Édito Les crises politiques au Proche-Orient à la lumière ...

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N° 43 / MARS 2015 / PAGE 1 La Lettre PROCHAINE CONFÉRENCE page 5 INSCRIVEZ-VOUS DèS MAINTENANT CONFÉRENCES PROGRAMMÉES page 6 TOUS LES DÉTAILS DE NOS RUBRIQUES HABITUELLES en page 2 Dans le Proche-Orient très urbanisé et trop vite assimilé à une région de rentes diverses, on oublie parfois un peu trop l’importance de l’agriculture en tant que vecteur de richesse, d’intégration sociale et d’équilibre et territorial. Et lorsque l’on évoque cette activité, la ques- tion foncière demeure trop peu évoquée. Certes, les statistiques font apparaître l’importance quantitative de la terre comme paramètre fondamental des performances agricoles. Mais la dimension politique de la terre est trop cachée alors qu’elle a été si déterminante dans les vicissitudes contemporaines et qu’elle continue à s’inviter dans les crises actuelles. suite en page 3 Le numéro 4 de la revue Gibraltar que nous vous avons présenté dès sa première parution vient de sortir http://www.gibraltar- revue.com/?portfoliocategory=numero4 Édito Les crises politiques au Proche-Orient à la lumière de la question foncière. par Pierre BLANC article faisant partie d’un ouvrage de l’Iremmo à paraître : « Terre et mer : ressources vitales en Méditerranée», coordonné par Cosimo Lacirignola, Paris, Bibliothèque de l'Iremmo, 2015. La lettre mensuelle vous informe sur les activi- tés de l’association, les conférences program- mées, les événements concernant la Méditerranée. Des parutions de personnalités oeuvrant pour le rapprochement des deux rives de la Méditerranée, vous y sont proposées. Association EUROMED-IHEDN chez COUSTILLIÈRE 48, rue Gimelli - 83000 TOULON Tél : 06 34 19 28 79 Contact [email protected] Site www.euromed-ihedn.fr Président : Jean-François Coustillière Chargé de communication : Daniel Valla organisées par l’Association Euromed-IHEDN se tiendront mercredi 10 juin à Marseille, à la Villa Méditerranée le thème en sera Le Sahel ou l’obligation de coopération entre la France, l’Algérie et la Tunisie La manifestation comprendra deux tables rondes le matin du 10 juin de 9 h à 13 h avec pour chacune 4 intervenants venant des pays concernés. Nous vous invitons à réserver cette date dans votre agenda. RETROUVEZ en ligne, le compte-rendu de la conférence de Bernard HOURCADE (février 2015) dans l’espace Adhérents du site www.euromed-ihedn.fr

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N° 43 / MARS 2015 / PAGE 1La Lettre

PRoCHAINe CoNFÉReNCe page 5INSCRIvez-vouS DèS MAINteNANt

CoNFÉReNCeS PRogRAMMÉeS page 6

touS LeS DÉtAILS De NoS RuBRIQueS HABItueLLeSen page 2

Dans le Proche-Orient très urbanisé et trop viteassimilé à une région de rentes diverses, onoublie parfois un peu trop l’importance del’agriculture en tant que vecteur de richesse,d’intégration sociale et d’équilibre et territorial.Et lorsque l’on évoque cette activité, la ques-tion foncière demeure trop peu évoquée.

Certes, les statistiques font apparaître l’importance quantitative de la terrecomme paramètre fondamental des performances agricoles. Mais ladimension politique de la terre est trop cachée alors qu’elle a été sidéterminante dans les vicissitudes contemporaines et qu’elle continueà s’inviter dans les crises actuelles. suite en page 3

Le numéro 4 de la revue Gibraltar que nous vous avons présenté dès sa première parution

vient de sortirhttp://www.gibraltar-revue.com/?portfoliocategory=numero4

ÉditoLes crises politiquesau Proche-Orient à la lumière de la question foncière.

par Pierre BLANCarticle faisant partie d’un ouvrage de l’Iremmo à paraître : « Terre et mer : ressources vitales en Méditerranée»,coordonné par Cosimo Lacirignola, Paris,Bibliothèque de l'Iremmo, 2015.

La lettre mensuelle vous informe sur les activi-tés de l’association, les conférences program-mées, les événements concernant laMéditerranée. Des parutions de personnalitésoeuvrant pour le rapprochement des deux rivesde la Méditerranée, vous y sont proposées.

Association EUROMED-IHEDN chez COUSTILLIÈRE48, rue Gimelli - 83000 TOULONTél : 06 34 19 28 [email protected] www.euromed-ihedn.fr

Président : Jean-François CoustillièreChargé de communication : Daniel Valla

organiséespar l’Association euromed-IHeDN

se tiendront

mercredi 10 juinà Marseille,

à la villa Méditerranéele thème en sera

Le Sahelou l’obligation de coopération

entre la France, l’Algérieet la tunisie

La manifestation comprendradeux tables rondes

le matin du 10 juin de 9h à 13 havec pour chacune 4 intervenants

venant des pays concernés.

Nous vous invitons à réserver cette datedans votre agenda.

RetRouvez en ligne, le compte-rendu de la conférencede Bernard HouRCADe(février 2015)dans l’espace Adhérents du sitewww.euromed-ihedn.fr

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 2La Lettre Euromed IHEDN

Nos membres ont publié

Les forces armées arabes et moyen-orientalesaprès les printemps arabes

Sous la direction de Jean-François DAGUZAN, membre du conseil scientifique et Stéphane VALTERen page 16

La guerre d’Algérie revisitée.Nouvelles générations, nouveaux regards

Par KADRI Aïssa, BOUAZIZ Moula,QUEMENEUR Tramor avec la participation de Roland LOMBARDI, membre actif de l’associationen page 17

Notre coup de coeur

La Langue française: une arme d'équilibre de la mondialisation

Par Yves MONTENAY et Damien SOUPARTen page 18

Histoire

Chroniques de massacresannoncésLes Assyro-Chaldéens d'Iran etdu Hakkari face aux ambitionsdes empires (1896-1920)

Par HELLOT-BELLIER Florence,en page 19

Lu dans la presse

Trans-Maghreb Express.« La Libye n'existe plus »

Dernier volet du périple de Florence AUBENAS, paru dans le quotidien Le Mondeen pages 8 à 12

A Mersin, dernier port des SyriensEntre évasions désespéréeset new business

Par Domenico QUIRICO, dans le quotidien La Stampaen pages 13 à 15

Au sommaire de cette lettre

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 3La Lettre Euromed IHEDN

La crise foncière en Syrie n’est sans doutepas étrangère au déclenchement de larévolution dans ce pays en mars 2011. EnEgypte, les révoltes rurales dans lesannées 1990 sont peut-être à considérerparmi les prodromes de l’actuelle situationrévolutionnaire à tout le moins incertaine.Si l’on se donne de la longue portée, l’onse rend compte que cette question a étéégalement déterminante dans la guerrecivile libanaise (1975-1990) ainsi quedans l’arrivée au pouvoir des Nassériensen Egypte et des Baasistes en Syrie dansles années 1950 et 1960. D’un certainpoint de vue, le présent dans ces deux paysconstitue la fin d’un cycle qui avait été ini-tié par une transition politique à fortedimension agraire. Ajoutons à cela que l’analyse de la ques-tion palestinienne ne saurait s’exonérerd’un recours à un prisme foncier car lagrande propriété a facilité le transfert deterres vers les migrants juifs venusd’Europe. Enfin, la Jordanie, finalementtrès stable en dépit de sa proximité avecles épicentres de la sismicité géopolitique,se présente comme une exception dans cepanorama du Proche-Orient : la stabilitéde la construction politique de ce payssemble bel et bien valider l’hypothèsed’un soubassement foncier des crisesmodernes du Proche-Orient. Une archéologie foncière« J’appelle journalisme, ce qui sera moinsintéressant demain qu’aujourd’hui ».Quoique respectueux du journalisme,André Gide signifiait ainsi que le regardtrop collé au présent perd souvent de vuela trajectoire des processus historiques.Autrement dit, en commentant trop ce quise passe sans tenir compte de ce qui s’estpassé, parfois sur les temps longs, lerisque est grand de se fourvoyer et d’éga-rer le lecteur. Il faut donc revenir au passépour expliquer le présent car l’actualité estriche en remontées de l’histoire. A cetécueil d’un désinvestissement du passé,s’en ajoute un autre : celui qui consiste àfaire d’une explication le tout d’un phéno-mène. Ainsi, si la question foncière est

importante dans l’explication des proces-sus, elle ne suffit pas à les expliquer dansleur totalité. Revenir à l’histoire foncièresans en faire le déterminant absolu descrises modernes du Proche-Orient, telleest donc notre approche. Dans cette région, le fait majeur sur le planfoncier remonte à la fin du 19ème et audébut du 20ème siècle. C’est en effet à cemoment-là que s’est produit le processusde concentration foncière. L’analyse de ceprocessus d’appropriation déséquilibréesuppose de distinguer entre les pays duProche-Orient et l’Egypte ; moins parceque les mécanismes seraient très diffé-rents, que parce que l’histoire entre cesdeux espaces a divergé dès le début du19ème siècle. Dans les régions du Proche-Orient, soustutelle ottomane, des réformes foncièresfurent mises en œuvre de 1839 à 1863.Elles faisaient partie de l’ensemble desréformes (Tanzimat) supposées revigorerun empire en proie à une crise financièreet géopolitique. Jusqu’à l’heure, les terrescultivées répondaient au statut miri : cesterres amiriées demeuraient la propriétéde l’Etat, mais elles étaient laissées enusufruit aux paysans, du moins tant qu’ilsne la laissaient pas vacante plus de troisannées consécutives. Désormais, avec lesTanzimat la terre cultivée passait dans lerégime privé (mulk) à l’instar des terreshabitées, mais ceci supposait l’inscriptiondans un registre foncier (Defter-Khané).Cependant, ce régime de privatisations’est transformé en quelques décennies enun processus de concentration foncière. D’une part, dans cette période de réformesfoncières, le Sultan distribua directementdes terres à certains de ses favoris(Khader, 1984). D’autre part, l’enregistre-ment foncier par un simple certificatrédigé par quelques personnalités localespouvait faciliter une appropriation inégale :ainsi le titre de propriété étant « dépourvude signalement topographique précis, nefaisait que sanctionner la suprématie dugros possédant sans poser aucune limite àses empiètements » (Gibert, Fevret, 1953).

A cela s’ajoutait l’ouverture du commerceavec l’Europe qui favorisait le développe-ment d’une riche classe de commerçantsurbains. Aussi, avec l’accumulation desnuméraires, ceux-ci cherchèrent-ils à lesplacer dans des biens fonciers, les place-ments bancaires étant peu facilités dans unempire ottoman marqué au sceau de lacharia : le temps appartenant à Dieu,l’homme ne peut en faire un objet decommerce étant entendu que l’argentn’est pas considéré comme productif.L’immatriculation des terres et leur miseen marché de facto donnaient ainsi à cesriches commerçants (effendis) une oppor-tunité d’en acquérir.

Mais les acquisitions se firent égalementde façon plus indirecte. Des paysans sou-vent en situation précaire se voyaient alorsdans l’obligation d’emprunter de l’argentle temps d’une campagne ou plus, selonque les récoltes avaient été bonnes ou non.Or la bourgeoisie citadine était en capacitéde prêter cet argent souvent de façon usu-raire, et ce en contravention de la loi isla-mique usant de subterfuges divers (hiyal)(Rodinson, 1963). Au final, beaucoup depaysans se retrouvèrent tôt ou tard dansl’impossibilité de rembourser leurs dettes,ce qui les conduisait à rétrocéder alorsleurs terres à des effendis. Par conséquent,ceux-ci accroissaient la taille de leurs pro-priétés, les fellahin devenant alors leursmétayers.

D’autres modes d’appropriation furent uti-lisés comme celui qu’utilisait l’effendi depouvoir opérer les démarches d’immatri-culation à la place du paysan illettré qui seretrouvait ainsi dépossédé. Mais dans cer-tains cas, c’était le fellah lui-même quidemandait à être remplacé par un richeeffendi pour enregistrer sa terre et ainsiéviter des impôts ou fuir la circonscrip-tion. Dans certains cas, ce sont des vil-lages de type musha (terres collectives)qui furent enregistrés au nom d’un richecitadin supposé les protéger des excès dufisc et des convoitises des nomades ou desvillages voisins.

Les crises politiques au Proche-Orient à la lumière de la question foncière. suite de l’Édito

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 4La Lettre Euromed IHEDN

Sur les lisières désertiques, à distance desvilles où les bédouins dominaient, l’appro-priation profita aussi aux chefs de tribussemi-nomades qui enregistrèrent les terrescollectives en leur propre nom, avecl’assentiment des autorités ottomanes.Cette « politique des chefs », qui consistaitainsi à s’appuyer sur des cheikhs tribaux,fut d’ailleurs assumée comme telle sousles mandats britannique et français quiutilisèrent la terre comme un moyend’exercer un contrôle sur eux, via leursédentarisation. En Egypte, les phénomènes d’appropria-tion furent assez similaires quoique cepays fût progressivement détaché de l’es-pace ottoman au cours du 19ème siècle.Avant ce changement de tutelle, la gestionfiscale des terres était organisée, commeailleurs dans l’empire, par des multazimen charge de circonscriptions territorialesmais qui n’en étaient pas propriétaires. Avec le règne de Mohamed Ali (1805-1848), l’appropriation inégale des biensfonciers fut une réalité. En 1829, partantdu principe qu’il fallait valoriser les terresincultes (terres ibadiya), Mohamed Ali enalloua à des chefs de tribus qu’il voulaitsédentariser mais aussi à des hauts fonc-tionnaires ou des officiers de l’armée quiétaient ainsi récompensés pour servicesrendus. D’abord usufruitiers, les conces-sionnaires de terres ibadiya devinrentalors en capacité de les transmettre à par-tir de 1838 puis de les vendre à partir de1842, le fils de Mohamed Ali, Saïd,reconnaissant en 1852 la pleine propriétésur ces terres. Par ailleurs, Mohamed Alidistribua des terres du domaine privé del’Etat (jiflik) à des membres de sa familleainsi qu’à des proches. Toutefois, la petitepropriété fut également reconnue puisque,avec la loi foncière de Saïd en 1858, lespaysans devinrent propriétaires de leursterres dans la mesure où ils les avaientexploitées depuis cinq ans. Ainsi était éta-blie l’opposition foncière entre grandes etpetites propriétés. Cependant, avec lescrises récurrentes de l’agriculture, notam-ment pour la production de coton, l’endet-

tement de certains petits propriétairess’accrut, ce qui donna lieu à un transfert decertaines petites propriétés vers la grandepropriété (Hourani, 1993). Par ailleurs,le passage des générations qui, ensubdivisant les propriétés, accroissait labipolarisation foncière. Dans les deux cas- l’endettement et le passage des généra-tions -, les paysans sans terre voyaient leurnombre s’accroître, ce qui constitueraun énorme problème politique, là commeailleurs. Ainsi, au milieu du 20ème siècle, la pro-priété de la terre se présentait de façon trèsinégalitaire dans cette région du monde.D’un côté, une élite foncière y détenaitaussi le pouvoir politique, en lien avec lestutelles britannique et française (dans lecadre du mandat au Proche-Orient ou desaccords égypto-anglais). D’un autre, unemultitude de petits paysans, souvent pau-vres, travaillaient la terre qu’ils ne possé-daient pas le plus souvent. Ils la louaientaux grands propriétaires selon un statut demétayage ou de fermage. Le foncier et les crises contemporainesMêlant d’une côté une élite foncière etpolitique liée aux puissances européenneset d’un autre une paysannerie pauvre, lasituation sociale était donc instable auProche-Orient à l’issue de la SecondeGuerre mondiale. Dans des pays majori-tairement ruraux et en proie à la pauvretésociale, la guerre de 1948 et la créationd’Israël vécue comme une humiliation parles Arabes, finit de porter les opinions versdes courants nationalistes en rupture avecles élites foncières « domestiquées » parles Britanniques et les Français. C’est dansce contexte que doivent être replacées larévolution nassérienne en Egypte et l’in-stabilité politique syrienne qui conduira en1963 à l’avènement baasiste. D’extractionmilitaire mais en résonance avec la paupé-risation de la société rurale, les révolution-naires nassériens et syriens mirent la ques-tion rurale au cœur de leur agenda. Desréformes agraires furent toute de suitemises en œuvre : dès 1952 en Egypte, avecdes renforcements par la suite ; dès 1958

pour la Syrie lorsqu’elle fusionna momen-tanément avec l’Egypte puis surtout à par-tir de 1963 lorsque le parti Baas prit lescommandes du pays. Avec ces réformes, ils’agissait de redonner du pouvoir écono-mique aux métayers et aux fermiers, maisaussi de ruiner la source de pouvoir desanciennes élites politiques. Il était égale-ment question d’accroître la productivitéde l’agriculture pour parvenir à l’autosuf-fisance et partant de renforcer l’indépen-dance après tant d’années de tutelle. Desplafonds furent ainsi établis tant pour lapropriété que pour les fermages. Quant aumétayage, il était désormais très encadré. Contrairement, à la Syrie et à l’Egypte, laJordanie, la Palestine et le Liban neconnurent de réforme agraire, et cela pourdes raisons différentes : les vicissitudesgéopolitiques en Palestine, le choix d’uneéconomie de service au Liban et la struc-ture foncière en Jordanie ; il n’en demeurepas moins que ces pays illustrent aussil’importance de la terre dans les évolu-tions politiques. Faisant figure d’exception dans la région,la stabilité du royaume de Jordanie peutainsi s’analyser en partie par l’absenced’une grande propriété foncière(Fischbach, 2000). Ce pays était plus loinde l’empire ottoman et la politique de pri-vatisation des terres avait été moins dyna-mique, ce qui ne favorisa pas l’apparitionde la grande propriété. D’autre part, après1920, la puissance mandataire britanniqueavait mis en place un programme de finan-cement des agriculteurs. Or il est reconnuque ce programme avait évité desfaillites de beaucoup de petits paysans, cequi empêcha la formation d’une grandepropriété. Tout ceci aurait contribué àentraver le processus de radicalisationidéologique tel que l’a connu le restede la région. Si la Jordanie était relativement égalitaireau lendemain de son indépendance, leLiban était autrement plus stratifié sur leplan foncier. L’élite foncière de ce pays, àl’abri d’un partage communautaire dupouvoir, n’avait pas alors été remise en

Les crises politiques au Proche-Orient à la lumière de la question foncière. suite de l’Édito

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 5La Lettre Euromed IHEDN

question par des mouvements politiques àl’instar de ce qui se produisit en Syrie et enEgypte. Aussi, le déséquilibre de la pro-priété se maintint-il. Des années 1950 auxannées 1970, un système de métayage oude fermage très précaire défavorisa ainsi lapetite paysannerie du pays. Or dans lesrégions agricoles de la Bekaa et du Sud-Liban, la paysannerie était très majoritai-rement chiite et subissait la loi d’une élitefoncière de même extraction communau-taire. La pauvreté dans cette communautésouvent rurale (doublée d’un sentimentd’être exclue d’un pouvoir libanaisdominé par les maronites, les sunnites etles druzes) contribua sans doute à la radi-calisation de cette communauté. Et l’appa-rition du mouvement Hezbollah en 1982pouvait être relue sur ce fond de paupéri-sation paysanne. Pourtant, cet enseignement de l’histoiren’a pas été tiré au Liban qui n’a pas œuvréà une politique de requalification ruraledepuis la fin de la guerre civile. Force estde constater en effet que le modèle decroissance choisi par le pays privilégieencore beaucoup la zone littorale. Quant àla propriété agricole, elle demeure trèsconcentrée aujourd’hui. 3,5% des proprié-taires de terres agricoles libanais détien-nent 50% de la surface du pays (Zurayk,2010). Ainsi, le développement équilibrédu territoire annoncé comme tel dans lesaccords de Taëf semble encore loin de sapleine réalisation. La question de Palestine s’éclaire aussi àl’aune de la question foncière. Il faut reve-nir toujours à ce contexte de grande pro-priété foncière qui a caractérisé le Proche-Orient. Entre la fin du 19ème siècle et ledébut des années 1920, une grande partiedes terres de Palestine était détenue pardes familles des villes commerçantes deBeyrouth, Alep et Saïda. Mais avec lacréation de la Palestine en 1920 et le tracédes frontières, ces propriétaires du Libanet de Syrie furent coupés de leurs proprié-tés agricoles en Palestine, ce qui lespoussa à vendre leurs terres au fondsnational juif créé au début du 20ème siècle

(Granovski, 1940). Désormais, beaucoupde paysans métayers ou fermiers de cesanciens propriétaires se retrouvèrent sansterre, ce qui explique en grande partie larévolte de 1936-1939. Etant donné le départ de ces propriétairesétrangers, il ne restait plus, à ce moment-là, que les grands propriétaires autoch-tones. A leur tour, ils furent dépossédés en1948, du fait de l’expulsion desPalestiniens de Galilée par Israël, ce quiamenuisait considérablement leur pouvoir.Enfin, après 1967, le grignotage de la terrepar Israël se poursuivit, là encore, demanière forcée, ce qui ruinait définitive-ment la grande propriété foncière et lasource de pouvoir qu’elle constituait(Robinson, 1997). Il n’y eut donc pas deréforme agraire, la terre étant transférée auYishouv avant 1948 puis à l’Etat hébreu,un phénomène qui se poursuit de nos jours(Kerem Navot, 2013). Certes, les grandspropriétaires palestiniens ont ainsi perdubeaucoup de pouvoir, qui plus est dans unesociété de plus en plus urbanisée, mais lesmaîtres de la terre sont désormais lesIsraéliens. La question foncière est donc très activedans le contexte très singulier de laPalestine. Elle le reste aussi en Syrie et enEgypte, deux pays qui ont été les plus loindans la politique foncière. En Egypte, lacontre réforme agraire conduite dans lesannées 1990 qui s’est traduite par ladépossession d’un million de fermiers aconstitué un sujet de mécontentementsocial parmi tous ceux qui ont conduit à larévolution de 2011. Il s’agissait de dépla-fonner les fermages pour fluidifier le mar-ché foncier. Autrement dit, le but pour-suivi était de déplacer la terre vers lesacteurs agricoles les plus solvables afin de« moderniser » un secteur jugé alors troptraditionnel. C’était la victoire du libéra-lisme « moubarakiste » sur le socialismearabe nassérien. En fait, déjà sous la prési-dence de Sadate, la rupture avec l’ap-proche agraire de Nasser avait subi desaménagements forts sous la pression despropriétaires (Bush, 2009).

En Syrie, l’actualité de la question fon-cière a certainement à voir avec les évène-ments qui se produisent depuis mars 2011.Si elle a été renforcée par la sécheresse de2006 à 2011, la crise rurale à la veille de larévolution de 2011 s’explique aussi par lerétrécissement de la propriété agricole(Razzouk, 2013, FAO, 2003). Deux géné-rations après la réforme agraire des années1960, les descendants des bénéficiairescultivaient sur de très petites exploitations.En effet, en l’absence d’un essor de l’in-dustrie et des services, beaucoup de fils depaysans furent obligés de rester sur desexploitations dont la taille s’était réduiteau gré des changements de génération.Dans ce contexte de crise rurale, il n’estdonc pas surprenant que les anciennescatégories rurales favorisées autrefois parle parti Baas, furent en première ligne dansles révoltes de 2011. Evidemment, d’au-tres causes s’ajoutent à ce mécontente-ment rural ; en particulier, le fait que lasubvention au gasoil avait été suppriméeen 2008 et que les aides aux produits stra-tégiques n’avaient pas suivi le renchérisse-ment du coût de la vie.

La dimension foncière est donc très pré-gnante encore dans l’équilibre des sociétéscertes devenues urbaines du Proche-Orient. Plus que cela, la terre a un rapportavec le pouvoir. Dans un moment de tran-sition politique très fragile et certainementtrès long, cette question ne saurait êtreoubliée.

Références bibliographiques Ayeb Habib, La crise de la société rurale en Egypte, la fin du Fellah,Paris, Karthala, 2010

Blanc Pierre, Proche-Orient : le pouvoir, la terre et l’eau, Presses desciences po, 2012

Bush Ray, “The Land and the people”, in Egypt, Moment of Change,El-Mahdi Rahab et Marfleet Philip, Le Caire, The AmericanUniversity, 2010

FAO, Syria agriculture at the Crossroads, 2003

Fischbach Michael R, State, Society and Land in Jordan, Leiden-Boston-Koln, Brill, 2000

Gibert André et Fevret Maurice, « La Djezireh syrienne et son réveiléconomique », Revue de Géographie de Lyon, 28 (1), 1953

Granovsky A., Land policy in Palestine, New-York, Bloch publishingCompany, 1940

Hourani Albert, Histoire des peuples arabes, Paris, Seuil, 1993

Les crises politiques au Proche-Orient à la lumière de la question foncière. suite de l’Édito

Les entretiens d’Euromed-IHEDNProchaine conférence ouverte à l’inscriptionL’inscription est obligatoire (Plan Vigipirate activé). Vous pouvez vous inscrire dès maintenant.Par courriel : [email protected] ou par téléphone au 06 34 19 28 79Pour toute information complémentaire, rendez-vous sur le site www.euromed-ihedn.fr

à MARSEILLE Lundi 16 marsamphithéâtre de l’Ecole de la Deuxième Chance360, chemin de la Madrague-Ville / pl. des AbattoirsMARSEILLE 15ème.

Date limite d’inscription à la conférence : vendredi 13 mars

un dîner est organisé autour de notre invitéNombre de places limité : inscription jusqu’au mercredi 11 marsLe montant du dîner est de 32 €. Les chèques sont à libeller au nom de : Restaurant LES ARCENAULX .

à PARIS Mercredi 18 marsamphithéâtre Suffren, à l’Ecole militaire.

Date limite d’inscription à la conférence : vendredi 13 marsPensez à communiquer votre date de naissance lors devotre inscription : plan vigipirate renforcé oblige.

un dîner est organisé autour de notre invité au Cercle de l’ecole militaire,Nombre de places limité : inscription jusqu’au mercredi 11 marsLe montant du dîner est de 35 €. Les chèques sont à libeller au nom de :Association Euromed-IHEDN.

La Lettre Euromed IHEDN > Conférences N° 43 / MARS 2015 / PAGE 6

notre invitésera Pierre BLANC,

Enseignant-chercheur en géopolitique, Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux,

Consultant auprès du CIHEAM, Rédacteur en chef de Confluences Méditerranée

sur le thème :

Eau, terres et pouvoirs au Proche OrientPierre BLANC est enseignant-cher-cheur en géopolitique à Sciences poBordeaux et à Bordeaux sciencesagro. Il est rédacteur en chef dela revue Confluences Méditerranéeet directeur de l’édition « laBibliothèque de l’Iremmo ».

Ses travaux de recherche et sesenseignements portent sur la géo-politique de la Méditerranée et duProche-Orient.

Il s’intéresse en particulier à la dimension hydropolitique et agrairede ces conflits, notamment au Proche-Orient où il a effectué denombreuses missions et où il a vécu.

Parmi les nombreuses publications de l’auteur, citons son ouvrageparu en 2012 : « Proche-Orient : le pouvoir, la terre et l’eau »(Presses de Sciences po). En 2014, il a écrit avec Jean-PaulChagnollaud « L’Atlas des Palestiniens » (éditions Autrement) et«Violences et politique au Moyen-Orient » (presses de sciences po).

La terre, l'eau et la sécurité alimentaire sont au coeur de stratégies depuissance et des logiques conflictuelles. Il s'agit d'une réalité mondiale.

Dans le contexte du Proche-Orient, l'acuité des questions agraires et ali-mentaire est d'autant plus forte que l'on se situe dans un épicentre de lasismicité géopolitique mondiale.

Comment comprendre les logiques spatiales d'Israël si l'on ne s'intéressepas aux dimensions foncières et hydropolitiques ? Comment ignorer lafigure du paysan palestinien qui demeure centrale dans la résistance àl'emprise territoriale israélienne ? Que l'on soit en Syrie, au Liban, enEgypte ou en Jordanie la question foncière est un soubassement tropimportant des dynamiques politiques pour qu'elle soit oubliée.

On doit dire la même chose des violences hydrauliques qui traversent lesbassins régionaux avec une nouvelle intensité à l'heure de la montée enpuissance de certains acteurs.

La conférence proposera donc l'utilisation d'un prisme souvent ignoré de laconflictualité régionale.

Il s'agit de regarder l'histoire contemporaine sans déserter le présent.

Les entretiens d’Euromed-IHEDNConférences au programme du cycle 2014/2015 Les dates et les thèmes sont maintenant définis.Vous en trouverez les évolutions dans nos prochaines Letrres Mensuelleset sur le site www.euromed-ihedn.fr

La Lettre Euromed IHEDN > Conférences N° 43 / MARS 2015 / PAGE 7

Lundi 13 avril à Marseille la conférence aura lieu exceptionnellementVilla Méditerranéequi nous accueillera dans son cadre prestigieux.

Mercredi 15 avril à ParisLe Maghreb : facteurs d’unité et de désunion par Flavien BOURRATChercheur au Centre Euromaghrébin de Recherches et d’EtudesStratégiques (CEMRES) dans le cadre de l’initiative5+5 défense en Méditerranéeoccidentale. Il prononce également des conférences au profit de stagiaires et d'officiers(Ecole de Guerre, IHEDN,) et enseigne la géopolitique du monde arabe contemporainà l’Institut National des Langues et CivilisationsOrientales.

Mercredi 6 mai à ParisLundi 11 mai à Marseille(In)sécurités alimentaires et rurales au Sud et à l’Estde la Méditerranée par Sébastien ABISAnalyste politique, Conseiller au SecrétariatGénéral du CIHEAM, organisation intergouverne-mentale de coopération pour le développement agricole et l’alimentation en Méditerranée. Membre des comités derédaction des revuesConfluences Méditerranée et Futuribles. Auteur d’une centained’articles et d’interventionspubliques portant sur la géo-politique, les enjeux straté-giques euro-méditerranéens,la sécurité alimentaire et lesproblématiques agricoles.Expert au sein du groupe detravail « Euromed 2030 » dela DG Recherche de laCommission européenne.

Lundi 15 juin à Marseille Mercredi 17 juin à ParisLa voile latine, symbole de la complexité et de la diversité méditerranéenne par HubertPOILROUX-DELEUZEné à Marseille HubertPOILROUX-DELEUzE a faitses études de Droit à Aix enProvence et obtient un doctoratde spécialité, puis un certificatd’Ethnologie générale.Avocat au Barreau deMarseille il devient spécialistede la propriété intellectuelle.En marge de ses activités pro-fessionnelles, Hubert est unpassionné de voile et deMéditerranée. Il a d’ailleursécrit diverses communicationset articles sur la navigation etl’Histoire de la Méditerranée etpublié deux ouvrages : Lavoile libre, paru en 1978 auxEditions Maritimes et d’Outre-mer (EMOM) et Marseille et saplaisance, co-édité par JeanneLaffitte et l’ENOM en 1982.

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 8La Lettre Euromed IHEDN > Lu dans la Presse

Trans-Maghreb Express. « La Libye n'existe plus »Par Florence Aubenas, dans le quotidien Le MondeDernier épisode de l’épopée de la journaliste Florence Aubenas à travers le Maghreb et ses frontières,de Tanger à Tripoli.

Le café est déjà servi.

Voilà maintenant le thé.

L'employé s'éclipse, très droit, laissant lapièce silencieuse.

« Vous aimez Nice ?, demande unconseiller, à brûle-pourpoint. Alors, vousallez adorer Tripoli : c'est pareil. »

Nous sommes à l'ambassade de Libye àParis, mon visa vient d'arriver et leconseiller est le seul à manifester quelqueenthousiasme pour mon reportage. Troisans après la chute de MouammarKadhafi, ce sont plutôt des mines catas-trophées qui préparent le voyageur à sondépart, accompagnées d'une liste desassassinats d'Occidentaux et des affron-tements armés les plus récents.

On s'y tue dès 9 heures du matin

A l'arrivée, Tripoli ressemble à ces per-sonnes qu'on rencontre après en avoirentendu beaucoup de mal : tout en elleparaît charmant. Des façades ocre à l'ita-lienne filent sur le front de mer ; plus bas,vers le Corso, des petits manèges tour-nent dans l'air brûlant, comme au ralentiet, sur la longue plage lumineuse, desjeunes gens chahutent autour d'un scoo-ter de mer. Sur l'avenue Gargaresh, il y aencore 7 km d'embouteillage, des voituresde luxe roulant au pas, passant etrepassant devant la vitrine de Zara etsurtout à côté de cette blonde piquantedans son 4 × 4.

Puis, peu à peu, cette façade familière sefissure. Là, à l'angle du boulevard,vous voyez la station-service, tout à faitbanale ? On s'y tue dès 9 heures dumatin, depuis qu'une milice organise la

pénurie pour le contrôle des carburants etde la sécurité. Au rond-point, un agent depolice en uniforme téléphone gravement àcôté d'une fontaine, mais c'est en réalité lepetit jeune homme, avec sa kalachnikovdans la boîte à gants, qui s'occupe de lacirculation.

Un député libyen entre en courant dans lehall du Radisson Blu. Le portique de sécu-rité se met à hurler. Il lance au vigile :« Pas de problème, c'est juste mon arme. »Depuis qu'ils ont été attaqués par desgroupes, les représentants de l'Etat et lesinstitutions se sont réfugiés dans lesgrands hôtels. Il y a quelques jours sesont tenues les élections législatives :même pas 30 % de votants, certainesrégions n'ont pas du tout participé et il afallu changer le nom du Congrès tant il estméprisé. En s'affalant en face de moi surla banquette, le député conclut : « Cepays n'existe plus. » Il est 8 heures dumatin, fin juin 2014. Il décapsule une bièresans alcool.

« En arrivant il y a trois ans, on s'était dit :la Libye sera le plus beau des “printempsarabes” », se souvient un représentantspécial de l'Union européenne. Il estaccoudé au 25ème étage du Radisson,contemplant la vue sublime sur la baie.« Avec ses six petits millions d'habitants,tous sunnites, ça ne sera pas trop difficile.Mais, quand on a soulevé le couvercle du

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Dans le port de Tripoli en juillet 2014

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adhafisme, on s'est soudain rendu compteque les tribus étaient là, embusquées,chacune avec sa milice, surarméesdepuis la guerre. »

Dans ce paysage fracassé, Misrata seprétend « l'une des villes les plus sûres dumonde, oui, j'ai bien dit du monde »,répète Chawki Rimda, chef du comitérévolutionnaire local. A 200 km à l'est deTripoli, on ne s'y plaint même pas d'un volde portable. Il faut dire que Misrata a créél'une des milices les plus puissantes,capable en une nuit de s'emparer du pays.Le problème, c'est qu'elle n'est pas laseule. Aller là-bas, c'est un peu assister àla naissance des ogres.

500 caméras de surveillanceL'arrivée à Misrata ressemble à unpassage de frontière, contrôle strict desvoitures et des passeports. En ville,le chef de la police, Saleh Ali Esneo,aligne 700 agents de renseignement et1 300 policiers « tous 100 % de Misrata :[ils] ne veu[lent] personne de l'extérieurqui pourrait comploter contre [eux] ».Chaque coin de rue possède sa camérade surveillance, 500 en tout et « [ils] enmettr[ont] plus s'il le faut », continue

Esneo. Dans la salle de contrôle, uningénieur zoome sur les écrans, commeun gamin le jour de son anniversaire : « SiKadhafi avait eu cette idée avant nous, onétait tous morts. » Il a choisi le modèle decaméra le plus moderne mais aussi « leplus joli, pour que la ville soit décorée.Chez, l'argent n'est pas un problème ».

Sitôt après la révolution, la ville a été priseen main par les milices d'un point de vuemilitaire, et le « Club des businessmen »s'occupe de la gestion. Tout le monde tra-vaille ensemble. « L'Etat ne faisait rien etla ville n'avait pas envie d'attendre »,résume un importateur en matériel agri-cole. Grâce à ses propres financements,le Club des businessmen régente la cité,organise les hôpitaux ou réaménage lazone portuaire. Une boîte de dattescircule autour de la table, quatre ou cinqentrepreneurs sont là aussi. « Oui, lesaffaires vont bien, merci », dit l'un.« Mieux, même, depuis la chute du régime.Avec lui, on se faisait peut-être plus d'ar-gent, mais il fallait de la chance : les loischangeaient d'une heure à l'autre. »Quelqu'un rigole : « Tu te souviens quandson fils avait été emprisonné en Suisse etqu'il avait fallu tout arrêter là-bas ? »Sourires, nouvelle tournée de dattes.

A Misrata, on aime bien raconter ce genred'histoire en attendant d'aller prendre unavion pour la Turquie ou le Japon, àl'aéroport international, également recons-truit par le Club. Et on pense au reste dupays, nourri seulement aux puits depétrole, en chute libre depuis un an.« Ici, nous sommes l'élite. Tout le mondedevrait suivre notre exemple. » Jedemande à l'importateur : « Serait-il possi-ble de faire un reportage dans la caserned'une milice ? » Il promet de rappeler,comme tous ceux à qui je demande.

Dans la rue principale, certains bâtimentsbombardés sont restés en l'état, commedes lambeaux déchiquetés de la vied'avant 2011. C'est volontaire : ne rienoublier, ne rien pardonner. Ville martyredavantage que révolutionnaire, Misrata avécu la bataille la plus longue du pays.Elle a été d'autant plus cruelle qu'une villevoisine, Tawargha, s'était ralliée aurégime. Aussi pauvre que l'autre étaitriche, elle n'avait pas été trop difficile àinstrumentaliser, surtout par Kadhafi, quiavait le malin génie de brouiller les tribusentre elles, jouant de l'une contre l'autre,parachutant parfois des bourgs entierspour déstabiliser une région.

« En Libye, personne ne connaissait lesarmes, raconte Ahmed. Les fusils dechasse sortaient parfois pour un problèmede terrain, rien de plus. Cette fois-là, per-sonne ne pouvait refuser : toute la tribudevait y aller. » Ahmed est un vétéran de25 ans, qui a proposé de me faire visiterMisrata. « Voilà le port par où nos armesarrivaient. Kadhafi a voulu le bombarder.

Trans-Maghreb Express. « La Libye n'existe plus »Par Florence Aubenas, dans le quotidien Le Monde

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Un bâtiment de Misrata, ville prise par les milices en 2011. Celles-ci sont ensuite remontées à Tripoli et se sont partagé les quartiers.

A Misrata (Libye), sur l'ancienne lignede front de la guerre civile de 2011.

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 10La Lettre Euromed IHEDN > Lu dans la Presse

Vous avez vu ses chaussures dans notreMusée de la révolution ? » C'est une pairede boots en lézard beiges, étonnammentpointus. Ahmed conduit un peu trop viteune voiture un peu trop neuve. Parmoments, ses yeux se mouillent d'uncoup, sans raison. Il monte le son del'autoradio et Khaled s'époumone encoreplus : « On va s'aimer, oui, c'est la vie. »Puis, sans transition, Ahmed entame laliste de ses amis morts, onze en tout.Il devrait se marier. A quoi bon ? Il devraitpartir faire la fête à Djerba, il adorait çaavant. A quoi bon ? Il voudrait seulementfermer les yeux dans l'odeur sucrée etécoeurante d'une chicha.

« Je vais vous montrer un endroit secret »Après avoir libéré Misrata à l'été 2011, lesmilices de la ville sont remontées versTripoli, encore aux mains du régime àl'époque. A vrai dire, tous les groupesarmés ont convergé vers la capitale, lesuns après les autres, unis contre Kadhafi.Après sa chute, les milices s'y installent.Rentrer chez soi ? Quitter Tripoli ?Ce serait renoncer à sa part de victoire.Pis, ce serait la laisser aux autres. Alors,les groupes se partagent les quartiers,une jalousie exaspérée, se surveillantentre eux, réglant le moindre différend àl'arme lourde. Tous à nouveau solidementbrouillés, comme un héritage de Kadhafi.

« Aujourd'hui, qui serait acceptable pourprendre le pouvoir ? Et acceptable parqui ? », demande Ahmed Joha, chargédes milices à Misrata. Il a la quarantaine,une allure timide de paysan.

« Serait-il possible de rencontrer vosmilices ? »

Je m'attends à ce qu'il refuse. Tous ceux àqui j'ai demandé avant ne m'ont jamaisrappelée. Joha se lève d'un bond.

« Bien sûr. »

Nous le suivons en voiture jusqu'à unecaserne, très grande. Misrata revendique20 000 combattants pour 400 000 habi-tants, encore que l'habitude perdure detrafiquer de façon éhontée les chiffres.

A part les sentinelles, peu de monde,c'est l'heure de la prière. Finalement, lecommandant arrive. Il se fâche immédia-tement. Pas de journalistes ici. AhmedJoha voudrait mourir foudroyé, à l'instantmême : lui, le chef, se trouve publique-ment contredit et obligé de céder. Il plisseles yeux. Il lui faut une issue, vite. Ça yest. Il a trouvé. « A la place, je vais vousmontrer un endroit secret. » Il ménage soneffet. « Une église, une vraie, avec desgens qui prient. »

Tôt le lendemain, entre des champs etune ancienne usine, surgit soudain unpetit clocher, comme échappé du bagaged'un colon italien. L'église est pleine, elles'appelle Notre-Dame. Dans le presby-tère, des femmes préparent du pain, desenfants jouent dans le cloître et une vitrinepropose à la vente quelques objetschoisis, des images pieuses ou un bonnetde père Noël qui clignote, made in China.Les fidèles, une centaine, sont coptes etégyptiens, tous émigrés économiques,travaillant surtout dans des chantiers.Aucun n'est libyen et la question fait beau-coup rire, surtout Ahmed Joha, qui répèteen hoquetant : « Ça n'existe pas, çan'existe pas. »

La ville entière s'est barricadéeAprès d'épuisantes négociations, lerégime précédent avait consenti en 2006à céder Notre-Dame à la communauté,plutôt que de la transformer en marché,comme les autres églises.

C'est à côté de la sacristie, le 29 décem-bre 2012, vers 11 h 30, qu'un attentat à labombe a tué deux fidèles. « Nous n'avionsjamais eu de problème de sécuritéjusque-là », affirme Mary, une jeunefemme. Bien sûr, ici, elle a toujoursvécu aux aguets, se confiant peu, nes'autorisant que les sorties nécessaires,si possible en voiture, un voile jeté sur es cheveux et toujours avec un homme.« Bref, comme toutes les femmes deMisrata. » Elle hausse les épaules.« De toute façon, il n'y a aucun divertisse-ment. » Elle trouvait l'Egypte bien pireavant l'arrivée du général Sissi en toutcas. Elle reste ici. « On a besoin d'argent. »

Trans-Maghreb Express. « La Libye n'existe plus »Par Florence Aubenas, dans le quotidien Le Monde

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A Tripoli, de nombreux murs sont couverts de tags et grafitien rapport avec la révolution.

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En 2012, la même semaine que l'attentatde la sacristie, trois imams ont aussi ététués à Misrata, par un groupe étranger,dit-on. C'est depuis ce moment-là que laville entière s'est barricadée et qu'unepatrouille passe tous les jours à Notre-Dame, montant la garde le dimanche. Unpolicier s'en mêle. « Vous devez trouvernotre islam sévère, pas vrai ? Mais ici per-sonne n'oblige qui que ce soit d'aller à laprière. Les gens y vont tout seuls. Et, si Al-Qaida passait par Misrata, on pourrait leurdonner des leçons de religion. Mais nevous trompez pas : notre pratique n'estpas politique, elle est sociale. On n'a riencontre les chrétiens. Ici, on n'est pas àBenghazi, chez les salafistes. »

Par hasard, en rentrant à Tripoli, on tombesur Piet, un journaliste belge, basé auCaire. Mine de rien, je lui demande s'il adu mal à rencontrer des milices. Il paraîtétonné. « Très facile. » D'ailleurs, il part àAl-Abyar, à côté de Benghazi. Il n'est pasmécontent de lui. Il a raison. Il vient dedécrocher l'interview de l'homme dumoment : le général Khalifa Haftar.A Benghazi, Haftar vient de dessinerune nouvelle ligne de front, depuisfévrier 2014.

« Avec Haftar, le combat est militaire etidéologique, pas tribal : c'est un libéralavant tout, avec une mentalité un peuoccidentale », m'explique une femme d'af-faires libyenne, installée à Washington.On s'est rencontrées sur la place del'Horloge, à Tripoli, pendant une manifes-tation en hommage à une avocate assas-sinée à Benghazi. Tailleur Chanel, sac àchaînette, elle me parle d'Haftar, qu'elle aconnu aux Etats-Unis. Il s'y était exiléaprès un coup d'Etat militaire raté contreKadhafi dans les années 1990. Après larévolution, il veut unifier les milices et enfaire la nouvelle « armée nationalelibyenne », sous son commandementbien sûr. Le projet patine, on l'accused'être l'« homme des Américains », un« faux révolutionnaire ». Les groupesrefusent de rendre les armes, sauf si lesautres commencent les premiers. Pasquestion non plus d'une armée nationale,à moins d'en avoir le contrôle.

Haftar finit par faire comme tout le monde :il monte sa propre milice. Les candidatss'y bousculent, 5 000 en quelques jours,dit-on. En Libye, les milices sontdevenues l'un des plus gros pourvoyeursd'emplois, offrant un salaire – entre 500 et2 000 dinars libyens (entre 300 et 1 200euros) – et surtout un statut social, d'au-tant que Haftar a plutôt une bonne imagedans la population. Tous les postulantssont refusés. Haftar veut des pros, disci-plinés, des anciens de l'armée de Kadhafisurtout, troupe d'élite ou aviation,soucieux de se refaire une virginité.En face, dans les milices salafistes, semélangent Libyens et étrangers.Elles aussi sont plus politiques quetribales, en guerre pour l'instaurationd'un Etat islamique.

« Même pas de marbre, même pas d'or »Je me demande si Piet va me proposer departir avec lui vers Benghazi. Il agite lamain et court attraper son avion. Nous, ontourne dans Tripoli avant de tomber surBab Al-Azizia, l'ancien camp fortifié deKadhafi et ses proches, en partie écrasépar les bombes de l'OTAN, en 2011.Une centaine de familles s'y sont bricolédes logements. « Avant, quand je passaisdevant ces murs, je tournais la tête telle-ment j'avais peur », raconte une femme.Maintenant, elle y habite, dans l'ancienquartier des officiers supérieurs. Quelledéception ! Elle s'exclame : « Regardez,ce sont de petites maisons de rien du tout,même pas de marbre, même pas d'or. »

Installé dans l'ex-hôpital, un chauffeur detaxi offre de nous conduire à la maison deKadhafi. On remonte une allée bordée debeaux palmiers, chants d'oiseaux,bruissements d'insectes, une clairière.« C'est là », claironne le taxi. Il montrel'étendue d'herbe, absolument vierge.« Les gens ont tout pris. » Lui ne croyaitpas à la révolution, sûr que le Guidesuprême ferait retomber les ardeurs endistribuant des voitures aux jeuneshommes et de l'argent aux familles.Il soupire. « C'est ce qu'il a fait, mais pas

assez : 500 dinars libyens seulement. »On parle politique. Il n'y croit pas non plus.« Les gens n'y vont que pour l'argent.Ceux qui veulent le pouvoir vont dans lesmilices. »

A l'ouest, vers le sud, Zinten est la granderivale de Misrata : des Bédouins du désertplantés comme une écharde en terreberbère, avec une réputation assezfolklorique de mauvais garçons, pilleursde caravanes. Pendant la révolution,les armes deviennent vite leur affaire,d'autant que leur groupe attire l'attentionde tous ceux qui redoutent Misrata, troppuissante, trop religieuse. Et si Zinten,plus libérale, faisait le contrepoids ?Les armes et les soutiens affluent,français entre autres. Pour une ville de40 000 habitants, la milice atteint bientôt10 000 hommes.

A la victoire, eux aussi campent à Tripoli,arrachant le contrôle du secteur straté-gique de l'aéroport international. Ils sedéchaînent : depuis toujours, ceux deZinten lorgnaient avec jalousie les pistesd'atterrissage de Misrata. « Nous aussi,on en voudrait un », avait dit l'un de leurschefs.

L'enlèvement de l'éléphantdu zoo de Tripoli Là, ils commencent par piquer une passe-relle, puis bloquent la piste de décollagequand une compagnie refuse à la mère del'un d'eux d'embarquer sans ticket. Toutessortes de légendes courent sur eux, qu'ilsentretiennent abondamment, revendi-quant surtout leur coup d'éclat : l'enlève-ment de l'éléphant du zoo à Tripoli.

Pendant qu'on roule vers Zinten, les auto-mobilistes ralentissent en se croisant. Ilsse dévisagent longuement. Le mois deramadan a commencé, chacun vérifie quel'autre ne mange ni ne boit pas.« En Libye, c'est moins grave de tuerquelqu'un que de manger du chocolatpendant le jeûne », dit un jeune hommequi fait la traduction. Il ne plaisante pas dutout. Dans la mer, les baigneurs sontmoins nombreux. Et si un peu d'eau dansla bouche venait à briser le ramadan ?

Trans-Maghreb Express. « La Libye n'existe plus »Par Florence Aubenas, dans le quotidien Le Monde

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 12La Lettre Euromed IHEDN > Lu dans la Presse

Piet nous appelle de Tripoli, unehistoire de valise. « Et l'interview deKhalifa Haftar ? » Le général l'a fait atten-dre deux jours avant de le renvoyer.Là-bas, ça bombarde toujours. Dans lereste du pays, les autres milices regar-dent, se gardant bien de s'engager publi-quement.

Près de Zinten, une bourgade est entière-ment vide, plus aucun habitant, juste desvoitures brûlées. Tout le monde s'est enfuià l'été 2011, dans la débandade durégime. Créée de toutes pièces parKadhafi dans les années 1970, la villedevait semer la discorde dans la région,faisant le pendant à la fois aux Bédouinsde Zinten et aux revendications berbères,de langue et de culture. On s'apprête àrepartir pour demander audience auprèsde la milice, lorsqu'une voiture s'arrête àcôté de la nôtre. Trois très jeunes garçonsarmés descendent, téléphone portabledernier cri et véhicule sans plaque.L'un d'eux n'a pas encore de barbe etporte un grand imperméable. C'est lui quidit : « Police. »

« Laisse-les, ils sont journalistes », dit unde ses collègues. Sans se retourner,l'enfant en imperméable répond :

« Je connais mon métier. » Nous sommesamenés à la milice, installée dans unancien commissariat de police.

Au traducteur, un homme armé annonce :« Toi, tu vas disparaître. Personne nesaura où tu es. C'est fini. » Ça parlementelongtemps. On attend. Quelqu'un finit parnous conseiller de nous éloigner de larégion.

Il est 22 heures, l'avion pour la Francerepart le lendemain matin, quand unétudiant en pharmacie débarque à l'hôtel.« Vous avez rendez-vous à la katibaSadaoui tout de suite. » Faouzi Al-Osta,qui dirige plus d'un millier d'hommes,dispose de quelques minutes. Lescritiques contre les milices le font rire.« Les politiques lancent des déclarations,mais ils travaillent tous les jours avecnous. Si on rendait les armes, ils seraientles premiers à pleurer. Les ambassadesaussi. » Lui assure la protection des diplo-mates russes et saoudiens.

Dehors, on entend les hommes qui par-tent, appelés de partout. « On fait ce quimanque, c'est-à-dire tout, ambulances,pompiers, embouteillages », explique unancien fonctionnaire au ministère de laculture, habillé en treillis. Le gros des

appels reste les dénonciations contre lesanciens kadhafistes. « Au début, on cou-rait mais on ne peut pas arrêter le mondeentier. » Nous parlons de la guerre desmilices, de leurs rivalités incessantes.Il hausse les épaules. « Mais qui est-cequi nous dresse les uns contre lesautres ? Chacun arme les siens et seplaint ensuite que les fusils soientchargés. »

Je suis arrivée à Paris quand je reçois uncoup de téléphone de Tripoli. Les combatsont commencé autour de l'aéroport deTripoli entre les milices de Zinten etMisrata basées dans la capitale.

Article paru du le quotien Le Mondeparu le 9 août 2014

Trans-Maghreb Express. « La Libye n'existe plus »Par Florence Aubenas, dans le quotidien Le Monde

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A Tripoli, un homme de la katiba Sadaoui, qui comprend plus d’un millier de membres.

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A Mersin, dernier port des Syriens. Entre évasions désespérées et new businessPar Domenico Quirico, dans le quotidien La StampaDans la ville côtière turque des milliers de migrants prêts à embarquer pour l'Europe. Beaucoup sont issus des classes moyennes et ont fui la guerre. Mais il y a ceux qui ont investi ici : « Les rebelles ? Vive Assad »

Les Syriens regardent attentivement lebateau tout illuminé ancré loin des quais,face à Mersin. Ils vivent en Turquie depuisun certain temps, mais ils ne sont pasencore habitués aux lumières insou-ciantes de la ville. Dans le pays d'où ilsviennent, les villes, la nuit, depuis quatreans sont noires comme des mines decharbon et une lumière dans l'obscuritéest plus dangereuse que la peste auMoyen-Age. Ils se rappellent les bombes,les snippers, les hélicoptères, les avions.

Sur le navire, ont voit des phares alluméset des marins occupés. Une grue soulèvedes caisses et des paquets si tranquille-ment qu’ils semblent ne rien peser. Lenavire se prépare pour le voyage commesi c’était une arche aux temps du déluge.En fait, c’est une arche. Beaucoup desnavires qui quittent ces eaux, depuis troismois, sont des arches. Le mont Ararat estl'Europe et les eaux du déluge montentjour après jour. Depuis longtemps ellesont inondé la Syrie et se sont étendues àl'Irak. Homs, Alep, Raqqa, Mossoul sontdéjà submergées, d'autres villes sontexposées aux ondes fétides, le Liban

n’est plus sûr. La côte turque est le dernierrefuge des fugitifs pour qui la vie comptemaintenant plus que la patrie, les biens etles habitudes abandonnés. Qui vient ici etn'a pas d'argent est perdu, contraint de sesaigner à mort dans l'enchevêtrement desvisas d'entrée des pays européens : deux,trois ans pour devenir un réfugié. Et labureaucratie, la solitude, la terre étran-gère, l'horrible indifférence générale et lasuspicion face au sort de l'individu. Desmoments où l'homme n’est rien, un visaest tout.

A Mersin il n’est pas difficile de rencontrerdes Syriens, sont au moins cinquante mille :« Si vous voyez des enfants qui mendient,vous ne pouvez pas vous tromper, ils sontSyriens ... ». Le jeune homme que je airencontré, assis sur un banc sur le portscrutant la mer et les bateaux est trop âgépour mendier, est l'un des rares qui arenoncé à la méfiance face à mes ques-tions. Peut-être parce que je lui ai parléd'Alep, sa ville, aujourd'hui détruite. Oupeut-être est-il tellement désespéré quemême la peur du fugitif est désormaispour lui sans valeur.

La fillette qui ne parle plus Une odeur de pain chaud, venant d’unrestaurant, semble constituer pour elletout le confort du monde. Il m’a parlé de sapetite fille, ils ont fui lorsque leur épiceriea explosé et sont arrivés en Turquie. Ici,personne ne les menace, mais la petitefille, autrefois vive, gaie, est alors deve-nue silencieuse. Son engourdissementest un barrage inflexible contre lequelviennent s’écraser tous les efforts desparents dans leurs tentatives affectueusesde la rendre à la vie. Des semainesentières sans qu’ils réussissent à lui arra-cher ni un oui ni un non. Son petit visagetoujours triste, fronçant les sourcils, labouche fermée par le désespoir. « Elle semeurt, je vois qu’elle se meurt, si je neréussi pas à la faire parler, pour évacuerun peu de l’anxiété qu’elle renferme, je neperviendrai pas à la sauver ». Mais aucunacte de tendresse, aucune imploration nefonctionne.

«Il faudrait vivre comme si jamais plusnous ne pourrions retourner d’où nousvenons ». « Pour moi, ce n’est pas diffi-cile - me répond-il amer – J’ai beaucoupde rêves, ce que je n’ai pas c’est l'argentpour embarquer sur un bateau comme ça.Nous allons rester ici jusqu'à ce que laTurquie se fatigue à renouveler nos per-mis de résidents temporaires et nous jet-tera dehors, derrière la frontière, là oùnous attendent les sbires de Bachar oules bourreaux du calife ». Je suis venu àMersin en suivant, à contre-sens, le sil-lage des cargos qui emmènent en Italieles réfugiés syriens, non plus les embar-cations de Lampedusa, mais de grosnavires avec leurs cales pleines de mil-liers d'êtres humains qui paient six mille,sept mille dollars par voyage. La grandefuite de la bourgeoisie qui a renoncéà l'espoir d’une fin de la guerre, et qui,

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A Mersin, dernier port des syriens. Parmi évasions désespérées et new businessPar Domenico Quirico, dans le quotidien La Stampa

selon les on-dit, réserve maintenant sonvoyage sur Internet ... Je suis à Mersin :là où les rues n’ont pas de noms, mais desnuméros et où les gens en signe de res-pect saluent encore en mettant le dos dela main sur leur front. Je vais au port, il estécrit que c’est d’ici que part le nouvelexode. Les mâts innombrables desnavires cachent la mer, on ne sent pas lamer ni le vent, mais le carburant, lestraces de pétrole à la surface de l'eau.Navires marchands, bateaux, radeaux,passerelles, grues géantes sont encastréssi étroitement qu’il semble possible demarcher autour du port sans se mouillerles pieds. Les navires semblent pris dansla chaussée et empêtrés au milieu desimmeubles.

Thé et démentis officielsLe port est entouré de hauts murs. Gardesde sécurité, policiers et soldats le contrô-lent et patrouillent comme dans une forte-resse. Derya, officier blonde, proposedans ses luxueux bureaux du thé et desdémentis catégoriques : « Nous avons luavec surprise ce que vous écrivez enEurope sur les embarquements de

Syriens qui partiraient d’ici. Nous sommesl'un des principaux ports turcs, navires demarchandises, hommes, tout est enregis-tré et contrôlé ... Il est impossible d’embar-quer des milliers de clandestins, les muta-tions de propriété des navires achetéspour le transport de voyageurs sont desactes publics, vous pensez que les arma-teurs turcs prendraient ce risque? Si lenavire coule et que des gens meurent celava immédiatement retomber sur eux ».

Un des responsable de la brigade anti-cri-minalité a un ton moins sympathique, ils’emporte si vous lui parlez d’une nouvellevoie d’émigration, « Pourquoi donc venez-vous à Mersin? Allez demander aux Grecsqui laissent passer sous leur nez lesnavires irréguliers et font semblant de nerien voir. Rien que le mois dernier nousnous avons arrêté 750 immigrés clandes-tins. Nous on est en règle, nous faisonsnotre devoir ». Je remonte vers lesrumeurs et les fourmillements de la ville. «Allez parler aux pêcheurs, eux ils saventtout ». Dans un café près de la jetée, aumilieu du vacarme des conversations,tous regardent l'étranger trop curieux. Lebatelier est vieux, ses bras ballants

comme des nageoires lui pendent de sesépaules voûtées et tordues, ses yeux sontpetits avec ce voile blanc que l'âge étendsur le regard des hommes. Mais la voixest restée jeune et virile. Il n’est pas deMersin, il est venu du nord pour la saisonhivernale de la pêche. Il raconte des his-toires de personnes qui le soir venu atten-dent sur la côte des petits bateaux,comme le sien, pour se diriger vers leslumières des grands navires en attente aularge : «Nous transportons les Syriens,oui pour de l'argent, ils paient bien pour untravail tranquille. La pêche n’est pastoujours bonne et les coûts de carburantsont de plus en plus chers ». Le ton se faitlégèrement interrogatif, moqueur quand jeparle des contrôles. Il me raconte l'histoired'un pétrolier qui a vidé ses citernes, enplein jour, en bricolant un pipeline de for-tune avec la jetée. D’une cale pleine depoulet destinés précisément aux Syriensrepeints en rouge pour être venduscomme viande de bœuf au prix plus élevé.Ou de camions d’«aide» aux réfugiéssyriens que personne n'a le droit d'ouvriret partent vers la frontière. Certainsagents des douanes qui ont essayé de lesouvrir ont été licenciés.

A Mersin, dernier port des syriens. Parmi évasions désespérées et new businessPar Domenico Quirico, dans le quotidien La Stampa

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 15La Lettre Euromed IHEDN > Lu dans la Presse

Contourner la bureaucratie Les Syriens vivent dans le quartier deMesitli: maisons flambant neuves et jar-dins bien soignés, les voitures dans lesrues ont toutes les plaques blanches,celles du pays voisin. Au Buena Vista, surle front de mer, de très jeunes filles avecla tête enveloppée dans des voiles degrandes marques fument chicha sous lesyeux suspicieux d'une femme âgée quinous scrute avec des regards de dragon.Un ami turc nous a accompagnés« par sécurité » : « Vous savez, ici, ils sonthabitués à ne voir que des Syriens ... » .Le gestionnaire est turc, mais parle arabe.Il a été embauché comme prête-nom parle propriétaire du restaurant : « C’est laméthode habituelle depuis quatre ans,depuis qu'ils sont arrivés en grand nom-bre». Une façon de contourner la bureau-cratie turque monstrueuse. Dans ce quar-tier vivent des familles riches, qui ontinvesti de l'argent ici en achetant maisons,boutiques, entreprises commerciales,il y en a trois cents rien qu’à Mersin :« Nous ne voulons pas partir, nous vivonsbien ici, pourquoi devrions-nous partir surun cargo puant ? » .

Les bureaux du « Boss » sont derrière lanouvelle mosquée et le marché aux pois-sons. Aucun employé. Bureaux et chaisessont enveloppés dans du plastique:import-export et une foule d'activités : voi-tures, pistaches, huile, édition, construc-tion et dattes. Massif, un peu moqueur,parle un turc guttural, mais son arabe estcelui flûté d'Alep. « Je suis arrivé ici avecdeux cent mille dollars, j’investis, monpère vit à Alep sans problème, j’aimeBachar, vive Bachar. Les rebelles?Ils pondent des enfants et ne veulent pastravailler ... » .

Business syrien Il ne sait rien des navires, puis m’expliqueque les voyages des migrants sont unbusiness aux mains des Syriens : « LesTurcs gardent les miettes. Ils ont ce qu’ilsméritent, ce sont les gens corrompus sanshonneur. Les réservations sur Internet ?Ce sont de petites escroqueries : ilsexpliquent qu’il ne faut pas envoyerde dollars, mais seulement quelquescentaines de livres turques pour fraisd'organisation. Alors, les gens ont mordu,ils ont ratissé un peu de monnaie locale etont disparu ... c’est du menu fretin ». Les« clients » sont ceux qui ont vendu leursmaisons et leurs biens avant departir. Les sunnites achètent à prixd'aubaine les actifs de ceux qui saventqu'ils ne pourront pas retourner à cetteterre carbonisée par la haine, alaouites,chrétiens et autres minorités. Ou ceux quicraignent la dictature du calife. Un colos-sal changement de propriété qui laisseaux mains des fugitifs des sommesconsistantes, mais destinées à être rapi-dement asséchées par les loyers, la nour-riture, les dépenses en Turquie.

Alors, avec ce qui leur reste ils décidentd'offrir au destin une dernière possibilité,le voyage par bateau.

La longue attente «Vous recherchez les Syriens qui partent?Allez à l'hôtel Aydin ». Je monte vers lecampus de l'université, ici aussi de nou-veaux quartiers, des bâtiments qui sem-blent construits tous ensemble du soir aumatin, en assemblant les morceaux issusd'une boîte. Le dépliant est écrit en arabeuniquement, comme si les clients turcsn’intéressaient pas. A la réception, ungéant moustachu est suspicieux face àson premier client non syrien : je luiexplique que je suis ici pour un séminaireen droit islamique à l'université. « Désolé,

tout est complet, pas une chambre delibre ! » Dans le hall des familles se ras-semblent et entassent paniers et enfantscomme pour le départ, dans leurs yeuxseulement la volonté qui sert à mainteniren vie. « Nos clients partent à l’improviste,et par grands groupes, si vous avez de lapatience, une place va se libérer ».

Voici une un groupe qui s’en va, dansl'ombre du hall des voix des femmes, unarabe fluide et doux, à travers la pénom-bre on devine leurs profils, la soirée estpleine d’incertitudes. D'une chambre pro-vient un long chant d'une voix haute etnasale, les Syriens sont soudainementenchantés. Ils sont étonnés de cettecomplainte. Pour les voir partir il suffitde s’éloigner de quelques dizaines dekilomètres le long de la côte, la zone deTiktar Akkale, de petites villes touristiquesse succèdent, sans clients ces mois-ci.Les minarets de petites mosquées blan-chies à la chaux ressemblent à des tuyauxde pipe vieux et cassés, les collines, cou-vertes de champs et de vergers, apparais-sent l’une après l’autre, par moment leshauteurs semblent s’enfuir comme lacourse ondulante des vagues lointaines.C’est une succession de quais jetés dansla mer, vides, où attendent les barquesdes pêcheurs. Les navires arrivent de laChypre turque et attendent. Leur cargai-son humaine passe les dernières heurescachée dans les fourrés de pins.

Peut-être étaient-ils riches jadis, mais onvoit bien qu’ici vivre nécessite un grandeffort et que l'arbre de vie est âpre et haut,depuis quatre ans la raison du plus fort, duplus malin, le plus rapide, fait que chacuna arraché quelque chose qu’il emporterachez lui.

Source : article de Domenico Quiricoparu LA STAMPA di Torino le 19 janvier 2015www.lastampa.ittraduction de Daniel Valla

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 16La Lettre Euromed IHEDN > Nos membres ont publié

En savoir plus sur la relation civilo-militaire dans un certain nombre de pays arabes et en Iranavec la participation de Jean-François Daguzan, membre du conseil scientifique

Les forces arméesarabes et moyen-orientalesaprès les printemps arabesSous la direction de Jean-François DAGUZAN et Stéphane VALTER

Editions ESKA Août 2014

Ce travail collectif veut éclairer le lecteur sur la relation civilo-militaire dans un certain nombre de pays arabes et en Iran aumoment où coexistent des processus de transformation réus-sis, en cours ou ratés.

http://eska.fr/index.php?id_product=1954&controller=product&id_lang=1

Jean-François DAGUZAN est directeur adjoint de laFondation pour la recherche stratégique (Paris) et directeurde la revue Maghreb Machrek.

Stéphane VALTER est maître de conférences (habilité à diri-ger des recherches) à l’Université du Havre, agrégé d’arabeet docteur de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris.

James M. DORSEY est Senior Fellow à la S. RajaratnamSchool of International Studies (RSIS, NanyangTechnological University), codirecteur du Institute forFan Culture (Universität Würzburg) et auteur du blogThe Turbulent World of Middle East Soccer.

En Égypte, la lutte à mort entre l’armée et les FrèresMusulmans qui, en juillet 2013, a abouti au renversement deMohammed Morsi, premier président du pays élu démocrati-quement, a mis en lumière l’absence d’une société civile àmême de s’affirmer. Cette carence émerge comme un traitfondamental de la société arabe alors que s’expriment sousdes formes variées des changements politiques et sociaux auMoyen-Orient et en Afrique du Nord. La présence parfoisécrasante des armées sur la scène politique arabe est le fruitdes processus de constitutions des Etats de la région aprèsla première guerre mondiale et dans la période de décoloni-sation. Selon les cultures ou les histoires respectives dechaque pays, le rôle et la place des armées sont différents.Cependant, la cristallisation dictatoriale qui s’est effectuée aufil des années a fait progressivement peser une chape deplomb sur les sociétés locales. Perçus comme progressisteau début, les militaires et les autocrates arabes au lieu d’en-courager le développement de la société civile, se sontessentiellement appuyés sur toute la gamme des moyensrépressifs – tout en achetant la paix civile avec les surplusdes rentes de situation économiques (pétrole, tourisme, etc.).Au moment où la crise économique mondiale a fait éclater lesmodèles anciens, qu’en est-il aujourd’hui de la relationarmée-société et qu’en sera-t-il demain ?

Ce travail collectif veut éclairer le lecteur sur la relation civilo-militaire dans un certain nombre de pays arabes et en Iran aumoment où coexistent des processus de transformation réus-sis, en cours ou ratés. Les divers contributeurs à ce volumeproposent des éclairages circonstanciés pour analyser le rôledes armées à la suite des différentes révoltes populaires quiont balayé le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Ce volumereprésente une contribution importante pour la compréhen-sion du rôle des militaires et des transitions auxquels les payssont ou ne manqueront pas d’être confrontés. Ces relationsconditionneront, d’une part, la stabilité de chacun des paysconcernés et, d’autre part, la paix et la sécurité de la région.

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 17La Lettre Euromed IHEDN > Nos membres ont publié

Soixante ans après « la Toussaint rouge »de nouveaux éclairages sur la compréhension de la guerre d’Algérie.Des approches qui explorent davantage les racines et les dimensions internationales du conflit

La guerre d’Algérierevisitée.Nouvelles générations, nouveaux regards

Par KADRI Aïssa, BOUAZIZ Moula, QUEMENEUR Tramor (sous la direction de)Collection Hommes et sociétésEditions Karthala - Parution 2015http://www.karthala.com/hommes-et-societes-histoire-et-geographie/2909-la-guerre-dalgerie-revisitee-nouvelles-generations-nouveaux-regards-9782811112950.html

Aïssa Kadri est professeur émérite des universités.

Moula Bouaziz est historien, politologue, chercheur, sesrecherches portent sur les questions de violences politiques etde crise en Wilaya 3 pendant la guerre de libération nationale.

Tramor Quemeneur est ATER à l’Université de Paris 8, sesrecherches portent sur les désobéissances et les oppositions àla guerre d’Algérie.

A signaler la participation à cet ouvrage de notre membreRoland Lombardi dont la communication s’intitule : « Un aspectinternational méconnu de la guerre d’Algérie: le regard et l’impli-cation d’Israël dans le conflit »

Soixante ans après « la Toussaint rouge » (1er novembre1954), date du début de l’insurrection algérienne, l’historio-graphie connaît un renouvellement des questionnements.Cette dynamique de recherche est globalement portée parune jeune génération d’universitaires et de chercheurs qui,sans se démarquer totalement de la génération précédente,la renouvelle en grande partie. Celle de l’après-guerred’Algérie avait posé les cadres généraux de l’histoire de lapériode et d’une certaine manière « dégrossi » l’histoire deces années de feu, à travers de grandes « fresques » quibalisaient toute la période, mais plus rarement à travers destravaux ponctuels focalisés sur les principaux acteurs(biographies, portraits et engagements contextualisés).

Ces travaux apportent de nouveaux éclairages sur la compré-hension de la guerre. Les approches explorent davantage lesracines et les dimensions internationales du conflit. Sont ainsiabordés le rôle de la Hongrie, de l’Italie, d’Israël et de la CroixRouge. Le caractère nouveau de ces recherches se retrouveégalement dans l’attention portée aux opinions publiques, àla communication et au rôle de l’imprimé (éditeurs et édi-tions), aux idéologies, aux représentations et aux pratiquesdes acteurs de la confrontation (théories et théoriciens de laguerre anti-subversive, combattants et opposants à laguerre), aux rapports hommes/ femmes dans les luttes(militantes et porteuses de valises).

Certaines études descendent jusqu’à la région, à la ville, auvillage sous forme de monographies, apportant un regardplus localisé et territorialisé sur le conflit (l’action politique enmilieu rural, les Aurès, la Kabylie avec la Wilaya III, la mani-festation du 14 juillet 1953 à Paris...).

La dimension mémorielle est également revisitée non seule-ment dans une perspective intergénérationnelle, dans cequ’elle traduit comme recompositions identitaires, mais aussidans ce qu’elle laisse à voir comme imposition idéologique.

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 18La Lettre Euromed IHEDN > Notre coup de coeur

Un manifeste argumenté appelant à l'éclosion d’une stratégie francophone forte et équilibrée.Comme l’écrivait Léopold Sedar Senghor : « La francophonie existe, il faut l’organiser. »

La Langue française:une arme d'équilibrede la mondialisationPar Yves MONTENAY et Damien SOUPART

Editions Les Belles Lettres - Parution 2015

Yves MONTENAY dirige depuis 1994 l’Institut Culture Écono-mie et Géopolitique. Il a publié, aux Belles Lettres, La Languefrançaise face à la mondialisation (2005), Nos voisins musul-mans. Du Maroc à l’Iran, quatorze siècles de méfiance réci-proque (2004) et Le mythe du fossé Nord-Sud. Comment oncultive le sous-développement (2003).

Diplômé de Sciences Po et de l’École de Guerre Économique(EGE), actuellement consultant en Intelligence ÉconomiqueTerritoriale, Damien SOUPART s’intéresse depuis plusieursannées à la place de la langue française dans le monde.

http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100856640

Cet ouvrage est passionnant. Il fournit une foule d’informa-tions permettant d’illustrer cette question, de la défense ounon de la langue française, souvent rebattue mais le plussouvent avec des argumentaires idéologiques, intéressés,mal étayés voire simplement d’effet de mode. Il permet dedétruire des certitudes souvent évoquées dans les salons, quine reposent que sur des « on dit… ».

Mais il n’évacue pas pour autant les nécessités économiquesni les effets de la mondialisation. Il permet donc de construiresa propre opinion avec des éléments réellement fondés et, lecas échéant, d’élaborer sa propre conviction.

Rappelant des événements aussi divers que la déclarationde Léopold Sédar Senghor. «La francophonie existe il fautl’organiser » ou l’adhésion surprenante du Qatar en 2012comme membre associé de l’OIF alors même que l’essentieldes francophones de ce pays sont quasi exclusivement lesétrangers souvent libanais ou cadres des entreprises qui ysont implantées, l’auteur s’efforce d’adopter une attitude réa-liste et objective, mais constructive pour la défense de notrelangue.

Pour cela, Yves Montenay nous invite, en compagnie de sonco-auteur Damien Soupart, à parcourir l’histoire de la créationde notre langue puis de son expansion avant d’en soulignerla désaffection qui la frappe. Il évoque ensuite la situationconcrète actuelle du français en France avant de nousconduire dans un vaste tour du monde en trois cercles d’inté-rêt concordant à l’égard de notre langue. Damien Soupartdéveloppe enfin dans une quatrième partie un argumentaire« pour une stratégie de la francophonie ».

Les auteurs s’emploient, tout au long de ce parcours etcompte tenu de l’importance toujours plus reconnue de l’enri-chissement à travers la diversité et l’identité culturelle, àapporter des éléments de réponse aux grandes questions :Pourquoi défendre le français ? L’existence du français est-elle également importante pour les autres ? Y-a-t il unedemande de France ? Qu’apporte de particulier l’enseigne-ment à la française ? L’enseignement du français doit-il viserdes centaines de millions de francophones ou rester élitistepour atteindre des hommes et femmes d’influence ? Doit-onaccueillir en France que des étudiants francophones ou tousles types d’étudiants en enseignant en anglais ? etc.

Cet ouvrage mérite d’être découvert et de nourrir votreréflexion sur toutes les interrogations portant sur l’avenir denotre pays, de sa jeunesse et des choix qu’il conviendraitd’effectuer.

Jean François COUSTILLIèRE

N° 43 / MARS 2015 / PAGE 19La Lettre Euromed IHEDN > Histoire

Chroniques de massacres annoncésLes Assyro-Chaldéens d'Iran et du Hakkari face aux ambitions des empires(1896-1920)Auteur HELLOT-BELLIER Florence,Collection Cahiers d'études syriaquesEditions Geuthner - Parution 2014

www.geuthner.com/livre/chroniques-de-massacres-annonces/1043

Florence Hellot-Bellier appartient à l’Unité Mixte deRecherches « Mondes iranien et indien », au sein de laquelleelle consacre ses recherches à l’histoire iranienne au tour-nant des XIXe et XXe siècles, en particulier à celle desAssyro-Chaldéens d’Iran. Elle a notamment publié en 2008France-Iran Quatre cents ans de dialogue, Paris.

Les années 1915 et 1918 marquent l’histoire des chré-tiens assyro-chaldéens et arméniens de l’Est de laTurquie et de l’Iran de dates tragiques.

Ce livre retrace les événements, mais aussi les condi-tions qui ont abouti aux massacres. Il explore la lentemontée de la violence, du Caucase à l’Anatolie orien-tale, et les tentatives des chrétiens pour la conjurer. Ils’attarde sur la faiblesse des gouvernants iraniens, surl’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs et sur les reven-dications nationalistes qui fragilisèrent la coexistencedes populations composant la mosaïque ethnique de larégion. Il dénonce les agressions des empires ottoman,britannique et russe et les traités inéquitables généra-teurs de frustrations.

En 1914 les Assyro-Chaldéens étaient debout. Maisl’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de laTriple-Alliance plaça le patriarche de l’Église d’Orient etles tribus assyriennes du Hakkari devant un terribledilemme. La décision patriarcale d’engager les tribusaux côtés des Russes, au moment où les «Organisations spéciales » ottomanes mettaient enaction un plan d’élimination des chrétiens dans larégion, précipita les tribus dans un exode qui se com-mua en exil.

La barbarie des massacres (seyfo/saypa) de 1915 depart et d’autre de la frontière irano-turque mit fin auxanciennes solidarités tribales entre Assyriens et Kurdesottomans ; les massacres perpétrés de nouveau en1918 et 1919 dans la région d’Ourmia hantentaujourd’hui encore la mémoire des Assyro-Chaldéens ;ils firent vaciller la complicité des populationsd’Azerbaïdjan, sans parvenir à la briser totalement.

Alors que la présence assyrienne a disparu au Hakkari,les Iraniens d’Ourmia et de Salmas, musulmans etchrétiens, ont su retrouver au cours des années 1920les clés d’une vie commune. La beauté des chants etdes liturgies de langue syriaque emplit de nouveau leséglises de la région.

l’Empire ottoman face au patriarche de l’Église d’Orient et aux tribus assyriennesComment les années 1915 et 1918 marquent l’histoire des chrétiens assyro-chaldéens et arméniens