconfirmerd’unsignedetête.«Bien.Voulez-vousunetassedethéenattendantquelatartesoitprête?»Williamsourit.«Avecgrandplaisir.Merci.»Graceremplitlabouilloire,puismitdeuxsachetsdethédanslavieillethéière.«C’esttrèsagaçantde

savoir où est le coffre-fort qui renferme ce dossier et de ne pas pouvoir l’ouvrir… Je me sensimpuissante.—Nevousenfaitespas.C’estdéjàtrèsgentilàvousd’avoiressayé.Jevousensuisreconnaissant.

Sincèrement.»Elleversal’eaubouillantedanslathéière,surlaquelleelleposauncouvre-théièreentricotàrayures

bleuetrosesurmontéd’unpompon.L’idéed’unethéièreavecunbonnetfitsourireWilliam.Sesparentsnevoudraientpaslecroire.«Entoutcas,sivousréfléchissez,vousn’avezpasperduvotrejournée.—Commentcela?—Le jouroùvousêtesarrivé,voussaviezseulementquevotremères’appelaitBronaghSkinneret

qu’elleavaitvingtans.»Williamlaregardad’unairintrigué.«Oui…Continuez.— Eh bien, vous savez maintenant que son vrai nom est Christina Skinner et qu’elle est née à

Manchester en 1919 ou 1920. »Grace se tut une seconde.Voyant son regard intrigué, elle poursuivit.« Vous ne voyez donc pas ? Vous pourriez aller à Manchester essayer d’obtenir son certificat denaissance.Quandvotremèreestentréeaucouvent,elleavaitdéjàvingtans,etonsaitquec’étaitaudébutdumoisd’avril.Parconséquent,sadatedenaissancedoitsesituerquelquepartdansl’année1920avantlemoisd’avril.»ElleservitlethépendantqueWilliamdigéraitcetteinformation.«Et ça servirait à quoi, d’après vous ? » Il avait le cerveau encore embrumé de la fatigue de ses

voyages.«Surcecertificatserontindiquésnonseulementladateetl’endroitexactsoùelleestnée,maisaussi

le nom de ses parents. Et je suis presque certaine que le nom de jeune fille de sa mère y figurera

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également.Siseulementj’arrivaisàmerappelerlenomdesatante…C’esténervant…Jemesouviensqu’elleétaitcélibataireetqu’elleestdécédéepeudetempsavantqueChristinan’arriveaucouvent.Etaussiqu’elleavaithéritédelafermedesesparents.Parconséquent,sivoustrouviezlenomdejeunefilledelamèredeChristina,ilyadeschancespourquequelqu’unconnaisselaferme.»Williamcroisa lesmainsderrière la têteetsecalaaudossierdesachaise.«Vousêtes formidable,

Grace!»Ellerougitlégèrement.«Allons,allons…Vousauriezfiniparendéduirelamêmechose.—Vouscroyezqu’ilestpossiblequ’ellesoitretournéeàManchester?—Jen’ensaisrien…Peut-être.Onl’aenvoyéeenIrlandepourqu’elleaitsonbébé,maiselleétait

libreensuitederetournerchezelle.Etcommejenevoispascequiauraitpularetenirici,oui,jediraisqu’ilesttrèspossiblequ’ellesoitrepartievivredanssavillenatale.»Ellesetutuneseconde.«MaisManchesterestunegrandeville.Leschancesdelaretrouversontminces.—Jesais.Etvousavezraison,ilfautd’abordquejetrouveoùestlaferme.Sij’yparviens,peut-être

quequelqu’unlà-bassauraoùelleestallée.»Graceouvrit laportedufour.Unebonneodeurdepommesparfuméesà lacannelleemplit lapièce.

Elledéposalatarteàlacroûtedoréesurlatable.«Vouspermettez?»Williamprit lecouteauetdécoupa legâteaud’oùs’élevaun rubandevapeur.

Graceladissipad’ungestedelamain.«Voussavez,jecroisquejevaisalleràManchester,dit-il.Maintenantquej’aitraversél’Atlantique,

jepeuxbienfaireunsautdel’autrecôtédelamerd’Irlande,jenesuisplusàçaprès!Etquisait?Peut-êtrequejetrouveraienfinlà-baslaclédumystère.»

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Surleferry,unpassageravaitaffirméàWilliamqu’ilpleuvaittoutletempsàManchester.Ilignoraitsic’étaitvrai,entoutcas,cepremierjourdemais’étaitlevésuruncielaussibleuqu’unepiscine.Ilavaittrouvéunbedandbreakfastbonmarchédanslesfaubourgs,àuncourttrajetenbusducentre-ville.Salogeuseluiavaitremisunplansurlequelelleavaitentourél’endroitoùildevaitallerd’unrondrouge.Ils’installaaupremierétagedubusàimpériale–unenouveautéqui luidonnaunsourired’uneoreilleàl’autre tandisqu’il roulaitdansOxfordStreet. IldescenditàPalaceTheatreetdépliasonplan.Puis ilregarda en direction de St Peter Square, où, comme promis, il aperçut le dôme immense de laBibliothèquecentraledeManchester.Ilaccéléralepasetsedirigeaverslegigantesquebâtimentcirculairedestylenéoclassique.Aussihaut

que deux étages, le portique corinthien de l’entrée se composait de six colonnes en pierreimpressionnantes.Engravissantlesmarches,ileutpluslesentimentd’entrerdansunpalaisromainquedansunebibliothèque.Àl’intérieur, lasplendeurmajestueusedel’édificeauxboiseriesenchêneetennoyerétaittoutaussispectaculaire.Ilmontal’immenseescalierpourgagnerleGrandHall,quiàl’origineavait abrité la salle de lecture. William n’imaginait pas d’endroit plus paisible pour se consacrer àl’étude de la littérature, ou pour feuilleter tranquillement les journaux du matin. Un peu nerveux, ils’approchadelajeunebibliothécairederrièrelebureauderéception.«Bonjour,jemedemandaissivouspourriezm’aider.—Jesuislàpourça,répondit-elleensouriant.Quepuis-jefairepourvous?—J’auraisbesoindemeprocurerlacopied’uncertificatdenaissance.»Lajeunefemme,dontlebadgel’informaqu’elles’appelaitMissSutton,sortitunformulaire.«Ilmefautquelquesinformations…Maisd’abord,voulez-vousqu’onvousleposteouviendrez-vous

vous-mêmelechercher?»Williamfutsurprisdeconstaterquelaprocéduresemblesisimple.«Jeviendrailechercher.Jen’ai

pasd’adressepermanenteauRoyaume-Uni.»Miss Sutton sourit d’un air attendri. « Je me disais bien que vous n’étiez pas d’ici… Vous êtes

canadien?—Jevaistâcherdenepasmalleprendre,plaisantaWilliam.JeviensduVermont,auxÉtats-Unis.Je

suisnéenIrlande,maismesparentssontanglais.»Lajeunefemmeparuts’enétonner.«C’estunelonguehistoire»,ajoutaWilliam.Ellelegratifiad’unpetitsourireenbiais.«Ilfaudraquevousmelaracontiez,undecesjours.»MonDieu,lesAnglaisessont-ellestoutesaussidirectes?«Jeplaisantais!Quelestvotrenom?»Ilseressaisit.«WilliamLane.—Etlecertificatdenaissanceestàquelnom?

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—ChristinaSkinner.»Sonstylocouruthabilementsurlepapier,et,sansreleverlesyeux,MissSuttondemanda:«Datede

naissance?»Williamsetroubla.«Madatedenaissance?»Elleluijetaunregardcinglant.«Non,celledeChristinaSkinner.—Euh,jenelaconnaispasexactement.Jesaisjustequecedoitêtreentreavril1919etmars1920.—Avez-vousd’autresprécisions?Adresse?Lieudenaissance?Nomdupère?»Williamsesentitd’unseulcoupidiot.«Non.C’estunproblème?—Non,paspourmoi,maisvousallezdevoirchercherdanslesindexduRegistregénéralpourvoirsi

vousytrouvezlabonneChristinaSkinner.Jenepeuxpasdemanderlacopied’uncertificatdenaissanceenayantaussipeud’informations.»Williamsoupira.«Etjefaisçacomment?»Elleluimontraunetableaufonddelasalle.«Installez-vouslà-bas,jevaisvousapporterlepremier

desregistres.»Auboutdedeuxheures,Williamseditqueplusjamaissesyeuxnepourraientfixerl’horizon.Àforce

delireleslignesminuscules,savisionsebrouilla,et ilcommençaàavoirmalàlatête.Ilavaitgrandbesoin de respirer un peu d’air frais. Il retourna voir Miss Sutton, qu’il appelait à présent par sonprénom.«Karen,désolédevousdéranger,dit-il toutbas. Il fautque je sorteprendre l’air.Pouvez-vousme

gardermaplace?—Biensûr.Çava,vousvousensortez?—J’aitrouvédeuxChristinaSkinnerquipourraientcorrespondre,maisilmeresteencoreunregistreà

consulter.Jeseraideretourd’iciunedemi-heure.»IlparcourutlesruesdeManchesterensedemandantsisamèreavaitfoulécesmêmespavés.Était-il

possiblequ’elleviveiciaujourd’hui?Etsonpère,Billy?Pourquoiavait-ilsicruellementabandonnésamèreaumomentoùelleavaiteuleplusbesoindelui?Entoutcas,ilnesemblaitpasêtreunpèredontonpouvaitêtrefier.IlpensaàDonald,là-basdansleVermont,quitravaillaitsansrelâcheàlafermepoursubvenirauxbesoinsdesafamille,sesmainscalleusesetsondosvoûtéattestantdeseslonguesheuresdelabeur.Lesentimentdeculpabilitéqu’iléprouvaitparrapportàcequ’ilétaitentraindefairerevintenforce,etileutsoudainlemaldupays.Latranquillitéetl’amourdesonfoyerluimanquaient,toutcommelesbonnesodeursde lacuisinedesamère,ou leparfumenivrantet la solitudedesacabaneà sucre.Manchesterétaitsi loindetoutcelaqu’ils’interrogeasur lebien-fondédesesdémarches.Néanmoins,toutaufonddelui,ilavaitledésirdévorantdesavoirdansquellescirconstancesilétaitné.Ilavaitdéjàapprisquel’éleveravaitétélevœulepluscherdesamère.Etl’idéequ’elleaitdûl’abandonnercontresongréleremplissaitàlafoisdetristesseetderage.Ilavaitbesoindeconnaîtretoutel’histoireentreson père et samère, et pour quelle raison il l’avait si lâchement abandonnée. Fort de cette nouvelledétermination,ilremontalesmarchesdelabibliothèquepourallerreprendresesrecherches.

L’heure de la fermeture approchait quandWilliam revint voir Karen Sutton avec une liste de troisChristinaSkinnerpossibles.Illaposasurlecomptoiravecuneexpressionmorose.Ellelaparcourutenvitesse.«Vousvoulezcommanderlestroiscertificatsd’uncoup?»Williamréfléchituneseconde.«Çaprendcombiendetemps?—Quelquesjours,peut-êtreunpeuplus.—Sijelesdemandeunparun,jepeuxsansdouteavoirlachancedetombertoutdesuitesurlebon,

maisilsepourraitaussiquecesoitledernier,etilseseraalorspasséunequinzainedejours…Non,je

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n’aipas assezd’argentpour rester aussi longtempsenAngleterre, et puis, de toute façon,mesparentsvontavoirbesoindemoi.—OnpeutvousfairesuivrelescertificatsauxÉtats-Unis»,proposaKaren.Williamsegrattalefronttandisqu’elleattendaitqu’ilsedécide.«Jeneveuxpasvouspresser,maislabibliothèquevafermerdansdixminutes.—Jesuisdésolé.Alors,jesupposequejevaisdevoircommanderlestroisenmêmetemps.»PendantqueKarenremplissait lesformulaires,unedesescollègueslarejoignitderrièrelebureau–

unefemmeauxcheveuxgrisàl’airsévère,vêtued’untailleurentweedmarron,avecunrangdeperlesautourducou.Aprèsavoirjetéuncoupd’œilpar-dessusl’épauledeKaren,ellefitglisserseslunettesauboutdesonnezpourregarderleformulairedeplusprès.«ChristinaSkinner?Onadéjàcecertificatdenaissance.»WilliametKarenéchangèrentunregardétonné.Lajeunefemmesetournaverssacollègue.«Excusez-moi,MrsGrainger,vousvoulezdirequenous

avonsiciuncertificatdenaissanceaunomdeChristinaSkinner?—C’est ce que je viensdevousdire, non ? rétorquaMrsGrainger sans cacher son impatience.À

présent,rangez-moicebureau.Jedoisfermer.»Karen rassembla des papiers et remit des stylos dans un pot. « Serait-ce possible de le voir, pour

savoirsic’estceluidontabesoinWilliam?—Enaucuncas!Cecertificataétépayé,ilappartientàlapersonnequil’acommandé.Elleseulepeut

ouvrircetteenveloppe.»Karen leva les yeux au ciel, l’air de s’être attendue à ce genre de réponse. Mrs Grainger était

manifestementtrèspointilleuseenmatièrederèglesetdebureaucratie.«Quandest-cequecettepersonnevientchercherlecertificat?interrogeaWilliam.—Jen’ensaisrien,réponditMrsGrainger.Ilestarrivéseulementhier…Sansdoutedemainouaprès-

demain.Toutdépendsic’esturgent.»Cecertificatétait-ilceluidesamère?Williamvoyaitmalquid’autreauraitpuenréclamerunecopie.

Avait-ildesfrèresetdessœursquieuxaussiessayaientderetrouversatrace?ÀmoinsquecenesoitChristina elle-même. L’avait-elle commandé pour remplacer l’original ? Était-il pour une autrepersonne?Illuifallaitàtoutprixlesréponses.MrsGrainger s’était éloignéeet était en trainde remettredes livres sur les rayonnages.Williamse

penchaversKaren.«Ilfautquejesachequiacommandécettecopie»,murmura-t-il.ElleseretournapourvérifierqueMrsGraingerétaittoujoursoccupée.Celle-civenaitdegrimpersur

uneéchelleetmontasurledernierbarreauentenantunvolumeparticulièrementénormeàlamain.«Accordez-moiuneminute»,ditKaren.Elle plongea sous le bureau et sortit une clé du fond d’un tiroir. Puis, sans quitter des yeux Mrs

Grainger, elle ouvrit le tiroir du haut d’une armoire sans faire de bruit. Les doigts vifs et agiles, ellepassaenrevuelesdossiers.Quandelletrouvaceluiqu’ellecherchait,elleeutjusteletempsdelirelenominscritsurl’enveloppeavantquesasupérieurenel’appelle.«Vousavezfini,Karen?—Jeterminederanger,MrsGrainger…»Ellefitunclind’œilàWilliam.«Retrouvez-moidehors

danscinqminutes.»

Dans le centre de Manchester, c’était l’heure de pointe. Sur la place bruyante où s’élevaient lesvapeurs des gaz d’échappement,William regarda les gens courir pour attraper un bus au milieu desvoituresquiklaxonnaientavecimpatience.Deshautstalonsrésonnèrentsurlesmarchesenpierre. Il seretourna et aperçutKaren. Elle l’entraîna dans la rue en jetant des coups d’œil furtifs par-dessus sonépaule.

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«Elleestjustederrièrenous»,chuchota-t-elleenlepoussantàl’entréed’uneboutique,alorsqueMrsGraingerpassaitd’unpaspressé,lesyeuxrivéssurletrottoir.Ilspoussèrentunsoupirdesoulagement.«J’ail’impressiond’êtreunetrafiquanted’armesinternationale!»s’exclamaKarenenpouffantderire.Williamsourit.«Vousaveztrouvélenomdelapersonnequiademandélecertificat?—Oui.Elles’appelleTinaCraig.Çavousditquelquechose?—Pasdutout…MaisilestvraiquejeneconnaispersonneàManchester.Peut-êtrequ’ellecherche

uneautreChristinaSkinner.—Peut-être…oupeut-êtrepas.Iln’yaqu’unmoyendelesavoir.—Lequel?—Revenezdemainetattendezqu’elleseprésenteàlaréception.—Mais… et si elle ne vient pas ? Elle pourrait très bien décider de ne pas le récupérer avant

plusieursjours,voiredessemaines.»Karenhaussalesépaules.«Toutdépendras’illuitardeounond’avoircecertificat.»

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Tina secoua sonparapluie avant demonter lesmarches de la bibliothèque.La ruemiroitait sous lapluie qui rebondissait sur le trottoir et avait trempé les semelles fines de ses sandales. Elle se traitad’imbécile.Aujourd’hui,mettredesbottesauraitétéplusraisonnable,cependant,commeonétaitenmai,elle refusait obstinément de ressortir ses affaires d’hiver. Elle prit son poudrier dans son sac et seregarda dans le petit miroir. Ses cheveux longs étaient plaqués sur ses joues, sonmascara soi-disantwaterproofavaitdégouliné…Elles’essuya ledessousdesyeux toutengagnant leGrandHall,puissedirigeaverslebureauderéceptioncontrelequelelleposasonparapluie.Unepetiteflaqueseformasurle parquet ciré. Elle se passa les mains dans les cheveux et s’adressa à la jeune femme derrière lecomptoir.«Bonjour,jevienschercherlacopieducertificatdenaissancequej’aicommandé.—Votrenom?—TinaCraig.C-R-A-I-G.—Oui.Asseyez-vousuneminute,s’ilvousplaît.»Lajeunefemmeluiindiquaunerangéedefauteuilsunpeuplusloin,puissetournaversuncasierplein

defichesqu’ellefitdéfilerduboutdupouce.«Excusez-moi,dit-elleensouriantàTina.Jedoisjusteallerdireunmotàmoncollègue.—Pasdeproblème.Jenesuispaspressée.»

Williamétaitaffalédanslefonddelasalle,cachéderrièreunjournal.Karentapaduplatdelamainsurlatable.Ilsursauta.«Hé!Qu’est-cequevous…—Elleestlà»,ditKaren.Il n’eut pasbesoind’autre explication. Il se leva, replia le journal qu’ilmit sous sonbras et suivit

Karenjusqu’aubureau,oùellesortituneenvelopped’untiroir.«MrsCraig,appela-t-elle.Voicivotrecertificatdenaissance.»Une jeune femme qui attendait dans un fauteuil vint prendre l’enveloppe et la rangea dans son sac.

«Mercibien…Aurevoir.»William,bouchebée, laregardas’éloigner.Il jetaunregardaffoléàKarenavantdesedécider.«Il

fautquejelasuive.»Ilrattrapalajeunefemmesurleperronoùelleétaitentraindesebagarreravecsonparapluie.«Excusez-moi,madame…J’aimeraisvousdireunmot.»Tinaregardaalentour.«Àmoi?—Oui,sivouspermettez…Ceneserapaslong.»Ilétaitfascinéparlebleuvifdesesyeuxqu’accentuaientdestracesdemascaraendessous.Ilsentitla

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pluie dégouliner dans son col et frissonna malgré lui. La jeune femme s’avança en lui proposant des’abritersoussonparapluie.Ilssedévisagèrentensilencependantcequiparutdureruneéternité,bienqueçan’aitétéenréalitéqu’uneseconde.Deuxparfaitsinconnuspartageantunespacesurlaplanètepasplusgrandqu’unedallepavée.Williamselança.«Jem’appelleWilliamLaneetjevousattendsdepuisuncertaintemps.—Toutevotrevie,j’imagine!»Ilsefigeasurplace,puisrougitlorsqu’ilcompritqu’elleavaitmalinterprétésaremarque.«Oh,non,cen’estpascequejevoulaisdire…Jevoulaisdireparlàquej’aiattenduquevousveniez

récupérercecertificatdenaissance.Jenecherchaispasdutoutàvousfairedesavancesniriendecegenre.»Lajeunefemmeparuttroublée.«Désolée,j’aicruquevousvouliezmefairedurentre-dedans.— Du rentre-dedans ? » William fronça les sourcils. Ils avaient beau parler la même langue,

communiquers’avéraitdifficile.«Oui…meproposerdesortir.»Ellehaussalesépaulesetsourit.Williamscrutasonvisage.Bienqu’ellesoitd’unebeautéincontestable,sonregardtrahissaitunesorte

detristesse.«Écoutez,sionrecommençaitdepuisledébut?finit-ilpardire.Est-cequ’ilyaunendroitoùnous

pourrionsallerparler?—Oh,jenesaispastrop…Jenevousconnaispas.—Jevousenprie,insistaWilliam.C’estimportant.Etjenevousretiendraipaslongtemps.—Ilyauncaféjusteàl’angle.Onpourraitallerlà.—Trèsbien.Onyva?»

Une fois qu’ils furent installés devant une tasse de café, et que toute idée d’une plaisanterie ait étéécartée,Williamcommençaàracontersonhistoire.«Jesuisvenud’Amériquedansl’espoirderetrouvermamèrebiologique.Jesuisnédansuncouvent

enIrlandeen1940etjesaisjustequelenomdemamèreétaitBronaghSkinner.»EnentendantlenomdeSkinner,Tinagigotasursachaise,maissegardadel’interrompre.«Jesuisallédanscecouventpourvoirsionpourraitm’aider,saufqueçan’aserviàrien.Lessœurs

ontrefusédemerenseigner.Maisunesage-femmequitravaillelà-basaeupitiédemoietm’aproposédem’aider.Ilsetrouvequ’ellesesouvenaitdemamèreparcequ’elleétaitanglaise,deManchester.Etsonvraiprénomn’étaitpasBronagh,maisChristina.Jesuispasséàlabibliothèquepourdemanderunecopiedesoncertificatdenaissance,etc’estlàquej’aiapprisquevousm’aviezprécédé.J’ignoresic’estlamêmeChristinaSkinnerquejecherche,maisjemedemandaissivousaccepteriezquej’yjetteuncoupd’œil.»TinasavaitdéjàquececertificatétaitceluidelamèredeWilliam.AussibienAliceStirlingqueMaud

Cutler lui avaient raconté que Chrissie avait été expédiée en Irlande. Elle ramassa son sac. Pleind’espoir,Williamlaregardaplongerlamainaufondetensortirnonpasl’enveloppequeluiavaitremiseKarenSutton,maisuneautreplusancienneunpeujaunie.Ellelapoussasurlatabled’ungestesolennel.«Jepensequevousdevriezlirececi.»Williamlaprit,lesmainstremblantes.«CettelettreestadresséeàMrsC.Skinner.—Votremère,confirmaTina.—Je…jenecomprendspas.—Lisez.Ensuite,jevousexpliquerai.»Il sortit la lettre de l’enveloppe et la déplia, puis jetaun regard àTina avantde lire.Elle retint sa

respirationen levoyantparcourir la lettre,puis la relireavecplusd’attention.Après l’avoir luedeux

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fois,illareposasurlatable.«Oùl’avez-voustrouvée?—Jetravailledansuneboutiquecaritativeoùquelqu’unalaisséunsacdevieuxvêtementsdevantla

porte.Dedans,ilyavaituncostume,etdanslapochedelaveste,cettelettre.Commevouslevoyez,ellen’ajamaisétépostée.Quandjel’aiouverte,j’aiétéémueparcequej’ailu,etsiintriguéeparlaraisonpourlaquelleBillynel’avaitjamaisenvoyéequejemesuisjuréd’essayerderetrouverChrissieetdeluiremettre la lettre enmainpropre. »Elle rougit. «Vousdevezpenser que ce ne sont pasmes affaires,mais…quelquechoseenmoiaététouché.»Williamfixalalettre.«Cebébéauquelilfaitallusion,c’estmoi.»Sesyeuxs’embuèrentdelarmes.

« Je croyais qu’il avait abandonnémamère…Elle a cru qu’il ne voulait plus entendre parler d’elle.Gracem’a raconté que, bien qu’il se soit simal comporté, elle n’avait jamais cessé de l’aimer, et àprésent,jetrouveça…»Ilrepritlalettreetlarespira.«Pourquoinel’a-t-ilpaspostée?Queluiest-ilarrivé?»Tinanevoyaitpastrente-sixfaçonsdeluiannoncerlanouvelle.«Aprèsavoirtrouvélalettre,jeme

suisrendueau180,GillbentRoad,et,croyez-leoupas,lesparentsdeBillyhabitenttoujourslà.»Williamlaregardaavecdesyeuxébahis.«Mesgrands-parentsviventiciàManchester?—Oui. »Tina sourit devoir sonenthousiasme,puis elle reprit d’un tonplusgrave.«Votregrand-

mère,AliceStirling,m’aparlédesonfils.Elleetsonmaril’ontadoptéàl’âgededixmois.Quandjeluiaimontré la lettre, elle s’est rappelée l’avoir vu l’écrire – c’étaitmême elle qui lui en avait soufflél’idée.Lelendemain,ilestalléchezChrissieetaparléàsamère,maisellenesavaitriendelalettre.Billyaétédésespéréd’apprendrequ’elleavaitétéenvoyéeenIrlandeetasuppliéMrsSkinnerde luidonnersonadresse.Elleluiapromisqu’ellecontacteraitChrissiedesapart.—Etques’est-ilpassé?Ellel’afait?»Tinasecoualatête.«MabelSkinneraététuéecesoir-là,pendantlecouvre-feu,et,d’aprèscequeje

sais,ellen’ajamaisécritàsafille.»EllesortitdesonsaclaphotodeBillyqu’AliceStirlingluiavaitdonnée.«C’estvotrepère.»Williamlapritetl’observaavecattention.«Ilétaitbelhomme…Savez-vouscequ’ilestdevenu?»Tinaseraidit.«Ilamalheureusementététuéàlaguerre,en1940.Jesuisdésolée.»Williamsentitpoindreseslarmes.Illesessuyad’unreversdemain.Tinaprituneservietteenpapier

dans lepetitdistributeuret la lui tendit.«C’étaitunhommebien. Iln’apasabandonnévotremère. Ill’aimaitetvoulaitfonderunefamilleavecelle.Aliceditqu’ilauraitfaitunpèremerveilleux.—Maismamère ne l’a jamais su. Si seulement elle avait reçu cette lettre, les choses auraient été

tellementdifférentes…—Jesais.C’estpourcetteraisonquej’aieulesentimentquejedevaisessayerdelaretrouveretlui

donnerlalettre.—Etc’estdanscebutquevousavezdemandésoncertificatdenaissance?»Tinaacquiesça.Puiselle lui racontaqu’elleétaitalléeàWoodGardens,oùelleavait rencontrépar

hasardMaudCutler.«MaudconnaissaitbienlesSkinner.Ellem’aditqueleDrSkinnerétaitunhommeépouvantableetqueChrissieavaitétéenvoyéeenIrlande.—C’estincroyable…Merciinfinimentd’avoirfaitça,Tina.Vousaurieztrèsbienpujetercettelettreà

lapoubelle,maislefaitquevousayezprisdutempspourtenterderetrouvermamèreestvraiment…»Ilcherchalebonmot.«C’estvraimentextraordinaire.—J’aitrouvélalettreilyaplusd’unan,et,toutdesuite,ellem’aintriguée.»Ellebutunpeudecafé,

puissetournaverslavitreembuéederrièrelaquelleruisselaitlapluieetdessinadessusuntraitd’unairabsent.«Mais,àcemoment-là,ilsepassaitdestasdechosesdansmavie,sibienquejel’ailaisséedecôté.Etlejouroùjesuisdenouveautombéedessus,jemesuisditqueChrissien’avaitpeut-êtreaucuneenviequ’onlaretrouve.Peut-êtrequ’elleafiniparfaireunmariageheureuxetnesouhaitepasqu’onluirappellelepassé.

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—Çam’atraversél’espritàmoiaussi,avouaWilliam.—Pourfinir,j’aidécidédedemanderlecertificatdenaissance.Enmedisantquejepourraistoujours

changerd’avisplustard.»Uneserveuseavecuntablierblanccouvertdetachesdethéetdecafés’approcha.«Excusez-moi,je

nevoudraispasvousbousculer,maisest-cequevousvoulezcommanderautrechose?Lesgensfontlaqueue pour avoir une table », dit-elle enmontrant la porte, où une file attendait en jetant des regardsimpatientsdansleurdirection.William se leva. « Désolé… Nous n’avons pas vu le temps passer. » Il aida Tina à enfiler son

imperméableetlafitsortirdevantlui.Danslarue,ilsrestèrentfaceàfacesanstropsavoirquoidire.Lapluieavaitcessé;lesnuagess’étaientdissipésetlaissaientpasserquelquestimidesrayonsdesoleil.«Onvamarcherunpeu?proposaWilliam.J’espèrequejenevousretienspas…Est-cequequelqu’un

vousattend?Unmari?Unpetitami?—Non,personne.Venez,allonsverslesjardinsdePiccadilly…Onpourras’asseoir.»Ilstrouvèrentunbancrelativementàl’écartetobservèrentdeuxemployésquimarchaientàpaspressés

enserrantdessacsenpapierquicontenaientlessandwichesetlesfruitsquileurserviraientdedéjeuner.«Àpropos,commentavez-vousréussiàobtenirlecertificatdenaissancedemamèrealorsquevous

neconnaissiezquesonnom?»Tinasourit.«Commejevous l’aidit,mapremièredémarcheaétéd’alleràWoodGardens,où j’ai

rencontréMaudCutler.C’estellequim’adonnélesnomsdesparentsdeChrissie.Ellem’aégalementditoùétaitenterréeMabel.Chaqueannée,ellevadéposerdesfleurssursatombe.Mabelasauvélaviedesonbébé,voussavez.Ilétaitsiminusculeàlanaissance…»Ellefermalesyeuxquelquessecondesenrepensantàsafille.«Est-cequeçava?demandaWilliam.—Oui,çava.C’estjustequeje…Non,rien.Quoiqu’ilensoit,unefoisquej’aisuquelsétaientleurs

noms,obtenirlecertificatn’étaitpastrèscompliqué.Onleregarde?—Oui,s’ilvousplaît.»Tinadéplialafeuillesursesgenoux.Ilsepenchapourlire.«C’estlenomquejecherchais,dit-ilavecenthousiasme.Jepeux?»Ilpritledocumentetl’examina

deplusprès.«McBride…Puisquec’estlenomdejeunefilledelamèredeChrissie,satantedoitavoirlemême.Ça va beaucoupm’aider quand je retournerai en Irlande.La familleMcBride…»Ses yeuxbrillaientd’excitation.«Quelqu’uns’ensouviendrasûrement…»SesmainstremblèrentquandilredonnalecertificatàTina.«Jevaisenfinretrouvermamère!—Gardez-le,dit-elleencherchantquelquechosedanssonsac.Etvousn’avezqu’àprendreçaaussi.»

ElleluidonnalalettreetlaphotodeBilly.«Bonnechance,William!»Puiselleselevaetluitenditlamain.«J’aiétéraviedevousrencontrer.»Williamselevaprécipitamment.«Venezavecmoi»,dit-ildebutenblanc.Tinareculad’unairsurpris.« Je voulais dire, s’il vous plaît, venez avecmoi. En Irlande. Sans vous, je n’aurais jamais pu en

apprendreautant,etj’aimeraisbienquevoussoyezavecmoipourvoircommenttoutçasetermine.»Tina jugeait absurded’imaginerpartir là-bas avecunhommequ’ellene connaissaitmêmepas.Elle

avaitfaitsapart,etmêmedavantagequen’enauraitfaitlamajoritédesgens.Elleneluidevaitrien,etpourtant,enregardantsesyeuxbruns,elleréalisaàquelpointilressemblaitàsonpère.Lessimilitudesétaientfrappantes.Billyétaitmort,maissonfilsétaitlàdevantelle,etilluidemandaitdel’accompagnerdansunvoyagequ’ilavaitdûplanifierquasiment toutesavie.Et toutcela,grâceàelle.Elle luiavaitremis l’information dont il avait besoin pour retrouver samère. Elle ressentit un frisson d’excitationqu’ellen’avaitpasconnudepuisdelongsmois.C’étaituneidéefolle,impulsiveettotalementridicule.Tinarenversalatêteenarrièreenriant.«William…Ceserapourmoiunvéritablehonneur!»

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Dèsqu’ellepoussa laportevertede lacabine téléphonique,Tinaappréciade se retrouverdanscetabripaisible.Ilyavaitquelquechosedanslescabinestéléphoniquesquil’apaisait:lesentimentd’êtrecoupéedumondeextérieur,d’êtredansunendroitoù ilétaitpossiblede rassemblersespenséesetderéfléchirauchaosquisévissaitpartoutailleurs.Certes,laplupartdescabinesdeManchesterempestaientl’urine, mais celle-ci, à Tipperary, était simplement agréable, sans aucun relent nauséabond venantperturber les sens. Elle décrocha le gros combiné noir et composa un numéro. Au bout de plusieurssonneries, elle pesta intérieurement en reconnaissant la voix de Sheila. Elle n’eut d’autre choix qued’introduireunepremièrepièce.«Sheila?C’estTina.TupeuxmepasserGraham?»Heureusement,Sheila,aussipeubavardequ’àl’ordinaire,secontentad’unvaguegrognementavantde

poserl’appareiletd’appelersonmari.Tinaattenditensebalançantsursestalons.Aprèsunmomentquiluisemblainterminable,elleentenditsavoix.«Tina?»Avantmêmequ’elleaitarticulélemoindremot,lesignalquelacommunicationallaitcouperretentit.

Ellemituneautrepiècedanslafente.«Bonjour,Graham.Écoute,jen’aipasbeaucoupd’argent,aussivais-jedevoirfairevite.Tuastrouvé

monmot?—Oui,cematin.Qu’est-cequetufabriquesenIrlande?—Ceseraittroplongàt’expliquer.Tuterappellescettelettrequej’aitrouvéel’andernier?—Non,quellelettre?»Tina jura en silence. «Cettevieille lettrequi était dans lapoched’uncostumequequelqu’unavait

déposéàlaboutique…Jesuispourtantsûredet’enavoirparlé!—Aucunsouvenir…MaisquelrapportaveclefaitquetusoispartieenIrlande?»Bip…bip…bip…Tinacommençaitàperdrepatience.Elleintroduisitencoredespièces.«Ilfautquejemedépêche.Auprochainbip, lacommunicationvacouper,etjen’aiplusdepièces.

Alors, écoute-moi et tais-toi, d’accord ? Je suis partie en Irlande pour retrouver la femme à qui étaitadresséecettelettre.Jesuislàavecsonfils,quiestàsarechercheluiaussi.Jevoulaisjustetedirequejevaisbienetdenepast’inquiéterpourmoi.»Grahameutl’airdenepasbiencomprendre.«Tuesavecqui?Tucomptesrentrerquand?»Ledernierbipretentit.Tinaéludasesquestionsets’empressadeluidireaurevoir.Au moment où elle reposa le combiné sur la fourche, elle l’entendit hurler dans l’appareil : « Je

m’inquiéteraitoujourspourtoi!»

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Lorsqu’ellerevintchezMrsFlanagan,Williaml’attendaitdanslesalon.«Toutvabien?Tuveuxduthé?»Commeilavaitlabouchepleine,sesmotssortirentétouffés.MrsFlanaganavaitapportéunegrossethéièresurunplateau,ainsiquedesgalettesdepommesdeterre

ausaumonfuméqueWilliamétaitentraind’engouffrer.Ilfinitd’avalerets’essuyalabouche.«Pardon…Cesgalettesdepommesdeterresontunvrairégal.Tuaspujoindretonami?»Tinas’assitprèsdeluisurlecanapéetseservitunetassedethé.«Oui,jeteremercie.Jeluiailaissé

unmotenluidisantoùj’étaispartie,maisilsefaitdusoucipourmoi.»William mordit une nouvelle bouchée. « Ce Graham, c’est un ancien petit ami ? » Des miettes

tombèrentdesabouche.Tinafronçalesyeux.«LesAméricainsparlenttoujourslabouchepleine?»Williambutunelampéedethéetsourit.«Excuse-moi.C’estunesalehabitude,jesais.Jenesuispas

quelqu’undetrèsraffiné.Unsimplegarsdelacampagne.»Elle regarda sa montre. « Il n’est que quatre heures de l’après-midi… C’est quoi, ce repas ? Tu

déjeunestardoubientudînesdebonneheure?—C’est la faute deMrs Flanagan. Elle pense que j’ai besoin deme remplumer ! » répondit-il en

haussantlesépaules.Tinasourit.«Pourrépondreàtaquestion,Grahamestjusteunexcellentami.Cesdouzederniersmois,

ilm’a énormément soutenue. Je lui dois beaucoup. Ce ne serait pas sympa dema part de disparaîtrecommeçad’unseulcoupsansluifairesavoirquejevaisbien.—Ilestunpeupourtoicommeunpère,alors?»Tinaréfléchituneseconde.«Jediraisplutôtcommeungrandfrère.»MrsFlanaganpassalatêtedansl’embrasuredelaporte.«Vousavezbesoind’autrechose?—Vousêtestropgentille,MrsFlanagan.Jecroisqu’onatoutcequ’ilfaut.—Parfait!Sivousvoulezquoiquecesoit,vousn’aurezqu’àm’appeler.»Ellerepartitenleslaissant

entêteàtête.«Bon,onfaitcomment?demandaTina.—Demainmatin,jet’emmèneraichezGraceQuinnpourtelaprésenter.Aprèstout,siellen’avaitpas

étélà,jeneseraisjamaisalléàManchester,etnousnenousserionsjamaisrencontrés.OnverrasiellesesouvientdelafamilleMcBrideetdel’endroitoùilsvivaient.—Ondiraitqu’ontientunplan»,dit-elleensouriant.

TinatrouvalecottagedeGracecharmant–ellesefitlaréflexionqu’ilauraitpufigurersuruneboîtedechocolatsouunpuzzle.Lesmursblancsenpierrescintillaientsouslesoleiléclatant,aupointqu’elledutseprotégerlesyeuxalorsqu’ilsavançaientsurlecheminpavéverslaporterougevif,qu’encadraituneglycinemauvemagnifique.IlsfurentaccueillisaimablementparGrace,quiétaitraviederencontrerTina.IlsprirentplaceautourdelatabledanslacuisineetWilliamsortitsoncarnet.«Avant de semarier, lamère deChristina Skinner s’appelaitMabelMcBride.Ce nom vous dit-il

quelquechose,Grace?»Elle joignit lesmains devant elle et réfléchit. Elle avait beau n’avoir aucune envie de décevoir ce

jeune homme et l’adorable jeune femme qui l’accompagnait, elle dut admettre qu’elle ne connaissaitpersonnedecenom.«Jesuisvraimentdésolée,maislenomdeMcBridenemeditrien.»William s’efforça de ne pasmontrer son dépit. «Ne vous en faites pas…Après avoir fait tout ce

chemin,jenevaispasabandonnermaintenant.Sivoussavieztoutcequej’aiapprisàManchester…»IlsortitlalettredeBillydesoncarnet.«Tenez,lisezça.»

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Grace chaussa ses lunettes au bout de son nez et lut la lettre. «C’est incroyable…Où l’avez-voustrouvée?»Tinaexpliquacommentelleétaitentréeenpossessiondelalettre,etquec’étaitellequiavaitobtenule

certificatdenaissancedeChrissie.«Vousaviezraison,Grace,ditWilliam.LepèredeChrissieétaitmédecinetsamèreétaitsage-femme.— La pauvre, elle n’a jamais su que Billy voulait l’épouser… Quand je repense à son angoisse

pendantl’accouchement,etàlatristessequinequittaitjamaissonregard…Lapremièrefoisqu’ellevousatenudanssesbras,elleétaittellementfolledejoiequesonsourireilluminaitlapièce,maissesyeux…rienqu’enregardantsesyeux,onsavait.Ilsexprimaientunedouleurquines’apaisaitjamais.»Gracesemouchadiscrètement.«Cequejenecomprendspas,c’estpourquoiBillyn’apaspostésalettre.Il l’aécriteenymettanttantd’amouretdesentimentsquejen’arrivepasàcroirequ’ilnel’aitpaspostée.»Tina expliqua qu’Alice Stirling se souvenait que Billy était sorti dans l’intention de le faire, mais

qu’ellenonplusnecomprenaitpaspourquoiilavaitchangéd’avis.«Jen’aijamaisentenduunehistoireaussidéchirantedemavie,ditGraceenreniflant.Savez-vousce

qu’estdevenuBilly?»TinaetWilliaméchangèrentunregard.Cefutluiquipritlaparole.«Ilestmortàlaguerreen1940.»Ilrouvritsoncarnet.«Voicisaphoto.»Graceregardalebeaujeunehommeentenuedesoldat.«Vousluiressemblezbeaucoup.»Gracenetrouvariend’autreàdire.Ellereplialalettreetallaitla

lui rendrequandelle se ravisa. «Oh, regardez, il y aquelquechose écrit là-derrière…Çadit juste :“Pardon.”»Williamrepritlalettreetregardaàsontour.«Jen’avaispasremarqué.Ettoi,Tina?»Elle se figea.Une sensation de dégoût familière l’envahit, une sensation qui partit du creux de son

ventreetremontaenluibrûlantlagorgeetenluidonnantenviedevomir.Elleplaqualamaindevantsabouche.«Tina?Vousvoussentezbien?»Des gouttes de sueur perlèrent au-dessus de sa lèvre. Et brusquement, tout son corps se hérissa de

haine.«Je…Çavaaller.»Elleseleva.«Vouspermettezquej’utilisevostoilettes?»GracejetaunregardinquietàWilliam.«Biensûr,machère,c’estparici.»Tinaseréfugiadanslasalledebains,oùelles’aspergealafigured’eaufroide.Sapoitrineetsoncou

étaient cramoisis, son visage couvert de plaques écarlates. Agrippée au lavabo, elle respiraprofondémentpour calmer lesbattementsde soncœur.Rickétaitmortdepuis cinqmois,mais il avaitencore le pouvoir de la replonger dans ces violentes émotions. La plupart du temps, elle parvenait àgardercettehaineenfouieaufondd’elle.Ellenevoulaitpasqu’ellelarongeetdéfinissequielleétait.Ilavaitsaccagélescinqdernièresannéesdesavie,etelleétaitdéterminéeàcequ’ilnefassepasdemêmeaveclescinqprochaines.Dès qu’elle se sentitmieux, elle retourna dans le petit salon.Grace etWilliam étaient penchés au-

dessus de la table, une assiette de scones au babeurre encore fumants posée au milieu. L’hospitalitéirlandaisesemblaitseconcentrersurlanourriture.Williamseretournaenl’entendantarriver.«Onétudiait lacarte.Ona indiquéoùétait lecouvent…Ici, regarde.»Il luimontra l’endroitoùil

avaittracéunecroixaustylorouge.«OnsaitquelatantedeChrissievivaitdanslesparagesmais,àlacampagne,çapeutreprésenterpasmaldekilomètres.»Ilvérifia l’échellede lacarte,puisdessinauncercleautourducouvent.«Çacouvreunrayondetroiskilomètres.»Iltraçaunautrecercleplusgrand.«Etlà,dehuitkilomètres.Bon,c’estunpeusommaire,mais,sanscompas,c’estlemieuxquejepuissefaire.—Monfrèrevapassercesoir,ditGrace.Jeluidemanderaidemettreunemarquesurtouslespubsqui

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se trouvent à l’intérieur de vos deux cercles – ça vous servira de point de départ. Les communautésruralesserassemblentdanslespubs.Cesontdesminesd’informations.»IlsouritàTina.«Tuespartante?»Elleluirenditsonsourire.«Biensûr.»L’enthousiasmedeWilliamétaitcontagieux,et,detoutefaçon,

ilétaittroptardpourreculer.Elleignoraits’ilsparviendraientàretrouversamèremais,quellequesoitl’issue,elletenaitàêtreàsescôtés.

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LeMaltShovels était le troisièmedespubsdans lequel ils se rendaient.Trèsgentiment, le frèredeGrace les avait indiqués sur la carte – quatre dans le premier cercle, trois dans le second. Ce quisignifiaitqu’ilyavaitseptpubsdansunrayondehuitkilomètresautourducouvent.Williampritsademi-pintedeGuinnessetbutunegorgée.«Lepropriétairedecepuba lesensdes

affaires…Ilsertdesplats.Oncommandequelquechose?Jemeursdefaim.—Est-cequ’ilt’arrivedepenseràautrechosequ’àlanourriture?semoquaTina.Jen’aijamaisvu

personnemangerautant…Tudoisavoirleversolitaire!—Allerd’unpubà l’autreàvélom’aouvert l’appétit.» Ilmontra lemenuaffichésuruneardoise.

«Regarde,ilsontdel’Irishstew.»Tinaluidonnaunpetitcoupdanslescôtes.«TucommencesàressembleràunvraiIrlandais.»Williamterminasabière.«Maisjesuisirlandais!Aumoinsdenaissance.»Il levasonverrevide

verslebarman,quihochalatêteetcommençaàluienpréparerunautre.«Tuessûrdevouloirreprendreunebière?Ilnousresteencoreunpubàvoircesoir,ettunevoudrais

quandmêmepasqu’ont’arrêtepourivressesurunvélo!—Tuasraison.Écoute,onvacommanderunplatetposerquelquesquestions.Cepubmeparaîtunpeu

plusprometteurquelesdeuxderniers.«Bon,d’accord.Jeprendraijustelasaladeaufromage.Jeveuxmeréserverpourça.»Elleluimontralemenu.Williamsepenchapourlire.«Puddingaupainetaubeurre…C’estquoi?dit-ilenfronçantlenezd’unairécœuré.—Tuverras.Jedemanderaideuxcuillers.Carjetegarantisquetuaurasenvied’ygoûter!»Tinaprit

soudainunairsongeur.«C’étaitlaspécialitédemamère.Elleleréussissaitàlaperfection.Desgrossestranchesdepainblanc,dubeurrebiencrémeuxetpleindefruitsjuteux,avecjustecequ’ilfautdecrèmeanglaise…Ledessus était toujours un peu craquant, bien caramélisé, et, s’il en restait, il était encoremeilleurlelendemain.»Williamsourit.«Tunem’asencorejamaisparlédetafamille.Parle-moid’eux.»Elleattrapaunfilquidépassaitdelamanchedesonpulletévitasonregard.«Mesparentssontmorts

touslesdeux.—Oh,jesuisdésolé…Jenevoulaispastefairedepeine.—Tunepouvaispassavoir.Monpèreestmortquandj’avaisseizeans,etmamère,septansaprès.

Ellenes’estjamaisremisedel’avoirperdu.C’estunpeucliché,maisilsétaientvraimentcommedeuxâmes sœurs. Toujours est-il que j’étais enfant unique et que, à vingt-trois ans, je me suis retrouvéeorpheline.»Elleesquissaunpetitsourire.«Maisj’avaisunbonboulotdansunbureauetjetravaillaisdansuneboutiquecaritativeleweek-end,alorsjenemanquaispasdecompagnie.Jetravaillemaintenantpourlaboutiqueàtempscomplet.—Etqu’estdevenutonemploidebureau?»

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Tinahésita.«C’estunelonguehistoire.J’ensuispartiequandjesuistombéeenceinte.»Williamécarquillalesyeux.«Tuasunbébé?—Non.Mafilleétaitmort-née.»Instinctivement,Williamluipritlamainetlaposasursajoue.«Jenesaispasquoidire.Mapauvre…

Etlepère?Tuétaismariée?»Tinaperdittrèsvitel’appétit.«Oui,j’étaismariée,maisilestmortluiaussi.»Williameutl’airstupéfait.«Quellequantitédesouffranceunepersonneest-ellesupposéeendurer?»Tina redressa la tête. « Je ne verse aucune larme sur lui, dit-elle en prenant le menu. Bon, on

commande?»

Lorsqu’ilssortirentdupub,lesoleilcommençaitdéjààdécliner.Leparfumâcredeshaiesd’aubépineembaumaitl’air,etlesoirquitombaitsurcettejournéedemaiapportaitunelégèrefraîcheur.«Décidément,c’étaitencoreunepertede temps,déclaraWilliamenrentrant lebasdesonpantalon

dansseschaussettes. Il regardaTina tripoter lepaniersur levélodeGrace.Pendant tout ledîner,elleétaitrestéesilencieuse.Ils’envoulaitd’avoirrouvertd’anciennesblessures.«Tuesd’accordpourqu’onenfasseunautre?»Ellelevalesyeux.«Unautre?—Ledernierpubdanslepremiercercle.Commeça,ilnenousenresteraplusquetroisàallervoirsi

onmanquedechancedansleprochain.—Situessûrquetonvéloenestcapable!plaisantaTinaenfixantlavieillebicycletterouilléeque

WilliamavaitempruntéeauvoisindeGrace.« Je sais, dit-il en grimaçant.C’est celui queNoé a refusé d’embarquer auprétexte qu’il était trop

démodé.»Tinaéclataderire.«Tuesdrôle,William…—Ettoi,tuesmagnifiquequandturis.Écoute,jesuisdésolépourtoutàl’heure…J’espèrequetune

m’aspastrouvéindiscret.—Quetumeposesdesquestionssurmafamillen’ariend’irraisonnable.Seulementtunetedoutais

pasqueçaallaitprendredesdimensionsshakespeariennes…Allez,dépêchons-nous!Onvaoù?»Ledernierpubn’étaitriendeplusqu’unpetitcottageauxfenêtresminusculesdontlasalleétaitsombre

etlugubre,etleplanchersiabîméquelacouchedesciuren’arrivaitpasàlecacher.Ilyavaitsixtables,autourdesquellesétaientassisdesvieuxmessieurs,lesunsjouantauxcartesouauxdominos,lesautresl’œilrivésurlefonddeleurpinte.Ilslevèrenttouslesyeuxenlesvoyantentrer.Williamlessaluad’unsignedetêteetentraînaTinaverslebar.«Bonsoir,ditlaserveuse,quiauraiteul’airplusàsaplacecommesergentdansl’armée.Qu’est-ce

quejevoussers?»WilliamsetournaversTina.«Oh,pourmoi,ceserajusteunjusd’orange…—Deux,s’ilvousplaît.»Comme iln’yavait rienpour s’asseoir, ils restèrentdeboutaubaretobservèrent lapetite salle.La

première curiosité s’étant émoussée, les habitués s’étaient de nouveau absorbés dans leurs activités.Williams’adressaàlaserveuse.«Est-ce que je peux vous demander quelque chose ? »La routine était désormais bien rôdée, sauf

qu’elles’étaitrévéléeinfructueusedanslestroispubsprécédents.«Savez-voussiunefamilledunomdeMcBridevitdanslesparages,unefamilledepaysans?»Laserveusearrêtad’essuyer leverrequ’elle tenaitdanssesmainset fronça les sourcils.«Vousne

pourriezpasêtreplusprécis?McBrideestunnomassezcourant,parici.»

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William soupira.Dans chacun des pubs, il avait eu droit à lamême réponse.Apparemment, ils nedisposaientpasdesuffisammentd’informations.«C’estmalheureusement toutcequ’onsait.QuelenomdelafamilleestMcBrideetqu’ilsvivaient

dansunepetitefermedansuncoinisolé,maisçaremonteàplusdetrenteans.»Laserveuse recommençaàessuyer leverreavecvigueur touten réfléchissant.«Vousvoulezsavoir

quoi,aujuste?»Williamtoussota.«Jesuisàlarecherchedemamère.Jesuisnéiciilyatrente-quatreans,aucouvent

deStBridget,avantd’êtreadopté.JesuispartivivreenAmérique,maisjesuisrevenudansl’espoirderetrouvermamère.—Jevois.Jesupposequevousêtesalléaucouvent,etquepersonnelà-basnevousaététrèsutile.»WilliamjetaunregardcompliceàTina.«Eneffet,onpeutdireça.—Alors,voyonssionarriveàfairemieux…Vousditesqueçaremonteàunetrentained’années?»WilliametTinaacquiescèrentenmêmetemps.Laserveuserangea leverresuruneétagère,puisappelaundes joueursdecartes. Ilposasonjeuet

s’approchadubar.«Qu’est-cequ’ilya,Morag?»—Cesdeux-làsontàlarecherched’unefamilledunomdeMcBride,monpère.Vouspensezpouvoir

lesaider?—McBride?Vouspouvezm’endireunpeuplus?»Moragsourit.«C’estbienceque jedisais…»Ellese tournaversWilliametTina.«Voici lepère

McIntyre,leprêtredelaparoisse.S’ilyaquelqu’unquipeutvousaider,c’estlui.»

Unedemi-heureplustard,WilliametTinasortirentdupubmunisd’unpapier.LepèreMcIntyrenesesouvenait d’aucune famille McBride correspondant à la vague description que lui en avait donnéeWilliam;enrevanche,ilconnaissaitquelqu’unquipeut-êtresaurait.Williamlutlenomduprêtresurlafeuille.«Ehbien,onsaitquoifairedemain…»Ilglissalepapierdanslapochedesachemiseetenfourcha

son vieux vélo. « Espérons que le père Drummond nous aidera à découvrir une nouvelle pièce dupuzzle!»

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Lorsqu’ils rentrèrent chez Mrs Flanagan, celle-ci était déjà partie se coucher. William chercha lagrossecléàtâtonssouslepaillasson.Elletournadanslaserrureengrinçant,etilfit lagrimacetandisqu’ilsentraienttouslesdeuxsurlapointedespiedspournepasréveillerlalogeuse.«Tuveuxboireundernierverre?»demanda-t-iltoutbas.Tina hésita une seconde avant de finalement accepter.Assis dans le salon avec chacun un verre de

whisky, ilssedétendirentunpeuetcessèrentdechuchoterpourparlerd’unevoixnormale.Elle laissaallersatêtesurledossierducanapéetfermalesyeux.Lewhiskyserépanditdanssonestomaccommeunebrûlure,et l’odeur lui fitpenseràRick.Àcausede laboulequi luinouait lagorge,elleeutde lapeine à avaler, et soudain, elle sentitmonter les larmes. Elle pria en silence pour queWilliam ne leremarquepas,maisilétaitbientropmalin.«Tina?Çava?»Ilseprécipitaprèsd’ellesurlecanapé.«Oh,monDieu,tupleures…»Elleécrasaunelarmesoussonpetitdoigtetseforçaàsourire.«Çava,jet’assure…Net’inquiètepas.»Il luiprit sonverre et leposa sur la tablebasse,puis il attrapa sesmainsdans les siennes.«À la

secondeoùons’estrencontrés,j’aisentientoiunesortedetristesse.Elleestlà,danstonregard.Tuesmagnifique,tuasunsouriresplendide,maistesyeuxnesourientjamais.»Illuiserralesmainsplusfort.«Tuasététellementgentilledevenirjusqu’iciavecmoique…j’aimeraist’aider.Explique-moicequinevapas.»PauvreWilliam…Ilavaitl’airdésespéré,etellen’avaitaucundoutequesoninquiétudeétaitsincère.Tinaluimontraleverresurlatable.«Tuveuxbien?»Illeluipassa.«Tuvoisceliquide,là?»Ellefittournerleverre,sivitequ’unpeudewhiskyatterritsursesgenoux

sansqu’ellesembleyprêterattention.«Ehbien,ilalittéralementgâchémavie,reprit-elled’untonamer.Etilacoûtélavieàmafille.»Williamreposasonverre,sonenviedeboireunalcoolfortd’unseulcoupenvolée.«Tuveuxm’enparler?demanda-t-ilavecdouceur.J’aimeraist’aider,sijepeux.—C’esttroptard…C’esttroptard.J’aiétéuneparfaiteimbécile,aveugledevantl’évidence…Jele

voisbien,àprésent.»Williamluiserralesmains.«Continue.»Ellerepritsarespiration,retirasesmainsdessiennesetlesessuyasursescuisses.«J’aiétéunefemmebattue.»Ilvoulutdirequelquechose,maisellel’endissuadaenplaçantundoigt

surseslèvres.«Toutlemondelevoyait,saufmoi.Graham,monamieLinda,monpatronauboulot…Ilsvoyaienttouscequisepassait,maismoipas.Ohnon,j’étaisconvaincuequ’ilchangerait,c’estpourçaque je suis retournée avec lui en lui donnant une chance et puis encore une autre… Après m’avoirfrappée, il s’excusait toujours, avecunehumilité etune tendresse incroyables…Parfois, il lui arrivait

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mêmedepleurer en regrettantdem’avoir traitéedecette façon, aupointque j’avaisde lapeinepourlui. » Elle secoua la tête et se tut une seconde. « Bien entendu, à chaque fois, il promettait qu’il nelèveraitplusjamaislamainsurmoi,etmoi,commeuneimbécile,jelecroyais!Etpuisils’énervaitànouveau,engénéralpourquelquechosed’insignifiant,etilmepersuadaitquec’étaitdemafaute,et,làencore, je lecroyais.Leproblèmedebase, c’étaitqu’ilbuvait, seulementce serait trop facilede toutmettre sur ledosde l’alcool…Monmariétaitunebruteautoritairequimemanipulait à saguise. J’aipensélequitterpendantdesannées,maisjen’enaijamaiseulecourage.Ildisaittoutletempsqu’ilmeretrouverait, et j’avais peur de lui. En plus, j’aurais eu l’impression de l’abandonner alors que,manifestement,ilavaitbesoinqu’onl’aide.»Williamladévisageait,éberlué.«Etpuis,unbeaujour, j’aifinipar trouver lecouragedelequitter.Maispourdire lavérité, jeme

sentaisaffreusementseule.Ilmemanquait.»EllesetournaversWilliam.«Tuterendscompte?Ilmemanquait!»Ilsecoualatêted’unairnavrésansriendire.«Ilaarrêtédeboireetaparureprendresavieenmain.Pourjenesaisquelleraison,voirqu’ilse

débrouillaittrèsbiensansmoim’ablessée.Ils’estreprisetilestdevenul’hommequej’avaistoujoursvouluqu’ilsoit.C’étaitcommes’iln’avaitplusbesoindemoi,mais,évidemment, il jouaitsur le longterme.C’estàcemoment-làquejemesuisaperçuequej’étaisenceinte,sibienquejen’aipaseud’autrechoixquederevenirvivreaveclui.C’estentoutcascequejemesuisdit…Pendantuntemps,toutaétémerveilleux,j’étaistrèsheureuse,luiaussi,onétaittouslesdeuximpatientsd’avoirlebébé…Jesavaisquej’avaisprislabonnedécision,mêmesiGrahametLindamerépétaientquej’étaisfolle.Maismoijepensais:Qu’est-cequ’ilsensavent?»Elleeutunriresarcastique.«Ils’estavéréqu’ilssavaientmieuxquemoi!—Ques’est-ilpassé?demandaWilliamd’unevoixétranglée.—Ils’estpasséça,répondit-elleenmontrantleverredewhisky.Ils’estremisàboire.Audébut,juste

unpeu,etpuisc’estdevenuunespiraleinfernalequis’estterminéeendésastre.J’auraispourtantdûm’yattendre,mais j’avaisunevision tellement idéalistedenotrecoupleque je lui trouvais sanscessedesexcuses.Jevoisbienaujourd’huiquejemefaisaisdesillusions,parcequejesuislucide.J’yvoistrèsclair…Dixsurdix!»Williampritsurluipourposerlaquestionsuivante.«Qu’est-ilarrivéàtonbébé?Unepetitefille,disais-tu?Commentest-elle…enfin,tucomprends…»Tinasefrottalesjoues,puisleregarda.Ellepritsarespirationet luiracontacequis’étaitpasséce

jouratroce.Williamlaregardad’unairatterré.«J’aienviedevomir,murmura-t-il.SiRickn’avaitpasvulalettre

deBilly,tuauraisencoretafille…»Ilselevaetallaouvrirlafenêtrepourrespirerunpeud’airfrais.Tinalerejoignitetposasesmainssurseslargesépaules.«Jen’ypensepascommeça…J’aiapprisàéviterdelefaire.Rickétaitundiable,unesalebruteàqui

unrienauraitpufairepéterlesplombs.C’estluiquiestàblâmer,personned’autre.Ilm’afalludutempsavantdel’accepter,maisjesaisàprésentquec’estvrai.C’estcettecertitudequim’aideàavancerpetitàpetit.J’aiétélavictime,moietmonbébé,etriendetoutcequiestarrivén’estdemafaute.»William la prit dans ses bras et enfouit sa tête dans ses longs cheveux bruns. Ils sentaient l’herbe

fraîchementcoupéemêléeàuneodeurdefeudebois.«Jesuisvraimentdésolé.»Cefuttoutcequ’ilréussitàdire.

LepèreDrummondn’étaitpashabituéàseleverdebonneheure.Àquatre-vingt-seizeans,ilestimaitavoirgagnéledroitdefairelagrassematinée,oumêmederesteraulittoutelajournéesiçaluiplaisait.

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Cependant, ce matin, la femme qui était à la fois sa gouvernante, son infirmière et son tyran l’avaitprévenuqu’ilavaitunrendez-vousàdixheures.Ilfallaitdoncqu’ilselèveàhuitheuress’ilvoulaitêtrelavé,raséethabilléàtemps.Ils’adossaaufauteuilet,sansenthousiasme,laissaGinaluiétalerdusavonàbarbesurlesjoues.Elleluitiralapeautoutenpassantdessuslalameacéréedurasoir.Lesfinspoilsgriscédèrentfacilement,etelleessuyalalamesuruneserviette.Audeuxièmepassage,elleluientaillatrèslégèrementlapeau.Unegouttedesangsemêlaàlamousse.LepèreDrummondnepritpaslachoseàlalégère.«Pourl’amourduciel,Gina!Vousnepourriezpas

pourunefoismerasersansqu’ondoivemefaireunetransfusiondesang?»Ginamanifestasonagacementetrepritsatâche.«N’exagérezpas,monpère…Jenecomprendspascequevousavezcontrelesrasoirsélectriques.Ce

seraittoutdemêmeplusfacilepourmoi!—Jemesuisraséavecuncoupe-chouxtoutemavie.Cen’estpasàmonâgequejevaischangermes

habitudes!»Ginalevalesyeuxauciel.Enquelquescoupshabiles,l’opérationfutterminée.«Etvoilà,pèreDrummond,c’estfait!—Mmm…Est-cequej’aiencoremesoreilles?»Ginal’ignoraetcommençaàluiretirersonhautdepyjama.«Ilvousenfaudraitunneuf…Jenesais

pascommentvousvousdébrouillezpour tout renversersurvous.Voyonsvoir…Vousvoulezmettreuncostume?»Leprêtresetroublauneseconde.«Quiavez-vousditquidevaitvenir?—Jevousl’aidit!réponditGinad’untonexaspéré.Ils’appelleWilliamLaneetilestàlarecherche

desamère,unefemmedénomméeChristinaSkinnerquivenaitd’Angleterreetqu’onaenvoyéeicipouravoir son bébé. Elle vivait avec sa tante, qui s’appelaitMcBride, et a accouché au couvent. Le pèreMcIntyrepensequevouspourriezvoussouvenirdelafamilleMcBride…quoiquej’endoute,étantdonnéquejevousaiexpliquétoutçailyamoinsdedixminutesetquevousl’avezdéjàoublié!»Levieilhommelui jetaunregardnoir tandisqu’elle luipassaitungantdetoilettesouslesaisselles

d’un geste vigoureux. Cette femme ne savait pas ce qu’elle racontait. Il n’avait aucun problème demémoire.

GinaaccueillitWilliametTinaaimablementetlesconduisitdanslesalon.Lamaisonduvieuxprêtreétaitimmenseetsentaitfortlemoisi.Tinafronçalenez.«Lamoitiédespiècessontfermées,ditGinasuruntond’excuse.Désormais,iln’yaplusquelepère

etmoiquivivonsici.— Oh, mais c’est magnifique ! s’exclama Tina en admirant les boiseries. C’est une demeure

majestueuse.»LepèreDrummondlesattendaitprèsdufeu.Malgréladouceurdemai,desbûchesflambaientdansla

cheminée,etlevieuxprêtreavaitlesjambesenrouléesdansunegrossecouvertureécossaise.«WilliamLane,seprésentaWilliamenluitendantlamain.Mercid’avoiracceptédenousrecevoir,

pèreDrummond.VoicimonamieTinaCraig.»Elleluitenditlamainàsontour.Leprêtrelaserrabrièvement.«Excusez-moisijenemelèvepas…—Jevousenprie,ditWilliam.Nousallonstâcherdenepasvousprendretropdetemps.Jecroisque

vouspourriezconnaîtrelafamilleMcBride,quihabiteparici.»Ilexpliqualaraisondesonvoyage,luiparladelalettredeBilly,puisracontacommentTinas’était

jurédelaremettreàChrissieetcommentilss’étaientrencontrésàManchester.LepèreDrummondbaissales yeux au moment où il lui confia que les religieuses du couvent ne s’étaient pas montrées trèsserviables.

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«Parconséquent,vousêtesnotredernièrechance.Jesaisqueçaremonteàtrèslongtemps,maispeut-être vous souvenez-vous de quelque chose…Si nous retrouvions la fermeoùmamère a été envoyée,peut-êtrequequelqu’unquivitlàsauracequ’elleestdevenueetoùelleestpartie.Quelquechosedansmonhistoirevousévoque-t-ilunsouvenir?»Aprèsl’avoirdévisagélonguement,lepèreDrummondsefrottalestempesetfermalesyeux.William

crutqu’ils’étaitassoupi.Finalement,levieuxprêtrerouvritlesyeuxetleregardadroitenface.«Jesuisdésolé,non.Jenemesouvienspasd’unefamilleMcBridequicorrespondeàcequevousmedécrivez.»

WilliametTinarepartirentversl’arrêtdebus.«Encoreunepertedetemps…Etmaintenant,onfaitquoi?»Tinaluipressalebras.«Oncontinue.Ilvafalloirélargirnosrecherches.Ilnousresteencorecestrois

pubs…Tôtoutard,onfinirabienparavoirdelachance.»Sonoptimismelefitsourire.«Merci,Tina.Tusaisvraimentt’yprendrepourmeremonterlemoral!»

LepèreDrummonddemeuraassisaucoindufeu.Ilretournaleproblèmedanssatêtequelquesminutesavantdeseconvaincrequ’ilavaitagicommeilledevait.IlavaitfaitunepromesseàKathleenMcBrideetavaitrespectésesvolontésàlalettre.Remuerlepasséneserviraitàrien.D’ailleurs,ellen’auraitpasvouluqu’illefasse.Ilhochalatêteavecconviction.Non,iln’avaitpasdedoute:ilavaitbienfait.Ginaentradanslapièce.«Vousêtesprêtàdéjeuner,monpère?—Oui.Jesuisprêt.—Queldommagequevousn’ayezpaspurenseignercejeunecouple!Jevousdisaisbienquevotre

mémoiren’étaitpluscequ’elleétait…maisvousrefusezdel’entendre.»LepèreDrummondsouritpar-deverslui.«Vousavezraison.Jen’aiplusaucunemémoire.»

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Àlafindumois,Williamenarrivaàlaconclusionquesesrecherchesétaientterminées.PersonnedanslesparagesnesesouvenaitdelafamilleMcBride,etilavaitépuisétouteslespistespossibles.Ilétaittempsqu’ilrentrechezlui.Ilspartiraientdebonneheuredèslelendemainmatin.Tinaétaitdanssachambreen traindepliersesvêtementsdanssapetitevalisequand il frappaà la

porte.Ellelissalachemisequ’elletenaitàlamainetlaposasurledessus.«Entre!—Tuasbientôtfini?demandaWilliamenpassantlatêtedansl’embrasuredelaporte.—Oui,plusoumoins.Maisviens,entre!»Ils’avançaetselaissatombersurlelit.«Çava,William?»Elleposasamainsursonépauleenlaserrantdoucement.Ilattrapasesdoigtset

lesentremêlaauxsiens.«Jen’arrivepasàcroirequ’onn’aitpas réussià la retrouver…Onétait siprèsdubut…Échouer

maintenantaquelquechosedefrustrant.»Tinas’assitàcôtédelui,latêtesursonépaule.«Nerenoncepas,William…Tum’entends?»Illuitapotalegenouetseredressa.«Jenerenonceraipas.Etmaintenant,viens…Profitonsdenotre

dernièresoiréeensemble.»

«Cet endroit vamemanquer, dit-il quelques heures plus tard, alors qu’ils revenaient à la pension.C’estvrai,enIrlande, toutest tellementchaleureux,accueillant…Sansparlerde lanourriture!»Ilsefrotta le ventre d’un air satisfait. « Si je reste plus longtemps, je vais finir par ressembler à unebarrique!»Tinaglissasonbrassous le sienen riant.«J’aiadoréchacunedessecondesque j’aipassées ici…

C’étaitexactementcedontj’avaisbesoin,etjesuissûrequ’onresteratoujoursamis.»Elles’arrêtapourle regarderdans lesyeux.«Caronva rester encontact,n’est-cepas? Je saisbienqu’unocéannoussépare,maisonpourras’écrire,ouseparlerautéléphonedetempsentemps.Çacoûtecher,mais…»Ilmit un doigt sur ses lèvres pour la faire taire. « Profitons de cette soirée et ne pensons pas à la

suite…Çatediraitqu’onaillefaireunpetittouravantderentrerchezMrsFlanagan?»Uneaversededébutd’étéavaitrendulestrottoirsbrillantsetl’airétaitd’unehumiditéquasitropicale.

Ilsallèrentdansleparcets’assirentsousunsaulepleureurquiavaitgardéunbancrelativementausec.«Jen’arrivepasàimaginerquedemain,àcetteheure-ci,jeserairentréchezmoi!ditWilliam.—Ildoittetarderderevoirtesparents.»Ilréfléchituninstant.«Oui,biensûr,maisj’ail’impressiondelesavoirlaisséstomber.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Bienqu’ilsm’aient toujourssoutenudansmadémarche, jesaisqueçaaétépoureuxunesource

d’angoisse,etvuqueçan’amenéàrien,jeregrettedel’avoirfait.

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—Situnel’avaispasfait,onneseseraitjamaisrencontrés.»Williamméditalà-dessusuneseconde.«Terencontrerauraétéleplusbeaumomentdecevoyage.Je

nepeuxpas imaginer ceque j’aurais ressenti si j’avaisdûvenir ici tout seul.Ladéceptiondenepasretrouvermamèreauraitéténettementplusdifficileàsupportersanstoiàmescôtés.»Elleluicaressatendrementlajoue.«Oh,William…,murmura-t-elle.Onseconnaîtdepuispeudetemps,maisj’aidéjàl’impressionque

tufaispartiedemavie.AprèsRick,j’aicruquejeneseraisplusjamaiscapabledefaireconfianceàunhomme.»Elledétournalesyeuxenrougissant.«Jesaisqueçaparaîtridicule,parcequejesuissûrequetum’oublierasunefoisquetuserasrevenudanstafamilleenAmérique.»Iléclatad’unrirebref.«Tutetrompes!Jenet’oublieraijamais.Detoutefaçon,jen’abandonnepas

l’idéederetrouvermamère.JesuiscertainquejereviendraiunjourenIrlande…Etpuisj’aidesgrands-parentsàManchester!—Tuvasallerleurrendrevisite?demandaTina,pleined’espoir.—Unjour.—Tupenserasàmeprévenir.»Elleluidonnaunpetitcoupdecoudedanslescôtes.Ilselevaetluitenditsamain.«Viens,ilsefaittard.Onferaitmieuxderentrer.»Tinaseleva.Enseredressant,ellevoulutretirersamain,maisquandWilliamlaretintdanslasienne,

ellen’eutpasenviederésister.Il faisaitquasimentnuit lorsqu’ilss’engagèrentdans laruede lapension.Ilsétaient tous lesdeuxsi

absorbés dans leurs pensées qu’ils mirent un certain temps avant de s’apercevoir que la logeuse lesappelaitsurlepasdelaporte.SanslâcherlamaindeTina,Williamaccéléralepas.«Qu’ya-t-il,MrsFlanagan?demanda-t-il,essoufflé.—Ah,enfin,vousvoilà…Jevousattendais.»Bienqu’elleaitunebonnetêtedemoinsquelui,ellel’attrapaparlesépaulesetleregardadroitdans

lesyeux.«Unmonsieurestlà,dansmonsalon.Jenevoudraispasquevouspensiezquej’ail’habitudederecevoirdesinconnuschezmoiàcetteheure,mais,pourlui,j’aifaituneexception…—Continuez,ditWilliam,intrigué.—J’aifaituneexceptionparcequ’ilatenuàvousattendre.C’estquejeluiaiditquevouspartieztrès

tôt demainmatin, vous comprenez…»Elle reprit sa respiration et se fendit d’un grand sourire. « Lemonsieurquiestlàdansmonsalonditqu’ilconnaîtvotremère.»

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TROISIÈMEPARTIE

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Entrente-cinqans,peudechoseavaitchangéàlafermedeBriar.Sesdeuxoccupantsymenaientuneexistencesimpleàlaquelleilsétaienthabitués.Certes,lesemployésallaientetvenaient,toutcommelesanimaux,mais l’essentieldemeurait immuable–de longuesheuresde travailéreintantpourunemaigrerécompense. La première fois que Chrissie était arrivée ici, elle avait vu la ferme comme une étapetemporairedanssonexistence,etsiquelqu’unluiavaitditqu’elleseraitencore là trente-cinqansplustard,ellel’auraitprispourunfou.Bien que la vie n’ait pas été tendre avec elle, elle avait trouvé une sorte de satisfaction dans la

familiaritédecetenvironnement, ainsiquechez l’hommeadorableavecquiellevivait. JackieCreevyavaitétésonroc,siinfaillibledanssaloyautéetsadévotionqu’elleavaittoujoursétédésoléedenepaspouvoirluidonnerdavantage.Demultiplesfois,elleavaitproposédes’enallerpourqu’ilpuissetrouverune femme, avoir des enfants et faire de la ferme son foyer,mais il refusait d’en entendre parler. Cen’étaitpasqu’ellen’avaitpasdessentimentspourlui.Aucontraire,ilétaitlaseulepersonneencemondesurquiellepouvaitcompter.Tantdegensl’avaienttrahie…Sonpèreenl’envoyantenIrlande,samèreen l’abandonnant totalement alors qu’elle lui avait promis de rester en contact, et tanteKathleen pouravoirfaitensortequ’elleailleaucouventvivretroisannéesd’enferqu’ellen’auraitpassouhaitéesàsonpire ennemi. Et puisBilly.Au bout de toutes ces années, elle ne comprenait toujours pas pourquoi ill’avait rejetée de façon aussi cruelle. Elle l’avait aimé de toute son âme, et elle savait que lui aussi.Pourquoilebébéavait-iltoutchangé?Lebébé.Ilnesepassaitpasunseuljoursansqu’ellepenseàlui.Cesdernierstemps,elleessayaitde

l’imaginer adulte, sans doute entouré d’une famille, plutôt que comme le petit enfant terrifié dont ellegardaitlesouvenir.Lejouroùonleluiavaitenlevépourleconduireàl’aéroportdeShannonetluioffriruneautreviesanselleétaitceluioùelles’étaitsentiemouriràl’intérieur.Pendanttroisans,ellel’avaitélevé,etelleavaitétéobligéedesignercepapierpourledonneràuncoupled’Américainssansenfant.Les humiliations et la détérioration des conditions de vie au couvent n’étaient rien comparées àl’angoissequ’elleavaitressentiequandonluiavaitarrachésonpetitgarçonadoré.Aumomentoùelleavait dû lui faire ses adieux, elle avait lutté comme une démente, et elle avait réussi à se maîtrisersuffisammentpourluifaireunderniercâlinavantqu’onlefassemonterdanslavoiture.Illuiavaittendulesbrasparlaportièreouverte.«Maman,veuxpaspartir…S’ilteplaît.»Chrissieavaitvoululereprendre,maisilétaittroptard.Laportières’étaitrefermée,etelleavaitsenti

qu’onlatiraitenarrièretandisqu’elleregardaitlavoitures’éloignerlentementsurlesgraviers.Deboutsurlabanquettearrière,lepetitWilliamavaitlevisagetordudechagrinethurlaitenappelantsamère.Chrissien’entendaitpascequ’ildisait,maissespetites jouesstriéesde larmesétaientrestéesgravéesdanssamémoiredefaçonindélébile.Ons’occuperaitbiendelui,ellelesavait.Maisellesavaitaussiqu’aucune mère ne pourrait l’aimer autant qu’elle l’aimait. Pendant ces trois années qu’ils avaient

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passées ensemble, elle lui avait consacré toute son attention, avait fait de lui le centre de sonmonde.Billyn’avaitpasvouludecetenfant,maiselleavaitplusqu’assezd’amouràluidonnerpoureuxdeux.Chrissie avait bien entendu tenté de retrouver son petit garçon, cependant les religieuses étaient

demeuréesinflexibles.Elleavaitétécontraintedesignerunpapierdisantqu’ellen’avaitaucundroitsurcetenfantetqu’ellenechercheraitpasàentrerencontactaveclui,nimaintenantnijamais.Etonluiavaitagitécepapiersouslenezplusd’unefoisaufildesannées.Àl’instant,elleétaitdanslacuisine,oùelleattendaitquelabouilloirechauffe.C’étaitl’undesrares

changements survenus à la ferme – et plus que bienvenu ! L’énorme marmite qui servait autrefois àchaufferl’eauavaitdisparu,etàlaplacedel’anciennecheminéetrônaitunecuisinièreenfonte.Ilfallaittoujoursallerchercherdelatourbepourl’alimenter,mais,aumoins,commetoutsepassaitdanslefour,ellepouvaitfermerlapetiteportepouréviterleplusgrosdelafumée.Elleversal’eaudanslathéière,puislaissainfuserlesfeuillesdethé.Parlafenêtre,elleaperçutJackieentraindetirerlechevaldetraitdanslacour.LevieuxSammyavaitrendul’âmedepuisdesannées,etilavaitachetécepoulainindomptédetroisansàlafoireauxchevaux.Hautdeprèsdeunmètrequatre-vingt,l’animalétaiténorme,avecunerobedecouleursombreetunerayureblanchesurla tête.Jackieavaitdit l’avoirachetéparcequ’il luirappelait lechevaldeGeorgeOrwell,Boxer,dansLaFermedesanimaux, stoïque faceà l’adversité,d’uneloyautéindéfectibleetquitravaillaitjusqu’àtomberlittéralementdefatigue.IlavaitditàChrissieque,s’ildonnaitcenomaunouveaucheval,peut-êtrequ’unepartiedesongoûtpourletravaildéteindraitsurlui.Orçan’avaitpasétélecasdutout.Jackiedisaitque,detoutessesannéespasséesàlaferme,jamaisil

n’avaitvuunanimalaussitêtu,avecunaussimauvaiscaractèreetaussiflemmard.Boxern’auraitpaspuêtreplusdifférentdesonhomonymedansleroman.ChrissieemportadeuxtassesdethédanslacouretentendituneàJackie.Dèsqu’ellearriva,Boxer

renâclaetluijetaunregardenbiaisenmontrantleblancdesesyeux.«Parfois,ilaunairdémoniaque!»s’esclaffa-t-elle.Jackiecaressaleflancducheval.«Ilestbrave…Pasvrai,monvieux?»Hommeoubête,Jackievoyaittoujoursenchacuncequ’ily

avaitdemeilleur.Boxerrenâcladenouveauenfrappantlesoldesonsabot.«Mercipourlethé.»Jackiebutunegorgéeetposalatassesurlabarrière.«Sionallaitfaireuntour

envilleetdîneraurestaurant?—C’estunpeuextravagant,non?—Jemedisaisqueceseraitbiendefaireunepause.Etpuisceseraitl’occasiondetemettresurton

trenteetun,derelâchertescheveux,detedistraireunpeu…Ilyauneéternitéqu’onn’apasfaitça.»PauvreJackie, ilpensait toujoursàsonbien-être…Chrissiesedisaitparfoisqu’elleneméritaitpas

qu’il soit aussi gentil et généreux.Unepart d’elle aurait souhaité pouvoir l’aimer comme lui l’aimait,maissoncœuravaitétébrisédefaçonirréparable,etellenevoulaitpluss’engagerdanscettevoie.Ilrepritunpeudethéenattendantsaréponse.«Bon,d’accord!dit-elled’untonenjoué.Allons-y…Ettantpispourladépense!»UngrandsourireéclairalevisagedeJackie.Illuifitunclind’œil.«Voilàquiestmieux.»Ellesouritdesonenthousiasmeetluipinçalebras.Comptetenudutravaillaborieuxqu’ils’imposait,

lesannéesavaientétébienveillantesavec lui.Envieillissant, il avaitpris l’airburinéqu’ontceuxquitravaillent dehors par n’importe quel temps. Ses cheveux roux étaient plus clairs, presque blonds, etparsemésdegris.Ilétaitrestérelativementenbonnesanté;leseulsignedutempsquipassaitsedevinaitquand,accroupi,ilvoulaitserelever,ungestequ’illuiétaitimpossibled’effectuersansgémiretsetenirledos.Une fois les animaux nourris et rentrés à l’étable pour la nuit, ils montèrent dans leur vieille

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camionnetteetpartirentendirectiondelaville.Surlechemintruffédenids-de-poule,levéhiculetanguaviolemment, cequi faisait toujours rireChrissie.Dèsqu’ils rejoignirent la route, et que les secoussesdiminuèrent,elleputlâcherletableaudebordetsedétendreunpeu.

Surlarouteàuneseulevoie,ilétaitraredecroiserunevoiturearrivantensensinverse,desorteque,àlasortied’unvirage,ilsfurenttotalementsurprisdeseretrouverfaceàdeuxcyclistes.Jackiefreinasifortque la camionnette fit uneembardéevers lahaie.Chrissie seboucha lesoreilles enentendant lesbranchesd’aubépinecrissersurlavitretelsdesonglessuruntableaunoir.«Dieuduciel!s’exclamaJackie–quinejuraitjamais.Sijem’attendaisàça!»Les deux cyclistes, âgés d’une trentaine d’années, s’excusèrent en descendant de leur vélo qu’ils

poussèrentsurlaroute.L’homme avait l’air particulièrement embêté. « Pardon, monsieur… Nous n’aurions pas dû rouler

commeçacôteàcôte.»Jackiehochalatête,puisilenclenchalapremièreetrepartit.«Voilàquin’arrivepassouvent,observaChrissie.Jemedemandeoùilsvont.—Oui,c’estcurieux.Manifestement,iln’étaitpasd’ici.UnAméricain,jedirais.»

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Aprèsavoirnégociélecheminasseztraître,WilliametTinaarrivèrentàlafermedeBriar.Letrajetavaitétépluslongqu’ilsnelepensaient.Ilsavaientprisunbuspourallerleplusloinpossibleetavaientfait le reste de la route à vélo. Il avait fallu persuader le chauffeur de les autoriser à les charger àl’arrière,maisilavaitfiniparaccepter.Etbienqu’onnesoitqu’endébutdesoirée, ilsétaientarrivésplustardqueprévu.Ilslaissèrentleursvéloscontrelabarrièreetentrèrentdanslacourdelaferme.Lesoleil bas, mais encore chaud, jetait une lumière dorée sur la maison et les dépendances. Hormisquelquespoulesquipicoraientdans lacour, l’endroitparaissaitétrangementdésert.Lespoingssur leshanches,Williamobservalepetitcottage.«Ondiraitqu’iln’yapersonne.Maisonferaitmieuxdes’enassurer.»Ilss’approchèrentetretinrentleursouffleaumomentoùWilliamfrappaàlaporte,lecœurbattant.Ce

moment,ill’avaitattendutoutesavie.Laporteétaittailléedansunboistellementépaisquelecoupqu’ildonna résonna à peine. Toujours très respectueux, il attendit quelques secondes avant de frapper unesecondefois.«Jecroisqu’iln’yapersonne,ditTina.Qu’est-cequ’onfait?»Williamalladevant lafenêtreetregardaà l’intérieur.«Tuasraison.Iln’yapersonne.Onn’aplus

qu’àattendre.Allonsjeterunœilalentour.»Ilssedirigèrentverslagrandegrangeaufonddelacourets’immobilisèrentenentendantàl’intérieur

unesortedebruissement.Williamtapaàlaporte.«Bonjour,ilyaquelqu’un?»Affolés,ilssursautèrenttouslesdeuxenentendantdeschiensaboyercommedesfousenseprécipitant

contre l’immense porte. Des aboiements si féroces que William attrapa Tina par la main, et ilss’éloignèrentencourantsansregarderenarrière.«En toutcas,s’ilyaquelqu’un, ilsaitmaintenantqu’onest là !»Lecœuraubordde l’explosion,

Williamsautasurlemuretenpierrequientouraitlepetitjardin.IlaidaTinaàsehisseràsontour,etilsrestèrentassislàensedemandantquoifaire.« Ils ne peuvent pas être sortis toute la nuit, conclutWilliam. Avec tous ces animaux dont il faut

s’occuper…»Ilsentendirentrenifleretgrognercequ’ilssupposèrentêtredescochonsdansunegrangeplusbasse.Unpeuplusloin,unchevalàl’airmallunétournaitenronddanssonenclos.Tina regarda le soleil baisser progressivement en plissant les yeux. « En tout cas, c’est une belle

soirée!»Ellesautaaubasdumuretallaprendreunthermosetunpaquetdanslepanierdesonvélo.Puiselle

dépliauntorchonsurlemuretetdéfitlepaquet.«Oh,cettechèreMrsFlanagan…Regarde,uncakeaugingembre!»Williamjetauncoupd’œilsurlegâteaumoelleuxdecouleursombre.«Jenepeuxpas.Jesuistropnerveuxpourmanger.»Tinavenaitd’encouperdeux trancheset allaitmordredans la sienne lorsqu’elle se ravisa.«Tuas

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raison.Mieuxvautattendre.»Iléclataderire.«Nesoispassotte…Vas-y!Jemangerailemienplustard.»Elle le regardad’ununair inquiet.«Est-ceque tu te sensbien,William?»Refuserdemanger lui

ressemblaitsipeu…Elleluieffleuralegenou.Ilposasamainsurlasienneensouriant.«Tuplaisantes?Aprèsdesannéesd’angoisseetde recherches, sansparlerduvoyagequim’a fait

traverserl’Atlantiqueetlamerd’Irlande,jevaisenfinrencontrermamère!Évidemmentquejemesensbien…Nerveux,c’estvrai,maisaussiexcité.Jesaisquetoutvabiensepasser.»

Chrissie et Jackie approchaient des faubourgs deTipperary, ce qui leur avait pris près d’une heuredansleurvieillecamionnettebrinquebalante.Lespetitesroutesdecampagnedésertesavaientlaisséplaceàdesvoiespluslarges,desortequ’ilputaccélérerunpeu.«Onyestpresque,dit-ilensetournantversChrissie.Tuasfaim?»Elleluisouritaffectueusement.«Jemeursdefaim!—Jem’étaisditqu’onpourraitallerauCrossKeys.—AuCrossKeys?Onnepeutpasselepermettre…—Laisse-moimesoucierdeça»,dit-ilenluitapotantlegenou.Chrissieluicaressalajoue.«Oh,monDieu!»s’exclama-t-elletoutàcoupenmettantsamaindevant

sabouche.Instinctivement,Jackieenfonçalapédaledefrein.«Qu’est-cequ’ilya?—Lespoules!J’aioubliédelesenfermer…Commentai-jepufaireunebêtisepareilleaprèscequi

estarrivé?»Un mois auparavant, un renard s’était introduit dans la cour juste avant le crépuscule et avait tué

jusqu’àladernièredeleurspoules.UncarnagesisanglantqueJackielui-mêmeenavaitétéébranlé.Ilavaitfilédanslagranged’oùilétaitressorti,leregardsinistreetdéterminé,avecunfusilenbandoulière.Le renard s’en était sorti indemne, mais ils s’étaient promis d’être plus vigilants à l’avenir. Dès lelendemain,Jackieétaitalléaumarchéetavaitremplacétouteslespoulesmassacrées.«Ilfautqu’onrentre…Jesuisdésolée.»Iln’existaitpasd’hommepluspatientsurcetteterrequeJackieCreevy.Illaregardaavecgentillesse.

«Net’enfaispas,onsortirauneautrefois.—Oui,promis.»Elleobservasonprofil.Ils’étaitraséetsentaitbonlesavonaucitron.Ilportaitune

chemise blanche immaculée qu’il n’avait encore jamaismise et unpantalonbeige qui n’aurait pas étéidéalpourtravaillertouslesjours.«Jesuissincèrementdésolée.—Arrête de t’excuser. Si quelque chose arrivait à ces poules, je sais que tu ne te le pardonnerais

pas.»Elleregardaparlafenêtreensemordillantlalèvretandisqu’ileffectuaittroismanœuvrespourfaire

demi-touraumilieudelaroute.«Net’inquiètepas,Chrissie,ondevraitarriveravantlatombéedelanuit…»Illuisourittendrement.

«Etjesuissûrqueriendetraumatisantnenousattendraenrentrantàlamaison.»

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Lorsqu’ils arrivèrent à la ferme, le soleil avait disparu derrière les collines. Le cœur au bord deslèvres,Chrissiedescenditdelacamionnetteetfilachercherleurpetitefamilledepoules.Ellelesaperçutàcôtédelagrandegrange,entraindepicorersanss’inquiéterlemoinsdumonde.Ellelesrassemblaetlesfitrentrerdanslepoulailler.Aprèsquoiellelâchaleschienspourqu’ilsaillentcourirunedernièrefois,puisremplit leursécuellesd’eauavantd’allervérifierquel’augedeBoxerétaitpleine.Cenefutqu’àcetinstantqu’ellevitqueJackieétaitdevantlamaison,entraindeparleravecdeuxinconnus.Ellesedemandaquicepouvaitbienêtre.Personnenepassaitjamaislesvoiràl’improviste.Sonseauenferàlamain,elleallalesrejoindre,toutd’abordàpaslents,puisenmarchantunpeuplusvite.Jackievintàsarencontre,lamaintendue.«Chrissie…»Sentantlatêteluitourner,elles’arrêtaàquelquesmètresdupetitgroupe.Ilsladévisagèrent.Ellebattit

descilspourchasserseslarmesetouvritlabouchepourdirequelquechose,maissavoixsenoyadanslefracasduseauqu’ellelâchaparterre.Elle avança encore d’un pas, puis, d’un geste hésitant, elle tendit ses bras au jeune homme qui la

dévoraitdesyeuxet,d’unseulcoup,lesannéess’envolèrent.«Billy?Oh,monDieu,Billy…J’aitoujourssuquetureviendrais!»Ellecourutversluietenfouitsatêtecontresapoitrinealorsquejaillissaientseslarmes.Elleleserra

danssesbrasavectendresse,puiss’écartapourleregarder.Ilétaitencoretrèsbeau,lesannéesavaientétédoucesaveclui,et,toutenprenantsonvisageentresesmains,ellecherchalacicatricesursonsourcilgauche.Nelatrouvantpas,ellesursautacommesiellevenaitderecevoirunedéchargeélectrique.Non,cen’étaitpasBilly…Commentavait-ellepuêtreaussistupide?Jackiel’attrapaparlesépaulesetlaforçaàluifaireface.«Cen’estpasBilly,dit-ilgentiment.—Jesais,murmura-t-elleenbaissantlatête.Jesuisdésolée.»Illuiredressalementonpourlaregarderdanslesyeux.«Cen’estpasBilly,maisc’estsonfils,ton

fils.William.»Chrissiesesentitdéfaillir.Jackielasoutint,puisellesetournaverslejeunehomme.Lagorgeserrée,

lavoixàpeineaudible,elledittoutbas:«MonDieu…monbébé.»Sesjambessedérobèrentpourdebon.Elles’effondraparterreet,latêtedanslesmains,sebalança

d’avantenarrière.«Tum’asretrouvée…Jen’arrivepasàcroirequetum’aiesretrouvée…—Emmenons-laàl’intérieur»,ditJackieàWilliam.Lecottageétaitchaleureuxetaccueillant.Entantqu’invités,WilliametTinafurentpriésdeprendreles

deuxgrosfauteuils,tandisqueChrissieetJackys’asseyaientsurleschaisesàdosdroit.Visiblement,ilétaitrarequ’ilsreçoiventdumonde.« Je n’arrive pas à le croire, répéta Chrissie en lui caressant de nouveau la joue. C’est un vrai

miracle…Tuesvraimentlà?—Oui.Moiaussi, j’aidumalàycroire. Ilyaeudesmomentsoùj’aicruqu’onneteretrouverait

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jamais.»IlsetournaversTina.«Sanscettejeunedame,jen’yseraispasparvenu.»Chrissieluicaressalamaind’unairéperdu.«Jenet’aijamaisoublié,William,jamaisunseulinstant.

J’aitentédeteretrouver,maislesreligieusesn’ontrienvoulumedire.Commentas-tufaitpourarriverjusqu’àmoi?»Williamsecaladanssonfauteuil.«C’estunelonguehistoire.»Illuiracontaqu’ilavaiteulabénédictiondesesparentspourallerenIrlande,etqu’ils’étaitrenduau

couventoù les religieusesnes’étaientpasmontrées trèscoopératives–pourdire lemoins.Puis il luiparladeGraceQuinn,quinel’avaitpasoubliée.«Gracetravailletoujourslà-bas?s’étonnaChrissie.—Oui,c’estellequim’aditquelétaittonvéritablenom.JeneconnaissaisqueceluideBronagh.Elle

m’aencouragéàalleràManchesterpourobtenirunecopiedetoncertificatdenaissance.—Oui,ellesavaitquej’avaisgrandiàManchester…Elleétaitadorableavecmoi,commeavectoutes

lesfilles,d’ailleurs.Sanselle,jenepensepasquej’auraissupportécetendroit.»Williampoursuivitsonrécit:«JesuisdoncalléàManchester,etc’estlàquej’airencontréTina.»Chrissiesetournaverselleensedemandantcequ’ellevenaitfairedanscettehistoire.«Jedoutequejet’auraisretrouvée,siellen’avaitpasétélà.Jel’airencontréeàlabibliothèque,làoù

sont conservés les registres de l’état civil, et j’ai appris qu’elle avait déjàdemandéune copiede toncertificatdenaissance.—Pourquelleraison?»demandaChrissieàTina.Ne sachant trop comment répondre, cette dernière regardaWilliam. Il sortit la lettre deBilly de la

poche de sa veste. « Tina voulait te retrouver parce qu’elle pensait devoir te remettre ça. » Lamaintremblante, il donna la lettre à samère.Lentement, elle la déplia et contempla l’écriture qu’elle avaitoubliéedepuissilongtemps.«S’ilteplaît,tuveuxbienmepassermeslunettes?»dit-elleàJackie.Alors, trente-cinq ans plus tard qu’elle ne l’aurait dû, elle lut ces mots qui auraient pu changer

entièrementlecoursdesavie.

180,GillbentRoadManchester

4septembre1939

MachèreChristina,

Tumeconnais, jenesuispas trèsdouépourcegenredechoses,maisavoir lecœurbrisémedonneducourage.La façondont jemesuiscomportéhierest impardonnable,mais, je t’ensupplie,sachequec’étaitàcauseduchoc,etnonlerefletdessentimentsquej’aipourtoi.Cesderniersmoisontétélesplusheureuxdemavie.Jenetel’aiencorejamaisdit,maisjet’aime,Chrissie,alors,situveuxbien,jevoudraisqu’onpassechaquejourquinousresteàvivreensemblepourteleprouver.Tonpèrem’aditque tunevoulaisplusmevoir,et jene te lereprochepas,mais ilnes’agitplusseulementdenousàprésent– il fautpenseraubébé.Jeveuxêtreunbonpèreetunbonmari.Oui,c’estmafaçonmaladroitedetedemandertamain.S’ilteplaît,Chrissie, dis-moi que tu seras ma femme et qu’on pourra élever notre enfant ensemble. La guerre aura beau nous séparerphysiquement,lelienquiunitnoscœursresteraàtoutjamaisindissoluble.

Ilfautquetumepardonnes,Chrissie.Jet’aime.Àtoipourtoujours,

Billyxxx

Lorsqu’ellerelevalesyeux,unsilencedemorts’abattitdanslapièce.Ellereplialalettredélicatement

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etlaremitdansl’enveloppe.Puis,lavoixtremblanted’émotion,ellesetournaversTina.«Commentavez-voustrouvécettelettre?»Tina lui racontasonhistoire.«Jenecomprenaispaspourquoi ilavaitécritcette lettreetne l’avait

jamaispostée.Jevoulaisensavoirplus.»Elleexpliquaensuitequ’elleétaitalléevoirlesparentsdeBilly,etqu’AliceStirlingserappelaittrès

bien qu’il avait écrit la lettre et était sorti la poster. « Alice m’a dit qu’il était allé chez vous lelendemain,maisquevousétiezdéjàpartiepourl’Irlande.Votremèreluiapromisdevousfairesavoirqu’ilétaitvenuetqu’ilvoulaitêtrelàpourvous.—Ellenel’ajamaisfait»,murmuraChrissie,leregarddanslevide.Williams’agitadanssonfauteuil,malàl’aise.«C’estque…Ellen’enajamaiseul’occasion.—Elleauraitquandmêmepufaireunpetiteffort,répliquaChrissie.J’aitoujourssuquemonpèrela

terrorisait,maisnepasdirequelquechosed’aussiimportant…c’estimpardonnable!»Williamsetroubla.«Elleestmorte…—Oui,jemedoutequ’elleestmorte…J’aitentédelacontacterplusieursfois.Ellen’estmêmepas

venue à l’enterrement de sa sœur… Elle m’avait pourtant promis qu’elle serait là au moment où tunaîtrais.Maisdèsquej’aiquittéManchester,ellem’atoutsimplementoubliée!»WilliametTinasedévisagèrent.Ils’éclaircit lagorgeetparlaavecuneextrêmedouceur.«Tamèreestdécédéedeux joursaprès la

déclarationdeguerre.Unevoiturel’arenverséependantlecouvre-feu.Elleestmorteavantquejesoisné.—Quoi?Non,c’estimpossible…Tuveuxdirequ’elleestmortejusteaprèsquejesuisarrivéeici?

MonDieu,pourquoimonpèrenem’ena-t-iljamaisriendit?»D’unseulcoup,toutsemitenplace.Samèrenel’avaitjamaisabandonnée,etsonpèreluiavaitrefusé

lapossibilitédeluifaireconvenablementsesadieux.Chrissieprit surellepourcontenir sacolère.Etbienqu’ellen’aitaucuneenviedemettre seshôtes

dansl’embarras,lahaineetleressentimentaccumulésenverssonpèredepuistantd’annéesremontèrentbrusquementetexplosèrentaveclafureurd’unvolcan.«MonDieu, je hais cet homme ! s’écria-t-elle. Comment peut-on infliger cela à sa propre fille ?

M’avoirempêchéed’êtreavecBillyenm’envoyanticineluisuffisaitpas?»Ses larmescoulèrent sans retenue.Elle s’essuya leboutdunezd’un reversdemain.Aumomentoù

Jackie la prit dans ses bras, elle laissa libre cours à ses sanglots, des sanglots d’une telle violencequ’elleavaitdelapeineàrespirer.

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WilliametChrissiesortirentrespirerunpeud’airfrais.Danslejourdéclinant,ilsfirentuntourdanslacour. Tenant son fils par le bras, elle contempla le ciel dégagé dans lequel brillaient les premièresétoiles.«Tuveuxquejeteracontelerestedel’histoire?demanda-t-elle.—Tout,jeveuxtoutsavoir.Tuméritesaumoinsça…Tuessûrequetuenaslaforce?»Chrissierenifla.«Pendanttoutescesannées,jemesuisefforcéedenepaspenseràmamère.Parce

quec’estsonabandonquiaétépourmoileplusduràaccepter.Jesavaismonpèrecapabledetout,maiselle… Je croyais qu’elle m’aimait. Et j’apprends qu’elle est morte juste après mon départ pourl’Irlande…C’estincroyable…Commentunpèrepeut-ilcacherunechosepareilleàsafille?—Jenesaispas.J’avouequeçamedépasse.»Chrissies’immobilisauneseconde.«Sais-tus’ilestencoreenvie?—Malheureusement,onnesaitriendelui.LejouroùTinaestalléeàWoodGardens,elleavuque

touteslesanciennesmaisonsavaientétédémolies.C’estlàqu’ellearencontréMaudCutler,etc’estellequiluiaditquetamèreavaitététuéependantlecouvre-feu.—MaudCutler!s’esclaffaChrissie.Jen’avaispasentenducenomdepuisdesannées!—Maud luia indiquéaussi lenomde tesparents, sibienqu’obtenirunecopiede toncertificatde

naissanceaétérelativementfacile.Onasuquelétaitlenomdejeunefilledetamère,etonestrevenusàTipperarypourserenseigner.Personnen’apunousaider,tousnoseffortssemblaientnemeneràrien…Onavaitmêmefaitnosbagages!Jem’apprêtaisàrentrerenAmérique,etTinaàManchester.»Ilsetutuneseconde.«MonDieu,cettefillevamemanquer…—Commentm’as-turetrouvée?—Nousétions sortis faireundernierdîner, et, quandonest revenus chezMrsFlanagan,quelqu’un

étaitlàquinousattendaitetaffirmaitavoirconnumamère.—Quiétait-ce?—UndénomméPat.Apparemment,ilpasseprendrecequevousproduisezàlafermeetlerevenden

ville.Commeilavaitentenduparlerdenousdansundespubsoùonétaitallés,ilaappeléMrsFlanagan.— Pat, oui. Il vient à la ferme depuis des lustres, il venait même déjà avant mon arrivée. C’est

incroyable…CechervieuxPat!—Voilà,c’estàpeuprès tout,etc’estcommeçaqu’onestarrivés jusqu’ici.»Williamentoura les

épaulesdesamèred’unbrasprotecteur.Chrissieparlasibasqu’ilduttendrel’oreille.«Ilyaunechosequejevoudraistedemander…»Ilsentitsoncœurs’accélérerendevinantlaquestionquiallaitsuivre.«Sais-tucequ’estdevenuBilly?»Illaregardadanslesyeuxetluipritlesmains.«Iln’yapasdefaçondélicatedeledire…Ilestmort

aucombaten1940.Jesuisdésolé.»

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Elleluitournaledosenprenantunmouchoirdanssamancheetsetamponnalesyeux.«Jel’aimaisvraiment,tusais…»Elleseretournafaceàlui.«Pendanttoutescesannées,j’aipensé

qu’il était lâche de ne pas avoir assumé ses responsabilités, dem’avoir laisséeme débrouiller touteseule…Sij’avaiseusalettre, jenemeseraisjamaisretrouvéeenIrlande!Onauraitétéensemble,jeseraisrestéeàManchester…Sij’avaiseusonsoutien,j’auraistoutsupporté,maislejouroùmonpèrem’aditqu’ilm’avaitabandonnée,j’aisuquejen’yarriveraisjamaistouteseule.Onauraitpuêtreunefamille,William…Ets’ilavaitsuqu’ilavaittantdechosesverslesquellesreveniraprèslaguerre,peut-êtrequ’iln’auraitpasététué…Peut-êtrequ’iln’apasétéassezprudent.»Sespleursrésonnèrentdanslesilencedelacour.Williamlapritdanssesbras.«Chut…Çanesertàriendeparlercommeça.—Pourquoin’a-t-ilpaspostécettelettre?Çaauraittoutchangé!—Onneconnaîtrajamaislaréponse,néanmoins,ill’aécrite,ettusaisquelsétaientsessentiments.

C’esttoutcequetuas,ilvafalloirfaireavecça.—C’estpourmoiuntelchocquej’ail’impressionquejevaismeréveillerd’unesecondeàl’autre…

Mercidem’avoirretrouvée.Tun’imaginespaslebonheurquetumefais!Jevoudraisjustequetonpèrepuisse tevoir…Ilauraitété fierde toi !Tu lui ressembles tellement…Jesuissûrequ’ilauraitétéunpèremerveilleux.—C’estcequesamèreaditàTina.AliceStirlingluiaaussidonnéça»,dit-ilensortantlaphotode

saveste.Chrissiecontemplalavieillephotonoiretblancensemordillantlalèvre.«C’étaitvraimentuntrèsbelhomme.Regarde-le,danssonuniforme…Qu’est-cequ’ilabienpume

trouver?—Ilt’aimait.Àprésent,tulesais.»Elleluirenditlaphoto,maisilrefusadelaprendre.«Non,garde-la.—Maisc’estlaseulephotoquetuasdetonpère…»William pensa àDonald, là-bas dans le Vermont. Honnête et dur à la tâche, il était le pivot de la

familleetavaittoutfaitpourluidonnerlemeilleurfoyerqu’ilauraitpuespérer.Donaldétaitsonpère,etil avaitdesquantitésdephotosde lui.La recherchede sesparentsbiologiquesétait terminée.Etbienqu’il ait obtenu les réponses à certaines de ses questions, et qu’elles lui apportent une sorte de paix,jamaisilnetrahiraitlesdeuxêtresquil’avaientélevéetavaientfaitdeluicequ’ilétaitaujourd’hui.Ilrepoussalaphoto.«S’ilteplaît,garde-la.»

IlétaitdéjàtardlorsqueWilliametTinadécidèrentqu’ilétaittempspoureuxderentrer.«Mais il faitnuit ! s’exclamaChrissie.Vousn’allezpas repartiràvélodans lenoir…Vousn’avez

qu’àdormirici,danslagrange.—Danslagrange?répétaTina.—J’yaidormidurantdesannées!s’exclamaJackieenriant.Vousverrez,c’est trèsconfortable.Je

vousapporteraimêmeunetassedechocolatchaud.»IléchangeaunregardavecChrissie,quisouritàcesouvenir.Quelle journée…Sonfilsuniqueétait

revenu, et il était devenu un superbe jeune homme. Au moins, les religieuses l’avaient confié à unefamilleaimante,elledevaitlereconnaître.Plus tard, allongée dans son lit, Chrissie remonta les couvertures sous sonmenton.Même au beau

milieudel’été,ilnefaisaitjamaistrèschauddanssachambre,sibienqu’elleportaitsachemisedenuitenflanelletoutaulongdel’année.Elleprit latassedechocolatqueJackieavaitpréparéetenbutunegorgée.Ellel’entendaitenbas,entraindeviderlescendresdufourneaupourqu’ilsoitprêtaumatin.Il

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continuaitàdormirdans lepetit lit,quandbienmêmeelleavait insistéd’innombrables foispourqu’ilprennelachambre.Maisilnevoulaitpasenentendreparler.Ilétaittropgentlemanpouraccepter.Chrissie prit la photo de Billy sur la table nuit. Bien qu’elle ait dû être prise seulement quelques

semainesaprèsladernièrefoisqu’ellel’avaitvu,ilparaissaitplusvieux.Peut-êtreétait-ceàcausedel’uniforme.L’idéequ’ilsoitpartiàlaguerresanssavoircequ’ilsétaientdevenus,elleetleurbébé,luiétaitinsupportable.Ellerelutlalettrejusqu’aubout,puislarespiraenessayantdedétecterunetracedesonodeurqu’elleauraitpuconserver.Aprèscela,ellelarepliaetglissalaphotoàl’intérieur.«Oh,Billy…,dit-elledansunsoupir.Jet’aimaistant…»

Lorsqu’elleseréveillalelendemainmatin,Chrissieavaitlespenséesembrouillées.Elles’appliquaàseremémorerlesévénementsdelaveilleets’affolauninstantàl’idéequeçan’avaitétéqu’unrêve.Puiselleseredressadanssonlitetpassalamainàtâtonssurlatabledenuit.SentantlalettredeBillysoussesdoigts,ellelapressacontresapoitrineensoupirantdesoulagement.Pendanttoutescesannées,elleavaitcruquequelquechoseenellen’allaitpas.Sinon,pourquoiunhommeaurait-ilabandonnélafemmequ’ilaimaitet leurenfant?Certes, les religieusesne l’avaientaidéeen rienen lapersuadantque toutétait de sa faute. Elle avait fini par se sentir inutile, un sentiment de déchéance qui l’habitait encoreaujourd’hui.Elle caressa la lettre et la relut encore une fois.Elle en connaissait déjà chaquemot parcœur,maiselleneselasserait jamaisderegarderlapetiteécritureenfantinedeBilly.Finalement,elleavait été aimée.Mieux, elle se sentait capable d’aimer à nouveau. Elle avait gâché quasiment sa vieentièreàpleurersonamourperduenserefusantlapossibilitéd’avoirunehistoireavecunautrehomme.Et pendant toutes ces années, cet homme avait été là à ses côtés, sa dévotion n’avait jamais failli, sapatienceavaitétéinfinie.L’indulgencequ’ilavaiteueparrapportàsespropresmalheursauraitpuleurcoûterlachanced’unvraibonheur.Ilétaittempsderéparerça.Elles’ysentaitprête.Enveloppée dans une couverture, avec des grosses chaussettes pour se protéger du froid du sol en

pierre,Chrissiedescendit l’escalieràpasde loup.Bienqu’il soit encore tôt, Jackieétaitdéjà levéetfaisait cuiredesœufsaubacon sur le fourneau.Le feuétait allumé, labouilloirecrachaitun rubandevapeur, signe que son thé du matin serait bientôt prêt. Jackie lui tournait le dos, inconscient de saprésence.Toutàcoup,ellevitlepetitcottagesousunautrejour.Ilétaittoujoursaussipeumeublémais,au lieude la toiledesacsde jutedevant les fenêtres, ilyavaitmaintenantdespetits rideauxenvichyrouges.Jackieavaittroquédesœufscontreunmétragedetissuaveclequelilsavaientcousudesrideauxensembleaucoindufeu.Surlesolenpierrerugueux,devantlefourneau,ilavaitmisunvieuxtapisqu’ilavaittrouvédansunebrocante,pourqu’ellepuissefairelacuisinesansquelefroidluiremontedanslespieds.L’odeurdubaconlafitsaliverquandJackielemitsuruneassiette.Ilcoupaunegrossetranchedupainqu’elleavaitfaitcuirelaveilleetlapassadanslapoêlepourl’imbiberdugrasdubacon.AlorsqueChrissiepromenaitsonregardsurlapetitepièce,pourlapremièrefois,ellelavitpourcequ’elleétait–sonfoyer.Elles’approchaet,toutdoucement,pournepaslefairesursauter,elleappuyasajouecontresondosenl’entourantdesesbras.

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Lesdoigtsengourdisdefroid,Tinaeutdelapeineàmettrelaclédanslaserrure.Latempératureétaitglaciale,maislecieldégagé.Lestrottoirstapissésdegivreressemblaientàdesdallesbrillantesnappéesde sucre glace qui lui rappelaient toujours lesNice biscuits. La porte finit par s’ouvrir, de façon sibrusquequ’ellefaillitperdrel’équilibreets’étalerdetoutsonlongdanslaboutique.Elleramassaletasdepublicitésetdejournauxgratuitsderrièrelaporte,puislabouteilledelaitdéposéesurleseuil,etrâlaenvoyantquelesoiseauxavaientpercélecouvercleenaluminiumàcoupsdebecpourpiquerlacouchedecrèmeàlasurface.Dèsqu’ellesefûtréchauffée,elles’installasurletabouretderrièrelecomptoiretsortitdesonsacune

longueenveloppebleupâlequicontenaitplusieursfeuillesdepapiertrèsfin.Laperspectived’avoirdesnouvelles de William lui donna le sourire. Depuis maintenant six mois que leurs chemins s’étaientséparés,ilss’étaientécritpratiquementtouteslessemaines.Tinaétaitsiabsorbéedanssalecturequelasonnettedel’entréelafitsursauter.«Désolé,majolie…Jenevoulaispastefairepeur,ditGraham.—Pasdeproblème.J’étaisentraindelirelalettredeWilliam.Apparemment,chezlui,ilfaitmoins

quinze…etilestprévuqu’ilfasseencoreplusfroid!Tuimagines?—Çadoitêtrehorrible.»Ilseperchasurletabouretdel’autrecôtéducomptoiretlaregardalire.Elleavaitlesjouesrosesetle

sourireauxlèvres.«Ah…—Qu’est-cequ’ildit?—Quejeluimanqueetqu’ilpenseàmoitouslesjours.»Grahamregardaleplafond.«Etturessenslamêmechose?»Ellesoupira.«Jeneveuxpasrevenirlà-dessus,Graham.Biensûrqu’ilmemanque!Onestdevenus

trèsprochespendantqu’onétaiten Irlande,mais ilvitàcinqmillekilomètresd’ici.Onest justebonsamis.—Pourl’instant.Maisjecrainsquetut’emballesetquetuailleslerejoindre.»Tinareposalalettre.«Est-cequeceseraitsigrave?—Pourmoi,oui.Jen’aipasenviedeteperdre.—Graham,jet’aimebeaucoup,ettum’estrèscher,dit-elleenluiprenantlesmains.Tuesmonamiet

monroc,maisjenesuispasàtoiettunepeuxpasmeperdre.—Jesais,dit-il,l’airpenaud.C’estjustequejemesensprotecteurenverstoi,aprèstoutcequetuas

traversé…—Non.Onnerevientpassurlepassé,tuterappelles?—Oui,maisçafaitpresqueunanque…quetu…—Quej’aiperdulebébé?J’ensuisconsciente,tusais,merci.»Elleétaitégalementconscientequ’il

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commençaitàs’impatienter.«Williammerendjoyeuse.C’estbiencequetuveux,non?—Plusquetout,Tina.Tulemérites.—Trèsbien.Etmaintenant,jepeuxfinirmalettre?»Ilselaissaglisseraubasdutabouret.«Jetelaisse…D’ailleurs,jedoisallerouvrir.»Tinatournalapagequ’ellevenaitdelire.«Oh,monDieu!s’exclama-t-elle,lamainsurlapoitrine.—Qu’est-cequ’ilya?—ChrissieetJackiesesontmariés!Ilyaquinzejours,dansunepetitechapelleprèsdelaferme,rien

quetouslesdeux…N’est-cepasromantique?Williamditqu’ilareçuunephotoparlaposteetqu’ilsontl’airauxanges…Oh,jesuisvraimentheureusepoureux!Ondiraitqu’elleafiniparfairelapaixaveclesouvenirdeBillypourallerdel’avant.Toutirabienpourelle.Jackieestunhommemerveilleux.»Sonnezlapicota,etellereniflabruyamment.«Tuimagines!»Grahamvintseplacerderrièreelleetposasesmainssursesépaules.Aussitôt,Tinapenchalatêteen

arrière.Illuiplantaunbaisersurlesommetducrâne.«Merci,Graham.—Dequoi?—De te soucier demoi.Tu as beau être pire qu’unpère, un frère et un agent deprobation réunis,

j’apprécie!»Ilrefermalaportedelaboutiqueenriantetluienvoyaunbaiserderrièrelavitre.Tina reporta son attention sur la lettre. En lisant le dernier paragraphe, elle faillit tomber de son

tabouret.Alorsqu’ellesentaitsonvisage,soncouetsanuques’empourprer,ellesefélicitaqueGrahamnesoitpluslàpourvoirsaréaction.

DanslaprécipitationdespréparatifsdeNoël,laboutiqueétaittoujourstrèsfréquentée,etcejour-lànefaisaitpasexception.Toutlemondevenantfarfouillerdansl’espoirdedénicherunebonneaffaire,Tinan’arrêtaitpasdevendre.Àl’instant, ilyavaitcinqousixclientsdanslaboutique,sibienquelepetitespaceétaitparticulièrementencombré.Lesgensétaientemmitouflésdansleursgrosmanteauxd’hiver,etaumoinstroisd’entreeuxtraînaientdespoussettesrempliesdecoursesdifficilesàmanier.Ellesefaufilapourallerremettredesvêtementssurlesportants.Unvieuxmonsieurquipassaitdetempsàautreétaitentraindebavarderavecunclient. Ildevaitavoirdans lesquatre-vingtsans,maissavoixétait fermeetforte,quoiqueunpeurauque.Ilportaituntrilbysurlatêteetdeslunettesàmontureépaisse,et,bienqu’ilse tienne légèrementvoûté, il avaitdûêtre trèsgrand. Il sortitunvieuxmouchoirgrisâtredesapochepoursemoucher,puisôtaseslunettesetessuyasesyeuxchassieux.Ilnes’étaitpasrasédepuisplusieursjours, et, à en jugerpar sonodeur, il n’avaitpasdû se laverdepuisplus longtempsencore.Ses longsdoigts épais étaient bleus de froid, et il avait des éraflures sur le dessus des mains. Il avait l’air simisérablequeTinaeutaussitôtpitiédelui.Lepastraînant,penchélourdementsursacanne,ilallaitetvenaitparmilesvêtements.«Vouscherchezquelquechoseenparticulier?»luidemanda-t-elle.Lorsqu’ilseretourna,ellenotaqueleblancdesesyeuxbleusavait jaunietquesespupillesétaient

commefloues.«Oh,jejettejusteuncoupd’œil…Çam’occupe.—Sijepeuxvousaider,dites-le-moi.»Ilhochala têteetreportasonattentionsur leportant.Tinaattrapaunepiledevieuxlivresdepoche

qu’ellecommençaàrangersuruneétagère.Levieilhommeprituncostumesurunportantetletintàboutdebrasenl’examinant.«MonDieu!s’exclama-t-ilsanss’adresseràpersonne.Vousne l’avez toujourspasvendu?Je l’ai

pourtantdonnéilyalongtemps.Ilestdebonnequalité,jemedemandepourquoipersonnenel’aencore

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acheté.»

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Il remit lecostumeenplaceetTinacontinuaà rangerses livresen repensantà ladernière lettredeWilliam–c’étaittellementmerveilleuxqueChrissieetJackiesesoientenfinditoui!Tousdeuxavaientconnutantdepeinesdansleurviequ’elleseréjouissaitdesavoirqu’ilsallaientpasserlerestantdeleursjours ensemble et qu’ils seraient heureux. Jamais une telle chose ne serait arrivée si elle n’avait pasdécouvertlalettredanslapochedececostume…Elle se figea en repensant à la scène qui s’était déroulée un instant plus tôt, puis posa les livres

n’importe comment sur l’étagère et se retourna en cherchant des yeux le vieux monsieur. La petiteboutiqueétaitsipleinequ’illuifallutquelquessecondesavantdeserendrecomptequ’ilétaitparti.Ellesortitsurlepasdelaportedansleventglacialetl’aperçutquis’éloignaitàpasprudentssurletrottoirgelé.«Monsieur,excusez-moi!»cria-t-elle.Ilneréponditpas.Ellebravalefroidet,sonchemisierensatincolléàsapeau,elles’avançasurletrottoir.«Monsieur, excusez-moi ! » répéta-t-elle.Cette fois, il se retourna, le regard intrigué. «Pardonde

vousdéranger,maisvousvoudriezbienreveniruneminuteàlaboutique?—Quelleboutique?demandalevieuxmonsieurd’unairconfus.—Maboutique.Laboutiquecaritativedontvousvenezdesortir.—Vouspensezquej’aivoléquelquechose?Dansuneboutiquecaritative?—Non,biensûrquenon…Quoiquevousseriezétonnédevoirjusqu’oùpeuvents’abaissercertaines

personnes!Non,jevoulaissavoirsijepourraisvousdireunmot.»Levieilhommeparutseméfier.«S’ilvousplaît,c’estimportant,insistaTina.—Bon,d’accord»,grommela-t-il.Elle lepritpar lecoude, le ramenaà laboutiqueet luioffritun

siègele tempsquelesnombreuxclientss’enaillent.Puiselle tira leverrouetmitenplacelepanneauFermé.«Quesepasse-t-il?demandalevieilhommed’unairsoupçonneux.— Ne vous inquiétez pas, je ne vous retiens pas prisonnier… Seulement, je préfère ne pas être

dérangée.»Elles’assitfaceàluietcroisalesmainssurlecomptoir.Toutàcoup,elleeutl’impressiond’êtreun

inspecteurdepoliceentraind’interrogerunsuspect.Ellesecalacontreledossierdesachaiseetadoptauneattitudeplusdécontractée.«Lecostumequevousavezregardétoutàl’heure,vousavezditquevousl’aviezdonné.Vousenêtes

certain?»Levieuxmonsieurparutoffusqué.«Maisoui,j’ensuiscertain!J’aibeauêtrevieuxetdécrépit,j’ai

encoretoutematête!—Oui,biensûr,excusez-moi.Maisjemedemandais…Vouspourriezmedirecommentvousêtesentré

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enpossessiondececostume?—Ma foi, ça remonte à très longtemps… Il a été fait pour moi par un tailleur de Deansgate. À

l’époque,çacoûtaittrèscher,maisletissuestd’excellentequalité.D’oùmonétonnementquepersonnenel’aitencoreacheté.—Sijecomprendsbien,cecostumevousappartenait?—Jeviensdevousledire.»Tinas’éclaircitlagorge.«LenomdeBillyStirlingvousdit-ilquelquechose?»Levieilhommearrondittoutgrandlesyeux.«Oùvoulez-vousenvenir?—Jevousenprie,répondez-moi,monsieur…Euh,pardon,jeneconnaispasvotrenom.—Skinner.DrSkinner.»Tinaouvritlabouche,maisaucunsonn’ensortit.«Qu’est-cequ’ilya?»s’étonnalemédecin.Ellesefrottalestempes.«J’essaiejusted’assemblerleséléments…— Vous m’avez demandé si le nom de Billy Stirling me disait quelque chose. Et je ne sais pas

pourquoivousvoulezlesavoirmaisoui,ilsetrouvequej’ailemalheurdesavoirdequivousparlez.—Commentleconnaissez-vous?— Il y a très longtemps, il a fait la cour àma fille.Enfin…Jusqu’à cequ’il lamette enceinte,me

forçantàl’envoyerauloin!Jel’aifaitpoursonbien,maisçaadétruitmafamille…Àcausedelui,j’aiperdumafemmeetmafille.Àprésent,jen’aipluspersonne.»Les éléments commençaient à semettre enplace. «DrSkinner, savez-vousquelque chose à propos

d’unelettreadresséeàvotrefille?Ellese trouvaitdans lapochedececostume,etelleétaitdeBillyStirling.—Oui,jemerappelle.Laguerrevenaitd’éclater.Ilharcelaitmafille,etquandjeluiaiconseillédela

laissertranquille,iln’arienvouluentendreetacontinuéàvenirlavoir.J’aiétécontraintdelesséparer.Cen’étaitpasungarçonpourelle,maisellenes’enrendaitpascompte.J’avaisréussiàfaireensortequ’ilsnesevoientplus,etvoilàqu’illuiécritunelettre!Jem’apprêtaisàallerchezluipourm’assurerqu’il avait comprisqu’ilnedevaitplus la revoir, et ilpartait laposter.C’estunechanceque j’aiepuinterceptercette lettreà temps…Quand je luiaiproposéde la remettreàma fille, il aaccepté.Maiscommeilnemefaisaitpasconfiance,iladitqu’ilpasseraitlelendemainpourvérifierquejelaluiavaisdonnée.Ce garçon n’a jamais renoncé…Naturellement, dès que je suis rentré chezmoi, j’ai pris desdispositionspouréloignerChrissie.Lalettreestrestéedansmapoche,etjel’aioubliée…»Ilhaussalesépaules.«Voilàcequem’évoquelenomdeBillyStirling.—Vousn’avezjamaislusalettre?Quandjel’aitrouvée,l’enveloppeétaitencorecachetée.»Lemédecinsecontentadehausserlesépaulessansrépondre.«Sivousl’aviezlue,jemedemandesiçaauraitchangéquelquechose,ajoutaTina.—J’endoutefort.»Ellesongeaàtouteslesviesquiavaientétégâchéesàcausedececomportementégoïste.Billyétait

partiàlaguerresansavoiraucunespoir;Chrissieavaitétéprivéedesonfoyeretdel’amourdesamère,etelles’étaitretrouvéedansl’obligationd’abandonnersonenfant.Tinasesouvenaitdel’angoisseetdelaculpabilitédeWilliampendantqu’ilcherchaitsamèrebiologique.EtilyavaitaussiJackie,quiavaitattenduavecpatiencequelafemmequ’iladoraitfinisseparcomprendrequecequ’ellecherchaitavaitétélà,toutprèsd’elle.«VousnecroyezpasqueChrissieavaitledroitdelirecettelettre?—Vousnecroyezpasquej’avaisledroitdeprotégermafille?»Tina ignora sa question. « Vous dites que vous n’avez personne… Vous ne pensez donc jamais à

Chrissieetàsonbébé?Vousnevousdemandezjamaiscequ’ilssontdevenus?»LeDr Skinner baissa les yeux. « Je n’ai pas pensé à eux depuis des années.Après lamort dema

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femme,jemesuisjetédansletravailàcorpsperdu…Pourunhommedansmaposition,avoirunefilleobstinéeétaithumiliant.Etlesannéespassant,jemesuisforcéàlesoublier,elleetl’enfant.»Elleobservalestraitsanguleuxduvieilhommeavecunregarddedéfi.«J’ailulalettre,DrSkinner.Jesaisqu’ellenem’étaitpasadressée,maisilfallaitquejelefasse.Je

saisoùvitChrissieetoùvitvotrepetit-fils.Jeluiairemiscettelettrequ’elleauraitdûliredepuistantd’années. Elle ne comprenait pas pourquoi Billy l’avait abandonnée, et aucun de nous ne comprenaitpourquoi Billy n’avait jamais posté sa lettre. Mais maintenant, on le sait… Ils auraient pu être unefamille,ilsauraientdûenêtreune,maisvotreinterventionetvotremanquedecœurlesenaprivés.»Sicettenouvellesurpritlemédecin,iln’enlaissariendeviner.Ilsecontentadehausserlesépaules.

«Commejevousl’aidit,j’aiagipoursonbien.— Son bien ?Vous n’avez pas idée de la peine que vous avez causée ?Votre fille vousméprise,

DrSkinner.Vousluiavezgâchélesplusbellesannéesdesavie.Heureusement,aprèsavoirlulalettredeBilly,elleestenpaix.Depuisqu’ellearetrouvésonfils,elleestenfinheureuse,endépitdetoutcequevousavezfaitpourl’enempêcher.»Lemédecinsortitsonvieuxmouchoirets’essuyalesyeux.«Vousn’étiezpaslà,jeunedemoiselle…

Vousnesavezpasdequoivousparlez.Vousvousmêlezdechosesquevousnecomprenezpas.»Tinarepensaaufaitqu’ilavaitéloignéChrissiedanslahonte,etàlasouffrancequ’elleavaitendurée

au couvent. Elle-même avait ressenti une douleur physique lorsqu’elle avait appris commentWilliamavaitétéarrachéàsamère,carellenesavaitquetropbiencequereprésentaitlaperted’unenfant.EtellerepensaàBilly.Unbeaujeunehommequiavaitcomprissonerreuretvoulaitépouserlajeunefillequ’ilaimaitpourfonderunefamillestable.Billy,quiavaitététuéaucombatetn’avait jamaissuqu’ilavaitengendréungarçonaussimerveilleuxqueWilliam…Toutauraitpuêtretrèsdifférentsi l’hommeassisdevantelleavaitagicommeillefallaitenremettantlalettreàsafille.Elleseleva.«DrSkinner,jamaisdansmaviejen’airencontréunhommeaussirancunierquevous,et,croyez-moi,

jesaiscequ’ilenestdessalesbrutes…Billyaécritcettelettreenymettanttoutsoncœur.Elleméritaitd’êtrelue,maisladécisionégoïstequevousavezpriseatransformélaviedenombreusespersonnes,ycomprislavôtre.»Il se racla la gorge, mais l’âge avait rendu sa voix rocailleuse. Il baissa ses yeux aux paupières

tombantesetmurmura:«Commentva-t-elle?—Chrissie?Oh,parcequevousvoussouciezd’elle?—Jemesuistoujourssouciéd’elle.C’estmêmepourcetteraisonquej’aiagicommejel’aifait.»Aumomentoùilseleva,illâchasacanne.Tinalaramassaetlaplaçadanssamainnoueuse.«C’étaitmafille.Etcontrairementàcequevouspouvezpenser,jel’aimais.»Tinaluitintlaporteouverte.«Aurevoir,DrSkinner.»

Aprèssondépart,elleattrapasonsacetressortitlalettredeWilliam.Ellel’avaitlueetreluetantdefoisquelefinpapierbleuétaitdéjàfroissé,maisledernierparagraphefitnaîtreungrandsouriresurseslèvres.Jen’aijamaisétéaussiamoureuxdemavie.Jen’imaginepaspasserlerestedemesjourssanstoi. Jamais je n’aimerai personne comme je t’aime. Je t’en supplie, Tina, viens me rejoindre enAmériqueetmarie-toiavecmoi.Riantetpleurantenmêmetemps,elleserralalettrecontresoncœur.Ilyavaittrèslongtemps,unjeunehommeauseuildesavieavaitécritunelettrecommecelle-ciàla

femmequ’il aimait. Et s’il ne l’avait pas fait, Tina n’aurait pas été là à l’instant en train d’envisagerl’aveniravecl’hommequ’elleaimait.Elleregardaversleplafond,leslarmesauxyeux,etmurmura:

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«Merci,Billy.»

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ÉPILOGUE

Aujourd’hui

Elles étaient assises sur la balancelle, sous le porche qui surplombait le jardin. Une légère brisetransportait le parfum intense desmassifs de lavande. Tina but une gorgée de thé glacé. Chaque foisqu’elleenbuvait,ellesouriait intérieurement.Jamaisellen’aurait imaginéqu’unefille terreà terredunordde l’Angleterrepuisseunjourboireduthéfroidsans laitetsanssucre–etavecunerondelledecitron,enplus!«C’estunehistoiretriste,Grand-Mère.»Avaaspirabruyammentlerestedelacitronnadefaitemaison

avecsapaille,puiscoinçaleverrevideentresesgenoux.Commesespetitesjambesétaienttropcourtespourtoucherlesol,elledemandaàsagrand-mèredelabalancer.Tinas’exécuta.Avaavaitraison,c’étaitunehistoiretriste,maiselles’étaitconsoléeparcequ’ellefinissaitbien.SiBillyavaitpostésalettre,ellen’auraitpasrencontréWilliam.Tinas’étaitrésoluedepuislongtempsàl’idéequecequeChrissieavaitperduétaitcequ’elle-mêmeavaitgagné.Ellejetaunregardverssonmari.Elleressentitaussitôtcemêmeélandetendressequi,auboutdetant

d’années,continuaità luifairebattre lecœurplusviteetà luirosir les joues.Lorsqu’il interceptasonregard,ilramassasonsécateuretcoupauneénormerose,dontilrespiraleparfumenivrantavantdelabrandirverselle.Etbienqu’ilsoitàl’autreboutdelapelouse,troploinpourqu’elledistinguelesmotsqu’ilprononçait,ellenedoutapasunseulinstantdecequ’illuidisait.Jet’aime.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier sincèrementma famille etmes amis, quim’ont épaulée jusqu’au bout, et enparticulierceuxetcellesquiontlumespremiersbrouillonsenmefaisantpartagerleursagesse,leursavoiretleurexpertise.Parmieuxfigurent:Mon mari, Robert Hughes, ma fille, Ellen, mon fils, Cameron, ainsi que mes parents, Audrey et

GordonWatkin.Mesamies,quim’ontconsacrédutempsalorsqu’ellesavaientsansdoutemieuxà faire:Yvonne

Lyng,KateLowe,GraceHigginsetHelenWilliams.Etj’adresseunmerciparticulieràWendyBatemanpoursesencouragementsetsonenthousiasmecontagieux.Jemesensredevableenverstoutel’équipedeHeadline,notammentSheriseHobbsetBethEynon.J’exprimeégalementmareconnaissanceàmonagent,AnneWilliam,quim’aguidéetoutaulongdu

processusdelapublicationetaréponduavecpatienceàmesquestionsincessantes.Enfin, si lecouventdeStBridgetrelèvede la fiction, ilexistaitbeletbiendes institutionsdece

genre,aussivoudrais-jerendrehommageàtouteslesjeunesfemmesquiontétévictimesdecesystèmecruel et impitoyable. L’histoire de Chrissie reflète les souffrances de plus de trente mille jeunesfemmesqui,pourungrandnombred’entreelles,engardentencorelescicatricesaujourd’hui.

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KathrynHughes

KathrynHughesestnéeprèsdeManchesterets’estmiseàl’écrituresurletard.Ilétaitunelettre,sonpremierroman,auto-éditédébut2015,aremportéunsuccèsimmédiatets’estretrouvécatapulténuméro1desventesenGrande-Bretagne.

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Titreoriginal:THELETTERPremièrepublication:HeadlineReview,2015

©KathrynHughes,2013

Pourlatraductionfrançaise:©Calmann-Lévy,2016

COUVERTUREMaquette:LouiseCandIllustration:©DeborahPendell/ArcangelImages

www.calmann-levy.fr

ISBN978-2-7021-5904-0