Didier Franck, Heidegger Et Le Probleme de l'Espace

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DU MÊME AU C ET CORPS, sur la phénoménologie de Husserl, 1981. DIDIER FCK HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE ARGUMENTS LES ÉDITIONS DE MINUIT

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Didier Franck, Heidegger et le problème de l'espace (Paris: Ed. de Minuit, 1986).

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DU MÊME AUTEUR

CHAIR ET CORPS, sur la phénoménologie de Husserl, 1981.

DIDIER FRANCK

HEIDEGGER ET

LE PROBLÈME DE L'ESPACE

ARGUMENTS LES ÉDITIONS DE MINUIT

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� 1986 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy- 75006 Paris

L Jo� du ll mars l9:S7 �crdlt les copies ou reproductions dC$tlM� à une utilisation colle<.tiVC. Toute �prbcf\llltlûn ou rcproductioo lntlg::ale ou panldlc fa.iu: par quelque P� que œ sort. UDS k: �te.toesx de fa� eu: OU dt MS a)-ants etust, d1 i!kite et consutuc une: conttefaÇ'Of'l sanruonnbe par lt$ anidC$ 425 ct suivants du Code pêoal.

ISBN 2. 7073-1065-4

Penser est proprement agir (Handeln ) , si agir signifie prêter la main (die Hand gehen) à l'essence de l'être. C'est-à-dire : préparer (bâtir) pour l'essence de l'être au milieu de l'étant ce lieu où l'être et son essence se portent à la langue.

Le tournant, 1949.

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«S'il y a quelque chose comme une catastrophe dans la création des grands penseurs, elle ne tient pas à ce qu'ils échouent et cessent d'avancer, mais à ce qu'ils poursuivent, c'est-à-dire se laissent déterminer par le plus proche effet de leur pensée qui n'est jamais qu'un mauvais effet. Néfaste est toujours de seulement poursuivre plus avant au lieu de de­meurer en arrière, à la source du commencement propre. ll faudra un jour s'approprier aussi l'histoire de la philosophie occidentale à partir d'un tel regard. Des aperçus très remarqua· bles et riches d'enseignements pourraient en ressortir» 1• Com­ment Heidegger pourrait-il désigner ainsi la menace qui accom­pagne, et peut-être précède, toute pensée comme son ombre, son foyer et son centre effondrés sans en avoir lui-même assumé l'épreuve lancinante? Comment n'aurait-il pas eu de la catas­trophe une expérience singulière et pour ainsi dire éminente s'il ne l'avait précisément faite là où tout se retourne, au lieu même du retournement, c'est-à-dire proprement de la catastrophe: au point où s'interrompt Etre et Temps? Cette interruption n'indique-t-elle pas, dès lors, une difficulté essentielle?

La reconnaître, en rechercher les motifs, en risquer l'interpré­tation, c'est sans doute viser à comprendre l'inachèvement d'un livre. Aussi nécessaire cela soit-il, le plus important n'est pas là. Sein und Zeit n'est pas seulement une des pièces majeures des archives de la philosophie mais la conjonction déterminante de

1. Nwtzsche, I, p. 265. Exception faite pour Sein und Zeil, nous renverrons aux traductions françaises disponibles que nous avons le plus souvent modifiées.

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son destin offerte enfin à question et répétition. C'est toute la métaphysique comprise dans la continuité monumentale de son histoire qui tourne autour de l'être et du temps, ou plutôt qui reçoit son espace de jeu de la compréhension de l'être comme présence. La fracture qui immobilisa le projet heideggerien possède une signification qui concerne la métaphysique dans son ensemble comme tout effort pour la délimiter, la surmonter, la délaisser : elle circonscrit le site prochain de la pensée.

Selon le plan exposé au paragraphe 8 de Sein und ZeiJ, l'élaboration de la question de l'être devait s'accomplir de la manière suivante : à l'interprétation du Dasein à partir de la temporalité et à l'explicitation du temps comme horizon trans­cendantal de la question de l'être - première partie - devait succéder - seconde partie - un retour vers et sur l'histoire de 1 'ontologie afin de la soumettre à une destruction phénoménolo­gique au fil conducteur de la problématique temporale. L'an­nonce formelle de ces deux tâches, auxquelles correspond l'articulation du projet intitulé Etre et Temps, en planifiait ainsi l'exécution : la destruction de l'ontologie devait porter sur trois de ses moments les plus décisifs : 1) la doctrine kantienne du schématisme, 2) les fondements ontologiques du cogito sum cartésien, 3) l'analyse aristotélicienne du temps. L'herméneuti­que du Dasein et la mise à jour du temps comme horizon de toute compréhension de l'être devaient, elles aussi, être menées à terme en trois sections : 1) analyse fondamentale préliminaire du Dasein, 2) Dasein et temporalité, 3) Temps et être. C'est au seuil de cette dernière que l'entreprise fut suspendue.

Seule, ou presque, fut donc publiée la première moitié du programme prévu. Est-ce à dire que la destruction phénoméno­logique de la tradition présentait d'insurmontables obstacles en interdisant la mise en œuvre ? Elle est, d'une certaine façon, amorcée dès l'analytique du Dasein. La critique de l'ontologie cartésienne du monde et la genèse existentiale du concept vulgaire de temps en constituent plus que de simples esquisses. Kant et le problème de la métaphysique fournit une élucidation du schématisme transcendantal dans l'horizon de la temporalité. Ce n'est donc pas dans le champ ouvert par l'intitulé de sa seconde partie, mais dans celui que nomme «Temps et être» qu'il faut rechercher les raisons qui ont maintenu Sein und Zeit à l'état de fragment.

ll

Que savons-nous et pouvons-nous sav?ir, depuis. Sein und

ZeiJ, au sujet de la secti�n « T.emps et etre,�> ? Het?egger Y

renvoie une première fo1s en t�dtquant qu il y tr�tera �e� motifs pour lesquels le phénomene de monde a touJ?urs ete manqué, une deuxième fois en prévoyant �'y reverur sur la copule et le Myoç une troisième fois pour dtre qu'elle « devra montrer que, et co�ment, l'intentionnalité de. la "

2cons�ience" se

fonde dans la temporalité ekstatique �u Dasem » ;. Mats �ue .les

critiques de l'intentionnalité huss�rlienn�, . de l mterpretatlon « logique » de l'être et des ,ontologtes tradtti?nnelles du mon�e dussent y prendre place, d une part ne sufftt pas à en car�cte­riser le contenu, d'autre part et surtout n en montre pas 1 axe directeur. . . ,

A quelle phase du mouve�ent �e l'interrogati�n la trol�teme section appartient-elle ? L analytique du Das�tn ache�ee� la destruction de l'ontologie mise hors de cause, il appatait, � se retourner vers l'épure de ce mouvement, dont le plan d en­semble forme le tracé anticipé, que la section « Temps et être » aurait dû· avérer Je temps comme horizon fondamental de toute compréhension de l'être, traiter de la transcendance et d� la temporalité de l'être lui-même pour répo�dre

-�ux questions dans l'espace silencieux desquelles la pensee seJ�urnera long­temps encore et qui, par le jeu ord?�é du soult�ne��n.t,.

en marque le thème avant d'être proviSOirement pU1� défuut�v�­ment les derniers mots d'Etre et Temps:« Un chemm condUit-il du temps originaire au sens de l'être? Le temps lui-même s� manifeste-t-il comme horizon de l'être?»). Après avoir établi que la temporalité (ZeiJlich�eiJ) est le se�s d'être

.du Dasein, le

sens d'être d'un étant à 1 être duquel il appartient de com­prendre l'être, Heidegger se proposait donc de dégager la temporal-ité (Temporalitiit) de l'être lui-même pour donner« la réponse concrète à la question d� sens de l'être » :.

Cette caractérisation de la sectton vacante est tres largement confirmée par le cours de 1927, Les problèmes fondamentaux

. de

la phénoménologie, qui se présente comme so!l éla??rauon renouvelée. A travers la discussion phénoménologtco-crltlque de

2. Sein und Zeit, p. 100, 160 et 363. 3. Id., p. 437. 4. Id., p. 19.

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quatre thèses sur l'être : la thèse kantienne selon laquelle l'être n'est pas un prédicat réel, la thèse médiévale d'origine aristotéli­cienne qui partage l'être en essentia et existentia, la thèse de l'ontologie moderne qui scinde l'être en nature (res extensa) et esprit (res cogitans), la thèse de la logique qui réduit l'être à la copule du jugement, Heidegger commence par réaffirmer la nécessité d'une analytique existentiale préalable à toute ontolo­gie en général. Ensuite, et parce que la constitution ontologique du Dasein comprenant l'être se fonde sur la temporalité, surgit une problématique propre rapportée à cette dernière en tant que condition de possibilité de toute compréhension de l'être. « Nous la désignons comme celle de la temporal-ité. Le terme "temporal-ité" ne coïncide pas avec celui de temporalité. TI vise la temporalité dans la mesure où elle est thématisée comme condition de possibilité de la compréhension de l'être et de l'ontologie comme telle. Le terme "temporal-ité" doit indiquer que dans l'analytique existentiale, la temporalité présente l'hori­zon depuis lequel nous comprenons l'être. Ce qui est questionné dans l'analytique existentiale, l'existence, se donne comme temporalité qui, de son côté, constitue l'horizon pour la com­préhension de l'être appartenant au Dasein. ll faut voir l'être dans sa déterminité temporale et en dévoiler la problématique. C'est seulement quand l'être s'offrira au regard phénoménolo­gique dans sa déterminité temporale que nous serons en état de saisir plus clairement la distinction entre l'être et l'étant et de fixer le fondement de la différence ontologique» 5•

Si �ein und Zeit n'en demeure pas moins sans suite, telle une question en attente de sa réponse à jamais différée, ce n'est pas que, pour des raisons contingentes, Heidegger n'aurait su accéder à la temporal-ité de l'être ni atteindre le but fixé dès l'exposition de la question de son sens, mais l'empreinte d'une ap?rie sans doute. aussi originaire que la question, voire origi­naue de la questton elle-même. Semblable à l'écart emre la première et la seconde édition de la Critique de la raison pure qui possède une signification essentielle, l'interruption de Sein und Zeit est, à elle seule, une question dont le rang ne saurait être inférieur à celui de la question de l'être. Heidegger ne cessa de méditer cet inachèvement pour s'en approprier la source et sa

5. Les problèmes fondamentaux de la pbi!lloménologie, p. 276-277.

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pensée ultérieure s'accompagne toujours - jusqu'à s'y confon­dre parfois - d'une auto-réinterprétation. Ainsi dans la Lettre sur l'humanisme : « Un accomplissement suffisant de cette pensée autre délaissant la subjectivité est assurément rendu difficile du fair que, lors de la publication de Ftre et temps, la troisième section de la première partie, "Temps et être", fut retenue. Ici, le tout se retourne. La section en question fut retenue parce que la pensée manquait du dire suffisant à ce tournant �t ne pouvai

.t le

,pallier ,à I'.aide �e la langu� de la métaphysique » . Mats 1 mcerpretanon d une pensee par elle-même n'a jamais lieu qu'à l'intérieur des limites mêmes de cette pensée, en confirme la contrainte jusque dans l'effort pour les déplacer, et pourrait bien entraver sa compréhension, c' �st-à-dire précisément la saisie de ces limites. Quel que soit le droit propre qu'il convient de reconnaître au mouvement par lequel Heidegger interpréta Sein und Zezi, ce n'est peut-être pas en reparcourant le même chemin qu'on parviendra à élucider de manière féconde et créatrice, fidèlement, l'abandon du projet d'ontologie fondamentale pour une topologie de l'être et pour le dire de l'appropriation Œreignis ).

La retenue de la section «Temps et être », qui est plus et autre chose que l'avenir réservé d'une œuvre, ne peut avoir eu pour motif qu'une sollicitation de la question de l'être et du temps. Où rechercher alors le foyer de ce séisme ailleurs que dans la conférence qui, après trente-cinq ans, reprend le titre Temps et être ? Or, parmi les rares références que ce texte fait à Sein und Zeit, une seule est de nature critique et vaut comme

. un désaveu explicite : « Dans la mesure où le temps aussi bien que l'être comme dons de l'appropriation ne sont à penser qu'à partir de celle-ci, il faut que, de manière correspondante, le rapport de l'espace à l'appropriation soit pensé. Cela ne peut assurément d'abord réussir que si nous avons au préalable reconnu la provenance de l'espace à partir de la propriété du lieu, elle même suffisamment pensée (cl. Bâtir Habiter Penser). La tentative dans Etre et Temps, § 70, de reconduire la spatialité du Dasein à la temporalité n'est pas tenable » 7• La singularité du ton - jamais, semble-t-il, J'auto-explicitation de Heidegger

6. Questions III, p. 97. 7. Questio11s IV, p. 46.

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n'a pris l'aspect d'une telle fin de non-recevoir d'un tel constat de non-lieu -, la gravité de la critique qui sig'rune immédiate­�:nt qu'un existenti�, 1� spatialité, .ne relève pas de la tempora­hte alors que par pnnc1pe tout extstential est un mode de la temporalisation, et l'importance du contexte - Zeit und Sein appa:tie�t aux ul�UJ:es dém�rches qui s'attachent à penser l'être deputs 1 appropriation - laissent pressentir la portée de cette rem�rque: �.ais le pressentiment n'est qu'une invitation au sav�tr, sot� tct e

,t pour. commencer l'incitation à comprendre les

mot.ifs,phe�omenologiques pour lesquels la spatialité du Dasein

�s� trreducttble à son sens ontologique originaire : la tempora­ltte.

I

LA QUESTION DE L'ÊTRE

La question de l'être, la question du sens de l'être est la question fondamentale de la philosophie. Plus vaste, plus profonde, pl!ls originaire que toutes les questions issues du cercle même de la philosophie, elle est surtout la question la plus pure, la question rendue à sa dignité et à son audace, à sa nue liberté. Rien ne l'atteste mieux que l'amorce de Sein und Zeit. Après avoir établi la nécessité d'une répétition explicite de la question de l'être par référence à l'oubli où elle parvenue et l'ignorance où nous sommes, que nous sommes, après avoir écarté les préjugés qui en maintiennent et justifient l'omission, ouvrant ainsi la possibilité d'une audience, Heidegger analyse la structure formelle de toute question en général afin de faire ressortir la spécificité de la question de l'être. Recherche pré-orientée et com.me provoquée à distance par cela même qu'elle recherche, la question suppose une pré-donnée de ce qu'elle vise à connaître et sans laquelle elle ne saurait tout simplement s'entendre. Aussi le premier moment de toute question (Frage) est-il cela même qui l'inquiète et dont elle s'enquiert : le demandé ( Gefragte). Questionner au sujet de . . . , c'est toujours, d'une manière ou l'autre, adresser une question à quelqu'un ou quelque chose, interroger un étant. La question implique alors -deuxième moment- ce à quoi ou celui à qui la question est posée: l'interrogé (Befragte). Enfin, si la question interpelle un interrogé à propos de ce qui est demandé, c'est pour obtenir quelque chose, atteindre, mettre en lumière, déterminer proprement et rigoureusement un troisième mo­ment : le questionné Œr/ragte). La question de l'être ne peut

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surgir que d'une pré-compréhension du sens de l'être. Car si nous ne savons pas ce qu'être veut dire, nous comprenons néanmoins et vaguement tous les énoncés qui convoquent l'être, à commencer par la question : que veut dire « être » ? Une compréhension vague, c'est-à-dire vide, ordinaire, confuse de l'être est un fait et. signifie que l'être est donné préalablement à la question qui s'y consacre. La qu�stion �e l'être porte s�r l'être en tant que ce à partir de qu01 tout etant est compns comme tel, ce qui détermine l'étant comme étant et qui, pour cette raison n'est rien d'étant. L'être de l'étant est donc le demandé. si l'être est l'être de l'étant, c'est à l'étant même que la question s'adresse, c'est l'étant qui est l'interrogé. L'étant est apostrophé afin de livrer le sens de son être qui, proprement visé, est le questionné. L'être de l'étant, l'étant, le sens de l'être sont les trois moments structuraux de la question de l'être.

Ce développement formel de la question de l'être suscite alors de lui-même le problème suivant : si la question de l'être s'adresse à l'étant, quel étant interroger? Quel étant rassemble le sens de l'être, comment le choisir sans arbitraire et l'atteindre tel qu'en lui-même? « Sur quel étant le sens de l'être doit-il être lu, à partir de quel étant la révélation de l'être doit-elle prendre son départ ? Le point de dép an est-il arbitraire ou bien quelque étant a-t-il préséance dans l'élaboration de la question de l'être? Quel est cet étant exemplaire et en quel sens a-t-il préséance? » Heidegger répond aussitôt : « Si la question de l'être est explicitement posée e t accomplie dans une pleine transparence à soi, alors l'élaboration de cette question requiert, d'après les . éclaircissements précédents, l'explication du mode de visé� de l'être, de la compréhension et de la saisie conceptuelle du sens, la préparation de la possibilité du juste choix de l'étant exem­plaire, l'élaboration du mode d'accès authentique à cet étant. La visée, la compréhension, la conception, le choix, l'accès sont des comportements constitutifs du questionner et par là même les modes d'être d'un étant déterminé, de cet étant que nous, les questionnants, sommes nous-mêmes. Elaboration de la question de l'être veut donc dire : élucidation d'un étant - le question­nant - dans son être. Le questionner de cette question est, comme mode d'être d'un étant, lui-même essentiellement dé­terminé par ce qui, en lui, est demandé - par l'être. Cet ét�nt que nous sommes toujours nous-mêmes et qui, dans son être,

LA QUESTION DE L'ËTRE 17

possède entre autres possibilités celle de questionner, nous lui assignons le terme de Dasein. La position expresse et transpa­rente de la question du sens de l'être réclame une explication préalable et adéquate d'W1 étant Wasein) au regard de son être» 1• L'élection du fil conducteur laisse apparaître sur-le­champ la spécificité de la question du sens de l'être. En effet, si le questionnement est le mode d'être d'un étant, l'étant qui a pour être de questionner l'être est d'entrée de jeu concerné par l'être en question. L'analyse de la structure de la question de l'être ne conduit pas seulement à privilégier le Dasein comme étant exemplaire, mais surtout à reconnaître qu'en posant cette question le Dasein pose celle de son être. L'implication néces­saire du Dasein dans la question de l'être sans laquelle aucune ontologie rigoureuse ne saurait se constituer faute, précisément, de fil conducteur dûment motivé est la condition de possibilité de la connaissance ontologique en général. Si l'ontologie n'a peut-être droit qu'à la question, c'est d'abord parce que la question est à la source de son droit.

Pourquoi avoir choisi le mot Dasein par lequel Kant, entre beaucoup d'autres, désigne ce dont le Dasein existentialement compris est ontologiquement distinct ? Le problème est dou­ble : 1) comment, en général, un même mot peut-il appartenir à la langue de la métaphysique et à celle de sa destruction, ou : qu'est-ce qui détermine le caractère métaphysique de la langue au compte duquel Heidegger inscrit la retenue de la section <<Temps et être»? Ces questions auxquelles nous ne saurions dès maintenant répondre se lieront progressivement à celles que

' soulève l'irréductibilité de l'espace au temps originaire fi 2) qu'est-ce qui justifie le recours au terme Dasein, que veut/il dire aussi bien positivement que négativement? En 1949, Heidegger précisait : «Pour atteindre simultanément et d'un seul mot à la fois le rapport de l'être à l'essence de l'homme et la relation essentielle de l'homme à l'ouverture ("là") de l'être comme tel, fut choisi, pour le domaine essentiel où l'homme se .

'h 1 "D . " [ ] Le "D . " uent en tant qu omme, e nom asezn . . . . mot asem ne vient pas plus à la place du mot "conscience" que la "chose" nommée "Dasein" ne vient à la place de ce qui est représenté par le nom de "conscience". Bien plutôt est nommé par "Dasein" ce

1. Sein und Zeil, p. 7.

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qui doit être avant tout éprouvé comme place, [insuffisamment dit : la localité mortellement habitée, la contrée mortelle de la localité] à savoir comme la localité de la vérité de l'être et ensuite être pensé de manière correspondante » 2• Le mot Da­sein> dont la signification spatiale, locale, est ici plus accentuée que dans Sein und Zeit \ témoigne de plusieurs nécessités intrinsèquement solidaires : celle d e dire le rapport de l'être à l'essence de l'homme et la relation de celle-ci à l'ouverture de l'être, rapport et relation d'une part inaccessibles sans le déplacement et la réduction de la conscience à partir de laquelle il est impossible de parvenir aux choses dans leur être même, c'est -à -dire dans leur mondanité, et que, d'autre part, la seule analyse de la structure formeUe de la question laissait déjà apparaître. Cela signifie non seulement que l'abandon du projet d'ontologie fondamentale comme analytique existentiale du Dasàn appellera un réexamen de la question en tant que question, mais encore qu'il est en droit possible de considérer l'ensemble du cheminement heideggerien sous l'angle des modifications que subissent aussi bien la manière de question­ner que celle de penser la question.

En voici, à titre d'exemple, l'un des derniers états, qui permet d'évaluer l'ampleur du parcours accompli, la profondeur de la révolution opérée. Lorsque nous interrogeons l'essence de la langue, celle-ci doit s'être déjà montrée, nous avoir déjà adressé une parole. Qu'est-ce à dire, sinon «que ce n'est pas questionner qui est le geste propre de la pensée mais l'ouïr de la parole-donnée de ce qui doit venir en question. De toute antiquité pourtant, dans l'histoire de notre pensée, le question­ner passe pour le trait qui donne sa mesure à la pensée, et ce n'est pas fortuit. Une pensée est d'autant plus pensante que son geste est plus radical, qu'elle va davantage à la racine de tout ce qui est. Le questionnement de la pensée demeure toujours une recherche des premiers et ultimes fondements. Pourquoi?

2. Introduction à" Qu'est·c<: que la métaphysique?» in Quertions 1, p. 32·33. Nous avons i.nsérê entre crochets les notes marginales manuscrites de Heidegger reproduites au tome 9 de la Gesamtausgabe (Wtgmarkm ), p. 373. Ajoutons, quant à la traducrion de Dtl!ein, ceci : " Da-sein n e signifie pas tellement pour moi "me voilà ! •, m ai s, si je puis m'exprimer en un français sans doute impossible : être·le-là, et le· là est précisé· ment "AA�6ti<X, décèlement-ouverture. " Questions 111, p. 157.

3. a. Sein und ùil, p. 132 et 299.

LA QUESTION DE L''ËTRE 19

Parce que cela que quelque chose est ce qu'il est, parce que l' essance de l'essence s'est déterminée, de toute antiquité, comme le fondement. Dans la mesure où toute essence a le caractère du fondement, la recherche de r essence est l' appro­fondissement et la fondation du fondement. La pensée qui pense en vue de l'essence ainsi déterminée est, en son fond, un questionner>>�. L'entente d'une parole préalablement dolli_lée n'est pas un quatrième moment structurel de toute question mais la dimension même où la question, apparaissant comme réponse, cède l'initiative. Si la question de l'être est en attente d'une réponse vers laquelle elle se tend, la pensée de la langue se dispose initialement à l'écoute pour ensuite, peut-être et comme en réponse, questionner. Le questionnement en réponse est alors tout autre qu'une question décidée à la recherche des fondements. C'est comme fondamentale que l'ontologie n'a droit qu'à la question, et le délaissement de l'ontologie fonda­mentale donne à la pensée la possibilité d'accomplir son geste propre.

Pourquoi l'analytique existentiale est-elle l'ontologie fonda­mentale ? Que signifie la prérogative du Dasein et le rang de la question qui la lui accorde? L'être est l'être de l'étant et la totalité de l'étant s'articule en domaines offerts au savoir. Toute connaissance scientifique est par essence régionale et présup­pose à son fondement une détermination ontologique de la région antique qu'elle explore. Mais les ontologies régionales de la nature ou de l'histoire, par exemple, supposent à leur tour une ontologie qui porte sur l'être en général, véritable foyer de la philosophie. La question de l'être est absolument première et « vise non seulement à une condition apriorique de possibilité des sciences qui étudient l'étant comme tel ou tel et se meuvent ainsi toujours déjà dans une compréhension de l'être mais encore à la condition de possibilité des ontologies mêmes qui précèdent les sciences antiques et les fondent. Toute ontologie> si riche et cramponné que soit le système des catégories dont elle dispose, demeure au fond aveugle et retournée contre son intention la plus propre quand elle n'élucide pas d'abord et suffisamment le sens de l'être et ne saisit pas cette élucidation comme sa tâche

4. ACheminemem vtrs la parole, p. 159. Cf. aussi Postface à « Qu'est-œ que la métaphysique? ,. in Questions I, p. 75.

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fondamentale » 5• Cette priorité ontologique de la question de l'être s'accompagne d'une primauté antique. Les sciences régio­nales constituent des comportements du Dasein à l'égard de l'étant qu'il n'est pas lui-même. Cela signifie d'abord que ces sciences possèdent le mode d'être du Dasein qui se distingue par l'existence, c'est-à-dire en ayant une relation d'être à son être, en étant celui pour qui, dans son être, il y va de cet être même, bref, par la compréhension et l'ouverture à son être. «La com­préhension de l'être est, elle-même, une détermination d'être du "Da­sein". La distinction on tique du Dasein tient à ce que le Dasein est ontologique » 6• Cela signifie ensuite que le Dasein saisit nécessairement le sens d'être de l'étant qu'il n'est pas et auquel il se rapporte. L'ouverture du Dasein à son être est ipso facto ouverture à l'être des étants autres, partant, à l'être en général. «La compréhension· de l'être appartenant au Dasein concerne donc co-originairement la compréhension de quelque chose comme le ·"monde" et la compréhension de l'être de l'étant qui devient accessible à l'intérieur du monde » 7. Cela signifie enfin que les ontologies qui traitent de l'étant dont le mode d'être n'est pas l'existence sont fondées dans la structure ontologique du Dasein lui-même. «C'est pourquoi l'ontologie fondamentale dont tomes les autres ne peuvent que dériver doit être recher­chée dans l'anal)tique existentiale du "Dasein" » 8• La prérogative du Dasein, le droit d'être interrogé en premier et avant tout autre étant, est issue de la fonction centrale qu'il occupe dans le déploiement de la question de l'être et se fonde sur un triple primat : antique - seul il existe - ; ontologique - existant, il comprend l'être -; ontico-ontologique - il est condition de possibilité de toutes les ontologies.

Conservant dans une large mesure le schéma, invariant d'Aristote à Husserl, d'une subordination des ontologies régio­nales à une ontologie générale, l'analytique existentiale ne se maintient-elle pas dans le domaine de l'ontologie et du fonde­ment, de l'étant en tant que tel et non dans celui de son décèlement, au lieu de la vérité de l'être? N'est-ce. pas d'abord ici que l a langue de Sein und Zeit doit être qualifiée de

5. Sein und Zeit, p. 11. 6. ld., p. 12. 7. Id., p. 13. 8. Jbid.

LA QUESTION DE L'tfRE 21

métaphysique, puisque l'herméneutique du Dasein cherche à fonder la temporalité vulgaire de l'ontologie traditio

�u�ell� dans

la temporalité ekstatique avérée co�m_e se

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l'existence ? Heidegger a reconnu la difftculte. L tntttule onto­logie fondamentale, précise-t-il, «se révèle, comme tout aun

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titre dans ce cas, embarrassant. Pensé à partir de la métaphysi­que, il dit juste, mais c'est pour cela qu'il induit en erreur, car il s'agit d'obtenir le passage de la métaphysique à la pensée de la vérité de l'être. Aussi longtemps que cette pensée se carac­térise elle-même comme ontologie fondamentale, elle se met elle-même, par cette dénomination, sur son propre chemin et l'obscurcit. En effet, le titre "ontologie fondamentale" suggère que la pensée qui tente de penser la vérité de l'être et non, comme toute ontologie, la vérité de l'étant, est

,elle-mê�e

encore, comme ontologie fondamentale, une sone d ontologte. Pourtant la pensée de la vérité de l'être, en tant que re�our au fondement de la métaphysique, a délaissé, dès le premier pas, le domaine de toute ontologie» 9• Peut-on cependant accéder à la vérité de l'être sous un nom qui renvoie à la métaphysique et dédire cette dernière en la disant ? Ces questions indiquent d'ores et déjà la charge que supportera l'analyse du mode d'être du discours.

L'analytique existentiale est le siège de la problématique philosophique, parce que le Dasein est cett

,e régi?n de l'étant 10

où s'annoncent et à laquelle se réfèrent necessairement toutes les autres régions antiques. n convient alors, apr� avoir dét,er­miné l'étant exemplaire, de le rendre accesstble tel qu en lui-même il est, parce que si la primauté ontico-ontologique du Dasein n'implique pas qu'il soit dès l'abord t;ansp�rent qu�nt à son être propre, cette transparence est neanmoms requtse pour que la question de l'être soit rigoureusement posée. Une chose est de reconnaître le rôle capital que la structure de l'interrogation assigne au Dasein, une autre d'en manifester l'être. Sans doute la concession de privilège équivaut-elle à se prononcer sur le propre du Dasein mais, et c'est là un des �cquis les plus importants de l'analytique existent

_iale, ce derruer est

d'ordinaire déponé de son être propre, existe dans une corn-

9. lntroduetion à « Qu'est·ce que la métaphysique?» in Queslions l, p. 42. 10. Cf. Sein und üiJ, p. 9.

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22 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

préhension impropre de soi, des autres et du monde. L'étant que. nous sommes est le plus souvent exilé de son être propre, s1 bten que celui-ci nous est révélé comme à distance. « De fait, le Dasein n'est pas seulement ontiquement proche, voire le plus proche - nous le sommes nous-mêmes. En dépit ou précisément à cause de cela, il est ontologiquement le plus lointain » 11•

Comprenant son être, le Dasein se tient toujours dans une certaine interprétation de cet être qui, manquant d' originarité, ne saurait servir de fil conducteur à une thématisation ontologi­que. En effet, le Dasein a le plus souvent tendance à se com­prendre à partir de l'étant intramondain auquel i l se rapporte et dont il se préoccupe, de sorte que la compréhension quoti­dienne du monde fournit le modèle sur lequel se règle celle du Dasein et de l'être en général. C'est donc en raison de sa primauté ontico-ontologique que le Dasein est dissimulé à lui-même. « Ontiquement le Dasein est "au plus proche" de soi, ontologiquement au plus loin, quoique pré-ontologiquement il n'y soit pas étranger» 12•

De même que, selon Husserl, la subjectivité transcendentale, recouvene par la \PUX(J, surgit, grâce à la réduction, dans son être propre dont la \PUX� n'était que la mondanisation, de même le Dasein se comprend initialement à partir du monde des choses, mieux, s'interprète comme il interprète ce monde depuis ce qu'il y rencontre. Cette compréhension de soi dans l'horizon d'autre que soi est impropre et renvoie, ne fOt-ce qu'au titre d'une modification possible, à une compréhension propre issue d'une ipséité elle-même propre. Le Dasein existe p.r;oprement ou improprement. Si le mode d'être ordinaire du Dase;'n le détourne de sa propriété, il faut alors commencer par le décrire, en ses structures essentielles et constituantes, tel qu'il existe « au plus proche et le plus souvent», dans sa quotidien­neté moyenne, pour faire ensuite apparaître l'existence pro­prement comprise, soit aussi la modification existentielle qui permet un tel retournement et ses conditions existentiales de possibilité.

L'analytique préliminaire du Daset'n remplit ce programme en associant d'un seul et même mouvement une réduction, une

11. id., p. 15. 12. Id., p. 16.

LA QUESTION DE L'ÊTRE 23

construction, une destruction. 1 ) La réduction si l'être est toujours l'être de l'étant, il ne s'offre et n'est saisissable qu'à partir de l'étant. Le regard phénoménologique doit donc s'orienter sur l'étant pour en laisser ressortir l'être, viser l'étant pour s'en éloigner en revenant à son être. «L'élément fonda­mental de la méthode phénoménologique au sens de la recon­duction du regard inquisiteur de l'étant naïvement saisi vers l'être, nous le désignons comme réduction phénoménologique» 0. Cette réduction ne panage avec la réduction transcendantale de Husserl que le seul trait formel d'une conversion du regard. 2)

La construction : pour aller de l'étant à l'être, il faut préala­blement se tenir auprès de l'être. Et si l'être n'est pas l'étant, l'ouverture à l'être sera essentiellement différente de la donnée de l'étant. «L'être n'est pas accessible comme l'étant, nous ne le trouvons pas simplement là-devant mais, comme nous le ferons voir, il doit toujours être porté au regard dans un libre projet. Le projet de l'étant pré-donné, eu égard à son être et à ses structures ontologiques, nous le nommons construction phénoménologique» 14• Cette expression, qui n'intervient qu'une fois dans Sein und Zeit, définit dans Kant et le problème de la métaphysique l'idée d'ontologie fondamentale. Après avoir rap­pelé que seule une compréhension projective est susceptible d'atteindre l'être de tout étant et singulièrement du Dasein, Heidegger en conclut que la mise en œuvre expresse d'un projet compréhensif ne saurait être qu'une construction. Quelle est alors la spécificité de la construction ontologique ? « La cons­truction ontologico-fondamentale a pour particularité de devoir dégager la possibilité intrinsèque de quelque chose qui règne sur tout Dase in comme ce qui lui est le plus connu mais indéterminé et par trop évident. Cette construction peut être comprise comme une offensive du Daset'n sur lui-même pour saisir le fait métaphysique originaire qui consiste en ce que le plus fini est, dans sa finitude, bien connu sans être pour autant conçu » 1'. L'accent mis sur la construction porte du même coup sur la finitude originaire du Dasetn. Et comme celle-ci, qui n'est autre que la compréhension de l'être, repose dans l'oubli, toute

13. Les problèmes fondamentaux de /4 phénoménologie, p. 39. 14. Id., p. 40. 15. Kant et le problème de la m&aphysique, p. 289.

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1 24 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

construction sera aussi une remémoration, non pas au sens hégélien d'une relève de la finitude dans l'avènement du savoir absolu, mais comme révélation finie de la finitude elle-même. 3 ) La destruction : le projet constructeur rencontre des obstacles. Le Dasein n'apparaîtra dans sa finitude et comme compréhen­sion de l'être, en toute propriété, qu'à la condition que soit limitée et restreinte dans sa pertinence l'interprétation qu'il se donne de lui-même. Or l'herméneutique de l'existence quoti­dienne montre que « le Dasein n'a pas seulement une disposi­tion à déchoir auprès de son monde, dans lequel il est, et à s'interpréter en retour à partir de celui-ci, le Dasein déchoit aussi et simultanément dans une tradition plus ou moins explicite­ment saisie. Cette tradition le décharge de sa propre conduite, du questionnement et du choix. Cela vaut surtout pour cette compréhension et ses possibilités d'élaboration qui s'enracine dans l'être le plus propre du Dasein, la compréhension ontologi­que » 16• C'est dire que le Dasein est son passé, que la question de l'être est essentiellement historique, mais aussi que l'auto-appréhension quotidienne du Dasein est solidaire du devenir traditionnel de l'ontologie grecque où l'être est compris, au fil conducteur du monde naturel, comme oùoia, rrapouoia, Anwesenheit, présence, sans que ce sens temporel soit véritable­ment mis en question. L'histoire de l'ontologie recouvre la possibilité de la construction ontologico-fondamentale, consti­tue un oubli des premières expériences de l'être qui sont à l'origine de la métaphysique. Posant la question de l'être, le Dasein revient sur l'oubli des origines, fait l'épreuve de son pouvoir-être le plus propre, détruit les sédiments qui contien­nent et retiennent la puissance des commencements. La remé­moration est une destruction parce que les concepts philosophi­ques disponibles ne sont plus forgés à même ce qu'ils préten­dent concevoir et qu'ils oblitèrent. « Appartient donc nécessai­rement à l'interprétation conceptuelle de l'être et de ses structu­res, à la construction réductive de l'être, une destruct ion, urie déconstruction critique des concepts reçus qui sont d'abord nécessairement en usage, remontant aux sources où ils ont été puisés. C'est seulement par cette destruction que l'ontologie peut phénoménologiquement s'assurer pleinement de l' authen-

16. Sl!in und Zeit, p. 21.

LA QUESTION DE L'ÊTRE 25

ticité de ses concepts » 17• Si la destruction de l'histoire de l'ontologie est requise pour accéder à l'être propre du Dasein et poser la question du sens de l'être, le Dasein devra néanmoins, pour opérer cette destruction, cesser préalablement de se comprendre dans l'horizon exclusif de ce qu'il détruit. n n'y a là aucune présupposition circulaire, puisque propriété et im­propriété sont deux manières d'être qui appartiennent structu­rellement à tout Dasein, mais un problème plus grave qui, à s'en tenir à Set'n und Zeit, demeure irrésolu : si l'oubli de l'être et l'ouverture de l'être sont respectivement corrélatifs de deux modes d'exister constitutifs l'un et l'autre de l'essence du Da­sein, si le Dasein se tient co-originairement dans la vérité et la non-vérité, pourquoi la question de l'être n'a-t-elle pas toujours été posée comme elle a toujours été omise ? En quel sens Seùt und Zeit est-il un événement, fait-il époque, et comment circons­crire l'époque de Sein und Zeit sans penser l'époqualité de l'être, délaissant ainsi Sein und Zeit même ?

Visant à une monstration originaire du Dasein et de l'être, la réduction, la construction et la destruction sont phénoménolo­giques. Mais que veut dire id « phénoménologique » et de quelle manière Heidegger comprend-il la phénoménologie? « L'expression "phénoménologie" désigne en premier lieu un concept de méthode. Elle ne caractérise pas le contenu quidditif des objets de la recherche philosophique mais son quomodo » 18• Si la phénoménologie est en premier lieu un concept de méthode, elle devra recevoir une seconde signification coordon­née à la première. Laquelle et comment ? Phénoménologie provient des mots grecs cpalVOIJEVOV et Myoç. Phénomène signifie ce qui se montre en lui-même et cette détermination est au fondement de toutes les autres acceptions que le mot phénomène peut ou a pu prendre. A6yoç se traduit par discours et veut dire ÔT]ÀOÜv, rendre patent ce dont il est discouru. Aristote explicite cette fonction du discours comme un émocpai­vecr8cu. Le Myoç est un discours apophantique. La relation entre phénomène et Myoç appert aussitôt : << l'expression phénoménologie peut se formuler en grec : Mye\V Tà cpatv6-IJEV<X : laisser voir à partir de soi-même ce qui se montre à partir

17. Les problèmer fondamenlallx de la phtnoménologie, p. 41. 18. Seù1 und Zeil, p. 27.

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26 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie » 19• La phénoménologie prescrit un mode de donation et d'exhibition qui semble indépendant de ce qui doit être donné et montré. Cette prescription formelle n'aurait cependant aucun sens si les phénomènes s'offraient tout simplement au premier regard. La phénoménologie sup­pose alors, et en tant que prescription méthodique, que les phénomènes commencent par ne pas se montrer, concerne ce qui demeure le plus caché et le plus en retrait : l'être lui-même. « Qu'est-ce qui doit être, en un sens privilégié, nommé "phé­nomène" ? Quel est, selon son essence, le thème nécessa ire d'une monstration expresse ? Manifestement quelque chose qui, au plus proche et le plus souvent, ne se montre précisément pas, qui, par contraste avec ce qui se montre au plus proche et le plus souvent, est celé (verborgen) mais qui, simultanément, est quelque chose qui appartient essentiellement à ce qui se montre au plus proche et le plus souvent, puisque constituant son sens et son fondement. Ce qui cependant, en un sens exceptionnel, demeure celé ou est à nouveau recouvert, ou ne se montre que "dissimulé", n'est pas tel ou tel étant mais, comme l'ont montré les considérations précédentes, l'être de l'étant. Il peut être si largement recouvert qu'il en sera oublié et que toute question quant à lui et son sens fera défaut. Ce qui requiert donc, en un sens privilégié et à partir de son contenu le plus propre, de devenir phénomène, voilà ce dont la phénoménologie s'est thématiquement "saisie" comme de son objet. La phénoméno­logie est le mode d'accès et le mode de détermination légitimant de ce qui doit devenir le thème de l'ontologie. L'ontologie n'est possible que comme phénoménolog ie » 20• La définition formelle de la phénoménologie permet, par retour sur ce qu'elle présup­pose, d'assigner un contenu thématique à la méthode de la recherche philosophique. La phénoménologie ne possède pas un sens formel extérieur à son sens « matériel », mais un seul sens dans l'unité de deux moments. S'il est besoin d'une phénoménologie pour caractériser la manière dont les phéno­mènes doivent être donnés et reçus, c'est qu'ils sont d'entrée recouverts et dissimulés. Le phénomène commence par dispa-

19. Jd., p. 34. 20. Id., p. 35.

LA QUESTION DE L'ÊTRE 27

raître, le disparaître est l'apparaître initial du phénomène que la phénoménologie conquiert comme son thème. « Etre-couvert est le contre-concept de "phénomène" » 21• La méthode phéno­ménologique, dans son usage philosophique, aura donc affaire à cela que, par excellence, l'étant cèle et obnubile : son être. La phénoménologie, par son contenu obligé, est ontologie.

Cette élaboration définitivement « provisoire » du concept de phénoménologie appelle plusieurs remarques. 1} Jamais sans doute, si l'on veille à ne pas réduire la méthode à son sens moderne et cartésien, le thème d'une recherche philosophique

J ,; .... • , • • J ' n a ete aussi etroitement noué, Jusqu à s y résoudre, à la méthode d'investigation qu'il exige, jamais l'enquête ne s'est faite aussi radicalement méthodique jusqu'à prendre pour thème cette prise elle-même, au point que l'emploi, profondé­ment renouv�lé, de l'� grion· p�urrait à lui seul ordonner une lecture de Sem und Zett . La swte du chemin, le cheminement ultérieur des méditations le confirmeront amplement. 2) Suppo­sant le retrait de l'être, la phénoménologie est la contre-épreuve de l'oubli de l'être, tire sa possibilité de l' â.t.f)8eta, le décèlement <Unverborgenheit) pouvant seul laisser apparaître le cèlement en tant que tel, et doit être comprise comme un mouvement de récession vers la dimension au sein de laquelle se déploie le monde grec . .3) Expérience de l'oubli de l'être, la phénoménolo­gie ?e sauraft pl�s

_lon�te�ps avoir cours lorsque « �'être s' éva­

�Oult avec 1 Erezgnzs » , n est plus à la mesure de 1 appropria­tion, c'est-à-dire de ce que Heidegger s'est attaché à penser après Set"n und Zeit.

L'ontologie et la phénoménologie définissent la philosophie selon son objet et son mode de traitement. L'ontologie phéno­ménologique universelle ayant pour thème l'être, « le transcen­dens pur et simple », est une phil osophié transcendantale au sens ekstatique qui, prenant· son fil conducteur dans le Dasein s'accomplit sous la forme d'une analytique de l' existentialité d� l'existence. A travers celle-ci, le Dasein élucide la compréhension de l'être qui, en tant que finitude, est le sens propre de son être même. Mais « la transcendance de l'être du Dase in a ceci de

21 . Id., p. 36. 22. Cf. Id , § 63. 23. c Temps ct être •, in Qu�tions IV, p. 44.

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28 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

remarquable qu'elle im�lique �! possi_b�té et. la néc�ssité

. de

l'individuation la plus rad1cale » . Auss1 1 analytique ex1stenuale développe-t-elle l'entente que, dans un i�olem�t métap�y�ique sans recours parce que fondé sur son msubstltuable fmttud

.e

propre, le Dase in entretient de lui-:nêm�. Cette e�tente, _d�t

pourtant Heidegger dans un texte smgulier, « constitue precl­sément l'ouverture première et propre du Dasein à son .pou­voir-être le plus propre comme entente de la voix de l'ami que chaque Dasein porte avec lui » 25• L'appel à l'existence propre, à la culpabilité, l'appel de la conscience, pourrait-il être lancé par autrui au risque de rompre l'unité individuelle du Dasein et d'altérer l'ipséité ? Qui est ce Dasein susceptible de convoquer tout Dasein à son pouvoir-être coupable pour devenir ainsi la « conscience des autres » 26? Est-ce celui qui projette l'analyti­que existentiale comme sa possibilité existentielle ? Le philoso­phe n'est-il pas alors l'ami du Dasein comme le poète, l'ami de la maison ? Quoi qu'il en soit, le fait que le Dase in s'expose, s'analyse, s'interprète à l'écoute de la voix bienveillante d'un ami signifie que l'analytique existentiale est bien une phzloso­phie mais aussi une herméneùtique, si « l'tpJJnVEUEtV est cette exposition qui donne à connaître dans la mesure où elle est apte

d 27 à enten re un message » .

24. Sein und Zeit, p. 38. 25. Id., p. 163. 26. Id., p. 298. 27. Ach.eminemenl vers la parole, p. U5.

II

NEUTRALITÉ ET INCA RNATION

Qui est le Dasein dont les prérogatives viennent d'être assurées ? L'étant que nous sommes nous-mêmes, que je suis, dont l'être est toujours mien, un étant à l'être duquel il appar­tient de se rapporter à son être : d'exister. La mention de ces deux caractères ontologiques du Dase in amorce l'analytique existentiale proprement dite. L'existence qui désigne l' ouver­ture d'un étant à son être par la compréhension qu'il en a ne conserve plus rien de l'ancienne signification d'existentia. A l'encontre de la métaphysique qui comprend l' existentia comme réalité, Heidegger s'efforce au long de Sein und Zeit de procéder à une « différenciation ontologique de J'existence et de la réalité » 1 pour conférer aux mots existence, Dasein, un sens tout autre que traditionnel. Mais la destruction phénoménologique, en remontant aux origines de l'ontologie pour rendre à son histoire un droit restreint ne cesse pas pour autant d'être fidèle aux acquis de la tradition qu'elle met à l'épreuve. Ce qui fut le thème majeur de l'ontologie passée devra donc, d'une certaine façon, être intégré dans l'ontologie fondamentale. Sous quel nom et sous quel concept la « réalité » en vient-elle à relever de l'analytique existentiale dont la nouveauté exige une langue et une conceptua lité propres ? Pour signifier l'étant qui n'a pas le mode d'être du Dasein, Heidegger choisir le nom de Vorhanden­heit. A l'instar de toute nomination en général, celle-ci ne va pas sans une interprétation. Quels en sont les attendus ? Au cours de la critique de la thèse médiévale qui, dans l'horizon d'une

1. Sein und Zeil, p. 314.

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30 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

compréhension de l'être comme pr?du�ion, partage .ce derni�r

en essentia et exi.stentia, Heidegger JUStifie ,comi?e .�

ult le cho1x de cette expression interprétative � « L ex�licatlo? du m�t existentia a déjà fait clairement apparattre que 1 actualttas renvme à l'agir (Handeln ) d'un quelconque sujet indéterminé, ou encore, selon notre terminologie, que l'étant devant-la-main (das Vorhandene ) est conformément à son sens, référé à ce pourquoi, en quelque sorte, tl vient devant la main (vor die Rand), à ce pourquoi il est un étant maniable. [ .. .] Ainsi se montre, fût-ce de manière indéterminée, une relation au "sujet", au Dasein : avoir devant les mains, l'étant devant-la-main comme produit d'une production, effectif d'une effectuation. Ce qui corres­pond à la signification d' actualitas et d' èvtpy&la, c'est-à-dire à la tradition de ce concept » 2• Ce texte qui autorise à traduire littéralement Vorhandenheit par être devant-la-main - dans la langue quotidienne, l'adjectif wrhanden qualifie ce qui se trouve là, subsistant - soulève aussitôt un problème dont l'élaboration

· se confondra avec le présent travail. Le terme Vorhandenheit retenu pour interpréter l' oùoia grecque et marquer la relation ontologique entre le Dase in et l'étant qu'il n'est pas, ne suppose-t-il pas que le Dasein soit doté de mains, incarné ? Si la relation ontologique entre le Dasein et l'étant autre se dit par la main, l'incarnation ne doit-elle pas être une stmcture du Dasezn, un existential et finalement un mode de la temporali­sation ? Si tel n'est pas le cas, ne serait-ce pas alors dans une impossible mais nécessaire incarnation existentiale que doivent être recherchés les motifs pour lesquels la spatialité du Daset'n est irréductible à sa temporalité ? La question n'est pas vaine pour au moins deux raisons : 1) l'emploi du mot Vorhandenheit ne saurait être métaphorique s'il est vrai qu'il n'y a de méta­phore que métaphysique>. Tenir d'entrée de jeu le concept de Vorhandenheit pour métaphorique, c'est, sans autre forme de procès, inscrire Sein und Zeil dans la partition platonicienne du sensible et de l'intelligible; 2) Heidegger a lui-même tenté une analyse existentiale de 1' incarnation dont l'examen requiert que nous retournions à l'herméneutique du Dasezn.

Le Dasetn est cet étant dont l'être est toujours mien. La

2. Les problèmes /ondammtaux de fa phénoménologie, p. 130 er 133. Cf. aussi p. 138. 3. Cf. Le principe de raison, p. 126.

NEUTRALITÉ ET INCARNATION 31

mienneté est étroitement liée à l'existence, car l'être de l'étant que je suis ne peut être mien qu'à la condition que je m'y rapporte, qu'il ne me soit ni indifférent ni originairement fermé au sens ou l'être d'une pierre l'est à celle-ci. La mienneté est le rapport du Dasetn à son être qui rend 'possible le pronom Je. Le Je derive de la mienneté et non la mienneté du Je, le même du moi-même précède le moi. La mienneté constitue par consé­quent un principe d'individuation autrement ra?ical que le dire-Je qui implique toujours le Tu, le Il, etc. Auss1, prendre le Je pour point de départ d'une analyse de mon être, c'est le manquer, et on ne saurait reprocher à Heidegger d'avoir négligé « l'évidence première du cogito », puisque celle-ci, abstraction faite de l'interprétation ontologique qui d'ordinaire l'accompa­gne, est phénoménologiquement assujettie à la mienneté. Cette propriété première n'est cependant rien dont je sois l'origine mais le rapport à l'être même comme origine du soi : « La détermination "toujours mien" veut dire : le Dasein m'est jeté afin que mon soi-même soit le Dasdn. Dasezn signifie : souci non seulement de l'être humain mais de l'être de l'étant comme tel ekstatiquement révélé dans ce souci. Le Dasez'n est "toujours mien", cela veut dire ni posé par moi ni séparé en un Je individualisé. Le Dasezn est lui-même par son rapport essentiel à l'être en général. Telle est la visée de la proposition, fréquente dans Set'n und Zeit : la compréhension de l'être appartient au Dasein » 4•

Le poids et la fonction, la charge, de la mienneté sont considérables. Elle fonde d'abord la distinction de l'existence propre et de l'existence impropre, qui traverse et structure l'ensemble de l'analytique existentiale. Quelle que soit en effet sa manière d'être, le Dasein est toujours mien et se rapporte à son être comme à sa possibilité propre. « Le Dasein est toujours sa possibilité et il ne la "possède" pas au titre d'une propriété en tant qu'étant devant-la-main » '. Etant sa possibilité, le Da­sdn peut se perdre ou s'atteindre, être proprement ou impro­prement, être ou ne pas être son être. Ensuite, si le Dasein est, dans son ipséité, rapport à l'être même, c'est l'être lui-même qui est toujours mien. Sans cela, l'être au sens du demandé de la

4. In1roduction à la métapbysiqut, p. 40. .5. Sein und Zeil, p. 42.

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32 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

question ne serait pas l'être même de l'étant interrogé et aucune ontologie ne verrait le jour. L'analytique existentiale est onto­logie fondamentale parce que l'être toujours mien du Dasetn est l'être en tant que tel. La mienneté, enfin, annonce l'Ereignis. Alors que dans Sein und Zeit mienneté et propriété sont conçues à partir de l'être, après Sezn und Zezt l'être sera pensé depuis l'appropriation. . .

A ces deux premières déterminations omologtques du Dasem il faut en ajouter une troisième, thématiquement absente de Sezn und Zeit et dont l'élucidation nous conduira à l'analyse exis­rendale de la possibilité de l'incarnation. En 1928, dans le cou.r:s sur les Fondements métaphysiques iniJiaux de la logique, après avotr identifié la compréhension de l'être à la transcendance origi­naire, Heidegger expose « le problème de Sein und Zeit » en douze propositions directrices articulées sur l'essentielle neutra­lité du Dasein. Subordonnée à l'unique question de l'être, l'analytique existentiale n'est ni une anthropologie ni une éthique. Aussi - et c'est la première proposition - : « Pour l'étant qui est le thème de l'analytique, ce n'est pas le titre "homme" mais le titre neutre "das Dasein " qui a été choisi. Est désigné par là l'étant auquel, en un sens déterminé, sa propre manière d'être n'est pas indifférente » 6• Inséparable de la mienneté et de l'existence, puisque l'ipséité est constituée par le rapport à l'être qui, en outre, n'est pas un genre, la neutralité soustrait le Dasetn au domaine anthropologique. Quelle est l'extension de la région « anthropologie » ? Elle englobe tout ce qui concerne la nature de l'ho�e. e� tant qu'être spi�ituel, psychique et chamel, tout ce qw le dtstmgue des autres vtvant� ou pourrait l'en rapprocher, comme la différen

.ce des sexes 7. �1

la sexualité et l'incarnation sont bien des tratts anthropologt­ques, la neutralité d'essence entraîne cette deuxième prop

.osi­

tion : « La neutralité spécifique du titre "Daset"n " est essenttelle parce que l'interprétation de cet étant doit être accomplie avant toute concrétion factice. Cette neutralité signifie aussi que le Dasetn n'est aucun des deux sexes. Mais cette asexualit��est pas l'indifférence de la nullité vide, l'irnpuissant�ativité d'un rien ontique indifférent. Le Dasein dans sa neutralité n'est

6. Metaphysische An/angsgründe der Logik, C.A., Bd. 26, p. 171. 7. Cf. Kant et le problème dt la métaphysique, S 3 7.

NEUTRALITÉ ET INCARNATION 33

pas indifféremment personne et tout le monde mais la positivité et la puissance originaires de l'essence » 8• Le Dasein neutre n'est donc jamais tel ou tel existant incarné de fait mais la possibilité de toute existence incamêe qui s'appartient elle-même. S'il ne saurait, par conséquent, se confondre avec l'individualité anti­que factice, le Dasezn n'est pas pour autant la concrétion indiffé­rente d'une essence prétendument universelle, J'affirmation de la neutralité équivalant ici à celle de l'individuation la plus radicale : l'ipséité. Dans l'essai de 1929 consacré à L'essence du fondement, directement issu du cours cité, Heidegger précise en quel sens l'ipséité est neutre : « C'est seulement parce que le Dasezn comme tel est déterminé par l'ipséité qu'un moi-même peut être en relation avec un toi-même. L'ipséité est la pré­supposition pour la possibilité de l' égoïté qui ne se révèle jamais que dans le toi. Mais l'ipséité n'est jamais liée au toi- elle le rend d'abord possible -, au contraire elle est neutre à l'égard de l'être-moi et de l'être-toi, plus encore à l'égard de la sexua­lité. Toutes les propositions essentielles d'une analytique onto­logique du Dasetn en l'homme considèrent par avance cet étant dans cette neutralité » 9. Les analyses que développe l'hermé­neutiqu� existemiale, aussi bien-·celle de l'existence propre, où le Daset"n se comprend à partir de soi et de son être-vers-la-mort que celle de l'existence impropr� où il se comprend dans l'orbe de l'être devant-la-main, sont régies par cette neutralité d'es­sence. 0;: l'ipséité propre essentiellement neutre est une modifi­cation existentielle du on, pronom qui décline P identité du Dasezn quotidien, déchu, irrésolu, improgre. Et ce on est, lui aussi, mais en un sens second, neutre 0• Il y a donc deux neutralités et non une seule et même neutralité marquée deux fois, la neutralité essentielle du Dasetn n'étant pas celle d'un « personne et tout le monde », c'est-à-dire du on 11• Dès lors, comment va-t-on et surtout qui - quel Dasezn, sous quel mode d'être - va pouvoir discriminer la neutralité d'origine de la neutralité en déchéance d'origine ? Etant donné que le Dasetn ne peut poser la question de l'être comme question de son être qu'en s'arrachant à l'emprise du on pour être ipséité propre, la

8. GA., Bd. 26, p. 171·172. 9. Qllestz()JIS I, p. 133·134 . 10. Cf. Sein und Zeit, p. 126. 11. a. u., p. 12a ct 253.

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34 HEIDEGGER Er LE PROBLÈME DE L'ESPACE

démarcation rigoureuse de ces deux sens de la neutralité ne . supporte rien moins que la possibilité de la question de l'être elle-même. L'introduction thématique de la neutralité menace donc gravement, par contrecoup, l'économie générale de l' onto­logie phénoménologique. Nous retrouvons, transformée, la question de savoir comment Sein und Zeit se laisse comprendre dans une histoire existentialement construite.

A quels motifs cette adjonction de la neutralité obéit-elle ? C'est sans doute dans les Fondements métaphysiques initiaux de la logique que Heidegger réitéra une dernière fois ou réinterpréta pour la première fois le projet d'une ontologie fondamentale en tant qu'analytique du Dasein. Les refontes y témoignent de l'émergence progressive de la différence ontologique. L'ontolo­gie fondamentale demeure interprétation de l'existence et analytique de la temporalité de l'être mais celle-ci, qui devait prendre place dans la section « Temps et être », est désormais simultanément comprise comme « le tournant par lequel !' onto­logie elle-même retourne explicitement dans une antique métaphysique où elle se tient toujours implicitement » 12. L'in­terprétation temporale de l'être s'infléchit vers la différence ontologique et pour poser le problème de la métaphysique il faut « porter l'ontologie au virage ( Umschlag, qui traduit JlE:Ta­�oM) en elle latent. Là s'accomplit le tournant et le virage a lieu dans la métontologie » 1-'. Ce revirement de l'ontologie fonda­mentale en métontologie répond à trois impératifs intrinsèque­ment liés : 1) celui, d'abord, de ne pas absolutiser la question de l'être en thématisant aussi la totalité de l'étant, car « penser l'être comme être de l'étant et saisir de manière radicale, universelle, le problème de l'être signifie en même temps thématiser l'étant en totalité à la lumière de l'ontologie » 14• De ce point de vue, la métomologie accentue la finitude du philoso­pher lui-même; 2) celui, ensuite, de rendre compte, en couvrant le champ des problèmes philosophiques que l'ontologie fonda­mentale n'épuise pas à elle seule, de ce qui sera plus tard nommé la constitution onto-théo-logique de la métaphysique :

« Ontologie fondamentale et métontologie forment dans leur

12. C.A., Bd. 26, p. 201. 13. Ihid. 14. Id., p. 200.

NEUTRALITÉ Er INCARNATION 35

unité le concept de métaphysique. Cela ne fait qu'exprimer la transformation du problème fondamental de la philosophie elle-même, déjà effleuré avec le double concept de la philoso­phie comme TTPWT'Tl q>tÀOO'Oq>ÎlX et 8t0/..oyia. Et ce n'est là que la concrétion de la différence ontologique, c'est-à-dire la concré­tion de l'accomplissement de la compréhension de l'être » u ; 3) celui, enfin, de rassembler la philosophie comme métaphysi­que d: l'existence sur la différence ontologique, bref, de penser celle-ci dans la conceptualité de Sein und Zeit. TI faut alors que le Dasein en tant �u'il comprend l'être soit assimilé à la diffé­rence ontologique 6• Et comment le pourrait-il sans être essen­tiellement neutre ?

La neutralité vise, du même mouvement, à préserver l'ana­lytique existentiale de toute déviation anthropologique et per­met de trancher l'ambiguïté résiduelle de, quelques énoncés de Sein und Zeit où le Dasein paraît se confondre avec l'homme 17• Mais l'essence est l'essence de son propre fait et, si l'essence de l'homme s'écarte de l'homme, c'est néanmoins le Dasein neutre qui constitue la possibilité dè l'existant factice. Or celui-ci est toujours incarné et sexué. Mfirmer la neutralité du Dasein c'est en retour, se donner à élucider la possibilité existential� de 1� c�air. Le problème peut alors prendre la forme suivante : à quel tttre le Dasein détient-il la possibilité de son incarnation, sous quel existential la chair se laisse-t-elle comprendre ?

L'incarnation se présente comme une dispersion : « Le Dasein recèle la possibilité intrinsèque de la dispersion factice dans la chair et, avec cela, dans la sexualité. [. . .] Le Dasein est, en tant qu� factic�, �oujours éparpill� dans une chair et du même coup tou�ours divisé en une sexualité déterminée » 18• A l'évidence, la chrur sexuée du Dasein ne doit pas être ontologiquement in­compatible avec le mode d'être de cet étant. Par conséquent, les concepts de di�persion, d'éparpillement, de division, qui décri­vent l mcarnauon et la sexualité ne peuvent avoir de significa­tion axiologique ou être tributaires d'une représentation de l'un et du multiple issue de l'ontologie de l'être devant-la-main, mais

15. Id., p. 202. 16. Cf. Les problèmes fondamenJaux de la phérzoméno/cgie, p. 383. 17. Cf., par exemple, p. 11,25 et 57 à propos de laquelle Heidegger note en marge :

« Etre-homme (Memch-sein ) et Da-sein ici équivalents •· 18. G.A, Bd 26, p. 173.

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36 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

désignent une démultiplication à l'œuvre en tout Dasein factice et dont l'analytique existentiale indique d'autres possibilités par le rappel desquelles s'achève la sixième proposition directrice : a) le Dasein factice est dispersé dans et par les modes de sa préoccupation, et « ne se comporte jamais à l'égard d'un seul objet », sauf « par abstraction des autres étants qui toujours co-apparaissent antérieurement et simultanément » 19• Cette dispersion ne dépend pas d'une pluralité préalable d'objets, à l'inverse, la multiplicité des objets se fonde dans l'être-dispersé du Dasein ; b) la ruspersion concerne également le Dasein dans son rapport à lui-même, c'est-à-dire dans son historicité, puis� qu'en s'abandonnant à l'histoire du monde il se disperse dans l'inconstance du soi 20 ; c) « une autre possibilité essentielle de la dispersion factice du Dasein est sa spatialité. Le phénomène de la dispersion du Dasein dans l'espace se montre par exemple en ceci que toutes les langues sont primairement déterminées par des significations spatiales. Ce phénomène, il est vrai, ne pourra s'édairdr qu'une fois posé le problème métaphysique de l 'espace, qui ne deviendra visible qu'en passant par celui de la temporalité (radicalement : métontologie de la spatialité) » 21•

Toutes ces possibilités dispersives sont liées à la déchéance, autrement dit à une compréhension dérivée, impropre, de l'existence. Aussi s'enracinent-elles nécessairement dans une structure originaire et propre du Dasein. Si , « à l'essence du Dasein en général, conformément à la neutralité métaphysique de son concept, appartient déjà une dissémination (Streuung) originaire, qui, d'un point de vue déterminé, est une dispersion (Zerstreuung) » 22, c'est la dissémination originaire et neutre, que Heidegger nomme plus souvent dispersion transcendantale, qui rend possible sa propre modalisation déchue : la dispersion factice. Et si la déchéance est un concept relatif au mouvement ontologique du Dasein pour autant qu'il est jeté dans son être, la dispersion transcendantale prend son fondement dans l'être-jeté qui assure finalement la possibilité existentiale de l'incarnation sexuée.

19. Ibid., Cf. Sein und ZeiJ, p. 67. 20. Cf. G.A., Bd. 26, p. 17.3 et Sein und Zt>il, p. 390 21. G.A., Bd. 26, p. 173-174. 22. Id., p. 173.

NEUTRALITÉ Er INCARNATION 37

Le trait phénoménal qui autorise à penser la chair comme relevant de l'être-dispersé est la division sexuelle et c'est par la sexualité, formellement réduite à une démultiplication, que la chair est rapportée à la dispersion factice du Dase in afin d'être fondée sur l'être-jeté. Cette interprétation exige que la sexualité soit elle-même comprise de manière existentiale. Or la neu­vième propositi�n �·atteste, td n'est pas le cas : « La dispersion essentiellement Jetee du Dasem, entendue de façon tout à fait neutre, s'annonce notamment en ceci que le Daseùz est être-avec avec le Dasein. Cet être-avec avec . . . ne surgit pas sur le fond d'une coexistence factice ; non seulement il ne s'explique pas s� Je . fonden:ent d'un être générique, prétendument plus ongtna1re, des etres charnels sexuellement divisés mais cet élan s.énérique commun et l'union générique ont po� présupposi­tion métaphysique la dispersion du Dasein comme tel c'est-à-dire l'être-avec en général. Ce caractère métaphysiqu� fo�dame?t�l .du Dase in ne se laisse jamais dériver de l'organi­s�t10n genenqu� et 1;.-l� des uns avec les autres » 23• L analyse est clat re : 1 et re- av� · est un mode de la dispersion transcendantale suppo�oute coexistence factice et toute incarnation sexuée. L'être-avec est donc l'a prion· existential de toute relation charnelle-sexuelle entre des existants factices l'a pr iori de toute « union génériqu e » . Mais comment l'être� générique qui, par le genre, ressortit à l'être devant-la-main peut-il trouver sa possibilité dans un existential dont le mode d'être est absolument autre ou, c'est la même question, peut-on comprendre les relations charnelles-sexuelles entre Dasein facti­�es . comme uni�n s.énériqu� sans concevoir subrepticement 1 ex1stence dans 1 homon de 1 être devant-la-main contredisant ainsi l'effort le plus soutenu de Sein und Zeit ?' Il y a plus. « L'être-avec est une détermination métaphysique fondamen­tale de la dispersion » 24 qui forme la condition existentiale de P?Ssibilité de toute coexistence, qu'elle soit soumise à la dictature du on ou qu'elle ait le statut d'une alliance entre Dasein librement résolus à leur être propre. Nonobstant, la dispersion qualifie aussi le mode d'être du Daset'n quotiruen déchu dans le on : « En tant que on-même, le Dasein singulier est dispersé dans

23. Id., p. 174·175. 24. Id., p. 175.

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38 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

le on et doit d'abord se trouver. Cette dispersion caractérise le "sujet" du mode d'être que nous connaissons comme absorption · préoccupée dans le monde rencont,ré .à proximi.té :} ;z,. Et la dispersion déchéante est le

, mode d existence qu1 s opp�se . 1�

plus à la résolution, puisqu elle est un moment de la c�osite qui a pour sens temporel le présent fuyant et sautillant, c'est-à-dire « ce mode du présent [qui) est le phénomène le plus contraire à l'instant. Dans celui-là, le Dasein est partout et nulle part. Celui-ci porte l'existence dans la situation et révèle le "là" propre » 26. Dès lors, si la dispersion transcendantale neutre, sous la figure de l'être-avec, est l'a priori de la coexistence dispersée dans le on neutre comme de la coexistence fondée sur la résolution qui est une contre-dispersion, comment va-t-on et qui - quel Dasein, sur quel mode d'être - va pouvoir discerner la dispersion transcendantale neutre de la dispersion dans le on neutre, la coexistence déchue de la coexistence résolue, d'autant que, nous l'avons vu, les deux sen� de la neutralité �e se laisse�t pas dissocier et contraster ? En d autres termes : � quel Daset� assigner cette dispersion essentiellement neutre qw rend possi­ble l'être-avec selon les deux modes de la propriété et de l'impropriété quand, d'une part, « le Dasein existe toujours dans l'un de ces deux modes ou dans une indifférence modale à leur égard »27 et que, d'autre part, la neutralité d'essence n'est pas une indifférence ?

La thèse de la neutralité originaire du Dasein pose le pro­blème de son incarnation que le recours à la dispersion trans­cendantale est destiné à résoudre. Mais l'introduction de ces deux concepts dans l'analytique existentiale n'a-t-elle pas pour effet d'en perturber gravement l'équilibre interne, ne soustrait­elle pas le Dasein à la différence du propre et de l'improl?re, n'entraîne-t-elle pas que l'étant que nous sommes ne pwsse s'incarner sans s'excepter de son sens temporel, puisque pro­priété et impropriété sont des modes de la temporalisation 28 ? Cette exception n'est-elle pas analogue, voire identique, à celle de la spatialité que toute dispersion, et le mot même de dis-

25. Sein und leif, p. 129. 26. Id., p. 347. Cf. p. 172-I73. 27. Id., p. 53. 28. Cf. Id., p. 304.

NEUTRALITÉ ET INCARNATION 39

perston, implique, spatialité dont nous savons qu'elle est irréduc­tible à la temporalité ? N'est-il pas d'ores et déjà manifeste que les questions et apories soulevées par la chair et l'espace conduisent aux limites de la conceptualité dont Sein und Zeil déploie les ressources au service de la surpuissance du temps ?

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rn

LA MAIN ET LE MONDE

L'herméneutique de l' e$pace prend place dans celle de la mondanité. Aussi, pour comprendre comment la spatialité déroge à la temporalité, devons-nous procéder à l'étude de l'être-au-monde qui, constitution fondamentale du Dasein, est le point de départ obligé de l'analytique existentiale. L'être-au-monde est un phénomène unitaire qui articule une pluralité de moments et dont l'élucidation prendra la forme d'un examen ordonné des trois questions suivantes : qu'est-ce que le monde ? qui est au monde ? que veut dire être-à ? Si l'être-au-monde est le Dasein lui-même, il importe, pour com­mencer de le laisser se présenter tel qu'li se donne à l'accoutu­mée s�ns lui imposer de l'extérieur une quelconque idée de l' exi�tence. Etant exemplaire, possédant un mode d'être dis­tinct, le Dasein, parce qu'il répond de l'être, doit, dans le cadre d'une ontologie fondamentale, faire l'objet d'une vigilance phénoménologique redoublée et

.sans �éfaillance, être �hématis

tel qu'il est in promptu. « Au seuil de 1 analyse, le Dasezn ne doit justement pas être interprété selon la différence d'un exister déterminé mais être mis à jour tel qu'il apparaît, indifférem­ment, au �lus proche et le plus souvent » 1• Sous le libre regard phénoménologique, le Dasein s'offre initialement dans sa bana­lité journalière, à son ordinaire. Heidegger nomme cette indiffé­rence quotidienne Durchschnittlichkeit : être-moyen, que l'on pourrait encore traduire par médiocrité, à condition d'entendre ce mot dans son sens vieilli et sans connotation axiologique.

1. Sein und Zeit, p. 43.

LA MAlN ET LE MONDE 41

Décrire phénoménologiquement le monde, et telle est la première tâche, ce sera donc d'abord décrire le monde quoti­dien dont le Dasein est familier au point de le passer sous silence. A cette fin, il importe de délimiter au préalable ce qui est recherché et de distinguer plusieurs concepts de monde. Une fois posé que les catégories sont les structures ontologiques de l'être devant-la-main et les existentiaux, celles du Dasez'n, le « monde » peut avoir quatre sens : a) ontico-catégorial : la totalité des étants présents dans le monde ; b) ontologico-caté­gorial : l'être de cette totalité; c) ontico-existential : ce dans quoi « vit » le Dasein factice ; d) ontologico-existential : l'a priori de la mondanité en général par quoi tout monde est monde. Si l'être-au-monde est un existential et son interprétation phéno­ménologique, c'est-à-dire ontologique, l'enquête devra établir le caractère existential du monde usuel et de la mondanité comme telle, avérer le sens ontologico-existential du concept de monde tout en renouant avec certaine signification du KOO'IJOÇ grec 2•

Quelle démarche suivre pour atteindre le phénomène de monde, l'être du monde ? TI n'est d'autre méthode que celle qui consiste à faire ressortir la mondanité de l'étant que le Dasez'n rencontre dans le monde quotidien qui lui est le plus proche : le monde ambiant (Umwe!t). Mais parler de monde ambiant, n'est-ce pas dire que le monde est primitivement spatial, l'exten­sio n'a-t-elle pas été reconnue depuis Descartes pour le trait essentiel de la nature et du monde ? Outre que la préposition Um- ne signifie pas exclusivement autour mais aussi pour, le monde ne peut recevoir sa spatialité que de son seul être de monde. L'espace n'est compréhensible qu'à partir de la monda­nité parce que l'espace est dans le monde et non le monde dans l'espace. Cette hiérarchie, nous le verrons, engage déjà la réduction de la spatialité à la temporalité ekstatique.J

Comment, dans le monde quotidien, le Dasez'n rencontre-t-il l'étant ? Celui-ci apparaît-il d'entrée comme objet de connais­sance ? Si tel était le cas, connaître serait le mode d'existence le plus courant du Dasez'n en tant qu'être-au-monde. Or, d'une part la connaissance, qui vise toujours le monde, suppose l'être-au-monde et, d'autre part, elle est une modification de la préoccupation journalière. En effet, si on définit formellement

2. Cf. « De l'essence du fondement », in Questions 1, p. 113.

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la connaissance comme la relation par laquelle un sujet « encap­sulé » 3 sur lui-même s'assure de la vérité d'un objet, alors connaître implique que soit préalablement ouverte la dimension au sein de laquelle le sujet s'objecte ce dont il prend connais­sance, et tout savoir s'institue dans l'ouverture du sujet à l'objet qui, ni subjective ni objective, n'est autre que l'être-au-monde même. De quelle façon la connaissance modifie-t-elle l'être-au-monde préoccupé ? « Pour que la connaissance en tant que détermination contemplative de l'étant devant-la-main soit possible, une déficience de la préoccupation affairée au monde est auparavant requise. S'abstenant de toute production, de toute manipwation, etc., la préoccupation emprunte l'unique mode de l'être-à qui lui reste : le pur demeurer auprès de ... C'est sur le fondement de cette manière d'être-au-monde que l'étant intramondain ne se laisse plus rencontrer que sous son sel.Ù aspect (dboç) » 4• Ces précisions étaient doublement néces­saires qui montrent comment l'ontologie traditionnelle, prenant son fil conducteur dans la connaissance, se condamne à man­quer le phénomène de l'être-au-monde et mettent en relief le tour et la fonction de la destruction phénoménologique. Assi­gner la connaissance éidétique à une déficience, c'est retracer une genèse existentiale de la métaphysique platonicienne en la référant à l'un des modes d'être du Dasein. L'ontologie catégo­riale conserve alors un droit que restreint la possibilité d'un autre mode d'être du Dasein, originaire et propre, donnant lieu à une ontologie autre : fondamentale. La destruction phénomé­nologique qui libère les puissances ontologiques du Dasein, c'est-à-dire ses puissances finies les plus créatrices, est donc à l'œuvre dans toute construction existentiale.

Le monde ambiant, dont le paradigme est « le monde de travail du travailleur manuel »', est un monde où nous allons et venons, où, comme on dit, nous nous préoccupons de mille choses à la fois, rencontrons l'étant dans et par l'usage que nous en faisons. Le monde ambiant esc un monde dont nous avons les usages, et le pluriel est essentiel qui marque la dispersion d'un Dasein diversement occupé. « L'être-au-monde du Dasein

3. Sein und Zeit, p. 62. Cf. aussi p. 162. 4. Id., p. 61. 5. Id., p. 117.

LA MAIN ET LE MONDE 43

s'est toujours déjà, par la facticité de celui-ci, dispersé, voire éparpillé, en modes déterminés de l'être-à . .. » 6. Le pasein se trouve donc quotidiennement jeté parmi des étants mtram�n­dains avec lesquels il a toujours maintes choses en tram. Comment rencontre-t-il cet étant de tous les jours ? L'analyse de l'être de l'étant intramondain qui vise à manifester la mondanité elle-même sera phénoménologique si, sans quitter l'être-au: monde journalier, elle permet un retour aux Grecs. Or ceux-cl « avaient pour les "choses" un terme adéquat : npayJ.lc:xTa, c'est-à-dire ce à quoi on a affaire dans l'usage préoccupé (np<l!;tç). Mais, ontologiquement, ils laissaient dans l'ombre le caractère spécifiquement "pragmatique" des npay!J.aTa et les

"d . b d" " ch " 7 déterminaient de e prune a or comme pures . oses » . Que signifie proprement Tà npawaTa ? La question n'est pas posée sous cene forme dans Sein und Zeit, où Heidegger s'empresse de nommer Zeug : outil, ustensile, l'étant que ren­contre la préoccupation. L'étant intramondain est ustensile �t il convient, pour atteindre le phénomène de monde, d'exhiber l'ustensilité de l'ustensile : sa mondanité intrinsèque.

Un ustensile ne va jamais seul mais prend place dans un complexe agencé, est pris dans une structure de renvoi. « L'ustensile est essentiellement "quelque chose pour ... ". Les différents modes de "l'être-pour" (Um-zu), tels que service, contribution utilisation, maniement, constituent un ensemble d'ustensiles. 'n y a dans la structure de l'être-pour, un renvoi de quelque chose à quelque chose. [ . . .] Conformément à son ustensilité, l'ustensile est toujours par son appartenance à un autre ustensile » 8• Aussi le complexe organisé doit-il être déjà découvert pour que chaque ustensile puisse apparaître « indivi­duellement ». A première vue, l'encrier n'est pas l'objet isolé d'une perception contemplative, mais un ustensile au �ein .d'un ensemble ordonné à ce qui est mis en œuvre. Cela unplique, notons-le au passage, une critique des descrip�ions �a:t�ienne et husserlienne de la perception comme relauon ongmatre au monde, qui s'appuient toutes et toujours sur l'exemple d'un objet séparé et abstrait.

6. Id., p. 56. 7. Id., p. 68. Cf. Qu'est·ce qu'une chose?, p. 81-82. 8. Id., p. 68.

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4 4 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

L'être-au-monde préoccupé se rapporte donc à une multi­plicité d'ustensiles. Comment l'ustensile et l'ustensilité se montrent-ils ? L'ustensile n'apparaît pas à un regard détaché - la connaissance est un mode dérivé et fondé de l'être·au­monde - mais dans l'emploi qu'on en fait, en le maniant . « Le marteler lui-même découvre la "maniabilité" du marteau. Le mode d'être de l'ustensile dans lequel il se manifeste lui-même à partir de lui-même, nous le nommons l'être à-portée-de-main (Zuhandenheit) » 9• L'être à-portée-de-main est la détermination omologico-catégoriale de l'étant rencontré à proximité dans le monde ambiant. La plupart du temps, la préoccupation ne s'arrête pas aux ustensiles, est toute à son ouvrage. L'ensemble des ustensiles se dispose en raison de l'entreprise dans le seul horizon de laquelle tel ou tel ustensile se laisse rencontrer. Le travail en cours est ce-pour-quoi ( Wozu) il y a des ustensiles : le marteau, les ·clous sont des ustensiles pour la fabrication d'une table qui, à son tour, servira à écrire. Les modes d'utili­sation de la table sont donc ainsi compris dans la trame des renvois. Et si pour la construire il faut du bois au titre de ce-en-quoi (Woraus) elle est faite, alors le ce-en-quoi du matériau découvre une nature environnante à-portée-de-main. Etant donné que la table sera utilisée par quelqu'un, elle renvoie au Dasein et, de proche en proche, par propagation référentielle, l'ustensile dévoile la totalité de l'étant intramondain. Tous les étants du monde ambiant, jusques et y compris le pain quoti­dien 10, sont sur le mode de l'être à-portée-de-main. Est-il dès lors possible, à partir de l'être à-portée-de-main en tant qu'être de t'étant intramondain, d'accéder à l'être du monde lui-même ? Comment le caractère mondain de l'étant à-portée-de-main peut-il se révéler au Dasein préoccupé? Le monde peut-il s'offrir au regard pré-phénoménologique? « Absorbé et préoc­cupé par l'ustensile à-portée-de-main, le Dasein n'a-t-il pas une possibilité d'être dans laquelle la mondanité de l'étant intra­mondai.n s'éclaire pour lui d'une certaine manière avec cet étant intramondain ? » 11•

L'exhibition phénoménologique du monde dépend de la

9. ld., p. 69. 10. Cf. Id., p. 245. 11. Id., p. 72.

LA MAIN ET LE MONDE 45

possibilité de faire apparaître, à partir des ustensiles, la monda­nité du monde ambiant où ce qui est à-portée-de-main et plus encore la main elle-même s'effacent devant et au profit des travaux à accomplir. Autrement dit, tant que le Dasein n'a pas accès à l'ustensilité comme telle, le monde ne saurait s'annoncer. Y a-t-il des modes de rencontre de l'ustensile qui en indiquent l'être ? Les ustensiles peuvent parfois, dans le mouvement de la préoccupation, se découvrir inaptes à tel ou tel usage : l'outil est endommagé, le matériau inapproprié, etc. En frappant ainsi l'attention (Auffalligkeit ), l'ustensile à-portée-de-main se donne comme n'étant plus tout à fait à-portée-de-main mais déjà devant-la-main, glisse d'un mode de présence à l'autre. L'être devant-la-main commence d'apparaître quand l'être à-por­tée-de-main commence de disparaître et inversement, puisque la réparation de l'outil détérioré, en le restituant au complexe dont il s'était distingué, le remet à-portée-de-main. La préoccu­pation peut connaître un second type de déficience lorsqu'un ustensile « non seulement n'est plus "maniable" mais encore et

h "d ' d . " 12 D l' il surtout est ors e portee e mam » . ans ce cas, ustens e

hors de portée fait apparaître l'ensemble du complexe dor1t il est excepté comme importun (Aufdringlichkeit ) . Un seul usten­sile manque et tout devient inutile, il n'y a plus que des choses devant-la-main dont on ne sait que faire. La préoccupation peut enfin rencontrer un étant qui, ni manquant ou inutilisable, vient se mettre en travers de son chemin, intervient d'une manière déplacée ou témoigne d'une activité antérieure. L'ustensile obstrue la préoccupation et cette obstruction (Au/siissigkeit ) le dénonce comme devant-la-main sur le mode de ce qui traîne et avec quoi il faut en finir.

En montrant que l'étant à-panée-de-main peut n'être plus qu'un étant devant-la-main, les dysfonctionnements de la batte­rie des ustensiles découvrent l'être devant-la-main et l'être à-portée-de-main comme tels. L'ustensiliré se manifeste lors­qu'un ustensile ne remp lit plus son office et, si les déficiences de la préoccupation exercent un rôle réductif - elles notifient l'être de l'étant intramondain -, c'est parce que tour phéno­mène est initialement en retrait. « A l'extrême, nous pourrions dire : l'être à-portée-de-main spécz/ique de l'ustenszle du monde

12. Id., p. 73.

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46 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

ambiant dont on se préoccupe se constitue dans l'être hors-de­portée-de-ma in » u. Qu'advient-il lorsqu'un ustensile déconcerte la préoccupation? La circonspection, c'est-à-dire le regard propre au maniement de l'ustensile, « se heurte au vide » 14, le renvoi constitutif de l'ustensile est interrompu, s'avère comme renvoi et, avec lui, la cotalité des références au milieu desquelles la préoccupation s'était déjà installée. « Un ustensile est inuti­lisable - cela veut dire : le renvoi constitutif de l'être-pour à un être-là-pour (Dazu ) est perturbé. Les renvois eux-mêmes ne sont pas pris en considération mais "là" pour la préoccupation qui s'y soumet. Dans une perturbation du renvo� dans l'être­inemployable-à . . . , le renvoi devient explicite. Sans doute ne s'explicite-t-il pas encore comme structure ontologique mais ontiquement et pour la circonspection qui se heurte à l'avarie de l'outil. Par cet éveil circonspect des renvois à l'être-là-pour, ce dernier devient visible et avec lui l'ensemble du travail, tout "l'atelier" en tant que ce où la préoccupation séjournait toujours déjà. L'ensemble des ustensiles ne s'éclaire pas comme quelque chose qui n'aurait jamais été vu mais comme un tout que la circonspection a constamment et par avance déjà vu. Avec ce tout s'annonce le monde » u. Ouvrant sur le vide, le regard circonspect saisit ce avec quoi (Womtl ) et ce pour quoi (Wo/ür ) l'ustensile défaillant était à portée de main. La rupture de la connexion référentielle annonce au Dasein le lieu natif de son séjour et fait comprendre pourquoi le retrait du monde est nécessaire à la bonne marche de la préoccupation. Pour que le monde puisse se signaler à la faveur d'une telle ataxie, il doit cependant avoir été a prion· révélé. De manière générale, l' éluci­dation de la mondanité consiste à faire voir l'invisible lointain d'où le visible prochain tire sa visibilité, à rendre, selon un ordre d'implication rigoureusement phénoménologique, proprement patent ce qui autorise la rencontre de l'étant intramondain : sa mondanité. Où en sommes-nous de cette apophantique strati­fiée ? Nous savons qu'un complexe d'ustensiles se présente en son propre défaut et que la mondanité est susceptible de paraître lorsque l'étant à-portée-de-main vire en étant de-

13. Prolegomena zur Geschichte des ZeiJbegri/fs, G.A., Bd. 20, p. 2,6. 14. Sein und ZeiJ, p. 75. 15. Id., p. 74·75.

LA MAIN ET LE MONDE 47

vam-la-main. Si le monde familier qui appert avec le système des renvois doit être préalablement révélé, l'interprétation ontologique du renvoi devrait permettre d'atteindre ie phéno­mène de ce monde où le Dasein se trouve toujours déjà, puisqu'il s'y retrouve.

Pour saisir l'être du renvoi, Heidegger procède à l'analyse d'un ustensile qui condense des renvois ·de nature multiple : le signe. Qu'est-ce qu'un signe ? Selon la définition traditionnelle, quelque chose qui tient lieu d'autre chose. Le signe est par conséquent déterminé comme un type de renvoi, soit, formel­lement, comme une relation. Cependant, si tout renvoi et toute signalisation sont bien des relations, toute relation n'est pas un renvoi ou une signalisation et on ne gagne rien à penser le signe et le renvoi sous le concept formel de relation. Retournons alors à l'expérience grecque avec laquelle toute phénoménologie doit renouer. « A la grande époque des Grecs, le signe (Zeichen) est éprouvé à partir du montrer (Ze igen) ; il est frappé par et pour lui » 16• Dans le monde ambiant, le signe est d'abord un usten­sile qui montre. Mais comment différencier le signe et le renvoi si la monstration signalétique est elle aussi un renvoi ? La flèche rouge qui servait de clignotant aux premières automobiles est un ustensile dom dispose le chauffeur pour signaler aux autres automobilistes et aux piétons la direction qu'il s'apprête à prendre. La flèche signalétique est un étant à-portée-de-main - « la main du conducteur en personne avait antérieurement la même fonction » 17 - qui s'insère dans l'ensemble du dispositif de la circulation et qui, à titre d'ustensile, est constituée par le renvoi. Destinée à montrer la direction prise, elle sert à signaler, c'est-à-dire une nouvelle et autre fois à renvoyer. TI faut donc distinguer : a) le renvoi au sens de l'être-utile-à... qui est une détermination ontologico-catégoriale de l'ustensile en général et b) le renvoi comme signalisation, indication, monstration, qui se fonde sur le renvoi en tant qu'être-utile-à..., puisqu'il est ce à quoi peut servir un ustensile omiquement déterminé. « Aussi certain soit-il que le signaler (leigen) diffère fondamentalement du renvoyer constitutif de l'ustensile, aussi incontestable le fait que le signe possède un rapport particulier et remarquable au

16. Acheminement vers la parole, p. 231. 17. G.A., Bd. 20, p. 279.

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mode d'être du complexe d'ustensiles à-portée-de-main dans le monde ambiant et à son caractère mondain. L'ustensile signe a, dans l'usage préoccupé, un emploi privilégié » 18•

Quel est ce privilèg� ? A quoi sert le signe ? Voir la flèche de direction, c'est s'immobiliser ou se dêtourner pour laisser passer le véhicule, prendre, en raison de son trajet telle ou telle orientation. « S'écarter en tant que s'engager dans une direction appartient essentiellement à l'être-au-monde du Dase in qui est toujours d'une manière ou l'autre orienté et en chemin. S'arrêter et rester ne sont que des cas limites de cet "être-en-chemin" orienté. Le signe s'adresse à un être-au-monde spécifiquement "spatial" » 19. Voir la flèche, c'est avoir une vision panoramique du réseau ambiant des transports en sorte de pouvoir s'y repérer. Le signe est donc un ustensile qui renvoie à tout le complexe des ustensiles, en montre la çonnexion référentielle, fournissant ainsi au Dasein une vue globale sur l'entour de son monde. Le signe n'est pas un substitut représentatif mais « un ustensile qui porte expressément à la circonspection un ensemble d'ustensiles de telle façon que s'annonce du même coup le caractère monda in de l'étant à-portée-de-main » 20. Le signe indique la demeure du Dasein, désigne le lieu d'être de l'être-au-monde : le monde. En bref : « Le signe est un étant onti.quement à-por­tée-de-main quz; en tant qu'ustensile détemziné, fonctionne simulta­nément comme quelque chose qui montre la structure ontologique de l'être à-portée-de-main, de la totalité des renvois et de la mondanité. C'est là que s'enracine le privilège de cet étant à-portée-de-main à l'intérieur du monde ambiant dont, avec circonspection, on se préoccupe » 21•

S'il est, dans le monde, ce qui présente le monde, le signe n'en est pas moins un ustensile qui tient son être du renvoi. Comment comprendre alors le renvoi lui-même, c'est-à-dire l'être de l'étant intramondain à-portée-de-main, qui ne peut se concevoir comme signe puisqu'il en est le fondement ? Qu'est-ce que la mondanité d'un monde où l'on rencontre au plus proche et la plupart du temps des ustensiles dont le renvoi

18. Sein und Zeil, p. 79. 19. Ibid. 20. Id., p. 80. 21. Id., p. 82.

\ LA MAIN ET LE MONDE 49

constitue l'être ? Que veut d� renvoi ? « "L'être de l'étant à-portée-de-main a la structure du renvoi" signifie : il a en lui-même le caractère de l'être-renvoyé. L'étant est découvert en tant que cet étant qui est, td qu'il est, renvoyé à qudque chose. TI a avec lui sa fin à quelque chose. Œs hat mit ihm bei etwas sàn Bewenden : avec lui, ce dont il retourne, renvoie à quelque chose d'autre; ce dont il l'.etourne avec le marteau, c'est de frapper.] Le caractère d'être de ce qui est à-portée-de-main est la Be­wandtnis. fBewenden et Bewandtnis proviennent de wenden : tourner. D'une part l'allemand P..atle de la Bewandtnis de quel­que chose lorsqu'on s'enquiert de ce à quoi elle peut servir, d'autre part certaines locutions comme es dabei bewenden lassen : laisser quelque chose en rester là, und dabei batte es sein Bewen­den : cela suffit pour cette chose, impliquent une cessation, un achèvement. Aussi traduirons-nous Bewandtn is par finalité, be­wenden par finaliser, en excluant toute signification téléologi­que.] Dans la finalité il y a : avec quelque chose, laisser finaliser à quelque chose. Le rapport du "avec .. . à..." doit être indiqué par le terme de renvoi » 22• n convient donc de dissocier le ce-avec-quoi ( Womt!) de la finalité : le marteau, de son ce-à-quoi (Wobei) : le martèlement . Mais la finalité d'un us­tensile peut à son tour s'inscrire dans une autre finalité : le marteau sert à enfoncer les clous pour édifier un abri. En fin de compte, et la préoccupation est toujours un « tenir compte » 2', les finalités reconduisent à un pour-quoi (Wozu) qui n'est plus un étant à-portée-de-main mais l'étant auquel la mondanité appartient comme sa constitution ontologique : -le Dasein. « Le "pour-quoi" premier est un à-dessein-de-quoi (ein Worum­willen ) . Et le à-dessein-de . . . (Umwillen ) concerne toujours l'être du Dase in pour qui, dans son être, il y va essentiellement de (Um) cet être même » 24.

L'êlucidation de la finalité - détermination ontologico-caté­goriale de l'étant intramondain - doit ménager l'accès au phénomène de monde. Au sein de la préoccupation factice, laisser finaliser, c'est laisser un étant à-portée-de-main être ce qu'il est, laisser le marteau être ce avec quoi on peut marteler.

22. Id., p. 83·84. 23. Id., p . 83, 102. 24. Id., p . 84.

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50 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

Mais qu'entendre, ontologiquement, par « laisser-être » ? « Laisser préalablement "être" ne signifie pas avant tout porter quelque chose à son être, le produire, mais découvrir toujours déjà "l'étant" dans son être à-portée-de-main et le laisser venir à rencontre en tant qu'étant de cet être. Ce laisser-finaliser "apriorique" est la condition de possibilité de la rencontre dé l'étant à-portée-de-main, en sorte que le Dasein puisse, dans l'usage antique de l'étant ainsi rencontré, le laisser finaliser au sens antique » 25• L'ouverture a priori de la finalité autorise la rencontre de l'ustensile et, comme « le caractère relationnel de la finalité, du avec . . . à . . . indique qu'un ustensile est ontologi­quement impossible » 26, c'est toute la concaténation des finali­tés qui est pré-donnée. Aucun étant intramondain ne possède par conséquent de finalité propre et il n'y a rien dans le monde dont on puisse dire : hat es e ine eigene Bewandtnis, c'est une chose à part. La finalité d'un ustensile séparé ne peut ressortir qu'une fois manifeste J'ensemble des finalités du complexe auquel il a été ontiquement soustrait, et suppose la compréhension de l'ordre des renvois, autrement dit, de la mondanité de l'usten­sile en général. Si cette dernière n'est pas intramondaine, il est nécessaire que le Dasein qui saisit un quelconque étant à­portée-de-main s'en soit d'avance révélé la mondanité. Quelle est la nature de cette révélation? Etre-au-monde comprenant son être, le Dasein comprend du même coup le monde lui-même. La révélation prioritaire dont dérive la découverte de l'ustensile est cette compréhension du monde. Le Dasein ne peut rencontrer un étant intramondain qu'après avoir compris, c'est-à-dire projeté, l'ensemble du complexe référentiel dont il constitue J'ancrage dernier : « Dans la compréhension du sys­tème des rapports dont nous avons parlé, le Dasein, explicite­ment ou non, s'est référé, depuis un pouvoir-être propre ou impropre à dessein duquel lui-même est, à un être-pour. Celui-ci prescrit un être-là-pour comme le ce-à-quoi possible d'un laisser-finaliser qui, structurellement, laisse finaliser avec quelque chose. Le Dasein, depuis un à-dessein-de-quoi, se réfère toujours déjà au ce-avec-quoi d'une finalité ; cela signifie que, pour autant qu'il est, le Dasein laisse toujours l'étant le rencon-

25. Id., p. 85. 26. Id., p. 353.

LA MAIN ET LE MONDE 51

trer comme étant à-portée-de-main. Ce où (Warin) le Dasein se comprend préalablement sur le mode du se-référer, c'est le ce-à-partir-de-quoi (das Woraufhin) du laisser-rencontrer préa­lable de l'étant. Le où de la compréhension qui se ré/ère en tant que ce-à·partir-de-quoi du laisser-rencontrer de l'étant ayant le mode d'être de la /t"nalité est le phénomène du monde. Et la stmcture du ce-à-partir-de-quoi le Dasein se réfère est ce qui constitue la mondanité du monde » 27• Quel statut ontologique impartir à cet enchaînement de références, constitutif de la mondanité, auquel le Dasein se lie par voie de compréhension ? « Nous concevons le caractère de rapport des rapports de renvoi comme référer­signifiant (be-deuten) », écrit Heidegger, qui commente aussitôt en résumant toute l'analytique du monde : « Dans la familiarité de ces rapports, le Dasein se "signifie" à lui-même, se donne originairement à comprendre son être et pouvoir-être quant à son être-au-monde. Le à-dessein-de-quoi signifie un être-pour, celui-ci un être-là-pour, celui-ci un ce-à-quoi du laisser-finaliser, celui-ci un ce-avec-quoi de la finalité. Ces rapports, cramponnés les uns aux autres en une totalité originaire, sont ce qu'ils sont en tant que ce référer-signifiant par lequel le Dasez"n se donne d'avance à comprendre son être-au-monde. Nous nommons référence-signz/iante Œedeutsamkeit) la totalité des rapports de ce signifier. Elle constitue la structure du monde, de ce où le Dasein comme tel est toujours déjà. Dans sa famzliarité avec la référence-signifiante, le Dasein est la condition antique de possibilité de l'être-découvrable de l'ét ant rencontré dans un monde sur le mode d'êt re de la finalité (être à-raortée-de-ma in) et qui peut ainsi s� déclarer dans son en-soi» 8• La référence-signifiante est la mondanité même, le mode de présence du monde et de ce qui peut s'y rencontrer, « la présence (Anwesenheit) du monde est la mondanilé du monde comme référence-sigmfiante » 29•

La référence-signifiante, son nom J'indique, entretient une relation essentielle à l'ordre des significations et au discours qui est le fondement ontologico-existential de la langue. Heidegger n'engage pas l'interprétation thématique de cette relation qu'il détermine comme une hiérarchie : << La référence-signifiante

27. Id., p. 86. 28. Id., p. 87. 29. C.A .. Bd. 20, p. 292 Cf. aussi p. 287.

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52 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

elle-même avec laquelle le Dasein est toujours déjà familier recèle la condition ontologique de possibilité pour que le Dasein, dans la compréhension et l 'explicitation, puisse révéler quelque chose comme des "significations" qui, à leur tour, fondent l'être possible du mot et de la langue » 30• Les si?nifications, les m�t�, la langue et le discours sont donc fondes sur la mondarute, c'est-à-dire sur un mode de présence et dans la temporalité ekstatique. Or, 1) en marge de la phrase précédemment citée, Heidegger a noté : « Faux. La langue n'est pas étagée mais est l'essence originaire de la vérité comme "là" » ; et 2) si la langue est déterminée par des significations spatiales, la mondanité en tant que mode de présence ne saurait plus en assurer le fonde­ment dès lors que la spatialité excède tout sens temporel. Il est encore impossible de décider si la reconnaissance de l' a-tem­poralité de l'espace est à la source de cette conversion de la langue dom témoigne avec force et netteté un passage de la conférence de 1936 sur Holderlin et l'essence de la poésie : « La langue n'est pas uniquement un ustensile que l'homme possède parmi beaucoup d'autres mais la langue accorde d'abord et en général la possibilité de se tenir au milieu de l'ouverture de l'étant. Seulement là où est la langue, là est le monde L . .]. Et là seulement où règne le monde, là est l'histoire. La langue est un bien en un sens plus originaire. Qu'elle soit bonne à tout cela veut dite : elle accorde que l'homme puisse être en tant qu'histo­rique. La langue n'est pas un ustensile à disposition mais cette appropriation Œre ignis) qui dispose de la plus haute possibilité de l'être de l'homme. » Une remarque manuscrite tardive (1951) substitue à : « la langue n'est pas un ustensile à dispo­sition mais cette appropriat ion qui dispose ... » la formule plus acérée et radicale : « la langue n'est pas un ustensile à disposi­tion mais l'appropriation qu� en tant que telle, dispose de la plus haute possibilité de l'être de L'homme » 31. Comprise, à l'époque de Sein und leif, tantôt comme un étant intramondain à-por­tée-de-main, tantôt dans l'horizon de 1' existence n, la langue, une fois délaissé le projet d'ontologie fondamentale, est pensée comme l'ouverture du monde et de la mondanité. Et si l'Eret'gnis

30. Sein und ZeiJ, p. 87. 31. Approche de Ho/der/in, p. 47-48 et GA. Bd. 4, p. 38. 32.Cf. Seù1 und ZeiJ, p. 161 et 167.

LA MAIN ET LE MONDE 53

donne être et temps, la langue appropriante ne relève ni de l'être ni du temps. Autrement dit, le paragraphe 68 d qui tente d'établir le sens temporel du discours doit être tout aussi intenable que le paragraphe 70 consacré à la temporalisation de l'espace. Nous y reviendrons.

Le mot et la langue, la langue en tant que totalité des mots, ne sont pas seuls à s'except.er du monde. La détermination de l'être de l'étant intramondain comme finalité est le pivot de l'herméneutique existentiale du monde. La finalité désignant le rapport du avec . . . à..., aucun ustensile ne peut avoir de finalité propre. Un étant à finalité propre autre que le Dasein (qui n'a pas de finalité, puisqu'il existe à dessein de soi et institue la référence-signifiante 33) n'aurait aucun caractère mondain, ne serait ni rencontrable ni même un étant. Sans doute ce qui est à-portée-de-main peut-il apparaître sans finalité mais au titre d'étant devant-la-main, dont la démondanisation présuppose la révélation du monde. Nous l'avons déjà dit, il n'est rien au monde dont on puisse énoncer : hat es e ine e igene Bewandtnis, c'est une chose à part, ayant une finalité propre. Rien, sauf la main. Dans un très beau texte, en réponse à la question Qu'appelle-t-on penser ? Heidegger écrit : « Nous tentons ici d'apprendre la pensée. Penser est peut-être simplement comme construire un coffre. C'est en tout cas un travail de la main. La main est une chose à part (Mit der Hand hat es e ine e igene Bewandtnis). Selon la représentation habituelle, la main appar­tient à l'organisme de notre chair. Mais l'être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe charnel de préhen­sion, ni éclairer à partir de là. Le singe, par exemple, possède des organes de préhension mais il n'a pas de main. La main est séparée de tous les organes de préhension : pattes, ongles, griffes, infiniment, c'est-à-dire par l'abîme de l'essence. Seul un être qui parle, c'est-à-dire qui pense, peut avoir des mains et dans le maniement accomplir le travail de la main » 34• Suspen­dons la lecture de cette page que nous poursuivrons plus tard. La main détient une « finalité propre », invalide la distinction - constitutive de la finalité - entre un ce-avec,quoi Oe marteau) et un ce-à-quoi Oe martèlement), car, si la main manie

33. Cf. id., p. 123. 34. Qu'appelle-t-on penser?, p. 89-90.

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54 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

et manipule, la manipulation n'est autre que la main même. A part, et peut-être nulle part, la main qui, ontologiquement, ne peut appartenir à un Dasez'n neutre et désincarné, n'a aucune finalité. La main sans laquelle il n'y a ni ustensile ni étant à-portée-de-main ou devant-la-main, n'est ni un ustensile ni à portée de ... ou devant la main, la main faute de laquelle aucun étant intramondain ne peut se laisser rencontrer, n'est pas intramondaine puisqu'elle s'exclut du réseau des finalités et de la référence-signifiante. Ne pourrait-on cependant, pour préser­ver ce « gain essentiel » qu'est la thématisation du « caractère spécifique d'ustensile de l'étant rencontré à proximité � >', reconduire la main à l'ustensilité en la concevant, de mamère aristotélicienne comme un ustensile d'ustensiles ? Contre Anaxagore pour qui l'homme est le plus intelligent des vivants parce qu'il possède des mains, Aristote affir�e q�� « l'être le plus intelligent est celui qui est capable de b1en utiliser le plus grand nombre d'ustensiles. La main semble êtr� n�n pas un ustensile mais plusieurs. Car elle est, pour ams1 d1re, un ustensile pour ustensiles ( 0 pyav6v rrpo opyavwv). C'est d?nc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techruques que la nature a donné l'ustensile le plus utile : la main » 36. Cette même détermination réapparaît dans un contexte beaucoup plus important pour Aristote comme pour Heidegger. Après avoir établi la priorité ontico-omologique du Daset'n et signalé que les Grecs en ont reconnu les prérogatives sans poser le problème de sa structure ontologique, Heidegger rappelle la proposition d'Aristote : ti \I>UXTl Ta ovra nwç È<m navm, qu'il cite, traduit et interprète ainsi : « fJ \j)UXtl T<X ovra 1tWÇ E011V. L'âme (de l'homme) est, d'une certaine manière, l'étant. "L'âme" qui constitue l'être de l'homme découvre dans ses modes d'être, afcr811cnç et v6ncnç, tout étant relativement à son existence et son essence, c'est-à-dire toujours aussi dans son être » J7• Or, pour éclairer ce privilège de l'âme sur tout étant, dont l'origine repose dans la thèse ontologique de Parménide, Aristote ajoutait ceci que Heidegger n'a pas retenu : « Aussi l'âme est-elle comme la main : en effet, la main est un ustensile

35. Setit und Zeit, p. 352. 36. Parties des animaux, 687 a 19-23 . Heidegger traduit opyavovpar Werkzeug. Cf.

Introduction il ia mélapbysique, p. 191-192. · 37. Sein und ZeiJ, p. 14.

LA MAIN ET LE MONDE 55

d'ustensiles, l'intellect (voüç) est forme des formes ü:iôoç Etôwv) et la sensibilité, forme des sensibles »38. TI ne s'agit pas là, malgré l'apparence, d'une simple comparaison sans panée philosophique, parce qu'auctll!e comparaison n'est en principe possible entre la \PUXtl, qui est tout étant, et un étant quelcon­que, en l'occurrence ' la main. Si la main n'était qu'un étant parmi les autres, elle apparaîtrait comme les autres et en tant que telle grâce à l'ouverture de la \I>UXtl, lui serait ontologique­ment subordonnée, ne pourrait lui être comparée, c'est-à-dire égalée. La lpUXTl comme révélation du monde ne saurait être assimilée à l'un des étants qu'elle laisse paraître mais exclusive­ment à ce qui est de même statut, à ce avec quoi ou avec qui tout étant est, par son être, en rapport. L'appel à l'interpréta· ti on aristotélicienne de la main, loin d'en favoriser la réintégra­tion dans le monde, l'élève au rang de la mondanité et confirme du même coup le problème qu'il avait vocation de résoudre, d'autant que, si comprendre la main comme un organe, c'est comprendre la chair comme un organisme, « la chair de l'homme est quelque chose d'essentiellement autre qu'un orga-nisme animal » 39• .

Pourquoi la main et la chair se déprennent-elles du monde où elles som néanmoins requises pour conférer leur plein sens aux concepts d'être à-portée-de-main, d'être devant-la-main ? Quelle raison phénoménale justifie cette exception ? L'analyti­que du monde ambiant a pour premier objectif de décrire, dans ses conditions de possibilité, la rencontre de l'étant intramon­dain. La mondanité prépare la rencontre de l'ustensile, laisse l'étant venir à l'encontre. Si l'apparaître est toujours un appa­raître en scène - c'est la marque de sa finitude -, Heidegger décrit une scène où tout ce qui se montre est vu et saisi de face et de front. Or ni la main ni la chair en général ne peuvent venir à l'encontre, ne s'offrent dans un face-à-face, ne sont présenta­bles, puisque le laisser-rencontrer Œegegnenlassen ) est tempo­rellement fondé dans un présenter (Gegenwi.irtigen) �0• La main et la chair ne peuvent se manifester dans le monde parce que la structure de l'apparaître intramondain le leur interdit. Mais

38. De l'âme, 431 b 21 et 432 a 1·3. 39. « Lerrre sur l'humanisme », in Quest ions Ill, p. 91. 40. Cf. Sein und ZeiJ, p. 326.

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56 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

n'est-ce pas aussi le cas de l'espace dès lors qu'il ne tire plus son origine existentiale de la temporalité dont le monde est un mode de temporalisation ? Soustraire l'espace à la temporalité, c'est dire qu'il n'est pas « dans » le monde et contredire une asser· tion soutenue tout au long de Sein und Zeit. La question ne se pose-t-elle pas désormais de savoir si l'espace n'est pas lié à la chair, et cette liaison le motif de son irréductibilité ?

IV

LE TOUCHER ET LA VIE

L'interprétation de la sp'atialité s'ouvre par une référence à la première esquisse (§ 12) de l'être-au-monde et plus étroite­ment de l'être-à (In-Se in). Après avoir opposé ce dernier à l'être-dans (Sein-in) d'une chose étendue dans une autre, écar­tant par là toute signification catégoriale de l'être-à, Heidegger y écrivait ceci dont les échos se prolongeront jusqu'à la confé­rence Bâtir Habiter Penser : « Etre-à désigne une constitution d'être du Dasein et est un existential. On ne peut donc penser à son propos à l'être devant-la-main d'une chose corporelle (chair de l'homme) "dans" un étant devant-la-main. L'être-à désigne si peu une "inclusion" spatiale d'étants devant-la-main que " in" ne signifie précisément èt originairement pas une relation spatiale de ce genre. "in" dérive de innan -, habiter, séjourner. "an" signifie : je suis habitué, familier avec ... , j'ai coutume de ... C'est la signification de colo au sens de habito et diligo. L'étant auquel appartient l'être-à ainsi défini, nous l'avons caractérisé comme l'étant que je suis (ich b in) toujours moi-même. L'expression "bir/' se rattache à "bei" [auprès de . . . , chez . . . ] . "ich b in" signifie derechef : j'habite, je séjourne auprès du ... monde en tant que ce qui, d'une manière ou l'autre, m'est familier. Etre comme infinitif de "je suis", compris en tant qu' existential, veut dire habiter à . . . , être familier de . . . » 1 • Si êt re-au monde ne signifie pas être, par la chair, une chose corporelle occupant une position dans l'étendue géométrique,

i. Se in und Zeit, p. 54. Cf. Introduct ion à la métaphysique, p. 81; Qu'appelle-t-on penser?, p. 217; Essais et conférences, p. 173. ·

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58 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

toute spatialité existentiale ne s'en trouve-t-elle. pas déniée ? En aucun cas. TI y a une spatialité homogène à l'existence, le Dasein est spatial mais à partir de son être-au-monde et conformément à son sens ontologique : la temporalité ekstatique. Négative· ment, cela implique que « l'être-à ne peut être ontologiquement élucidé au moyen de caractères antiques, en disant par exem­ple : l'être-à dans un monde est une propriété spirituelle et la spatialité de l'homme une qualité de sa chair qui est toujours simultanément "fondée" par la corporéité » 2. f\ussi légitime que soit ce rejet de toute version catégoriale de l'être-à - le Dasein n'est pas l'union de l'esprit et du corps -, il n'en présuppose pas moins ici et tout au long de Sein und Zeit une conception corporelle de la chair dans l'horizon de l'être dev. ant-la-!Eain. Comment cette détermination de la chair est-ellë' phénoménolo­giquement atteinte et justifié e ? Et, si elle ne l'est pas, n'y a-t-il pas sur ce point une rémanence de l'ontologie cartésienne nécessaire, peut-être, au débat avec Husserl, pour qui, si la chair est mondainement (ontiquement) « fondée » sur la corporéité, la corporéité est transcendantaleroent (ontologiquement) consti­tuée par une subjectivité incarnée, et plus largement encore, une permanence de l'ontologie grecque pour laquelle les CYWIJCXT<X, les choses corporelles, sont les authentiques ov<ricxt j ?

Au sens existential, l'être-à ne vise donc pas l'inclusion dans l'étendue corporelle mais un habiter. Etre comme infinitif de « je suis », exister, veut dire habiter et l'habitat en général est indissociable de la spatialité. Habiter, c'est une façon d'être à l'espace, d'être spatial, un mode de spatialisation. Plus radica­lement, « la relation de l'homme et de l'espace n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être » 4• Si l'être-au-monde est essentiellement habitation et celle-ci rapport à l'espace, l'être-à, le « là » ne peuvent être tenus pour des existentiaux, c'est-à-dire pour des modes de temporalisation, qu'à la condi­tion que l'espace soit reconductible au temps. Cela vaut, par voie de conséquence, pour toutes les structures constitutives du « là » : le sentiment de la situation, la compréhension, le discours. En bref, sitôt que le paragraphe 70 s'avère intenable,

2. Sein und Zeil, p. 56. Cf. aussi § 70, p. 368. 3. Cf. C.A. Bd.20, p. 302. Heidegger renvoie à Platon, Sopb iste, 246 a et Aristote,

Métaphysique 1\, 1·6. 4. << Bâtir Habiter Penser>>, in Essais et conférences, p. 188.

LE TOUCHER ET LA VTE 59

la révélation du « là » - l'ouverture du Dasein à i'être - perd l'exclusivité de son sens temporel et la compréhension de l'être cesse de s'ordonner à la seule temporalité. Est-ce pensable ? Rien n'est moins sûr, quoique Heidegger l'ait envisagé dès le cours de Logique prononcé en 1925-1926 où, après avoir assuré que le temps comme sens de l'être est la seule possibilité depuis laquelle l'être de l'espace se laisse déterminer, il concède : << Je ne veux pas être aussi absolument dogmatique et affirmer que l'on ne saurait concevoir l'être qu'à partir du temps. Peut-être découvrira-t-on à l'avenir une autre possibilité » 5.

Mais l'être et le temps sont à jamais conjoints et interroger l'être de l'espace, ce sera toujours réduire la spatialité à la temporalité. Le problème de l'espace ne requiert-il pas alors d'être posé hors de toute ontologie, fût-elle fondamentale ? L'indépendance de l'espace à l'égard de l'être comme temps ne vient-elle pas restreindre la profondeur, la vastitude, l' origina­rité de la question de l'être, ne joue-t-elle pas un rôle décisif dans l'interruption de Sein und Zeit, ne motive-t-elle pas la substitution de l'Erezgnt5 à l'être en tant que mot directeur? Ce disant, nous ne nous éloignons pas de Heidegger, qui impute la retenue de la section « Temps et être » à la langue de la métaphysique. En effet, si Sein und Zeit détient le secret de son propre inachèvement, et tel est le principe de méthode qui guide notre lecture, il s'agit d'abord de savoir comment l'em­preinte métaphysique de la langue y est identifiée. Selon l' analy­tique existentiale, relève de la métaphysique et ·de l'ontologie traditionnelles ce qui est solidaire du mouvement de la dé­chéance. Or celle-ci se marque dans la langue par la domination des « représentations spatiales » 6. Une langue est donc déchue, impropre, métaphysique quand elle articule prioritairement des , significations spatiales, propre lorsque la spatialité qui la régit est soumise à la temporalité ekstatique, et l'incomplétude de Sein und Zeit peut être indifféremment assignée à la langue de la métaphysique ou à l'irréductibilité de l'espace.

Si décrire les suites d'une exception faite à la temporalité du Dasein n'est pas encore en saisir les raisons, nous devons dorénavant entreprendre l'analyse de l'espace, qui seule est

5. Logik, C.A. Bd21, p. 267. 6. Sein und ZeiJ, § 70, p. 369.

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susceptible de nous les indiquer. En montrant que l'être-au-monde est le fondement de la spatialité, Heidegger contredit la détermination du monde comme res extensa. Aussi la destruction phénoménologique des thèses cartésiennes fournira-t-elle « un repère négatif pour l'explication positive de la spatialité du monde ambiant et du Dasein lui-même » 7 et permettra-t-elle d'achever la construction du concept existential de monde. Le point de départ de Descartes, c'est la différen­ciation de l'ego cog ito (res cogitons) et de la res corporea. Que sont la res cogitons et la res corporea ? Des substances. Et comme�t une substance est-elle donnée ? « Les substances sont accessi­bles dans leurs "attributs" et chaque substance a une propriété distinctive sur laquelle est lisible l'essence de la substantialité d'une substance déterminée. Quelle est, pour la res corporea, cette propriété? [...] L'étendue selon la longueur, la largeur, la hauteur constitue l'être propre de la substance corporelle que nous nommons "monde" [natura ] . Qu'est-ce qui confère à l' extenszo cette distinction ? [. . .] L'étendue est la constitution d'être de l'étant concerné et elle doit "être" préalablement à toutes les autres déterminations ontologiques afin que celles-ci

" " 'ell 8 L' . . l'ê puissent être ce qu es sont » . extension constituant tre du corps et du monde comme système des corps, toutes les qualités corporelles doivent pouvoir. directement ou non, s'y résoudre. C'est ce que Descartes tente d'étab lir en détail à propos de la dureté. << La dureté est éprouvée par le touch�r. Que nous "dit" le sens du toucher sur la dureté ? Les parties d'une chose dure "résistent" au mouvement de la main, à la volonté de repousser. Si par contre les corps durs, ceux qui ne cèdent pas, changeaient de lieu à la même vitesse que celle à laquelle change de lieu la main qui s'y "porte", il n'y aura�t aucun contact, la dureté ne saurait être éprouvée et ne pourrait donc jamais être. Mais on ne voit pas comment les corps se retirant à une telle vitesse en perdraient quelque chose de leur être de corps. Si ces corps conservent leur être lors d'un changement de vitesse rendant impossible quelque chose comme la "dureté", alors celle-ci n'appartient pas à l'être de cet étant » 9.

7. Id., p. 89. 8. Id., p. 90 et Descartes, Princip ia, l, 53. 9. Id., p. 91 et Principia, II, 4.

LE TOUCHER ET LA VIE 61

QueUes objections Heidegger adresse-t-il à cette argumenta­tion ? Si le monde est extensio et l'étendue substance, l'idée d'être sur laquelle repose la res extensa est la substantialité dont le sens n'est jamais éclairci. Les fondements ontologiques de cette herméneutique du monde demeurent alors obscurs. En outre, l'étant intramondain n'apparaît pas dans sa mondanité, puisque c'est r intellectzo, la connaiss�nce mat�ématique -

. n:�de

déficient de 1 être-au-monde - qur avère 1 etant. Ce pnvilege reconnu à la mathématique est du même coup accordé à l'étant qui s'y rencontre, à l'étant invariant qui est toujours ce qu'il e�t, et n'est possible que sous le règne de l'être devant-la-mam. L'empire de l'être substantiel et de l'appréhension intellectuelle corrélative ressort nettement de la « description » cartésienne de la dureté et du discrédit dont elle frappe le second accès intuitif à l'étant, la sensatio, la sensibilité, l' ai'cr811cnç, qui est, au sens grec de l' àM8wx, « plus originairement vraie >> 10 que le /\Oyoç comme mode du laisser-voir. Un corps est dur et résiste quand il subsiste en un lieu relativement à un autre corps qui, ou bien change de lieu, ou bien se déplace à une vitesse telle qu'il puisse être rejoint. Ni la dureté ni

A la résistance

,_ne sont

donc comprises au regard des « choses memes » et de l mstance qui les révèle. Descartes convertit l'expérience sensible du toucher en un rapport physique calculable entre deux res extensae. « Certes, le "remplissement" possible d'un comporte­ment tactile exige une remarquable "proximité" du tangible. Mais cela ne veut pas dire que le toucher et la dureté qui s'y annonce consistent, ontologiquement, en une différence de vitesse entre deux choses corporelles. Dureté et résistance ne sauraient en général se montrer s'il n'est pas d'étant sur le mode d'être du Dasein ou, au moins, d'étant vivant » 11• L'être au titre de substance, l'être devant-la-main, interdit p"ar conséquent à Descartes de voir et de concevoir en propre aussi bien l'être de l'étant intramondain que les comportements du Dasein et, en particulier, les appréhensions sensibles et intellectuelles en t�nt que fondées sur l'être-au-monde. Si toute analyse existent�ale d'un phénomène quelconque intègre la genèse de son exphca­tion déchéante et vulgaire, l'analytique de la mondanité, depuis

10. Id., p. 33. Cf. aussi p. 226. 11. Id., p. 97. a. aussi p. 209 sq.

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62 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L 'ESPACE

laquelle est opérée la destruction du concept cartésien de monde, autorise-t-elle en retour une authentique phénoménolo­gie du toucher et de la dureté ? Sans doute « à l'intéri:ur du monde un étant ne peut toucher un étant devant-la-mam que s'il possède d'entrée le mode d'être de l'être-à, que si, par son Da-sein, quelque chose comme le monde lui est déjà découvert à partir duquel l'étant peut se manifester dans le toucher pour lui devenir ainsi accessible dans son être devant-la-main » 12,

mais à cette condition supplémentaire que l'être-au-monde, le Dasein, puisse avoir des mains et s'incarner sans contrevenir à son mode d'être : l'existence temporelle ekstatique, que les mains et la chair puissent paraître dans le monde. n n'en est rien, puisque la main s'excepte ?e la référence-signifiante: Est-ce la· raison pour laquelle Hexdegger ne reproche pas a Descartes de penser la main qui touche et éprouve la dureté comme une res extensa, à l'instar de la chose corporelle touchée, et d'assimiler contre toute « évidence » phénoménale, le mou­vement man�el qui est un «Je meus » au mouvement local qui est un « il est .rriû » ? Autrement dit, si la réduction de tout mouvement au seul mouvement local suppose la détermination extensive de la res corporea, ni la critique de l'ontologie de la substance étendue ni la construction existentiale du monde ne suffisent à restituer la singularité du mouvement charnel sans le respect de laquelle le toucher est positivement indescriptib�e.

Dureté et résistance ne peuvent être sans Dasem ou, au moms, sans étant vivant. Cette restriction ouvre-t-elle la possibilité d'une explicitation existentiale du toucher et de la sensibilité dont l'absence risque d'affaiblir la destruction phénoménologi­que des thèses cartésiennes ? Avant de répondre, il convient de savoir quel est le mode d'être de la vie et s'il est compatible avec le partage entre Dasein et être devant-la-main qui charpente toute l'ontologie fondamentale. Au moment de délimiter l' analy­tique du Dasein par rapport à l'anthropologie, la psychologie et la biologie, Heidegger affirmait : « La vie est un mode d'être propre maiS · qui n'est essentiellement accessible que dans le Dasein. L'ontologie de la vie s'accomplit par voie d'interpréta­tion privative ; elle déte�mine ce qui doit être en sorte que puisse être quelque chose qui ne soit plus que vie. La vie n'est

12. Id., p. 55.

LE TOUCHER ET LA VIE 63

ni pur être devant-la-main, ni Dasein . » Et à nouveau, au paragraphe 41 : « La constitution �nto�o�que fond��ental� du "vivre" est un problème propre qu1 do1t etre :XP�se a p�rttr

_de

l'ontologie du Dase in et uniquement sur la vote d une pt1vàt10n réductive » 13• Ces brèves indications soulèvent de nombreuses difficultés. Quelle signification octroyer à la méthode phénomé- · nologique pour laquelle la donation d'un étant est commandée par son être si, pour saisir l'être d� la vie, il faut procéde� par privation depuis un étant ontologiquement autre ? La v1e ne s'offrirait-elle jamais que sous le couven d'autre chose ? Com­ment peut être ostensible grâce au Dasein et par �ui quelq�e chose qui ne soit ni Dasein ni être devant-la-mam? La v1e aurait-elle un statut hybride alliant certains traits de l'existence à d'autres, catégoriaux ? Outre qu'un tel mixte ontologique perturberait gra�emen,� la p:mitio? entre exist�nc� et �é�ité dont Sein und Zett est l mflextble m1se en œuvre, il n aurait nen d'un �< mode d'être propre ». Dans l'horiwn de quel sens de l'être est-il possible de dire. que la vie n'est ni être devant-la­main ni être comme Dasein, si l'ontologie universelle ne connaît que ces deux manières d'être qui tirent leur possibilité de deux temporalités articulées, par dérivation, l'une à l'autre ? Le vivant serait-il un phénomène à jamais inapparent, rebelle à tout� ontologie, un « phénomène » que le temps ne constituerait pas, qui ne s'instituerait pas dans la vérité de l'être, impensable pour une pensée recevant sa vocation de l'être ? Aussi étranges soient-elles, ces propositions interrogatives font cependant écho à Heidegger lui-même : « Les êtres vivants (Lebewesen) sont ce qu'ils sont sans se tenir, à partir de leur être (Sein) en tant que tel, dans la vérité de l'être, ni garder dans cette tenue l'essence de leUI être. Parmi tous les étants, l'être-vivant est probable­ment pour nous le plus difficile à penser, puisque d'un côté il nous est, d'une certaine façon, apparenté au plus proche et que de l'autre, mais simultanément, il est séparé par � abîme de notre essence ek-sistante. Par contre, il pourrait sembler que l'essence du divin nous soit plus proche que l'étrangeté des êtres vivants, plus proche selon un éloignement essentiel qui, comme éloignèment, est pourtant plus familier à notr� essence ek­sistante que la parenté charnelle, abyssale, à perne pensable,

13. Id., p. 50 et 194. Cf. aussi p. 246 sq; 379 sq.

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64 HEfDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

avec l'animal » 14• Accentuant le contraste entre la vie et l' exis­tence jusqu'à le mettre en parallèle avec celui du divin et du charnel, la Lettre sur l'humanisme aiguise les apories de Sein und ZeiJ. Nonobstant que l'essence du divin peut nous être plus proche que celle du vivant rant que les dieux - et l' aM6�ta est une déesse - ne sont pas nommês (cpa ou tant qu'une pensée du charnel-vivant ne prélude pas à une nouvelle expérience de l'essence dionysiaque du divin, l'abîme insondable qui sépare le vivant de l'existence implique que la vie n'ait aucun caractère existential, que le Dasein ne puisse en être le révélateur. Et, comme « l'homme est un Ç<j)ov, un vivant, qui ne vit (febt) que s'il "/incarne" Oeibt) » u, la chair par où la vie s'atteste ne relève nullement de l'existence, c'est-à-dire de la temporalité. Par principe, toute interprétation existentiale du toucher et de la sensibilité est donc impossible. Quel est alors l'être de la chair et de la vie ? La chair et la vie ont-elles même un être ou sont-elles sans même être ? Ces questions reçoivent leur gravité de la référence manuelle qui traverse Sein und Zeit et parce qu'intituler l'ontologie traditionnelle ontologie de l'être de­vant-la-main, c'est situer le problème de l'être dans le domaine de la main, de la chair.

14. Questions III, p. 93·94. 15. « De l'essence ct du concept de <PYEIE », in Questions U, p. 204.

v

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE

Indépendamment de la détermination cartésienne du monde comme res extensa, l'étant intramondain est bien spatial, voire « dans » l'espace. Dès lors, celui-ci ne contribue-t-il pas à constituer le monde ? Si l'étant intramondain est spatial, ·cette spatialité devra procéder de son être : le monde. Et si ce dernier est, à son tour, spatial, le Dasein, dont il est une structure, le sera également mais selon le sens propre de son être : la temporalité ekstatique. En conséquence, l'interprétation de l'espace calque et réitère celle de la mondanité : amorcée par la spatialité de l'étant intramondain, elle se continue avec celle de l'être-au­monde pour s'achever sur celle du Dasein.

L'examen ontologique de l'étant intramondain n'a-t-il pas fourni quelques indications sur sa spatialité ? « Nous avons parlé de l'étant à-portée-de-main au plus proche. Cela ne désigne pas seulement l'étant rencontré avant les autres, en premier, mais simultanément l'étant qui est "à proximité". L'étant à-por­tée-de-main du commerce quotidien a le caractère de la proxi· mité. La proximité de l'ustensile a déjà été suggérée par le terme qui en exprime l'être : être à-portée-de-main. L'étant "à portée de la main" possède toujours une proximité variable qu'on ne peut définir en mesurant des distances. Elle se règle à partir de l'usage et du maniement circonspect, "calculateur" » 1. L'étant à-portée-de-main est spatial en étant proche. D'où tire-t-il cette proximité ? La réponse est immédiate, presque trop rapide. La proximité s'ordonne à la préoccupation (Besorgen), c'est-à-dire

l. Sein und Zdl, p. 102.

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66 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

au souci (Sorge ) dont la temporalité forme la condition exis- · tentiale de possibilité. Pourquoi « trop rapide » ? Parce que l'analyse se déploie suivant deux dimensions qui ne sont peur-être pas ontologiquement c<>nciliables ; 1) Une dimension temporelle-ekstatique explicitement thématisée : la proximité de l'ustensile dépend de la préoccupation qui est finalement un mode de temporalisation. Est à-portée-de-main, est proche ce qui est présent à l'affairement journalier. Relevant de la préoccu­pation, la proximité - la spatialité - reçoit ipso facto un sens temporel, et plus précisément celui d'une présentation. C'est d'ailleurs la thèse centrale du paragraphe 70 : « Le rapproche­ment, l'évaluation et la mesure des distances au sein de l'étant devant-la-main intramondainement é-loigné se fondent dans un présenter appartenant à l'unité de la temporalité et qui rend aussi possible l'orientation » 2. Autrement dit, comprendre la proximité spatiale de l'étant intramondain dans l'orbe de la quotidienneté soucieuse présuppose la dérivation de l'espace. Inversement, la rétractation du paragraphe 70 invalide l'hermé­neutique de la spatialité et tout ce que, d'une manière ou l'autre, elle commande. 2) Une dimension charnelle-vivante que nous nous efforcerons de dégager. A la lettre et descriptivement, la proximité se confond avec la portée de la main. Sans doute l'être à-portée-de-main n'est-il pas le tangible tel que l'entend la métaphysique mais, phénoménalement, la proximité de l'us­tensile est toujours celle du préhensible et du maniable. La mise en relief de la spatialité charnelle n'aurait qu'un intérêt secon­daire si « la remarquable proximité du tangible » se laissait reconduire à celle de la préoccupation, si le toucher, la sensibi­lité, la chair pouvaient être fondés sur l'être-au-monde et la référence-signifiante, bref, si la main apparaissait dans le monde. li n'en est rien et la chair-vivante n'a aucune des façons d'être que distingue l'ontologie fondamentale. La proximité charnelle n'est donc pas originaire de la préoccupation ni un mode de temporalisation. Ne pourrait-on cependant objecter, pour contenir les effets de cette proposition, que, s'agissant d'exhiber la spatialité de l'ustensile et non de la main qui le manie, il est indifférent à l'économie d'ensemble de Sein und Zeit que la main et l'espace charnel soient ou non conçus,

2. Id., p. 369.

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 67

précèdent ou non, dans l'ordre des implications phénoménolo­giques, l'étant à-portée-de-main et sa spatialité ? Mais d'une part l'étude de la spatialité de l'étant intramondain sert de paradigme à celle de l'espace en général, et de l'autre le titre ontologique de l'ustensile renvoie à la main. Or, qui plus et mieux que Heidegger s'attache à restituer « la force des mots les plus élémentaires par lesquels le Dasein s'exprime » ', enseigne que le nom dit l'être ? Notre tâche sera désormais double : suivre la construction du concept d'espace en essayant d'en faire ressortir la spatialité incarnée, tentative qui serait dépourvue d'enjeu véritable si la main ne transissait la langue et la con­ceptualité où s'expose la question de l'être elle-même.

Après avoir replié la proximité manuelle sur la présentation préoccupée, Heidegger enchaîne : « La circonspection de la préoccupation fixe du même coup ce qui est ainsi proche quant à la direction dans laquelle l'ustensile est à tout moment accessible. La proximité orientée de l'ustensile signifie que celui-ci n'occupe pas, purement et simplement, n'importe où devant-la-main, une position dans l'espace mais que, comme ustensile, il est, par essence, placé et rangé, remisé et disposé. L'ustensile a sa place ou "traîne", ce qui est fondamentalement différent d'un pur survenir en une position quelconque de l'espace. La place d'un ustensile se détermine, en tant que place de cet ustensile pour ... , à partir de la totalité des places, orientées les unes par rapport aux autres, du complexe des ustensiles à-portée-de-main dans le monde ambiant. La place et la multiplicité des places ne doivent pas être interprétées comme le où (Jas Wo ) d'un quelconque être devant-la-main des choses. La place est toujours l'"ici" et le "là" déterminés de l'être-en-place d'un ustensile. L'être-en-place d'un ustensile ré­pond au caractère d'ustensile de l'étant à-portée-de-main, c'est-à-dire à son appartenance finalisée à un ensemble d'us­tensiles . Qu'un tel ensemble puisse être en place trouve son fondement et sa condition de possibilité dans le où (das Woh in) en général auquel sont assignées toutes les places d'un complexe d'ustensiles. Nous nommons contrée ce où d'un possible être-en-place de l'ustensile et qui, par avance, se tient sous le

3 Id., p. 220.

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68 HEIDEGGER ET LE .PROBLÈME DE L'ESPACE

regard dans le commerce circonspect et préoccupé » 4• Le Dase:n arrange les ustensiles d'après les �éce_ssit� de �·ouvrage en_ tra�n, leur impose des places dont la dtstnbuuon n est pa� arb.ttrarre mais fonction des connexions référentielles. Cela 1D1pltque : a) qu'une place se détermine relativement à d'autres �ar rap­port auxquelles elle est orientée; b) qu'une �lac�

, n est pas

substituable à une autre. En vertu de sa fmalite, chaque ustensile possède sa place. La spatialité quotidienne n'est donc pas homogène, le total des places ne peut être �ssi�é à l'espace nivelé de la géométrie, obtenu par démondarusatton ; c) que 1� places sont éloignées, et non distantes, les unes des. autre� s il n'y a de distance qu'entre des choses devant-la-mato. Ou. un ustensile doit-il cependant avoir été placé pour être ou non à sa place ? Dans une contrée. Et que veut dire contrée

_? « "Dans la

contrée de . . . " Un der Gegend von ... , dans la rég1on de . .. ) ne signifie pas uniquement "en direction de . . . " mais en même temps dans l'entour de quelque chose �ui �e trou�7 d_

ans cette direction. La place constituée par la dtrecuon et l el01gnement - dont la proximité n'est qu'un mode - est déjà orientée vers et à l'intérieur d'une contrée. Quelque chose comme une contrée doit avoir été préalablement découvert pour qu'il soit possible d'assigner et _de trouve� les . places d'un �nsem?le d'ustensiles circonspecttvement dtspombles. Cette onentauon selon la contrée de la multiplicité des places de l'étant à­portée-de-main constitue l'ambiance, le autour-de-n?us d;: l'étant rencontré au plus proche dans le monde ambtant » . L'étant à-portée-de-main est spatial en étant orienté au seirl d'une contrée. Un bureau, par exemple, exige plus de lumière qu'une chambre à coucher., A�si, à l'inté�ieur �i'�ne maison, l'emplacement des pièces n est-il �as fortUit, qw u:�t compte de l'exposition solaire. Pour conft.rmer la mon�arute de. cette mise en place, il suffit d'ajouter que les pomts cardmau� (Himmelsgegenden ) se manifestent à part�r de la cours: du

_ soleil

dont le Dasein comme être-au-monde fait un usage reguher en mesurant tous les jours le temps.

Mais comment places et contrées s'unifient-elles en un es­pace, comment places et contrées peuvent-elles se montrer en

4. Id., p. 102-103. 5. Id., p. 103.

L'ANGOISSE, LA CHAlR ET L'ESPACE 69

tant que telles ? Si l'espace qui apparaît à la préoccupation est celui d'étants qui ont chacun leur place, c'est un espace frag­menté qui ne saurait recevoir son unité que de la seule unité des finalités du complexe des ustensiles. « L'espace est morcelé en elaces. Cette spatialité a néanmoirls son unité propre grâce à la totalité mondaine des firlalités de l'étant à-portée-de-main spatial » 6• L'unité de l'espace dérive par conséquent de celle du monde et, loin d'être « propre », autrement dit, proprement spatiale, elle est mo�d�� et temporelle: puis_que « le mon�e n'est ni devanr-la-mam ru a-portée-de-mam ma1s se temporahse dans la temporalité >> 7• L'unification mondano-temporelle des places est soumise à une double priorité ontologique : celle du monde sur l'espace et, plus fondamentale, celle de la tempora­lité sur la spatialité. L'irréductibilité de l'espace au temps rompt par contrecoup l'unité mondaine des places et c'est peut-être la raison pour laquelle Heidegger a noté en marge de cette analyse : « Non, [il y a] justement une unité propre et non­morcelée des places ! » Quelle peut-elle être et où la rechercher ? Afin d'être « propre », cette unité devra remplir deux condi­tions l'une négative : ne pas être mondaine, l'autre positive : être lssue de l'être même des places. A l'instar des ustensiles, les places sont des étants à-portée-de-main. La main doit donc pouvoir se porter d'une place à l'autre, rapporter les places les unes aux autres en les rapportant toutes à elle-même. La main déplace en se déplaçant, est en transit entre toutes les places, les rapproche les unes des autres en les rapprochant toutes d'elle-même. Introduisant, dans les douze thèses de 1928, le concept de dispersion transcendantale pour élucider cette démultiplication du Dasein qui fonde, notamment, la multipli­cité des ustensiles et, par suite, de leurs places, Heidegger précisait incidemment : « démultiplication pour laquelle la chair représente un facteur d'organisation » 8. Organisant, agençant, unifiant les ustensiles, la chair en unifie les places. Cette unité charnelle des places est « propre » qui satisfait au requisit positif, comprendre l'unité des places conformément à leur être à-portée-de-main, comme au requisit négatif, la main et la chair

6. Id., p. 104 7. Id., p. 365 8. C.A., Bd. 26, p. 173.

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� :. ;

70 HEIDEGGER ET L E PROBLÈME DE L'ESPACE

ne pouvant, faute de finalité, fournir un principe monda in d'unification.

Délaissons provisoirement la question de savoir si et com­ment, à leur tour, les contrées se rassemblent en un espace pour aborder celle du mode de donnée des places et de la contrée qu'elles occupent. De même que l'être à-portée-de-main se découvre dans l'être hors-de-portée-de-main, la place d'un ustensile ressort lorsqu'il y manque. Le regard circonspect ouvre sur le vide et la vacance de la place laisse voir la contrée. « C'est en ne trouvant pas quelque chose à sa place que la contrée de la place devient souvent accessible pour la première fois expres­sément et comme telle » 9. Mais pourquoi « souvent » ? Y a-t-il un autre accès à la contrée, plus rare et remarquable ? Quel est-il ? Rien moins que cela qui révèle proprement l'être-au­monde à lui-même, le sentiment fondamental de la situation : l'angoisse.

Le titre ontologique de sentiment de la situation Œejz"ndlich­keit, l'état dans lequel on se trouve et se sent) désigne tous les phénomènes ontiquement et traditionnellement connus sous les noms de disposition (St immung ), sentiment ( Gefühl) ou affect. Le sentiment de la situation est, avec la compréhension et le discours, une structure du « là » qui caractérise l'être du Dase in. Le Dasein a pour être d'être son « là », existe en tant que cet étant à l'être duquel il revient d'être proprement ou non son « là >>. Quels sont, succinctement, les traits marquants du senti­ment de la situation ? Le Dasein est toujours disposé par une humeur, aussi variable soit-elle, et cette disposition « rend manifeste "comment on est et va". Dans ce "comment on est" l'être-disposé porte l'être à son "là" » 10. La disposition révèle le Dasein à lui-même en lui révélant qu'il est, sans assistance possible, en charge de soi et son propre fardeau. Heidegger nomme Geworfenheit, être-jeté, ce « qu'zl est ». L'être-jeté du Dasein signifie la facticité existentiale d'un étant qui est son « là » comme être-au-monde. La disposition n'est pas une connaissance de l'être-jeté, celui-ci n'est pas un objet de con­templation mais ce que le Dasein, couramment, fuit ou, excep­tionnellement, assume. « Le sentiment de la situation révèle le

9. Setil und Zcit, p. 104. 10. Id., p. 134.

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 71

Dasein dans son êtrefeté, au plus proche et la plupart du temps sur le mode du détour évasif » 11• La disposition n'est pas non plus un vécu interne au psychisme - de ce point de vue, elle nous jette au-dehors - mais une façon essentiellement labile d'être-au-monde, « un mode existential fondamental de la ré­vélation co-origina ire du monde, de la coexistence et de l' exis­tence » 12• C'est pourquoi l'étant intramondain est toujours un étant qui nous affecte : il résiste, menace, surprend, etc. Nous ne pourrions en effet rencontrer des étants résistants, mena­çants, surprenants sans être au préalable existentialement constitués par le sentiment de la situation et « c'est seulement parce que les "sens" appaniennent ontologiquement à un étant qui a le mode d'être de l'être-au-monde selon le sentiment de la situation qu'ils peuvent être "touchés" et "avoir sens pour ... " , en sorte que ce qui touche se montre dans l'affection. Même sous les plus fortes pression et résistance, une chose telle qu'une affection n'aurait jamais lieu, la résistance demeurerait par essence non-découverte si l'être-au-monde selon le sentiment de la situation ne s'était déjà destiné à être concerné par l'étant intramondain suivant ce que prescrivent les dispositions » 13• Est-il toutefois possible de fonder les sens et la sensibilité éharnelle sur l'être-au-monde disposé ? Le Dasein peut-il être doté de sens si, à s'en tenir, comme nous ne cessons de le faire, au cadre strict de l'analytique existentiale, la chair y est com­prise comme un étant devant-la-main ? En accordant que la sensibilité relève de l'être du Dasein, Heidegger ne pense-t-il pas implicitement la chair dans un tout autre mode d'être que celui que l'ontologie fondamentale lui octroie ? Cette contradiction, dont nous citerons plus loin une seconde occurrence, ne témoigne-t-elle pas d'une indécision quant au statut ontologique de la chair ? Quelles peuvent en être l'origine et la signification ? Posé en termes existentiaux, le problème se laisse, finalement, formuler ainsi : l'incarnation sensible a-t-elle un sens temporel, la chair vivante a-t-elle une constitution ekstatique, la vie est-elle un mode de temporalisation ? Et il est très remarquable que la difficulté soit clairement aperçue dès Sein und Zeit, dont le

1 1. Id., p. 136. 12. Id., p. 137. 13. Ibzd.

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72 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

paragraphe 68b consacré à la temporalité du sentiment de la situation s'achève par cette phrase : « C'est un problème à part que de délimiter ontologiquement comment les sens d'un étant qui n'est que vivant sont stimulés et touchés, où et comment ("si et comment" d'après la leçon des premières éditions] en général l'être des animaux- par exemple est constitué par un "temps" » 14• En présumant que la vie pourrait n'être pas d'essence ekstatique, Heidegger n'anticipe-t-il pas ici la Lettre sur l'humanisme qui affirme que le vivant, auquel nous sommes charnellement apparentés, ne se tient pas dans la vérité de l'être dont la temporalité n'est que le pré-nom 15 ? Ne sommes-nous pas alors en droit de soutenir que le temps ne constitue pas l'être de la chair-vivante, que la chair n'est pas, si l'être est toujours saisi dans un horizon temporel et qu'un espace lié à l'incarnation serait, par principe, irréductible à la temporalité ?

L'analyse de l'angoisse est préparée par celle de la peur. Le sentiment de peur doit être considéré sous un triple aspect : ce-devant-quoi (Wovor ) il y a peur, l'avoir-peur et le pour-quoi (Worum ) de la peur. L'articulation formelle de ces trois moments détermine tout sentiment de la situation. Ce-devant­quoi le Dasein a peur est toujours un étant intramondain dont la rencontre est menaçante. Cela signifie : 1) que cet étant a pour finalité d'être nocif; 2) qu'il provient d'une contrée; 3) que cette contrée est « peu rassurante >> ; 4) que l'étant nuisible approche et, ce faisant, accroît la menace ; 5) que cette approche a lieu dans la proximité, un étant lointain ne pouvant éveiller la peur; 6) que l'étant néfaste s'avance comme ce qui peut nous atteindre ou nous épargner, ce qui intensifie la peur. L'avoir-peur lui-même manifeste l'étant en s'en laissant affecter, s'empare intégralement de l'être-au-monde. L'étant qui suscite la peur n'est pas d'abord une chose perçue à laquelle s'ajouterait ensuite une couleur axiologique, il a d'emblée le visage de la menace. La peur révèle le monde en tant que ce d'où surgit le . danger et, �i « l'approche dans la proximité appartient à la

d d l'' 16 ' � structure e rencontre e etant menaçant » , c est pour etre

14. Id., p. 346. 15. Cf. introduction à « Qu'est-ce que la métaphysique? », in Questions I, p. 36 et

« Protocole d'un séminaire sur la conférence "Temps et être" », in Questions IV, p. 57. 16. Sein tmd Zi!it, p. 142.

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 73

fondée sur la spatialité existentiale de l'être-au-monde. Enfin, ce-pour-quoi le Dasein prend peur n'est autre que soi. Seul peut être apeuré un étant pour qui, en son être, il y va de cet être. Le pour-quoi du sentiment de la situation est un pour-qui dont l'antécédent est l'étant qui existe à dessein de soi.

L'interprétation de l'angoisse prend son point de départ dans la déchéance, mouvement ontologique par lequel le Dasein se perd et se disperse dans le on, se détourne de lui-même en évitant son pouvoir-être le plus propre qu'il lui faut donc s'être auparavant révélé comme dangereusement menaçant. L'an­goisse est cette révélation privilégiée. Déchéant, le Dasein ne fuit pas un étant dont la finalité provoque la peur - au contraire, il se reto�rne vers l'étant intramondain pour s'y

17 . d' 18 d 1 ' '1 . « cramponner » - mats « ecampe » evant a reve auon angoissée de lui-même. Aussi, « le détour de la déchéance se

fonde-t-il dans l'angoisse qui rend tout d'abord possible la peur » 19.

L'angoisse, à laquelle la déchéance soustrait quotidiennement le Dase in, l'avère à lui-même dans son être-jeté-au-monde. A la différence de la peur, l'angoisse ne s'angoisse pas de tel ou tel étant mais de l'être-au-monde en tant que tel. Ce qui (Wovor) angoisse est par conséquent dénué de finalité et, dans l'an­goisse, le monde comme référence-signifiante vire et sombre dans l'insignifiance. « Voilà pourquoi l'angoisse ne "voit" ni "ici" ni "là-bas" déterminés d'où s'approche la menace. Que le menaçant soit nulle part caractérise le ce-devant-quoi de l'an­goisse. Celle-ci "ne sait pas" ce qu'est ce dont elle s'angoisse. Néanmoins, "nulle part" ne signifie pas rien, mais la contrée en général, la révélation du monde en général pour un être-à par essence spatial. C'est la raison pour laquelle le menaçant ne peut pas davantage s'approcher dans la proximité depuis une direc­tion déterminée, il est déjà "là" - et pourtant nulle part, il est si proche qu'il oppresse et coupe le souffle - et pourtant nulle part » 2o.

L'angoisse assure dans l'analytique existentiale une fonction méthodique cardinale, analogue à celle de la réduction trans­cendantale pour l'analytique intentionnelle de la subjectivité :

17. Id., p. 191. 18. Id., p. 341. 19. Id., p. 186. 20. Ibzd.

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74 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

elle révèle le Dasein à lui-même dans son être-au-monde vers la . u . 21 mort - « l'être vers-la-mort est essentte ement angoisse » -,

c'est-à-dire le pouvoir-être proprement un tout dont la cons­cience atteste la possibilité existe�tielle et sur le��el sera

_lu le

sens ontologique propre du Dasezn : la temporalite ekstatlque. Révélatrice du monde et de la contrée en général, l'angoisse est bien le « second » mode d'accès à la contrée. Dès lors, le problème, laissé en suspens, de l'unification des

_co��rée� ne se

pose plus. Quelle pourrait être, en effet, la stgniftcatlon cl� « contrée en général » parallèlement à « monde en général » st multiples étaient les contrées ? Et comment y aurait-il plusieurs contrées si le monde est un unique complexe d'ustensiles et de. places nécessairement assignées à une contr�e ? Pourquoi, �près avoir décrit une pluralité de contrées, Hetdegger parle-t-il de « contrée en général », au singulier ? Qu'implique ici la diffé­rence de nombre ? L'angoisse « révèle le monde en tant que monde » 22• Toute révélation phénoménologique étant ontologi­quement dépendante de l'être de ce qu'elle met. �n lumièr�, à chaque phénomène correspond un mode approprte de donation dont l'identité est la seule preuve phénoménologiquement recevable de celle, ontologique, des phénomènes. Autrement dit, si la même angoisse révèle le monde et la contrée comme ce « nulle part » où tout étant peut prendre place, le monde est la contrée, la contrée est le monde. Vexpression singulière de « contrée en général », qui suppose l'identité du monde et de l'espace, infirme la thèse d'après laquelle celui-ci est �� dans » celui-là et annonce l'abrogation du paragraphe 70. A l mverse, la multiplicité des contrées au sein du monde permet de maintenir la priorité ontologique du temps sur un espace à jamais _F.tiv_é d'unité propre et de concevoir la spatialité comme un mode de la disp_ersion, par essence déch��te, ce dont témoigne, faut-il le rappeler, la domination des « représenta­tions spatiales » dans 1' articulation discursive de l'explicitation quotidienne que le Dasein offre de lui-même.

N'est-il pas toutefois imprudent, voire arbitraire, d'interpré­ter t'angoisse comme manifestation de t'espace à partir de l'anomale expression de « contrée en général » ? Aucunement,

21. Id., p. 266. 22. Id., p. 187

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 75

car cette interprétation est confirmée par un texte tardif, L'art et l'espace, où, après avoir remarqué que « demeure indécis en quelle manière l'espace est et si, en général, un être peut lui être attribué », Heidegger poursuit en demandant : « L'espace - appartient-il aux phénomènes originaires près desquels, suivant une parole de Goethe, quand les hommes viennent à s'en apercevoir, une sorte de crainte allant jusqu'à l'angoisse les saisit. Car derrière l'espace, à ce qu'il semble, il n'y a plus rien à quoi il puisse être reconduit. Devant lui, il n'y a pas d'évite­ment vers autre chose. Ce qui est propre à l'espace doit se montrer à partir de lui-même »2>. L'angoisse envers l'espace est aussi inévitable que face à la mort (l'évitement nomme le rapport d u Dasein déchu à son pouvoir-être le plus propre que l'angoisse lui ouvre en tant que mort à venir 24) parce que, selon le mot même de la conférence Zeit und Sein, l'espace ne peut être reconduit à autre que lui, ni apparaître dans l'horizon du temps. L'espace dévoilé par l'angoisse est un phénomène indérivable, fût-ce de la temporalité. Qu'est-ce alors qu'un phénomène originaire dont l'être et le temps ne répondent plus ?

Reprenons le fil de l'herm�neutique existentiale de l'angoisse. L'angoisse devant ... est également angoisse pour... Le Dasein s'angoisse pour soi-même. Qu'est-ce qui, à cet égard, distingue la peur et l'angoisse? Face à un étant menaçant, le Daseù1 prend peur pour une possibilité déterminée de lui-même, devant t'être-au-monde il s'angoisse pour celui-ci. L'angoisse « rejette le Dasein vers ce pour quoi il s'angoisse : son propre pouvoir­être-au-monde. Elle individualise le Dasein sur son être-au­monde le plus propre qui, compréhensif, se projette essentiel­lement sur des possibilités » 25• L'angoisse avère le pouvoir-être propre du Dasein auquel il se· résout, ou qu'il évite et fuit dans la déchéance. D'où l'angoisse tire-t-elle d'être cette épreuve de vérité ? Ce devant quoi le Dasein s'angoisse (l'être-au-monde) est aussi ce pour quoi il s'angoisse. Et la coïncidence de ces deux premiers moments constitutifs du sentiment de la situa­tion s'étend jusqu'au troisième, le s'angoisser même, qui est une manière d'être-au-monde. « L'identité existentiale de la révélation

23 . Quest ions IV, p. 100 ct Goethe, Maximen wu/ Re/lexionen, n• 412. 24. CL Srin und Zeil, p. 254. 25. Id., p. 18ï.

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76 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

et du révélé, où se révèle le monde en tant que monde, l'être-à en tant que pouvoir-être jeté, pur et individualisé, montre clairement qu'avec le phénomène de l'angoisse tm sentiment privilégié de la situat ion est devenu le thème de notre interprétation. L'angoisse individualise et

' èl l D . " l . " 26 rev e e asem comme so us zpse » .

En révélant ainsi le Dasein, l'angoisse exhibe la possibilité d'une existence et d'une compréhension propres sans lesquelles la question du sens de l'être ne saurait être posée. Dès lors, la nécessité de cette dernière repose sur celle de l'angoisse. Mais comment l'angoisse, qui, à l'instar de toute disposition, nous « tombe dessus » 27, a-t-elle lieu sous le règne de la déchéance ? Comment le Dasein déchu peut-il s'angoisser si le monde de la préoccupation oblitère ce que l'angoisse éclaire, si les honnête­tés tyranniques du on répriment l' appd à la « liberté vers la mort >> 28 ? Sur les origines de l'angoisse, comparables aux motivations naturelles de la réduction transcendantale, Heideg­ger ne fournit qu'une étrange indication. La voici : « L'angoisse "authentique" est rare sous l'empire de la déchéance et de l'opinion publique. Souvent l'angoisse est "physiologiquement" conditionnée. Ce fait est, dans sa facticité, un problème onto­logique et non quant à sa causalité et sa forme d'évolution ontiques . Le déclenchement physiologique de l'angoisse n'est possible que parce que le Dasein s'angoisse dans le fond de son être » 29• N'est-ce pas admettre, toute considération ontique étant exclue, que, du fond de son être tempord, le Dasein est incarné et l'angoisse un mode de l'incarnation? Est-ce possible, sauf contradiction, si la chair n'est pas et s'incarne sans être ni temps ? Plus radicalement : lorsque l'angoisse qui donne accès au thème propre de l'analytique existentiale est une disposition de la chair, l'ontologie fondamentale ne se subordonne-t-elle pas au fait de l'incarnation, qui, dans sa facticité, est inassimilable à l'être-jeté solidaire d'un système de concepts dont la tempo­ralité est la règle d'unité et où la chair est impensable ?

Le lien que nous venons d'établir entre la chair et l'angoisse est corroboré par un passage du premier cours sur La volonté

26. Id, p. 188. 27. Id., p. 136. 28. Id., p. 266. 29. Id., p. 190. Cf. G.A.. Bd. 20. p. 401.

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 77

de puissance qui reprend l'analyse du sentiment en général. « Le sentiment en tant que se-sentir est précisément la manière dont nous sommes charnels. Etre charnd ne signifie pas qu'une âme serait encore attachée à un boulet nommé chair mais que, dans le se-sentir, la chair est d'avance intégrée à notre soi en sorte d'affluer de tous ses états à travers nous-mêmes. Nous n'"avons" pas une chair comme nous portons un couteau dans la .poche, la chair n'est pas un corps qui ne fait que nous accompagner et dom nous constaterions simulta­nément, explicitement ou non, l'être devant-la-main. Nous

"' ·, h . " " h 1 A J' n avons pas une c aLr, nous sommes c arne s. essence de cet être appartient le sentiment en tant que se-sentir. Le sentiment opère par avance l'inclusion et l'intégration de la chair dans notre Dasein. Et comme le sentiment en tant que se-sentir est toujours par essence sentiment pour l'étant dans son ensem­ble, tout état charnel vibre selon la façon dont, à chaque fois, nous sommes ou non en sympathie avec les choses ambiantes et les hommes » 30. S'inscrivant dans une exégèse de la physiolo­gie nietzschéenne de l'art, ce texte, qui n'en est pas moins situé dans le prolongement direct de Sein und Zeit, puisqu'il définit d'entrée le sentiment comme la manière dont « nous nous trouvons auprès de nous-mêmes et des choses » li, se retourne contre l'analytique existentiale. En effet, l) le sentiment est, hors ·de toute métaphysique de l'âme et du corps, un régime de l'incarnation et « le mode fondamental sur lequel nous sommes extérieurs à nous-mêmes » ,;2• La chair n'est donc pas un corps devant-la-main ni un étant operculé. Est-ce à dire qu'elle possède une constitution ekstatique ? Nullement, et pour deux raisons : a) si, Heidegger l'affirme dans la même page, q nous ne sommes pas d'abord "vivants" ni n'avons ensuite et de surcroît un appareil nommé chair mais vivons tandis que nous nous incarnons » 33, le Dasein ne peut être charnd et le sentiment mode de cette incarnation qu'à condition que la vie elle-même soit ekstatique et temporelle. Nous avons suffisamment vu qu'il n'en est rien; b) la chair ne peut avoir de sens existential qu'à cette autre condition que la spatialité dont elle est indissociable

30. Nietzsche, I, p. 95 ·96. 3 1 . Nietzsche, I, p. 95 et Sein und Zeil, p. 135. 32. Id., p. 96. 33. ibid.

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78 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

soit réductible à la temporalité. Derechef nous savons qu'il n'en est rien. Cela ne signifie pas, en récurrence, que l'autonomie « ontologique » de l'espace implique l' endôture de la chair et la désincarnation du sentiment mais uniquement que l'analytique existentiale n'est pas à la mesure du phénomène charnel. 2 ) L'introduction de la chair dans le Dasein soulève une diffi­culté supplémentaire. La chair est se-xuée et à ce titre présup­pose l'être-avec. Dès lors, son insertion dans le soi interdit toute ipséité propre, annule la différence entre propre et impropre et la chair vient limiter, par exception, le cadre conceptuel le plus large de l'ontologie fondamentale puisque, vivante, elle infirme le partage entre existence et être devant-la-main. Cela n'aurait qu'une importance secondaire si, par la langue où elle s'élabore et s'expose, la question de l'être ne s'instituait dans le domaine de la main et de la chair. 3) L'angoisse est le sentiment de la situation qui fonde tous les autres et ce qui caractérise l'essence au sentiment en général constitue par excellence celle de l'an­goisse. Si tout sentiment est « uqe .incarnation disposée, une disposition incarnée » H, l'angoisse comme sentiment originaire doit être révélation de la chair elle-même. L'angoisse q'est-elle pas alors ce mode de l'incarnation où Ie Dase in s; angoisse devant l'espace et pour sa chair, laissant ainsi ressortir la relation de celle-ci à celui-là ?

Cette réinterprétation de l'angoisse n'a pas encore pour conséquence de la soustraire à la temporalité, car, si le sentiment est toujours compréhensif35, tant que la compréhension affé­rente à l'angoisse aura un sens temporel, cette dernière ne saurait être tenue pour la manifestation d'une chair et d'un espace irréductibles au temps. Que comprend, c'est-à-dire révèle, l'angoisse ? L'angoisse « révèle le monde en tant que monde >>. Est-ce là une proposition compréhensible si les deux significations de l'en tant que distinguées au cours de l'analytique existentiale articulent la révélation préalable du monde ? En effet, comprendre le monde, c'est pouvoir rencontrer l'étant à-portée-de-main dans sa finalité possible et le découvrir dans son être-pour. Or « l'indication du ce-pour-quoi n'est pas simplement la nomination de quelque chose mais ce qui est

34. Ibid. 35. Cf. Sein und ZeiJ, p. 142.

L'ANGOISSE, LA CHAIR ET L'ESPACE 79

dénommé est compris en tant que ce en tant que quoi ce dont il s'agit est à prendre. Ce qui est révélé dans la compréhension, le compris, est toujours déjà accessible de telle sorte qu'en lui cet ''en tant que quor' puisse être expressément dégagé » J6. C'est parce qu'il recèle la structure de l'en tant que que l'étant intrainondain à-portée-de-main s'offre à la circonspection en tant que table pour écrire, marteau pour frapper, etc. Non seulement il n'est' pas nécessaire que la préoccupation exprime cet en tant que herméneutique - il lui suffit de l'avoir « vu » -mais en outre l'énoncé prédicatif le transforme, par démondani­sation, en un en tant que apophantique relevant d'une théorie du jugement liée à l'ontologie de l'être devant-la-main 37. La com­préhension de l'en tant que dépend donc de celle du monde soit positivement dans le cas de l'en tant que herméneutique origi­naire, soit négativement pour celui de l'en tant que apophantique dérivé, et le syntagme « le monde en tant que monde » est incompréhensible au regard du concept existential de compré­hension dont l'en tant que est un « constituant apriorique » 38. Dès lors, si « le sens est ce en quoi se tient la compréhensibilité de quelque chose » 39 et que la temporalité est celui de l'être, la proposition : L'angoisse révèle le monde en tant que monde ne saurait avoir de sens temporel.

Excepter l'angoisse de la temporalité en développant ce qu'entraîne l'observation portant sur son « étiologie », c'est établir qu'il y a, au centre de l'analytique du Dasein, un phé­nomène qui échappe à sa tu.tclJe. Quel est le fondement de cette situation ? Seul, finalement, le rapport de l'être à l'en tant que est susceptible de fournir une réponse. Que signifie, dans l'horizon de la question de l'être, « en tant que » ? Après avoir affirmé, dans le traité sur La déterm ination ontologico-histor iale du nihzlisme que, si « la métaphysique pense l'étant en tant que tel, elle ne pense pas le "en tant que tel" lui-même », Heidegger grécisait : <�"En tant que tel" veut dire : l'étant est décelé. Le û dans ov � ov, le qua dans ens qua ens, "en tant que" dans "l'étant en tant qu'étant" nomment le décèlement (Unverborgen-

36. Id., p. 149. 37. Cf. Id., § 33. 38. Id., p. 149. 39. Id., p. 151. Cf. aussi p. 324.

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80 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

heit) impensé dans son essence » 40• En tant que est donc un mot pour la vérité de l'être, mais es�-ce un hasard si le D grec, le qua latin sont primitivement des adverbes de lieu ? Pourquoi la vérité de l'être en appelle-t-elle au lieu, sinon parce que l'être n'est pas plus à la mesure de l'espace que de sa propre vérité ? N'est-ce pas pour cette raison que la temporalité fut reléguée au rang de pré-nom et n'est-ce pas parce qu'il conserve, indélébile au temps, une empreinte spatiale que le monde en tant que monde ne se laisse pas temporellement comprendre ? Plus : Heidegger annonce ·au pacagraphe 69b qu'il reviendra sur le phénomène de l'en tant que au cours de « l'interprétation du " )) . ul d " . " à l'" 1 est qUI, en tant que cop e, anne express10n mterpe -lation de quelque chose en tant que quelque chose » 41, tâche qui, rappelons-le, devait prendre place dans la section « Temps et être ». N'est -ce pas alors parce que la thèse selon laquelle « le "en tant que", comme la compréhension et l'explicitation en général, se /onde dans l'unité ekstafico-horizontale de la temporalt!é » 42

tolère une restriction que cette section fut retenue et Sein und Zeit inachevé ? L'assertion est d'autant plus légitime que le statut de l'en tant que se répercute sur celui de la langue ontologique elle-même. En effet, l'irréduc.tible signification « locale » de l'en tant que exclut la temporalisation du discours philosophique et les propositions de l'ontologie fondamentale sont contredites et dédites sitôt que dites.

Ajoutons, pour clore ce chapitre, deux remarques : 1) attri­buer l'interruption de Sein und Zeit à l' atemporalité du discours, c'est demander ce que pourrait être un livre dont tous les énoncés auraient, en tant que tels, un sens ekstatique et si l'autonomie de l'espace à l'égard du temps n'est pas précisé­ment la condition du livre ou volume lui-même; 2) au-delà de Sein und Zeit, la détemporalisation de l'en tant que et du sens concerne toute herméneutique qu'aucune déconstruction ne saurait radicalement atteindre sans la position préalable du problème de l'espace.

40. Nietzsche, 11, p. 282. 41. Sein und Zeit, p. 360. 42. Id

VI

L'ESPACE ET L'ÊTRE-AVEC

« Lorsque nous attribuons la spatialité au Dasein, il est clair que cet "être dans l'espace" doit être conçu à partir du·mode d'être de cet étant » 1 . Abordant ainsi l'étude de la spatialité de l'être-au-monde, Heidegger exclut d'avance toute incompatibi­lité ontologique entre le Dasein et l'espace, et soumet celui-ci à l'existence et à la temporalité. L'herméneutique de la spatialité préparant nécessairement l'exhibition de son sens temporel les difficultés qui en surgiront devraient permettre de mieux s�isir 1;�réducti�ilité de !'.espace au temps et, par-delà, les motifs de l mterrupuon de Sem und Zeit.

Si la spatialité du Dasein doit être comprise en fonction de l'existence, elle n'est pas celle d'un étant devant-la-main occu­pant une position quelconque dans l'espace des sciences de la nature, ni celle d'un étant à-portée-de-main en place dans une contrée. La spatialité existentiale proprement dire n'est pas celle des étants offerts dans le monde, car le Dasein n'est pas dans le monde comme un étant dans un autre. Rappelant une fois de plus gue << le Dasein est "dans" (in) le monde au sens du commerce familier et préoccupé avec l'étant rencontré de manière intramondaine » 2, Heidegger renvoie à l'étymologie de la préposition in, qui pourrait servir d'épigraphe au problème de l'espace depuis Sein und Zeit jusqu'à Bâtir Habiter Penser. Le Dasein demeure au monde et sa spatialité doit se fonder sur cet être-à-demeure impensable comme inclusion d'un étant de-

1. Seùz und Zeil, p. 104. 2. Ibid.

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82 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

vant-la-main au sein d'une nature ayant le même mode d'être. La spatialité de l'être-au-monde est constituée par l'é-l<?..t

gnement Œnt-fernung) et l'orientation. Qu'est-ce que l'é-loi­gnement ? « Nous employons l'expression éloignement selon une signification active et transitive. Elle désigne une constitu-

. tion d'être du Dase in au regard de laquelle éloigner quelque chose en le mettant à l'écart n'est qu'un mode déterminé, factice. Eloigner signifie abolir le lointain [D'où les lointains qui sont é-foignés ? J c' est-'à-dire l'être-éloigné de quelque chose : rapprochement. Le Dasein est essentiellement é-loignant. En tant que l'étant qu'il est, il laisse toujours l'étant venir à l' encon­tre dans la proximité [proximité et présence (Anwesenheit), la grandeur de la distance n'est pas essentielle]. L'é-loignement découvre l'être-éloigné » 3• En dissociant, irrégulièrement, le mot Ent/ernung, qui d'ordinaire veut dire distance et éloigne­ment entre ... , pour lui imposer le sens existential du rappro­chement, Heidegger a conscience d'une « violence faite à l'usage naturel de la langue mais ici requise par le phénomène lui-même » 4• Quel est-il et comment sa structure quotidienne est-elle décrite ? « L'é-loigner est, au plus proche et la plupart du te!Jlps, rapprochement circonspect, apport dans la proximité en tant que procurer, disposer, avoir à portée de main. Des modes déterminés de la découverte purement connaissante de l'étant ont cependant aussi le caractère du rapprochement. Ily a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximtté [Dans quelle mesure et pourquoi ? L'être comme présencè constante a la priorité, présentation (Gegenwartigung)] » '. La description manifeste nettement le passage d'un sens de la proximité à l'autre. E-loigner, c'est d'abord prendre en main, mettre à portée de la main. Le proche est alors relatif à la main, se confond avec le champ de manœuvre et n'est pas une modalité de la présence, puisque la chair s'incarne sans être ni temps. L'effort de Heidegger consiste, énsuite, à effacer plutôt qu'à réduire cette référence manuelle-charnelle afin d'assigner à la proximité réglée sur la préoccupation le sens temporel d'une présentation. Pour ce faire, en affirmant que l'accès théorique

3. Id., p. 105. Nous avons inséré emre crochets les notes marginales manuscrites de Heidegger.

4. G.A., Bd. 20, p. 313. 5. Sein und Zeit, p. 105.

L'ESPACE ET L'ÊTRE-AVEC 83

à l'étant peut être, lui aussi, rapprochant, il disjoint la proximité de ce qui est à portée de la main. Cette disjonction du proche et du charnel s'effectue toutefois au prix de la démondanisation qui accompagne toute connaissance en tant qu'elle est ontologi­quement orientée sur et commandée par l'être devant-la-main . Désincarnée, la proximité est du même coup démondaoisée au moment précis où il s'agit de construire la spatialité de l'être-au-monde.

Le lien unissant la proximité au présent ressort plus distinc­tement du cours sur les Prolégomènes à l'histoire du concept de temps que de Sein und Zeit, où l'interprétation temporelle du Dasein répète dans la deuxième section les analyses existentiales de la première. En voici un exemple : « On peut déterminer négativement la proximité comme le "pas-très-loin". Il est parlé de "pas-très-loin" depuis l'horizon de la préoccupation journa­lière. "Pas-très", c'est-à-dire "tout de suite" au sen:s de ce qui est aussitôt disponible à chaque maintenant, de ce qui, à chaque maintenant, est aussitôt et constamment (sans perte de temps) apprésentable. [ .. .] Considérée de plus près, la proximité n'est rien d'autre qu'un éloignement remarquable, celui qui est clisponible dans la temporalité déterminée. Il y a dans tous les modes d'accélération de la vitesse auxquels, aujourd'hui, nous participons plus ou moins librement et contraints, une folie de proximité (entendez-le sans aucun jugement de valeur ! ) qui trouve son fondement dans le Dasein lui-même, folie de proxi­mité qui n'est rien d'autre que la diminution du temps perdu. Mais la diminution du temps perdu est la fuite du temps devant lui-même, mode d'être que seul peut avoir quelque c�ose comme le temps. La fuite devant soi-même ne fuit pas vers un ailleurs, elle est une des possibilités mêmes du temps : le présent >> 6. E-loigner, rapprocher, c'est donc présenter. Si la présentation est le mode impropre de l' ekstase du présent qui se temporalise proprement comme instant et que « la déchéance se fonde prùnairement dans le présenter » 7, l'être-au-monde é-loignant est par conséquent toujours déchu. La thèse d'après laquelle la spatialité du Dasein n'est possible qu'à titre de présentation implique qu'il n'y ait pas de spatialité propre, la contrée en général ne pouvant recevoir ce statut, puisqu'elle est

6. G.A., Bd. 20, p. 312 ï. Sein und Zeil, p. 328.

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rigoureusement inconcevable dans l'analytique existentiale. Bref : la folie de proximité est le tourbillon de la déchéance8. Inversement, l'indépendance ontologique de l'espace invalide l'explicitation de l'é-loignement er soustrait le Dasein en ranc que spatial à la décision emre déchéance et résolution, existence propre et impropre, pensée de l'être et hantise de l'étant. Peut-on alors persister à comprendre la spatialité comme un existential ? Le Dasein dont la spatialité n'est pas temporalisable p_eut-il conserver so? nom �t 1� problème �e l'espace ne marque-t-il pas, Hetdegger 1 envtsage au seuil du paragr�­phe 70, la limite d'une ontologie fondamentale prenant le Dasezn pour fil conducteur ?

Quelque radicales qu'elles soient, ces questions ne sauraient nous empêcher de poursuivre l'examen de l'é-loigneme-nt, car, si nous savons que l'espace n'est pas un mode de temporalisa­tion, nous n'en avons pas encore suHisamment élucidé

. les

râisons. L'é-loignement ne présuppose-t-il pas une détermma­tion de la distance qui sépare le Dasein de l'ustensile et, par suite, l'espace géométrique solidaire d'une oncologie qu'il s'agit de détruire ? La difficulté affleurait dans la remarque manus­crite citée plus haut - « D'où [viennent] les lointains qui sont é-loignés ? » -, qui fait signe vers un espace antérieur

_ à celui

de la préoccupation. Est-ce bien pourtant le calcul des dtstances qui est à J'origine des évaluations quotidiennes du Dasein ? Un concept existential de l'être-éloigné n'est-il pas possible qui délierait la spatialité de l'être-au-monde de toute relation à l'extenSto catégoriale ? L'appréciation de l'éloignement est-elle la mesure appliquée d'une distance ? Nullement. « L'é-loigner n'implique pas nécessairement une estimation explicite du loirttain d'un étant à-portée-de-main par rapport au Dasein. Avant tout l'être-éloigné n'est jamais saisi comme une distance. Si les lointairts doivent être estimés, c'est relativement aux éloignements dans lesquels se tient le Dasein quotidien. Du point de vue du calcul, ces estimations peuvent être flottantes et imprécises, elles n'en possèdent pas moins leur déterminité propre couramment compréhensible. Nous disons : c'est une promenade, il n'y a qu'un saut, ((le temps de fumer une pipe" » 9. Ces approximations n'ont aucune exactitude et les

8. Cf. Id., p. 178. 9. u:; p:-To5.

L'ESPACE ET L'ÊTRE-AVEC 85

éloignements dépendent de l'affairement d'un être-au-monde pour qui la longueur d'un chemin peut varier avec l'humeur. Si l'éloignement ne renvoie pas à l'espace physico·mathématique, il n'en est pas pour cela incommensurable, puisque la lointaineté est appréhendée selon la durée. Non seulement é-loigner c'est présenter mais en outre l'éloignement se « compte » à l'échelle du temps. A nouveau, le cours de 1925 accentue ce que Seùt und Zeit estompe : « Un chemin "objectivement" plus long peut être plus court qu'un chemin "objectivement" beaucoup plus court qui, comme on dit, paraît infiniment long. La diversité de cette durée se fonde dans la préoccupation elle-même et dans ce qui, à chaque fois, a été pris en souci. Le temps que je suis moi-même donne, selon la manière dont à chaque fois je le suis, une durée d:U' 10 ZJ;erente » .

La discrimination rigoureuse de l'é-loignement et de la distance est donc essentielle à l'herméneutique de la spatialité. L'é-loignement est un existential, la distance une catégorie. Les étants intramondains sont éloignés les uns des autres et du Dasein, les corps étendus ne sont que distants du sujet qui les conten;ple. Autrement dit, « la diJ!ance est un élo ignem�nt �é/�·­c ient » . Pourtant, il est un cas ou ce partage semble mvaltde. En effet, l'être-avec quotidien se caractérise par le « souci de distance », le « distancement » 12. Cette distance tenue ne peut avoir de signification catégoriale, car le Dasein d'autrui n'a pas le mode d'être d'un étant devant-la-main ou à-portée-de-main et l'être-avec est un existential appartenant à un Dasein toujours mien. En tam que régime ordinaire de l'être-avec, la distance n'est ni l'intervalle encre des choses démondanisées ni l'é-loi­gnement par lequel le Dasein rapproche et se rend présent des ustensiles. n est singulier que ces deux acceptions de la distance (métrique et sociale) ne soient pas expressément contrastées, ne fût-ce que pour prévenir toute confusion et interprétation catégoriale de l'être-avec journalier « qui, en apparence, s' ap­proche ontologiquement du pur être devant-la-main dont il diffère fondamentalement » 13• L'équivoque de la distance - et

10. G.A., Bd. 20, p. 3lï. Cf. Sein und Zeil, p. 106. 11. Id., p . .313. 12. Sein und Zeil, p. 126. 13. Id., p. 130.

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l'équivoque est une modalité de la déchéance - soulève alors des problèmes auxquels Sein und Zeit ne fournit pas de réponse, faute de les avoir posés. Qu'est-ce que la distaJ].ce si elle est à la fois un existential et une catégorie, c'est-à-dire, str icto sensu, ni l'un ni l'autre ? Comment discerner la distance mesurée de la· distance garaêe ? Nous retrouvons ici une aporie analogue, voire apparentée, à celle que suscitait l'imroduction, à côté de la dispersion factice dans le on neutre, de la dispersion trans­cendantale d'essence neutre dont relève l'être-avec. Si l'autre Dasein est rencontré à partir du monde et de la temporalité et que la distance n'est pas uniquement une catégorie mais une structure de l'être-avec déchu, l'irréductibilité de l'espace n'in­terdit-elle pas tout être-avec-propre, ne maintient-elle pas l'être-avec en déchéance ? A moins que cette distance, dont le sens ontologico·temporel reste indéfinissable, et l'être-avec en général ne se laissent pas, à l'instar de l'espace, dériver du temps ? La question est d'autant plus légitime que l'être-avec est un existential majeur dont la temporalité n'est jamais dégagée. Ne convient-il pas alors de rechercher les motifs de l'« échec »- du paragraphe 70 dans une spatialité dont l'être-avec atemporel serait constitutif? Et n'est-ce pas un tel « être-avec » que requiert la chair vivante sexuée qui s'incarne sans être ni temps ? · Mais Heidegger n'a-t-il pas précisément exempté l'é-loigne-ment de toute implication charnelle ? « Lorsque le Dasein préoccupé approche quelque chose de lui-même », écrit-il, « cela ne signifie pas qu'il le fixe en une position de l'espace qui serait à la plus courte distance d'un point quelconque du cQrps. Dans la proximité veut dire : dans le cercle de l'étant d'abord à-portée-de-main pour la circonspection. Le rapprochement n'est pas orienté stir l'ego-chose doté �·un corps mais sur l'être-au-monde préoccupé, c'est-à-dire sur ce qui toujours et d'abord s'y rencontre. Aussi la spatialité du Dasein ne se détermine-t-elle pas par l'indication de la position où une chose corporelle est devant-la-main » 14• Le rapprochement n'est donc pas aligné sur un sujet investissant de manière ontiquement et ontologiquement obscure un corps compris dans l'horizon de

14. Id., p. 107 Cf. aussi § 70, p. 368.

L'ESPACE ET L'ÊTRE-AVEC 87

l'être devant-la-main mais sur c� qui se présente à la préoccu­pation. Corrélativement, l'ici n'est pas ce point de J'espace qu'occupe indifféremment mon corps mais << l'auprès-de-quoi d'un être auprès de... é-loignant, uni à cet é-loignement même » 1�. Les concepts de proximité et d'rei auxquels s'oppose l'analytique existentiale sont sans doute empruntés aux Idées .. . II de Husserl, dont Heidegger se fit communiquer une copie en février 1925 au moment où il rédigeait le cours déjà évoqué qui, exposant la nécessité d'une interrogation de l'être dans le mouvement d'une critique de la phéhOménologie transcendantale, montre comment les impasses de cette dernière conduisent à Sein und Zeit comme à une solution 16• Husserl définit l' rei dans le cadre d'une analyse constitutive de la chair en tant que chose matérielle. L'ego percevant les choses spa­tiales sous une certaine orientation, elles apparaissent proches ou lointaines, en haut ou en bas, à droite ou à gauche. « La chair possède alors pour son ego le trait distinctif, unique en son genre, de porter en soi le point-zéro de routes ces orientations. L'un des points de l'espace qui lui appartiennent, ne fût-il pas effectivement vu, est constamment caractérisé sur le mode de l'iCi central ultime, à savoir d'un iCi qui n'en a aucun autre en dehors de soi relativement auquel il serait un "là-bas". De la sorte, toutes les choses du monde ambiant s'ont orientées par rapport à la chair et de fait les expressions de l'orientation comportent ce rapport. "Loin", c'est loin de moi, de ma chair ; "à droite" renvoie au côté droit de ma chair, à ma main droite par exemple » 17• Que ce soit pour Husserl ou Heidegger, loin équivaut toujours à loin de moi, mais le moi n'est pas de part et d'autre conçu de la même façon. L'ici chamel est lié à une subjectivité intentionnelle, l'tCi comme « espace de jeu » de la préoccupation 18, au Dasein. Al;>straction faite de la question de savoir si l'ego constituant esi: bien un ego-chose et l'intention­nalité de la conscience assurément fondée dans la transcendance du Dasein - ce dom devait traiter la section « Temps et être » -, c'est à pllrtir de l'être ekstatique du Dasein que

15. Ibid. 16. Cf. GA., Bd. 20, p. 168 et Sein und Zei1, p. 47, note 1. 17. Idées ... Il, Recherches phénoménologiques sur 1<1 comtitutum, § 41 a. Cf. aussi

Médtiations cartésiennes, §§ 53-54. · 18. Sein und Zei1, 5 70, p. 369.

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Heideger peut exclure toute référence de la proximité à un corps central qui, tel l'ego, demeure « encapsulé » sur soi. En d'autres termes : le sens ekstatico-temporel du Dasein autorise et exige la forclusion de la spatialité charnelle tant que la chair est mésinterprétée comme un corps devant-la-main et gue la spatialité est censée être temporellement pensable. Dès qu'elle s'avère ne pas l'être, la chair peut devenir spatialisante, à condition, êvidemment, de ne pas être par essence encapsulée sur elle-même.

Le sentiment, nous l'avons vu, est à la fois le mode de notre inèarnation et celui, fondamental, sur lequel nous sommes extérieurs à nous-mêmes. Cette double détermination serait impossible si la chair était un corps encapsulé. Qu'il n'en soit rien, c'est ce qu'atteste avec force une page des leçons sur La volonté de puissance en tant que connaissance où, après avoir identifié ce que Kant appelle la « cohue des sensations », Nietzsche le « chaos ·», avec l'incarnation elle-même, Heidegger déclare : « La vie ne vit qu'en s'incarnant. Nous connaissons aujourd'hui beaucoup de choses, en nombre presque déjà incalculable, au sujet de ce que nous nommons le corps-chair sans avoir sérieusement médité sur ce qu'est l'incarner. C'est plus et autre chose que de "porter une chair avec soi", c'est ce dont tout ce que nous posons comme s'écoulant et apparaissant dans la chair d'un vivant reçoit initialement son propre caractère de processus. Peut-être l'incarner est-il encore et d'ab01·d un mot obscur mais il nomme quelque chose qui doit être avant toul et constamment éprouvé dans la connaissance du vivant, retenu dans la méditation. [ . . .) L'incarner du vivre n'est rien d'isolé pour soi, encapsulé dans le "corps" en tant que quoi la chair peut nous apparaître, mais la chair est simultanément passage et traversée. A travers cette chair afflue un flux de vie dont nous ne ressentons qu'une part minime, fugitive, et seulement selon le type de réceptivité de chaque état charnel » 19• Rassemblant quelques-uns des thèmes sur lesquels nous avons tour à tour insisté, ce texte permet d'en résumer les développements sous la forme des <( thèses » suivantes : 1) La chair n'est pas encapsu­lée et peut être spatialisante, ce qui ne veut pas encore dire qu'elle le soit, ni comment. 2) La chair et la vie sont phéno-

19. Nietzsche, l, p. 439.

L'ESPACE ET L'ÊTRE-AVEC 89

ménologiquement inséparables et, si l'une s'excepte de la tem­poralité, l'autre ne saurait y être soumise. 3) Si la chair n'est pas corporelle, la mobilité et l'espace charnels ne sont pas ceux du corps. 4) « Passage et tra'!ersée », la chair ne peut jamais se donner de front, en face, à l'encontre. A propos de la cohue des sensations, Heidegger ajoutait : « C'est ce qu'il y a de plus proche, si proche que cela ne se tient même pas "à côté" de nous dans l'encontre mais �ue nous le sommes nous-mêmes - en tant qu'être charnel » 0• 5) Affirmer que la chair est le plus proche et que cette proximité superlative signifie une assimila­tion à notre être, c'est reproduire, mot pour mot, ce qui est énoncé du Dasein au début de l'analytique existentiale. Puisque nous sommes incarnés, la chair est aussi originairement mienne que le Dasein1 quoiqu'elle soit, à la différence de celui-ci et comme modalité de l'être-avec, tout aussi originairement tienne ou sienne, autre, que mienne. C'est pourquoi l'espace chamel devra être constitué par l'« être-avec », à supposer que ce titre existential puisse désigner une relation inconcevable à l'aune de l'existence.

-,

Où trouverons-nous confirmation d'un tel lien entre l'être-avec et la spatialité ? En écho à W. v. Humbolt qui signale que certaines langues expriment le « Je » par l'« ici », le « Tu >>

par le « là », le « n » par le ({ là-bas », bref, les pronoms personnels par des adverbes de lieu, Heidegger observe, dans le chapitre consacré à l'être-au-monde comme être-avec et être-soi, que le problème traditionnel de savoir si la signification première des expressions locales est adverbiale ou pronominale perd tout fondement lorsque le Je auquel elles se rapportent est pensé en tant que Dasein. En effet, l'zct: le là, le là-bas ne peuvent plus indiquer les positions d'un étant devant-la-main et doivent être compris sans recourir aux catégories grammaticales. Dès lors, « la signification existentiale proprement spatiale de ces expressions témoigne que l'explicitation du Dasein qui n'est pas recouverte (unverborgene) par la théorie voit immédiatement celui-ci dans son "être" spatial éloignant-orientant "auprès" du monde dont il se préoccupe. Dans le "ici", le Dasein absorbé par son monde ne s'adresse pas à soi mais se détourne de soi vers le "là-bas" d'un étant circonspectivement à-portée-de-main et

20. Id., p. 438.

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90 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

pourtant se vise dans sa spatialité existentiale » 21• Cette élucida­tion des expressions de lieu implique que la spatialité relève de J' exi�tence et soit un mode de temporalisation. Elle ne résiste donc pas à l'infirmation du paragraphe 70. Mais là n'est pas le plus important. Si Heidegger est en droit de refuser l'explica­tion grammatico-catégoriale que W. v. Humbolt fournit d'un phénomène primitif et vép.table (unverborgen), l'interprétation qu'il offre en altère profondément la vérité (Unverborgenheit). Exprimer le « Je » par J'« ici >>, le « Tu » par le « là », le « Il » par le « là-bas », c'est comprendre l'espace en fonction d'autrui. Avant toute théorie, avant même l'oncologie de l'existence, le « Dasein » appréhende les rapports entre ici, là et là-bas comme des relations emre Je, Tu et ll, révèle l'espace à partir du prochain et non de l'ustensile. En substituant celui-ci à celui-là, Heidegger modifie le phénomène et occulte, pour le dire selon la conceptualité de cette occultation elle-même, la spatialité de l'être-avec par celle de la préoccupation dont le sens est tem­porel. Que l'analytique exi_sremiale laisse transparaître un es­pace autrement constitué n'entraîne cependant pas ipso facto qu'il soit charnel nj préalable à celui de l'être-au-monde, con­ditions nécessaires de son atemporalité. Aussi l'examen de l'orientation, seconde structure de la spatialité, devra-t-il établir la préséance de l'espace manuel sur celui de l'étant à-por­tée-de-main, faute de quoi notre propre tentative se révélerait intenable.

21. Sein wtd Zeit, p. 119-120. Cf. C.A., Bd. 20, p. 343-.345.

VII

L'ENTRECROISÉE DES MAINS

L'ontologie fondamentale est une interprétation de l'être dans l'horizon du temps. Les différents modes de l'être : Dasein, être à-portée-de-main, être devant-la-main, dont elle construit les rapports ont chacun leur sens temporel respectif qui, en dernière instance, est toujours fondé dans la temporalité eksta­tique constitutive de la compréhension de l'être elle-même. N'ayant aucun des modes d'être que discerne Etre et Temps, la chair s'incarne sans être ni temps. Dès lors, si la spatialité charnelle était présupposée par celle de la préoccupation, J'es­pace serait irréductible au temps et vaine la tentative de recon­duire la spatialité du Dasein à sa temporalité.

La spatialité de l'être-au-monde se définit par l'é-loignement sur lequel nous venons de porter l'accent et l'orientation dont nous avons retardé l'étude. Or ces deux existenriaux sont indissociables. « En tant qu'être-à é-loignant, le Dasein possède à la fois le caractère de l'orientat ion. Tout rapprochement a déjà par avance pris une direction dans une contrée d'où s'approche l'é-loigné en sorte d'être trouvé quant à sa place. La préoccu­pation cirtonspecte est un é-loigner-orientant » 1 . L'herméneu­tique de l'orientation est homogène à celle de l'é-loignement, d'abord parce qu'elle se règle sur ce qui se présente à la préoccupation, ensuite parce qu'elle implique la pluralité des contrées et la réduction de la spatialité à la temporalité, enfin parce qu'elle exclut toute référence originaire à la chair et à la main.

1. Sein und ZeiJ, p. 108.

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92 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

Une telle exclusion ressort de la manière dont Heidegger circonscrit l'analyse de la latéralisation. « De cette orientation naissent les directions fixes de la droite et de la gauche. Le Dasein emporte constamment ces directjons avec lui comme il le fait de ses é-loignements. La spatialisation du Dasein dans sa "chair", qui recèle en soi une problématique propre dont il n'y a pas lieu de traiter ici, se distingue par ces directions. C'est pourquoi l'étant à-portée-de-main et d'usage charnel comme, par exemple, des gants qui doivent participer aux mouvements des mains, doit être orienté selon la droite et la gauche. Par contre, un ustensile de travail manuel qui est tenu en main et mû avec elle ne participe pas au mouvement spécifiquement ''manuel" de la main. C'est pourquoi, bien qu'il soit également manié avec la main, il n'y a pas de marteau droit ou gauche >> 2• L'orientation charnelle selon la droite et la gauche est donc soumise à l'orientation de l'être-au-monde préoccupé et déchu. Cette subordination requiert néanmoins que la chair se ren­contre dans le monde et que le Dasein puisse s'incarner confor" mément à son être. Mais la chair n'apparaît jamais de front et, vivante, n'existe pas. Fussent-elles d'ailleurs remplies, la dé­temporalisation de l'espace rendrait aussitôt insuffisantes ces deux conditions. Bref, désincarné en raison de son sens d'être, le Dase in ne peut avoir ni droite ni gauche. La spatialité charnelle excéderait-elle l'analytique existentiale et toute onto­logie ? En soutenant que l'incarnation, à l'instar de la vie', relève d'une problématique propre, Heidegger ne concède-t-il P.aS tacitement que ce qui « s'incarne-et-vit » est étranger au Dasein et à l'être, puisqu'aucune ontologie universelle ne saurait tolérer des questions autonomes et séparées : propres ? Plus radicalement, si comprendre l'être c'est transcender l'étant, la différence entre droite et gauche, la chair, est-elle pensable à la lumière de la différence ontologique ? Peut-on affirmer que « nous nous mouvons dans cette différence de l'être et de l'étant comme nous nous tenons par avance à l'intérieur de la diffé­rence de la droite et de la gauche >>, peut-on ajouter que « nous sommes même plus originairement et essentiellement engagés dans la différence de l'être et de l'étant que dans celle de la

2. ld., p. 108.109. 3. Cf. id., p. 194, déjà cité, chap. IV, note 13.

L'ENTRECROISÉE DES MAlNS 93

droite et de la gauche où le différencié est du même genre et ne concerne que le domaine particulier du spatial » 4 si la chair est ontolog iquement inconcevable et l'espace, sans être ?

La droite et la gauche sont des structures de la spatialité charnelle. En conséquence, la priorité de l'espace quotidien sur celui de la chair exige, paradoxalement, que l'étant à-por­tée-de-main intramondain, qui sert de paradigme à la détermi­nation de la spatialité de l'être-au-monde, soit délié de toute relation ontologique à la main en tant que droite ou gauche. Une fois prouvé que l'ustensile n'est ni droit ni gauche, l'orientation charnelle pourra être considérée comme seconde si et unique­ment si la démonstration opère à l'aide des seules ressources de l 'analytique existentiale. C'est tout l'enjeu de la comparaison entre les gants et le maneau, plus nettement développée dans Je cours de 1925 : « TI n'y a pas de main en général mais chaque main et chaque gant est d�oit ou gauche, car, dans son usage, le gant est, en vertu de son sens, déterminé à participer aux mouvements charnels. Chaque mouvement de la chair est toujours un "je meus " et non un "TI est mû", abstraction faite des mouvement� organiques entièrement déterminés. C'est pourquoi des choses comme des gants sont en soi orientées d'après la droite et la gauche, et non une chose comme un marteau que je tiens en main mais qui ne participe pas à mon se-mouvoir au sens propre et qui, cependant, est mû par moi de telle façon qu'iJ se meut. n n'y a donc pas de maneau droit ou gauche » �.

Le problème de l'orientation n'est pas, malgré l'apparence, restreint à l'espace comme région de l'étant, il traverse toute l'ontologie phénoménologique. En effet, si « la possibilité du montrer se fonde dans la constitution de l'orientation » 6, tout ce qui se montre tel gue!, tout phénomène, est orienté. Savoir si l'orientation est primitivement charnelle ou non intéresse donc la phénoménologie dès son principe. N'est-il pas alors surprenânt que J'analytique existentiale du Dasein et celle, intentionnelle, de la conscience mènent toutes deux, et pour s'y échouer, au seuil d'une interrogation de la chair ? Serait-ce parce

4. Grtmdbegrr/fe, C.A., Bd.51, p. 43. 5. G.A., Bd20, p. 320. 6. Id .• p. 31.9.

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94 HEIDEGGER Er LE PROBLÈME DE L'ESPACE

que la chair est le phénomène le plus difficile, c'est-à-dire celui qui détient le secret de la phénoménalité et dont, en outre, « dépend la saisie adéquate du son de la langue » ? 7• Nous reviendrons sur ces thèmes mais, pour l'instant, dégageons la portée er la signification du parallèle établi entre les gants et le marteau.

Heidegger distingue les ustensiles d'usage charnel qui, par­ticipant aux mouvements de la chair sont droits ou gauches et les ustensiles de travail qui, n'y participant pas, ne sont ni l'un ni l'autre. Ce partage - auquel on peut aisément opposer des contre-exemples : une écharpe épouse les mouvements de la chair sans être orientée, la faux d'un droitier n'est pas con­gruente à celle d'un gaucher - repose sur la distinction de deux types de mobilité. Le mouvement charnel est un Je meus libre et spontané, celui de l'outil, un Il est mû dépendant et condi­tionné. Toute différence cinématique est l'index d'une diffé­rence d'être. Ainsi, « la mobilité de l'existence n'est pas le mouvement d'un étant devant-la-main » 8. Dès lors, les gants et le marteau qui obéissent à des mouvements dissemblables ne sauraient ressortir au même être à-portée-de-main et le départ entre les deux. groupes d'ustensiles est ontologiquement im­possible. Plus : si le mouvement charnel est un Je meus, la chair ne peut être un étant devant-la-main. Nous retrouvons ici la contradiction déjà signalée à propos de l'explication du toucher et de la résistance. En faisant appel au Je meus, Heidegger attribue à l'incarnation un « mode d'être » que l'ontologie fondamentale ignore. L'analyse de la latéralisation est intenable, parce qu'elle entraîne une compréhension de la chair autre que celle prévalant au long de Sein und ZeiJ.

L'interprétation de l'orientation charnelle visait à assurer le primat de l'espace de la préoccupation sur la spatialité incarnée. Or, pour ce faire, Heidegger recourt précisément, par l'inter­médiaire du Je meus, à un concept de chair qui est hétérogène à l'analytique du Dasein, voire inconcevable à l'aune de l' existen­tialité. Qu'est-ce à dire, sinon que la chair et son espace s' imposent comme originaires au moment même de leur relégation comme secondaim ? Cette primauté de la spatialisation charnelle qui ne

ï. Héraclite, séminaire 1966-1967, p. 201. 8 Seùt und Zeit, p. 375.

L'ENTRECROISÉE DES MAINS 95

permet plus de décalquer la spatialité de l'être-au-monde sur celle de l'étant intramondain, qui soustrait l'espace à la dé­chéance pour le laisser s'offrir à une angoisse détemporalisée, qui motive finalement l'irréductibilité de l'espace à l'être comme temps, ne signifie évidemment pas que le marteau soit droit ou gauche, mais simplement que l'étant à-portée-de-main est à portée de la main droite ou de la main gauche, puisqu'tl n'y a pas de main en général. La preuve phénoménale en est que l'emplacement des ustensiles varie, toutes choses .égales d'ail­leurs, selon que je suis droitier ou gaucher. Construisant un coffre, je dispose le marteau à ma droite et les clous de l'autre côté. Un gaucher procéderait à l'inverse. L'orientation et l'es­pace charnels doivent donc être préalablement découverts pour que le Dase in préoccupé puisse assigner à chaque outil la place qui lui revient au sein d'une contrée.

En référer au Je meus et à la mobilité de la chair pour instituer une partition des ustensiles grâce à laquelle l'orientation char­nelle pèut être maintenue sous la tutelle de la préoccupation, c'est présupposer la chair, la droite et la gauche pour les dériver ensuite de l'être-au-monde, · convoquer subrepticement cela même qu'on révoque ostensiblement. Cette objection est for­mellement identique à celle que Heidegger adresse à l'élucida­tion kantienne de l'orientation. Après avoir rappelé que l'orientation qui appartient à l'é-loignement est existentialement fondée sur l'être-au-monde, partant, que droite et gauche ne sont rien de « subjectif » dont le sujet aurait le sentiment, Heidegger résume la description de Kant : « Admettons que je pénètre dans une chambre connue mais obscure où, durant mon absence, tout a été dérangé de sorte que ce qui était à droite est dorénavant à gauche. Si je dois m'orienter, "le simple sentiment de la différence de mes deux côtés" ne m'est d'aucun secours tant que je n'ai pas saisi un objet déterminé dont, dit Kant en passant, "la position m'est restée en mémoire" » 9. L'incidente est lourde de sens. En effet, que vise ici la « mémoire », sinon l'être-au-monde s'avérant comme l'a priori de toute orientation latérale ? Derechef, à condition que le Dasein puisse s'incarner dans le monde sans déroger à son être. En notant qu'il me faut

9. Id., p. 109 et Kant, Qu'appelle·I·On . s'orienter dans la pensée?, Akademie-ausgabe, Bd. VIII, p. 135.

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96 HEIDEGGER ET LE PROBLËME DE L'ESPACE

avoir conservé le souvenir de la localisation d'un objet pour pouvoir m'orienter à l'aide du simple sentiment de la différence de mes deux côtés, Kant introduit, afin d'impartir l'orientation à un « principe subjectif », ce que son concept de subjectivité forclôt : l'être-au-monde. L'argumentation kantienne qui part d'un sujet encapsulé implique au passage l'être-au-monde pour corroborer un sujet sans monde. L'argumentation heidegge­rienne abstrait l'étant à-portée-de-main de la main en tant que droite ou gauche au moyen du Je meus charnel qui implique la spatialité incarnée, et ce pour la contenir dans l'orbe de la préoccupation. De même que le Dasein et son orientation fondent le sujet kantien et la sienne, de même l'espace que manifeste l'angoisse précède la pluralité des contrées et des places. Et si l'être-au-monde est impensable dans l'ontologie critique, la chair l'est plus encore dans l'ontologie fondamentale, puisqu'elle s'incarne sans être ni temps. Est-elle au Dasein ce que celui-ci est à la subjectivité égoïque et les apories de la spatialité qui conduisent l'analytique temporelle de l'existence à sa limite, ne font-elles pas signe vers une pensée de la chair rebelle à .la souveraineté de l'être comme à la surpuissance du temps ?

Comment nommerons-nous l'espace qui apparaît avec l'an­goisse, que le phénomène consigné par W.v. Humbolt met en relief, sans lequel nulle orientation n'est possible et qu'aucun concept catégorial ou existential ne saurait intituler? Nous avons montré 1) que cet espace est essentiellement lié à la chair; 2) que l'incarnation est le mode fondamental sur lequel nous sommes extérieurs à nous-mêmes ; 3 ) que l'é-loignement de l'étant à-portée-de-main occulte par substitution celui d'autrui. C'est donc à partir de la relation charnelle à l'autre que doit être conçu l'espace détemporalisé. Mais, si l'incarnation est, comme l'atteste phénoménalement la sexualité, une modalité de l'être-avec, c'est la chair elte-même qui est spatialisante. Ma chair est, en elle-même, entre elle-même et autre qu'elle-même, puisqu'elle est en soi constituée par :autre que soi. Cela signifie que la spatialité incarnée, antécédente à celle du Dasein, ni propre ni impropre, est étrangère à toute temporalité.

Cette détermination de l'espace charnel nous contraint à revenir sur une particularité de l'é-loignement à laquelle nous n'avons pas prêté attention. si l'é-loignement est à la fois le

L'ENTRECROISÉE DES MAINS 97

lointain et son abolition, il ne peut jamais être coupé tel un chemin. Le Dasein peut franchir l'étendue qui le sépare d'un étant, il ne saurait parcourir un é-loignement qui lui est essen­tiel. <> Le Dasein ne peutjamair croiser cet é-loignement. [...] Le Dasein ne peut traverser après coup l'intervalle de la distance que si la distance est elle-même é-loignée. Le Dasein a si peu entrecroisé (durchkreuzt ) son é-loignement qu'il l'a bien plutôt emporté et l'emporte constamment avec lui parce qu'il est, en son essence, é-loignement, c'est-à-d ire spatial » 10. Il est clair que cette structure de l'é-loignement n'a de sens que pour la spatialité d'un Dasein toujours mien. Elle ne saurait par conséquent caractériser la spatialité d'une chair qui, expropriée, ne cesse au contraire de se croiser et de s'entrecroiser avec une autre. La -chair est spatialisante en tant qu'entrecroisée avec et par une autre chair. Aussi devrions-nous nommer entrecroisée des chairs l'espace que nous avons progressivement dégagé. Nous lui réserverons cependant le titre d'entrecroisée des mains pour

· préserver la référence manuelle qui transit la langue de Sein und Zeit et souligner qu'il n'y a pas de main désorientée, singulière. L'entrecroisée des mains, l'entrelacs originairement spatialisant de la chair, n'a aucun des modes d'être recensés par l'ontologie fondamentale, puisque la chair vivante sexuée s'incarne sans être ni temps et, intégrée au soi, confond la différence du propre et de l'impropre. Bref : c'est parce que la spatialité du Dasein en tant qu'être dans un monde où l'étant est à-por­tée-de-main et devant-la-main présuppose l'entrecroisée des mains qu'elle est irréductible à la temporalité ekstatique. L'en­trecroisée des mains invalide le paragraphe 70 de Sein und Zeit dont elle motive ainsi l'inachèvement.

Les difficultés de J'herméneutique de l'espace affleurent dès Sein und Zeit. Void comment Heidegger termine sans vérita­blement conclure le chapitre consacré au monde et à l'espace :

« Que 1 'espace se montre essentiellement dans un monde ne décide pas encore du mode de son être. Il n'a pas besoin d'avoir le mode d'être d'un étant à-portée-de-main ou devant-la-main, lui-même spatial. L'être de l'espace n'a pas non plus le mode d'être du Dasein. [. .. ] L'embarras, aujourd'hui persistant,

10 . Id., p. 108. Sur la Durcbkreuzung, cf. « Contribution à la question de l'être », in Questions I, p. 232.

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98 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

vis-à-vis de l'interprétation de l'être de l'espace ne se fonde pas tant dans une connaissance insuffisante de la teneur intrinsèque de l'espace lui-même que dans le manque d'une transparence fondamentale des possibilités de l'être en général et de son interprétation ontologique conceptuelle »

1 1. Outre que l'espace

détemporalisé ne se manifeste plus dans le monde, comment peut être ce qui ne répond pas aux modes d'être inventoriés par l'ontologie universelle ? Dire que l'espace n'est - ne se tempo­ralise - ni comme Dasein ni comme être à-portée-de-main ou devant-la-main, n'est-ce pas présumer que la temporalité n'en livre pas le sens constitutif ? En imputant la perplexité face à l'être de l'espace aux carences de l'ontologie traditionnelle, Heidegger ne p'ressent-il pas que le problème de l'espace qui remet en cause l'ontologie de l'être devant-la-ma in pourrait bien affecter l'ontologie fondamentale et se poser hors de la con­jonction de l'être et du temps ? Dès lors, la rétractation du paragraphe 70 ne s'annonce-t-elle pas avec l'indécision ontolo­gique de l'espace ? Cette indécision ne s'étend-elle pas à tous les énoncés de Sein und Zeit si la langue, dont l'être est égale­ment improbable, demeure gouvernée par des « représentations spatiales » ? Les dernières phrases, ou presque, du paragra­phe 34 portant sur le discours et la langue ne font-elles pas écho à celles que nous venons de lire à propos de l'espace : « La recherche philosophique doit enfin se résoudre à demander quel mode d'être attribuer à la langue en général. Est-elle un ustensile à-portée-de-main intramondain, a-t-elle le mode d'être du Dasein, ou aucun des deux ? De quelle sorte est l'être de la langue pour qu'elle puisse être "morte" ? Que signifie ontologi­quement qu'une langue croisse et décline ? Nous avons une science de la langue et l'être de l'étant qu'elle a pour thème est obscur. Il n'est jusqu'à l'horizon d'une question investigatrice qui ne soit voilé. Est-ce un hasard si les significations sont d'abord et la plupart du temps "mondaines", prescrites par la référence-signifiante du monde, voire souvent à prédominance "spatiale", ou bien cet "état de fait" est-il ontologico-existen­tialement nécessaire, et pourquoi ? » 12 •

L'affinité. de la langue et de l'espace charnel - la langue

11. id., p. 112·113. 12. id., p. 166.

L'ENTRECROISÉE DES MAINS 99

articule des significations spatiales, à l'instar de la chair elle vit et meurt, la langue et l'espace, pour lesquels les Grecs ?'o�t pas de mot 0, ne sont pas des modes d'être ou de temporahsatton

ressort avec force d'un de ces très rares textes ou une pensee, au plus proche d'elle-même, se risque h��s d' �Ile-même et dans l'empan duquel tout notre travail peut s mscnre. Commentant, dans le cours de 1942-1943 sur Parménide, �me parole. de Pindare destinée à élucider le sens de la À�611, �etde_gger re�1e?t sur l'expression 'Tà 1TpCxyJJa'Ta, dont �a men�10n m�rodu1san: dans Sein und Zeit, la phénoménologte de 1 ustensile

.: « Ta

1TpéxYJJa'Ta est ici le mot pour la totalité originairement msépa· rable du rapport entre les choses et l'homme. Nous traduisons 1TPOYJ..la par « Randlung » [action ;, pl�s. l�ttérale�ent : �anœ�­vreJ Ce mot ne signifie donc pas 1 act1v1te humame (actzo) mals le mode unitaire sur lequel, à chaque fois, les choses sont devant-la-main et à-portée-de-la-main, c'est-à-dire som rappor­tées à la main et sur lequel, à chaque fois, l'homm� dans s�n comportement, c'est-à-dire manœuvrant par la mam, e�t d\�­posé (gestellt ) dans le rapport à ce qui es� dev�nt-la-matn » · Cette traduction de 'Tà 1TPOYf.la'TCl confrrme a elle se

.ule la

nécessité de nos analyses par la légitimité de leur potnt de départ. Alors que, selon Sein und Zeit, la mondanité est le mode de présence des choses - qui, comn:e tel, les dé1�ste de leur gravité manuelle -, ici, la main dés1gne le domam� de leur apparition. Celui-ci n'est cependant pas un� modalité de la présence et, la chair s'incarnant sans être Dl t�n:ps, nous ne pouvons souscrire qu'à la première des propostttons de cette seconde formule : « Les choses aussi "manœuvrent " dans

.la

mesure où en tant que devant-la-main et à-portée-de-mato, ' .

d 1 " . " ,, elles se déploient en présence dans.le do

.mame, e a n�am » ·

Autrement dit, en guise de récapttulauon : 1, ontologt� _fonda·

mentale sillonne la contrée charnelle - 1 entrecro1see des mains - comme l'aire de son aventure et la question de l'espace déborde celle du sens temporel de l'être. . . Après cette réinterprétation de Sein und Zett: Hetdegger poursuit : « Ainsi s'éclaircit la façon dont la mam, dans son

13. Cf. id., p. L65 et Introduct ion à la métaphysique, �· 75. . 14. Parmenid�s, G.A., Bd.54, p. 124 et Pindare, VII Ol)mpll/ue, 45 sq.

15. Id., p. 118, souligné par nous.

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100 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

essence, garde avec elle le rapport réciproque entre "l'étant" et . l'homme. Il n'est de "main" que là où l'étant en tant que tel apparaît nori celé et où l'homme se conduit de manière déce­lante envers l'étant. La main, comme le mot, garde le rapport de l'être à l'homme et, par là, d'abord, la relation de l'homme à l'étant. La main manie (Die Hand handelt). [. . .] La co-apparte­nance essentielle de la main et du mot en tant que trait d'essence de l'homme se révèle en ceci que la main décèle ce qui est celé, puisqu'èl..le montre et, montrant, dessine et, dessinant, forme les signes qui montrent en figures (die Hand V erborgenes entbirgt, indem s ie zeigt und zeigend zeichnet und zeichnend die zeigenden Zeichen zu Gebilden bildet). Ces figures s'appellent, d'après le "verbe" ypacpEtv, les ypalll.l<XTa. Le mot montré par la main et apparaissant dans un tel dessin est l'écriture. La doctrine de la structure de la langue s'appelle maintenant encore 1 " · " 16 s· 1

· 1 d 1 a gramma1re » . 1 a mam, comme e mot, gar e e rapport de l'être à l'homme, les relations de celui-ci avec l'étant, la chair et la langue concernent la vérité de l'être elle-même. Décelant ce qui est celé, découvrant ce qui est à couvert, la main et le mot, la chair et la langue qui n'ont pas d'être ouvrent l'être à sa propre vérité. Plus, si « le chemin allant droit "vers le non-celé" appart.ient au domaine d'essence de np<iwa, de la manœuvre conçue conformément à l'essence » 17, la plus haute manœuvre qui est nécessairement la plus proprement manuelle : la pensée, achemine à la vérité de l'être. Penser, c'est donc prêter la main à l'essence de l'être et, chaque main se donnant à l'autre dans l'entrecroisée des mains, la pensée, recevant sa vocation de l' àÀf)OEta, est œuvre de mains : incarnation. Pour étrange, ·abyssale, à peine pensable que soit cette détermination de la pensée, elle n'en renoue pas moins avec cette page de Qu'appelle-t-on penser ? dont nous avions suspendu la lecture et où, à la suite d'une description de l'œuvre propre de la main apparentée à celle du cours de 1942-1943, Heidegger écrit : « Les gestes de la main traversent toute la langue et ce avec la plus grande pureté lorsque l'homme parle en se taisant. Tou­tefois, ce n'est que dans la mesure où l'homme parle qu'il pense et non l'inverse, comme le prétend la métaphysique. Chaque

16. Id., p. l24-125. 17. Id., p. l20. Cf. Sein und Zei!, p. 219 sq.

L'ENTRECROISÉE DES MAJNS 101

mouvement ·de la main, dans chacune de ses œuvres, est portée par, et se comporte dans l'élément de la pensée. Toute œuvre de la main repose dans la pensée. C'est pourquoi la pensée elle-même est, pour l'homme, l'œuvre de la main la plus simple et pour cela la plus difficile lorsque vient le temps où elle doit être proprement accomplie » 18. •

Les gestes charnels ne pourraient transir la langue sans que le mot et la main soient primitivement liés. Et comment le seraient-ils hormis par la vérité de l'être elle-même dont ils doivent relever, puisqu'ils y mènent ? C'est ce qu'indique, nota?lment, le dernier alinéa : « Dans sa provenance essentielle, l'écnture est le manu-scrit. Nous nommons l'appréhension et la perception décelantes du mot écrit, la "lecture", c'est-à-dire le recueillement, en grec MyEtv-Àoyoç ; mais ce mot est, dans la Pensée initiale, le nom pour l'être lui-même. Etre mot lecture ' ' ' écriture nomment une connexion d'essence originaire à laquelle appartient la main qui écrit et montre. Dans le manuscrit, le rapport de l'être à l'homme, à savoir le mot, est dessiné dans l'étant lui-même. L'origine et le mode de traitement Œehand­lung) de l'écriture est déjà en.soi une décision sur le rapport de l'être et du mot à l'homme, sur la relation de l'homme à l'étant et la façon dont les deux, homme et chose, se tiennent dans le non-celé ou en sont retirés » 19• L'écriture sourd de la main comme la parole de la voix. L'écriture et la voix constituent « le charnel de la langue », qui, observe Heidegger, n'a jamais été suffisamment éprouvé et pensé20. Pouvait-il cependant l'être si la métaphysique, à aucune époque de son destin, n'a interrogé la chair et ses modes de compréhension, pouvait-il l'être si, des cinq termes initiaux de la pensée : être, mot, lecture, écriture et main, celui-ci est le seul que les Grecs, après l'avoir, une fois, laissé résonner, confièrent pour toujours au silence ? N'est-ce pas alors faute d'avoir questionné la chair et le charnel qu'ils durent hahiter l'essence de la langue sans la penser en propre21 ? Que signifie au fond et pour les Grecs « habiter la langue sans en penser l'êrre propre », sinon séjourner dans l'àMtleta sans se retourner vers elle ? Les Grecs, déclare Heidegger, achevant

18. Qu'appelle-t-on penst:r ?, p. 90. Cf. mpra, chap. lll, note 34. 19. G.A., Bd.54, p. 125. 20. Cf. Achemi11emen1 vers la parole, p. 190 e[ 230 sq. 21. CL Essais et coll/érellces, p. 276.

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102 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

une histoire en préparant un autre commencement, « pensent et disent et "manœuvrent" dans l'essence de l'àM8eux et de la MOTJ mais ils ne pensent ni ne disent vers cette essence, pas plus

'il 1 " " 22 0 ' qu s ne a manœuvrent » . r n est-ce pas en se tournant vers cette essence de l'&Maw:c que penser, dire et manœuvrer risquent d'être pensés, dits et manœuvrés· en propre ? Par conséquent et si la._main dépend de la constellation de la vérité de l'être, penser en propre l' &M8e:ta et la M8TJ, partant, le propre et l'appropriation Œreignis) - telle fut la tâche qu'im­posa le délaissement de tout projet d'ontologie fondamentale ou issu de la différence ontologique -, ne sera-ce pas aussi penser la main, la chair et le charnel - le spacieux - de la langue que les Grecs abandonnèrent à .Lty� l'abîme ?

Le dispositif (Gestel[), en tant qu'essence de la technique, prélude à l'appropriation qui en surmonte l'empire 2J. Si penser l' Ereignis c'est aussi penser le charnel, la technique doit, en retour, pouvoir être comprise relativement au domaine de la main et du mot, du manu-scrit, d'autant plus que, l'écriture formant la marque antique du rapport de l'être à l'homme, t'histoire de l'être est lisible à même celles des manières d'écrire. Comment l'homme de l'ère tech11ique écrit-il ? « Ce n'est pas par hasard que l'homme moderne écrit "à" la machine et "dicte" Oe même mot que "dire", Dichten) "à" la machine. Cette "his­toire" de la façon d'écrire est une raison capitale de la dévas­tation croissante du mot. Celui-ci ne va ni ne vient plus par la main qui écrit et proprement manœuvre mais par son impres­sion mécanique. La machine à écrire arrache l'écrit au domaine d'essence de la main, c'est-à-dire du mot, qui devient quelque chose de "tapé". [...] L'écriture machinale prend le rang de la main dans le domaine du mot écrit et dégrade le mot en moyen de communication » 24. La machine à écrire extirpe le mot, rapport de l'être à l'homme, du domaine charnel de la main. Mais cela n'est possible qu'à parür d'une modification du statut de la main elle-même. Pour que le mot écrit ou prononcé se dégrade en instrument de communication, la main qui montre doit avoir été préalablement changé en organe dactylographique

22. C.A., Bd.54, p. 129. 23. Cf. « identité ct différence », in Que.ftions 1, p. 2ïl. 24. C.A., Bd.54, p. 119.

L'ENTRECROtSÉE DES MAlNS 103

et capacité de frappe, la voix emphatique en organe de pho­nation, la chair décelante en organisme. La technique organise la main, est l'organisation de la chair avant d'être celle d'érams que leur être assigne à la main. Dire que la main manie, c'est destituer la main de sa fonction d'organe pour la restituer à la vérité de l'être au titre de ce qui y est tu, puisque jamais les Grecs ne firent véritablement de la main un mot directeur de la pensée. Serait-ce que la chair ressortit plus purement à la langue qu'y règne le silence de l'être et du temps évanouis dans l'Ereignis ?

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VIII

LE DISCOURS ET L'ESPACE

Si l'irréductibilité de l'espace au temps s'interprète à partir de l'espace lui-même, l'invalidation du paragraphe 70 concerne aussi, fût-ce . après coup, la temporalité ekstatique qu'il nous faut désormais examiner après y avoir accédé.

Les structures essentielles de l'être-au-monde et la détermi­nation ontologique du Dase in comme souci, unité originaire de J'existence, de la facticité et de la déchéance, ont été dégagées dans l'horizon de la quotidienneté impropre et sans égard à tout ce qui s'étend « entre » naissance et mort. Or, si le Dasein à l'être duquel appartient la compréhension de l'être n'est pas atteint en totalité et proprement, la question de son sens d'être, méthodiquement préalable à celle du sens de l'être en général, ne sera pas assurée d'un sol phénoménal suffisant.

n n'est pas nécessaire pour notre propos de réaccomplir pas à pas le mouvement par lequel Heidegger exhibe le pouvoir­être-un-tout caractéristique de l'existence propre. Aussi nous limiterons-nous à de brèves indications. Le Dasein n'est totale­ment accessible qu'à partir de sa fin : la mort. Celle-ci, exis­tentialement conçue comme être-vers-la-mort, est la plus propre des possibilités du Dasein, irrelative, indépassable, en deçà de laquelle se situent toutes les autres. Le Dasein en tant qu'être vers la possibilité de son impossibilité ne se tourne pas vers elle pour l'effectuer mais dévoile et endure la possibilité comme possibilité en s'y élançant par avance. Comprenant ainsi son irremplaçable pouvoir-être, le Dasein existe en propre. L'élan anticipateur manifeste la possibilité ontologico-existentiale du pouvoir-être-proprement-un-tout, possibilité ontico-existentiel­lement attestée par la conscience (Gewissen ).

LE DlSCOURS ET L'ESPACE 105

La conscience fait comprendre quelque chose au Dasein et, pour cette raison, relève du « là ». S'adressant au Dasezn déchu dans le on; la. voix de la conscience, tacitement, le convoque à l'existence propre. Qui lance l'appel ? Le Dasein s'angoissant dans son être-jeté. La conscience est donc l'appel du souci qui manifeste l'être-coupable du Dasein. Etre coupable signifie ontologiquement : être fondement d'une nullité. En quoi le Dasezn est-il coupable, comment la nullité affecte-t-elle le souci, c'est-à-dire l'être-jeté (facticité), le projet (existence) et la déchéance ? Jeté, le Dasezn ne s'est pas de lui-même porté dans son « là >>, il n ' a pas lui-même posé le fondement de son pouvoir-être. Si le soi est le fondement de lui-même, sur quel mode le Dasein est-il un tel fondement jeté ? En se projetant dans les possibilités où il est jeté, en existant non pas avant mais à partir de - et comme ce fondement dont il n'est pas maître. Le ne ... pas est constitutif de l'être-jeté mais aussi du projet, puisqu'il y a toujours des possibilités que le Dasein n' est pas. L'être-jeté et le projet impliquent une nullité qui rend possible l'existence déchue, ùnpropre. Le souci est transi de nullité et, dans son être, le Dasezn est fondement d'une nullité : coupable. La conscience appelle à être-co�pable.

De quelle manière le Daser.n entend-il cet appel? La compré­hension ayant la structure existentiale du projet, le Daser.n comprend l'appel en se projetant sur son pouvoir-être propre­ment coupable, en choisissant non pas la conscience, qui ne saurait l'être, mais d'avoir-conscience. Comprendre l'appel, c'est vouloir avoir conscience. Si toute compréhension est disposée par un sentiment et articulée selon une possibilité du discours, le vouloir-avoir-conscience en tant que se-comprendre d�ns son pouvoir-être le plus propre est angoissé et taciturne. La révélation Œrschlossenheit) du Dasein que suppose le vou­loir-avoir-conscience en est donc la modalité propre : la résolu­tion Œntschlossenheit). Résolu, se projetant silencieusement, en affrontant l'angoisse, sur son être-coupable, le Dasein se tient dans la vérité existentiale originaire·qui est simultanément celle du monde et de l'être-à. La résolution qui intitule le pouvoir­être propre du Dasezn révèle la situation : l'ensemble des possibilités factices dans lesquelles le Dase in est jeté et qu'il peut librement soumettre à un véritable choix.

Quel rapport y a-t-il entre ce pouvoir-être propre et le

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106 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

pouvoir-être un tout, entre la résolution et l'élan anticipateur si la conscience témoigne du pouvoir-être-proprement-un-tout ? Le Dasein est coupable aussi longtemps qu'il est. La résolution doit donc comprendre la culpabilité comme constante et, pour ce faire, se projeter sur tout l'être du Dasein. La résolution exige le pouvoir-être-un-tout : l'être-vers-la-mort, l'élan antidpateur. La résolution est anticipatrice et la vérité originaire acquiert la certitude qui lui correspond, puisque la mort est l'unique possibilité certaine.

Enracinées dans le souci, la mort, la conscience et la culpa­bilité en font ressortir la richesse structurelle. Dès lors, d'où le pouvoir-être-un-tout tire-t-il son unité ? A l'évidence, de l'étant que je suis toujours, de l'être toujours lui-même du Dasein, bref, du soi-même. Mais quelle est la constitution existentiale de l'être-soi-même si le recours au concept ontologique de sujet est par principe exclu qui vise l'identité et la consistance d'un étant devant-la-main et non l'ipséité d'un étant existant dont l'être est souci ? La résolution se projette sur l'être-coupable constant en anticipant la mort comme la possibilité la plus propre : indivi­dualisante. Aussi est-ce par la résolution que le Dasein s'ouvre à la constance propre du soi (Selbstiindigkeit ) . L'ipséité n'est ni substance ni sujet mais résolution. En d'autres termes, l'unité des moments du souci est existentialement incluse dans le souci même.

Avec la résolution anticipatrice, le Dasein apparaît dans la plénitude de son essence propre pour s'offrir à une interpréta­tion ontologique dont l' originarité est dorénavant assurée. Le sens d'être du souci sera d'abord celui de sa modalité propre. Si le sens est ce à partir de quoi quelque chose peut être saisi dans sa possibilité, expliciter le sens ontologique du souci, c'est répondre à la question : comment est-il possible d'être-vers son pouvoir-être le plus propre ? A condition que « le Dasein en général puisse venir à soi dans sa possibilité la plus propre et, dans ce se-laisser-venir-à-soi, endurer la possibilité en tant que telle, bref, exister. Le se-laisser-vemr-à-soi dans l'endurance de la possibilité par excellence est le phénomène originaire de l'à-venir •> 1 • L'à-venir rend donc proprement possible l'être-vers-la-mort.

1. Sein und Zdt, p. 325.

LE DISCOURS ET L'ESPACE 107

Résolu, advenant à lui-même, le Dasein se comprend dans son être-coupable comme fondement jeté de sa nullité, existe tel qu'il était toujours déjà. « Or la prise en charge de l'être-jeté n'est possible que si le Dase in advenant peut être son plus propre "tel qu'il était toujours déjà", c'est-à-dire son "avoir-été" (Gewesen ) . C'est seulement dans la mesure où le Dasein en général est en tant que je suis-ayant-été qu'il peut, advenant, venir à soi-même en sorte de re-venir. Proprement à-venir, le Dasein est proprement ayant-été •> 2• L'avoir-été est le sens de l'être-jeté dans la mort possible.

Advenant à lui-même en l'ayant été, le Dasdn se met en situation d'agir, se préoccupe de l'étant intramondain. Et « le laisser-rencontrer agissant de ce qui se déploie en présence (Anwesenden) n'est �ossible que dans un présenter ( Gegenwarti­gen) de cet étant •> • La présentation permet la rencontre des ustensiles et des choses. Le phénomène unitaire d'un à-venir d'où surgit l'avoir-été et qui délivre le présent constitue le sens d'être du Dasein : la temporalité.

Etre-en-avant -de-soi-déjà -dans-un-monde-a up rès-de-1' étant, telle est la définition du souci. Puisque Il> temporalité en est le sens originaire, elle doit en recéler l'unité. Quel est, par consé­quent, le sens temporel respectif des trois moments ainsi rassemblés ? Les expressions « en avant de .. . », « déjà dans. .. » signifient que l'existence et la facticité ont pour source l'à-venir et l'avoir-été et, si la formule du souci ne fournit pas d'indica­tion sur la déchéance, cela n'en exclut pas le caractère temporel mais « annonce que le présenter, dans lequel se fonde primaire­ment la déchéance auprès de l'étant à-portée-de-main de la préoccupation et de l'étant devant-la-main, demeure, en mode de temporalité originaire, renfermé dans l'à-venir et l'avoir-été. Résolu, le Dasein s'est précisément repris de la déchéance pour être plus proprement "là" dans l'instant-de-virton (Augenblick) sur la situation révélée » 4•

Le Dase in est temporalité en tant qu'il advient à sa possibilité la plus propre, revient sur son être-jeté, vient auprès de l'étant qu'il n'est pas. Déterminée par le venir-à, le re-venir et le venir

2. Id., p. 325·326. 3. Id , p. 326. 4. Id., p. 328.

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108 HEIDEGGER Er LE PROBlÈME DE L'ESPACE

auprès, cette temporalité est ekstatique, << se manifeste comme l'

, 6 . 1 � Il � eKCTTanK v pur et sunp e » , est en e e-meme et pour elle-même hors d'elle-même. Malgré le privilège initial de l'à-venir (depuis lequel apparaissent l'avoir-été et le présent), qui, constituant le sens de la résolut ion anticipatrice de la mort, limite le pouvoir-être et est en soi fini, la temporalité se tempo­ralise toujours dans l'unité diversement ordonnée de ses trois ekstases. Heidegger achève cette première analyse de la tempo­ralité en la résumant sous forme de thèses : « Le temps est originaire comme temporalisation de la temporalité qui rend possible la constitution de la structure du souci. La temporalité se temporalise originairement à partir de l'à-venir. Le temps originaire est fini » 6.

Pourquoi ne s'agit-il que d'une première analyse ? La tempo­ralité du Dasein a été dégagée à partir de son seul pouvoir­être-proprement-un-tout. Si la résolution est le mode propre de la révélation, il est nécessaire, pour corroborer le sens temporel du Dasein, de montrer que l'existence impropre, la quotidien­neté, est un régime de la temporalisation qui dérive du temps originaire fini. L'herméneutique existentiale qui, devenue tem­porelle, ne procède plus de l'impropre au propre mais du propre à l'impropre, devra donc « avérer la temporalité sur toutes les structures essentielles de la constitution fondamentale du Dasein. Néanmoins, précise Heidegger, cela ne conduit pas à reparcourir de façon extérieure et schématique les analyses précédentes selon l'enchaînement où elles furent présentées. La marche, différemment orientée, de l'analyse temporelle, doit rendre plus claire la cohérence des considérations antérieures, supprimer l'accidentel et J'apparent arbitraire. Par-delà les nécessités de méthode, il y a dans le phénomène lui-même des motifs qui contraignent l'analyse répétitive à une autre articu­lation » 7•

Quelles sont les modifications architectoniques que subit l'analytique préliminaire du Dasein au travers de cette répétition et, sunout, am-elles une signification existentiale ? Si ces trans­formations concernent, d'une manière ou l'autre, l'être du Da-

.5. Jd., p. 329. 6. Id., p. 331. 7. Id., p. 332 .

LE DISCOURS ET L'ESPACE 109

sein, cela ne manquera pas de ressortir là où toutes les structu­res essentielles de celui-ci trouvent leur centre, à savoir dans la révélation 8 dont l'interprétation temporelle fait l'objet de l' im­portant paragraphe 68. Etant donné que ce dernier, intitulé « La temporalité de la révélation en général », traite aussi bien du « là » quotidien que du « là » résolu, nous sommes en droit de restreindre l'étude de ces remaniements à la seule révélation.

Comment le paragraphe 68 est-il construit ? ll se divise en quatre sous-paragraphes qui portent successivement sur a) la temporalité de la compréhension, b) la temporalité du senti­ment de la situation, c) la temporalité de la déchéance et d) la temporalité du discours . Ce contenu est ainsi justifié : « Tout comprendre a sa disposition. Tout sentiment de la situation est compréhensif. La compréhension sentimentale a le caractère de la déchéance. La compréhension disposée déchéante s'articule, quant à sa compréhensibilité, dans le discours >> 9• Par rapport à l'exposé de la première section, il y a deux changements : 1 ) la compréhension ne suit plus mais précède le sentiment de la situation ; 2) la déchéance qui, stricto sensu, ne relève pas du « là » mais est un moment du souci susceptible d'affecter chacun des trois constituants de la révélation, est substituée au discours relégué en quatrième place. A quelles nécessités obéissent ces déplacements ? A celles qu'impose la temporalité elle-même, qui ne se temporalise jamais dans le désordre de ses trois ekstases et toujours à partir de l'une d'elles, dans chacune d'elles. La temporalité originaire, par exemple, telle qu'elle est lue sur la résolution anticipatrice, se temporalise comme un à-venir-ayant-été-présentant. Or c'est précisément cet ordre primordial des ekstases que reproduit le paragraphe 68, puisque la compréhension se fonde dans l'à-venir, le sentiment de la situation dans J'avoir-été, la déchéance dans le présent. Cela ne suffit cependant pas à expliquer l'introduction de la déchéance, qui n'appartient ni à toute révélation dont elle ne marque que l'impropriété, ni à toute compréhension sentimentale, l'an· goisse, en tam que disposition fondamentale, ouvrant à la résolution. Pourquoi donc avoir remplacé le discours par la déchéance ? Si le paragraphe 68 respecte la hiérarchie phéno-

8. Cf. Id., p. 231. 9. ld., p. 335.

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110 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

ménologique des ekstases, il s'agit alors de rechercher les motifs pour lesquels ce n'est pas le discours - troisième constituant du « là » - mais la déchéance - « troisième moment structurel du souci » 10 - qui est assigné à l'ekstase du présent. Les raisons de cette commutation ne peuvent tenir qu'au discours lui-même, puisque le sens temporel de la déchéance est établi depuis l'exhibition de celui du souci qui, être d'un étant qui est son « là », ne se confond pas avec l'être même du « là ».

Le sous-paragraphe 68 d, « La temporalité du discours », est composé de cinq alinéas dont les trois derniers viennent clore par récapitulation l'ensemble de l'herméneutique temporelle de la révélation. Aussi n'en examinerons-nous que les deux pre­miers, dont l'argumentation est la suivante : si le « là », consti­tué par la compréhension, le sentiment de la situation et la déchéance qui se temporalisent dans l'à-venir, l'avoir-été er le présent, reçoit son articulation du discours, celui-ci ne saurait �< se temporaliser primairement dans une ekstase déterminée ». Néanmoins, comme le discours s'exp rime le plus souvent dans la langue, au sujet du monde ambiant de la préoccupation, « le présenter [y] possède une fonction constitutive privilégiée ». Mais ce n'est pas parce que le discours porte sur des processus intratemporels et que la parole se déroule « dans un temps psychique » que la langue comporte des phénomènes tels que les temps et les modes du verbe. Au contraire, « le discours est en lw'-même temporel, dans la mesure où tout discours sur ... , de . . . et à . . . se fonde dans l'unité ekstatique de la temporalité ». Cela implique d' ?bord qu'il n'est pas possible d'interroger la temporalité du système verbal à l'aide du concept vulgaire de temps, ensuite que « l'analyse de la constitution temporelle du discours et l'explication du caractère temporel des formations linguistiques ne peuvent être entreprises sans que le problème de la connexion fondamentale entre être et vérité ne soit développé à partir de la problématique de la temporalité », puisque le discours se rapporte en tant que tel à l'étant. C'est alors, poursuit et conclut Heidegger, « que se laisse circonscrire le sens ontologique du "est" qu'une théorie superficielle de la proposition et du jugement a défiguré en "copule". Ce n'est qu'à partir de la temporalité du discours, ce qui veut dire du

10. Id., s 68 C, p. 346.

LE DISCOURS ET L'ESPACE 111

Dasein en général, que peut être élucidée la "genèse" de la "signification" et ontologiquement comprise la possibilité de former des concepts » 1 1 • Une note de l'édition de 1927, ulté­rieurement supprimée, renvoyait id à la section �< Temps et être ».

Il est très remarquable que le discours qui « est existentt'ale­ment aussi Ol"iginaire que le sentiment de la situat ion et la compréhen­sion » 12 ne se temporalise pas, du moins primairement, dans une ekstase déterminée. Sa temporalité ne serait-elle que secon­daire ? Est-ce possible et que serait-ce à dire ? Dans le chapitre « Temporalité et historicité », Heidegger distingue ce qui est primairement historique : le Dasein, de ce qui ne l'est qu'à titre secondaire : l'étant intramondain à-portée-de-main, devant-la­main et naturel 13• L'hisroricité étant une structure concrète de la temporalisation de la temporalité, nous pouvons considérer comme primairement temporel ce qui regarde l'existence et comme secondairement te�porel ou intratemporel ce qui est catégorial. Bref, si le discours ne se temporalise pas primaire­ment à partir de l'une des trois ekstases, il ne saurait être un existential authentique, c'est-à-dire un mode de temporalisa­tion. Montrons-le plus nettement. L'interprétation temporelle du discours, qui frappe par son laconisme et son allure pro­grammatique, ne ressemble pas à celles de la compréhension et du sentiment de la situation, où sont dissociées et contrastées temporalisarions propre et impropre. C'est ainsi que la compré­hension qui, formellement, se fonde dans l'à-venir, est propre­ment temporalisée comme anticipation, improprement comme un s'attendre-à..., ou encore que le sentiment de la situation, enraciné dans l'avoir-été, se temporalise proprement comme répétition, improprement comme oubli. Or le discours dont le rang ontologique est en principe celui de la compréhension disposée n'admet qu'un seul mode de temporalisation, qui plus est impropre, puisque « l'expression présenter vise toujours le présent impropre, non-instantané, irrésolu » 1�. Le discours n'a donc pas de sens temporel propre. Mais que signifie « ne pas avoir de sens temporel propre », sinon ne pas avoir de sens

11 . Id., p . 349. 12. Id., p. 161. 13. Cf. id., p. 381. 14. Id., p. 338, soulignê par nous.

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112 HEI DEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

temporel en général ? En effet, si l'impropriété est la modifie'";� tion d'une propriété fondatrice - elle n'est pas concevable autrement et sans cela l'ontologie fondamentale · menace ruine -, un phénomène est impropre lorsqu'il sourd, déchoit, d'un phénomène propre. Par suite, il n'y a pas de temporalité impropre indépendamment d'une temporalité propre, seul peut être temporel ce qui, originairement ou par dérivation, se temporalise dans la temporalité ekstatique finie hors laquelle rien de ce qui touche au Dasein n'a de. sens, puisqu'elle est le sens même de son être, et un phénomène dont le sens temporèl est uniquement impropre s'excepte de toute temporalité. N'est-ce pas d'ailleurs le cas de la spatialité, affine au discours et à la langue, dont nous savons qu'elle fut d'abord .exclusive­ment comprise comme présentation pour être ensuite déclarée irréductible au temps. Aussi est-ce finalement parce que le discours n'est pas ·un mode de temporalisation que la dé� chéance, à laquelle il est dès lors indûment reconduit, en occupe le « lieu systématique ».

Pour évaluer les répercussions de l' atemporalité du �iscours, il convient de procéder à quelques rappels succincts. La réso­lution, mode propre et privilégié de la révélation, est un se­projeter silencieusement dans l'angoisse vers son être-coupable. Vérité originaire de l'existence, elle unit une possibilité discur­sive : le silence, un sentiment de la situation : l'angoisse, un projet compréhensif : le pouvoir-être propre. Le Dasein résolu ne s'abstrait cependant pas du monde; au contraire, il est proprement au monde et la compréhension propre du soi est en elle-même celle du monde en tant que monde. Or, avant de soustraire le discours à la temporalité, nous avons fait ressortir : 1) que l'angoisse qui ouvre sur un espace extramondain anté­rieur à celui de la préoccupation est la manifestation d'une chair s'incarnant sans être ni temps, 2} que le monde en tant que monde révélé dans l'angoisse èst incompréhensible à l'aune du concept existential de compréhension. Autrement dit, l' atempQ­ralité du discours achève la détémporalisation du « là » où convergent toutes les déterminations ontologiques du Dasein, et lui restitue une signification pleinement spatiale en un « sens » de l'espace qui n'est plus fondé dans la temporalité.

La détemporalisation des trois constituants du « là » n'aurait toutdois qu'un intérêt purement négatif si elle ne renvoyait pas

LE DISCOURS ET L'ESPACE 113

à une seule et inême origine, à un seul et même phénomène, dont elle serait par conséquent la lueur réservée. L'angoisse déroge à la temporalité parce qu'elle est le mode éminent de l'incarnation et l'ouverture de la contrée en général. La compré­hension perd l'exclusivité de son sens temporel en étant pro­prement disposée par l'angoisse incarnée et parce que le « en tant que >> conserve une indélébile empreinte spatiale. A l'instar de la compréhension et de la disposition, le discours est-il lié à la chair et à l'espace ? S'exprimant dans une langue régie par des « représentations spatiales », le discours est bien transi par l'espace. Mais l'est-il également par la chair et y a-t-il un mode discursif ou prédomine l'incarnation ? Si le discours s'exprime dans la langue, le Dasein s'exprime dans le discours. Cette expression, qui n'est pas l'extériorisation d'un sujet encapsulé sur soi, puisque le Dasein est d'emblée jeté au-dehors, concerne précisément l'être-jeté-au-monde révélé par le sentiment de la situation. La disposition incarnée, l'incarnation disposée ne peut alors manquer d'affecter le discours lui-même, comme en témoigne « l'intonation, l.a modulation, le tempo » de la parole. La chair en vient ainsi à investir le discours et, si « la commu­nication des possibilités existentiales du sentiment de la situa­tion, c'est-à-dire de la révélation de l'existence, peut devenir le but propre d'un discours "poétique" » 15, celui-ci sera la mélodie de l'incarnation. Dès lors, et en guise de résumé, nous pouvons affirmer que la détemporalisation du « là », impliquée par celle de l'espace, laisse transparaître, comme son motif phénoméno­logique et sa présupposition adverse, la chair spatialisante - l'entrecroisée des mains - qui, s'incarnant et espaçant sans être ni temps, échappe à toute ontologie. Cela signifie en retour que l'étant incarné que nous sommes est impensable sous le nom de Dasân, d'autant plus que la détemporalisation du « là » équivaut, pour reprendre un concept de l'analytique existen­tiale, à une dissémination du Dasein et du sens temporel de l'être, puisque « la temporalité est le régulateur premier de l'unité possible de toutes les structures essentielles du Da­sein » 16. La dissémination du sens est donc, notons-le au

15. Id., p. 162. Sur le J.lÉÀOç, cf. Achem inement vers 14 parole, p. 34-35 et 214. 16. Id., p. 351.

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114 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

passage, un effet de l'irréductibilité de l'espace au temps, dont elle ne saurait, pour cette raison, rendre compte.

La détemporalisation du discours et de la langue dont il est le fondement 17, qui préserve l'analytique existentiale d'une irréfragable déchéance - si le discours avait dû garder le sens temporel impropre d'une présentation, l'herméneutique du Da­sein n'eut été qu'un bavardage du on 18 -, intéresse aussi et peut-être par priorité le lexique, la syntaxe et la conceptualité de Sein und Zeit. La genèse des significations et la formation des concepts dont la temporalité du discours devait permettre l'élucidation sont désormais ontologiquement incompréhensi­bles et cette étrange lacune du sens, qui s'étend à toutes les propositions de l'ontologie fondamentale, constitue la limite interne la plus dirimante du projet de compréhension de l'être dans l'horizoo du temps. Est-ce pour cela, par exemple, que la question décisive du sens tem�orel de la connaissance philoso­phique demeure en suspens 9 ? Quoi qu'il en soit, il était nécessaire que Sein und Zezt échouât au moment d'avérer la temporal-ité de l'être lui-même : au seuil de la section « Temps et être ».

17. Cf. id., p. 160. 18. Cf. id., S 37 et § 68 c, p. 346. 19, Cf. id., p. 363, note 1 .

IX

ESPACE ET TEMPORALITÉ

Après avoir dégagé le sens temporel du « là », de l'être-au-monde, Heidegger montre comment l'historicité qui désigne l'ipséité, dès lors qu'elle n'est ni substance ni sujet, est une structure de la temporalisation. Abstraction faite de leur contenu thématique propre, ces analyses, sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, préparent la genèse du concept vulgaire de te�ps qui constitue la clef de voûte de l'analytique e.xistentiale, pwsqu' elle assure, en dernière instance, l'enracinement de l'ontologie catégoriale dans l'ontologie fondamentale. Si la « spatialité )> devait intervenir dans la dérivation de l'intratem­poralité depuis la temporalité originaire, c'est donc bien l'en­semble du projet intitulé Etre et temps qui serait remis en cause.

D'où l'herméneutique de l'intratemporalité tire-t-elle sa nécessité ? L'analytique existemiaJe cherchant à rendre transpa­rent l'être du Dasein, droit doit être restitué à l'interprétation courante, factice, du temps comme ce dans quoi tout étant apparaît, comme ce avec et sur quoi on compte. Les divers componements du Dasein ne le laissant jamais appréhender qu'à panir de son être : la temporalité ekstatique finie, il convient d'exhiber la manière dom, en tant que temporel, le Dasein, avant tout usage d'ustensiles spécialement destinés à cet effet, se préoccupe du temps sur un mode comptable.

Heidegger aborde l'examen de la préoccupation du temps par celui de son expression linguistique. Qu'est-ce qui autorise le choix d'un tel fil conducteur ? Existant dans l'unüé du projet jeté et déchéant, le Dasein est son « là ». Etre-avec, il se dent

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116 HEIDEGGER ET LE PROBlÈME DE L'ESPACE

d'entrée dans une révélation indifférente de soi, des autres et du monde dont la compréhension disposée est articulée par le discours. L'être-au-monde journalier s'est, par conséquent, toujours déjà exprimé dans la langue à propos de l'étant dont il se soucie et du temps de sa rencontre. Aussi les locutions usuelles indiquant le temps permettent-elles d'en amorcer la description phénoménologique.

Que dit le Dasein préoccupé ? « A haute voix ou non, il dit toujours déjà : "bientôt " cela arrivera ; "auparavant " il faut régler ceci ; "maintenant " rattrapons ce qui ''jadis" a échoué et échappé » 1 . Qu'impliquent ici les adverbes de temps ? Bientôt et jadis signifient que le Dasein s'attend à, ou retient, quelque chose ; maintenant, qu'il se rapporte à un étant présent. Le maintenant, le bientôt et le jadis explicitent ces attitudes du Dasein que sont la présentation, l'attente, la rétention au travers desquelles se manifestent le temps. Toutefois, si le bientôt est un pas-encore-maintenant, lejadis un ne . . . plus maintenant, bientôt et jadis gravitent autour du maintenant dont le privilège caractérise la préoccupation déchéante, qui se temporalise comme un présenter attentif er rétentionnel 2•

Déterminons plus précisément le maintenant, le bientôt et le jadis, bref, le temps de la préoccupation. Dire « maintenant », « bientôt », « jadis », ce n'est pas dire purement et simplement « maintenant », « bientôt », « jadis » , mais « maintenant que la porte s'ouvre », « bientôt, lorsque j'aurai achevé ce tra­vail », « jadis, quand la maison était fermée ». En articulant le maintenant, le bientôt, le jadis, le Dasein ne les vise pas à titre d'étant devant-la-main démondanisé, sous l'angle de l'objecti­vité théorique ; au contraire, il s'exprime lui-même en tant qu'être-au-monde prenant le temps requis par telle ou telle tâche. Le maintenant, le b ientôt, le jadis sont relatifs à J'étant intramondain qui absorbe le Dasein. « Nous nommons cette structure référentielle, apparèmment évidente, du "mainte­nant", du "bientôt" et du "jadis", la databilité » 3•

Que marque-t-elle, quel en est le fondement et comment le Dasein peut-il comprendre ces repères temporels ? Explicitant

1. Sein und Zeü, p. 406. 2. Cf. Id., § 69 a. }. Id., p. 407.

ESPACE ET TEMPORALITÉ 117

de manière discursive ce qui le préoccupe, le Dasez'n co-exprime cette explicitation elle-même, c'est-à-dire l'être circonspect au­près de l'étant à-portée-de-main dont la présentation institue la possibilité. Le ma intenant que ... , le bt�ntôt lorsque .. . , le jadis quand ... développent l'explicitation que la préoccupation four­nit « spontanément » de son propre sens temporel. Si toute explicitation présuppose une compréhension ou révélation, alors « c'est parce que ta temporalité constitue ekstatico-horizontale­ment l'édat'rcie du "tà" qu'elle est originairement toujours déjà explicitable -. partani, reconnue - dans le "là" » 4 • Prendre le temps, c'est donc le prendre sur soi et, ekstatiquement ouvert au monde, nous pouvons laisser l'étant intramondain se présen­ter en disant « maintenant que ... » . Le phénomène de la databilité - tout maintenant est par essence assigné à un étant à partir duquel il est daté - atteste l'origine ekstarique du temps explicité dans la préoccupation : « La databtlité du "main­tenant", du "bientôt" et du "jadis" n'est que le reflet de la constitution ekstatique de la temporalité, et, pour cette raison, elle est essentielle au temps exprimé lui-même » 5•

Le temps de la préoccupation n'est pas uniquement daté, il est en outre é-tendu. En disant « bientôt » ou « jadis », le Dasein se comprend depuis un maintenant. Dans le bientôt, par exemple, est inclus un pas-encore-ma intenant et implicitement saisi un à compter de maintenant jusqu'à . . . Cette ex-tension du maintenant jusqu'au bté•ntôt, qui appartient au bientôt, est explici­tée et ·exprimée par un « durant que . . . » lui-même daté. Dire « bientôt » ou « jadis », c'est viser un intervalle donnant accès à la continuité du temps et susceptible, selon les exigences de la préoccuparion, d'être subdivisé en un certain nombre d'inter­valles moindres. L'ex-tensivité concerne aussi le maintenant qui, la préoccupation se temporalisant dans l'untté d'une présenta­tion attentive et rétentionnelle, est intrinsèquement renvoyé au pas-encore et au ne . . . plus. << Ce qui est ainsi articulé et caractérisé par l'intervalle, le durant et le jusqu'à ... , nous le dénommons l'écartement (Gespanntheit) du temps. Avec l'intervalle et le durant nous visons un laps (Spanne) de temps. Il s'agit de ce moment qu'Aristote attribuait déjà au maintenant lorsqu'il en

4. Id., p. 408. 5. Ibid.

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118 HEIDEGGER ET LE PROBÙ:ME DE L'ESPACE

affirmait à bon droit la transitivité. Le temps est en lui-même écarté, é-tendu » 6. Par essence, le maintenant, le bientôt, le jadis sont écartés et é-tendus : « Maintenant, durant le cours ; bientôt, à dîo.er; jadis, pendant la nuit » . TI n'y a pas de maintenant ponctuel et toute « partie » du temps, si minime soit-elle, possède une ex-tension dont l'ampleur est variable. La prêoccupation ne saurait néanmoins s'expliciter et s'exprimer par le « durant que ... » sans être au préalable révélée à soi comme le s'étendre é-tendu constitutif de l'historicité : de l'ipséité. Daté, é-tendu, le temps explicité dans le mouvement de l' af­fairement quotidien se fonde dans la temporalité ekstatique finie.

Le temps de la pr�cupation est toujours également un temps pour ceci ou cela, un temps opportun ou un contretemps. Le maintenant, le bientôt, le jadis sont déterminés par l'être­approprié ou inapproprié à... et la préoccupation comprend son temps au regard d'un être-pour (Um-zu) finalement ancré dans le à-dessein de quoi du Dasein. En d'autres termes, le temps de la préoccupation est, au sens existential, un temps mondain, le temps du monde. De plus, si le Dasei'n est au monde en tant qu'être-avec, le maintenant, le bientôt, lejadis se disent toujours aux autres. Le temps de la préoccupation est donc public et, quoi qu'il en use, le Dasein, ordinairement ne le connaît pas comme sien. A l'instar de la databilité et de l'ex-tension, la mondanité et la publicité du temps sourdent de la temporalité ekstatique, puisque le monde dont relève l'être-avec « est là avec le hors-de-soi des ekstases » 7•

Comment et sous quel horizon le Dasein rencontre-t-il le temps que nous venons de décrire ? La préoccupation s'ac· complit toujours déjà dans la perspective d'un calcul astronomi­que et calendaire du temps, à l'aide d'une horloge. A quelles nécessités existentiales répondent et ce calcul et cette horloge ? Jeté et déchéant, le Dasein circonspect a besoin de clarté pour se préoccuper de l'étant à-portée-de-main . La nature apparaissant dans le monde, le Dasein, exposé à la lumière solaire, soumis à l'alternance du jour et de la nuit, qui est celle d.'\1- visible et de l'invisible, prend le temps à partir d'un étant dont la finalité est

6. Lesprob/èmes/ondamentaux de/(1 phéno111é11ologje, p. 317. Cf. Sei11 undZetl, p. 409. 7. Sein und Zeil, p. 365.

ESPACE ET TEMPORALITÉ 119

afférente à la circonspection. lprsque l'aube se lève, il est temps pour . . : Le Dasein découvre le soleil en tant qu'ustensile qui « date le temps explicité dans la préoccupation, datation d'où naît la mesure "la plus naturelle" du temps : le jour �> 8• Mais pourquoi mesurer le temps, sinon parce que, la temporalité du Dasein étant finie, « ses jours sont déjà comptés. Le "durant qu'il fait jour" donne à l'attente préoccupée la possibilité de déterminer avec prévoyance le "bientôt" de ce dont elle se préoccupe, c'est-à-dire de diviser le jour » 9• Indiquer et calculer le temps d'après la course du soleil, c'est du même coup en corroborer la publicité, car l'étant à dater et à compter duquel s'offre le temps ressort à la nature intramondaine patente pour tout un chacun. En résumé : « Avec la temporaliJé du Daseinjeté,

livré au "monde", se donnant le temps, est aussi déjà découvert quelque chose comme une "horloge" : un étant à-portée-de-main dont le retour régulier est devenu accessible à la préoccupation atten­t ive » 10. Et, si l'être-jeté se fonde dans l'avoir-été, la temporalité ekstatique rend existentialement possible et facticement néces­saire l'emploi de l'horloge solaire dont elle permet la manifes­tation, puisque l'explicitation du sens temporel de la préoccupa­tion circonspecte avère la possibilité et la nécessité d'une datation liée à un étant à-portée-de-main communément dispo­nible.

Affirmer que la mesure << naturelle » du temps est fondée dans la temporalité ne suffit cependant pas à en exhiber la temporalisation spécifique, d'autant plus que le Dasein a pro­gressivement élaboré des chronomètres indépendants de toute observation directe du ciel. Que signifie lire le temps sur une montre ? « Constatant quelle heure il est, nous disons, expressé­ment ou non : maintenant il est telle heure, maintenant il est temps pour ... ou : il y a encore le temps ... , à savoir maintenant jusqu'à ce que .. . » 11• Regarder sa montre, c'est prendre le temps en disant « maintenant » et en comprenant ce maintenant comme datable, é-tendu, mondain, public. Si dire « mainte­nant » c'est présenter, la datation effectuée avec l'usage de la montre est une présentation dotée du caractère de mesure

8. Id., p. 412-413. 9. ld., p. 413. 10. Ibid. 11. Id., p. 416.

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120 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

numérique. Consulter une montre implique par conséquent que « soit comprise l'inclusion de l'unité de mesure dans une é-tendue (Strecke) ·à mesurer, que soit déterminée la fréquence de sa présence (Anwesenheit) en elle. La mesure se constitue temporellement dans La présentation (Gegenwdrt igen) de l'unité de mesure présente (anwesenden) dans l'é-tendue présente » 12• C'est donc parce que la datation métrique est la présentation d'une unité de mesure présente et constante que la lecture de l'heure trouve son expression privil�ée dans le mâintenant.

Mais le maintenant se temporalise toujours dans l'unité eks­tatique d'une présentation attentive et rétentionnelle. S'attendre au bient6t, retenir le jadis en disant « maintenant » suppose d'être ouvert au pas-encore-maintenant et au ne . . . plus maintenant, à l'antérieur et au postérieur. Dès lors, et si c'est en accompa­gnant le parcours de l'ombre sur un cadran solaire ou celui des aiguilles d'une montre que nous comptons les unités de mesure - les maintenant -, le temps de la préoccupation quotidienne accessible à même l'horloge se laisse définir comme « le NOMBRÉ se montrant dans la poursuite présentratrzee et nombrante du déplacement de l'a iguille, de telle sorte que la présentation se tem­poralise dans une unité ekstatique avec la rétention et l'attente horizontalement ouvertes à l'antérieur et au postérieur >> 13• La préoccupation prend son temps en le comptant, compte le temps en suivant le mouvement de l'aiguille, suit le mouvement de l'aigùille en disant : « maintenant », puis « maintenant », etc. Le temps du monde est alors compris comme une multiplicité de maintenant, ontologiquement assimilée à l'étant main-tenu qui s'y présente. « Ce n'est là rien d'autre », ajoute Heidegger, « qué l'explicitation ontologico-existentiale de la définition aristotélicienne de temps : TOUTO yap t<mv Ô XPOVOÇ, fipt6J,IÔÇ Ktvf]ae.wç KaTà TO rrp6TE.pov Kat Oo-npov ; voici ce qu'est le temps : le nombre du mouvement rencontré dans l'horizon de l'antérieur et du postérieur » t4:

Si le temps du monde est celui où apparaît l'étant intra­mondain, la reconstruction existentiale du temps à titre de nombre du mouvement selon l'avant et l'après met un premier

12. Id., p. 417. 13. Id., p. 421. 14. JhU:i., et Aristote, Physique À, 11, 219 b 1.

ESPACE ET TE.MPORALITÉ 121

terme à la genèse de son concept vulgaire, enracine l'intratem­poralité dans la temporalité ekstatique et garantit la fondation de l'ontologie catégoriale dans celle du Dasein. Mais cette garantie est valide à condition que la spatialité ne joue aucun t:ôle dans l'ensemble des relations qui rapportent, pour l'en dériver, le temps de la préoccupation à la temporalité finie, ou sous réserve qu'elle demeure un mode de temporalisation. Tel

·-n'est pas le cas et l'espace est imeliqué dans chacune des structures du temps mondain : dataoilité, ex-tension, monda­nité et publicité grâce auxquelles celui-ci peut être reconduit à ses sources ekstatiques.

Daté, le maintenant est localisé. En effet, dire, par exemple, « maintenant qu'il fait froid >>, c'est dire « maintenant qu'zCi il fait froid ·» et le Dasein circonspect suit la course des aiguilles de sa montre en disant : « maintenant ici », puis « maintenam ici », etc. 15• Le maintenant est 'toujours daté du lieu de la préoccupa­tion . . Cette localité du maintenant qui n'est pas une ponctualité n'a évidemment pas échappé à Heidegger, qui en donne une explication entièrement régie par l'herméne�tique temporelle de l'espace : « Le temps dont se préoccupe le Dasein dans sa temporalité est, à chaque fois, quant à sa databilité, lié à un lieu du Dasein parce que la temporalité de l'être-au-monde factice rend originairement possible la.révélation de l'espace et que le Dasein spatial s'est, à chaque fois, assigné à un ici existendal à partir d'un là-bas découvert » 16• Nonobstant le fait que J'râ de la préoccupation temporelle occulte l'zei d'une chair qui s'in­carne sans être ni temps 17, la databilité localisée ne saurait être « le reflet de la constitution ekstatique de la temporalité » dès lors que l'espace n'est plus dans le monde et le paragraphe '70

de Sein und Zeit invalidé. Le maintenant daté est é-tendu et cette ex-tension fondée

dans le s'é-tendre é-tendu de l'historicité. Il est donc essentiel à la fondation du maintenant intratemporel comme à la tempora­lité ekstatique elle-même dont t'historicité est une concrétion que fe conceRt d'ex-tension puisse être pris « en un sens totd à fait /ormel » s et que toute signification spatiale en soit extirpée.

15. Cf. U:i., p. 421. 16. Id., p. 417. 17. Cf. supra, p. 90. 18. Les problèmes [01ulamentaux de la phénoménolog ie, p. 292.

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122 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

Est-ce possible lorsque la spatialité déroge à la temporalité et que la détemporalisation du discours, issue de celle de l'espace, grève toute conceptualité, a fortiori toute formalisation hors laquelle il ne saurait y avoir de concept, d'une irréductible connotation spatiale ? En d'autres mots : avec la rétractation du

--·paragraphe 70, ce n'est pas seulement l'ex-tension elle-même mais encore le concept d'ex -tension qui, indéfectiblement em­preints d'espace, s'opposent à la dérivation ekstatique du maintenant et de l'intratemporalité. Peut-on alors dire, sans spatialisation subreptice, que « le temps est en lui-même { tendu �- si discours, concept et ex-tension comportent une référence à l'espace qu'aucune temporalité n'est propre à ré­duire ? Plus : une fois l' �spa ce et la langue soustraits à l' ekstase ��· inversement, l' ekstase rendue à sa spatialité primitive, est-il légitime d'exiger, ainsi que le fait Heiqegger en concluant la conférence de 1924 .sur Le concept de temps, que « nous parlions temporellement du temps >> 19 ? Après l'infirmation du paragra­phe 70, n'est-ce pas une requête irrecevable, n'est-il pas contra­dictoire d'entreprendre une analyse du temps, fût-il celui de la déchéance, au fil conducteur du discours et n'est-ce pas pour avoir reconnu l' atemporalité' de l'espace et de la langue que Heidegger pensa ultérieurement cette dernière comme l' appro­priation qui, donnant être et temps, ne relève ni de l'être ni du temps ? --Le maintenant é-tendu est mondain et cette mondanité qui provient, elle aussi, de la temporalité ekstatique s'en excepte avec l'espace. La même angoisse révélant le monde et la contrée, celle-ci doit être identifiée à celui-là, qui perd son sens temporel quand l'espace est privé du sien. La mondanité du maintenant est donc détournée de toute origine ekstatique, puisque la détemporalisation de « la contrée en général » est ipso facto celle du monde en tant que monde.

Ce que nous venons d'établir à propos de la databilité, de l'ex-tension, concerne également la publicité. Le temps de la préoccupation est public en étant mesurable/ et parce que l'être-au-monde est un être-avec autrui. Or d'une part l'être-avec, ·dont la temporalité n'est jamais exhibée, est consti­tutif de la spatialité incarnée et d'autre part, si la ch;onométrze

19. « Le concept de tc:mps » in Martin Heidegger, Cahiers de l'Herne, p. 36.

ESPACE ET TEMPORALITÉ 123

suppose l'espace, la détemporalisation de celui-ci signifie en retour une certaine « spatialisation » du temps. La preuve en est fournie par la manière dont Heidegger repousse l'objection selon laquelle le temps public; pour être daté et mesuré à l'aide de rapports spatiaux, ne serait en fin de compte qu'un espace. L'argumentation, étroitement dépendante du paragraphe 70, est la suivante : a) c'est uniquement sur la base de la temporalité ekstatique que la datation mesurante peut être liée à l'espace ; b) le temps public est certes nombré « à partir d'étendues spatiales (Raumstrecken) et du changement de lieu d'une chose spatiale », mais « ce qui est ontologiquement décisif réside dans la présentation spécifique qui rend possible la mesure » 20• En conséquence et a contrarto, dès que l'espace résigne son sens de présentat ion, la mesure et la publicité du temps ne se laissent plus comprendre dans l'horizon de la temporalité ekstatique. Daté, é-tendu, mondain et public, le temps quotidien est dégondé de la temporalité originaire lorsque la thèse du para­graphe 70 s'avère insoutenable. Ruinant la fondation existen­tiale de l'intratemporalité, interdisant la destruction de l'ontolo­gie de l'être devant-la-main, la détemporalisation de l'espace sape tout projet de compréhension temporale de l'être et appelle la pensée à ne plus séjourner dans la conjonction de l'être et du temps.

Si J'élucidation de la définition aristotélicienne du temps ne marque que le premier terme de la genèse de son concept vulgaire, c'est parce qu'il reste à comprendre pourquoi, d'ordi­naire, le temps du monde n'apparaît pas dans la plénitude de ses moments. En effet, plus la préoccupation est à son affaire, moins elle est thématiquement orientée sur le temps lui-même et plus le Dasein, emporté dans le tourbillon de la déchéance, appréhende le temps mondain comme une suite de matntenanl qui passent et viennent. Ce flux de ma intenant énoncés et égrenés les uns après les autres est lui-même saisi dans l'orbe du sens d'être dont la domination caractérise l'existence impro· pre : l'être devant-la-main. Le temps du monde est alors conçu comme une série de maintenant devant-la-main. Qu'implique cette interprétation triviale du temps mondain ? Il suffit, pour répondre, de comparer le temps du monde tel qu'il a été

20. Selit und Zeit, p. 418.

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124 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

précédemment décrit avec ce que, communément, on en con-, naît. Chacune des structures d'essence du temps de la préoccu­pation, qu'il s'agisse de la databilité, de l'ex -tension, de la mondanité ou de la publicité, disparaît sous l'incessante itéra­tion des maintenant, « l'explicitation vulgaire du temps les re­couvre. La constitution ekstatico-hori:wntale de la temporalité où se fonde la databilité et la référence-signifiante des mainte­nant est nivelée par ce recouvrement. Les maintenant sont comme émondés de ces rapports et, en tant qu'ainsi émondés, se juxtaposent purement et simplement pour composer une succession » 21.

Puisque le temps comme enchaînement continu de mainte­nant est un temps mo11dain dont les sources ekstatiques sont recouvertes, l'analyse du concept vulgaire de temps devra s'achever par la genèse existentiale de çe nivellement et de ce recouvrement. Dès lors, il n'est que de savoir d'où procède l'incompréhension de la temporalité originaire. Obnubilé par l'étant dont il se préoccupe, le Dasein fuit son pouvoir-être le plus propre : la résolution anticipatrice . « Il y a, dans cette fuite préoccupée, une fuite devantîa mort, le regard se détourne de la fin de l'être-au-monde. Le se-détourner de ... est en lui-même un mode de l'être vers la fin ekstatiquemem a-venant. La temporalité impropre du Dasein çléchéam quotidien, en tant que se-détourner de la.finitude, ne peut que méconnaître l'à-venir propre et avec lui la temporalité en général » 22• C'est donc parce que le Dasein préoccupé se dérobe à la révélation angoissée de lui-même que la temporalité finie lui est dissimulée et que le temps du monde prend l'aspect d'une in-finitude onhodrome de maintenant donc seule 1' « irréversibilité » atteste encore la provenance ekstatique.

Cette dernière étape de la fondation existemiale de l'intra­temporalité qui accorde un <( droit naturel » 23 à la représenta­tion vulgaire du temps suscite une ultime difficulté. Si la temporalité ekstatique finie est origiriaire, cela signifie qu'elle est inaccessible à partir du maintenant abstrait de la- préoccu­pation déchéante et que l'angoisse en est la véritable révélation. Partant, l'angoisse ne recèle rien moins que la possibilité

21. Id., p. 422. 22. Id., p. 424. 2.3. Id., p . 426.

ESPACE ET TE!vl:PORALITÉ 125

phénoménologique d'une herméneutique temporelle de l'exis· tence et son déclenchement se confond avec celui de la mise en œuvre factice, c'est-à-dire aussi historique, de la question de Fêtre. Or, nous l'avons vu, l'angoisse qui manifeste l'espace dont l'atemporalité entrave la dérivation du temps mondain, révèle la chair à elle-même, est « physiologiquement » candi· tionnét. Le déclenchement charnel de l'angoisse

_ dont la �acticité

constitue, rappelons-le, un problème ontologtque, d01t alors répondre de l'émergence historique de Sein und ZeiJ. Mais la chair, dans le domaine de laquelle se situe la conceptualité de l'ontologie fondamentale, s'incarne sans être ni temps. Bref, la raison pour laquelle Sein und Zeil ne saurait s'inscrire dans l'histoire de la métaphysique qui y est construite réside dans l'impossibilité de soumettre la chair à l' ekstase temporelle et, s� l'analytique existentiale ne permet pas de comprendre pourquoi la question du sens de l'être n'a pas toujours déjà été posée comme elle a toujours déjà été omise, c'est finalement parce que la chair spatialisante, l'entrecroisée des mains, indifférente au propre comme à l'impropre, en transit la langue et soustrait à la temporalité l'espace qui en irradie toutes les significations.

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x

LE PROBLÈME DE LA CHAIR

ET LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE

La position de la quèstion de l'être au fil conducteur d'une analytique du Dasein dont l'essence �st la compréhension ontologique elle-même marque la fin d'une philosophie exclusi­vement tournée vers l'étant et implique la destruction du concept traditionnel d'homme en tant qu'animal rationnel. Si, comme nous avons tenté de le montrer, Sein und ZeiJ échoue sur le problème de la chair, il nous faut pour conclure en faire ressoni.J:: la néces�ité historiale, établir que l'achèvement de la métaphysique rend nécessaire une pensée de l'incarnation.

La philosophie comprend l'être en tant que présence cons­tante (oùma, rrapouma) qui, source de tout apparaître, consti­tue le fondement de l'étant, son Û1T01CEl!lëVOV, ou subjectum. A condition de ne pas restreindre le sujet à son sens moderne d' égoïté 1 , il est donc possible d'assimiler la métaphysique à la détermination subjective de l'être de l'étant. La fin de la philosophie désigne alors l'instant historiai où les possibilités d'essence de la métaphysique sont épuisées parce que la sub­jectivité a été absolutisée. De quelle façon ? Dans une seètion du cours de 1940 sur Le nihilisme européen sous-titrée « La fin de la métaphysique », après avoir rappelé que la pensée de Nietzsche est une métaphysique de la subjectivité absolue de la volonté de puissance et non de la seule subjectivité absolue, puisque cette dénomination vaut aussi pour Hegel, après avoir distingué l' absoluité de la subjectivité hégélietme comme unité du vouloir et du savoir : esprit, de l' absoluité de la subjectivité

1. Cf. Nietzsche, II, p. 360 sq.

LA CHMR ET LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE 127

nietzschéenne en tant que chair, pulsions et affects : volonté de puissance, Heidegger écrit : « L'essence de l'homme exerce, en chacune de ces deux figures de la subjectivité inconditionnée, un rôle différent. Tout au long de l'histoire de la métaphysique, l'essence de l'homme est universellement et couramment fixée comme animal rationnel. Dans la métaphysique de Hegel, c'est la rationalité, entendue de manière spéculative-dialectique, qui est déterminante pour la subjectivité; dâns celle de Nietzsche, l'animalité devient le fil conducteur. Considérées dans leur unité d'essence historiale, ces deux métaphysiques portent la ratio­nalité et l'animalité à leur validité absolue » 2• L'articulation des positions de Hegel et de Nietzsche délimite la fin de la philoso­phie en tant qu'histoire de l'être. Nietzsche est le complément métaphysique de Hegel parce qu'il élève à la subjectivité absolue la composante animale de l'essence de l'homme que Hegel résorbe dans l'esprit, mais Hegel est le complément métaphysique de Nietzsche parce qu'il élève à la subjectivité absolue la composante rationnelle de l'essence de l'homme que Nietzsche soumet à la chair. Ces deux modes d' absolutisation de la subjectivité divergent selon l'accent porté : Hegel souligne la rationalité et, « si le corps exprime la somme des particula­rités », entreprend de philosopher « à corps perdu »3, Nietzsche insiste sur l'animalité et se demande « si la philosophie en général, jusqu'à maintenant, n'a pas été qu'une explicitation de la chair et une mécompréhension de la chair » 4• Bref, l' absoluti­sation de la détermination subjective de l'être de l'étant, accom­plie dans l'horizon de la définition de l'homme comme Çq,ov Myov ftxov, inaugure l'achèvement de la métaphysique.

Cette construction historiale ne va pas sans quelques difficul­tés herméneutiques, dont la charge est considérable puisqu'elles concernent, par-delà son terme, l'ensemble du destin de l'omo­théologie. Abstraction faite des problèmes relatifs à Hegel qui, concevant la certitude sensible comme un moment de la vie de l'esprit, ordonne la chair au temps vulgaire appareillé à ce même esprit s, et pour que la fin de la philosophie advienne sous la

2. Id., p. 160. 3. « Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling », in Pre·

mières publicat ions, p. 85. 4. Le Gai savoir, préface à la seconde édition, § 2. 5. Cf. Sân und ZeiJ, S 82.

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128 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

double forme indiquée, il faut que Nietzsche n'ait jamais remis en cause l'être de l'homme. Or, malgré les traces d'humanisme qu'on pourrait parfois y déceler, tout l'effort de Nietzsche est de surmonter la version platonicienne de l'essence humaine. Et aurait-il pu penser le surhomme sans être préalablement ouvert à une autre essence de l'homme, voire à une autre pensée de l'essence ? Heidegger ne l'ignore d'ailleurs pas qui précise que, « par le nom de "surhomme", Nietzsche ne vise pas un être fabuleux ou merveilleux mais l'homme qui excède ce qu'il fut jusqu'à maintenant : un homme dont le Dasein et le rapport à l'être sont déterminés par le platonisme sous l'uri quelconque de ses aspects » 6. Enseignant que l'homme est un pont et non un but, Nietzsche ne saurajt par conséquent occuper la place que Heidegger lui réserve au sein de la configuration métaphysique ultime.

Si Heidegger conjoint Hegel et Nietzsche dans l'unité d'une époque, c'est parce qu'il a auparavant identifié l'incarnation à l'animalité et celle-ci à la sensibilité au sens platonicien. Non­obstant le fait que, par toute une face de son discours, Nietzsche semble induire une telle identification, il confie à Zarathoustra le soin de prononcer ces paroles qui soustraient la chair au partage de l'âme et du corps : « ... Chair je suis intégralement, et rien d'autre ; et âme n'est qu'un mor pour quelque chose de la chair. La chair est une grande raison, une pluralité avec un sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Instrument de ta chair est aussi ta petite raison, mon frère, que tu nommes "esprit", un petit instrument et un petit jouet de ta grande raison » 7 • Dès qu'elle est pensée comme une « grande raison », la chair cesse d'être « sensible » et le sur­homme, dont l'ipséité est incarnation, ne se laisse pas plus reconduire à l'homme que Nietzsche à la métaphysique. L'ins­tauration de la fin de la philosophie en tant qu' absolutisation de la subjectivité animale et rationnelle dépend alors d'une inter­prétation du concept dionysiaque de chair dont Heidegger a sans doute pressenti l'insuffisance lorsque, ayant expliqué que l'inversion nietzschéenne du platonisme n'est pas une simple révolution hiérarchique et prélude à une nouvelle expérience du

6. Nietzsche. 1, p. 188. 7. A insi parlaiJ Zarathoustra, 1, « Des contempteurs de la chair ".

LA CHAIR ET LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE 129

sensible 8, il remarque par exemple que « l' animaliré inversée ne vaut plus comme la pure sensibilité » mais « est la chair s'incar­nant, c'est-à-dire riche d'impulsions et les imposant à tout� choses >> 9• Si l'animalité est comprise depuis la chair, celle·ct s'excepte de celle-là et i l devient impossible de décider de la fin de la métaphysique sans interroger la chair.

Le schéma heideggerien soulève une difficulté supplémen­taire. En comprenant l' absolutisation de la subjectivité selon l'unité systématiquement dose de la rationalité et de l'animalité, Heidegger s'interdit de concevoir le statut métaphysique qu'il assigne à l'ego absolu dont la phénoménologie husserlienne thématise l'œuvre constituante 10 et auquel nulle tierce compo­sante de l'essence humaine ne saurait correspondre. Or tout comme l'analytique existentiale du Dasein, celle, intentionnelle, de la conscience vient s'engraver sur le problème de la chair 11• La nécessité d'une pensée de l'incarnation ressort donc autant de l'ontologie fondamentale et de la phénoménologie transcen­dantale que de la morphologie de la volonté de puissance, et la constellation finale de la philosophie doit être circonscrite à partir de la chair. Une telle tâche implique d'abord q�e l' essenc

.e

de l'homme ne soit plus caractérisée dans la perspecuve platoru­cienne qui oppose le corps sensible à l'�me int

_elligibl�, �

déterminée comme sujet, voire comme Dasem, car, stla subJectt­vité n'est qu'une modalité de la présence (rrcxpouoicx) et l'exis­tence toujours temporelle, la chair s'incarne sans être ni temps. Elle requiert ensuite une mutation de la l�ngue. En effet, .�ins de l'être, la temporalité est ipso facto celui de tout a przort et la rétractation du paragraphe 70 de Sein und Zeri signifie qu'il n'y a pas d'a priori possible pour un espace détemporalisé ou une chair qui s'incarne sans être ni temps. La chair, l'espace sont réfractaires au discours philosophique dont l'a priori est la ressource 13 et le problème de l'incarnation se confond d'emblée

8. Cf. Nietzsche, 1, p. 189 sq. 9. Id., D, p. 236. 10. Cf. " La fin de la philosophie et la tâche de la pensée •, in Questions N,

p. 123 sq. 11. Cf. Chair et corps, sur la phénomé110logk de Husserl. 12. Cf. Les problèmes fondamentaux de la phénoméfl()log ie, p. 388 sq, et Nietzsche, II,

p. 170 sq. 13. Cf. Sein tmd Ztit, p. 50, note l.

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130 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

avec celui d'une langue dont l'empreinte métaphysique puisse être oblitérée.

Il ne suffit cependant pas, pour authentifier le problème de la chair� d'en assurer la position à la fin de la métaphysique ; encore faut-il en attester l'émergence à l'aube de son destin, car, s'il est pleinement historiai, ce problème doit, à l'instar de la question de l'être elle-mêm.e, « nous apprendre à saisir les possibilités ouvertes par les "anciens" » 14• Où en trouverons­nous alors la fulguration initiale, sinon là où les Grecs laissèrent transparaître la main ? Où donc la main fut-elle dite avant d'être offerte à ce long silence sur lequel seul Sein und Zezt sut recueillir la pensée " ? Dans la plus vieille parole de l'histoire de l'être, celle d'Anaximandre, dans << le nom le plus ancien » où l'être de l'étant advient à la langue : -ro XPEWV 16•

Nous ne pouvons suivre ici, pas après pas, le cheminement de Heidegger dans l'essai consacré à La parole d'Anaximandre et dont l'interprétation de TÔ XPEwv marque le sommet. Après avoir élucidé ce dont la parole parle : l'être de l'étant, apres avoir montré que la seconde des phrases qui en composent le texte nomme le présent (dos Anwesende) dans le mode de sa présence (Anwesen) 17, éclaire l'être-en-présence depuis J'étant présent, Heidegger aborde l'explication de la première phrase, dont il ne reste que ces trois mots : . . . 1<a-rà TÔ xpewv en indiquant qu'elle doit, à l'inverse, « nommer la présence elle-même et ce dans la mesure où elle détermine le présent en tant que tel » 18. Tô xpewv désigne par conséquent l'être de l'étant, le rapport de )'être à l'étant qui est l'être même, la différence entre l'être et l'étant dont l'oubli donne lieu à la métaphysique : « L'histoire de l'être commence par l'oubli de l'être en ceci que l'être retient son essence, la différence avec l'étant. La différence fait défaut, demeure oubliée. Seul se découvre le différencié, le présent et la présence, mais non pas en tant que le différencié » 19• Le destin de l'être est ainsi remis à la discr�tion de l'en tant que.

14. Id., p. 19. 15. Cf. supra, p. 10 1. 16. « La parole d'Anaximandre », in Chemins qui ne mènent mdle part, p. 296. 17. Id., p. 295. 18. Ibid. 19. Id., p. 297.

LA CHAIR ET LA FIN DE LA MÉTAPHYSIQUE 131

La différence de l'être et de l'étant ne pourrait toutefois jamais être pensée si elle n'avait laissé une trace dans la langue et la parole primitives de l'être, si elle ne s'y était, en quelque man ière, dévoilée. Cela n'implique pas que la différence, à l'origine même de son oubli, soit apparue en tant que diffé­rence, « en revanche, le rapport au présent peut se manifester dans la présence en tant que telle de sone que celle-ci advienne à la parole en tant que ce rapport » 20• Nommant cet unique éclat de l'être, TO xpewv, archaïque vestige de la différence, recèle aussi bien la possibilité de la métaphysique comme oubli de l'être que celle d'une pensée tournée vers sa vérité. Bref, l'interprétation de ro xpewv reconduit à la sécession inaugurale de l'histoire de l'être.

Comment entendre -rô XPE.wv si ce mot nomme la présence du présent, le rapport de celui-ci à celle-là qui s'annonce dans le génitif? Afin d'écarter la traduction usuelle de TO xpewv par « nécessité », Heidegger restitue d'abord le premier nom de l'être à la langue d'où il provient : « Dans xpewv, ·iJ y a xpaw, XPllOIJOL A travers ce verbe parle n xeip, la main; xpaw veut dire : je prends en main (be-handle ) quelque chose, l'approche, lui prête la main. Xpaw signifie donc en même temps : mettre dans la main, remettre en main propre et de la sorte délivrer en main propre (einhand igen und so aushiindigen ), confier à une appartenance. Cette remise en main est cependant telle qu'elle tient dans la main et la confiance et ce qui, avec elle, est confié. » Puis, revenant à la parole d'Anaximandre, il écrit ceci qui en rassemble toute l'interprétation : « Tô XPE.WV est la remise en main propre de la présence, remise en main propre qui délivre en main propre la présence au présent et ainsi tient en main1 c'est-à-dire garde dans la présence, le présent en tant que tel » 1• Ou encore, après avoir traduit TO xpewv par der Brauch, le maintien : « 'der Brauch signifie : remettre en main propre quelque chose à sa propre essence et, comme présent de cette manière, le tenir dans la main qui garde Un der wahrenden Hand) » 22•

Que la main résonne dans l'unique parole conservant trace et mémoire de la différence et transisse la conceptualité de Sein

20. Id., p. 298. 21. Ibid. Cf. Qu'appclie·t-on penser? p. 177 sq.; 183 sq. 22. Id., p. 299.

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1.32 HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

und Zeit qui en est la tardive remémoration, avère à soi seul l'authenticité du problème de la chair. La main par où l'être est remis à l'étant approprie la différence à elle-même, ouvrant du même coup l'espace d'une pensêe autre que mêtaphysique. Et, si la main retentit à'travers le premier mot de l'être, n'est-ce pas avec, pour et à partir de la main, de la chair, que doit être bâti, habité, pensé « le lieu où l'�tre et son essence se portent à la langue » ? Apparaissant de manière aussi effacée à l'origine de l'histoire de l'être qu'au seuil d'un auue commencement, gardant la présence, la chair ne s'offre-t-elle pas désormais à la pensée tel le véritable site de son déploiement ?

« Qu'il mangue quelque chose à ce livre, notait Heidegger à propos de Sein u.nd Zeit, je crois le savoir moi-même. Il en va ici comme de l'ascension d'une montagne qui n'a jamais été gravie. Patce qu'elle est escarpée et inconnue, celui qui s'y aventure rencontre de temps en temps un précipice. Le voyageur s'est soudain égaré. Parfois même il dévisse ... » et, ajoutait Heideg­ger en . guise de vulnéraire : « . . . sans que le lecteur s'en aperçoive - car, après tout, la pagination continue » 2'.

23. Schelltitg, p . .325.

TABLE DES MATIÈRES

I. - La question de l'être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 II. - Neutralité et incarnation . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

III. - La main et le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 IV. - Le toucher et la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 V. - L'angoisse, la chair et l'espace . . . . . . . . . . . . . 65

VI. - L'espace et l'être-avec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 1 VII. - L'entrecroisée des mains . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 1 VIII. - Le discours et l'espace . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104

IX. - Espace et temporalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 X. - Le problème de la chair et la fin de la métaphysi-

que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

Page 66: Didier Franck, Heidegger Et Le Probleme de l'Espace

« ARGUMENTS »

Sa mir Amin, CLASSE ET NATION. Lou Andreas-Salomé, EROS Jean-Marie Apos10lidès, LE ROI-MACHINE. Spectacle tt politiq� au temps de

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par Pierre Vidal-Naquet. Kostas Axelos, ARGUMEI,."fS D'UNE RECHERQΠ- CONTRIBlJf!ON A LA LOGIQUE

- HÉRACLITE ET LA PHILOSOPHIE - HORIZONS DU MONDE- LE JEU DU MONDE - MARX PENSEUR DE LA TECHNIQUE - POUR UNE ÉTHIQUE PROBLÉMATIQUE -VERS LA PENSÉE PLANttAIRE - PROBLÈMES DE L'ENJEU - SYSTÉMATIQUE OUVERTE.

Georges Bataille, L'ÉROTISME. Jean Beaufret, DIALOGUE AVEC HEIDEGGER : I. PHILOSOPfUE GRECQUE -

Il. PHILOSOPHIE MODERNE - III. APPROCHE DE HEIDEGGER - IV. LE CHEMIN DE HEIDEGGER.

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. (1917-1923). Pierre Broué et Emile Témime, LA RÉVOLUTION ET LA GUERRE D'ESPAGNE. Edward Hallett Carr, LA !ŒVOLUTION BOLCHEVIQUE (1917-1923) : I. LA FOR·

MATION DE L'U.R.S S. - Il. L'ORDRE f:CONOMIQUE - ffi. LA RUSSIE SOVIÉTIQUE ET LE MONDE.

François Châtdet, LA NAISSANCE DE L'HISTOIRE. Carl von Clausewitz, DE LA GUUUŒ. Gilles Ddcuze, PRÉSENTATION DE SACHER·MASOCH. Le froid et le crue/ avec le

texte intégral de LA VÉNUS A LA FOURRURE - SPINOZA ET LE PROBLÈME DE l'EXPRESSION.

Wilfrid Desan, L'HOMME PlANÉTAIRE. Gilbert Dispaux, lA LOGIQUE ET LE QUOTIDIEN. Une analyse dialogique des

mécanismes de l'argumentation. Didier Dumas, L'ANGE ET"LE PANTO.\IE. Introduction à la clinique de l'impensé

généalogique. Eugen Fink, LE JEU COMME SYMBOLE DU MONDE - LA PHILOSOPHIE DE NIETZ·

SCHE - DE LA PH�NOM�NOLOGŒ. Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, LES CHM'.BRF..S A GAZ

SECRET D'tt AT. Pierre Fougcyrollas, CONTRADICTION ET TOTALITÉ. Surgissement et déploiements

de la dialectique. Didier Franck, CHAIR Er CORPS. Sur la phénoménologie de Husserl - HEIDEGGER

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'wladimir Granoff, FILIATIONS. L'avenir du complexe d'Œdipe - LA PENS�E ET LE Fb.HNIN.

Jacques Gut:wirrh, VIE JUIVE TRADIT!ONNELLE. Ethnologie d'une communauté hassid ique.

G.W.F. Hegel, PROPÉDEUTIQUE PHILOSOPHIQUE. Rudolf Hilferding, LE CAPITAL FINANCIER. Louis Hjdmslev, ESSAIS LINGI.IISTIQUES - LE. LANGAGE augme-nté de DF.GW

UNGUISTIQUES - PROLÉGOMÈNES A UNE THÉORIE DU LANGAGE suivi de LA STRUCTURE FONDAME."'TALE DU LA"IGAGE.

Roman Jakobson, ESSAIS DE UNGUISTIQUE GÉNÉRALE : I. LES FONDATIONS DU LANGAGE - ll. RAPPORTS 11\'TERNES ET EXTERNES DU LANGAGE - LANGAGE ENFM'TIN ET APHASIE - SIX LEÇOI\'S SUR LE SON ET LE SENS.

Roman Jakobson et Linda Waugh, lA CHARPEI\'TE PHONIQUE DU LANGAGE. Ludovic Janvier, POUR SAMUEL BECKETT. Karl Jaspers, STRINDBERG ET VAN GOGH - Swedenborg-Ho/der/in · Etude psy­

chiatrique comparative, précédé d'une étude de Maurice Blanchot , LA FOUE PAR EXCELLENCE.

Otto Jespersen, LA PHILOSOPHIE DE LA GRAMMAIRE - LA SYNTAXE ANALYTIQUE. Flavius Josèphe, LA GUERRE DES .fi.IIFS, précédé par OU BON USAGE DE LA

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MODERNlT�. Préludes - MÉTAPHILOSOPHIE, Prolégomènes . Moshé Lewin, LE DERNIE.R COMBAT DE LÉNINE. René Lourau, L'ANALYSE INSTITUTIONNELLE - L'ÉTAT-INCONSCIENT. Georg Lukàcs, HISTO!RF.. ET CONSCIENCE DE CLASSE, Essa is de dialectique

marxiste. Herbert Marcuse, EROS ET CIVILISATION, Contrihution à Freud - L'HOMME

UNIDIMENSIONNEL, Essai sur t'idéologie de la société industrie/I.e avancée - VERS LA LIBWTION - L'ONTOLOGIE DE HEGEL ET lA THÉORIE DE l'HISTORICITÉ..

Richard Marienstras, LE PROCHE ET LE LOINTAIN. Sur Shakespeare, le drame Hisabéthaù1 et t'idéologie anglaise aux XVI' et XVU' si?:cles.

Edgar Morin, LE CINÉMA OU L'HOMME IMAGINAIRE. Bruce Morrisserte, LES ROMANS DE ROBBE-GRILLET. Novalis, L'ENCYCLOPÉDIE. Claude Reichler et al., LE CORPS ET SES FICTIONS. Karl Reinhardt, ESCHYLE-EURIPIDE - SOPHOCLE. Harold Rosenberg, LA TRADlTION DU NOUVEAU. Robert Sasso, GEORGES BATAILLE : LE SYSruiE DU NON-SAVOIR. Boris de Schlœzer et Marina Scriabine, PROBLÈMES DE LA MUSIQUE MODERNE. Stuart Sykes, LES ROMANS DE CLAUDE SIMON. Léon Trotsky, DE LA RÉVOLUTION (Cours nouveau · La révolut ion défigurée · La

révolutio11 permanente . La révolulion trah ie) - LE MOUVEMENT COMMUNISTE EN FRANCE (1919-1939) - 1905 suivi de BILAN ET PERSPECTIVES - LA R�VOLU1'ION ESPAGNOLE (1930-1940) - LA RÉVOLUTION PERMANENTE - LA !ŒVOLUT!ON TRAHIE.

Karl Wittfogel, LE DESPOTISME ORIENTAL.

'l 1, l 1 '1 1 l­i! IÎ t! i

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CEl' OUVMGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER LE QUINZE JANVIER MIL NEUF CENT QUATRE·

VlNGT-SlX DANS LES ATEUERS DE NORMM'DIE IMPRESSION S.A. A AU::NÇON ET II\'SC.RIT DANS l.ES

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Dépôt !(:gal : janvier 1986

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COLLECTION «ARGUMENTS » dirigée par Kostas Axelos

HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE L'ESPACE

L'analyse de l'existence que développe Être et· Temps établit le sens temporel de l'étant que nous sommes, du Dasein, en comprenant chacune de ses manières d'être, et notamment la spatialité, comme un mode de la temporalisation. Mais l'espace relève-t-il du temps et pourquoi Heidegger a-t-il finalement déclaré irrecevable sa propre tentative de reconduire la spatia­lité à la temporalité ?

. . La spatialité du Dasein, comprîse à partir dès ustensiles à

portée de· main, présuppose un espace manuel.irréduc'tible à la temporalité puisque la maih, la chair et la . v,i�\;i D:e sont,, pas constituées par le temps. Si la langue de la ·m�ùÎpnysigl;!e, au compte de laquelle Heidegger inscrit l'inachèvement d'Etre et Temps, · est dominée par des significations spatiàlès et que les structures essentielles du Dasein impliquent une référence à l'espace, c'est l'ensemble du projet d'ontologie fondamentale qui est remis en cause. Le Dasein ne saurait avoir un sens exclusivement temporel et le problème de l'incarnation exige que soit repensé l'être de l'homme, les rapports de l'homme à l'être et de l'être à l'homme.

Aussi cene interprétation d'Être et Temps devrait-elle permet­tre de délimiter la fin de la métaphysique à pru.1ir de l'émer- · gence de la question du corps et de la chair.

1 �11 11 111 9 782707 3 1 0651

AUX ÉDITIONS D.B .MtNUIT 7, rue Bernard-Palissy,

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ï500�; p � is ISBN 2-7073·10654 BO F