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244 Djibril SECK L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement Résumé Instrument de conquête des consciences et de démantèlement de l’édifice culturel local durant la période c oloniale, l’histoire scolaire (notamment celle enseignée à l’école élémentaire) devait nécessairement se dépouiller, dès l’accession du Sénégal à l’indépendance, de toute sa substance avilissante pour l’Africain et se mettre au service d’une jeune nation en chantier. Elle se « réidéologisa » alors dès 1962, et enclencha, sous l’influence de facteurs endogènes et exogènes, une évolution du point de vue de l’offre programmatique et des méthodes d’enseignement. L’analyse de cette évolution, fort instructive, peut révéler les différentes modalités de construction et de consolidation de la nation sénégalaise, les modes de gestion publique de la demande sociale de mémoire et la logique du « tout scientifique » qui s’installe progressivement à l’école. Mots-clés : histoire-récit, idéologie, nation, patriotisme, histoire investigatrice, compétence, enquête, « désidéologisation ». Abstract Instrument of conquest of the consciousnesses and the dismantling of the local cultural building during colonial period, the school history (in particular that taught the elementary school) inevitably had to deprive itself, from the entry of Senegal in the independence, of all its avilissante substance for the African and put itself in the service of a young under construction nation. She (it) “re-ideologized” then from 1962, and engaged, under the influence of endogenous and exogenous factors, an evolution from the point of view of the programmatic offer and the teaching methods. The analysis of this evolution, very instructive, can reveal the various methods of construction and consolidation of the Senegalese nation, the modes of public management of the social request of memory and the logic of “every scientist”. Keywords: history narrative, Ideology, nation, patriotism, history investigator, competence, investigation, "désidéologisation".

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Djibril SECK

L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

Résumé

Instrument de conquête des consciences et de démantèlement de l’édifice culturel local durant la période coloniale,

l’histoire scolaire (notamment celle enseignée à l’école élémentaire) devait nécessairement se dépouiller, dès

l’accession du Sénégal à l’indépendance, de toute sa substance avilissante pour l’Africain et se mettre au service d’une

jeune nation en chantier. Elle se « réidéologisa » alors dès 1962, et enclencha, sous l’influence de facteurs endogènes

et exogènes, une évolution du point de vue de l’offre programmatique et des méthodes d’enseignement. L’analyse de

cette évolution, fort instructive, peut révéler les différentes modalités de construction et de consolidation de la nation

sénégalaise, les modes de gestion publique de la demande sociale de mémoire et la logique du « tout scientifique » qui

s’installe progressivement à l’école.

Mots-clés : histoire-récit, idéologie, nation, patriotisme, histoire investigatrice, compétence, enquête,

« désidéologisation ».

Abstract

Instrument of conquest of the consciousnesses and the dismantling of the local cultural building during colonial period,

the school history (in particular that taught the elementary school) inevitably had to deprive itself, from the entry of

Senegal in the independence, of all its avilissante substance for the African and put itself in the service of a young under

construction nation. She (it) “re-ideologized” then from 1962, and engaged, under the influence of endogenous and

exogenous factors, an evolution from the point of view of the programmatic offer and the teaching methods. The analysis

of this evolution, very instructive, can reveal the various methods of construction and consolidation of the Senegalese

nation, the modes of public management of the social request of memory and the logic of “every scientist”.

Keywords: history narrative, Ideology, nation, patriotism, history investigator, competence, investigation,

"désidéologisation".

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Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

INRODUCTION

La frénésie commémorative qui s’est emparée depuis quelques années des différentes communautés du

Sénégal278

, l’expression de plus en plus manifeste d’une demande sociale de mémoire (visible à travers la

prolifération des émissions historiques dans les médias audio-visuels) entraînent une véritable inflation des

phénomènes mémoriels. Seulement, comme si l’histoire scolaire évolue en déphasage avec les dynamiques

sociales et culturelles en cours au Sénégal, cette inflation n’a aucun impact sur elle; ce qui accentue son

décalage avec la demande sociale de mémoire et la met sur la sellette279

. En outre, la généralisation, depuis

octobre 2012, d’un nouveau curriculum de l’éducation de base adossé au paradigme de la compétence

interpelle également l’histoire scolaire. En effet, avec ce paradigme qui induit un changement de statut de la

connaissance (qui n’est plus un objet à transmettre et à assimiler, mais une ressource dont il faut savoir se

servir pour résoudre une situation problème ou pour réaliser une tâche) et le contexte actuel où les sciences

glissent dans la spirale de la micro-spécialisation280

, les disciplines scolaires ne sont plus apparemment

logées à la même enseigne. Elles ont tendance à être hiérarchisées selon qu’elles charrient des

connaissances fortes ou des connaissances faibles281

. Et l’histoire, à l’instar de beaucoup d’autres

disciplines appartenant aux sciences humaines, risque d’être rangée dans la deuxième catégorie, surtout si

les enseignants s’arc-boutent contre ses anciennes méthodes d’enseignement. La pédagogie qu’elle doit

privilégier revêt alors un intérêt réel pour la recherche.

Ce surgissement de l’histoire sur le devant de la scène politique282

, socioculturelle et didactique, et l’urgence

de renouveler l’enseignement de cette discipline en Afrique283

doivent nécessairement susciter la curiosité

de la recherche historique qui doit vibrer au rythme des préoccupations actuelles. Il s’impose alors de

plancher sur l’histoire scolaire, notamment celle enseignée à l’école élémentaire où se joue l’avenir du

rapport de l’enfant à la science historique, en analysant son évolution dans le domaine des programmes et

des méthodes d’enseignement. Notre analyse se propose de mettre en évidence les différents modes de

formulation des programmes, leurs soubassements théoriques et leur impact sur les pratiques enseignantes,

de disséquer la nature des différents contenus proposés ainsi que leurs silences souvent très éloquents, de

278

Cette frénésie commémorative est surtout le fait des communautés confrériques qui rivalisent d’ardeur pour célébrer ou commémorer des événements au point d’instaurer au Sénégal une véritable concurrence des mémoires. Quant à l’Etat, qui n’a pas visiblement une politique mémorielle, il ne célèbre que la fête de l’indépendance nationale et la journée du tirailleur instituée par le régime de Wade en 2004 et célébrée le 23 août. D’ailleurs, depuis la survenue de la deuxième alternance en 2012, la journée du tirailleur a disparu du calendrier des fêtes et journées de commémoration de l’Etat du Sénégal. 279

Très souvent, au moment de clore l’émission, l’animateur et ses invités font constater et regrettent que l’évènement dont ils faisaient le récit ne figure pas dans les programmes d’histoire de l’école sénégalaise ; Ils plaident parfois en faveur de son introduction. C’est régulièrement le cas lors des différentes éditions de l’émission Demb diffusée les mardis à la chaîne 2STV et présentée par El Hadji Tall Ngol Ngol. 280

Sur la question de la fragmentation outrancière de la connaissance lire Dorna, A. (2002). Lancer un débat : La fragmentation des sciences humaines et l'absence d'un projet de société. Les cahiers psychologie politique, 1 [En ligne] URL http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1661 281

Selon certaines critiques, l’approche par compétences privilégie les connaissances bénéficiant d’un fort coefficient de « mobilisabilité » et d’efficacité dans la réalisation de tâches ou la résolution de problèmes. Ces connaissances directement fonctionnelles en entreprise sont appelées connaissances fortes ou vivantes. C’est le cas des connaissances scientifiques et technologiques qui s’opposent aux connaissances faibles ou mortes, difficilement mobilisables dans la réalisation de tâches concrètes. Pour plus d’informations, lire Hirrt, N. (2009). L’approche par compétences : une mystification pédagogique. L’école démocratique, 39. 282

Un an après son accession au pouvoir en 2012, Macky Sall a mis sur pied une commission nationale (présidée par le Professeur Iba Der Thiam) chargée de rédiger une histoire générale du Sénégal. 283

En juin 2010, l’UNESCO avait lancé un projet de promotion de l’utilisation à des fins pédagogique de l’Histoire générale de l’Afrique pour contribuer à la réforme de l’enseignement de l’histoire dans les pays africains.

Voiwww.unesco.org/culture/africa/html_fr/volume.htm

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passer au peigne fin les méthodes d’enseignement préconisées et celles effectivement mises en œuvre par

les maîtres.

Avec de tels objectifs, le choix de la tranche chronologique 1962-2014 s’impose : la borne 1962, qui

correspond à une tentative de décolonisation de l’enseignement de l’histoire, signe la naissance d’un

programme véritablement sénégalais. L’autre borne, 2014, marque le début d’une installation confortable de

l’approche par compétences dans les pratiques de classe, avec la troisième édition des évaluations

certificatives adossées à cette approche.

Pour une étude exhaustive et approfondie des programmes d’histoire tant du point de vue du mode de

déclinaison que des contenus proposés, une exploitation minutieuse des différents textes officiels (lois,

décrets, circulaires, instructions officielles) qui les détaillent s’est avérée nécessaire. Afin de disposer

d’informations sur l’offre programmatique mais aussi sur les méthodes d’enseignement, notamment celles

préconisées, l’examen méthodique des documents d’accompagnement des programmes (les manuels

d’histoire, les guides pédagogiques à l’intention des enseignants, les fascicules du Ministère de l’éducation

nationale) a été incontournable. Quant aux pratiques pédagogiques réellement en vigueur en classe

d’histoire, une exploration de fiches pédagogiques et de bulletins d’inspection de maître, datant de la période

couverte par notre étude, a permis de les exhumer. Enfin, pour compléter les diverses informations et y jeter

un regard critique, le recours à des entretiens (avec un enseignant « craie en main » dans les années 1970

et 1980) et à l’exploitation d’ouvrages, de travaux académiques, d’articles et de périodiques nous a été d’un

grand apport.

1 L’énoncé des programmes : de l’entrée par les contenus à l’approche par

compétences

De 1962 à 2014, la formulation des programmes d’histoire a subi une évolution sous l’influence des

différentes approches qui ont régenté le système éducatif sénégalais.

1-1 Persistance de la formulation en thèmes d’étude, 1962-1987

L’accession du Sénégal à l’indépendance devait sonner le glas de l’Ecole coloniale, pièce essentielle de

l’arsenal de destruction de l’édifice culturel local et de colonisation des consciences. Mais en 1960, cette

école, à l’instar de beaucoup d’autres secteurs284

, ne fut pas l’objet d’une réelle refonte. Elle joua alors les

prolongations durant les premières années de l’indépendance, malgré quelques « réformettes »285

. Celles-ci

concernaient d’abord la tentative avortée d’une « ruralisation de l’enseignement »286 avant de se traduire

par l’avènement des programmes de 1962 (plus connus sous le d’éducation sénégalaise n°2287) déclinés

284

Sur la question de la poursuite, dans les années 1960, de la colonisation sous d’autres formes, lire Cornevin, R. (1970). Comment s’est opérée et

comment s’opère encore la décolonisation dans la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, l’édition, les bibliothèques, les festivals d’art, etc.

Comptes rendus mensuels des séances de l’Académie d’Outre-mer. T. XXX, 203-219. 285

L’absence de refondation totale du système éducatif hérité de la colonisation procédait surtout de la priorité que les Etats francophones

d’Afrique avaient tendance à accorder aux secteurs dits productifs ((industrie, agriculture, pêche, infrastructure. Se référer à Sylla, A. (1992).

L’Ecole, quelle réforme ? In Diop, M-C (eds). Sénégal. Trajectoires d’un Etat. Dakar : Codesria. 286

Mamadou Dia, alors président du Conseil du gouvernement du Sénégal, fut le principal artisan de la tentative de « ruralisation de

l’enseignement ». Cette tentative échoua après sa destitution et son emprisonnement en 1963. Cf., Dia, M. (1961). Réflexions sur l’économie de

l’Afrique noire. Paris : Présence africaine. 287

Les deux circulaires qui présentaient ces programmes étaient désignées sous l’appellation « Education sénégalaise n° 2 », du nom de la revue qui

les présentait. Ministère de l’Education et de la Culture. (1962). Education Sénégalaise n° 2, 1963, Rufisque, Imprimerie nationale.

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dans deux circulaires288

portant réaménagement des horaires, programmes et emplois du temps stipulés

dans les textes officiels de l’Etat colonial289

. Ces programmes, dont l’objectif déclaré était « d’adapter

l’enseignement aux besoins d’un jeune Etat indépendant »290, résultaient de la volonté du Sénégal de se

conformer aux recommandations de rupture avec le modèle éducatif colonial édictées lors de la conférence

d’Addis-abéba de 1961291

. Ils devaient alors présenter un visage décolonisé en remaniant l’enseignement de

l’histoire alors fortement enrôlé par la machine de guerre coloniale.292

Seulement, si les contenus

présentaient une nouvelle allure293

, leur formulation n’avait guère varié par rapport à la période coloniale : ils

continuaient à être déclinés sous forme de thèmes d’étude regroupés en liste pour chaque niveau. Par

exemple, au CE2 (Cours élémentaire deuxième année), les thèmes d’étude retenus étaient déclinés de la

manière suivante : « Mon pays : les premiers royaumes sénégalais (le Tékrour, le Walo, le Fouta Toro) »294.

Cependant, la révolte de mai 1968 amena l’Etat du Sénégal à opérer une rupture radicale avec l’Ecole

coloniale et à tenter d’édifier enfin une école plus sénégalaise. En effet, à partir du 28 mai 1968, un

mouvement de contestation populaire et estudiantine embrasait Dakar295

et fit vaciller le pouvoir de Senghor.

Il exprimait une profonde volonté populaire de parachever lé processus de décolonisation du Sénégal296

et

induisait également une culture juvénile se traduisant par un désir ardent de bouleverser les bases d’une

société qui ne semblait plus satisfaire la jeunesse. Par exemple, la presse locale dénonçait régulièrement la

crise d’autorité qui sévissait selon elle à Dakar297

. Cette attitude de rébellion de la jeunesse s’accompagnait

aussi, selon la presse dakaroise, d’un effritement de certaines valeurs autochtones comme le kersa (la

pudeur). Un concours du plus beau maillot de bain féminin, organisé le 05 mai 1968 sur une plage de Dakar,

se révélait, pour le quotidien de Dakar-Matin298, comme un fait significatif de l’effondrement du titre kersa à la

bourse des valeurs morales et sociales. Défié ainsi par une jeunesse contestataire, l’Etat réagit en tentant de

recourir, entre autres, à la solution éducative. Déjà le 05 juin 1970, lors d’un Conseil interministériel consacré

à la jeunesse sénégalaise, le gouvernement décida « d’assainir le climat psychologique dans lequel vivent

les jeunes Sénégalais de moins de 25 ans »299. Cet assainissement devait passer par une réforme en

profondeur de l’éducation et par l’avènement d’une Ecole enracinée dans ses bases sénégalaises et

africaines car, les autorités étatiques considéraient que la jeunesse sénégalaise était extravertie300

. Cette

réforme était d’autant plus urgente que les performances scolaires se dégradaient considérablement. La

baisse du taux d’admission en classe de sixième de 39,2% en 1961 à 17% en 1976301

en était une parfaite

288

Il s’agit de la circulaire 11. 450 du 8 octobre 1962 qui fixait les horaires et les programmes de l’enseignement primaire et celle du 13. 550 du 14-

11-1962 qui détaillait ces horaires et programmes. Ibid. 289

Il s’agit principalement de l’arrêté 2576 du 22 août 1945 qui organisait alors l’enseignement dans la colonie du Sénégal. 290

Circulaire du 13. 550 du 14-11-1962 », Ministère de l’Education et de la Culture. (1962), op. cit., p. 32. 291

Cette Conférence des Etats africains sur le développement de l’éducation en Afrique s’était tenue à Addis-Abeba (Ethiopie), du 15 au 25 mai

1961 pour faire l’inventaire des besoins de l’Afrique en matière d’éducation et établir un programme d’action répondant à ces besoins. 292

Voir à ce sujet Sow, A. (2004). L’enseignement de l’histoire au Sénégal : des premières écoles (1817) à la réforme de 1998. Dakar : UCAD. Thèse

de Doctorat d’Etat. Histoire. 293

Voir l’analyse des contenus, p. 8. 294

Ministère de l’Education nationale. (1962). Circulaire du 13. 550 du 14-11-1962, op.cit. 295

Le bilan de ce mouvement était assez lourd : le 31 mai 1968, il se chiffrait à 900 personnes interpellées, 25 blessés, 31 dirigeants syndicaux

emprisonnés. Cf., Bingo, n° 250, novembre 1973, p. 28. 296

Pour plus d’informations sur cet événement, lire Bathily, A. (1992). Mai 68 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie. Paris : Chaka. 297

Bingo, n° 196, mai 1969, p. 41. 298

Dakar-Matin, n° 2130, 08 mai 1968, p. 3. 299

Le Soleil, n° 28 mai 1970, p. 2. 300

Senghor par exemple considérait que c’est par imitation de la jeunesse française (mai 68 en France) que les étudiants se révoltaient contre son

pouvoir. 301

Seck, A. (1987). L’Innovation dans l’histoire de l’enseignement au Sénégal. Dakar : UCAD/ENS. Mémoire de recherche, p. 47.

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illustration. Alors en 1971, la première loi d’orientation de l’Education302

du Sénégal postcolonial fut votée

pour entériner l’avènement d’une «'éducation nationale sénégalaise…., prenant sa source dans les réalités

africaines et aspirant à l'épanouissement des valeurs culturelles africaines »303

. Une telle éducation, symbole

de la volonté des pouvoirs publics de rompre totalement les amarres avec l’Ecole coloniale, devait enraciner

davantage l’enfant dans son milieu sénégalais et africain. Elle érigeait donc, à travers le décret

d’application304

de la loi de 1971, une nouvelle discipline fondamentale appelée « Etude du milieu »305 et lui

assignait le but d’ « arriver, par l’observation, par l’étude concrète du milieu qui l’entoure, par une ouverture

de l’école sur la vie, à faire connaître le milieu à l’élève, à le lui faire aimer, l’y insérer harmonieusement

mais aussi le rendre capable, par son influence future, de le transformer. »306. L’histoire devait

nécessairement jouer sa partition dans la réalisation d’un tel but car, le milieu ne peut se comprendre

réellement que par cette discipline qui explique les changements par des comparaisons, des mises en

relations et par l’analyse rétrospective. Elle devint ainsi une des disciplines majeures de l’étude du milieu et

l’horaire qui lui était imparti fut revu à la hausse : si au CE1 (Cours élémentaire première année) l’horaire

restait inchangé avec une leçon de 30 minutes par semaine, au CE2 et au CM (Cours moyen), il connut une

hausse avec une leçon de 45 minutes par semaine et une autre de 30 minutes tous les 15 jours307

. Cette

valorisation de l’histoire, à travers une augmentation de son temps d’enseignement, fut perçue comme un

effort de décolonisation des consciences et reçut alors l’agrément du milieu enseignant traditionnellement

progressiste308

. Mais malgré tout, la formulation sous forme de thèmes d’étude était de mise : « Du grand

Djolof aux royaumes successeurs (le grand Djolof jusqu’à la bataille de Danki, le Cayor, le Baol, le Sine, le

Saloum, le Djolof après Danki, le Walo après la dislocation du Djolof) étaient des exemples de thèmes

proposés par le programme de 1972 aux élèves de CM1.309

Le programme de 1979310

, qui prit le relai pour

apporter quelques rectificatifs et stabiliser le précédent, n’apporta aucune nouveauté dans son énoncé: il

était aussi présenté en thèmes.

En étant ainsi articulés autour d’une pléthore de thèmes, ces différents programmes reposaient sur l’entrée

par les contenus comme modalité de planification des apprentissages. Cette entrée, dont la matrice

historique est l’encyclopédisme, était donc l’héritage d’une Ecole coloniale adepte de l’acquisition et de la

restitution de connaissances livresques, formelles. Elle s’inscrivait aussi dans la logique du « modernisme

classique encyclopédique » qui considère que « connaitre, c’est restituer fidèlement des savoirs reconnus et

validés par la communauté scientifique »311

.

302

République du Sénégal. (1971). Loi d’orientation 71-36 du 03 juin. 303

Article 3, ibid. 304

Il s’agit du décret n° 72-861 du 13 juillet 1972 portant organisation de l’enseignement élémentaire. 305

Le programme décliné dans le décret n° 72-861 comprenait trois disciplines fondamentales : la mathématique, l’étude de la langue et l’étude du

milieu. 306

Ministère de l’Education nationale. (1978). Circulaire n° 00691/men/sg/dep du 19 janvier 1978 portant instructions officielles. 307

Ministère de l’Education nationale. (1972). Décret n° 72-861, op.cit. 308

Mangane, S. (1986). L’étude du milieu à l’école élémentaire. Le Pédagogue, 33, 34-39. 309

Ministère de l’Education nationale. (1972) op.cit. 310

Ibid. 311

Consulter De Ketele, J-M. (2008). Logique et compétences et développement curriculaire. Débats, perspectives et alternative pour les systèmes.

Paris : L’Harmattan.

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La formulation générale et imprécise des thèmes d’étude constituait un obstacle majeur à une bonne mise

en œuvre des programmes d’histoire. En effet, même si les instructions officielles de 1978312

indiquaient aux

enseignants des orientations méthodologiques assez claires, ceux-ci éprouvaient de réelles difficultés dans

la formulation des objectifs d’apprentissage. En guise d’illustration, nous pouvons nous appuyer sur trois

fiches pédagogiques élaborées en 1981 par trois instituteurs titulaires accumulant tous plus de cinq ans

d’expérience. Pour une même leçon (l’agriculture au CE2), trois objectifs différents sont proposés :

- « Au terme de la leçon, les élèves pourront comparer l’agriculture d’hier et d’aujourd’hui »313 ;

- « Au terme de la leçon, les élèves connaîtront l’évolution de l’agriculture »314

;

- « Au terme de la leçon, les élèves devront être capables de définir l’agriculture et d’identifier les

types d’outils utilisés hier et aujourd’hui »315.

Avec ces objectifs différents, les maîtres, à la lumière des résumés proposés, avaient livré aux élèves des

connaissances légèrement différentes. Le premier enseignant avait procédé à des comparaisons sur

l’outillage, la taille des exploitations et les productions d’hier et d’aujourd’hui ; le second organisait sa leçon

autour de l’agriculture familiale (outillage, plantes cultivées) et l’agriculture commerciale (outillage, taille des

exploitations et plantes cultivées) ; le dernier avait fait définir l’agriculture et comparer l’outillage d’hier et

d’aujourd’hui.

La formulation en thèmes d’étude assez généraux et imprécis laissait donc une marge d’appréciation

considérable aux enseignants dans l’énoncé de l’objectif de la leçon et dans le choix des connaissances

précises à transmettre. Cependant, l’existence de manuels d’histoire316

et la bonne formation initiale des

instituteurs317

jugulaient les possibilités d’avoir « autant de leçons d’histoire que d’enseignants »318

.

Malgré tout, le système éducatif dans sa globalité faisait l’objet d’acerbes critiques, notamment de la part du

SUDES (Syndicat Unique et Démocratique des Enseignants du Sénégal) dont les grèves répétitives

amenèrent l’Etat à proposer un autre type d’école, et un autre mode de planification des programmes.

1-2 l’intermède de l’Ecole nouvelle et son application: le règne de l’énoncé en objectifs, 1987-1996

La grave crise scolaire qui sévit en 1980 du fait des grèves persistantes du SUDES qui dénonçait « le

caractère élitiste, les faibles performances, et l’orientation extravertie du système en place »319

, obligea

Abdou Diouf, arrivé au pouvoir en janvier 1981, à convoquer les Etats Généraux de l’Education et de la

Formation (EGEF) dont les conclusions préconisaient, entre autres, le renouvellement des méthodes

pédagogiques et la refonte des programmes scolaires dans le but d’associer plus étroitement

enseignements et processus productifs. « Une école nationale, démocratique et populaire », dans laquelle

312

Les instructions officielles, qui déclinaient les méthodes pédagogiques à mettre en œuvre pour dérouler les programmes de 1972, sont

consignées dans la circulaire n°00691/men/sg/dep du 19 janvier 1972. Elles continuaient à régir les pratiques de classes jusque dans les années

1980 et même 1990. 313

Fiche pédagogique anonyme, n°6, CE2, 26- 11- 1981. 314

Fiche pédagogique anonyme, non numéroté, CE2, 22-11-1981. 315

Fiche pédagogique anonyme, n° 7, CE2, 18-11-1981. 316

Par exemple le manuel intitulé Histoire du Sénégal et de l’Afrique, rédigé en 1976 par Iba Der Thiam alors Professeur agrégé d’histoire et de géographie, et Nadiour Ndiaye directeur d’école et parfaitement conforme au programme fixé par le décret n° 72-861 du 13 juillet 1972, fut largement utilisé par les enseignants. El Hadji Lamine Niang est né le 01 janvier 1940 à Khombole. Il a été maître, directeur d’école de 1964 à 1995 dans presque toutes les régions du Sénégal. Entretien réalisé le 12 octobre 2015 à Rufisque où il réside actuellement. 317

Des instituteurs bénéficiaient d’une formation de trois ans dans des Ecoles normales, même si d’autres (les instituteurs adjoints) étaient formés pendant une année scolaire dans les CFP (Centre de Formation Pédagogique). 318

El Hadji Lamine Niang, op.cit 319

Fall, A. (2002). L’Ecole au Sénégal : la question de l’adaptation. Histoire d’une problématique récurrente de 1817 à nos jours. Dakar : UCAD. Thèse de troisième cycle. Histoire., p. 302.

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l’enseignement et la production, la théorie et la pratique font parfaitement bon ménage, devait être le

modèle approprié pour opérationnaliser les conclusions des EGEF. Ainsi, dès octobre 1987, 102 classes-

pilotes furent ouvertes sur l’ensemble du territoire pour expérimenter les programmes de l’Ecole nouvelle

(issue des EGEF320

) qui se mit, dès sa naissance, à l’heure de la pédagogie par objectifs. Cette nouveauté

paradigmatique dans le domaine de la pédagogie irriguait toutes les réformes éducatives des années 80, et

avait même induit une évolution du statut de la connaissance qui devait être perçue comme « la preuve de la

maîtrise de savoirs et de savoir-faire énoncés en termes observables, évaluables et mesurables ».321

D’ailleurs, elle s’inscrivait dans la logique du « modernisme scientifique expérimental » qui, en se substituant

au « modernisme classique encyclopédique » s’était imposée comme la troisième strate dans l’évolution du

statut de la connaissance322

. Pour être dans la mouvance de la pédagogie par objectifs, l’histoire scolaire

déclina alors ses contenus sous forme de corpus d’objectifs opérationnels que les élèves doivent acquérir.

Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, le programme de CE2 devint : « Découvrir l’évolution de

l’agriculture (aujourd’hui, hier) ; « Découvrir les faits marquants et les figures historiques du royaume du

Tékrour »323.

Cette formulation était dans les bonnes grâces des maîtres car, elle leur balisait la voie de la construction de

leurs activités d’’enseignement, leur fournissait dès le premier coup d’œil jeté sur le programme le point de

mire de la leçon, leur permettait de choisir judicieusement les moyens pédagogiques et matériels

(subordonnés à l’objectif) et d’évaluer les apprentissages sur une base rationnelle et objective324

. Bref, avec

cette formulation, l’enseignant, dans le quotidien de la classe, pouvait à courte échéance et sans effort, bien

identifier les résultats que doivent atteindre ses élèves. Seulement, certains objectifs formulés dans le

programme avec des verbes ayant des significations assez imprécises (découvrir en est un exemple)

étaient reformulés par des enseignants325

. Ce qui donnait parfois lieu à un morcellement souvent outrancier

de ces objectifs et à des leçons simplistes, ennuyeuses pour les élèves326

.

Malgré l’immense enthousiasme qu’elle avait suscité, l’Ecole nouvelle, expérimentée à travers les classes-

pilotes (supplantées d’ailleurs par les écoles-pilotes à la rentrée 1990-1991327

), ne parvint guère à s’imposer

dans lé décor éducatif sénégalais. Une économie sous perfusion des politiques d’ajustement imposées par

la Banque mondiale et le FMI, un espace scolaire alors pollué par des grèves cycliques328

donnèrent un

coup fatal à l’Ecole nouvelle qui subsistait cependant, dans sa dimension pédagogique, dans les réalités de

la classe. Pour preuve, la pédagogie par objectifs, qui constituait le référentiel méthodologique des

programmes de l’Ecole nouvelle, commençait à s’ancrer dans les pratiques enseignantes au milieu des

années 1990329

. Pourtant elle faisait l’objet de beaucoup de critiques allant de la juxtaposition et du

320

Id, p. 67. 321

De Ketele, J-M. (2008), op.cit., p. 64. 322

De Ketele, J-M. (2008), op.cit., p. 64. 323

Cf., Ministère de l’Education nationale. (1987). Guide pédagogique pour les classes pilotes. Dakar : JNEADE. 324

El Hadji Lamine Niang, op. cit. 325

Ibid 326

Pour présenter une leçon sur El hadji Omar Tall, un enseignant avait proposé l’objectif suivant : « Au terme de la leçon, les élèves doivent être capables de citer les dates des différentes batailles menées par El hadji Omar Tall ». Fiche pédagogique CM2, non numérotée, 26- 04- 1989. 327

Fall, A. (2002). op. cit., p. 83. 328

Sonko, A. (1996). Avant-propos. Actes de la session d’évaluation des Etats généraux de l’Education et de la formation. Dakar : UCAD, p. 2. 329

El Hadji Lamine Niang, op.cit.

251

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

saucissonnage des objectifs et des séquences d’apprentissage, à la non prise en considération, selon les

socioconstructivistes, de l’action de l’apprenant et de l’influence de ses pairs.330

Elle céda alors le pas à l’approche par compétences. Cette dernière devint à la fin des années 1990 la

troisième porte d’entrée pour la planification des apprentissages adoptée par l’Ecole sénégalaise.

1-3 L’avènement de la formulation en compétences, 1996-2014

Les critiques formulées à l’encontre de la pédagogie par objectifs, le surgissement dans les années 1990 de

l’économie de la connaissance (valorisant le capital humain) dans l’armature conceptuelle du

développement et l’exigence de compétitivité induite par la mondialisation installèrent un nouvel ordre

éducatif mondial qui refondit le statut de la connaissance et le processus de l’apprentissage. En effet, la

connaissance ne doit pas être une formule ou une procédure creuse, vide de sens ; elle doit être finalisée et

se mettre au service d’une action, d’une production ou de la résolution de problèmes. Bref, elle est érigée en

instrument devant servir au développement de compétences. Quant au processus d’enseignement-

apprentissage, il ne doit plus se limiter à faire accumuler des connaissances mais à développer aussi des

compétences c'est-à-dire des capacités à « mettre en œuvre, en situation, dans un contexte déterminé,

d'un ensemble diversifié mais coordonné de ressources ».331

Ce nouveau paradigme de la compétence, qui correspond, dans l’évolution du statut de la connaissance au

« post-modernisme professionnalisant »332, change le rapport de l’apprenant au savoir : il ne s’agit plus pour

lui de pouvoir redire ou refaire un savoir ou un savoir faire, mais Il s’agit surtout de pouvoir en faire usage

dans des situations réelles, scolaires ou extrascolaires. Alors, dans les processus d’enseignement-

apprentissage, la pédagogie par objectifs fléchit au profit de l’entrée par compétences qui s’abreuve à la

source de la pédagogie de l’intégration et de la pédagogie situationnelle.

Le brouillard programmatique et méthodologique qui s’était installé au Sénégal dans la deuxième moitié des

années 1990 du fait notamment de l’agonie de l’Ecole nouvelle et de l’essoufflement du programme de

1979 incita le système éducatif sénégalais, alors à la recherche d’un second souffle, à se saisir de la

planche de salut de l’approche par compétences d’autant plus que celle-ci, nonobstant quelques critiques333

,

semble faire consensus. Le Sénégal s’engagea alors dès 1996 dans la voie de la construction d’un

curriculum de l’éducation de base adossée au paradigme de la compétence et visant à rendre les

précédents programmes plus pertinents et à orienter les apprentissages vers des acquis plus fonctionnels.

Au bout d’une dizaine d’années de conception et d’élaboration de ce curriculum, des programmes structurés

autour de la compétence sont stabilisés. Le programme d’histoire est alors reformulé et décliné en un

schéma qui part de la compétence de base (à installer en principe chez chaque élève à la fin de l’étape) aux

contenus en passant successivement par les paliers, les objectifs d’apprentissage et les objectifs

spécifiques.

La compétence est formulée avec les constituants suivants :

-

330

De Ketele, J-M. (2008), op.cit., p. 64. 331

Pour plus d’informations sur le concept de compétences, lire Jonnaert, P., (2002). Compétences et socioconstructivisme. Bruxelles : De Boeck Université. 332

De Ketele, J-M. (2008), op.cit., p. 64. 333

Les notes dissonantes véritablement audibles dans le concert d’unanimité autour de l’approche par compétences portent sur la caporalisation de l’école par l’entreprise. Se reporter à Laval, C. (2010). Le nouvel ordre éducatif mondial. OMC, Banque Mondiale, OCDE, Commission européenne. Paris : Nouveaux Regards/Syllepse.

252

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

- Le verbe « intégrer » : pour rappeler constamment à l’enseignant que les apprentissages

ponctuels ne sont réellement pertinents que s’ils préparent leur mobilisation dans des situations

d’action ;

- Les ressources (les connaissances, habiletés et attitudes) sur lesquelles portent les

apprentissages ponctuels ;

- La situation dans laquelle se construit et s’exerce la compétence ;

- Le résultat attendu qui est souvent indissociable de la situation.

En guise d’exemple, la compétence de base à installer chez l’élève de la deuxième étape (CE1-CE2) est la

suivante : « Intégrer des techniques de recherche (observation, enquête, étude documentaire, etc.,) dans

des situations de découverte de faits historiques du milieu proche ».334

Cette compétence porte sur la

découverte des faits saillants de l’histoire du milieu proche. Elle s’actualise dans des situations où l’élève

utilise comme ressources l’observation, l’enquête ou l’étude documentaire pour établir la monographie de

son milieu proche. Elle est décomposée en quatre paliers. Les deux premiers paliers335

, traités au CE1,

couvrent des apprentissages comme la consolidation de la notion de temps, la découverte du passé local et

l’organisation des structures de base (quartier, village, commune). Quant aux deux derniers paliers du CE2,

ils développent l’idée de progrès et les différentes formes d’organisation des royaumes du Sénégal.

Chaque palier est à son tour décomposé en objectifs d’apprentissage dont le niveau de complexité est tel

qu’ils ne peuvent être réalisés au terme d’une séance d’apprentissage. A titre d’illustration, « découvrir la

notion de temps » est le premier objectif d’apprentissage résultant de la déclinaison du premier palier du

CE1. Pour être opérationnel, cet objectif d’apprentissage est décliné en trois objectifs spécifiques :

« Distinguer passé, présent et futur », « Se situer dans une tranche de temps », « Situer des événements ou

des faits dans le temps ». Les contenus arrimés à chacun des objectifs spécifiques (par exemple les notions

aujourd’hui, hier, demain pour le premier objectif), la durée (en termes de nombre de séances et de temps

d’exécution de chaque séance) d’enseignement-apprentissage et les activités supports de ces contenus

sont aussi bien précisés dans le guide pédagogique336

(principal outil du curriculum de l’éducation de base)

qui propose même en guise d’illustration des démarches de leçon.

L’évolution induite par le curriculum de l’éducation de base, du point de vue de la formulation des

programmes, réside donc dans la précision de la quasi-totalité des éléments constitutifs d’une activité

d’enseignement-apprentissage dont une bonne partie étaient passés sous silence par le programme de

1979 et celui des classes-pilotes. Cette évolution s’explique par le souci des autorités académiques

d’harmoniser les pratiques pédagogiques et d’accompagner les enseignants dans la mise en œuvre de cette

innovation car, avec la création en 1995 du corps des volontaires de l’éducation (qui ne bénéficiaient

d’aucune formation digne de ce nom), la formation initiale et la professionnalisation des enseignants

334

Ministère de l’Education nationale. (2008). Guide pédagogique pour l’enseignement élémentaire. Curriculum de l’éducation de base. Dakar : EENAS. 335

Le palier est le premier niveau de déclinaison de la compétence de base. Il a la même formulation que la compétence. D’où son appellation de compétence intermédiaire. Au CE1 par exemple, le premier palier par lequel passe l’acquisition de la compétence de base est la suivante : « intégrer des techniques d’observation et d’enquête dans des situations de découverte de la notion de temps et de l’histoire locale ». Ibid. 336

Ibid.

253

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

devenaient les talons d’Achille du système éducatif sénégalais337

. Cependant, en se substituant aux

enseignants dans la formulation des objectifs spécifiques, le choix de contenus adaptés et précis, et en

indiquant des directives méthodologiques parfois rigides, le guide pédagogique risque de promouvoir une

pédagogie dogmatique, bureaucratique qui robotise la pratique enseignante en la dépouillant de son âme

c’est-à-dire sa dimension artistique.

L’évolution du mode de déclinaison du programme d’histoire était donc indexée sur le mouvement

pédagogique international qui en était même un des principaux ressorts, ce qui est révélateur de la volonté

constante de l’école sénégalaise de s’encastrer, du point de vue des méthodes et pratiques pédagogiques,

dans la mouvance éducative mondiale.

Cette évolution s’est accompagnée de l’effort inlassable des autorités académiques de proposer des

contenus vibrant au rythme des enjeux politiques, sociaux, culturels et scientifiques de chaque période.

2 Les contenus, entre enjeux idéologiques et préoccupations scientifiques

Sous l’emprise de multiples enjeux, les contenus proposés en classe d’histoire ont connu une réelle

évolution de 1962 à 2014.

2-1 Hégémonie d’une histoire idéologique, 1962-1996

Instrument de colonisation, l’enseignement de l’histoire devait surtout servir, dans le contexte colonial, à la

« civilisation » et à la christianisation des jeunes colonisés338

. A l’accession du Sénégal à l’indépendance,

cet enseignement fit alors l’objet d’une tentative de décolonisation. En effet, conformément aux

recommandations de la conférence d’Addis-Abeba de 1961, le programme d’histoire subit dès 1962 une

épuration qui la débarrassa de toute sa teneur avilissante pour la personnalité africaine339

. Ainsi, des figures

de la lutte anticoloniale comme Lat Dior et El hadji Omar, furent valorisées et présentées comme « fierté

nationale pour leur résistance à la colonisation »340

. D’ailleurs à travers ses contenus, l’histoire scolaire

devait surtout être un instrument de construction et de consolidation de la nation sénégalaise puisqu’au

début de l’indépendance, considérant qu’il avait précédé cette nation alors en chantier341

, l’Etat s’attribuait la

mission de promouvoir, par l’action scolaire342

, le sentiment d’appartenance à la communauté nationale343

.

Ainsi en 1962, cette histoire, s’appropriait la question de la construction nationale très prégnante dans

l’espace public344

. Elle cherchait alors à doter le Sénégal d’une histoire la plus ancienne et la plus glorieuse

possible en le présentant dès le CE1 comme héritier de royaumes et d‘Etats fondés à l’époque précoloniale,

avec une bonne organisation politique et sociale.345

Le territoire du Sénégal, qui est « un référent qui compte

337

Par exemple, en 2007, 53,8% des enseignants du cycle élémentaire étaient sans formation initiale et sans qualification. Se référer

à CONFEMEN. (2007). Rapport PASEC, Sénégal, p. 29. 338

Voir Sow, A. (2004)., op.cit. 339

Fall, A. , (2012). Eduquer au national en Afrique, le cas sénégalais : une mission impossible ? Liens, 15, 76-94. 340

Ministère de l’éducation et de la culture, (1962). Circulaire 11. 450 du 8 octobre 1962, op.cit. 341

En 1961, dans le cadre de son premier plan quadriennal, le gouvernement du Sénégal se fixait comme priorité la construction d’une nation à travers « l’usage généralisé d’une langue commune et le partage d’une même culture par les divers groupes de la population ». République du Sénégal, Plan quadriennal de développement. 1961-1964, ronéoté, p. 131. 342

Pour de plus amples information sur l’instrumentalisation de l’école sénégalaise au début des années 1960 à des fins de construction nationale, lire FALL M. (1961). L’école au service de la construction nationale . École nationale sénégalaise, 3, 7-10. 343

Fall A., (2012). op.cit. 344

Par exemple en février 1962 à Thiès, lors du congrès de l’UPS (Union Progressiste Sénégalaise) alors parti au pouvoir, la question de la construction nationale occupa une large place dans les débats. Cf., Ibid. 345

Ministère de l’éducation et de la culture, « Circulaire 11. 450 du 8 octobre 1962” , op.cit, p. 74.

254

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

dans l’affichage de l’identité de la nation sénégalaise »346

n’était guère donc considéré comme une

fabrication de l’histoire coloniale et était alors enracinée dans la période précoloniale347

. Et la défense de

l’intégrité de ce territoire fut brandie comme la principale motivation de la résistance anticoloniale étudiée au

CM348

.

L’histoire enseignée à l’école élémentaire devait aussi, par ses silences, construire et consolider au début de

l’indépendance le sentiment d’appartenance nationale. Malgré leur ancrage dans l’histoire du Sénégal349

et

dans la conscience collective des Sénégalais dont la grande majorité adulent les fondateurs des

mouvements confrériques et les perçoivent comme des héros de la résistance anticoloniale, les

phénomènes maraboutique et confrérique étaient totalement ignorés par le programme d’histoire de 1962.

Dans le contexte du début des années 1960 où l’identité confrérique était fortement mise en avant par des

Sénégalais350

, ce silence était sans doute pour les pouvoirs publics une manière de revigorer la conscience

nationale en obstruant le patriotisme et le communautarisme confrériques qui devenaient audibles sur le

champ politique351

.

Si l’histoire scolaire était mobilisée pour jouer sa partition dans la construction et la consolidation de la nation

sénégalaise, c’est parce que celle-ci devait reposer, selon les autorités politiques, sur le pilier ethnoculturel

constitué d’une langue, d’une culture et d’une histoire partagées352

. En plus, L’unité de la nation devait

trouver sa respiration dans la vitalité des cultures locales353

. Le programme d’histoire de 1962 rendait aussi

compte de cette option car, il cherchait à développer un sentiment d’appartenance à la communauté

nationale qui ne reposait pas sur un désaveu de l’identité de base comme celle cristallisée autour d’un

terroir, que nous appelons identité spatiale. Il faisait alors une large place aux royaumes locaux tels que le

Cayoor, le Baol, le Walo, le Tékrour présentés comme des provinces historiques du Sénégal354

. Dans le

346

Mbow L. (2013). La production du territoire sénégalais. Liens, 17, 6- 42. 347

Au CE1 par exemple, la partie portant sur la période précoloniale est intitulé « Mon pays à l’époque précoloniale ». Elle comporte même un chapitre ayant pour titre « Naissance du Sénégal ». Ministère de l’éducation et de la culture. (1962) op.cit. p. 74. 348

Id, p. 73. 349

Déjà à partir de 1673, l’espace sénégambien fut secoué par une guerre sainte déclenchée par des marabouts maures et toucouleurs contre les collaborateurs locaux de la traite négrière. Pour de plus amples informations sur la guerre des marabouts en Sénégambie, lire Robinson, D. ; Triaud J-L(1997). Le temps des marabouts. Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française v. 1880-1960. Paris : Editions Karthala. 350

Par exemple à la fin des années 1940 et dans la première moitié des années 1950, au plus fort de la rivalité entre les militants de la SFIO de Lamine Guère (les bérets rouges) et les partisans de Senghor (les bérets verts), où chaque sénégalais mettait en avant son appartenance à l’un des camps, les mourides aimaient fredonner « Laminuma, senghoruma : maa gui thi bamba » (je ne suis ni du camp de Lamine, ni de celui de Senghor : je milite pour bamba). Seck, D. (2000). Histoire des modes vestimentaires chez les jeunes filles à Dakar. Dakar : UCAD. Mémoire de maitrise, Histoire. Cette confrérisation de l’identité semble atteindre son paroxysme actuellement où des Sénégalais mettent par exemple leur comportement vestimentaire et leur téléphone portable respectivement aux couleurs et aux sons de leur confrérie. 351

Les Tidjanes qui avaient aussi une forte conscience confrérique avaient investi à la fin des années 1950 le champ politique par l’intermédiaire de leur marabout Cheikh Ahmed Tidjane Sy qui créa le PSS (Parti de la Solidarité sénégalaise). Et lors des élections législatives de 1959, le PSS avait réalisé ses grands scores dans des villes considérées comme des bastions de la Tijanyya : Saint-Louis (6418 voix pour le PSS contre 5020 pour l’UPS de Senghor), Tivaoune (2538 voix pour le PSS contre 221 pour l’UPS), Kaolack (4788 voix pour le PSS contre 4591 pour l’UPS). Voir Fabienne,S. (2006). Les marabouts de l’islam politique. Le Dahiratoul Moustarchidina Wal Moustarchidaty, un mouvement néo-confrérique sénégalais. Paris : Karthala. 352

L’Etat définissait la nation comme « un ensemble d’hommes et de femmes manifestant une commune volonté de vie commune, partageant une langue, une culture et une histoire communes ». Cf., Diouf, M. (1998). Sénégal. Les ethnies et la nation. Dakar : NEAS, p. 12. 353

Le sentiment d’appartenance à la nation que l’Etat promouvait par l’action éducative ne devait guère étouffer le sentiment d’appartenance à une communauté. Cf. CINAM-SERESA-Comité d’études économiques. –Rapport sur les perspectives de développement du Sénégal. Rapport général. Juillet 1960. Pagination discontinue par chapitres, chap. I-4, ronéoté. Cité par Fall A., op.cit., p. 4. 354

Pour faire apparaitre ces royaumes comme des provinces du Sénégal et donc des pans du territoire national, la géographie était mise en contribution : le discours géographique scolaire superposait le royaume et des régions administratives à travers des affirmations du genre « la région de Thiès correspond à l’ancien royaume du cayoor et à une bonne partie du royaume du Baol ». Cette sollicitation de la géographie pour mieux faire remplir à l’histoire sa mission de consolidation de la conscience nationale fut surtout amplifiée dans les années 1970 et 1980. Voir à ce sujet Timera, M-B. (2009). L'identité sénégalaise à travers la géographie scolaire, de

255

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

contexte des années 1960 où le lien avec le terroir recélait une forte dimension identitaire355

, cette mise en

relief des histoires locales pouvait aussi satisfaire les besoins identitaires des populations.

En outre, la politique de construction nationale dans sa dimension scolaire rendait plus prégnante l’identité

spatiale au détriment de la référence à l’ethnie. Comme pour amollir le sentiment d’appartenance ethnique

dont la revigoration pouvait être source de fragilisation du consensus national356

, le programme d’histoire

s’efforçait de rendre les royaumes locaux neutres et anonymes sur le plan ethnique en suggérant d’étudier

leur création, leur situation géographique (pour mieux les corréler à un terroir), leur organisation politique et

sociale et quelques unes de leurs grandes figures357

.

Cependant, l’histoire enseignée à l’école élémentaire au lendemain de l’indépendance n’était pas

suffisamment nationale, inclusive et partagée pour être un vecteur d’intégration nationale. Elle passait sous

silence les anciens royaumes du sud et de l’est du Sénégal et privilégiait donc ceux de l’ouest, du nord et du

centre. Cette marginalisation358

de la Casamance (et du Sénégal oriental) dans les programmes d’histoire de

l’école élémentaire sur fond de prégnance de la composante islamo-wolof comme modalité centrale de

construction de l’Etat postcolonial359

fut peut-être un des germes de frustration de ses populations (qui

s’auto-excluaient même du territoire national360

) et, partant, du mouvement indépendantiste casamançais361

.

Et elle résultait sans doute d’une absence de politique de mémoire mettant à contribution l’enseignement de

l’histoire dans la construction d’une mémoire collective, un des soubassements du sentiment d’appartenance

nationale.

Avec une telle tare congénitale, l’histoire scolaire (notamment celle enseignée à l’école élémentaire) du

début des années 1960 ne pouvait disposer d’une assise solide; elle n’intégrait pas, par ses silences, toute

la demande sociale de mémoire362

. Elle fut alors fortement ébranlée par le tourbillon de la révolte

estudiantine de mai 1968 et portait l’empreinte de la nouvelle volonté des pouvoirs publics d’orienter,

notamment par l’action éducative, la société sénégalaise vers une trajectoire plus nationaliste363

. En effet,

l'indépendance aux années 1990. L’Espace géographique, 3, 233-250 URL : www.cairn.info/revue-espace-geographique-2009-3-page-233.htm. 355

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1960 et 1970, les « néo-dakarois » (issus des flux migratoires en provenance de l’intérieur du pays) délestés de leur terroir (c'est-à-dire leur premier ancrage) s’accrochaient à leur culture locale pour que leur délocalisation ne se paie pas en désaffiliation. Ils mettaient alors en avant leur appartenance à un terroir (qui était un élément identificateur) et se définissaient comme jambur jambur, baol baol, cajoor cajoor, etc. D’ailleurs, devant des boutiques ou sur les véhicules de transport en commun, il était fréquent de voir des écriteaux du genre «jambur boutique, cajoor transport », etc. Cf. Seck, D. (2015). Ordre colonial, identités et masculinité. La lutte à Dakar, 1914-1960, Liens, 19, à paraître. 356

Au lendemain de l’indépendance, l’ethnie n’était pas retenue comme un critère de définition de la nation, et était même perçue par les dirigeants sénégalais comme un obstacle à la consolidation d’une conscience nationale. Elle fut alors reléguée à l’arrière plan au profit d’une communauté de base se déclinant en deux catégories interdépendantes, les ruraux et les citadins. Cf., Timera, M-B. (2009), op.cit., p. 14. 357

Ministère de l’éducation et de la culture. (1962), op.cit, p. 74. 358

Cette marginalisation est à nuancer car le sud et l’est était représentés par Mamadou Lamine Dramé et Fodé Kaba Dumbuya au panthéon des « héros nationaux » de la lutte anticoloniale célébrés par le programme d’histoire de 1962. Cf. Seulement, les Joola contestaient le choix du marabout manding Fodé Kaba qui avait déclenché contre eux une guerre sainte à partir de 1850. Fall, A. (2012), op. cit., p. 83. 359

Lire à ce sujet O’brien, D.C. ; Diop, M.-C. ; Diouf, M. (2002). La Construction de l’État au Sénégal. Paris : Karthala. 360

Dans les années 1960, les populations du sud et de l’est désignaient les autres régions du pays sous le vocable « Sénégal », comme si celles-ci constituaient une entité nationale qui leur est étrangère. Cette posture « d’auto-exclusion du territoire national » (que nous avons constatée durant notre séjour de quatre ans à Kolda dans les années 1990) est révélatrice d’un déficit d’intériorisation de la nation sénégalaise chez ces populations. 361

La « marginalisation périphérique » de la Casamance dans les années 1960 et 1970 est brandie comme une explication de la rébellion indépendantiste qui secoue cette région depuis 1981. Se référer Diop, M.C. ; Diouf, M. (1990). Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat et Société. Paris : Editions Karthala. 362

La demande sociale de mémoire, qui est surtout affective, s’inscrit dans une logique de recherche et de construction identitaires de groupes sociaux. Lire sur cette question Prost,A. (2000). Comment l’histoire fait-elle l’historien ? Vingtième Siècle, 65, 3-12 et Halbwachs,M. (1997). Les Cadres sociaux de la mémoire. Paris : Albin Michel. 363

Pour accoucher d’une société plus enracinée dans des valeurs africaines et locales, le système éducatif proposé par la loi d’orientation de l’éducation nationale du 03 juin 1971 devait s’appuyer sur les langues nationales.

256

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

Pour « relocaliser » une jeunesse (fer de lance de cette révolte) considérée comme extravertie et lui insuffler

un regain de patriotisme et de nationalisme, les pouvoirs publics recoururent, entre autres moyens364

, à

l’histoire. Ainsi, dans le nouveau programme de 1972, l’histoire scolaire fut investie de la mission de « faire

connaître le milieu à l’élève »365

, de « le lui faire aimer »366, et devait revêtir les allures d’une leçon de

morale, de civisme et de patriotisme367

. Pour réussir cette double mission, elle ambitionnait d’abord

d’enraciner l’enfant dans son milieu immédiat et proche avant de l’ouvrir « à de plus vastes horizons à

l’échelle du continent africain »368

. Alors, elle mettait en œuvre un programme qui portait au cours

élémentaire première année (CE1) sur l’école (sa création, ses premiers maîtres, son extension), le village

ou le quartier, les royaumes existant dans la localité de l’enfant. Ce programme s’étendait ensuite au CE2

sur le Sénégal à l’époque coloniale, au moment des contacts avec les peuples de race blanche, pendant la

colonisation française, durant la conquête de l’indépendance et après celle-ci. Et il couronnait le processus

de découverte du milieu en planchant au cours moyen (CM) sur les empires noirs de l’Afrique occidentale

(l’empire du Ghana, l’empire du Mali, l’empire Songhoï) et sur les progrès de l’humanité au XXe

siècle. Le

milieu historique était donc étudié par cercles concentriques, du local vers le global, par souci de « s’adapter

à l’évolution psychique de l’enfant »369 et de réaliser « le double but d’enracinement et d’ouverture sur

l’Afrique et le monde ».370

La connaissance du milieu dont l’histoire s’efforçait d’être le vecteur devait déboucher sur l’attachement

sentimental à la patrie. Le programme de 1972 suggérait alors d’étudier les royaumes en présentant comme

modèle de patriotisme et de bravoure les principaux personnages ayant participé à leur formation, à leur

évolution. Alors, dans le manuel d’histoire371

qui se voulait « rigoureusement conforme au programme fixé

par le décret n°72-861 du 13 juillet 1972 »372, les résistants à la conquête coloniale, qui avaient fait du

Sénégal « une terre de patriotisme »373

étaient présentés comme des « héros au courage indomptable,

animés d’un patriotisme ardent »374 et des « exemples à suivre par chaque sénégalais »

375. Et comme pour

inciter une jeunesse alors réceptive aux valeurs guerrières376

à mieux s’identifier à ces héros, les ressources

iconographiques de ce manuel les peignaient sous des traits guerriers377

. En les chargeant ainsi d’une forte

364

Parmi ces moyens, nous pouvons citer le durcissement de la censure cinématographique. En effet, grande consommatrice d’images filmiques, la jeunesse du début des années 1970 devait, selon les autorités étatiques, être protégée de la « vague d’érotisme et de violence qui tente, par le moyen du cinéma, de submerger un pays neuf comme le Sénégal et de nuire à son essor parmi les nations saines et fortes». Le Soleil, n° 28, op.cit., p. 2. Elles mirent alors en place, à travers le décret du 29 juin 1970, un nouveau système de censure « apte à canaliser la force de suggestion et de pénétration du cinéma, tout en éduquant les spectateurs ». Ibid. 365

Ministère de l’Education nationale. (1972). Décret n° 72-861, op. cit., p. 79. 366

Ibid. 367

Ibid. 368

République du Sénégal. (1973). Journal officiel de la République du Sénégal, n°4274, 1er février 1973, p. 258.

369 Id, p. 259.

370 Ibid. Le diptyque enracinement-ouverture, cher au président Senghor, était le pivot de la politique culturelle et éducative du

Sénégal durant le magistère du président poète. 371

Thiam, I.D. ; Ndiaye N. (1976). Histoire du Sénégal et de l’Afrique. Dakar, Abidjan : NEA. 372

Ibid. 373

Id, p. 106. 374

Ibid. 375

Id, p. 116. 376

La masculinité valorisée par la culture jeune (notamment urbaine) des années 1970 était surtout construite autour de la virilité et des vertus guerrières. Elle puisait ses origines lointaines dans l’éthos ceddo fait de vertus guerrières, d’honneur et de virilité (Lire à ce sujet Fall, R. (2004). Sociétés wolof et violence politique, une lecture à travers l’histoire. Les Cahiers Histoire et Civilisation, 2, 57-63.). Les figures qui l’incarnaient (appelées alors dans le langage populaire jeune « guerrier ») étaient adulées par la jeunesse. C’était le cas du personnage « Brother Thie » du film Baks réalisé en 1975 par le cinéaste sénégalais Momar Thiam. 377

Une des iconographies du manuel met en scène El Hadji Omar Tall dans une posture particulièrement guerrière : chevauchant devant ses combattants, le sabre à la main droite, il prenait le dessus sur ses ennemis en déroute. Thiam, I.D. ; Ndiaye N. (1976). Op.cit., p. 106.

257

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

teneur patriotique et morale pour les offrir comme modèle de héros à la jeunesse, les rédacteurs de ce

programme voulaient sans doute, à travers l’enseignement de l’histoire, fournir des fortifiants patriotiques et

moraux à une jeunesse considérée comme dévitalisée moralement et civiquement (à la suite de mai 68) et

encline à importer ses héros378

.

En outre, le patriotisme et la consolidation du sentiment national dont l’histoire scolaire ambitionnait d’être la

fabrique devaient s’abreuver aux sources de la conscience africaine et être perméables aux réalités et

valeurs culturelles africaines.379

D’où la mise en évidence de l’histoire de l’Egypte antique dans le

programme de 1972 (notamment au CM) afin de convaincre le jeune écolier sénégalais que son « continent

a participé très tôt et de façon décisive à l’enrichissement du patrimoine culturel de l’humanité ».380

Malgré

ce militantisme idéologique et culturel autour de l’histoire de l’Egypte ancienne, aucune allusion n’était faite

aux thèses de Cheikh Anta Diop (pourtant chantre de la négritude de l’Egypte antique) dans les documents

d’accompagnement du programme de 1972, notamment le manuel cité plus haut et les Instructions

officielles de 1978. Celles-ci suggéraient même de ne faire cas de ces thèses, à travers l’injonction faite aux

enseignants de s’abstenir de manifester un « parti pris doctrinal » dans les leçons d’histoire.381

Toutefois, même s’il était porteur d’un repli nationaliste à forte teneur panafricaine, le programme d’histoire

issu de la réforme de 1971 ne pouvait être vecteur d’une véritable intégration nationale. En effet, il continuait

de marginaliser les histoires locales du sud et de l’est du Sénégal comme si elles n’étaient guère

mobilisables dans la construction d’une identité nationale. Cette seconde marginalisation, qui pouvait faire

apparaitre ces régions comme des déserts historiques, accréditent la thèse des auteurs qui considèrent que

la marginalité dans laquelle la Casamance était enfermée n’était pas un accident historique mais relevait

d’un choix politique382

.

Ne s’étant pas donc rétabli de sa tare congénitale, le programme d’histoire au cycle élémentaire ressemblait

alors à un costume taillé sur mesure pour le Sénégal de l’ouest du nord et du centre. Une école qui se

voulait nationale ne pouvait le revêtir sans y devenir engoncée. Ce programme fit alors l’objet de

nombreuses critiques383

et céda le pas en décembre 1979 au « 79-1165 »384

dont l’une des grandes

nouveautés résidait dans le réaménagement du programme d’histoire qui s’enrichissait des « royaumes de

la Casamance et de la Haute-Gambie »385

dont l’intégration dans les contenus enseignés aux CE et CM

correspondait à la nationalisation de l’histoire scolaire qui n’était plus amputée d’une région du Sénégal.

Seulement, cette histoire continuait de porter la camisole de force de la « différence casamançaise »386

manifeste dans la dénomination des royaumes. Alors que les royaumes de l’ouest, du nord et du centre

traditionnellement étudiés (le cayor, le baol, le walo, etc.) étaient présentés sous le sceau de l’anonymat

378

Avec l’ampleur de la consommation filmique à Dakar à la fin des années 1960 et dans les années 1970, la jeunesse dakaroise s’identifiait à des héros cinématographiques comme Zorro, Django, Pécos, Bruce Lee, Dilip Kumar, etc. Lire à ce sujet Seck, D. (2009). Le loisir cinématographique à Dakar. Dakar : UCAD. Thèse de troisième cycle. Histoire, . 379

L’article 3 de la loi d’orientation n° 71-36 du 03 juin 1971 note : «L'éducation nationale sénégalaise est une éducation africaine, prenant sa source dans les réalités africaines et aspirant à l'épanouissement des valeurs culturelles africaines ». 380

Thiam, I.D. ; Ndiaye N. (1976). Op.cit p. 28. 381

L’analyse du contexte des années 1970 marqué par les débats houleux autour des thèses de Cheikh Anta Diop et l’ostracisme académique dont ce dernier faisait l’objet laisse croire que parler de ces thèses relevait d’un parti pris doctrinal et équivalait alors à « un péché pédagogique ». 382

Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf soutiennent cette thèse. Se reporter à Diop, M-C., ; Diouf, M. (1990), op.cit., p. 46. 383

Fall, A. (2012), op.cit. p. 84. 384

Les enseignants appelaient ainsi les programmes en vigueur à l’élémentaire à partir de 1979, du nom du décret n°79-1165 du 20 décembre 1979 portant organisation de l’Enseignement élémentaire 385

Ministère de l’Education nationale (1979). Décret n° 79-1165, op.cit. 386

« La différence casamançaise » est une expression que nous devons à Marut, J-C. (1996). Les deux résistances casamançaises. Le Monde diplomatique, janvier 1996.

258

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

ethnique387

, ceux du sud et de l’est nouvellement introduits avaient une dénomination ethnique manifeste :

les royaumes joola et manding de la Casamance, les royaumes peuls, le Goy et le Bundu de la Haute-

Gambie.388

En mettant ainsi en évidence « les ethnies de la périphérie389

» dans le nouveau programme qui

disposait d’une large base consensuelle390

, les pouvoirs publics voulaient sans doute atténuer la prégnance

de la composante islamo-wolof dans le processus de construction nationale.

Alors que le «79-1165 » semblait donner à l’école sénégalaise un nouveau souffle programmatique, le ras

de marée de l’agitation syndicale qui déferla sur l’espace scolaire en 1980 le secoua fortement en obligeant

les autorités publiques à convoquer en 1981 les Etats généraux de l’éducation et de la formation. Les

conclusions de ces Etats le firent supplanter (du moins dans les classes pilotes) en 1987 par un nouveau

programme dit « programmes pour les classes pilotes » qui introduisit des nouveautés dans l’histoire

scolaire. D’abord les figures religieuses391

, que cette histoire avait toujours ensevelies dans le silence, eurent

droit de cité dans le nouveau programme d’histoire. Mais, dans un contexte marqué toujours par la

prépondérance des identités confrériques et la propension des populations à ériger le fait maraboutique en

références mémorielles, une certaine présence des guides religieux en classe d’histoire était porteuse de

risques d’affaiblissement de l’identité nationale et d’accentuation des conflits de mémoire entre les

communautés confrériques. Le programme d’histoire de « l’Ecole nouvelle » essayait alors de

« déconfrériser » et de nationaliser l’histoire des guides religieux en mettant l’accent sur leur résistance à la

pénétration coloniale. Ainsi, ce programme les présentait comme les principaux animateurs de la

« résistance pacifique », une notion qui venait aussi d’apparaître dans l’histoire scolaire. Même si cette

introduction des figures religieuses dans le programme d’histoire pouvait contribuer à la prise en charge de

la demande sociale de mémoire par l’histoire scolaire, elle était perçue par certains auteurs392

comme une

opération de marketing politique de la part d’Abdou Diouf qui en avait même récolté des dividendes

électoraux en 1988393

. Elle peut être aussi interprétée comme un aspect de la politique mémorielle que Diouf

tentait de mettre en œuvre, et dont la Commémoration en 1986 du centenaire de la mort de Lat Dior « héros

national »394 constituait le premier jalon

395.

Ensuite, l’entrée d’Aline Sitoe Diatta, une figure historique de la Casamance, dans le panthéon des héros de

la résistance anticoloniale célébrés par l’histoire scolaire constituait l’autre nouveauté du programme

d’histoire des classes pilotes. Et elle s’inscrivait dans la logique du pouvoir de Diouf de mobiliser d’autres

registres symboliques (les figures religieuses, les personnalités historiques de la périphérie) pouvant

387

Retenons cependant que même si ces royaumes n’étaient pas associés à une ethnie, chacun d’entre eux avait une connotation ethnique. Par exemple, le Baol connotait l’ethnie wolof, le fuuta l’ethnie toucouleur. 388

Ministère de l’Education nationale. (1979). Décret n° 79-1165, op.cit. 389

Les joola par exemple étaient perçus par le « centre » comme une réalité lointaine. En témoignent ces propos du ministre de la culture Alioune Sène, tenus en décembre 1974 : « Par le fait du cinéma, les jeunes Sénégalais en savent plus sur le Far West et les cow boy que sur les joola de la Casamance ». Le Soleil, n° 1386, 03 décembre 1974, p. 4. 390

Le programme de 1979 était le fruit de réflexions menées de 1975 à 1977 par les cadres de l’enseignement, les représentants des parents d’élèves et divers spécialistes de l’éducation. Cf. rapport de présentation du décret n°79-1165 391

Les guides les plus cités étaient Ahmadou Bamba (fondateur du mouridisme), El Hadji Malick Sy, (propagateur de la confrérie tidjiane au Sénégal) et Seydina Limamou Laye, fondateur de la confrérie des layènes. Cf., Fall, A. (2012), op.cit., p. 10. 392

Ibid 393

Lors des élections présidentielles de 1988, Serigne Abdoul Lahad, Khalife général des mourides avait donné une consigne de vote en faveur du président sortant, Abdou Diouf. 394

La promotion de Lat Dior en « héros national » n’était pas favorablement accueillie par toutes les communautés. Fall, A. (2012), op.cit, p. 09. 395

En 1987, bon nombre de lycées et collèges du pays parrainés par d’anciens colonisateurs furent, sur décision du ministre de l’Education nationale Iba Der Thiam, débaptisés et eurent comme nouveaux parrains des personnalités historiques du Sénégal. Par exemple, le lycée Faidherbe de Saint Louis fut rebaptisé lycée El Hadji Oumar Foutiyou Tall. Dans la même foulée, une journée nationale de célébration des nouveaux parrains fut instituée. Ces décisions constituaient un autre jalon de la politique mémorielle de Diouf.

259

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

provoquer une adhésion uniforme à la nation sénégalaise. Néanmoins, une analyse contextuelle des années

80 relie inévitablement cette entrée à la rébellion du MFDC (Mouvement des Forces Démocratiques de

Casamance) alors balbutiante et permet même de l’interpréter comme une offre de séduction à ce

mouvement indépendantiste.

La teneur idéologique des trois premiers programmes d’histoire, qui visaient avant tout à transmettre des

valeurs, des sentiments, des idées, est donc manifeste. En 1996, avec la construction d’un curriculum de

l’éducation de base, un nouveau programme à vocation idéologique moins manifeste signa son entrée en

classe d’histoire.

2-2 Vers une « désidéologisation » de l’histoire scolaire ?

Tenaillé entre les prolongations que jouait le « 79-1165 » et la volonté du Sénégal de ne pas être à rebours

de l’ordre éducatif mondial des années 1990 marqué par le surgissement du paradigme de la compétence,

le programme des classes pilotes déclina au profit d’un curriculum de l’éducation de base généralisé à

l’école élémentaire depuis octobre 2012. Le programme d’histoire défini dans le cadre de ce curriculum

pérennise les nouveautés induites par l’Ecole nouvelle mais apporte des changements qui lui donnent une

réelle originalité par rapport aux programmes précédents. En effet, alors que dans les autres programmes

l’enseignement de l’histoire n’était explicite qu’à partir du CE1, le nouveau programme instaure un

enseignement de l’histoire, avec des contenus bien définis, dès le cours d’initiation (CI). Seulement, il s’agit

d’un enseignement préparatoire à une bonne acquisition du savoir historique puisqu’il doit permettre à

l’élève de structurer le temps en prenant conscience que celui-ci s’écoule, s’ordonne, se mesure et se

représente.396

Mais l’originalité du programme actuel réside surtout dans l’allure plus scientifique qu’il veut revêtir. Même si

la consolidation du sentiment patriotique et le renforcement de la cohésion nationale sont toujours de mise

(d’où le maintien de l’armature du « 79-1165 » et du programme des classes pilotes), ce programme semble

vouloir s’affranchir du «tout idéologique » en privilégiant les objectifs méthodologiques (liés notamment à la

maîtrise des méthodes d’investigation historique) sur les objectifs cognitifs. Ainsi, il cherche à développer

chez l’élève la compétence à recourir aux techniques de recherche à savoir l’observation (de sites

historiques par exemple), l’enquête et l’étude documentaire pour découvrir les événements historiques du

milieu (immédiat, proche, lointain). De ce point de vue, un de ses documents d’accompagnement

recommande expressément la mise en œuvre de la démarche d’investigation en classe d’histoire397

. Enfin,

l’Egypte ancienne n’est plus enseignée à l’école élémentaire. Cette autre particularité du présent

programme, qui consacre la disparition de l’antiquité africaine de l’histoire scolaire, ne facilite pas chez

l’apprenant une bonne intelligence du temps historique appliqué aux grands cadres temporels (Préhistoire,

Antiquité, Moyen-âge, Temps modernes, époque contemporaine). L’absence de l’Egypte antique procède

peut-être de la « désidéologisation » partielle de cette histoire qui veut se donner une plus grande

consistance scientifique en érigeant même comme objectif majeur le développement chez l’élève de la

396

Ministère de l’Education nationale. (2012). Fascicule Didactique des disciplines. p. 56 397

Ibid.

260

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

capacité d’analyse et d’interprétation des documents et sources historiques.398

Mais malgré cette vocation

scientifique affichée, le programme actuel laisse des concepts européocentriques comme « la découverte de

l’Afrique » se maintenir à flot. Ce qui révèle nos difficultés pour nous extraire du prisme idéologique dans

lequel le système symbolique occidental nous enferme souvent.

L’évolution des contenus proposés en histoire à l’école élémentaire est donc révélatrice de l’indexation de

l’histoire scolaire, dans les années 1960 et 1970 sur les préoccupations de construction et de consolidation

nationales et de son alignement actuel sur une tendance plus méthodologique et scientifique.

Les méthodes d’enseignement-apprentissage rendent aussi compte de cette évolution.

3 L’approche méthodologique : de la dictature du récit au balbutiement de

l’investigation

Les modes d’énonciation des différents programmes d’histoire et les objectifs visés à travers les contenus

proposés ont toujours cherché des répondants dans les méthodes d’enseignement. Par exemple, les

premiers programmes postcoloniaux (notamment ceux de 1962, 1972 et 1979) dont l’objectif majeur était de

faire éclore le sentiment nationaliste et patriotique chez l’enfant de l’école élémentaire promouvaient des

méthodes pédagogiques en phase avec leur vocation nationaliste et panafricaine. En effet, pour mieux

peindre la classe d’histoire aux couleurs d’une «leçon de morale, de civisme et de patriotisme »399

, ces

programmes à forte teneur idéologique présentaient l’histoire scolaire (surtout celle la deuxième étape)

comme une succession d’évènements et de données factuelles chronologiquement ordonnés et narrés de

manière à offrir une identité valorisante aux élèves. Et l’enseignement de cette histoire, faisant appel « à la

sensibilité de l’enfant, à son imagination, à son jugement et à son goût du merveilleux »400

, devait être

« anecdotique et pittoresque »401 avec la présence de « légendes, de croyances populaires, de contes »

402.

Il était donc fondé sur la méthode d’exposition orale, avec l’usage du récit que l’élève avait l’obligation de

consommer et de restituer. Ce récit, pivot de la leçon d’histoire, émergeait d’un questionnement403

élaboré

par le maître qui recensait les réponses fournies par les élèves, les complétait ou les rectifiaient à travers un

exposé de type informatif débouchant sur un résumé consigné dans un cahier de leçons pour être mémorisé

et restitué lors d’une autre séance prochaine. Toute l’activité d’enseignement-apprentissage était donc

régulée par le maître qui confinait l’apprenant dans la posture de consommateur d’un récit à même de

l’émerveiller devant les « périodes de célébrité, de grandeur, de gloire du pays » et d’exalter ainsi son

patriotisme. Et même les autorités académiques exigeaient de l’enseignant des qualités de narrateur pour

mieux émouvoir l’élève et fixer son attention404

. Comme pour mieux encastrer cette histoire-récit surchargée

398

Ibid. 399

Ministère de l’Education nationale. (1978). Circulaire n°00691, op.cit. 400

Ibid. 401

Ibid. 402

Ibid. 403

Certains enseignants élaboraient ce questionnaire la veille de la leçon d’histoire, notamment le soir juste une dizaine de minutes avant l’arrêt des cours. Ils demandaient aux élèves de l’administrer aux parents ou à d’autres personnes ressources (chef de quartier, Imam, griots, etc.) habitant leur quartier. El Hadji Lamine Niang, op.cit. 404

La qualité du récit était un des critères à l’aide desquels les inspecteurs de l’enseignement évaluaient nos leçons d’histoire. Ibid.

261

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

de teneur idéologique dans les pratiques pédagogiques, Histoire du Sénégal et de l’Afrique405, le principal

manuel de références des enseignants dans les années 1970, était rédigé sous forme de récit, avec des

chapitres comprenant chacun « un exposé relativement substantiel »406. Cependant, en voulant captiver,

émouvoir, exalter et souvent mystifier407

, l’histoire-récit ne mobilisait presque pas l’esprit critique408

de l’élève

et l’exposait alors aux manipulations, aux pièges, aux dissimulations et aux exagérations parfois inhérentes

à l’histoire.

Par ailleurs, le programme de l’Ecole nouvelle, qui ne rompait pas totalement les amarres avec « l’histoire

idéologique », continuait à donner la part belle à l’histoire-récit tout en charriant des pratiques pouvant

affaiblir celle-ci. Par exemple, pour mieux prendre appui sur la pédagogie par objectifs - le paradigme

pédagogique des classes pilotes -, la leçon d’histoire était inaugurée par l’annonce de l’objectif qui précise

sans ambages le comportement observable que l’enseignant veut faire naître chez l’apprenant à l’issue de

l’apprentissage. Ce qui permettait de conclure un contrat pédagogique entre le maître et l’apprenant qui

savait alors exactement ce qu’on attendait de lui. Seulement le verbe « découvrir » était le plus récurrent

dans les objectifs spécifiques409

alors qu’il ne révèle pas clairement aux élèves le comportement à adopter

au terme de la leçon. En outre, comme l’exige la pédagogie par objectifs, certains enseignants évaluaient les

leçons d’histoire à l’aide d’exercices alors novateurs (questions à choix multiples, cartes ou frises

chronologiques à compléter410

, etc.) même s’ils restaient agrippés aux formes traditionnelles d’évaluation

consistant à faire psalmodier le résumé de la leçon.411

En mettant ainsi l’accent sur le comportement

observable de l’élève dont l’annonce et l’évaluation devaient respectivement inaugurer et couronner la leçon,

les méthodes pédagogiques privilégiées par le programme d’histoire de 1987 affaiblirent l’histoire-récit (et

son corollaire l’histoire idéologique) en reléguant à l’arrière plan les sentiments, les idées, les valeurs (qui

n’étaient pas directement observables) qui lui sont inhérents.

Mais le plus rude coup que l’histoire-récit avait reçu de l’Ecole nouvelle était sans nul doute la pratique

d’enquête qui signait ainsi son entrée en classe d’histoire. Pour ne plus faire totalement l’impasse sur les

savoirs antérieurs et les représentations du sujet-apprenant alors invité à se pencher sur le processus de

construction du savoir historique, les documents d’accompagnement412

conseillaient de dérouler les leçons

d’histoire en deux séances : la première, entièrement consacrée à la préparation de l’enquête, était un

moment d’expression libre des apprenants pendant lequel le maître recensait l’ensemble des questions

soulevées par la classe, les regroupait en thèmes de recherche, suggérait le choix des modalités de

l’enquête (sources, sites à visiter, moyens, organisation, etc.) et élaborait avec les élèves des outils de

recueil d’informations (grille d’observation, guide d’entretien, etc.). Quant à la seconde, le maître en faisait

un moment de compte rendu des productions, de discussions autour d’elles pour mettre en évidence les

405

Thiam,I-D. : Ndiaye N. (1976), op.cit. 406

Id, p. 3. 407

Le recours aux légendes, conseillé par les instructions officielles, était de nature à mystifier l’apprenant, même si celles-ci considéraient que ces légendes pouvaient « révéler la civilisation et les mœurs d’une époque donnée » ; Cf., Ministère de l’Education nationale. (1978). Circulaire n°00691, op.cit. 408

Pourtant, les instructions officielles de 1978 recommandaient que la leçon d’histoire soit « conduite de façon à développer l’esprit critique de l’enfant et le sens de la relativité des valeurs et des civilisateurs ». 409

Sur 30 fiches pédagogiques consultées (datant des années 1988, 1990, 1992), 22 comportent un objectif spécifique élaboré avec le verbe découvrir : « découvrir les caractéristiques du royaume », « découvrir l’histoire du Cayor », « découvrir l’évolution de son école », etc. 410

El Hadji Lamine Niang, op.cit. 411

Ibid. 412

Cf., Ministère de l’Education nationale. (1987). Guide pédagogique pour les classes pilotes. Dakar : JNEADE.

262

Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

points d’accord et de désaccord, d’exposé de son récit pour une clarification et un apport d’informations, et

d’élaboration du résumé. Cette démarche pédagogique était de nature à faire participer activement les

élèves à la construction du savoir historique et à les initier progressivement aux techniques de recherche

utilisées par l’historien. Toutefois sa mise en œuvre, très marginale413

dans les pratiques enseignantes à la

fin des années 1980 et durant les années 1990, continuait à faire la part belle au récit par le temps

démesuré consacré à l’exposé du maître414

. Elle ne s’était pas donc suffisamment incrustée dans les

pratiques de classes pour impulser un renouvellement de la pédagogie de l’histoire.

Ce renouvellement fut réellement visible à partir de 2012, avec la généralisation dans le cycle élémentaire

du curriculum de l’éducation de base qui consacre la refonte de l’enseignement sur le paradigme de la

compétence. En effet, pour ne plus laisser le trop-plein d’idéologie s’insinuer dans la quasi-totalité de ses

rouages, l’histoire scolaire adossée à ce paradigme apporte des inflexions assez significatives : elle ne fait

plus de l’accès au savoir le seul objectif d’enseignement ; elle donne même la priorité aux objectifs

méthodologiques visant à familiariser l’élève avec la démarche d’historien. Ainsi, elle est exprimée en termes

de compétences dont l’installation chez l’apprenant passe inévitablement par la maîtrise des techniques

d’enquête, de recherche documentaire et d’observation qui sont alors nécessaires à la construction par

l’élève du savoir historique415

. Mais puisque ces techniques ne font pas l’objet d’apprentissages ponctuels,

elles ne peuvent être maîtrisées que par la pratique et l’expérience. Balbutiant dans les classes pilotes, le

recours à l’enquête (au cours de leçons d’histoire déroulées en deux séances) devient alors presque

systématique en classe d’histoire, et est même sur le point de s’installer confortablement dans les coutumes

pédagogiques.416

De ce fait, il inaugure l’avènement de l’histoire investigatrice qui met l’accent sur la

dimension construite de l’histoire et sonne ainsi le glas à l’histoire-récit. Néanmoins, malgré son statut de

ressource devant être mobilisée dans des « situations de découverte de faits historiques du milieu »417

,

l’enquête ne suscite pas toujours l’adhésion totale de tous les maîtres dont certains invoquent souvent les

difficultés de sa mise en œuvre à la deuxième étape, l’insuffisance du crédit horaire et la pléthore des

effectifs418

pour ne pas s’adonner à sa pratique régulière419

.

Alors pour toujours se conformer à la recommandation de privilégier une histoire investigatrice, ces

enseignants peuvent jeter leur dévolu sur la recherche documentaire (une autre ressource mobilisable dans

la découverte de faits historiques du milieu) dont la spécificité est d’installer divers types de sources au cœur

de la leçon d’histoire. Avec cette technique d’investigation historique, les élèves sont invités, sous la

conduite du maître qui fait émerger un questionnement sur le fait historique ou l’évènement étudié, à choisir

des documents appropriés, à en faire la critique externe (qui s’attache essentiellement à la datation et à la

413

L’analyse d’une trentaine de bulletins d’inspection de maître et d’une vingtaine de fiches pédagogiques datant de 1989, 1992, 1994 et 1997 laisse apparaître la marginalité d’un enseignement de l’histoire basé sur l’enquête. 414

« Trop de temps consacré à l’exposé », « récit démesurément long » : ces remarques étaient récurrentes dans les bulletins d’inspection de maître. 415

Voir la formulation de la compétence de base en histoire, p. 416

Sur 30 bulletins d’inspections de maîtres datant de 2014 consultés, 17 font état de leçons d’histoire fondées sur la pratique d’enquête et exécutées en deux séances dont la première est exclusivement consacrée à l’élaboration du questionnaire. Notons enfin que 15 parmi ces 17 leçons sont présentées à la troisième étape (CM1-CM2). 417

Ministère de l’Education nationale. (2009). Guide pédagogique. Enseignement élémentaire. Curriculum de l’Education de base. Dakar : EENAS, p. 17. 418

Après l’élaboration du questionnaire, les élèves mènent l’enquête en groupes. Mais avec des effectifs de 80 élèves dans les grandes villes, le maître est devant un dilemme : avoir 13 à 14 groupes s’il veut se conformer à la norme (6 à 7 élèves par groupes) ou avoir un nombre raisonnable de groupes (6 à 7 groupes) à la taille démesurée (13 à 14 élèves par groupe). Ce qui dans tous les cas rend la pratique d’enquête très difficile. 419

Ly, ; A., Sy. M. (2013). L’utilisation de l’enquête en classe d’histoire : état des lieux. Dakar : UCAD/FASTEF : Mémoire de fin de stage pour l’obtention du CAIEE (Certificat d’Aptitude aux fonctions d’Inspecteur de l’Enseignement élémentaire).

263

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

détermination de l’origine des documents), et à les exploiter pour en extraire diverses informations aidant à

répondre aux questions. Ces documents sont souvent le manuel d’histoire (une riche mine d’informations sur

le passé) ou diverses sources comme des objets (outils, mobiliers, masques, statues, bois sculpté,

tambours, siège, parures, costumes, etc.), des documents écrits (vieux livres, anciens billets de banque,

documents d’archives, vieux timbres-postes, vieilles photographies, cartes postales, etc.) ou quelques

témoignages oraux (récits de griots, émissions radiophoniques, discours de personnalités, etc.)420

. Même si

elle est de nature à construire progressivement chez les apprenants la procédure et la pensée historiennes,

cette démarche basée sur l’usage et l’analyse de documents est actuellement marginale dans les pratiques

pédagogiques.421

D’ailleurs, au cours de sa mise en œuvre, la classe se livre beaucoup plus à une simple

lecture de documents qu’à une véritable exploitation.422

A défaut de s’appuyer sur l’enquête ou sur l’étude

documentaire, les apprenants sont invités à pratiquer l’histoire investigatrice en recourant à une autre

technique de recherche, l’observation423

. Celle-ci, suscitée par un questionnement sur l’évènement ou le fait

historique objet de la leçon, doit porter sur les vestiges du milieu (sites mémoriaux, sites anciens,

monuments, infrastructures, champs de batailles, etc.), déboucher sur leur analyse critique et générer des

réponses au questionnement de départ. Cette version de l’histoire investigatrice valorise donc les sorties sur

le terrain et par voie de conséquence « montre aux élèves que l’histoire n’est pas seulement dans les livres

ou les musées, mais dans la rue, les campagnes, etc.»424. Seulement, la rigidité de l’emploi du temps, les

contraintes horaires et la pléthore des effectifs à l’école élémentaire ne créent guère un environnement

didactique favorable à sa pratique qui est d’ailleurs presque inexistante en classe d’histoire.425

En outre, si la pédagogie de l’histoire adossée à l’approche par compétences est en rupture avec les

anciennes approches, c’est aussi du fait de la forte présence des différents types de situations426

dans le

processus d’enseignement-apprentissage. D’abord au début d’un apprentissage ponctuel, dans une étape

appelée « mise en situation », une situation problème didactique (devant laquelle les connaissances

actuelles sont insuffisantes pour donner tout de suite une réponse correcte) est présentée aux élèves : à

travers elle, le maître fait émerger les représentations des élèves en les amenant à essayer de résoudre la

difficulté, et les motive en faisant constater, d’une part, le manque d’informations sur le fait historique objet

de la leçon, et d’autre part, l’usage qu’ils pourraient faire de la connaissance historique une fois acquise. Par

exemple, au début d’une leçon sur Lat Dior et sa résistance à la pénétration coloniale, un maître propose à

la classe la situation problème didactique suivante: « Contexte : Tu te rends en compagnie de ton jeune

frère au CICES (Centre International pour le Commerce Extérieur du Sénégal) pour assister à la foire

internationale de Dakar. A votre arrivée, ton jeune frère voit une géante statue sur laquelle est mentionnée ‘

Hommage à Lat Dior’. Ne connaissant pas ce personnage, il te pose une série de questions : i) Qui était Lat

420

Ministère de l’Education nationale, Fascicule Didactique des disciplines, op.cit., p. 56 421

L’exploitation des bulletins d’inspection de maître fait constater cette marginalité. Sur 30 bulletins (datant de 2014) exploités, quatre font état de leçons d’histoire basées sur l’exploitation de documents qui n’étaient d’ailleurs rien d’autres que des manuels d’histoire. Notons aussi que c’est au cours moyen deuxième année (CM2) que ces leçons sont présentées. 422

Les visites de classes que nous avons effectuées en 2014 en compagnie d’élèves-inspecteurs en formation à la FASTEF nous ont fait constater une manie des maîtres à faire lire les documents en lieu et place d’une véritable analyse. 423

Ministère de l’Education nationale. (2009). Guide pédagogique, op.cit., p. 17. 424

Le Goff, J. ; Pierre Nora, P. (1974). Faire de l’histoire. Paris : Gallimard, 1974. 425

Les bulletins d’inspection et les fiches pédagogiques consultés ne mentionnent pas un enseignement de l’histoire basé sur l’observation de sites historiques. Les visites de classes effectuées corroborent également cette absence. 426

Un des documents d’accompagnement du curriculum de l’éducation de base définit la situation de la manière suivante : « une situation est un prétexte qui a le même niveau de complexité qu’une situation de vie que l’enseignant prépare de manière à le présenter à ses élèves dans le cadre des apprentissages en vue de sa résolution. ». Cf., Ministère de l’Education nationale. (2012). Fascicule Pédagogie générale, op.cit., p. 18.

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Dior ? ii) De quelle région du Sénégal était-il ? iii) Que sais-tu de sa vie et de son œuvre ? iiii) Pourquoi

cultivons nous son souvenir ? Consigne : Aide ton jeune frère à connaître Lat Dior en répondant à ses

questions. ».427

Ensuite, au terme d’une série d’apprentissages ponctuels, pour apprendre aux élèves à

intégrer et à mobiliser différentes connaissances historiques déjà acquises, une situation d’apprentissage de

l’intégration comme celle-ci leur est proposée: «Contexte : c’est la semaine de l’école de base. Ton école

organise une manifestation culturelle au cours de laquelle chaque élève est invité à proposer cinq héros de

la résistance à la pénétration coloniale et à en faire des modèles pour la jeunesse sénégalaise et africaine.

Consigne : i) cite ces cinq héros ; ii) présente leur vie et leur œuvre ; iii) dis pourquoi tu les offre comme

exemples à suivre.»428 Enfin, pour évaluer la compétence de base, le maître invite les élèves à élucider une

situation d’évaluation construite sur le modèle de la situation d’apprentissage de l’intégration précédente.

Cette pédagogie des situations privilégiée par l’enseignement actuel de l’histoire fait surtout du maître un

concepteur et un organisateur de situations d’apprentissages. Et en favorisant des rapprochements entre le

passé et le présent, elle contribue à extraire le fait historique étudié de son contexte (le passé) pour établir

un lien direct entre la vie sociale de l’élève et le savoir historique qui fournit alors des clefs de

compréhension de la réalité actuelle.

En donnant ainsi la prééminence aux objectifs méthodologiques et en s’adossant à la pédagogie de

l’intégration429

pour outiller l’élève en aptitude à pouvoir mobiliser le savoir historique dans des situations

d’explication d’une réalité présente, l’histoire investigatrice, qui s’ancre progressivement dans les pratiques

de classe, induit un renouvellement de l’enseignement de l’histoire. Au moment où la médiacratie430

inaugure le règne de la pensée unique par le dressage des esprits et par la massification des individus, la

valorisation de l’histoire investigatrice est une urgence citoyenne et démocratique. En effet, en développant

chez les élèves la capacité intellectuelle d’analyser et d’interpréter des faits historiques de manière critique,

cette histoire peut cultiver l’esprit critique et le jugement indépendant. Elle occupera alors une place

essentielle dans la formation d’un citoyen responsable et actif, capable de résister aux formatages

idéologiques, de mener une pensée personnelle pour ne pas se laisser mener par le troupeau. Cependant,

dans le contexte actuel d’érosion de la cohésion nationale431

et de sécheresse morale432

, le « tout

scientifique » ne doit pas régner en maître absolu en classe d’histoire. Celle-ci doit aussi donner droit de

cité à un enseignement moral, civique et patriotique dont l’histoire-récit peut constituer un parfait vecteur.

D’ailleurs, comme si on « chassait un naturel prompt à revenir au galop », l’histoire-récit, qui a demeuré

427

Se référer à une fiche pédagogique d’une leçon d’histoire présentée dans une classe de CM2 le 12 avril 2014 par Mme Absa Guissé enseignante en service à l’école Nafissatou Niang de Dakar. 428

Cf., Fiche pédagogique d’une leçon d’histoire (apprentissage de l’intégration) présentée dans une classe de CM2 le 06 mai 2014 par Ibrahima Cissé enseignant en service à l’école Cité 2000 de Mboro. 429

« La pédagogie de l’intégration repose sur la mise en place d’un processus d’apprentissage qui ne se contente pas de cumuler les connaissances et savoir-faire mais qui apprenne à mobiliser ces connaissances et savoir-faire dans des situations qui ont du sens pour l’élève. » Cf., Ministère de l’Education nationale, Fascicule Pédagogie générale, op.cit., p. 20. Pour de plus amples informations sur la pédagogie de l’intégration, lire Roegiers, X. (2010). La pédagogie de l’intégration. Bruxelles : De Boeck Supérieur. 430

Pour plus d’informations sur ce concept qui illustre la toute puissance des médias dans les sociétés contemporaines, se reporter à De Virieu, F-H.(1992). La médiacratie. Paris : Flammarion. 431

Même si une certaine accalmie s’est installée dans le sud du pays, cette partie du Sénégal est toujours est toujours le foyer d’une rébellion indépendantiste. 432

Des faits divers aussi variés que la vie de couple et de famille, la situation de l’enfant, les abus sexuels sur mineurs, le viol, etc. régulièrement relatés par la presse sénégalaise illustre à suffisance la crise des valeurs qui sévit au Sénégal. Lire à ce sujet Le mouvement citoyen. (2010). La société sénégalaise entre mutations et résistances. La lettre du citoyen. Dakar : Fondation Konrad-Adenauer.

265

Liens Nouvelle Série L’histoire scolaire au Sénégal, 1962-2014 : une analyse des contenus et des méthodes d’enseignement

pendant longtemps la pièce maîtresse du dispositif pédagogique, se maintient à flot notamment à la

deuxième étape.433

Conclusion

A partir de sa décolonisation en 1962, l’histoire scolaire enclencha une évolution dont les principaux ressorts

furent les différentes modalités de construction et de consolidation nationales, et la volonté de l’Ecole

sénégalaise de s’encastrer dans le mouvement pédagogique international tout en jouant sa partition dans la

prise en charge de problèmes sociaux, politiques, culturels et mémoriels. Cette évolution a d’abord porté sur

l’énoncé des programmes. Sous l’impulsion des plus saillantes visions de l’apprentissage qui se sont

succédé dans le monde, et de leur traduction en référentiels et approches méthodologiques, le programme

d’histoire connut successivement différentes modes de formulation : dans les programmes de 1962, de 1972

et de 1979 régis par l’entrée par les contenus, il fut énoncé en thèmes d’étude ; en 1987, avec l’Ecole

nouvelle adossée à la pédagogie par objectifs, il fut formulé en objectifs d’apprentissages : dans l’actuel

curriculum de l’éducation de base sous l’emprise du paradigme de la compétence, il est décliné en

compétences, en paliers, en objectifs d’apprentissages et en objectifs spécifiques arrimés à des contenus.

L’évolution de l’histoire scolaire a également affecté les contenus dont la teneur fut fortement conditionnée

par les différentes missions assignées à l’enseignement de l’histoire et par le souci des pouvoirs publics de

relever des défis bien précis. Au lendemain de l’indépendance, cette histoire fut enrôlée afin de jouer sa

partition dans la construction et la consolidation d’une conscience nationale, alors au cœur des

préoccupations de l’Etat. Ce qui lui donnait, dans le programme de 1962, une vocation idéologique

manifeste matérialisée notamment par l’injonction de faire de l’enseignement de l’histoire un pourvoyeur de

leçons de civisme, de morale et de patriotisme. Après les troubles de mai 1968, que le pouvoir politique avait

attribués à une jeunesse considérée comme extravertie et dépouillée des valeurs locales et du sentiment

patriotique, l’histoire scolaire, à travers le programme de 1972 et ses documents d’accompagnement comme

le principal manuel d’histoire des années 1970, revigora sa teneur idéologique afin de fournir des fortifiants

moraux et patriotiques à cette jeunesse. Seulement, sous l’emprise du « modèle islamo-wolof » alors

principale modalité de construction de la nation sénégalaise, les deux premiers programmes d’histoire après

l’indépendance furent des costumes taillés sur mesure pour l’ouest, le centre et le nord du Sénégal. Ils

ensevelirent alors dans le silence les royaumes de l’est et du sud. Ceux-ci n’eurent droit de cité dans

l’histoire scolaire qu’avec le programme de 1979 qui était ainsi plus apte que les précédents programmes à

susciter une adhésion uniforme à la nation. Dans les années 80, à la recherche d’un nouveau souffle, l’Ecole

sénégalaise expérimenta un nouveau programme d’histoire qui intégrait, d’une part, des figures religieuses

comme Cheikh Ahmadou Bamba pour mieux satisfaire la demande sociale de mémoire, et d’autre part,

l’héroïne de la Casamance Aline Sitoe Diatta pour assurer à cette région en proie à une rébellion

indépendantiste une présence dans le panthéon des héros nationaux célébrés à l’école. Actuellement, les

contenus proposés dans le cadre du cadre du curriculum de l’éducation de base consolident l’option d’une

histoire scolaire inclusive, nationale et en phase avec les références mémorielles populaires. Cependant,

433

L’exploitation de fiches pédagogiques et de bulletins d’inspection de maître portant sur des leçons d’histoire présentées à la deuxième étape révèle que les pratiques enseignantes s’accrochent toujours au récit linéaire des évènements du passé en présentant l’histoire comme une succession de données factuelles chronologiquement ordonnées. Par exemple, sur 30 bulletins consultés, seuls 02 mentionnent l’usage systématique de l’enquête dans une leçon d’histoire.

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Djibril SECK

N° 20 Décembre 2015

amputés de l’Egypte ancienne, ces contenus semblent enclencher un processus de « désidéologisation » de

l’histoire scolaire, surtout avec les objectifs méthodologiques privilégiés au détriment des objectifs cognitifs

et socio-affectifs.

Les méthodes d’enseignement ne sont guère sortis indemnes du dynamisme de l’histoire scolaire. Leur

évolution est dans le droit fil des transformations subies par les contenus. Les quatre premiers programmes,

qui tenaient (avec leur vocation idéologique) à faire de l’histoire un apprentissage de la nation croisant une

éducation morale des élèves, avaient privilégié comme pédagogie l’histoire-récit. Quant au programme

actuel, qui semble vouloir s’adapter à la fin proclamée des idéologies, elle repose ses méthodes

d’enseignement sur l’histoire investigatrice afin d’amener l’élève à s’approprier la fonction critique de

l’histoire.

Se situant ainsi au carrefour du pédagogique, du politique et du culturel, cette étude de l’histoire scolaire

s’est révélée riche en informations. Elle éclaire l’indexation de cette histoire sur les modalités de construction

et de consolidation nationales durant les années 1960 et 1970, et renseigne éloquemment sur les rapports

du pouvoir central à la périphérie. Elle fait aussi apparaître au grand jour les tentatives de l’Etat postcolonial

de relever, par l’action scolaire, des défis politiques sociaux et culturels, et témoigne de l’écart existant

souvent entre les méthodes d’enseignement préconisées et celles effectivement mises en œuvre dans les

classes. Bref, elle rend compte de l’imbrication possible entre le pédagogique et l’idéologie, et met en

évidence les multiples enjeux de l’enseignement de l’histoire comme ceux liés à la consolidation de l’unité

nationale. Cependant, avec la montée en puissance de l’histoire investigatrice, l’histoire scolaire (le dernier

pré carré de l’idéologie à l’école élémentaire ?) risque de se dépouiller de toute sa substance idéologique et

de ne plus donc pouvoir contribuer efficacement au raffermissement du sens moral, du sentiment patriotique

et de la conscience nationale. Alors pour faire de l’histoire scolaire la boussole permettant de naviguer dans

ce monde caractérisé par le brouillage des repères moraux et identitaires, n’est-il pas urgent de revitaliser sa

teneur morale, civique et patriotique, de l’ajuster à la demande sociale de mémoire et de l’articuler à une

véritable politique nationale de mémoire, fruit d’une réflexion collective ?

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Emissions Demb diffusées les mardis à la chaîne 2STV et présentée par El Hadji Tall Ngol Ngol.

1-3 Sources orales

El Hadji Lamine Niang est né le 01 janvier 1940 à Khombole. Il a été maître, directeur d’école de 1964 à 1995 dans presque toutes les régions du Sénégal. Entretien réalisé le 12 octobre 2015 à Rufisque où il réside actuellement.

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