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81 Vies consacrées, 87 (2015-2), 81-83 Éditorial L’Année de la Vie consacrée va se poursuivre par l’Année sainte de la Miséricorde, du 8 décembre 2015 (Immaculée Conception) au 20 novembre 2016 (Christ-Roi), pour célébrer le cinquantième anniversaire de la clôture du Concile Vatican II, joie des joies ! On sait comment la devise épiscopale du Pape François (Miserando atque eligendo), inspirée d’une homélie de Bède le Vénérable commentant l’appel de saint Matthieu, unit l’élection et l’amour miséricordieux 1 . Ce sera donc pour les consacrés l’occasion renouvelée de célébrer la Miséricorde dont ils vivent et de la manifester par toute leur existence. En même temps que cette annonce d’une nouvelle Année sainte (la dernière remonte au Jubilé de l’an 2000, sous le ponti- ficat de Jean-Paul II), nous recevons enfin la traduction française, encore imparfaite, de la Lettre « Scrutate » de notre Dicastère, datant déjà du 8 septembre 2014. Partant de l’« icône biblique » de l’Exode, puis de l’itinéraire du prophète Elie, elle nous invite à la règle suprême de suivre le Christ, « d’un pas rapide ». Plutôt que de rester au milieu du gué, il s’agit d’avancer « vers des terres mystérieuses entrevues dans la foi », en discernant « le frémisse- ment des étoiles » et les plus petits signes (on reconnaît la figure d’Abraham, en superposition du jeune serviteur d’Elie) ; bref, de planter nos tentes au carrefour des sentiers non battus, pour s’arrêter (intercéder) et repartir, selon les indications de l’Esprit. « Scruter les horizons de notre vie et de notre temps, par une attention vigilante. Scruter la nuit pour découvrir le feu qui illu- 1. Voir dans notre revue P. AUFFRET, « A propos de la devise du Pape François : miserando atque eligendo », Vs Cs 86 (2014-2), 112-116 ; il faut comprendre : parce qu’il y a eu regard d’amour, il y a eu appel à suivre.

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Vies consacrées, 87 (2015-2), 81-83

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L’Année de la Vie consacrée va se poursuivre par l’Année sainte de la Miséricorde, du 8 décembre 2015 (Immaculée Conception) au 20 novembre 2016 (Christ-Roi), pour célébrer le cinquantième anniversaire de la clôture du Concile Vatican II, joie des joies ! On sait comment la devise épiscopale du Pape François (Miserando atque eligendo), inspirée d’une homélie de Bède le Vénérable commentant l’appel de saint Matthieu, unit l’élection et l’amour miséricordieux1. Ce sera donc pour les consacrés l’occasion renouvelée de célébrer la Miséricorde dont ils vivent et de la manifester par toute leur existence.

En même temps que cette annonce d’une nouvelle Année sainte (la dernière remonte au Jubilé de l’an 2000, sous le ponti-ficat de Jean-Paul II), nous recevons enfin la traduction française, encore imparfaite, de la Lettre « Scrutate » de notre Dicastère, datant déjà du 8 septembre 2014. Partant de l’« icône biblique » de l’Exode, puis de l’itinéraire du prophète Elie, elle nous invite à la règle suprême de suivre le Christ, « d’un pas rapide ». Plutôt que de rester au milieu du gué, il s’agit d’avancer « vers des terres mystérieuses entrevues dans la foi », en discernant « le frémisse-ment des étoiles » et les plus petits signes (on reconnaît la figure d’Abraham, en superposition du jeune serviteur d’Elie) ; bref, de planter nos tentes au carrefour des sentiers non battus, pour s’arrêter (intercéder) et repartir, selon les indications de l’Esprit. « Scruter les horizons de notre vie et de notre temps, par une attention vigilante. Scruter la nuit pour découvrir le feu qui illu-

1. Voir dans notre revue P. Auffret, « A propos de la devise du Pape François : miserando atque eligendo », Vs Cs 86 (2014-2), 112-116 ; il faut comprendre : parce qu’il y a eu regard d’amour, il y a eu appel à suivre.

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mine et guide, scruter le ciel pour reconnaître les signes porteurs de bénédictions sur notre pauvreté. Veiller avec vigilance et intercéder, fermes dans la foi ». Nous reviendrons bientôt à cette Lettre toute empreinte de la dimension nécessairement prophé-tique de nos vies consacrées.

Nous ouvrons ce numéro par la contribution passionnante du Frère Patrick Prétot, o.s.b., expert ès liturgie s’il en est, à pro-pos d’une question du vêtement des laïcs «communautaires» dans les célébrations ; nos choix liturgiques impliquent toute une ecclésiologie, et c’est elle qui peut, d’époque en époque, les gouverner.

Après l’habillement, l’argent. Un autre lieu d’expression de notre existence consacrée, qu’on aurait tort de négliger, dès lors que le Pape d’abord, notre Dicastère ensuite, l’ont mis au pre-mier rang des domaines à examiner, en cette année qui ne peut se contenter d’ajustements de façade. En tant que canoniste œuvrant depuis longtemps en Afrique, Silvia Recchi, de la Communauté Redemptor Hominis, part des situations locales ; son commentaire aidera également des pratiques plus occiden-tales à se laisser réordonner.

Autre lieu crucial, la formation. Nous publions le « Déca-logue » que le père Amadeo Cencini, canossien, propose comme cadre pour l’initiation des jeunes évangélisateurs, à la lumière d’Evangelii gaudium. Il n’hésite pas à dénoncer les attitudes opposées aux qualités qui s’imposent, permettant ainsi un dis-cernement approprié.

Le Père Armand Veilleux, o.c.s.o., entend la vie religieuse du côté de la « médiation culturelle » de la foi qu’elle réalise, à travers les âges. Ce point de vue bien étayé permet d’éclairer l’aspect social que peut prendre aujourd’hui le charisme religieux, dans les diverses cultures qui déterminent son existence. Un horizon s’ouvre pour des formes nouvelles de l’expression culturelle de notre expérience d’une relation personnelle avec le Christ.

Dans l’immensité des spiritualités d’Asie, Thomas Merton, né il y a tout juste 100 ans, a tracé un sillage d’or, que le père Jacques Scheuer s.j. nous rappelle, depuis l’enfance bousculée du futur auteur à succès, jusqu’à son immersion dans la vie monastique, avec ses recherches d’approfondissement spirituel du côté des

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traditions antiques de l’Inde et de la Chine. Sa mort accidentelle à Bangkok en 1968 le trouvera toujours dans la tension entre l’idée d’une expérience identique dans toutes les spiritualités et la reconnaissance de leurs différences irréductibles.

La série d’illustrations que nous avait offertes le regretté P. Defoux, s.j., relisant au deuxième degré le sérieux ouvrage de Rodriguez, Pratique de la perfection spirituelle, ont été récemment reproduites sur notre site, www.vies-consacrees.be. Aujourd’hui, Sylvie Lucel ([email protected]) met en image des dits des Pères du désert ; nous vous en proposons une planche, présente en couleur sur notre site : tant qu’il y a de l’humour, il y a de l’espoir…

Quelques recensions et la liste des ouvrages récemment reçus achèvent ce numéro ; si d’aventure vous aviez oublié de vous réabonner, ou d’abonner des amis, c’est le moment, l’Année de la Vie consacrée bat son plein !

(La vie consacrée vue par Pierre Defoux, s.j., voir la suite sur www.vies-consacrees.be, planche 1990-4)

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Un vêtement « liturgique » pour les laïcs d’une communauté :

une question ouverte

Introduction

On s’interroge en certains lieux sur la pertinence d’un vête­ment « liturgique » à porter par les membres laïcs d’une com­munauté, lors de la célébration de la messe ou des offices de la Liturgie des Heures1. En fait, on doit relever d’emblée que, posée ainsi, la question n’est pas celle du vêtement liturgique au sens strict, c’est­à­dire du vêtement associé à l’exercice d’une fonc-tion liturgique par un ministre. On vise ici bien plutôt la question d’un vêtement spécifique pour les membres de la communauté (comme l’est l’habit religieux), réservé à la participation à la liturgie (et donc non porté en dehors de l’oratoire). En résumé, il s’agit d’un vêtement pour la liturgie, destiné à des laïcs et qui par conséquent, distingue en même temps ces personnes des autres laïcs éventuellement présents dans l’assemblée.

Dès que l’on pose ainsi la question, se profile le souci de l’identité de la communauté et de ses membres. S’agit­il d’un vêtement destiné à signifier avant tout une différence entre les membres de la communauté et les autres laïcs ? Autrement dit, le port d’un vêtement propre dans la liturgie exprimerait le désir de souligner une différence entre les personnes engagées dans la communauté et celles qui ne le sont pas. Ou s’agit­il plutôt d’un vêtement permettant à la communauté de se saisir comme « corps » dans la liturgie ? Dans ce cas, le vêtement chercherait à traduire positivement l’identité propre de la communauté : il se présente alors comme un signe d’appartenance communautaire

1. Cet article a été rédigé à partir d’une consultation par une communauté. À la demande de la direction de la revue, nous avons transformé un propos circonstanciel par nature, en une réflexion plus large.

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et d’unité entre ses membres. Ou encore s’agit­il d’un vêtement destiné à soutenir l’identité de chaque personne dans une démarche de consécration (et cela quel que soit le statut cano­nique de cette « consécration ») ? Dans ce cas, le vêtement cherche moins à signifier l’appartenance à une communauté qu’une forme de relation particulière à Dieu, comme peut l’être par exemple le port d’une médaille de baptême.

On pourrait multiplier les questions de ce genre en vue de mettre en lumière les multiples motifs qui peuvent être invoqués en faveur du port d’un vêtement spécifique dans la liturgie. Les options ont de fortes chances d’être variables selon les individus et les communautés. De plus, il est probable qu’une insistance sur telle ou telle signification n’implique pas forcément le rejet d’autres significations. La symbolique du vêtement est complexe : elle ne peut se résoudre en une sorte de grammaire assignant à chaque option une signification univoque. En ce domaine, comme en beaucoup d’autres, et spécialement dans un temps où les identités sont souvent floues, il convient de prendre en compte le fait que beaucoup s’inscrivent dans des logiques de sensibilité (« cela me plaît ou non ») sans mesurer exactement les enjeux. On ne peut dès lors aller trop vite en oubliant que la question précise — celle d’un habit pour la liturgie (seulement) — ne peut être isolée de la question plus générale du signe du vêtement liturgique, de l’habit religieux ou même de l’habit ecclésiastique, trois éléments qui sont en rapport les uns avec les autres et qu’il convient par conséquent de distinguer pour mieux penser.

Dans cet article, nous n’entendons pas bien sûr proposer une réponse toute faite à la question posée initialement : par un travail de mise en perspectives et de prise de distance théolo­gique, nous voulons seulement contribuer au discernement que chaque communauté, en fonction de son histoire, de ses équi­libres et de ses options, doit opérer à la lumière de l’Esprit saint.

Le vêtement comme désignation des « ministères liturgiques »

Pour ce qui concerne les vêtements liturgiques propre­ ment dits, il convient de rappeler que leur usage est réglé par les

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Préliminaires des livres liturgiques2. Sur ce plan, on peut rappe­ler deux principes essentiels, qui figurent dans la Présentation générale du Missel romain. Le premier établit le lien entre le vête­ment et l’exercice d’une fonction liturgique :

Dans l’Église, qui est le Corps du Christ, tous les membres n’exercent pas la même fonction. Cette diversité des ministères dans la célébration de l’Eucharistie se manifeste extérieurement par la diversité des vêtements liturgiques, qui doivent donc être le signe de la fonction propre à chaque ministre. Il faut cependant que ces vêtements contribuent aussi à la beauté de l’action liturgique3.

Il y a ici par conséquent un principe de différenciation des fonctions et c’est en son nom par exemple que la chasuble est le vêtement propre du prêtre4, tandis que la dalmatique est celui du diacre5. Mais un autre principe tend au contraire à manifester l’unité des services dans la liturgie :

Le vêtement liturgique commun à tous les ministres de quelque degré que ce soit est l’aube6.

Sur cette question du vêtement liturgique, il y a donc, dans la pensée de l’Église catholique, une dialectique fondamentale entre unité et diversité, dialectique qui renvoie d’ailleurs à l’enseignement du concile Vatican II sur l’ecclésiologie de la célé­bration. D’une part, les célébrations liturgiques sont des actions de l’Église, sacrement de l’unité7 : dès lors ce qui est commun, à

2. Pour la messe, cf. « Présentation générale du Missel romain », dans L’art de célébrer la messe. Présentation générale du Missel romain, 3e éd. typique, 2002, Paris, Desclée/Mame, 2008, ch. VI « Ce qui est requis pour la célébration de la messe, IV. Les vêtements liturgiques », n. 335­347, pp. 127­130 ; pour la Liturgie des Heures, « Présentation géné­rale de la Liturgie des heures », dans Centre national de pastorale liturgique, Prière du temps présent : comment s’y retrouver ?, Paris, Cerf / Desclée de Brouwer/ Mame, 1999, n. 255, p. 186 ; voir également Cérémonial des évêques, Paris, Desclée / Mame, 1998, ch. 4. « Quelques normes générales, I. Vêtements et insignes », nn. 56­67, pp. 28­30.3. « Présentation générale du Missel romain », n. 335, p. 127. 4. Ibid., n. 337, p. 128 : « Le vêtement propre au prêtre célébrant, pour la messe et les autres actions sacrées en lien direct avec la messe, est la chasuble, à moins que ne soit prévu un autre vêtement à porter par­dessus l’aube et l’étole. »5. Ibid., n. 338, p. 128 : « Le vêtement propre au diacre est la dalmatique qu’il doit revêtir par­dessus l’aube et l’étole ; en cas de nécessité pourtant ou pour un moindre degré de solennité, il peut ne pas la mettre. »6. Ibid., n. 336, p. 127. 7. ConCile VatiCan ii, Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, n. 26 : « Les actions liturgiques ne sont pas des actions privées, mais des célébrations de

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savoir les sacrements de l’initiation chrétienne, constitue le socle sur lequel repose le droit et le devoir de « participer » aux célébrations8. De l’autre, la notion de « ministère » liturgique sert à désigner les fonctions spécifiques nécessaires au déploiement propre de la liturgie. Selon Vatican II, en effet, la célébration apparaît comme une symphonie où le rôle de chacun est au ser­vice de l’action commune :

Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature de la chose et des normes liturgiques9.

Dire cela implique de distinguer la compréhension de la notion de « ministère » quand on considère la liturgie, avec celle qui est utilisée par les canonistes ou les ecclésiologues10. En liturgie, la notion est plus large, car elle concerne non seulement les ministères spécifiques reçus par ordination, mais aussi les ministères « liturgiques » exercés au nom de leur baptême, par des ministres institués ou par des laïcs11.

On peut noter encore que, dans une volonté de préserver une claire distinction entre les fonctions liturgiques exercées par les laïcs au nom de leur baptême et celles exercées par les ministres ordonnés en vertu de leur ordination, l’instruction Redemptionis Sacramentum de 2003 interdit aux laïcs l’usage des vêtements liturgiques propres aux prêtres et aux diacres12.

l’Église, qui est “le sacrement de l’unité”, c’est­à­dire le peuple saint réuni et organisé sous l’autorité des évêques. C’est pourquoi elles appartiennent au Corps tout entier de l’Église, elles le manifestent et elles l’affectent ; mais elles atteignent chacun de ses membres, de façon diverse, selon la diversité des ordres, des fonctions, et de la parti­cipation effective. »8. Ibid., n. 14 : « La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle­même et qui, en vertu de son baptême, est un droit et un devoir pour le peuple chrétien, “race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple racheté” (1 P 2,9 ; cf. 2,4­5). »9. Ibid., n. 28 ; le terme latin traduit ici par fonction est celui de munus.10. Cf. Jean-paul ii, Exhortation apostolique post­synodale Christifideles laici, 30 décembre 1988, n. 23 ; cf. A. Borras, « Petite grammaire canonique des nouveaux ministères », NRT 117/2, 1995, pp. 240­261 qui précise la distinction entre ministère, office et fonction (ministerium, officium et munus).11. Ibid., n. 29 : « Même les servants, les lecteurs, les commentateurs et ceux qui font partie de la Schola cantorum s’acquittent d’un véritable ministère liturgique. »12. Congrégation pour le Culte diVin et la disCipline des saCrements, Instruction Redemptionis sacramentum, n. 153, dans Le sacrement de la rédemption, Redemptionis

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L’habit religieux comme signe de la vie consacrée

Même s’il faudrait sans doute nuancer, il semble possible de dire que la tradition a fait du port d’un habit spécifique le signe de la vie consacrée (cf. l’adage « l’habit fait le moine »), au point que, dans la vie monastique aux origines, la remise de l’habit par le Père spirituel valait engagement. Sans proposer ici une syn­thèse de l’histoire de l’habit religieux, on peut dire que la diversité des vêtements des religieux témoigne à sa manière de l’impor­tance qu’ils ont accordée à cet aspect au cours de l’histoire.

Mais on sait aussi que le xxe siècle a été l’occasion d’une remise en question du rapport au monde que ce signe du vêtement instaurait. En effet, bon nombre de congrégations de religieux et religieuses apostoliques ont abandonné un habit distinctif, et cela en vue de signifier une proximité avec le peuple chrétien. Contrairement à ce qu’on entend parfois aujourd’hui13, il semble important de souligner que les choix opérés dans la période qui a suivi Vatican II se voulaient en cohérence avec une conception renouvelée de la place des religieux dans la vie de l’Église. On peut d’ailleurs rappeler que le décret Perfectae Caritatis demandait expressément aux religieux de reconsidérer cette question :

L’habit religieux, signe de la consécration à Dieu, doit être simple et modeste, à la fois pauvre et décent, adapté aux exigences de la santé et approprié aux circonstances de temps et de lieux ainsi qu’aux besoins de l’apostolat. On modifiera l’habit soit mas­culin soit féminin qui ne correspond pas à ces normes14.

Le choix de bon nombre de congrégations apostoliques (pas de toutes certes) de limiter l’habit, parfois réduit au port d’une

sacramentum. Sur certaines choses à observer et à éviter concernant la très sainte Eucha-ristie, Paris, Bayard / Fleurus­Mame / Cerf, p. 77 ; cf. également l’instruction interdi­castérielle du 15 août 1997 « sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres », qui considère comme « illicite », « pour quelqu’un qui n’est pas ordonné, d’utiliser dans les cérémonies des ornements réser­vés aux prêtres ».13. Dans des conversations ou sur des sites internet, certains propos sont parfois entachés de légèreté voire de suffisance : on oublie trop souvent que ce point fut l’objet de longues délibérations dans les chapitres généraux qui ont suivi Vatican II.14. ConCile VatiCan ii, Décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse, Perfectae Caritatis, n. 17.

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croix spécifique, voulait exprimer l’idée que la consécration dans la vie religieuse pouvait être pensée comme une réalité intérieure qui se manifestait par des choix fondamentaux (célibat, pau­vreté, engagement, etc.) plus que par des signes extérieurs. On peut préciser que cette intuition qui relativise l’habit religieux comme signe distinctif est bien antérieure aux évolutions qui ont suivi Vatican II.

Alors qu’au xViie siècle, la vie religieuse allait évidemment de pair avec le port d’un habit et même avec un propos de vie « cloî­trée », Monsieur Vincent prescrit comme règle aux Filles de la Charité, qu’elles auront

pour monastère : la maison des malades ; pour cellule : une chambre de louage ; pour chapelle : l’église paroissiale ; pour cloître : les rues de la ville ; pour clôture : l’obéissance ; pour grille : la crainte de Dieu ; pour voile : la sainte modestie15.

Et en fonction de circonstances historiques précises au départ, celles de la Révolution française de 1789, mais semble­t­il, sans le remettre en question plus tard, le P. de Clorivière et Marie­Adélaïde de Cicé laissèrent les Filles du Cœur de Marie sans habit distinctif.

Mais on sait aussi que, dans un monde sécularisé, les fon­dations religieuses récentes depuis la fin du xxe siècle ont éprouvé le besoin d’un habit clairement distinctif affirmant ainsi une identité religieuse qui se veut parfois comme un signe de la foi, donné prophétiquement dans un monde sans Dieu. Et on pourrait sans doute multiplier les témoignages de ces jeunes religieux ou religieuses portant l’habit et qui ont fait l’expérience de sa capacité d’interpellation y compris auprès des plus jeunes16...

15. monsieur VinCent, Instruction aux Filles de la Charité, 24 août 1659.16. Il n’est pas dans notre propos de prendre en compte les déplacements opérés récemment dans le monde contemporain à ce sujet : mais l’irruption en France dans l’espace public de la notion de signe religieux ostentatoire (par exemple, le débat sur le port du voile islamique à l’école) constitue sans doute un aspect culturel important pour saisir la transformation du rapport au vêtement.

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L’habit ecclésiastique comme signe de séparation entre clercs et laïcs

On ne peut confondre l’habit religieux et l’habit ecclésias-tique, mais il faut noter que l’habit ecclésiastique a, lui aussi, beaucoup évolué au cours de l’histoire, autant dans sa forme que dans sa signification17. De cette longue histoire, les grands traits peuvent être résumés de manière synthétique, en distin­guant trois grandes périodes. C’est en premier lieu, une longue évolution qui aboutit au ixe siècle, à distinguer de fait le vêtement clérical du vêtement des laïcs : mais il s’agissait alors avant tout de signifier l’appartenance à un ordre. Et c’est, en deuxième lieu, à partir du xiiie siècle, que le costume ecclésiastique reçoit pour visée de garantir « l’honnêteté cléricale » et peu à peu « la dignité de l’ordre clérical ». Mais, en troisième lieu, en France, c’est seulement à partir du xViie siècle que le clergé séculier adopte la soutane en quittant progressivement le vêtement de ville qui était en usage jusqu’alors. Et si les maîtres de l’École française vont voir en cela une manière de signifier le caractère sacerdotal et la consécration à Dieu qu’elle implique, il semble bien qu’en dehors de la liturgie, l’usage de la soutane ne revêtît pas encore, à cette époque, un caractère d’obligation stricte.

C’est ainsi qu’à Paris, la question fait encore débat au milieu du xixe siècle. Et vers 1844, l’abbé Maret, théologien à la Sor­bonne, pouvait intervenir auprès de l’archevêque Mgr Affre, en estimant que l’obligation de porter habituellement la soutane est « pesante », « excessivement gênante », et même « intolé­rable »18. Et sa position anticipait déjà le large consensus qui, au moment du concile Vatican II, va caractériser une grande majorité du clergé français :

La soutane est un habit qui parque et isole le prêtre et tend à le séparer des populations ; cette séparation est un des plus grands

17. Cf. L. triChet, Le costume du clergé. Ses origines et son évolution en France d’après les règlements de l’Église, Paris, Cerf (coll. Histoire), 1986.18. Ibid., p. 178 : « Pourquoi le clergé de Paris serait­il soumis à des lois plus sévères, plus restrictives de la liberté naturelle que le clergé de Rome, d’Italie ? […] L’obligation de porter habituellement la soutane est […] pesante, excessivement gênante, et, j’ose dire, intolérable à Paris. »

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malheurs des temps modernes. Si le prêtre ne doit pas avoir l’esprit du monde, il doit cependant vivre dans le monde pour porter ce monde à Dieu19…

Il faudra en fait attendre la deuxième moitié du xixe siècle pour que le port de la soutane s’impose de manière absolue à Paris. Peu avant l’ouverture du concile Vatican II, le pape Jean XXIII, qui avait lui­même dû renoncer au port de la soutane alors qu’il était Délégué apostolique à Istanbul, va autoriser les prêtres à ne plus la porter20. L’actuel Code de droit canonique demande désormais de porter un habit ecclésiastique conve­nable conforme aux règles et coutumes locales21.

On peut ajouter que les directives romaines sur ce point sont devenues récemment assez insistantes, comme en témoigne par exemple le Directoire de 1994 sur le ministère et la vie des prêtres :

Le prêtre doit porter un habit ecclésiastique digne […]. Cela signifie que, lorsque l’habit n’est pas la soutane, il doit être diffé­rent de la manière de se vêtir des laïcs, et conforme à la dignité et la sacralité du ministère […]. Sauf des situations exceptionnelles, ne pas utiliser l’habit ecclésiastique peut manifester chez le clerc un faible sens de son identité de pasteur entièrement disponible au service de l’Église22.

On voit ainsi apparaître l’idée que pour les prêtres, la ques­tion de l’habit ecclésiastique et de l’habit liturgique est étroite­ment associée à la volonté de distinguer nettement fidèles laïcs et ministres ordonnés. Il est cependant intéressant de relever que si cette volonté concerne les prêtres, elle ne connaît pas de paral­lèle pour les diacres, dont l’appartenance à la structure hiérar­chique de l’Église est pourtant clairement affirmée tant par le

19. Ibid., p. 180 : l’auteur renvoie à C. Bressolette, Le Pouvoir dans la société et dans l’Église. L’ecclésiologie politique de Mgr Maret, dernier doyen de la faculté de théologie de la Sorbonne, Paris, Cerf, 1984, pp. 159­162. 20. Pour Paris, cf. l’ordonnance du 28 juin 1962 du cardinal Maurice Feltin, dans La Documentation catholique, n° 1382, 1079­1080. 21. Code de Droit canonique, 1983, can. 284 : « Les clercs porteront un habit ecclé­ siastique convenable, selon les règles établies par la conférence des Évêques et les coutumes légitimes des lieux. »22. Congrégation pour le Clergé, Directoire pour le ministère et la vie des prêtres, 31 janvier 1994, n. 61.

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concile Vatican II que par les livres liturgiques en vigueur23. La différence de traitement entre ces deux formes d’appartenance à la structure hiérarchique inviterait donc à reconsidérer cer­taines approches concernant l’habit ecclésiastique des prêtres.

Mais il est évident que si certains se rallient volontiers aux prescriptions concernant le port de l’habit ecclésiastique, on peut dire que ces règles demeurent sans impact sur d’autres. Plus encore, comme le souligne l’historien Jean Chélini, le débat refait surface périodiquement24. Les questions de vêtements sont en effet toujours complexes, car elles traduisent un certain rapport au monde. Et c’est précisément pour ce motif que les positions peuvent être différenciées, voire divergentes. Ce fut vrai dans le passé et le reste aujourd’hui, même si les « sensibilités » évoluent au cours du temps. Mais, comme le souligne encore J. Chélini, derrière ces débats, qui peuvent sembler un peu vains face aux exigences radicales de l’évangélisation dans le monde contem­porain, se profilent en réalité des enjeux significatifs concernant « la nature du sacerdoce et les modes de son exercice25 ».

Pour un discernement : chance et risque du vêtement

Ceci éclaire au moins l’histoire récente sur ce point. Au cours du xxe siècle26, le port d’un habit spécifique pour les prêtres et même les religieux a été sérieusement contesté. Toute une génération de prêtres (et d’évêques), de religieux et religieuses, a estimé que le changement en ce domaine correspondait à une

23. ConCile VatiCan ii, Constitution sur l’Église Lumen gentium, n. 29 ; Rituel de l’ordination des diacres, Nouvelle éd. 1996, n. 176 ; voir aussi Code de Droit canonique, c. 288.24. J. Chélini, « Postface », dans L. triChet, Le costume du clergé, p. 219 : « Bien que le Concile n’ait jamais parlé du costume ecclésiastique, la guerre de la soutane se rallume épisodiquement depuis 1964. […] La soutane a été dénoncée comme le signe même de l’archaïsme sacerdotal dans une Église désuète, coupée du monde. Dans une société sécularisée la soutane trahissait le prêtre et le privait de toute crédibilité sécu­lière. Fait et refait, le procès de la soutane entraînait condamnation sans appel, comme si l’essentiel du sacerdoce s’était réfugié dans la trame grossière de cet habit noir. »25. Ibid. : « Comme souvent, l’objet de la controverse, en l’occurrence la soutane, en cachait le sujet, la nature du sacerdoce et les modes de son exercice dans le monde actuel. C’est dire que l’on prenait la proie pour l’ombre et que l’on se battait pour l’apparence. »26. Et donc bien avant le Concile et encore plus avant mai 1968 ! Deux événements dans lesquels certains croient voir l’origine de toute notre situation.

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nécessité si l’on voulait sauvegarder un contact en vérité avec l’homme d’aujourd’hui. À la lumière de ces débats, il est donc assez significatif de voir que, progressivement, le port du clergy­man et maintenant même de la soutane, mais aussi le port d’habits religieux classiques (robe avec scapulaire, y compris le voile avec guimpe pour les femmes) est redevenu en France assez courant, notamment dans les communautés nouvelles. Sur cette question, la tentation serait de juger de manière anachronique les personnes ou surtout les générations, sans tenir compte des contextes socio­historiques qui éclairent telle ou telle manière de penser. En ce domaine, il convient donc d’éviter de simplifier en occultant la complexité de l’histoire et en méprisant les réali­tés historiques dans lesquelles l’Église catholique est engagée.

Comme dans tout ce qui est de l’ordre des signes d’identité et d’appartenance, on doit en même temps rester prudent quant à l’interprétation des options et peser sérieusement les enjeux. Au risque de diviser au lieu de susciter la communion, de mauvais débats peuvent résulter de l’adoption de positions d’autant plus péremptoires qu’elles tendent à confondre (alors qu’il faut distin­guer !) les questions anthropologiques, théologiques, spirituelles que pose cet aspect finalement assez délicat. Or, de manière différenciée sans doute, mais vraisemblablement à toutes les époques27, il nous semble important de dire que le port de l’habit est autant une chance qu’un risque. Les règles monastiques ou canoniques constituent à elles seules l’affirmation du risque per­manent que cette question comporte. Et ceci vaut pour le témoi­gnage rendu à travers le port (ou l’absence) de l’habit comme pour la recherche d’identité des personnes ou des communautés.

Comme l’indique en effet la tradition monastique ancienne (par exemple, en laissant entendre que l’habit du moine doit pou­voir rester à la porte de la cellule sans que personne n’ait envie de le prendre... !), la recherche de l’habit peut cacher bien des ambi­guïtés. Le vêtement ne peut constituer une fin en soi : ce que l’on doit poursuivre, c’est bien plutôt la cohérence entre le port du vêtement d’une part, et la quête d’un genre de vie qui soit un

27. Ceci semble vrai non seulement pour les vêtements, mais pour tous les signes : on pourrait en particulier évoquer l’architecture, la musique, la manière de parler, etc.

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témoignage approprié dans un monde donné, d’autre part. Même si elle ne vise pas directement le vêtement, l’exhortation évangé­lique lue chaque année le jour des Cendres demeure une référence :

Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et aux carrefours pour bien se montrer aux hommes quand ils prient. Amen, je vous le déclare : ceux­là ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu pries, retire­toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra (Mt 6,5­6).

La question qui doit demeurer permanente est donc celle de savoir si le port de tel vêtement favorise ou fait obstacle au témoi­gnage rendu à Jésus­Christ. Car les motifs qui valorisent le port d’un habit distinctif (y compris par les fidèles qui honorent ceux qui le portent) peuvent en définitive cacher des préoccupations très mondaines. On ne peut oublier par exemple que nous vivons dans un monde où la recherche omniprésente du look vient sou­tenir, paradoxalement, aussi bien des postures de type grégaire (je me fonds dans le groupe auquel je veux appartenir) qu’à l’inverse, des quêtes très individualistes (je cultive « mon » look pour me montrer différent). Davantage que par le passé, où le vêtement renvoyait à une structure sociale connue de tous28, le sens liturgique d’un vêtement spécifique peut être recouvert par un souci très « autocentré » d’identité personnelle ou com­munautaire. Mais les mêmes motivations et conditionnements culturels peuvent aussi offrir une chance renouvelée pour mani­fester l’engagement des personnes et des groupes envers le Christ pascal qui fait de ses disciples des frères et des sœurs pou­vant dire ensemble « Notre Père ». En définitive, on devrait être plus attentif à la manière de porter l’habit (quel qu’il soit) qu’à sa forme… Il y a en particulier une éthique de la vie consacrée qui devrait interdire strictement de transformer le vêtement en outil de communication destiné à se faire valoir ou pire, à signi­fier une idée de supériorité.

28. Chaque corps de métiers se distinguait par les vêtements : les paysans des ouvriers, les fonctionnaires des nobles, etc.

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Un habit qui « fait » la liturgie ?

Comme on l’a dit en introduction, la question telle qu’elle se pose revêt un caractère spécifique dans la mesure où l’on vise un habit communautaire pour la liturgie. Sur ce point, il convient de souligner que le vêtement liturgique n’est pas seulement un signe désignant une fonction29. Les moines savent que la « coule » (l’habit de chœur) n’est pas seulement un signe d’ap­partenance, mais une manière d’entrer en liturgie. En effet, le chemin qui fait passer le moine du travail à l’église pour la célé­bration de l’office divin est à sa manière un chemin initiatique. Cet itinéraire comporte une transformation : on quitte une occupation pour se rendre à l’œuvre de Dieu. En passant par le cloître, puis par la salle où l’on revêt la coule, il y a une série d’étapes rituelles qui préparent et même transforment intérieu­rement le priant pour le rendre disponible à l’œuvre de Dieu.

Dans ce cadre, le vêtement est donc non seulement un signe, mais un fait liturgique, un aspect du rite lui­même : revêtir la coule fait partie de la liturgie elle­même. On comprend mieux pourquoi au Moyen Âge, on a cru bon d’entourer l’habillement du prêtre pour la messe d’un cérémonial déployé qui comportait une prière spécifique pour chaque pièce de vêtement30. À notre époque pressée, qui considère toute chose à partir du prisme de l’utilité, on entre plus difficilement dans ce genre de rituel. Mais sans renouer avec ces pratiques anciennes comme telles, ce fait historique inviterait à ne pas séparer l’adoption du vêtement de la recherche d’une vraie spiritualité du vêtement liturgique. Faute de quoi, les ambiguïtés que tout vêtement comportera

29. Ce qu’il est aussi, bien sûr, par exemple la mitre de l’évêque, la chasuble du prêtre, la dalmatique du diacre, l’aube du ministre institué. 30. Pour l’amict : « Impone, Domine, capiti meo galeam salutis, ad expugnandos diabolicos incursus » ; pour l’aube : « Dealba me, Domine, et munda cor meum ; ut, in sanguine Agni dealbatus, gaudiis perfruar sempiternis » ; pour le cordon : « Praecinge me, Domine, cingulo puritatis, et extingue in lumbis meis humorem libidinis; ut maneat in me virtus continentiae et castitatis » ; pour le manipule : « Merear, Domine, portare manipulum fletus et doloris; ut cum exsultatione recipiam mercedem laboris » ; pour l’étole : « Redde mihi, Domine, stolam immortalitatis, quam perdidi in praevaricatione primi parentis; et, quamvis indignus accedo ad tuum sacrum mysterium, merear tamen gaudium sempiternum » ; pour la chasuble : « Domine, qui dixisti : Jugum meum suave est et onus meum leve : fac, ut istud portare sic valeam, quod consequar tuam gratiam. Amen ».

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toujours, risquent de prendre le pas sur le sens proprement évan­gélique et liturgique qui seul mérite d’être pris en compte.

Un habit qui sépare ou qui témoigne ?

Si, comme on vient de le voir, le port d’un vêtement pour la liturgie peut soutenir un « savoir­être » de liturgie, la question d’un vêtement spécifique pour des laïcs, membres d’une communauté pose une question plus large qui touche à la représentation que la communauté se donne d’elle­même. Car la liturgie est aussi un signe donné à l’ensemble des fidèles et même au monde comme le souligne la Constitution Sacrosanctum Concilium :

Aussi, puisque la liturgie édifie chaque jour ceux qui sont au­dedans pour en faire un temple saint dans le Seigneur, une habi­tation de Dieu dans l’Esprit, jusqu’à la taille qui convient à la plénitude du Christ, c’est d’une façon admirable qu’elle fortifie leurs énergies pour leur faire proclamer le Christ, et ainsi elle montre l’Église à ceux qui sont dehors comme un signal levé sur les nations, sous lequel les enfants de Dieu dispersés se rassemblent dans l’unité jusqu’à ce qu’il y ait un seul bercail et un seul pasteur31.

En conséquence, et surtout si on tient compte de l’histoire, porter un habit pour la liturgie conduit à se trouver en position d’être considéré ou reconnu comme des religieux(ses), et à se poser comme distincts des autres laïcs. Dans un article à paraître à l’occasion de l’anniversaire du décret de Vatican II sur la vie religieuse, Perfectae Caritatis, le P. Ghislain Lafont souligne qu’on n’a pas encore vraiment pris la mesure du retournement opéré par le Concile et qui replace la vocation baptismale comme pre­mière et fondamentale32. On reste encore fortement marqué — même si les discours exprimés n’emploient plus les concepts —

31. ConCile VatiCan ii, Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, n. 2. 32. Cet article, qui nous a été communiqué par l’auteur, est à paraître en 2015 dans la Revue théologique de Louvain. Voir aussi du même auteur : « Pensées sur l’Année de la Vie consacrée », Vies consacrées, 2015/1, et « L’ecclésiologie de Mutuae Relationes », Vie consacrée, 54, 1982/6, pp. 323­339 (= texte de la conférence prononcée à la XXVe réu­nion de l’Union des supérieurs généraux, Rome, Villa Cavalletti, 25­28 novembre 1981 ; cet article est disponible en ligne sur le site internet de la revue : http://www.vies­consacrees.be/IMG/pdf/vies­consacrees­lafont.pdf).

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par une vision où la hiérarchie ecclésiastique garde un statut privilégié, « au­dessus » du peuple chrétien (cf. l’ancienne dis­tinction entre l’Église enseignante et l’Église enseignée) et où la vie religieuse est considérée comme « état de perfection ». C’est oublier l’affirmation conciliaire fondamentale de la vocation universelle à la sainteté (Lumen Gentium, ch. V), affirmation qui vient après le chapitre IV sur les laïcs et avant le chapitre VI sur la vie religieuse. Dans l’ordre de la vocation à la sainteté, il est essentiel de rappeler que les laïcs n’ont rien de moins que les clercs et les religieux.

Il y a un va­et­vient permanent et réciproque entre vision de l’Église et vision de la liturgie. Or, en dépit du ressourcement en tradition opéré par Vatican II et à sa suite par le magistère de l’Église, les représentations du passé selon lesquelles les prêtres dans le sanctuaire (ou les religieux dans les stalles du chœur) exercent une activité rituelle (la messe, abordée d’ailleurs avant tout comme le « saint sacrifice », ou l’office divin), au profit, voire « à la place » des fidèles qui en seraient cependant les ultimes bénéficiaires, demeurent prégnantes chez beaucoup de per­sonnes. La distinction médiévale entre laboratores (travailleurs), bellatores (guerriers) et oratores (priants) a laissé des marques profondes dans l’Occident, qui même de manière insoupçon­née, ressurgissent parfois jusqu’à nos jours.

On n’a pas encore pris vraiment la mesure de la transformation profonde des perspectives à laquelle invite le principe conciliaire de la participation active à la messe. Le Concile souhaite en effet que les fidèles « participent de façon consciente, pieuse et active à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur et rendent grâces à Dieu33 ». Mais il précise également la visée fondamentale de cette partici­pation, qui ne se réduit pas à une contribution à l’action rituelle, mais oriente vers la dimension sacerdotale de la vie chrétienne :

qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en union avec lui, ils apprennent à s’offrir eux­mêmes et, de jour en jour, soient consommés, par la médiation

33. ConCile VatiCan II, Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium, n. 48.

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du Christ, dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finale­ment, Dieu soit tout en tous34.

Cette phrase qui reprend en substance l’enseignement du pape Pie XII dans l’encyclique Mediator Dei (20 novembre 1947)35 condense la figure du culte telle qu’elle a été repensée à la lumière de la Tradition par l’ensemble du Mouvement liturgique. Le prin­cipe de la participation active n’est pas de l’ordre de la répartition des rôles, mais de la manifestation d’une réalité centrale, celle du « mystère de la liturgie », en tant que s’y exerce la « fonction sacerdotale de Jésus­Christ », c’est­à­dire le culte en esprit en vérité, le culte eschatologique, qui unit inséparablement la tête qui est le Christ, et son corps qui est l’Église. La figure sponsale de la relation entre le Christ et l’Église est essentielle à une com­préhension de la nature authentique de la liturgie chrétienne.

La participation active à la liturgie est donc le pendant du principe ecclésiologique du sacerdoce commun des fidèles dont les ministres ordonnés sont les serviteurs. Par conséquent, le concile Vatican II a opéré, tant dans sa vision ecclésiologique que dans son approche de la célébration, un renouvellement fondamental qui prend appui sur la dignité première de ceux qui ont été régénérés par les eaux du baptême et illuminés par la grâce de l’Esprit saint.

La question est donc de savoir ce que l’on risque d’occulter de ces redécouvertes essentielles, si les recherches actuelles concernant le vêtement (mais ceci vaut également à sa manière pour les objets du culte ou encore l’aménagement des espaces) oublient ces enjeux au bénéfice d’identités fabriquées et non reçues, ou de l’imposition d’une uniformité censée pouvoir surmonter un pluralisme que l’on ne sait plus réguler. La question est donc bien de savoir (et la réponse n’est jamais défi­nitive) si le port d’un vêtement dans la liturgie va opérer une

34. Ibid.35. pie XII, Encyclique Mediator Dei, dans Les Enseignements pontificaux. La liturgie, présentation et tables par les Moines de Solesmes, Desclée et Cie, 1954, n. 565, p. 361 ; Pie XII renvoie à un texte du pape Innocent III, De sacro altaris mysterio, III, 6 : « Non seulement les prêtres offrent, mais aussi tous les fidèles, car ce qui s’accomplit de manière spéciale par le ministère des prêtres se fait d’une manière universelle par le vœu des fidèles. »

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séparation injustifiée ou si au contraire, il va instaurer une dis­tinction efficace pour témoigner de Celui qui a fait l’unité au prix de son sang.

Conclusion

Le dernier point de cette réflexion montre à l’évidence que des questions qui paraissent secondaires et même irritantes, dans la mesure où elles animent des débats sans fin dans les communautés, peuvent en réalité masquer des questions assez fondamentales. Mais il faut ajouter aussitôt une sorte de prise de distance par rapport au sujet lui­même : c’est précisément parce que les enjeux sont réels qu’il faut à la fois s’exercer au discerne­ment (ce à quoi voudrait servir ce propos), mais en même temps, ne pas majorer le poids des réflexions. Car en mettant en évi­dence que des points essentiels de Vatican II demeurent (50 ans après) en attente de réception, on souligne que les mentalités et les représentations n’évoluent pas au même rythme que les idées. Il faut accepter que le temps avec lequel il faudra toujours compter pour les choses vraiment importantes fasse son œuvre en permettant une réception qui échappe toujours aux acteurs qui ont voulu une évolution.

En d’autres termes, autant il faut craindre des positions qui transforment en absolu les options de la période postconciliaire, autant il faut éviter de considérer trop vite comme d’indiscu­tables signes des temps, les évolutions plus récentes. Il est même possible que des hésitations laissent peu à peu la place à des discernements mieux fondés. On sait bien que dans toute vie humaine, il y a des formes de régressions qui préfigurent des sauts de maturité. Ceci doit valoir au niveau des sociétés, des communautés et même de l’Église. Il faut donc encore relire la célèbre intervention de saint Jean XXIII à l’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, s’opposant aux prophètes de mal­heur qui ne voient « dans la situation actuelle » que « ruines et calamités » :

Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les

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desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la suc­cession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Église, même les événements contraires36.

Il est donc de notre responsabilité de travailler au discerne­ment sans se raidir, mais avec la conviction que la vie et surtout la transmission à des générations nouvelles se chargera de faire le tri entre la paille de nos idées trop courtes et le bon grain de ce qui vient de loin, à savoir la sagesse de Dieu donnée par le Saint­Esprit qui murmure à l’oreille de l’Église.

- F. Patrick Prétot, o.s.b.Institut supérieur de liturgie,

Theologicum/Institut catholique de ParisAbbaye Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire

89630 Saint-Léger Vauban (France)

« Des questions qui paraissent secondaires et même irritantes dans la mesure où elles animent des débats sans fin dans les communautés, peuvent en réalité masquer des questions assez fondamentales… » ; l’auteur en fait pour nous la brillante démonstration : c’est toute la symbolique liturgique du vêtement qui se trouve ici revisitée, dans ses distinctions : le signe qu’il fait dans la vie consacrée n’est pas celui de l’habit ecclésiastique. Ainsi, le port d’un vêtement distinct pour les actions liturgiques peut opérer une séparation injustifiée aussi bien qu’une distinction précieuse. Nous voici invités au discernement le plus attentif aux évolutions de l’histoire.

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36. Jean XXIII, Allocution Gaudet Mater Ecclesia, 11 octobre 1962, dans ConCile œCu-ménique VatiCan II, Jean XXIII / paul VI, Discours au Concile, Documents conciliaires, 6, Paris, Centurion, 1966, pp. 59­60.

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Lignes d’orientation pour la gestion des biens dans les instituts

Une lecture « africaine »

La Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique a publié, le 2 août 2014, une Lettre circulaire définissant des Lignes d’orientation pour la gestion des biens des instituts, pour offrir aux économes et aux responsables de communautés « des suggestions utiles pour la réorganisation de leurs œuvres1 ».

Ce document est le fruit du symposium qui s’est déroulé les 8 et 9 mars 2014 à l’Université pontificale Antonianum, en pré-sence des économes d’environ 500 instituts de vie consacrée, et qui portait sur la gestion des biens ecclésiastiques des religieux, au service de l’humain et de la mission de l’Église. Cet événement avait été organisé à la demande de pape François, en vue de l’année 2015 dédiée à la vie consacrée.

Le Pape lui-même était intervenu lors du symposium, par un Message qui soulignait la nécessité que les personnes consa- crées témoignent « en personne et de façon active que le principe de gratuité et la logique du don trouvent leur place dans l’activité économique ». Le charisme de fondation des instituts est inscrit de plein droit dans cette logique et « la fidélité à ce charisme et au patrimoine spirituel qui y est lié, ainsi qu’aux finalités propres à chaque institut, doivent demeurer le premier critère d’évalua-tion de l’administration, de la gestion et de toutes les interven-tions réalisées dans les instituts, à tous les niveaux2 ».

Le Message du pape invitait à veiller attentivement à ce que les biens des instituts soient administrés avec circonspection et

1. Congrégation pour les instituts de vie ConsaCrée et les soCiétés de vie apostolique, Lettre circulaire Lignes d’orientations pour la gestion des biens dans les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostoliques, 2 août 2014.2. pape François, Message Aux participants au Symposium international sur le thème « La gestion des biens ecclésiastiques des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique au service de l’humanum et de la mission de l’Église », 9 mars 2014.

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transparence, qu’ils soient protégés et préservés, en alliant la dimension charismatique et spirituelle prioritaire par rapport à la dimension économique et à l’efficacité.

Présentation de la Lettre

Ce sont bien les mots du pape et l’esprit de son Message qu’on retrouve dans la Lettre de la Congrégation qui invite « à conjuguer la dimension prioritaire charismatico-spirituelle avec la dimen-sion économique et avec l’efficacité, qui a son propre humus dans la tradition administrative des instituts, ne tolère pas les gaspillages et est attentive à la bonne utilisation des ressources ».

Les lignes d’orientation offrent des principes pour la gestion des biens des instituts afin de les aider à répondre, avec une audace renouvelée, aux défis de ce temps pour continuer à être des signes prophétiques du monde contemporain.

Le premier critère de gestion des biens est la fidélité au cha-risme de l’institut qui demande une relecture en vue de vérifier si son identité se retrouve dans les réponses concrètes des œuvres et des activités ; en effet, affirme la Lettre, les œuvres changent selon les besoins des temps et se déclinent différemment selon le contexte social et culturel ; il peut donc arriver « que l’on gère des œuvres qui ne correspondent plus à l’expression actuelle de la mission et des immeubles qui ne répondent plus aux œuvres exprimant le charisme ».

L’esprit de pauvreté qui doit caractériser la vie des membres et des communautés exige que la nécessité des biens écono-miques ne doive jamais excéder les finalités auxquelles ils doivent servir. Par ailleurs, ce sont ces finalités apostoliques et religieuses qui justifient l’existence des biens temporels des instituts.

En invitant à être toujours attentif à la dimension évangélique de l’économie, faite de partage et d’amour, la Lettre appelle à une gestion « transparente et professionnelle » des biens, car il s’agit là de moyens qui doivent être utiles au « développement de la mission ».

La Lettre circulaire donne ensuite des principes pratiques de bonne gestion économique par rapport aux systèmes de contrôle interne, à la reddition des comptes et des bilans des

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communautés et des œuvres, selon des schémas comptables internationaux uniformes. Sont également réaffirmées certaines obligations, comme la certification comptable des bilans des œuvres, et est souligné le caractère obligatoire du concept de « patrimoine stable » qui doit résulter avec clarté du droit propre des instituts et sur lequel nous reviendrons.

La Lettre traite encore de la collaboration avec l’Église locale, avec les autres instituts et du recours aux experts ; finalement elle aborde le problème de la formation des membres à la dimension économique ; cette formation est jugée fondamentale pour impli-quer les membres des instituts dans le problème délicat de la gestion des biens en accord avec le charisme propre et pour dépas-ser ainsi toute forme de dichotomie entre économie et mission.

Le document se termine par une invitation à faire connaître à la Congrégation d’éventuelles observations et suggestions en la matière avant le 31 janvier 2015.

La Lettre de la Congrégation et son attention à la gestion des biens des communautés religieuses ont été justement considé-rées comme un signe supplémentaire de la volonté de réforme voulue par pape François pour l’Église de notre temps. Nul ne doute que le sujet est de grande actualité pour les instituts de vie consacrée et demande une prise de conscience des changements du monde actuel.

En effet, la situation juridique des institutions ecclésiastiques a profondément changé par rapport au passé ; les relations avec les États sont plus complexes et exigent des personnes compé-tentes et expertes en matière de gestion financière.

Les instituts et les personnes consacrées sont fortement appelés par la Lettre à tenir compte de la dimension évangélique de l’économie, selon les principes de gratuité, de fraternité et de justice, pour une vision de l’économie au service du partage et de la communion.

Quelques annotations canoniques

Comme l’on pouvait s’y attendre, la Lettre renvoie dans cer-tains de ses passages au Code de droit canonique d’où elle puise quelques notions importantes.

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Relevons tout d’abord celle de « bien ecclésiastique » qui est une expression formelle dans le cadre du droit de l’Église. Celui-ci dispose qu’est bien ecclésiastique tout bien temporel appartenant à l’Église tout entière, au Siège apostolique et aux autres personnes juridiques publiques dans l’Église ; la gestion de ces biens est soumise aux lois canoniques3.

Le mot « ecclésiastique » désigne le sujet qui en a la charge et dans lequel et par lequel l’Église même agit pour poursuivre ses fins. Pour définir les biens ecclésiastiques, il ne suffit donc pas de faire référence aux fins spirituelles de l’Église, mais aussi au sujet qui les poursuit de manière institutionnelle et en son nom. Les personnes juridiques, titulaires de ces biens, en effet, ont été constituées par l’autorité ecclésiastique et poursuivent les fins reconnues par cette même autorité et qui sont liées à la mission ecclésiale.

Les biens des instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostoliques sont des biens ecclésiastiques, soumis à la discipline prévue par le Code de droit canonique et par le droit propre des instituts qui doit fixer les règles qui favorisent et expriment la pauvreté propre à la famille religieuse4.

Pour les instituts de vie consacrée ainsi que pour toute insti-tution ecclésiale, la nécessité de disposer des biens temporels, avec les implications qui découlent de leur acquisition et ges-tion, ne doit jamais obscurcir la vision spirituelle et le mandat du Seigneur auxquels les biens sont finalisés. Il s’agit toujours de poursuivre des objectifs ecclésiaux et surnaturels propres à l’Église et la subordination des moyens économiques à ces objec-tifs est prioritaire par rapport à tout le reste.

La notion de « patrimoine stable » est une notion canonique supplémentaire que nous retrouvons dans la Lettre circulaire. La Lettre a le mérite d’en avoir souligné l’importance et le carac-tère obligatoire.

Le patrimoine stable comprend les biens qui constituent la base économique essentielle et sûre, une dotation perma-nente permettant à la personne juridique de subsister de façon

3. Cf. can. 1257§1.4. Cf. can. 635.

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autonome ainsi que d’atteindre les fins et fournir les services qui lui sont propres5. Ce patrimoine ne comprend donc pas tous les biens temporels de l’institution ; certains autres biens restent à la libre disposition de la personne juridique et constituent ce qu’on appelle souvent le patrimoine libre ou fluctuant.

C’est par une attribution légitime, c’est-à-dire faite selon le droit, que les biens d’un institut entrent dans le cadre de son patrimoine stable. Cette attribution est implicite pour certains biens qui, par leur nature, sont nécessaires pour la vie et les fina-lités de la personne juridique, par exemple une maison d’habi-tation, une maison de formation, ou d’autres immeubles, dont les revenus ou loyers sont destinés à la subsistance et à la réalisation des fins de l’institution. Les biens meubles n’entrent pas nécessairement dans le patrimoine stable ; pour que ceux-ci y entrent, par exemple un capital à bloquer, l’autorité compé-tente doit les y incorporer par une décision explicite, selon les procédures prévues par le droit ; par cette attribution, la per-sonne juridique perd la libre disposition de ces biens. Cette attribution est obligatoire, si le renforcement du patrimoine stable s’impose comme survie de la personne juridique et réali-sation de ses finalités.

Il revient donc aux instituts de clarifier continuellement ce qui appartient au patrimoine stable, pour sauvegarder la garan-tie de la vie et des activités, pour distinguer les actes d’aliénation de ceux de l’administration ordinaire ou extraordinaire et même pour pouvoir réaliser l’inventaire détaillé et exact de tous les biens lors du changement d’administrateurs et indiquer, dans la suite, toute modification dans le patrimoine stable.

La Lettre du dicastère romain demande que chaque institut détermine la liste des biens constituant son patrimoine stable, ainsi que son attribution légitime à travers des délibérations appropriées. Cela pour respecter les normes canoniques, pour répondre aux exigences de transparence de gestion et pour sau-vegarder la continuité de l’institut comme personne juridique publique.

5. Cf. J.-C. périsset, Les biens temporels de l’Église, Éd. Tardy, Clamecy 1996, pp. 199-200.

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Ce que la Lettre dit… au regard des communautés d’Afrique

L’objet traité dans la Lettre circulaire s’avère très important pour les communautés religieuses d’Afrique.

La forte dépendance financière par rapport aux commu-nautés sœurs d’Occident (tout comme, en général, la dépen-dance des Églises locales par rapport aux organismes et Églises d’Europe) crée une situation qui ne favorise pas une gestion res-ponsable des biens temporels6. Les membres des instituts sont constamment confrontés à plusieurs difficultés à l’égard d’une perception correcte du bien commun, d’une gérance rationnelle des ressources, d’une organisation rigoureuse de l’administra-tion, de la nécessité de gestionnaires compétents, etc.

La Lettre rappelle le lien étroit entre l’identité charismatique de l’institut et sa gestion des biens. S’il est vrai que ce rappel est important pour tous, il devient particulièrement sérieux et grave dans les milieux africains où, et cela n’est pas rare, ce qui concerne l’argent « brille d’une lumière spéciale » et où l’identité spéci-fique des instituts succombe sous le poids des services rendus souvent de manière « anonyme ».

Le travail que les communautés religieuses abattent dans les écoles, les dispensaires, les paroisses, dans l’assistance aux pauvres, aux femmes, aux enfants, etc., doit récupérer le visage charismatique propre aux familles religieuses et libérer le champ de cette équivoque selon laquelle les religieux de n’importe quel institut sont des « missionnaires » tout court, sans distinction d’engagement ni perception de la différence et de la richesse des charismes. Cette équivoque demeure quand ces activités, sans doute précieuses dans ce contexte social, se transforment en un activisme sans aucun lien avec les projets évangéliques propres des familles religieuses et que l’insertion de celles-ci dans les Églises particulières s’opère au niveau d’une simple sup-pléance des services diocésains.

La Lettre rappelle donc aux communautés œuvrant en Afrique la nécessité de revenir à la logique propre de la vie consacrée avec

6. Sur le thème de la dépendance financière des Églises locales d’Afrique, cf. S. reCChi (dir.), Autonomie financière et gestion des biens dans les jeunes Églises d’Afrique, L’Harmattan, Paris 2007.

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un lien incontournable entre mission, œuvres, projets et, par conséquent, à une relecture de l’engagement des instituts dans les œuvres et à une vérification des réponses concrètes par rapport aux principes fondateurs ; cela en vue de corriger, modi-fier, supprimer tout ce qui n’est pas conforme au témoignage fidèle à ces principes.

Il y a un élément ultérieur de la Lettre qui touche une « plaie » de la vie des communautés religieuses en Afrique : c’est la néces-sité de transparence, de vigilance, des systèmes rigoureux de contrôle dans la gestion et la reddition des comptes, selon les règles comptables, condition sine qua non pour assurer le respect des objectifs économiques ainsi que des principes évangéliques.

La plupart des communautés qui œuvrent en Afrique connaissent bien des difficultés à cet égard. Souvent, la gestion des biens est confiée à des personnes qui manquent totalement de formation technique et de compétence en la matière. Mais ce qui est plus inquiétant encore est qu’il n’est pas rare que dans les communautés religieuses se développent des projets écono-miques personnels.

Ces projets tendent quelquefois à créer des bénéfices en faveur des familles d’origine des membres autochtones ; en effet, une mauvaise compréhension des exigences de la vie consacrée de la part de ces familles, fait que celles-ci attendent des instituts des aides en échange du membre « donné » à la communauté religieuse. Ces situations sont à l’origine de tensions et égale-ment de détournements de biens et de projets qui devraient être au service de la mission de l’institut.

Une dernière considération nous semble appropriée pour le contexte africain. La Lettre affirme l’importance du respect des normes canoniques qui protègent les biens des instituts et qui assurent la conformité aux principes propres de la vie consacrée. Avec une mention particulière du concept de « patrimoine stable » qui est souvent négligé ou totalement ignoré, avec par consé-quent le mépris des procédures qui s’appliquent à celui-ci et qui devrait assurer une gestion responsable des biens de l’institut.

Enfin, soulignons la pertinence pour les communautés en Afrique de l’appel de la Lettre en vue d’une formation des membres à la dimension économique des instituts, pour ne pas

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réduire celle-ci à une réalité purement technique, réservée à quelques personnes comme les économes ou les administra-teurs. Cette sensibilisation des membres est encore plus impor-tante dans des contextes socio-culturels où domine une vision de « prise en charge » des membres par leur institut, surtout quand ces derniers peuvent revendiquer toute forme d’assis-tance sans se soucier d’une collaboration active par rapport aux difficultés de la production et de la gestion des biens nécessaires à la mission de l’institut et à la subsistance des membres.

Ce que la Lettre ne dit pas… au regard des communautés d’Afrique

La Lettre de la Congrégation s’adresse évidemment à tous les instituts et ne prend pas en compte les particularités plus typiquement « africaines ».

Une de ces particularités, comme nous l’avons évoqué, est la dépendance économique des communautés religieuses africaines des communautés sœurs de l’Occident ou des aides extérieures.

Ce problème d’autonomie financière concerne globalement tous les instituts œuvrant en Afrique subsaharienne et qui ne parviennent pas à satisfaire à leurs besoins par le travail des membres ou par leurs propres forces. Le débat concernant ce problème a souvent été l’objet de réflexions des Conférences des Supérieurs majeurs7.

La dépendance économique et le recours constant aux aides extérieures ne favorisent pas le sens de responsabilité des com-munautés. Sans sous-estimer les valeurs de communion et de partage entre les communautés d’un même institut, il y a la nécessité de favoriser une vision responsable qui fait compter d’abord sur les forces locales et sur l’apport de tout membre à la subsistance de son institut, avant de recourir à la solidarité des frères et des sœurs. Cela implique une formation conséquente des membres visant une « production de richesse » et non seule-ment sa consommation et sa gestion. Une formation qui donne

7. Cf. S. reCChi, « La vie consacrée et ses défis en Afrique: réflexion au sein des Conféren- ces des Supérieurs Majeurs au Cameroun », dans Vies consacrées, 83 (2011-1), pp. 43-56.

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toute sa valeur au travail manuel (ce qui n’est pas toujours évident avec les jeunes candidats autochtones) et à l’usage responsable des biens et de l’argent.

Pour affronter le problème de leur autofinancement, les communautés en Afrique doivent apprendre à identifier, éva-luer, exploiter, gérer avec efficacité les ressources spirituelles, humaines, matérielles, et surtout refuser une culture et une mentalité de la dépendance, du fatalisme, de parasitisme, qui blessent leur dignité, leur maturité et empêchent des relations évangéliques et de communion.

Un autre aspect de la Lettre touche un point sensible de la vie des communautés religieuses en Afrique, surtout là où on parle de l’importance de la collaboration avec les Ordinaires du lieu. En Afrique, une certaine soumission des instituts autochtones à l’Église locale provoque quelquefois une orientation abusive de leurs finances et de leurs biens ou l’utilisation de ces biens à des finalités différentes de celles auxquelles ils sont destinés.

Les jeunes Églises particulières d’Afrique sont toujours à la recherche de financement pour les projets diocésains et pro-fitent, fait non rare, des biens des instituts de vie consacrée, surtout internationaux, pour les financer. Les biens des instituts étant des biens ecclésiastiques, c’est-à-dire appartenant à l’Église, il n’est pas inhabituel que les évêques se sentent autori-sés à revendiquer le droit d’en user et d’en abuser, en ignorant les titulaires effectifs de ces biens.

Ces difficultés sont rendues plus aiguës à cause de la faiblesse des États de droit et de la négligence par rapport à la discipline canonique prévue pour la gestion des biens des diocèses et des instituts. Ces derniers se sentent traités comme des réservoirs financiers au service des Églises particulières et accusent bien de fois les Pasteurs de s’approprier illégitimement leurs biens.

Par ailleurs, la contribution financière des diocèses pour le tra-vail accompli par les religieux/religieuses à leur service est excep-tionnelle, les Pasteurs étant habitués à les utiliser dans les activités pastorales sans trop se soucier de leurs problèmes de subsistance. Plus généralement, un manque d’accords clairs caractérise la gestion économique des œuvres diocésaines confiées aux reli-gieux, ce qui demeure une source de tensions réciproques.

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Conclusion

Comme nous l’avons dit, le sujet traité par la Lettre de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique est important et actuel ; justement, le dicas-tère romain a voulu le proposer dans tous ses aspects aux familles religieuses à l’occasion de cette année dédiée à la vie consacrée.

Les communautés religieuses dans le contexte africain pro-fitent également de cette mise au point sur la gestion des biens qui reste un défi majeur pour elles.

Finalement, une dernière considération nous semble perti-nente et pour l’Occident et pour l’Afrique.

Derrière le discours de la gestion des biens temporels des instituts, derrière l’exigence soulignée par la Lettre d’une ges- tion transparente et efficace, en conformité avec le monde d’aujourd’hui et la complexité des relations économique et financière, se cache un discours qui est plus profond et difficile.

Il s’agit de la relecture que la Lettre demande aux instituts de faire de leur identité charismatique et de leurs principes fondateurs pour pouvoir évaluer les réponses concrètes au niveau des activi-tés, des projets, des œuvres et donc de la gestion de leurs biens.

Le discours n’est pas simplement technique et ne concerne pas une mise à jour des moyens et systèmes économiques au temps de la mondialisation ; mais il s’agit d’entreprendre un tra-vail bien plus exigeant en vue de l’actualisation du charisme des instituts dans le monde d’aujourd’hui.

- Silvia ReCChi

Institut catholique de YaoundéB.P. 11628 Yaoundé

Cameroun

En attendant l’Instruction promise sur la gestion des biens dans les insti-tuts religieux, l’auteur, canoniste bien connue de nos lecteurs, entreprend de commenter, au regard des communautés religieuses d’Afrique, la Lettre circulaire publiée le 2 août 2014 par notre Dicastère. Sa lecture pénétrante et sans fard pourrait toucher bien d’autres aires culturelles, s’il est vrai que « l’esprit de pauvreté exige que la nécessité de posséder des biens n’excède jamais les finalités auxquels ils doivent servir ».

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Former de nouveaux évangélisateurs1

Le pape François nous propose aujourd’hui le modèle d’une « Église qui annonce » et se trouve continuellement en mission (ou « en sortie »). Ce modèle est parfaitement en accord avec celui de la « nouvelle évangélisation », aussi nous paraît-il nécessaire de nous interroger à propos de cette évangélisation nouvelle et des personnes appelées à la pratiquer aussi bien qu’à l’annoncer. Dans le temps qui m’est imparti, je m’efforcerai de tracer une sorte de portrait-robot du nouvel évangélisateur. J’en esquisserai les traits essentiels, accompagnant chacun d’eux d’une suggestion relative à la formation ; j’indique aussi- tôt un point sur lequel il faut rester vigilant afin d’éviter le piège de la « dé-formation » correspondante. Il en ressort une sorte de Décalogue.

1. Évangéliser, c’est se sentir responsable de l’autre et de son salut

Avant d’être un annonciateur de la bonne nouvelle, le nouvel évangélisateur est un être sauvé. Il est donc reconnaissant du don reçu, puisqu’il se voit sauvé de son propre égoïsme — même spirituel. Il peut dès lors se charger des autres et de leur salut. En effet, on ne se consacre pas à Dieu pour son propre avantage spirituel, avec comme intérêt son propre salut. On le fait pour les autres, pour partager les dons reçus : le don du charisme et, par-dessus tout, celui du salut. À vrai dire, Dieu nous a tellement aimés qu’il nous rend capables d’aimer à la manière de son Fils, qui a donné sa propre vie pour le rachat de tous. En d’autres

1. Conférence donnée sous ce titre par l’auteur, le 12 décembre 2014 au Congrès organisé à Rome par le Claretianum sur « La Nouvelle Evangélisation à la lumière d’Evangelii Gaudium » et traduite par les soins de notre rédaction. Les Actes du Congrès devraient paraître bientôt. Nous remercions l’auteur et les organisateurs de nous avoir autorisés la publication de cette conférence en français.

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termes, il nous a sauvés au point de nous rendre aptes à devenir des « sauveurs », toujours par pure grâce.

Le modèle de la rédemption et la passion pour le RoyaumeLe modèle vocationnel de la rédemption vise à former dans la

personne du consacré un chrétien adulte, un croyant respon-sable et psychologiquement mûr : responsable de l’amour reçu et par là, appelé à se faire responsable de l’autre, non en se faisant violence ou en se forçant, mais en entrant toujours plus pro-fondément dans la logique du don. Et de fait, le don reçu tend, par sa nature propre, à devenir bienfait répandu. Il n’est donc pas question d’héroïsme ni d’attitude volontariste. La passion pour le Royaume et le zèle pour la mission découlent donc forcément du projet pédagogique.

Inertie et manque de fantaisie, narcissisme et attitude anti-évangélique

Il importe, dès lors, de faire attention à l’indolence de tant de jeunes qui ne possèdent aucun rêve missionnaire. Certains sont fatigués, las, froids et insipides. D’autres manifestent une tendance à l’autoréférence narcissique, commune à tant de faux apôtres : ils s’annoncent eux-mêmes, ce qui est une très mauvaise nouvelle.

2. Évangéliser, c’est se réjouir de la joie de l’Évangile : Evangelii Gaudium

L’Évangile est une belle, bonne et vraie nouvelle. On ne peut annoncer une telle nouvelle sans un cœur et un style empreints de joie. « La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus » (EG, 1)2 et se sentent invités par Lui à l’annoncer. Il est nécessaire de retrouver « la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer » (EG, 10)3.

2. Les chiffres entre parenthèses repris dans le texte font référence à l’Encyclique Evangelii Gaudium (= EG).3. Voir Paul VI, Evangelii nuntiandi, 80 (= EN).

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Autrement dit, le contenu de la Parole — l’Évangile, bonne et belle nouvelle — doit inspirer le ton de l’annonce elle-même, laissant transparaître joie et beauté, conformément à la vision du prophète : « Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix ! » (Is 52,7). Si le message est démenti par le style de celui qui l’annonce, il tombera dans le vide.

« La grâce et mission d’Apôtre »Il est donc nécessaire de former à la conscience de la « grâce

d’être Apôtre » (Rm 1,5). Être annonciateur de l’Évangile est un don, un privilège. Le jeune doit apprendre à vivre cette joie de l’Évangile, d’abord de façon spontanée, puis, graduellement, dans la responsabilité de l’annonce. Vie et annonce n’existent pas l’une sans l’autre, elles sont inséparables.

Il faut aider le jeune en formation à découvrir, dans cette res-ponsabilité de l’annonce, son identité propre, ce qu’il est appelé à être, en saisissant, de jour en jour, d’annonce en annonce, ce qui donne sens et vérité, beauté et saveur à sa vie, indépendam-ment du résultat. C’est vraiment là une grâce.

« Évangélisateurs tristes et découragés, impatients et anxieux »Il est peut-être nécessaire, dès lors, de reprendre les termes

utilisés par le pape François pour nous rappeler ce qu’évoquait le bienheureux Paul VI : « Que le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés, impatients ou anxieux » (EG, 10, citant EN 80)4, ou qui vivent la mission « comme une obligation, comme un poids qui les épuise » (EN, 269), ou encore dont « le cœur se lasse de lutter, car, au final, la personne se cherche elle-même à travers un carriérisme assoiffé de reconnaissances, d’applaudissements, de récompenses, de fonctions » (EN, 277), « mais de ministres de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ » (EG, 10, citant EN 80).

4. Ibidem.

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La passion pour l’annonce de l’Évangile doit être une des qualités premières des jeunes en formation et l’un des prin-cipaux points de vigilance du formateur, à notre époque où règnent les « passions tristes5 ».

3. Évangéliser, c’est répandre la nostalgie de Dieu

L’authentique nouvel évangélisateur n’est pas, comme on pourrait le décrire de façon simpliste, une personne possédant un don de communication exceptionnel, faisant des révélations plus ou moins surprenantes, mais loin du monde qui l’écoute. Au contraire, il aide à découvrir combien Dieu se fait toujours proche, très proche, de la vie de chacun, y compris de qui le refuse. Il montre que l’homme ne peut se passer de Dieu, ne peut cesser de le rechercher, de s’interroger sur lui. En ce sens, la culture d’aujourd’hui n’est pas postchrétienne, mais préchrétienne : elle vit tendue vers le Christ sans le savoir. Elle a besoin de lui, parce que lui seul peut donner un sens plénier à la lutte de la vie et peut même donner un sens au drame de la mort. Si l’homme ne veut pas mourir pour toujours, alors il est, par le fait même, déjà ouvert au Christ, le seul qui puisse le sauver de la mort. Le nou-vel évangélisateur le sait. Il parie sur ce fait, mais ne l’impose nullement. Il « se contente » de susciter la nostalgie de Dieu à travers son style de vie. Il sait en effet qu’il possède un allié dans le cœur de chaque homme ou de chaque femme qui l’écoute, au-delà du fait même que son interlocuteur l’ignore ou le conteste.

Expérience de Dieu et crédibilité de l’annonceLa formation à la nouvelle évangélisation est avant tout for-

mation à une authentique expérience de Dieu, une expérience qui passe par la lassitude, la recherche, le doute, l’attente, les crises, la sensation d’éloignement, parfois même de la contra-diction, et qui, à certains moments, semble ne pas dépasser le stade du besoin, de la nostalgie de Dieu… Il est indispensable de parcourir en soi-même ce chemin un peu tortueux pour être

5. Cf. M. Benasayag-g. schMit, L’epoca delle passioni tristi, Milan 2004.

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capable de le discerner chez les autres et le leur faire reconnaître. La foi n’est pas jouissance tranquille. Elle est parfois souffrance de Dieu, tension du cœur et peut même naître du conflit ou de l’apparent refus de Dieu. Seul celui qui a connu, enduré ce par-cours mouvementé est témoin crédible du divin.

Illusion spirituelle et fragilité de l’annonceSi le cheminement spirituel ne devient pas véritable expé-

rience de Dieu, il ne conduit qu’à l’illusion spirituelle de préten-dus croyants. Si le jeune n’a pas appris à vivre la crise de la foi, ou si ses formateurs ont imprudemment tenu sa foi pour acquise au lieu de lui proposer un chemin de croissance, la foi devient alors un assentiment passif et creux. Elle n’éveille plus la nos-talgie de Dieu, et l’annonce se réduit alors à un simple devoir, à une tâche plus ou moins désagréable.

4. Évangéliser et se laisser évangéliser

La caractéristique principale de la nouvelle évangélisation est d’être relation-dialogue. Le véritable évangélisateur est une personne de dialogue, capable d’entrer en relation, de vivre la relation comme locus theologicus : il n’annonce pas seulement l’Évangile, mais il se laisse évangéliser. D’un côté, il est appelé à acculturer le message évangélique, à le proclamer avec des paroles simples et accessibles à tous, à le « traduire » dans les langues et dialectes locaux, afin que chacun sente que ce mes-sage lui est destiné et qu’il puisse le comprendre, dans toute sa beauté et toute sa vérité. D’un autre côté, il s’agit surtout de permettre à chaque évangélisé de redire le message évangélique conformément à sa propre culture et à son expérience de vie, en le « restituant » en quelque sorte à l’annonciateur, comme un message nouveau et inédit. C’est la phase d’inculturation, au cours de laquelle l’évangélisateur se laisse évangéliser par ceux à qui il a annoncé la Bonne Nouvelle. C’est de cette façon que la foi — tout comme nos charismes propres d’ailleurs — va « s’exporter » vers d’autres terres et périphéries (toutes les périphéries, y compris le monde dans lequel nous vivons ou nous est proche), être traduite en d’autres langues et cultures,

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et rencontrer ainsi celui qui ne croit pas ou ne croit plus. Cela provient de la responsabilité que nous avons déjà dite, mais également du fait qu’ainsi seulement celui qui évangélise reste vivant et jeune, s’enrichissant et enrichissant tout à la fois. Faute de cela, il n’y a que répétition, voire disparition. Et nous devenons des gardiens de musée.

Docibilitas relationalisCeci requiert une capacité de relation et de dialogue, la

fameuse docibilitas, enjeu de la formation continue. Elle se défi-nit en effet comme l’attitude du croyant ayant appris à se laisser former par la vie, pour toute la vie. Et avant tout, par les autres, médiateurs précieux, quelquefois mystérieux, de l’action du Père qui forme en nous le cœur du Fils. Cette docibilitas relatio-nalis doit clairement faire l’objet d’une attention particulière au cours de la formation. Nul ne la possède spontanément. Il s’agit de libérer la personne de tout ce qui la ferme aux autres : peurs, résistances, autosuffisance, rigidité, hostilité, méfiance, soup-çons, jugements négatifs, présomptions — dont celle de déjà tout savoir. Il faut avoir le courage de placer nos jeunes dans des situations en lesquelles ils auront à rendre raison de leur foi, dans des milieux difficiles, voire éloignés, ou simplement dans lesquels ils se seront contraints de traduire leur foi — leur « théo-logie » personnelle — en mots, symboles, images ou paraboles…, compréhensibles par tous.

Indocibilitas relationalisIl faut donc faire preuve de vigilance face aux personnes pré-

sentant des attitudes anti-relationnelles, notamment celle de l’enfermement dans une présomption subtile dans le domaine de la connaissance. Ces personnes qui ne savent pas mettre leur foi en dialogue, ne sont prêtes ni à se donner la peine de traduire leur propre foi dans les langues et dialectes locaux, ni ouvertes à se laisser enrichir par l’apport d’autrui. Il faut également être vigilant à l’égard du jeune qui se renferme sur son cercle familier, ne se donne pas la peine de l’acculturation et se contente de répéter toujours la même rengaine, alimentant par là l’illusion dans laquelle il vit habituellement.

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Nos jeunes en formation doivent comprendre qu’ils se trompent s’ils ne sont pas disposés à traduire dans un langage que tous peuvent comprendre et apprécier, ce que parfois eux-mêmes ne comprennent pas — ou comprennent seule-ment de façon cérébrale —, surtout s’ils se refusent d’emblée à cette acculturation et à l’effort qu’elle implique. La foi ne se comprend que quand on la transmet, au moment précis où on l’offre à l’autre, et non quand on la pense uniquement pour soi !

5. Évangéliser, c’est choisir chaque jour d’être croyant : la formation continue dans le domaine de la foi

Tous les croyants, tous les consacrés, ne sont pas aptes à annoncer l’Évangile. Seul l’est celui qui a appris à croître chaque jour dans sa propre foi. La foi n’est pas un choix posé une fois pour toutes. Elle est dynamisme se renouvelant chaque jour, cherchant et trouvant tous les jours de nouveaux motifs de croire, dépassant les tentations nouvelles et les défis contrariants, vivant la crise et supportant le doute pour s’ouvrir à une confiance nouvelle. C’est la grâce de la formation continue — et par-dessus tout, de la formation continue dans le domaine de la foi. Une grâce qui est aussi un défi. Seul celui qui vit cette « grâce-défi » peut annoncer l’Évangile. Bien plus encore : c’est dans ces condi-tions que l’annonce devient lieu de formation continue, comme nous l’avons déjà pressenti.

Pour toute la vie…Pour cela, il est nécessaire, au cours de la formation initiale,

d’insister sur le fait que ce qui forme, c’est l’action de Dieu, du Père formant en chacun le cœur du Fils par la puissance de l’Esprit Saint. Cette conviction est étroitement liée à cette autre, que croître sans cesse dans la foi est une condition sine qua non pour être de bons évangélisateurs. Car si c’est le Père qui me forme, alors non seulement je prends conscience que ce proces-sus se poursuit toute la vie, mais qu’il se réalise également à chaque instant. En conséquence, chacune des circonstances de la vie est une grâce contribuant à ma formation, façonnant en moi le croyant, le purifiant et mettant en crise ma foi, tout en la

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fortifiant et en l’enrichissant. De ce point de vue, rien n’est neutre ni inoffensif. Bien au contraire, la vie, avec son cortège de drames et de déceptions, ses contradictions et déséquilibres, devient école de foi, laboratoire qui instruit le croyant bien plus que de nombreux cours ex cathedra. C’est dans la vie que se forme l’évangélisateur. Ce n’est donc pas le noviciat qui forme le consacré, mais la vie, et la vie entière, en tant que médiation de l’action du Père. Seul l’évangélisateur se laissant continuelle-ment façonner par la vie a une Bonne Nouvelle à annoncer.

La caste des intouchablesAttention, dès lors, à ces jeunes qui ne se laissent enseigner

ni par la réalité, ni par l’histoire et qui se replient sur eux-mêmes en pensant déjà tout savoir ou en se croyant capables d’ensei-gner aux autres. Ils paraissent parfois très spirituels, possèdent un attrait particulier pour la liturgie, mais ils peuvent se montrer hautains : en réalité, ils n’ont pas appris cette humilité lucide qui permet de continuer à apprendre de la vie quotidienne et à se laisser former par la main du Père, qui transforme chaque circonstance de la vie en médiation précieuse de son action formatrice.

6. Évangéliser, c’est semer (et pas nécessairement récolter)

L’action évangélisatrice est très bien racontée dans la para-bole du semeur. Le semeur, d’un mouvement ample, sème le grain partout, sans distinction, que ce soit sur les chemins pas-sants, ou dans les ronces et les épines, terrains absolument inhospitaliers, ou encore, là où il n’y a pas suffisamment de terreau pour favoriser la croissance (Mt 13,1-23 ; Mc 4,1-20 ; Lc 8,4-15). Ce semeur, c’est l’image de Dieu s’offrant à tous, donnant à tous la possibilité d’être sauvés, adressant à chacun sa parole et son amour. Il ne tient personne éloigné, ne propor-tionne pas son don à la situation de l’interlocuteur. Il offre. C’est tout. À tous et sans discrimination. Tel est l’évangélisateur : quelqu’un qui sème partout et sans distinction, dans chaque cœur et dans chaque milieu, en tout temps et toute saison…, sans

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trier ni exclure. Et surtout, sans se préoccuper de récolter. Il lui est demandé de semer, de semer encore et toujours, de semer à l’infini. Tout au long de sa vie. Il sème partout et sans distinction, en chacun, et perpétuellement. Non par distraction ou harcèle-ment, mais parce qu’il est confiant dans le fait que le grain qu’il répand possède une force intrinsèque et qu’il portera du fruit, mais en son temps — souvent pas immédiatement —, d’une façon qu’il ne pourra contrôler ou prévoir. L’évangélisateur est un semeur, et il continue à semer avec constance et patience, sans s’énerver s’il ne récolte pas. Il sait que cela ne dépend pas de lui, tout comme il sait également qu’il peut être amené à moissonner ce que d’autres avaient semé.

Liberté intérieureIl s’agit, lors de la formation initiale, de former à la liberté

intérieure : devenir libre de la recherche de soi, de ses intérêts, de sa propre gloire, de la frénésie des résultats — et des résultats immédiats —, du besoin de se sentir utile, corollaire du danger d’instrumentaliser l’Évangile à son profit personnel.

Pour reformuler cela de façon positive, il s’agit d’apprendre au jeune à affronter courageusement des milieux nouveaux, inédits, inexplorés, où personne ou presque, peut-être, n’a osé s’aventurer, apprendre à avoir l’initiative de faire le premier pas, sans paresse, honte, timidité, ni crainte. Il s’agit donc d’édu-quer à la créativité géniale — qui est l’expression d’un amour passionné.

Il convient aussi d’éduquer la foi, la certitude que Dieu est présent et appelle : « Dieu nous précède toujours ! Quand nous pensons aller loin, dans une extrême périphérie, et nous avons peut-être un peu peur, en réalité Lui s’y trouve déjà : Jésus nous attend dans le cœur de ce frère, dans sa chair blessée, dans sa vie opprimée, dans son âme sans foi6. » Et ne prétendons jamais qu’annoncer l’Évangile dans certains milieux et à certaines per-sonnes est inutile, est une perte de temps. Qui sommes-nous donc pour décider de cela ?

6. Discours du pape François aux catéchistes en pèlerinage à Rome à l’occasion de l’Année de la foi et du Congrès international des catéchistes, 27 septembre 2013.

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« Évangélisateurs-fonctionnaires »Il faut donc se montrer particulièrement vigilants à l’égard de

celui qui semble se prédisposer à annoncer l’Évangile sans âme, sans poussée véritablement missionnaire, sans le courage d’af-fronter quelques risques ou se préoccupant exagérément de sa propre personne, de sa satisfaction personnelle et de son succès. Avec la conséquence de se limiter à son propre milieu, de répéter toujours et encore, à l’infini, les mêmes choses, de s’adresser sou-vent aux mêmes personnes sans jamais « sortir » ni se mettre en route vers les missions sans frontières. Qui se résigne à vivre ainsi — et en est peut-être même satisfait —, se réduit au rôle de simple fonctionnaire du divin (cf. Drewermann). Il se contente de tra-vailler aux heures de bureau et ne connaît ni passion, ni enthou-siasme, ni créativité, ni fécondité. À la première difficulté, il se retire, conclut qu’il n’y a plus rien à faire, rejette la faute sur les autres, sur un monde mauvais ou sur une culture sécularisée, ou sur le pape François « qui veut tout changer » ou encore sur ses supérieurs qui ne veulent rien changer…

7. Évangéliser, c’est porter « l’odeur des brebis » (avoir un cœur compatissant)

L’évangélisateur n’est ni un savant ni un meneur de foules. Il n’est pas non plus un être inaccessible ou doté de pouvoirs particuliers. Il est tout simplement un croyant capable de com-passion, d’amour sincère envers les autres, un disciple du Seigneur, le beau et bon Pasteur, quelqu’un qui a appris à être imprégné de « l’odeur des brebis », libre d’accueillir les douleurs de l’autre, les ressentant lui-même, au point de se sentir mal pour l’autre : « L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance d’autrui » (EG, 193).

Au fond, « semer-annoncer », c’est annoncer de façon tou-jours renouvelée le kérygme : « C’est l’annonce qui correspond à la soif d’infini présente dans chaque cœur humain » (EG, 165), à la recherche d’amour, de la certitude d’être aimé. Pour cela, dit le pape François, il est nécessaire que l’annonce « exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à l’obligation morale et

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religieuse, qu’elle n’impose pas la vérité et qu’elle fasse appel à la liberté, qu’elle possède certaines notes de joie, d’encoura-gement, de vitalité… » (EG, 165), tout comme il est essentiel que l’évangélisateur possède les dispositions aidant à mieux accueil-lir l’annonce : « proximité, ouverture au dialogue, patience, accueil cordial qui ne condamne pas » (EG, 165), et qu’il soit capable « de connaître la force de la tendresse » (EG, 270).

Cœur compatissant et parfum agréablePeu d’adjectifs expriment aussi bien le sens que doit revêtir

la formation du croyant et du consacré sur le plan humain, psy-chologique, spirituel que celui-ci : com-patissant. Il ne désigne pas seulement la tendresse ou la piété de celui qui prête attention à la douleur d’autrui. Il implique aussi une attitude de solidarité active, une capacité à entrer en empathie avec l’autre, jusqu’à ressentir les mêmes douleurs, jusqu’à se sentir mal, jusqu’à lui permettre de déposer un peu de ses souffrances dans notre cœur pour soulager sa douleur. La personne compatissante ne juge pas celui qui lui partage son drame personnel ; elle ne lui offre pas non plus de consolations conventionnelles, aseptisées. L’expression « odeur de l’autre » ne doit pas être banalisée. Elle signifie par-dessus tout une maturité, une liberté adulte, capable d’assumer les douleurs de celui qui souffre et d’agir en consé-quence. C’est à cette « capacité-liberté » qui « imprègne » vérita-blement la vie de son parfum qu’il faut former le jeune consacré. C’est là un critère de tout chemin de formation, dans toute la riche tradition de la vie consacrée.

Sclérocardie et désodorisant artificielL’opposé de ce que nous venons de dire est la lourde odeur

du désodorisant de celui qui dissimule son égoïsme derrière des attitudes théologiquement ou liturgiquement correctes — même trop —, derrière « des abris personnels ou communautaires qui nous permettent de nous garder distants du cœur des drames humains » (EG, 270), mais, au final, demeure imprégné de sa mauvaise odeur. Cette réalité n’est pas rare dans une culture qui favorise un certain culte de l’image et une attention excessive et un peu exhibitionniste à la posture personnelle. Celui qui s’isole,

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ou se place au-dessus des autres, finit par être dur de cœur et d’esprit (cf. EG, 196).

Attention donc à ces jeunes en formation qui n’aiment pas être auprès des autres, en proximité et fraternité, qui sont dangereusement insensibles et froids aux douleurs d’autrui, incapables de transmettre chaleur et sympathie ou de faire une caresse au nom de Dieu. Apprenons à nos jeunes à accueillir, à écouter les douleurs des autres, à ne pas se tenir à distance au nom de principes moraux, à faire preuve d’empathie et à pleurer avec ceux qui pleurent. Maudit soit ce cœur vierge qui est inca-pable de compassion.

8. Évangéliser, c’est privilégier les pauvres

L’évangélisation, qu’elle soit nouvelle ou ancienne, ne peut, si elle veut être chrétienne, ignorer les pauvres. Ou, dit de façon plus positive, elle doit être particulièrement attentive aux pauvres, à ceux qui sont le plus tentés de ne pas se croire aimés ou aimables, aux nécessiteux de corps et d’esprit, à ceux qui souffrent, aux oubliés. « Pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégo-rie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique » (EG, 198). Il s’agit d’abord d’accueillir et de com-prendre leur drame pour leur manifester affection et sympathie, mais surtout pour se laisser évangéliser par eux : les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances, ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de l’Église […] et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux » (EG, 198).

Les préférences de DieuL’amour préférentiel pour les pauvres n’est pas une option,

c’est même là la véritable expérience spirituelle. Si, en effet, « les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu » (EG, 197), comment peut se prétendre consacré celui qui ne partage pas cette préférence ? « C’est un message si clair, si direct, si simple et

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éloquent qu’aucune herméneutique ecclésiale n’a le droit de le relativiser […] Pourquoi — conclut le pape François — compli-quer ce qui est si simple ? […] Pourquoi obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse » (194). Cette dernière proposition est une recommandation fort à propos. En effet, nous ne nous préoccupons pas toujours des chemins menant de l’orthodoxie à l’orthopraxie, et de celle-ci vers l’orthopathie — cette dernière étant de fait la plus négligée. En d’autres termes, nous accordons habituellement beaucoup trop d’importance, dans la formation, à l’adhésion dogmatico-doctrinale du jeune, un peu moins à la cohérence entre doctrine et vie pratique, et encore moins à l’éducation des sentiments afin que ceux-ci soient conformes à ce que le jeune croit et vit. C’est une erreur, car on ne peut, de cette manière, former à posséder en soi les sentiments du Fils.

Mondialisation de l’indifférenceL’amour préférentiel pour les pauvres est une caractéris-

tique dangereusement en baisse dans le portrait-robot du jeune consacré d’aujourd’hui. Ses préférences relationnelles se dirigent dans d’autres directions. À une certaine époque, le jeune montrait à l’égard des pauvres davantage d’ardeur — accompa-gnée, d’ailleurs, d’une sorte de voile idéologico-sociologique. Aujourd’hui, c’est le risque de la mondialisation de l’indifférence qui prédomine. Nos jeunes consacrés semblent de plus en plus descendre du prêtre ou du lévite de la parabole de Luc qui, voyant le malheureux à terre, « passaient leur chemin » (cf. Lc 10,29-37). « Fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu7 » (EG, 272), surtout s’il s’agit d’un prochain qui souffre. Attention donc à « toute tentation d’une spiritualité intimiste et individualiste, qui s’harmoniserait mal avec les exigences de la charité, pas plus qu’avec la “logique” de l’Incarnation8 ». Attention à « la fausse spiritualité » de celui qui utilise la prière comme « excuse pour ne pas se livrer à la mission » (EG, 262).

7. Benoît XVI, Deus caritas est, 16.8. Jean-Paul II, Novo Millennio ineunte, 52.

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9. Évangéliser, c’est devenir Évangile

L’évangélisateur devrait devenir toujours plus Évangile, comme Jésus (EG, 209). Autrement dit, il devrait passer progres-sivement de l’annonce, en tant que ministère et fonction qui occupe une partie de sa vie et engage une partie de sa personne, à une identification totale de lui-même avec l’Évangile qu’il annonce ; passer de être évangélisateur à être Évangile, à tel point que même ses pieds deviennent beaux (cf. Is 52,7). Parce que si l’annonce est belle, la vie et la personne de celui qui annonce doivent l’être également.

La puissance du kérygmeL’évangélisateur ne possède pas d’autres force et beauté que

celles du contenu de ce qu’il annonce : Jésus est mort et ressuscité, et nous le serons nous aussi ! Il n’existe pas de nouvelle plus belle et plus puissante que celle-là. Jésus est vivant et « il marche victorieux dans l’histoire […], le Règne de Dieu est déjà présent dans le monde, et il se développe çà et là […], et peut toujours nous surprendre […], il vient de nouveau, il combat pour refleurir » (EG, 278).

Le jeune doit être formé à avoir un regard capable de voir que « là où tout semble être mort, de partout, les germes de la résurrection réapparaissent […], il est aussi certain que dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nou-veau […], la persistance de la laideur n’empêchera pas le bien de s’épanouir et de se répandre toujours. Chaque jour, dans le monde renaît la beauté, qui ressuscite transformée par les drames de l’histoire […]. C’est la force de la résurrection et tout évangélisateur est un instrument de ce dynamisme » (EG, 276). La formation doit donc mettre toujours plus au centre le kérygme comme itinéraire de formation personnelle et missionnaire, comme parole à vivre et à annoncer. Seul celui qui est mort et ressuscité en Christ peut annoncer la puissance de la Résurrec-tion. Formons à l’essentiel !

Ceux à qui manque... la résurrectionNous avons déjà parlé des évangélisateurs tristes et mécon-

tents. Nous voulons souligner la racine théologique de cette

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tristesse de trop d’annonciateurs, contre-témoignage par excel-lence de la joie pascale. C’est comme s’ils étaient des croyants qui ne croient que peu à la résurrection de Jésus, ou qui, en fin de compte, n’ont pas appris à reconnaître leur propre résurrec-tion, ou la limitent à l’eschaton, ou encore sont incapables de discerner les multiples signes d’une vie nouvelle dans le temps présent, dans les chemins de renouveau — y compris ecclé-siaux —, parfois laborieux et encore incertains. Ils en deviennent pessimistes, sombres, découragés, las avant même de commen-cer à combattre, mais ils sont capables de se moquer de ceux qui luttent et croient. Ils sont austères, constamment mécontents, critiques et sévères envers le monde, et même envers l’Église et ses tentatives de réforme (ils sont à même de tuer le germe à peine né), et sont parfois susceptibles de devenir aspirants-pro-phètes de mauvais augure. En somme, comme le dit le pape François, « la résurrection leur manque » (EG, 277). « Ainsi, l’Évangile, le plus beau message qui existe en ce monde, reste enseveli sous de nombreuses excuses » (EG, 277).

10. Évangéliser est une expérience mystico-spirituelle

Pour terminer, relevons que l’évangélisation est véritablement expérience de Dieu, de son action cachée au cœur de l’histoire de chaque homme destinataire de la bonne nouvelle. Ce n’est pas une œuvre purement humaine, si charitable et méritoire qu’elle soit, ni une annonce ne concernant que le destinataire.

La foi s’affermit seulement en la transmettant disait Jean-Paul II. Dans la transmission, dans l’annonce kérygmatique, l’évangélisateur fait le premier l’expérience d’être sauvé, car il reconnaît que les mots qu’il annonce lui sont d’abord adressés. C’est faire une expérience renouvelée du salut que d’avoir le pri-vilège de pouvoir l’annoncer à d’autres. C’est être introduit aux secrets du Royaume, être rendu participant de la Passion du Fils pour le Royaume et de l’amour du Père pour toute l’humanité.

Seul l’amour opère la synthèsePour parvenir à cela, le jeune doit être formé à unir toujours

plus action et contemplation, et à découvrir que seul l’amour unit

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existentiellement les deux. « L’amour pour les gens est une force spirituelle qui permet la rencontre totale avec Dieu. […] Ainsi, quand nous vivons la mystique de nous approcher des autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons notre être intérieur pour recevoir les plus beaux dons du Seigneur. Chaque fois que nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu. Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. […] L’œuvre d’évangélisation enrichit l’esprit et le cœur, nous ouvre des horizons spirituels, nous rend plus sensibles pour reconnaître l’action de l’Esprit, nous fait sortir de nos schémas spirituels limités » (EG, 272). Il en résulte deux conséquences sur le plan éducatif : d’un côté, la mission est lieu de formation, et le jeune doit comprendre que, s’il veut croître dans la vie spirituelle, il ne peut renoncer à être missionnaire. D’un autre côté, « seul celui qui se sent porté à chercher le bien du prochain, et désire le bonheur des autres, peut être missionnaire » (EG, 272).

Comme un lent suicideNous ne sommes plus au temps où la mission exerçait un tel

attrait sur les jeunes en formation qu’elle en devenait une sorte d’évasion, de fuite de leurs propres devoirs — l’étude et une cer-taine discipline de groupe. De nos jours, le sain attrait des jeunes pour l’apostolat est en effrayante diminution. Ceci provient pro-bablement d’une tension entre des réalités jugées inconciliables : la dimension horizontale et la dimension verticale... De cette alternance de l’une à l’autre — d’une certaine tendance spiritua-liste intimiste à un philanthropisme à l’égard des pauvres —, peuvent naître de dangereux excès. Nous devons donc, dans la formation, insister sur l’intégration de ces deux fondements essentiels de la vie consacrée, la contemplation et l’action, pour permettre au jeune d’apprendre à vivre sa propre intimité avec Dieu au cœur de l’action, et à se tenir devant Dieu au nom de ceux qui lui ont été confiés avec un cœur empli de compassion, tout comme Moïse, tout comme Jésus…

S’il est vrai qu’il y a, aujourd’hui, parmi les jeunes, une crise du sens de la mission, souvenons-nous que le jeune « s’il ne

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consacre pas du temps pour prier avec la Parole, […] sera un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans consistance » (EG, 151). Nous devons donc rappeler aux jeunes consacrés, toujours avec le pape François, que « Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide » (EG, 272).

- Amedeo cencini, f.d.c.c.Padri Canossiani

via s.Bakhita, 1IT-37142 Poiano VR

Italie

Dans le cadre précis d’un colloque sur la nouvelle évangélisation, l’auteur, qui a beaucoup œuvré au renouvellement de la formation à partir des sentiments du Fils, propose un portrait de l’évangélisateur requis par l’exhortation apostolique Evangelii gaudium ; s’il n’hésite pas, en contrepoint de son « décalogue », à souligner vigoureusement les défauts apparentés, on comprendra que son fil rouge vise à libérer les personnes de tout ce qui les ferme aux autres : un défi et une grâce.

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La médiation culturelle de l’expérience religieuse

Mission de la vie consacrée

La relation entre foi et religion est complexe. La foi est de l’ordre de l’expérience religieuse. À la religion appartiennent la mémoire collective de cette expérience, son expression dans des rites et des comportements et sa transmission. La religion ayant une dimension sociale a aussi une dimension culturelle. La notion d’inculturation est donc inhérente à la notion de foi. C’est en grande partie à travers une médiation culturelle que se trans-mettent aussi bien l’expérience de foi que les divers éléments constitutifs du donné religieux.

La vocation de tout consacré, comme celle de tout chrétien, s’enracine dans une relation personnelle avec le Christ, dans une expérience de foi. Quant aux diverses formes qu’a prises la vie consacrée au cours des siècles, elles appartiennent à l’ordre de la religion, c’est-à-dire de l’expression religieuse de la foi.

La Constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II com-porte un chapitre entier sur la promotion du progrès de la culture. On y trouve non seulement une définition de la culture dans sa relation avec la nature, mais aussi d’intéressants développe-ments sur les rapports de la culture avec l’Évangile. Un Conseil pontifical pour la culture fut institué par la suite et, durant quelques décennies, on parla beaucoup d’inculturation. Puis, l’intérêt se concentra graduellement sur le concept de « nouvelle évangélisation ». Il faudra attendre l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium du pape François pour y trouver des passages très stimulants sur l’interaction entre l’Évangile et la culture (ou les cultures) dans le processus de transmission de la foi. Cette transmission se réalise par une évangélisation de la culture qui est en même temps une inculturation de l’Évangile.

Ce qu’on appelle aujourd’hui la « vie consacrée » a, tout au long de l’histoire de l’Église, joué un rôle essentiel dans cette

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médiation culturelle de l’expérience religieuse. Des hommes et des femmes mus par une expérience de foi chrétienne, c’est-à-dire par une relation personnelle avec Jésus-Christ, se sont sentis appelés à incarner cette foi à travers des modes de vie et diverses formes de service de l’Église et de leurs frères et sœurs en humanité, au nom de l’Évangile. Provenant de cultures diverses, ils ont transformé leurs propres cultures en y vivant le message évangélique. Ces cultures ainsi transformées par l’Évangile sont devenues des véhicules du message chrétien.

Si l’on veut comprendre ce qui arrive à la vie consacrée de nos jours et quels sont les défis qui se présentent à elle, il convient de jeter un regard d’ensemble sur son passé. On y percevra comment toutes les formes qu’elle a connues au cours des âges ont été conditionnées par l’environnement culturel et comment elle a, à son tour, façonné les cultures dans lesquelles elle s’est dévelop-pée. Elle a ainsi été, tout au long des siècles, à travers la médiation culturelle, un instrument essentiel de la transmission de la foi.

C’est d’ailleurs toujours au moment de profondes mutations culturelles que sont apparues les nouvelles formes de vie consa-crée, comme réponse à la rencontre de nouvelles réalités cultu-relles avec un Évangile toujours le même, mais toujours en quête d’une nouvelle incarnation dans des cultures transformées ou en évolution. Il n’est évidemment pas question de faire ici toute l’histoire de la vie consacrée, mais simplement de signaler les moments clés de sa rencontre avec les sociétés dans leur évolu-tion culturelle.

Une première inculturation

À l’époque du Christ, un grand mouvement ascétique s’était manifesté au cœur du peuple juif, surtout après l’époque des Macchabées et la fuite au désert des plus fervents parmi les Anawim, qui refusaient la compromission du pouvoir royal avec les autorités étrangères et ne reconnaissaient plus l’autorité du culte célébré au Temple. Esséniens et Thérapeutes, mais aussi bien d’autres groupes où l’on pouvait percevoir des influences venues de la Perse et de l’Inde, constituèrent une matrice où se développa un mouvement spirituel auquel se rattachait Jean-Baptiste. Dès

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Armand Veilleux, o.c.s.o.

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lors, lorsqu’au cours des premières générations chrétiennes des hommes et des femmes se sentirent appelés à incarner dans leur vie les appels du Christ à le suivre dans un renoncement radical, ils trouvaient dans la culture religieuse du temps des formes de vie aptes à le faire. Ainsi, l’ascétisme chrétien des premiers siècles se présente comme la rencontre de l’Évangile avec un donné religieux culturel. C’est la première et la mieux réussie de toutes les formes d’inculturation de l’expérience de foi.

Cet ascétisme se manifesta différemment dans les Églises d’influence johannique et dans les églises sous l’influence de la prédication de Paul. Dans les Églises d’Asie Mineure, cet ascé-tisme se vit essentiellement au sein des églises locales qui sont de grandes communautés. Les ascètes, tout en remplissant divers services au sein de la communauté (liturgie, soin des pauvres et des malades, etc.) incarnent de façon visible dans leur vie l’action de l’Esprit saint au sein de toute la communauté ecclésiale. Le nom qu’on leur donne en syriaque (ihydaya) indique bien la nature de leur expérience spirituelle. Ayant choisi le célibat pour le Royaume, ils incarnent dans leur vie la simplicité, c’est-à-dire le fait de n’avoir qu’un but, qu’un amour dans leur vie.

Le monachisme

En même temps, le message évangélique se répandait à travers toutes les nations utilisant les voies de communication de l’Empire romain. Il est important de se rendre compte que cet empire était essentiellement une fédération de grandes cités et que les campagnes furent peu atteintes durant les premières générations chrétiennes. C’est dans ces campagnes ou ces déserts que se développa ce qu’on se mit à appeler vers la fin du iiie siècle le « monachisme », mais qui était en continuité directe avec l’ascétisme des premières générations chrétiennes. Les moines et, bientôt, les moines évêques jouèrent un rôle important dans l’évangélisation de ces campagnes. Vers la fin du ive siècle, à l’époque du concile de Constantinople (381), la croissance constante de l’Église avait transformé l’ascétisme des généra-tions précédentes en un mouvement ecclésial, spirituel, social et économique qui avait désormais besoin d’une reconnaissance

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juridique. On peut dire qu’alors l’état de vie religieuse ou de vie consacrée est né. Il est beaucoup plus répandu à travers tout l’Orient, et comporte plus de femmes que d’hommes.

Le cas de l’Egypte

L’interaction entre la culture et la vie consacrée est telle que, tout au long de l’histoire, ce furent souvent les initiatives d’auto-rités civiles non-chrétiennes ou même anti-chrétiennes qui créèrent les contextes favorables à l’apparition et au développe-ment de nouvelles formes d’ascèse chrétienne. Ce fut le cas tout particulièrement en Égypte, et cela explique le développement qu’y prit le monachisme. Alors que l’Égypte, durant la période ptolémaïque, était administrée directement d’Alexandrie par l’Empereur à travers un préfet, une première réforme, celle de Septime Sévère, au début du iiie siècle, établit une administra-tion locale dans une trentaine de métropoles, qui deviendront plus tard, après la paix constantinienne, les sièges des diocèses ecclésiastiques. Au même moment, une très intelligente réforme agraire réalisée par Dioclétien permit pour la première fois aux paysans égyptiens de posséder les parcelles de terre sur les-quelles ils vivaient ; mais ils les vendirent souvent pour migrer vers les nouvelles métropoles, ce qui permet la création de grandes propriétés et donc permit aussi l’établissement des grandes communautés monastiques pachômiennes, dont l’exis-tence aurait été impossible sans cette réforme agraire.

En Occident

On constate quelque chose de semblable en Occident au moment des invasions barbares et de la chute de l’Empire. En 395, Théodose divise son empire entre ses fils : Arcadius reçoit l’Orient et Honorius l’Occident. Peu après, entre 405 et 419, les invasions des barbares commencent à creuser des césures géographiques et sociologiques dans l’empire occidental. Les Romains aban-donnent aussitôt la Bretagne, les barbares passent le Rhin et prennent Rome et en 429, tout juste avant de mourir, Augustin voit les Vandales devant les murs d’Hippone. Valentinien III

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(425-455) remet finalement l’Occident aux barbares. Et, en 476, se termine la série des empereurs romains d’Occident. Ces invasions répétées marquent profondément la vie ecclésiale.

Un roi ostrogoth, un peu à la manière de l’empereur Dioclé-tien en Égypte, aura indirectement, sans le vouloir et sans le savoir, une influence sur tout le monachisme occidental après lui. Comment ? Théodoric, roi des Ostrogoths, prend le pouvoir à Rome en 493. Personnage ambitieux et intelligent à la fois, il fonde son règne sur une intégration d’éléments barbares et d’éléments romains. Il confie la défense du territoire à l’élément goth et l’administration à l’élément romain. Il sait s’entourer de collaborateurs de grande qualité comme Boèce et Cassiodore. Théodoric est soucieux de donner à son royaume des lois précises et claires et, parallèlement, on assiste alors, au sein de l’Église, à la renaissance gélasienne qui se préoccupe d’élaborer une légis-lation canonique qui ait un caractère d’universalité, d’authenti-cité et de romanité. Ainsi, durant une période de barbarie, Rome est encore pour un certain temps un centre d’étude où l’on vient de toute l’Italie, de l’Afrique et de la Gaule pour étudier.

Parmi les étudiants encore envoyés par leurs parents se former à Rome se trouve un jeune homme de Nursie, appelé Benoît. Lorsqu’il s’enfuit dans la solitude, la renaissance gélasienne a mis à sa disposition les traductions latines des Règles de Pachôme, de Basile et d’Augustin, tout comme l’expérience de la vie monas-tique provençale. L’avènement de Benoît et de sa Règle est donc dû à une toute petite ouverture de lumière dans une période de barbarie, fruit du bon sens d’un barbare cultivé, Théodoric. Benoît, à son tour, aura, inutile de le dire, une influence énorme non seulement sur le monachisme occidental, mais sur toute la société occidentale, au point d’avoir été désigné Patron de l’Europe.

Après Benoît, les invasions reprennent et les monastères fon-dés par lui disparaissent. Sur les ruines de l’empire carolingien, au cours du ixe et du xe siècles, se forme graduellement le premier âge de la société féodale où l’Église et l’État continuent d’être terriblement confondus et où les monastères sont peut-être ceux qui souffrent le plus de la situation, constamment dépossédés qu’ils sont de leurs biens par les seigneurs qui leur imposent aussi les abbés.

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Premières réformes

La réforme monastique de Cluny, au xe siècle, fut au point de départ conçue à l’intérieur d’un projet d’Église et de société — un maillon important d’une société d’où serait graduellement éliminée la confusion du temporel et du spirituel. À cause de sa sensibilité aux aspirations du temps, Cluny développa une spiritualité qui contribua largement au développement de la spiritualité propre au xie siècle : spiritualité affective, sens de la recherche de Dieu, forte conscience ecclésiale et compréhen-sion dynamique de l’histoire du salut.

A une brève renovatio imperii sous l’égide des empereurs ottoniens, succéda une autre réforme de l’Église, connue sous le nom de réforme grégorienne, même si elle commença bien avant Grégoire VII (1073-1085) et continua après sa mort. Elle fut suscitée par une vague de fond de mouvements de vie chrétienne qui mirent en branle tout le peuple de Dieu. Le peuple chrétien, les laïcs comme les clercs, est alors envahi d’une soif spirituelle. Dans ce mouvement qui atteint aussi toutes les formes de vie religieuse — moines, chanoines et ermites —, on trouve réunis hommes et femmes, célibataires et gens mariés, clercs et laïcs. Le renouvellement de la vie chrétienne n’est plus le privilège de quelques aristocrates éclairés, il jaillit des masses.

Cet idéal de pauvreté et de pénitence atteint tout le peuple de Dieu. La première croisade se manifeste d’ailleurs comme une peregrinatio pauperum vers la Cité sainte, un mouvement de purification individuelle et collective, promue par le pape Urbain II et par Pierre l’Ermite. Le chemin de Compostelle est aussi rempli de pénitents convertis par la prédication des ermites ; et des foules de pénitents suivent sur les routes les pré-dicateurs itinérants de toutes catégories. Un certain consensus implicite se développa dans les populations en général, concer-nant ce qu’on attendait de l’ordo monasticus. Le succès des grandes réformes de la fin du xie siècle s’explique d’abord du fait qu’elles répondaient à une aspiration de tout le peuple chrétien au lieu d’avoir été imposées d’en haut. C’est dans ce contexte spirituel et social que se fit la réforme de Cîteaux, qui allait mar-quer les siècles suivants et qu’apparurent les Ordres mendiants,

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en particulier les Franciscains et les Dominicains, un siècle plus tard.

Une nouvelle théologie

Ce grand mouvement d’expansion des formes de vie consa-crée provoqua un effort de réflexion théologique et une certaine systématisation. Cette systématisation, en soi nécessaire et utile, eut cependant ses inconvénients. Jusque-là, l’engagement dans la vie consacrée comportait une certaine promesse, une profes-sio, par laquelle on s’engageait à un mode de vie. L’engagement au célibat, ou le « vœu de virginité » était souvent mentionné explicitement. Dans les nouveaux Ordres, et d’abord chez les Franciscains, la formule de profession explicite les trois vœux devenus traditionnels, ceux de pauvreté, de chasteté et d’obéis-sance. Au même moment, la distinction déjà connue auparavant entre le « simple vœu » — ou vœu simple — de chasteté (sans reconnaissance officielle par l’Église) et le vœu solennel (c’est-à-dire celui reconnu et consacré par l’Église dans un geste rituel) s’accentue. Cette distinction s’étend ensuite aux deux autres vœux. Comme tous les grands Ordres monastiques avaient la profession solennelle, l’opinion s’accrédita bientôt que, sans les trois vœux solennels (dont certains pouvaient d’ailleurs être exprimés implicitement), il n’y avait pas de consécration reli-gieuse, et que ces trois vœux, qu’on appela désormais les trois « vœux essentiels » de l’état religieux, étaient une condition sine qua non de cet « état ».

Cette systématisation et les cadres législatifs rigides qu’elle engendra ne doivent pas surprendre si l’on se souvient que ce nouvel essor de la vie consacrée s’enracine dans la réforme gré-gorienne qui fut pour l’Église une période d’institutionnalisation et de centralisation, et qui fut marquée par un développement très poussé du droit canon. Sur la nouvelle conception juridique des vœux se greffa une nouvelle théologie de la vie consacrée fondée sur la notion des « trois conseils évangéliques », qui a prévalu jusqu’à nos jours.

La vie consacrée est alors considérée beaucoup plus comme un état que comme une vie, ce qui trahit une préoccupation

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toute médiévale. Seuls sont reconnus comme religieux ceux qui remplissent les exigences requises pour faire partie de cet « état » ; la possibilité de vivre les conseils évangéliques hors de ces cadres rigides n’est pas reconnue. Cependant, la vie, lorsqu’elle est assez forte, sait rompre les cadres trop rigides et se créer ses lois. À côté de la vie religieuse officielle se développe tout un mouvement qui annonce les formes de vie de nos nombreuses congrégations modernes. Ce mouvement est mis en branle d’abord par les Tertiaires de saint François et de saint Dominique. Un nombre de plus en plus considérable d’entre eux ne tardèrent pas à adop-ter la vie commune, avec des liens juridiques plus ou moins étroits. Il arrivait qu’ils se vouent au célibat.

Ignace, Vincent et les autres

Au début du xvie siècle, de toute part, les mystiques et les pro-phètes crient le besoin de réforme, jusqu’à ce que, la réforme officielle ne venant pas, Luther entreprenne la sienne propre. Or, même au sein de l’Église, en beaucoup de milieux, longtemps avant la réforme officielle de Trente, des âmes ferventes ont, non seulement senti et proclamé ce besoin de réforme, mais se sont même attelées à la tâche. Au début du même siècle, à l’heure même où se préparait la Réforme protestante, des sursauts de ferveur secouaient ici et là l’Église. Un fait très significatif est que se groupèrent un peu partout de pieux chrétiens qui lisaient ensemble l’Écriture, discutaient théologie et mystique et s’atta-quaient à tous les problèmes de l’Église. Le plus célèbre de ces groupements fut l’Oratoire de l’Amour divin, qui se créa vers 1510-1520 dans une petite église du Transtevere à Rome, et d’où sortiront plusieurs fondations religieuses proprement dites.

La plus importante des fondations de cette époque fut évidemment celle de la Compagnie de Jésus. Avec sa milice mise au service du pape pour travailler dans toute l’Église, avec ses religieux que rien ne distinguait extérieurement des prêtres séculiers, avec la grande liberté d’action laissée à chaque membre au sein d’un Ordre puissamment structuré, la vie religieuse se dégageait totalement pour la première fois des structures monas-tiques, dans lesquelles elle se mouvait, depuis que la réforme

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carolingienne avait restreint la pratique reconnue des conseils évangéliques à sa seule forme monastique. Comme toutes les grandes fondations de ce genre, la fondation d’Ignace de Loyola est le fruit d’une longue évolution, préparée par tout le mouvement de réforme qui animait l’Église depuis déjà quelques décennies.

Lorsqu’au début du xviie siècle saint François de Sales eut l’idée d’une communauté de religieuses qui ne vivraient pas derrière les murs d’un cloître, mais se dévoueraient au milieu du monde dans l’exercice de la charité, l’opposition à l’apostolat des religieuses hors clôture et sans vœux solennels était encore si vivace que ses Visitandines durent se muer en moniales cloîtrées. Ce que n’avait pas réussi saint François de Sales, saint Vincent de Paul et Louise de Marillac le réussirent, avec la fondation des Filles de la Charité. Ils trouvèrent la véritable solution : ignorant les distinctions des canonistes, acceptant facilement d’être pri-vées du nom de « religieuses », les membres ne firent que des vœux privés et ainsi, sous la forme d’une Société de pieuses femmes sans vœux publics, purent jouir de la liberté des enfants de Dieu et joindre une authentique pratique des conseils évan-géliques au service des pauvres. Le mouvement était donné, et tant en France qu’en Allemagne de nombreuses congrégations semblables assurèrent, surtout dans l’enseignement et le soin des malades, l’exercice de la charité chrétienne, à la plus grande gloire de l’Église... et de l’état religieux dont elles étaient officiel-lement écartées.

Les temps modernes

Avec la Révolution française, l’Europe allait toutefois s’en-foncer dans une nouvelle nuit, et on assisterait, du moins en France, à la disparition de presque toute vie religieuse organi-sée. C’est dans cette situation toute spéciale que fut mise sur pied une fondation originale, qui est dans le passé le meilleur exemple de ce que sont de nos jours les instituts séculiers.

Le P. de Clorivière, à cause des circonstances qui rendaient la vie religieuse ordinaire impossible en France, imagina la fondation de communautés dont les membres ne porte- raient aucun signe distinctif, aucun habit, vivraient dans leurs

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familles, accompliraient leur rôle ordinaire au sein de la société, mais rempliraient ainsi, sans être connus de personne, le rôle des religieux et religieuses expulsés.

Après la Révolution, les évêques et les papes durent se rendre à l’évidence et reconnaître l’utilité et la nécessité des commu-nautés sans clôture qui, avec une réelle ferveur, s’adonnaient aux œuvres de miséricorde et d’enseignement. Le mouvement de renaissance religieuse qui suivit la Révolution amena d’ail-leurs leur multiplication. Alors que le droit ne reconnaissait comme religieux que les ordres à vœux solennels et avec clô-ture, les évêques et le Saint-Siège, tout au long du xixe siècle approuvent par douzaines des Congrégations religieuses à vœux simples dont on a toujours soin de dire qu’elles ne sont pas « religieuses proprement dites ». Enfin la Constitution Conditae a Christo de Léon XIII en 1900 et les Normae de la Congrégation des Évêques et Réguliers de 1901 vinrent confor-mer le droit à la vie en reconnaissant comme religieuses les Congrégations à vœux simples.

Qu’en est-il de nos jours ? Des transformations profondes dans la société et dans l’Église durant la première moitié du xxe siècle, surtout depuis la Deuxième Guerre mondiale, avaient créé des conditions tout à fait nouvelles pour l’Évangélisation.

Le Concile et sa postérité

Vatican II a été rendu nécessaire par le besoin de redéfinir les modalités de la mission évangélisatrice de l’Église dans une société qui s’était profondément transformée. À ce point de vue la Constitution Gaudium et spes peut être considérée comme le document le plus important du Concile.

Durant la préparation du Concile, une Constitution conci-liaire de caractère théologique sur la vie consacrée avait d’abord été prévue. Elle connut plusieurs versions successives, privilé-giant chacune un nom différent : vie religieuse, état de perfection (status perfectionis adquirendae), vie consacrée... Finalement, le désir de Paul VI de limiter le nombre des sessions du Concile fit abandonner ce projet. Un chapitre fut ajouté à la Constitution sur l’Église, où l’on reprenait la terminologie du Code de 1917 :

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De religiosis. Par ailleurs, un décret conciliaire (Perfectae caritatis) sur la rénovation adaptée de la vie religieuse fut voté à la dernière session sans même que tous les numéros en aient été discutés en séance plénière.

Le chapitre VI de Lumen Gentium comporte des éléments théologiques sur la place de la vie religieuse dans l’Église, mais est loin d’offrir une théologie renouvelée de la vie religieuse. D’ailleurs, l’attention s’est surtout portée durant et après le Concile sur le chapitre V, parlant de l’appel de tous les chrétiens à la sainteté. Quant au décret Perfectae caritatis, son appel au renouveau centrait l’attention sur la dimension « religieuse » de la vie consacrée, et donc sur la place et le rôle des Instituts religieux dans la médiation culturelle de la foi plus que sur l’expérience de foi elle-même.

Après le Concile, les Instituts religieux se sont appliqués en général avec courage, d’une part à mettre en œuvre cette « réno-vation adaptée », et, d’autre part, à répondre aux appels du Concile à trouver de nouvelles formes de présence au monde. Plusieurs ont clairement choisi une option préférentielle pour les pauvres, en particulier en Amérique latine. La Compagnie de Jésus, sous la direction de Pedro Arrupe, s’est éminemment signalée en ce domaine.

La vie consacrée, qui se trouve aux avant-gardes de la média-tion culturelle de l’Évangile, en particulier à travers ses activités apostoliques, sociales et culturelles, a été frappée de plein fouet par la crise qui a suivi Vatican II et qui a affecté toute l’Église. Cette crise ne fut pas une conséquence du Concile ; elle aurait été probablement beaucoup plus forte s’il n’avait pas eu lieu. Elle s’accompagnait d’ailleurs d’une crise de toute la société civile. Toujours est-il que, malgré un renouveau mené en géné-ral avec courage, même si des erreurs furent commises, la plu-part des Instituts religieux se trouvent aujourd’hui fortement diminués dans leurs effectifs et font l’expérience d’une grande précarité. Le pape François, dans sa Lettre aux consacrés à l’occasion de l’année de la Vie consacrée, ne nie pas cette situa-tion de précarité, mais appelle quand même à rendre grâce pour les cinquante dernières années et à envisager l’avenir avec espérance.

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Des questions posées à la foi

On peut cependant se demander si les efforts gigantesques fournis pour inculturer l’Évangile dans le monde contemporain à travers un aggiornamento des formes de vie et des modes d’in-tervention ont toujours été suffisamment accompagnés d’efforts aussi importants pour raviver l’expérience de foi propre aux consacrés. Car ce qui fait qu’on est un « consacré » n’est pas qu’on réalise telle ou telle tâche dans l’Église et dans la société, mais bien la relation personnelle et exclusive avec le Christ, qui rend possible l’accomplissement de ces tâches et leur donne leur sens.

La grande question pour les consacrés d’aujourd’hui est de savoir comment se situer face à une situation culturelle et sociale en pleine évolution. Pour cela, ils peuvent prendre leur inspira-tion dans un passage d’Evangelii gaudium. Dans cette Exhor-tation apostolique, le pape François a introduit un chapitre sur la dimension sociale de l’évangélisation. Au sein de ce chapitre se trouve une section sur le bien commun et la paix sociale où le pape identifie quatre tensions bipolaires caractéristiques de toute réalité sociale, l’une d’elles étant la tension entre le temps et l’espace. Le temps est supérieur à l’espace, dit le pape. Il veut, par cette expression, privilégier les processus de changement et de croissance par opposition aux espaces de pouvoir dans les-quels on est toujours tenté de s’installer.

Beaucoup d’Instituts religieux et de communautés affectés par la diminution des effectifs et le vieillissement s’efforcent, par toutes sortes de remaniements du personnel et des résidences, de reconstituer des communautés où il est possible de continuer à vivre comme avant et à remplir les mêmes tâches qu’avant. N’est-ce pas là s’installer dans des situations que l’on peut continuer de contrôler comme par le passé ? N’est-ce pas ce que François appelle les « espaces de pouvoir » ? Ne serait-il pas plus évangélique de mettre en marche des processus de changement qui conduiront à des modes tout à fait nouveaux d’incarnation culturelle du charisme religieux. N’est-il pas plus évangélique d’assumer sa précarité et sa faiblesse pour aller vers les péri-phéries laïques et ecclésiales ?

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Nombre de Congrégations religieuses actuelles ont été fon-dées dans la deuxième moitié du xixe siècle et la première moitié du xxe pour répondre à des besoins sociaux qui ont été pris en charge ensuite par la société civile. Si ces familles religieuses voient leur identité dans ce qu’elles faisaient, elles peuvent avoir l’impression de n’avoir plus de raison d’être. Si elles voient leur identité non pas dans tel ou tel type d’intervention, mais dans l’expérience de foi qu’elles exprimaient à travers ce type d’enga-gement, un bon nombre de nouveaux défis s’offrent à elles. Plusieurs de ces instituts se sont d’ailleurs déjà reconvertis et répondent à de nouveaux besoins dans des formules qui demeurent souvent encore expérimentales. Ces communautés sont engagées dans ce que François appelle des processus de changement plutôt que dans la recherche de nouveaux espaces de pouvoir. Le réseau Thalita Kum regroupant des consacrées appartenant à plusieurs instituts qui travaillent auprès des victimes de la traite des êtres humains en est un bel exemple.

La communion a toujours été un élément essentiel de l’iden-tité de toute forme de vie consacrée : communion avec Dieu, avec des frères et des sœurs, avec l’Église et le monde. Lorsque François demande aux consacrés d’être des « experts en communion », il veut dire par là davantage que le simple fait de donner l’exemple en vivant sous le même toit. Les consacrés d’aujourd’hui, à la recherche de nouvelles insertions dans la pâte humaine font l’expérience de nouvelles formes de communautés qui impliquent la prise en charge mutuelle, mais pas nécessairement le fait de vivre sous le même toit. De plus, plusieurs exercent leur vocation d’experts en communion en vivant plusieurs appartenances communautaires complémentaires au même moment.

Parmi les attentes de François à l’égard des communautés monastiques, il y a celle de trouver, dans de nouvelles formes de communion, des façons de développer de nouvelles structures ecclésiales. Les grands Ordres monastiques sont bien équipés pour cela, non pas qu’ils puissent se glorifier de quoi que ce soit, mais simplement parce que le caractère propre de leur vocation, qui les a moins obligés à s’adapter sans cesse à de nouvelles exigences d’évangélisation, a fait qu’ils ont pu conserver des élé-ments de vie ecclésiale des premiers siècles. Ainsi, à une époque

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où François s’efforce d’instaurer au sein de la structure ecclésiale une collégialité ou synodalité demandée par Vatican II, les com-munautés d’inspiration bénédictine ont une longue expérience à offrir. Leurs supérieurs ont toujours été élus par la communauté, depuis le vie siècle. Et la structure de leur organisation communau-taire cénobitique est celle d’une communauté (réalité première) vivant sous une règle commune et un abbé responsable de la com-munion au sein de cette communauté. C’est à travers la vie com-munautaire elle-même que se transmet, de génération en géné-ration, l’expérience spirituelle proprement monastique, qui peut prendre une très grande variété de formes d’expression culturelle.

Conclusion

Avec la fin de la période politico-religieuse de Chrétienté, scellée par la Paix de Westphalie dès 1648, et le démantèlement qui se réalise de nos jours de bien des pans de l’expression reli-gieuse du christianisme comme réalité sociale, l’Église doit trou-ver une nouvelle forme de relation entre l’expérience de foi de ses membres et l’expression culturelle de cette foi dans des struc-tures religieuses renouvelées. Dans ce contexte, la vie consacrée, qui dans ses expressions extérieures est une dimension impor-tante de la structure visible du christianisme est plus touchée que beaucoup d’autres secteurs de la vie ecclésiale. C’est un défi qu’elle doit relever non seulement pour sa propre survie, mais pour le développement de l’Évangélisation même.

- Armand veilleux, o.c.s.o.Abbaye de Scourmont

BE-6464 Forges (Chimay)Belgique

Une traversée rapide de l’histoire de la vie consacrée le montre à loisir, « la médiation culturelle de l’expérience religieuse appartient à la mission de la vie consacrée ». De même, ce qui arrive à la vie consacrée de nos jours, les défis qui se présentent à elle, les formes qu’elle connaît, sont conditionnés par l’environnement culturel, qu’elle pourrait façonner à son tour. N’est-il pas l’heure de mettre en marche des processus d’incarnation culturelle du charisme religieux qui transmettent une expérience sociale de la foi ?

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Vies consacrées, 87 (2015-2), 142-156

Un moine rencontre les spiritualités de l’Asie

Le sillage de Thomas Merton (1915-1968)

Considéré comme un des plus grands écrivains catholiques américains, probablement le plus célèbre d’entre eux, Thomas Merton est l’auteur de nombreux livres, de recueils de poèmes, d’innombrables articles. Il est aussi calligraphe, peintre, photo-graphe. Il a en outre entretenu une correspondance considérable avec des personnes très diverses et dans de multiples domaines : critique littéraire, spiritualité, désarmement et paix (à l’époque de la Guerre froide puis du conflit vietnamien), droits de l’Homme, défense de la communauté noire américaine…

On a dès lors quelque peine à imaginer que cette riche per-sonnalité, cet homme intensément présent dans de multiples réseaux de relations, était un moine trappiste vivant à l’écart des grands centres de la vie culturelle, académique ou politique. Et surtout, que cette existence si pleine fut brutalement inter-rompue par une mort accidentelle, à 53 ans, dans la force de l’âge, alors que de nouveaux et grands projets commençaient à se dessiner.

Thomas Merton, qui n’avait presque jamais quitté son abbaye du Kentucky, mourut à Bangkok, lors d’un congrès monastique axé sur le développement de rencontres et de relations de dia-logue avec les traditions spirituelles et monastiques de l’Asie. De toutes les facettes de la vie et de l’œuvre, c’est la seule qui nous retiendra ici. À l’occasion du centenaire de sa naissance, il convient d’évoquer son rôle de pionnier dans l’exploration des traditions mystiques de l’Inde et de l’Extrême-Orient. S’inscrivant dans sa propre évolution spirituelle — bien plus que dans des recherches savantes — cette découverte le transformera en profondeur, avant de marquer bon nombre de visiteurs et de correspondants, puis de larges cercles de lecteurs, moines et laïcs, chrétiens et autres, de par le monde.

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Un moine rencontre les spiritualités de l’Asie

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D’une enfance bousculée à l’austère joie de la Trappe

Thomas naît en 1915, dans les Pyrénées-Orientales, d’un père néo-zélandais et d’une mère américaine. Un couple d’artistes, une ambiance religieuse protestante, sans attache précise. Tôt orphelin de sa mère, le garçon connaîtra une enfance et une ado-lescence quelque peu bousculées, entre France, Angleterre et Amérique. Jeune étudiant universitaire à New York, des lectures sur la littérature du Moyen Âge lui découvrent des dimensions insoupçonnées du patrimoine chrétien. Dans le même temps, il côtoie un moine hindou et se perd dans des lectures sur le taoïsme chinois. Période de grande faim spirituelle mais aussi boulimie de lectures et activités débordantes où il risque de s’épuiser. C’est le moine hindou qui lui conseille de lire les Confessions d’Augus-tin et l’Imitation : « Quelle ironie de m’être spontanément tourné vers l’Orient, dans ma quête de mysticisme, comme s’il n’y avait rien, ou pas grand-chose, dans la tradition chrétienne ! Et main-tenant, on m’engageait à me tourner vers la tradition chrétienne, vers saint Augustin, et c’était un moine hindou qui me le disait1 ! »

Thomas demandera bientôt le baptême à l’Église catholique et, dans l’enthousiasme de la conversion, semble perdre de vue ces premiers contacts avec l’Orient. Attiré par la vie religieuse, après quelques tâtonnements, il choisit la vie austère de cister-cien de la stricte observance : il entre à la trappe de Gethsemani, dans le Kentucky. Appel au silence et à la vie contemplative, mais sans que s’évanouisse sa vocation d’écrivain. Longtemps, Merton se sentira tiraillé : « Il y avait cette ombre, ce double, cet écrivain qui m’avait suivi au monastère. Il continue à me suivre… il monte parfois sur mes épaules. Je ne peux pas le perdre… Il se nomme toujours Thomas Merton. Est-ce un ennemi ? Il est soi-disant mort ; mais il se tient sur le seuil de toutes mes prières, et me suit à l’église ; il s’agenouille avec moi derrière le pilier, ce Judas, et me chuchote à l’oreille2… » Ses supérieurs lui passent commande de petits livres d’histoire monastique et de spiritua-lité. Mais c’est un grand récit autobiographique, La Nuit privée

1. Th. Merton, La Nuit privée d’étoiles, Paris, Albin Michel, 1951, p. 163. 2. Ibid., p. 383.

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d’étoiles, qui le rendra immensément célèbre : 600 000 exem-plaires dans l’édition américaine !

Chargé de la formation des jeunes moines et des novices, Thomas explore l’ancienne tradition monastique chrétienne, les Pères de l’Église, les auteurs cisterciens médiévaux. Sa réputa-tion étant faite, ses commentaires sur la spiritualité chrétienne trouvent de nombreux lecteurs.

Aller à l’essentiel de l’Orient

Il ne semble pas que Thomas ait, dans les dix premières années de sa vie monastique, manifesté un intérêt particulier pour d’autres sources d’enseignements spirituels. Un tel intérêt devait être assez exceptionnel dans les milieux catholiques et il est probable qu’une bibliothèque d’abbaye telle que Gethse-mani n’offrait guère de ressources en ces domaines. Au cours des années 1950, toutefois, commencent à apparaître sous sa plume quelques allusions au yoga, puis au Zen. Ce qu’il cherchera de plus en plus du côté de l’Asie ne sera jamais simple curiosité de sa part ni pure érudition, mais nourriture spirituelle pour lui-même, approfondissement de sa propre vie contemplative, enfin ressources destinées à un large public occidental : chré-tiens convaincus ou personnes situées à quelque distance déjà du patrimoine spirituel du christianisme.

Merton s’efforcera constamment d’aller à l’essentiel de ce que l’Orient peut offrir et de repenser tout cela en fonction des besoins et des aptitudes de lecteurs marqués par la culture du temps : on ne peut se contenter de simples « piqûres de yoga et de Zen » pour éveiller le monde moderne ou le guérir de la « conscience excessive de son moi3 » (52-53). Si, vers la fin des années 1950, puis autour du concile de Vatican II, une certaine ouverture à l’égard des religions s’élargit progressivement dans les milieux chrétiens, Merton sait qu’il lui faut se frayer une voie semée d’obstacles. Il se montre également conscient des attentes et des limites de ses lecteurs. Les uns, plus classiques, sont portés à craindre et dénoncer toute dérive syncrétiste. D’autres, qui se

3. Th. Merton, Zen, Tao et Nirvâna (cité ci-après ZTN), Paris, Fayard, 1970, pp. 52-53.

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veulent plus libres à l’égard des traditions, s’investissent par priorité dans les rapports de l’Église au monde moderne ; au tournant des années 1960, le courant « progressiste », dont Merton se sent par ailleurs proche, se veut « laïque, activiste, antimystique, social et révolutionnaire » : attentifs surtout aux réalités politiques et aux questions de société, de nombreux chrétiens délaissent les questions de spiritualité, voire critiquent durement toute forme de repli sur l’intériorité. Les uns comme les autres, le plus souvent fort mal informés, colportent des cli-chés simplistes à propos des religions orientales. Enfin, ceux qui préconisent un retour à la pureté du message biblique craignent qu’un recours à l’Asie ne les encombre d’un bagage philoso-phique et mystique comparable à celui de la civilisation grecque, dans les premiers siècles du christianisme.

Merton, quant à lui, estime que pour l’individu moderne, enfermé dans son autosuffisance, Dieu se réduit bien souvent à une idée, un objet mental. Il devient dès lors urgent de ranimer un autre type de conscience. Les traditions orientales peuvent aujourd’hui contribuer à élargir la perspective : selon leur conception, « le moi n’est pas son propre centre, et il ne décrit pas d’orbite autour de lui-même ; il est centré sur Dieu, unique centre de tous, qui est “partout et nulle part”, en lequel tous se rencontrent, de qui tous procèdent » (ZTN 47). Merton précise aussitôt que le mot « Dieu » inclut ici « ce que les philosophies religieuses non théistes conçoivent comme un Centre unique hypothétique de tous les êtres, ce que T.S. Eliot nommait “le point immobile du monde tournant”, mais que le bouddhisme, par exemple, ne se représente pas comme un “point”, mais comme le “Vide” (et le Vide ne se représente pas du tout, bien sûr) » (ZTN 46-47).

Sagesses de l’Inde et de la Chine

Si Thomas Merton, dans ses lectures, dans sa correspondance et même dans ses publications, fait preuve d’une large ouverture à toutes sortes de phénomènes religieux et de traditions spiri-tuelles, ce sont surtout la sagesse chinoise du taoïsme et plus encore l’école Zen du bouddhisme qui retiendront longtemps

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son attention et inspireront sa propre vie intérieure. L’hin-douisme est relativement peu présent, à l’exception de la figure de Gandhi, dont il retient le message de non-violence et en qui il reconnaît un modèle dans l’art de conjoindre vie contemplative et engagement dans la société. Pour Gandhi, observe Merton, la non-violence n’est pas un moyen d’action efficace, mais un fruit de l’expérience intérieure : « l’esprit de non-violence naquit en lui de l’accomplissement intérieur de l’unité spirituelle », il est « …le fruit de l’unité intérieure déjà réalisée 4 ».

Le taoïsme de l’Antiquité chinoise et en particulier les écrits de Tchouang-tseu (ou Zhuangzi) ont marqué Merton de manière plus profonde et durable, en dépit (ou à cause ?) de leur caractère mystérieux et déroutant pour le lecteur occidental — et peut- être pour tout lecteur. Merton, qui a longtemps ferraillé avec ses supérieurs pour obtenir de mener une vie semi-érémitique, reconnaît dans ce sage antique « un reclus chinois qui partage le climat et la paix de mon propre genre de solitude » (ZTN 147). S’il se plonge dans ces textes, c’est de manière gratuite, sans arrière-pensée ni calcul. Pas de subtilité apologétique dans laquelle « des lapins chrétiens sortiront par magie d’un chapeau taoïste », mais plutôt la découverte de quelque chose d’univer-sel : « Un certain goût de la simplicité, de l’humilité, de l’efface-ment, du silence et, en général, un refus de prendre au sérieux l’agressivité, l’ambition, l’esbroufe et la suffisance que l’on doit déployer pour faire son chemin dans la société » (ZTN 147-148).

Merton est tenté de reconnaître dans l’idéal taoïste le « climat originel du paradis dans lequel il n’y avait aucune différencia-tion, dans lequel l’homme était absolument simple, inconscient de lui-même, vivait en paix avec lui-même, avec le Tao la [Voie] et avec toutes les autres créatures » (ZTN 162-3).

Mais sommes-nous encore dans le jardin d’Eden ? Retrouver cette simplicité première suppose désormais « une transfor-mation totale, un changement de cœur que le christianisme appellerait une métanoïa5 ». Comment reconnaître et accueillir en nous cette présence sans céder à une passivité trompeuse ? Et

4. Th. Merton (éd.), Gandhi on Non-Violence, New York, New Directions, 1965, p. 6.5. Th. Merton, Mystique et Zen, Paris, Cerf, 1972, p. 71.

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comment agir sans céder à l’agitation, au volontarisme ? L’art taoïste du « non-agir » est un chemin de crête, une merveille d’équilibre. Dans une lettre de 1961, Merton confiera : « J’oriente ma vie ou je permets qu’elle s’oriente dans la direction où je n’écrirai plus de livres, je n’écrirai rien qui ne s’écrive de soi-même, de façon non systématique, spontanée… rien qui ne se puisse écrire de la main droite sans que la main gauche le sache. J’ai 46 ans et le temps est venu… de commencer à détricoter le soi social extérieur, de le quitter pour entrer dans la joie de la vacuité6 ».

Pères du désert et Patriarches Zen

À partir de la fin des années 1950, sinon plus tôt, c’est cepen-dant le bouddhisme Zen qui retient davantage l’attention de Merton. Cette école, connue en Chine sous le nom de Chan, porte d’ailleurs la marque de profondes influences du taoïsme. Le voisinage de ce dernier, explique Merton, « transforma le bouddhisme indien hautement spéculatif en ce bouddhisme humoristique, iconoclaste et totalement pratique qui devait fleurir en Chine et au Japon dans les diverses écoles du Zen » (ZTN 149). Une rencontre se révéla décisive pour Merton. Ayant traduit et introduit un choix de sentences (« apophtegmes ») des Pères du désert, il note une « ressemblance remarquable » avec des anecdotes et des bouts de dialogue véhiculés par la tradition du Chan ou Zen. Il décide alors — nous sommes au printemps 1959 — d’envoyer une sélection de ces petits textes à D.T. Suzuki, un bouddhiste laïc japonais dont les livres ont beaucoup contri-bué à la découverte du Zen par l’Occident et dont un essai récent esquissait un parallèle avec Maître Eckhart.

La lettre de Thomas manifeste déjà une belle connaissance et fort probablement une pratique assidue de la méditation dans l’esprit du Zen, bien qu’il ne puisse vraiment s’expliquer là-des-sus : « Tout ce que je sais, c’est que… je ressens un accord profond et intime. À chaque fois, à la lecture de vos pages, quelque chose en moi dit “C’est cela !” Ne me demandez pas ce que c’est. Je ne

6. Id., The Hidden Ground of Love, New York, Farrar, Straus, Giroux, 1985, p. 132.

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ressens aucun désir de l’expliquer à personne, ni de le justifier aux yeux de quiconque, ni de l’analyser pour moi-même. J’ai ma propre façon de marcher et, pour une raison ou une autre, où que j’aille, le Zen est là, en plein milieu. […] Je dirai simplement qu’il me semble que le Zen est l’atmosphère même des évangiles : les évangiles en sont pleins. C’est le climat qui convient à un moine, peu importe quelle sorte de moine. Si je ne pouvais respirer le Zen, je mourrais probablement d’asphyxie spirituelle. Mais je ne sais toujours pas ce que c’est. Peu importe. L’air non plus, je ne sais pas ce que c’est7. »

Si Thomas contacte Suzuki, alors âgé de 88 ans, c’est pour lui demander une préface à son recueil des Pères du désert. Le projet n’aboutira pas, les supérieurs de Merton estimant qu’il ne convient pas qu’un tel livre soit préfacé par un auteur non chrétien. Mais les deux hommes échangeront une corres-pondance qui contient des réflexions approfondies sur Zen et Christianisme : sous le titre « Sagesse et vacuité », elle paraîtra dans Zen, Tao et Nirvâna (pages 105 à 145). Il ne saurait être question de suivre ici le fil d’un échange dense, intense et par- fois technique8. Sur quelques points, il apparaît que les corres-pondants ne se comprennent pas parfaitement ; sur d’autres, ils expriment des réserves ou des nuances. Dans l’ensemble cependant, par-delà les différences de culture et de doctrine, ils reconnaissent avec joie des convergences.

Vacuité bouddhique et pauvreté évangélique

Ainsi Suzuki esquisse-t-il un parallèle entre la vacuité boudd-hique et la pauvreté évangélique, tel que celle-ci est interprétée en particulier dans le commentaire de Maître Eckhart sur la béatitude des pauvres en esprit : l’homme vraiment pauvre n’a besoin de rien, ne sait rien, n’a rien. S’émerveillant de ce qu’Eckhart définisse la pauvreté par le non-savoir, Suzuki s’inter-roge : comment faire entendre ce message à l’homme de la

7. Ibid., p. 561. 8. Un examen plus précis de ces textes et de quelques autres fait l’objet d’un petit livre à paraître aux éditions Lessius.

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modernité industrielle, l’homme de l’accumulation des avoirs et des savoirs ? En d’autres termes, repris également par Merton, comment retrouver l’Innocence, le Paradis, « l’état dans lequel l’homme fut originellement créé pour vivre sur terre » ?

Merton, tout en évoquant à ce propos le thème patristique de la pureté du cœur, se demande cependant si la vacuité boudd-hique est compatible avec le sens chrétien de la personne. Le Royaume, la résurrection, la nouvelle création : voilà ce qui lui semble manquer dans le bouddhisme. Dans sa réponse, Suzuki estime que « la vacuité du Père Merton, quand il emploie ce terme, ne va pas assez loin ni assez profond, je le crains ». Thomas conclut de son côté : « Il y a bien des différences de doctrine entre les deux religions, mais je suis profondément heureux de voir, dans ce dialogue avec D. Suzuki, que, grâce à ses intuitions péné-trantes de la pensée mystique occidentale, nous pouvons si aisément et si agréablement communiquer l’un avec l’autre au niveau le plus profond et le plus important. J’éprouve, en lui parlant, le sentiment de parler à un “concitoyen”, à quelqu’un qui… vit dans un climat spirituel commun » (ZTN 145).

En dépit de la richesse de cet échange, Merton se reprochera, une dizaine d’années plus tard, d’avoir trop sacrifié à une discus-sion théorique : « Toute tentative de traiter le Zen dans un lan-gage théologique ne peut que faire passer à côté de la question. Si je laisse ces remarques à leur place, c’est à titre d’exemple, de façon à montrer comment il ne faut pas approcher le Zen » (ZTN 170). Dans sa préface à un livre de son ami chinois John Wu, Merton ira jusqu’à écrire : « On ne peut guère mettre le christia-nisme et le Zen côte à côte pour les comparer. Ce serait à peu près comme de vouloir comparer les mathématiques et le tennis » (ZTN 56). Deux registres distincts donc, entre lesquels il ne sau-rait y avoir de conflit. C’est que le Zen « n’enseigne rien », mais renvoie sans cesse à l’expérience directe du réel, de la vie. L’Occi-dental, le théologien chrétien, risquent de dériver de l’expérience vers l’explication, vers le commentaire bavard. Dans la mesure où une comparaison est possible, elle devrait porter sur deux expériences plutôt que deux théologies. Mais peut-on dissocier ces deux versants ? Un demi-siècle plus tard, le débat est toujours en cours…

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Du point de vue du cheminement spirituel et des critères de son authenticité, Merton entend surtout rappeler « le paradoxe qui veut que, dès qu’il y a quelqu’un là pour avoir une expérience transcendante, l’“expérience” est faussée et devient en fait impos-sible » (ZTN 94). Le Zen est, « en un certain sens, “vide”. Mais il peut briller dans tel ou tel système, religieux ou irréligieux, tout comme la lumière peut briller dans un verre qui est bleu, vert, rouge ou jaune. Si le Zen a une préférence, ce serait pour un verre pur, sans couleur, du “simple verre” » (ZTN 26). Cette insistance sur la pratique et l’expérience, nous la retrouverons dans le voyage que Thomas entreprendra en Asie, sans que disparaissent pour autant les questionnements de nature plus doctrinale.

Les raisons d’un séjour en Asie

Durant un bon quart de siècle, Merton n’aura presque jamais quitté le périmètre de son abbaye. À partir de Vatican II, l’intérêt pour le dialogue interreligieux et… l’entrée en charge d’un nouvel abbé commencent à modifier la donne. Au fil des ans, Thomas, malgré le relatif isolement de son monastère, a pu se documenter et progresser dans la compréhension de traditions pour lesquelles les sources disponibles étaient souvent bien plus réduites qu’elles ne le sont aujourd’hui, un bon demi-siècle plus tard. Il s’est surtout plongé dans l’écoute silencieuse et la pra-tique de la contemplation. Il lui manque cependant le contact direct avec l’Orient, la visite de ses lieux saints et surtout la ren-contre personnelle de moines et de maîtres spirituels asiatiques.

En 1964, une invitation lui parvient du Japon, à laquelle il ne lui sera pas permis de répondre. Trois ans plus tard, Dom Jean Leclercq, avec qui il entretient une correspondance fraternelle, lui annonce que l’A.I.M. (Aide à l’Implantation monastique) pré-pare un congrès à Bangkok : il y sera question surtout d’expé-rience spirituelle et de relations interreligieuses ; des religieux hindous et bouddhistes y prendront part ; Jean Leclercq a pro-posé d’inviter Merton à offrir sa contribution. Ce dernier reçoit par ailleurs une seconde invitation : un colloque interreligieux s’organise à Calcutta à l’initiative du Temple of Understanding. Le voyage serait également pour Thomas l’occasion de rendre

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visite et d’apporter son concours à des monastères de son ordre en plusieurs pays d’Asie. Il offrirait surtout la chance de rencon-trer des personnalités religieuses de diverses traditions.

Après plusieurs ébauches de programme, l’essentiel du voyage, conçu comme un premier voyage, se déroulerait en Inde, plus précisément au contact des milieux bouddhistes tibétains : un domaine longtemps demeuré quasi inaccessible et encore largement inconnu de Merton, mais qui se révélera complémen-taire de celui du Zen. Thomas pourra explorer plus à loisir, pour lui-même et éventuellement pour la formation des moines en Occident, les modes de transmission des enseignements et des pratiques monastiques. La relation de maître à disciple, si impor-tante dans le monachisme chrétien ancien, mais peu vivante aujourd’hui, le préoccupe tout spécialement. Ne devrait-il pas lui-même se mettre en position de disciple afin de recueillir des enseignements qui ne sont pas du domaine public ?

Durant les mois qu’il passera en Asie, l’éloignement le pro-tégera des sollicitations qui ne cessent d’affluer à Gethsemani, ce qui lui permettra de se consacrer totalement à sa quête. Dans une lettre circulaire il précise sobrement : « Je suis entièrement absorbé par ces rencontres monastiques et par l’étude et la prière qui sont nécessaires pour qu’elles portent leurs fruits. […] J’es-père aussi ramener dans mon monastère un peu de la sagesse orientale avec laquelle j’ai la grande chance d’être en contact, mais j’avoue que je ne sais pas encore comment l’exprimer9. » Son Journal d’Asie enregistre cependant des attentes fortes. Dès le décollage, il s’affirme « certain de me trouver enfin sur la bonne voie après des années d’attente, de recherches, de perte de temps. Puissé-je ne pas revenir avant d’avoir résolu la grande question ! » La « grande question » ou « grande affaire » : c’est, en particulier dans le Zen, l’accès à l’Éveil. S’envolant vers l’Asie, Thomas ajoute ces mots empreints de mystère : « Je retourne chez moi, à la maison. Pourtant, je n’y suis jamais allé avec ce corps, je n’y ai jamais porté ce costume,… je n’y ai jamais traîné ces valises,… je n’y ai jamais lu ces livres… » (JA 18).

9. Th. Merton, Journal d’Asie (cité ci-après JA), Paris, Criterion, 1990, app. V, pp. 267 et 272.

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Apprendre de l’Asie, en Asie

À chaque étape, la réputation de Merton lui permet de ren-contrer des personnalités significatives du monde culturel et religieux. Il s’efforce cependant d’échapper aux pièges du périple touristique ou du voyage de l’écrivain préoccupé de ramener la matière d’un bon livre. Conscient que ses hôtes risquent de ne pas percevoir clairement son véritable objectif, il se montre sou-cieux d’établir les échanges au niveau proprement spirituel qu’il souhaite.

Après une brève escale à Bangkok, Merton se rend à Calcutta pour le congrès interreligieux organisé par le Temple of Under-standing. Intitulée « L’expérience monastique et le dialogue entre l’Orient et l’Occident », sa communication exprime bien l’esprit dans lequel il aborde son séjour asiatique. Entre tra-ditions contemplatives, un « contact profond est réellement possible », un « dialogue en profondeur, à la racine même de l’expérience humaine et monastique ». S’il a quitté son monas-tère en Occident, ce n’est pas, précise Merton, « en tant qu’uni-versitaire ni même en tant qu’écrivain (il se trouve que je suis les deux)…, mais comme un pèlerin désireux de boire à d’anciennes sources de sagesse et d’expérience monastiques. Je ne cherche pas seulement à en savoir davantage,… je cherche à devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminé » (JA 258-9).

L’objectif commande aussi la méthode. De tels échanges spi-rituels doivent se dérouler dans un contexte et un climat monas-tiques : « tranquillité, sobriété, pondération, respect, méditation et paix monacale. Je suis convaincu qu’une atmosphère “orien-tale” de patience et d’attente sans hâte doit prendre le pas sur la passion occidentale impatiente d’obtenir des résultats immé-diats et visibles. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est primordial que des Occidentaux comme moi apprennent ce qu’ils peuvent de l’Asie, en Asie » (JA 259). Au-delà du partage de connaissances et de pratiques, au-delà même des différences doctrinales, une véritable communion peut s’établir « dans le silence d’une expérience ultime » que favorisent la rencontre et l’échange de paroles. Une telle communion ne représente pas un « syncrétisme facile ». Il faut au contraire « un respect scrupuleux

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des grandes divergences » : « À partir du moment où on ne se comprend plus ou que l’on n’est plus d’accord, il faut en prendre acte et s’arrêter là, sans entrer dans un débat inutile. Il existe des différences dont on ne peut discuter, et c’est une tentation inutile et insensée que d’essayer d’en débattre. Laissons-les telles quelles jusqu’à ce que la compréhension se soit élargie » (JA 263).

Tel est du moins le texte que Merton avait préparé. Sur place, improvisant peut-être, il ouvre des perspectives moins conve-nues. Devant cette assemblée monastique interreligieuse, il élar-git considérablement la définition du « moine » : « Je parle d’une catégorie très étrange de personnes, qui se trouvent en marge de la société, parce que le moine dans le monde moderne n’est plus quelqu’un de bien établi, ayant une place reconnue dans la société. […] C’est un marginal qui se retire délibérément de la société dans l’intention d’approfondir l’expérience humaine fondamentale…Me voici donc parmi vous comme le porte-parole des hippies, des poètes, et de tous ceux qui explorent toutes sortes de voies » (JA, app. II, 251-252). Nous sommes en 1968. Merton, toujours prompt à humer l’air du temps, se contente-t-il de surfer sur la vague contestataire ? Sa réflexion porte bien plus loin et demeure actuelle : « Le marginal, le moine, le réfugié, le prisonnier, vivent tous dans la présence de la mort, qui questionne le sens de la vie. […] La tâche du moine, du mar-ginal, du méditant ou du poète est d’aller au-delà de la mort dans cette vie même… afin de devenir un témoin de la vie » (JA 252).

Revenant alors sur le thème de la communion, il conclut : « Non que nous découvrions une nouvelle unité. Nous décou-vrons une unité antérieure, très ancienne. Mes chers frères, nous ne faisons déjà qu’un, même si nous imaginons qu’il en va autre-ment. Ce qu’il nous faut recouvrer, c’est notre unité originelle. Il nous faut devenir ce que nous sommes déjà » (JA 254).

Le sourire des Bouddhas de pierre

Les quelques semaines de son séjour indien sont marquées surtout par ses rencontres avec des bouddhistes tibétains. Il note d’emblée « une volonté, une énergie, un silence bien particu- liers, et de l’humour aussi. Leur rire est merveilleux » (JA 72).

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À Dharamsala, il obtient une entrevue avec le Dalaï-lama, alors âgé de 33 ans. À la demande de ce dernier, elle sera suivie de deux autres. Le ton « assez professoral » cède bientôt à des échanges fraternels et cordiaux sur la vie monastique et la méditation. « J’en suis ressorti avec l’impression que nous étions devenus de très grands amis et que nous étions somme toute assez proches l’un de l’autre. Je ressens beaucoup de respect et une grande affection à son égard et je crois qu’il existe un véritable lien spi-rituel entre nous deux » (JA 138). De son côté, le Dalaï-lama écrira plus tard que Merton lui laissa pour la première fois l’impression qu’il pouvait y avoir dans le monde chrétien une vraie vie spiri-tuelle : « Je vis en lui un homme mû en profondeur par le souci du monde, un homme qui croyait passionnément au pouvoir de la spiritualité de guérir les blessures de l’humanité, un homme animé par une quête spirituelle intense10. »

Dans le nord du Bengale, à la lisière du monde tibétain, Mer-ton rencontre ensuite un certain Chatral, un yogi ou ascète laïc, qui lui fait forte impression. Chatral, après plus de trente ans de méditation en solitude, lui déclare n’avoir pas encore atteint au vide parfait. « J’ai répondu que c’était aussi mon cas. » Ils ont cependant l’un et l’autre le sentiment d’en être proches : Chatral estime que ce pourrait être dans leur prochaine vie ou même dans celle-ci. « Il était surpris de si bien s’entendre avec un chré-tien. À un moment donné il a éclaté de rire en disant : “Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas !” » (JA 155-156). De son côté, Merton continue à s’interroger : devrait-il se faire le disciple d’un maître tibétain ? Chatral, dans ce cas, lui semble une personne adéquate. Mais il demeure indécis. Son avenir ne se dessine pas clairement.

Son bref passage au Sri Lanka, haut lieu du bouddhisme The-ravâda, lui apporte-t-il une réponse ? Il ne nous appartient pas d’en décider. Mais il est incontestable que Merton y fait une expé-rience majeure. Visitant le site d’une ancienne capitale, Polon-naruwa, il tombe en arrêt devant de grands Bouddhas de pierre : « Alors vient le silence de ces extraordinaires visages. Ces grands sourires, gigantesques et cependant subtils, emplis de toutes les

10. Dalaï-laMa, Towards the True Kinship of Faiths, Londres, Abacus, 2010, p. 9.

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possibilités, exempts de doutes, omniscients, ne rejetant rien… » Ces sourires lui laissent l’impression d’une paix qui a traversé toutes les interrogations. « J’ai été submergé par une immense vague de soulagement et de reconnaissance lorsque j’ai vu l’évidence de la clarté des visages, la clarté et la fluidité des formes et des silhouettes… ». Il peine à préciser quelque peu la nature de son expérience : « Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a aucune per-plexité, aucun problème, aucun “mystère”. Tous les problèmes sont résolus et tout est clair, simplement parce que ce qui importe est clair. […] Tout est vacuité et tout est compassion. Je ne me rappelle à aucun moment dans ma vie avoir ressenti un senti-ment aussi profond de beauté et de force spirituelle, fondues dans une seule et même illumination esthétique » (JA 227).

« Ce qu’obscurément je recherchais »

Revenu à Bangkok pour le congrès monastique chrétien qui fut l’amorce de tout son programme, Merton appelle une fois encore à l’essentiel, par-delà les différences culturelles (Orient/Occident) et même religieuses. En bouddhisme comme en chris-tianisme, le véritable monachisme est indéracinable parce qu’il est « inscrit dans un instinct du cœur humain et représente un charisme donné par Dieu ». L’ouverture aux grandes traditions orientales offre au chrétien « la chance extraordinaire d’appren-dre quelque chose de plus sur les potentialités » de sa propre tradition. En conclusion de son exposé, il affirme sereinement : « La conjugaison des techniques naturelles, des grâces et de tout ce qui s’est manifesté en Asie avec la liberté chrétienne de l’Évangile devrait enfin tous nous conduire à cette pleine et transcendante liberté qui réside au-delà des différences cultu-relles, des apparences, et de tout ce qui n’est que du domaine de surface. Ce sera mon mot de la fin » (JA 289-290).

Ce seront en effet ses derniers mots. Rentré pour se reposer dans le petit pavillon mis à sa disposition, Thomas meurt proba-blement par électrocution dans la salle de bains. Ce qu’il notait quelques jours plus tôt, en écho à la visite à Polonnaruwa, peut servir, sinon de conclusion, du moins de point d’orgue : « Je sais et j’ai vu ce qu’obscurément je recherchais. Je ne sais ce qui me

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Jacques Scheuer s.j.

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reste à trouver, mais à présent, j’ai vu à travers la surface, au-delà de l’ombre et du masque. Voilà l’Asie dans toute sa pureté… Elle est pure, limpide, complète. Tout est dit ; il n’y a rien à ajouter. Et parce qu’il n’y a rien à ajouter, elle peut se permettre de rester silencieuse… » (JA 227-228).

* * *

Au long de ce premier et dernier voyage, Thomas Merton, plus que le « dia-logue », a cherché l’émulation spirituelle, la ren-contre de ceux qui pourraient l’éclairer et le soutenir dans son propre cheminement. Il semble osciller entre l’idée qu’une expé-rience identique se trouverait au cœur de toutes les spiritualités et la reconnaissance de différences peut-être irréductibles. De même, l’écrivain et le moine en lui demeurent-ils partagés entre langage et silence, entre communication et solitude. Cette vive tension, qui n’a cessé de l’habiter et de l’animer, ne serait-elle pas le don le plus précieux qu’il nous ait laissé ?

- Jacques Scheuer s.j.Rue de Bruxelles, 38

BE-5000 NamurBelgique

[email protected]

Après l’article biographique de D. Milroy (« Thomas Merton, 1915-1968, et la quête du Père », in Vs Cs 81, 2009-4, 294-301), voici retracé, à l’occa-sion du centenaire de sa naissance, l’itinéraire intérieur d’un pionnier dans l’exploration des spiritualités de l’Asie. Ce n’est que l’une des facettes de l’immense talent du célèbre trappiste, moine et écrivain tout ensemble, mais on peut y voir la source de cette influence qui marque toujours des multitudes de lecteurs.

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© Sylvie Lucel, [email protected]

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Vies consacrées, 87 (2015-2), 158-160

Renseignements bibliographiques

Comptes rendus

Spiritualité

Berthelin M.-Cl., Prier dans l’instant, Namur / Paris, Fidélité / Vie chrétienne, 2013, 15 × 22 cm, 88 p., 10,00 €.

Souhaitez-vous vraiment prier tout le temps, n’importe où et n’importe quand ? C’est possible, nous assure l’A., religieuse de la Retraite. Et elle nous ouvre une quarantaine de pistes : en ouvrant la fenêtre le matin ; dans un embouteillage ; en faisant la cuisine ; en métro ; dans une file d’attente ; en regardant une photo de famille ; en écoutant la radio ; dans l’insomnie ; en écoutant les bruits de la rue ; en marchant sous la pluie… Lorsqu’elle chasse les poussières, elle prie : « Seigneur, dépoussière-moi. » Et elle entend le Seigneur lui répondre : « Il y a des jours où il est bon de laisser la poussière tranquille. » À lire. — P. Detienne s.j.

BauD Ph. (dir.), Manger, voie spirituelle, Genève / Montréal, Labor et Fides / Novalis (La chaire et le souffle), 2013, 15 × 22,5 cm, 110 p., 14,00 €.

Huit A., protestants et catholiques, nous proposent ici une réflexion spirituelle sur l’acte de manger. Au programme : la manducation de la Parole (lectio, meditatio, oratio, contemplatio), illustrée par le « Mange le rouleau du livre » (Éz 3,3) ; manger, une expérience du sacré, déclinée en dix verbes : s’éveiller, s’émerveiller, respecter, remercier, bénir, habi-ter, sentir, ralentir, partager, se réjouir ; propos écologiques ; réflexion biblique sur ce qu’on mange et avec qui ; faim de pain et appétit de Dieu ; l’anorexie, une faim d’autre chose ; les trois dimensions du jeûne, théra-peutique, communautaire, spirituel. L’ouvrage est paru dans la collec-tion « La chair et le souffle » dirigée par Lytta Basset. — P. Detienne s.j.

Prière et liturgie

Wackenheim M., 50 idées reçues en liturgie, Paris, Salvator, 2013, 12,5 × 21 cm, 160 p., 15,00 €.

L’A., archiprêtre de la cathédrale de Strasbourg, recense ici quelques appréciations de la liturgie postconciliaire : « Les oraisons de la messe

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Renseignements bibliographiques

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sont imbuvables » ; « L’Église devrait cesser de béatifier à tout va » ; « Le diacre a tout l’air d’un grand servant d’autel »… Pour chacun des cinquante thèmes l’A. distingue le vrai, le faux, l’ambigu… Concernant le projet de « cyberconfession » il argue : « Comment une confession par internet serait-elle valide si l’on n’est pas sûr que son secret soit assuré ? ». Si l’Église recommande vivement l’inhumation plutôt que la crémation, c’est en référence à l’ensevelissement du Crucifié. L’A. ajoute une consi-dération personnelle : « Lorsque les cendres sont dispersées, comment aller se recueillir sur une tombe ? ». Ceux qui délibérément s’abstiennent de participer à la messe dominicale commettent un péché grave… et sont donc privés de communion tant qu’ils ne se seront pas confessés. Chaque évêque diocésain est libre d’accepter ou de refuser que des filles ou des femmes servent à l’autel… mais la préférence de l’Église pour les garçons lui est clairement rappelée. Les « servantes de messe » ne courent-elles pas le danger de souhaiter une impossible ordination sacerdotale ? Les sujets traités ne manquent pas d’intérêt : le lecteur, qu’il approuve ou non les arguments de l’A., est invité à prolonger la discussion. — P. Detienne s.j.

Fondements

Lotte Chr., Marie dans la nouvelle Création. Essai newmanien sur l’Immaculée Conception, Perpignan, Artège (coll. Sed Contra), 2013, 400 p., 32,00 €.

Moins de dix ans après l’accueil dans l’Église de John-Henry Newman était proclamé le dogme de l’Immaculée Conception. Parmi les présup-posés théologiques figure un « attendu » particulier : « Puisqu’il fallait vraiment que fût conçue la première née de qui devait être conçu le premier né de toute créature. » Les raisons de l’Immaculée Conception ne se réduisent pas seulement à une convenance de sainteté, mais par-ticipent d’un ordre de finalité, au sein duquel se déploie la réalité de « nouvelle création ». Cette assertion sur Marie comme « réalisation parfaite de ce que Ève aurait dû être » et « commencement d’une race nouvelle » se trouve au cœur de la pensée de Newman. Après avoir énoncé les présupposés théologiques du dogme, Christian Lotte retrace l’itinéraire marial du bienheureux, en harmonie avec l’économie divine qui unifie progressivement les grandes vérités de la Révélation. Par l’enracinement dans les Pères de l’Église, par la redécouverte de la théologie de la grâce, par la méditation du mystère de l’Incarnation et par le développement du sens métaphysique de la sanctification, Newman propose une lecture originale de cette « nouvelle création » comme fin de l’Incarnation rédemptrice et horizon de compréhension non seulement du dogme de l’Immaculée Conception, mais de tout le mystère de Marie. — P. nileg

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Renseignements bibliographiques

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Ouvrages reçus

Bible de Maredsous, Maredsous, Abbaye de Maredsous, 2014, 29,50 €.Il Santo, Padoue, Centro studi Antoniani, Rivista francescana di storia

dottrina arte, fascicule 1-2, 2014, 576 p.De goeDt M., L’Alliance irrévocable. Écrits sur le judaïsme, Toulouse, Édi-

tions du Carmel (Recherches carmélitaines), 2015, 336 p., 26,50 €.Delamarre C., Thérèse d’Avila (1515-1582). L’oratoire et la forteresse,

Paris, Salvator (Biographies), 2014, 352 p., 24,50 €.Fornos Fr., B.a.-ba de la prière, Namur, Fidélité, 2014, 216 p., 13,95 €.gay-crosier-lemaire V., Plongée dans l’enseignement social de l’Église.

Étude approfondie des principaux textes du Magistère de l’Église catholique en matière sociale, économique et politique, Paris, L’Har-mattan (Religions et spiritualité), 2014, 304 p., 31,00 €.

laFon M.-Chr., Marie-Dominique Philippe. Au cœur de l’Église du xxe siècle, Paris, DDB, 2015, 840 p., 24,90 €.

mattheeuWs A., L’accompagnement spirituel. Mode d’emploi, Perpignan, Artège, 2015, 44 p., 3,95 €.

o’neill M., L’épopée des Petits frères de la Croix. Histoire d’une nouvelle communauté monastique québécoise dans l’Église d’aujourd’hui, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2014, 234 p., 29,95 $.

Prieto Chr., Jésus thérapeute. Quels rapports entre ses miracles et la méde-cine antique ?, Genève, Labor et Fides (Le monde de la Bible, 69), 2015, 640 p., 39,00 €.

rougeul Fr., Guérir les blessures affectives, Paris, DDB, 2014, 194 p., 17,90 €.rousselot N., Consolation et désolation. L’expérience de la résurrection

dans la spiritualité jésuite, Namur, Lessius (Petite Bibliothèque jésuite), 2014, 112 p., 12,00 €.

simoens Y., Homme et femme. De la genèse à l’Apocalypse. Texte et inter-prétation, Paris, Éditions des Facultés jésuites de Paris, 2014, 249 p., 25,00 €.

teuma t. (sœur), Comment Thérèse visita la Russie et le Kazakhstan. Journal de voyage des reliques de sainte Thérèse de Lisieux du 24 février au 5 juillet 1999, Toulouse, Éditions du Carmel (Témoins de vie), 2014, 224 p., 17,00 €.

thomas more (saint), Traité sur la sainte Communion, intro. de J. Mul-liez, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2014, 48 p., 6,00 €.

Éditeur responsable : Noëlle Hausman • 24, bd Saint-Michel • BE-1040 Bruxelles

© Vies consacrées 2015 Imprimé en Belgique

ImprimaturMalines, le 24 mars 2015, Etienne van Billoen, vic. gén.