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Deux enfants tués chaque jour ? Comment un chiffre jamais démontré est devenu une référence Résumé Se poser en défenseur des enfants semble être un puissant moyen d’anesthésier l’esprit critique de son interlocuteur. C’est ce que montre le travail de vérification de la validité du chiffre de « deux enfants tués par jour par leurs parents » annoncé par certains. Ce chiffre revient à énoncer quelque chose de manifestement absurde : que le total des enfants victimes d’homicides par leurs parents est supérieur au total des victimes d’homicides toutes classe d’âge confondues ! Cette affirmation est pourtant reprise depuis des années par des personnalités politiques, des autorités du monde de la santé (Académie de médecine, Haute autorité de santé, Conseil National de l’Ordre des Médecins, etc.) ainsi que par des associations de protection de l’enfance et donc de nombreux journalistes et médias de référence. Le résultat montre que l’on a moins de rigueur face à l’énoncé de ce chiffre que l’on en a par rapport aux propos de Donald Trump. L’auteur Laurent PUECH est assistant social, ancien président de lANAS et fondateur-animateur du site « Secret professionnel et travail social » [http://secretpro.fr/ ] Contact : [email protected] Pour citer cet article Puech L., « Deux enfants tués chaque jour ? Comment un chiffre jamais démontré est devenu une référence », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018 [en ligne]. URL : http://laurent-mucchielli.org/index.php?post/2018/01/24/Deux-enfants-tues- chaque-jour

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Deux enfants tués chaque jour ?

Comment un chiffre jamais démontré

est devenu une référence

Résumé

Se poser en défenseur des enfants semble être un puissant moyen d’anesthésier l’esprit

critique de son interlocuteur. C’est ce que montre le travail de vérification de la validité du

chiffre de « deux enfants tués par jour par leurs parents » annoncé par certains. Ce chiffre

revient à énoncer quelque chose de manifestement absurde : que le total des enfants victimes

d’homicides par leurs parents est supérieur au total des victimes d’homicides toutes classe

d’âge confondues ! Cette affirmation est pourtant reprise depuis des années par des

personnalités politiques, des autorités du monde de la santé (Académie de médecine, Haute

autorité de santé, Conseil National de l’Ordre des Médecins, etc.) ainsi que par des

associations de protection de l’enfance et donc de nombreux journalistes et médias de

référence. Le résultat montre que l’on a moins de rigueur face à l’énoncé de ce chiffre que

l’on en a par rapport aux propos de Donald Trump.

L’auteur

Laurent PUECH est assistant social, ancien président de l’ANAS et fondateur-animateur du

site « Secret professionnel et travail social » [http://secretpro.fr/]

Contact : [email protected]

Pour citer cet article

Puech L., « Deux enfants tués chaque jour ? Comment un chiffre jamais démontré est devenu

une référence », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018 [en

ligne]. URL : http://laurent-mucchielli.org/index.php?post/2018/01/24/Deux-enfants-tues-

chaque-jour

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1 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Remerciements :

A Elsa Melon, assistante sociale et ancienne présidente de l’ANAS, et à Jean Brissonnet, ancien vice-

président de l’Association Française pour l’Information Scientifique, pour leurs relectures critiques.

A Laurent Mucchielli, sociologue, pour ses apports sur les données et méthodes concernant les

statistiques en matière d’homicides, ainsi que son retour sur ce travail.

Sommaire

Introduction ............................................................................................................................ 5

Une désinformation proche de la « Fake News » ............................................................... 7

L’asymétrie de Brandolini .................................................................................................. 9

1/ Confronter le chiffre .......................................................................................................... 10

Un sujet à fort impact émotionnel ........................................................................................ 10

Une donnée facilement accessible sur internet .................................................................... 10

L’absence de questionnement du chiffre .............................................................................. 11

Pourquoi discuter un chiffre alors qu’il parait… fantasque et immuable ? ......................... 11

L’absence d’interrogation, conséquence d’une forme de « délicatesse » ?.......................... 13

Des militants motivés : personnalités, journalistes, associatifs ............................................ 13

Les voix inaudibles du secteur de la protection de l’enfance ............................................... 15

Comment discuter un chiffre lorsque le faire contient le risque d’une disqualification ?.... 16

2/ Principales citations du chiffre et analyse critique ......................................................... 18

Les critères pour apprécier la valeur des affirmations examinées........................................ 18

En résumé ............................................................................................................................ 19

3/ Analyse critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides des nourrissons :

fragilités multiples et extrapolations invalides. ............................................................... 22

I Présentation synthétique de l’étude.................................................................................... 23

L’étude et les différentes publications ............................................................................. 24

Parties hospitalière et judiciaire : une présentation très inégale ....................................... 26

II L’étude hospitalière et ses limites..................................................................................... 28

Une enquête de type rétrospectif ...................................................................................... 28

Le recueil des données et ses failles ................................................................................. 28

Qualité des investigations médicales et des conclusions ................................................. 30

La question des catégorisations ........................................................................................ 31

Le croisement manquant de données ............................................................................... 32

Une étude insuffisante ...................................................................................................... 33

Des résultats chiffrés non-confirmés par une étude plus fiable........................................ 34

III Les extrapolations impossibles ........................................................................................ 36

Extrapolations géographiques .......................................................................................... 36

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2 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Extrapolations dans le temps ............................................................................................ 37

Extrapolations à tous les types de situations de maltraitances ......................................... 40

Extrapolations à toutes les catégories d’âge ..................................................................... 41

Une présentation qui empêche de voir une partie une baisse importante ........................ 44

En résumé ............................................................................................................................. 44

Publications citées dans la partie 3 ....................................................................................... 46

Conclusions ............................................................................................................................. 48

ANNEXES ........................................................................................................................... 51

ANNEXE 1-I .................................................................................................................... 52

Résultats interrogation de Google le 22 juillet 2017 avec les mots clés « Nombre enfants

tués parents » - Les 10 premières occurrences ................................................................. 52

ANNEXE 1-II .................................................................................................................. 53

Nombre d’homicides recensés par la police et la gendarmerie 1995-2016 ...................... 53

ANNEXE 1-III ................................................................................................................. 53

Les homicides sur mineurs de moins de 15 ans 1995-2016 ............................................. 53

ANNEXE 2 ...................................................................................................................... 55

Chronologie et sources des citations du chiffre : 1981 - 2017 ..................................... 55

1981 ........................................................................................................................................... 55

[1] France Soir – La Croix ....................................................................................................... 55

1985 ........................................................................................................................................... 55

[2] Fondation Alexis DANAN – La source du chiffre ? ........................................................... 56

1989 ........................................................................................................................................... 57

[3] Rapport MISSOFFE - Sénat ............................................................................................... 57

1994 ........................................................................................................................................... 57

[4] Docteur Thierry MICHAUD-NERARD, psychiatre, Saint-Pierre de la réunion .................. 58

1998 ........................................................................................................................................... 58

[5] Docteur Georges BANGEMANN, Pédiatre praticien au CHU de Nîmes représentant La

voix de l’Enfant, audition par la commission d’enquête parlementaire sur l’état des droits

de l’enfant en France ............................................................................................................. 58

[6] Rapport BRET - Assemblée Nationale .............................................................................. 59

2002 ........................................................................................................................................... 60

[7] Rapport TUBIANA-LEGRAIN - Académie de médecine .................................................... 60

2003 ........................................................................................................................................... 61

[8] Bilan INOCENTI - UNICEF .................................................................................................. 61

[9] Rapport LORRAIN, Sénat. ................................................................................................. 62

2006 ........................................................................................................................................... 63

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3 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[10] Martine BROUSSE, Directrice La Voix de l’Enfant .......................................................... 63

[11] Valérie PECRESSE, rapporteur – Assemblé Nationale .................................................... 64

[11] Blog - Article Baby P. : à la mémoire de Peter Connelly et tous les enfants martyrisés 64

2008 ........................................................................................................................................... 65

[12] INSERM U750 – Anne TURSZ - Bulletin épidémiologique hebdomadaire ..................... 66

[13] Communiqué de presse Lavoisier-INSERM .................................................................... 66

2009 ........................................................................................................................................... 66

[14] Libération ....................................................................................................................... 66

2011 ........................................................................................................................................... 66

[15] Questions de santé publique/Institut de Recherche en Santé Publique ....................... 67

2012 ........................................................................................................................................... 67

[16] Lettre au Président de la République – Libération ........................................................ 67

[17] Muriel SALMONA, pédopsychiatre. ............................................................................... 67

2013 ........................................................................................................................................... 68

[18] Appel du colloque du 14 juin 2013 ................................................................................ 69

[19] Anne TURSZ, France Info ................................................................................................ 69

[20] Site du magazine ELLE .................................................................................................... 70

[21] La Croix ........................................................................................................................... 70

[22] André Syrota, Président Directeur général de l’Inserm ................................................. 71

[23] André VALLINI, sénateur, président du conseil général de l’Isère. ................................ 71

[24] Valérie Trierwiller, Présidente d’honneur du colloque .................................................. 71

[25] Christiane Taubira, Ministre de la Justice ...................................................................... 72

[26] Anne Tursz ...................................................................................................................... 72

[27] Appel à Monsieur le Premier Ministre pour que la lutte contre la maltraitance des

enfants soit déclarée grande cause nationale 2014.............................................................. 72

[28] Sylvie Lecuivre, médecin pédopsychiatre, AFIREM........................................................ 73

[29] André Vallini, Sénateur et Président du Conseil Général de l’Isère ............................... 73

[30] Gérard LOPEZ - Quotidien 20 minutes ........................................................................... 74

[31] Gérard Lopez, psychiatre ............................................................................................... 74

2014 ........................................................................................................................................... 75

[32] Documentaire France 2 – Parents criminels : l’omerta française .................................. 75

[33] Envoyé Spécial – France 2 .............................................................................................. 76

[34] La Haute Autorité de Santé ............................................................................................ 76

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4 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[35] Rapport présenté à Madame Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la

Santé, par le Docteur Anne Tursz, présidente du comité de suivi du colloque du 14 juin

2013 ....................................................................................................................................... 76

2015 ........................................................................................................................................... 77

[36] Le Parisien ...................................................................................................................... 78

[37] MEDECINS, bulletin de l’ordre national des médecins .................................................. 78

[38] Mme Annie LE HOUEROU, Députée, rapport de la commission des affaires sociales de

l’assemblée nationale. ........................................................................................................... 79

[39] Monsieur Olivier CADIC, sénateur, questions au gouvernement, ................................. 79

2016 ........................................................................................................................................... 80

[40] Wikipedia ....................................................................................................................... 80

[41] Innocence en danger ...................................................................................................... 80

[42] Blog Educateur, ce métier impossible ............................................................................ 82

[43] Site l’Enfant Bleu ............................................................................................................ 82

[44] Fondation pour l’Enfance ............................................................................................... 83

[45] Muriel Salmona .............................................................................................................. 83

2017 ........................................................................................................................................... 84

[46] Muriel Salmona .............................................................................................................. 84

[47] Anne Tursz ...................................................................................................................... 85

[48] France TV infos ............................................................................................................... 85

[49] Le Progrès ....................................................................................................................... 85

[50] Site Dubasque.org .......................................................................................................... 86

[51] Marine Le Pen, candidate à l’élection présidentielle ..................................................... 86

[52] Martine Brousse, Présidente de la Voix de l’Enfant ...................................................... 87

2018 ........................................................................................................................................... 87

[53] Gilles LAZIMI, coordinateur de la campagne contre les violences éducative - RMC 15

janvier 2018 ........................................................................................................................... 87

[54] Europe 1 – Géraldine WOESSNER .................................................................................. 88

ANNEXE 2-I .................................................................................................................... 89

Extrait de Des chiffres et des médias, Dominique Girodet et Pierre Straus ..................... 89

ANNEXE 3-I .................................................................................................................... 91

Les données du CépiDc .................................................................................................... 91

ANNEXE 3-II .................................................................................................................. 92

Evolution des présentations des extrapolations par Anne Tursz ...................................... 92

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5 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Introduction

"Lorsque vous étudiez une question quelconque, ou que vous

examinez une quelconque philosophie, demandez-vous uniquement :

"Quels sont les faits ?" "Et quelles sont les observations qui les

confirment ?" Ne vous laissez jamais détourner par ce que vous

voudriez croire, ou par ce que vous pensez qui serait bénéfique pour

notre société si on se mettait à les croire. Mais regardez uniquement

les faits et rien d’autre. "

Bertrand Russel1

« De ce qui précède, nous devons généralement conclure que, plus un

fait est extraordinaire, plus il a besoin d’être appuyé de fortes

preuves ; car, ceux qui l’attestent pouvant ou tromper ou avoir été

trompés, ces deux causes sont d’autant plus probables que la réalité

du fait l’est moins en elle-même. "

Pierre-Simon Laplace2

.

Un chiffre nous est raconté depuis des décennies. Un chiffre censé nous dire l’état de la protection,

ou plutôt de l’in-protection de l’enfance. Un chiffre qui convoque la société entière, car il serait le

signe de son incapacité à voir ou, pire encore, le déni d’une supposée-réalité aussi objective qu’une

donnée chiffrée peut l’être.

Ce chiffre de deux enfants tués par jour, implicitement ou explicitement sous les coups de leurs

parents, hante le travail social, les médias et la société. Bien que jamais démontré, certains le

diffusent comme un fait, une donnée objective.

Le chiffre que nous étudions ici est en effet cité par des rapports parlementaires (sénat et

assemblée nationale), le conseil national de l’ordre des médecins, la Haute Autorité de Santé, la

Ministre de la Justice Christiane Taubira, Marine Le Pen durant la campagne présidentielle 2017,

l’Académie de médecine, le Président directeur général de l’INSERM, la Fondation pour l’Enfance,

des médecins et autres experts, des parlementaires, des associations de défense des enfants ou

encore des travailleurs sociaux... et de nombreux médias le reprennent. La liste rassemblée dans ce

dossier, bien que loin d’être exhaustive, est longue et, à première vue, impressionnante. Encore faut-

il voir précisément ce qui est dit, et ce qui dans l’affirmation est fondé.

Une part d’entre eux cite une source qui « fait autorité ». Pourtant, à aucun moment cette

« autorité invoquée » ne vaut démonstration. D’autres encore tentent des extrapolations qui se

veulent « sérieuses ». Là encore, l’examen attentif démontre seulement l’absence de… validité du

résultat ainsi obtenu. Et dans certains cas, la volonté d’arriver au résultat annoncé se traduit par des

1 Message aux générations futures, 1959. https://www.youtube.com/watch?v=P5WugeGbRJc

2 Source https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Laplace_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_Gauthier-

Villars,_1878,_tome_7.djvu/30

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6 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

torsions des données, des incohérences dans l’annonce de chiffres différents à peu de temps d’écart.

Enfin, certains ne donnent aucune source. Loin d’éliminer cette question de l’origine du chiffre, elle

la renforce. En tout cas pour ceux qui s’interrogent…

La construction de ce chiffre est basée sur une estimation intégrant, de façon légitime mais dans des

proportions qui ne le sont pas, le fait qu’il y a sous-enregistrement et sous-détection de cas d’enfants

tués. Après tout, nous ne savons pas combien d’homicides ne sont pas détectés comme tels3. Il n’est

donc pas rationnel de dire que ce chiffre est faux. Dans l’attente qu’il soit démontré comme valide, la

charge de la preuve appartenant à celui qui affirme un fait, il est cependant raisonnable de le

considérer comme faux. Car de multiples données permettent de mesurer à quel point il est « hors-

sol » et à contre-sens des tendances que montrent les données fiables quant à la mortalité des

enfants.

Ce chiffre se répand et provoque des effets nocifs, parfois pour les enfants eux-mêmes :

- Il vient renforcer les logiques de défiance de la population envers les professionnels de la

protection de l’enfance. Comment avoir confiance dans un système aussi « mauvais » et,

pire, qui serait, selon certains, composé de professionnels qui ne veulent pas voir ? Il produit

d’ailleurs probablement des effets de réserves dans l’alerte qu’un citoyen peut adresser

lorsqu’il constate une situation de maltraitance : « à quoi bon signaler aux services sociaux,

ils ne feront rien… » C’est un des aspects de la contre-productivité de ce type d’annonces

catastrophistes.

- Il réduit les situations de protection de l’enfance aux cas les plus dramatiques. On oublie ainsi

un élément essentiel : la taille de l’échantillon. Combien d’enfants bénéficiant d’une mesure

de prévention ou protection ? Combien de tensions et de réponses inadaptées aux besoins

de l’enfant trouvent dans les ressources environnementales et institutionnelles les moyens

de les résoudre ? Ce chiffre n’en dit rien. Il cache la forêt des situations qui évoluent loin du

drame.

- Il confond dans une même catégorie des situations où la probabilité est quasi-nulle d’arriver

à un homicide (celle dans laquelle on retrouve tous les enfants car on ne peut jamais garantir

que son parent ne commettra pas un jour un geste fatal…) et celles où il y a des risques

avérés de passage à l’acte avec un tel préjudice.

- Par conséquent, il est un levier pour influer sur la construction des réponses politiques qui,

fondées sur des dispositifs de détection et intrusion toujours plus forts, finissent pas

atteindre à la stabilité même de nombreuses familles et au bien d’enfants que l’on souhaite

pourtant protéger…

- Ce chiffre dénie la qualité du travail mené par les professionnels au jour le jour. L’évolution à

la baisse du nombre d’homicides sur mineurs, tendance forte comme nous allons le voir,

n’est jamais mentionnée : seul ce chiffre de « deux enfants par jour » est censé résumer leur

travail. C’est d’ailleurs aussi une invalidation des différentes évolutions du dispositif législatif

qui, à suivre ceux qui utilisent ce chiffre, n’auraient produites aucun impact significatif depuis

les années 80 sur le nombre d’enfants victimes morts suite à des maltraitances…

3 Sur les limites des statistiques concernant les décès, et plus particulièrement les homicides, voir l’article de

Laurent Mucchielli Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, in Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen-Age à nos jours, Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg, La Découverte, 2009, pages 129 à 161.

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7 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Ce chiffre n’est pas en lien avec la réalité. Mais il pèse sur son évolution.

Une désinformation proche de la « Fake News »

Comme de trop rares autres4, je dénonce depuis longtemps l’absence de fondement de ce chiffre et

ses multiples reprises ici et là. Il fut l’une des raisons pour lesquelles j’ai rapidement quitté le comité

de suivi d’un colloque au Sénat piloté par Anne Tursz5. Le fait d’avoir été associé sans consultation

préalable à un appel reprenant ce chiffre était inacceptable. Je ne souhaitais pas être lié au

renforcement de son apparente crédibilité.

J’ai depuis constaté le succès de sa diffusion, repris un peu partout dans les médias lorsqu’un drame

se produit en protection de l’enfance, ou encore à l’occasion de débats sur la législation, les seconds

suivants trop rapidement les premiers. L’émotion est un levier puissant qui pousse parfois le

décisionnaire politique et le législateur à des modifications de pratiques alors qu’aucune évaluation

véritable n’a permis de les affirmer invalides ou inefficaces…

Je constate que ceux qui agitent « l’épée du scandale » prennent de plus en plus de poids par rapport

à d’autres défenseurs de la protection de l’enfance adoptant des approches non-sensationnalistes.

Depuis au moins le XXème siècle, il existe une approche frontale qui s’appuie finalement sur l’opinion

publique pour imposer une façon de voir le rapport à l’enfant. Ils dénoncent le tabou et le déni des

autorités qui ne font « rien » ou jamais assez, s’appuyant sur des affirmations ou exemples chocs. Il

s’agit de s’emparer de l’émotion du public pour faire valider par le décideur les solutions

souhaitées… Le rôle des médias est essentiel dans cette stratégie. Ce chiffre n’est pas une donnée

mesurée mais un moyen de communication fort efficace.

J’ai souhaité vérifier une nouvelle fois la valeur de ce chiffre. Et j’ai découvert à cette occasion

qu’un tel travail avait déjà été mené une première fois en janvier 1990 par Dominique Girodet et

Pierre Straus, fondateur de l’AFIREM. Ils montraient que ce chiffre était alors sans fondements. Le

résultat de ma recherche montre qu’il l’est toujours en 2017.

Je veux par conséquent que professionnels, médias, élus ou citoyens puissent trouver aussi une

information critique sur ce chiffre. Car, qu’il soit énoncé par des médecins, des associations, des élus

ou des journalistes, ce chiffre constitue une tromperie pour celui à qui il est délivré. A l’heure où

l’on dénonce avec raison les « fake news », peut-être faudrait-il aussi renoncer à répandre un chiffre

qui n’en est pas si éloigné. De fait :

4 Voir par exemple les fortes réserves de Yves Faucoup, consultant dans le domaine de l’action sociale,

exprimées à plusieurs reprises dans ses billets sur Médiapart : Enfance maltraitée : le combat démagogique de la Première Dame (21/6/213), L’enfance manipulée (18/12/2013), La question de l’enfance mal traitée par les médias (14/1/2014) ou son article Enfants martyrisés : les « sociaux » coupables dans la Revue Empan (2015/1 (n°97), p. 122-128.) 5 Voir Un couac dans le comité de suivi du colloque sur la maltraitance des enfants Actualité Sociale

Hebdomadaire n°2386 du 6/12/2013 et Protection de l’enfance : « sur un sujet aussi émotionnel, nous avons besoin de raison », Travail Social Actualités n°37 daté par erreur « Novembre 2012 » (mis en ligne le 27 novembre 2013 sur le site de TSA, accessible via http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/2/09/45/81/TSA/Laurent-Puech-Vallini.docx.

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8 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- il est utilisé par des acteurs étant le plus souvent6 à la recherche de retombées politiques

(organisation nouvelle de la politique de protection de l’enfance et encore de la réponse

pénale), sur des bases que je qualifierai de précautionnistes7 ou protectionnistes et pour

lesquels il n’y a pas de risques acceptables.

- il permet d’attirer l’attention du public par la construction d’une pseudo-information choc,

- l’absence totale de la moindre vérification de son fondement par nombre de ceux qui le

citent les amène à transformer sciemment en « information » ce qui n’a que le statut de

« rumeur ».

- il relève d’une construction qui n’a pas de base solide et minore ou ignore les données

vérifiables.

C’est en cela que l’usage de ce chiffre participe à une forme de désinformation, fut-elle menée par

des gens bien intentionnés. Ce processus cherche à influer sur la décision politique, laquelle, comme

le dit le sociologue Gérald Bronner8, est indexée sur la représentation que les responsables politiques

se font des volontés de l’opinion publique. A l’heure des réseaux sociaux, il est aisé de constater une

réactivité forte de nombre d’internautes très actifs concernant les situations d’enfants maltraités et

qui pèsent sur la décision politique, parfois contre l’intérêt général. L’examen de certains débats

législatifs concernant la protection de l’enfance montre aussi que le législateur peut, comme le

citoyen ou le journaliste, produire un texte avec trop peu de mise en question de l’exposé des motifs

qui nourrit leur réflexion9.

Entre l’opinion publique et le décideur, même si la place des réseaux sociaux devient majeure, les

journalistes et les médias ont jusqu’à aujourd’hui joués un rôle majeur. Sur ce thème qui mobilise

des sentiments forts, et dans un contexte où le temps nécessaire à la vérification manque, les

journalistes peuvent être « piégés ». Comme le souligne Gérald Bronner10, comment alors résister à

cette « idéologie de précaution » qui « prétend toujours qu’il y a urgence à dénoncer, alors qu’il y

aurait parfois urgence à y regarder à deux fois. »

Ce dossier est un appel à y regarder à deux fois. Pour les journalistes, les professionnels, les

institutions, le législateur et les décideurs. Sans oublier le citoyen.

Ce dossier est forcément imparfait donc perfectible, soumis au regard critique des lecteurs. Je le

mesure d’autant plus que je n’ai pu y consacrer que des heures en dehors de mes autres différents

engagements. Même si je repère des points qui nécessiteraient d’être affinés encore, je pense que le

6 C’est par exemple l’objectif des associations de protection de l’enfance tout comme celui de professionnels

de santé tels que Anne Tursz, Muriel Salmona, Gérard Lopez, qui sont cités dans ce dossier. 7 Le précautionnisme est « la doctrine qui sous-tend la volonté d’appliquer partout le principe de précaution

(…). Comme toutes les idéologies, il a de bonnes intentions, mais engendre et engendrera des coûts matériels et humains exorbitants. (…) le mal que produit cette idéologie n’inspire pas l’effroi car il est, d’une certaine façon, indirect et donc socialement invisible. » L’inquiétant principe de précaution, Gérald Bronner et Daniel Géhin, PUF, 2010, page 6-7. 8 Idem, page 60.

9 Voir à ce sujet mon article Drame et émotion en protection de l’enfance : le professionnel et le législateur,

deux approches différentes, Revue Française de Service Social, n°243, novembre 2011, pages 36 à 44. J’y montre comment que chacun des drames présentés pour justifier l’adoption de la proposition de loi sont pourtant sans rapport avec celle-ci... 10

L’inquiétant principe de précaution, Gérald Bronner et Daniel Géhin, PUF, 2010, page 154.

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9 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

résultat et la matière ici proposés sont suffisamment étayés et proposent plusieurs hypothèses assez

solides pour venir dans le champ de la discussion.

Dans la première partie de ce dossier, il s’agira de confronter le chiffre à ses incohérences et

d’interroger l’absence de critique publique quant à sa valeur.

Nous viendrons dans la deuxième partie sur les multiples citations depuis les années 80 jusqu’à nos

jours.

Nous verrons alors qu’une étude tient à partir de la fin des années 2000 une place importante

comme référence chez les défenseurs du chiffre. Cette étude sur les homicides de nourrissons sera

analysée afin que chacun puisse en mesurer la fragilité et les extrapolations in-croyables qui sont

faîtes à partir de ces résultats. C’est l’objet de la troisième partie.

Enfin, nous conclurons avec quelques leçons que nous apprend l’histoire de ce chiffre.

L’asymétrie de Brandolini

Jamais démontré, ce chiffre n’avait jamais été réfuté de façon approfondie, laissant ceux qui l’affirme installer

leur pseudo-vérité. Normal, car s’il faut 15 secondes et une phrase pour énoncer que « 2 enfants meurent

chaque jour sous les coups de leurs parents », il faut beaucoup plus de travail pour démontrer que cette phrase

est fausse. Le contenu de ce dossier le confirme, conformément à la Loi de Brandolini : "La quantité d'énergie

nécessaire pour réfuter du baratin est beaucoup plus importante que celle qui a permis de le créer".

Cette asymétrie se joue à plusieurs niveaux :

« - Asymétrie de l'impact : la diffusion assure au baratin un impact bien plus élevé que tous les désamorçages

qui suivent.

- Asymétrie de la rétention mnésique : la trace laissée dans la mémoire par le baratin est bien plus profonde que

toutes informations qui viendront ensuite le démentir.

- Asymétrie de l'onction : celui qui propage du baratin est oint d'une aura avantageuse, tandis que celui qui

tente de ramener à la raison, est un rabat-joie, un pisse-froid, ou un tâcheron laborieux qui ne comprend rien à

la gloriole de l'info. »

Nous entendrons donc encore le chiffre faux longtemps. Mon espoir est que nous l’entendions un peu moins.

Voir La loi de Brandolini ou le principe d'asymétrie du baratin : un défi pour les scientifiques, Laurent Vercueil, 9

décembre 2016. https://www.echosciences-grenoble.fr/communautes/atout-cerveau/articles/la-loi-de-

brandolini-ou-le-principe-d-asymetrie-du-baratin-un-defi-pour-les-scientifiques

Sur la question de la puissance de diffusion et d’impact de certaines informations/fake, voir La démocratie des

crédules, l’excellent livre de Gérald Bronner (PUF, 2013).

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10 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

1/ Confronter le chiffre

Un sujet à fort impact émotionnel

Selon un sondage récent11, la lutte contre la maltraitance des enfants constitue un objectif plutôt ou

tout fait prioritaire pour 93 % de la population. A la question « Quels sont tous les mots, toutes les

impressions qui vous viennent à l’esprit quand vous pensez à la maltraitance des enfants ? », les mots

qui dominent sont « horreur », « inadmissible », « honte », ignoble », injustice », « inhumain »,

« mort », « lâche »….

Comme le notent les auteurs de ce sondage, la « question de la maltraitance des enfants suscite chez

les français un sentiment extrêmement fort d’indignation et de rejet ».

Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que l’attention soit forte sur la question de la protection

de l’enfance et que l’opinion publique soit inquiète et inquiétée par les données qui circulent parfois

concernant ce sujet. La moitié des personnes interrogées ont d’ailleurs le sentiment de ne pas être

suffisamment informées au sujet de la maltraitance des enfants. 72 % pensent en effet qu’il s’agit

d’un sujet « tabou », dont on ne parle pas… Et, malgré le fait que la protection de l’enfance soit une

politique publique importante en termes de moyens engagés et de dispositions légales, ils sont

quasiment autant (71 %) à trouver que la maltraitance n’est « plutôt pas » ou « pas du tout » prise

en compte par les pouvoirs publics. Sur cette question aussi, une défiance importante existe envers

les institutions.

Une donnée facilement accessible sur internet

Si l’on interroge le moteur de recherche Google avec les mots clés « Nombre enfants tués parent »,

le résultat est sans ambiguïté : sur les 10 liens proposés en première page, 7 donnent le chiffre dans

ses différentes versions (voir Annexe I).

A partir de ce résultat, il est donc probable que :

- celui qui pense déjà que deux enfants meurent chaque jour de la maltraitance de leurs

parents en ressortira conforté, le chiffre étant en apparence confirmé,

- celui qui n’a pas d’estimation sur le sujet en trouvera une apparemment validée, au moins

socialement,

- et celui qui doute de la valeur de ce chiffre aura du mal à trouver des éléments qui en

proposent une approche critique.

11

La maltraitance des enfants, Comment les Français se représentent-ils la maltraitance des enfants, dans quelle mesure y ont-ils déjà été confrontés ? Sondage Harris pour l’Enfant Bleu, septembre 2014

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11 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

L’objectif de cette contribution est justement d’analyser la valeur de ce nombre et par conséquent sa

fiabilité.

L’absence de questionnement du chiffre

C’est un constat aisé à faire. Ce chiffre de rarement l’objet d’un questionnement quant à sa validité.

Dans les médias où je l’ai trouvé mentionné, il ne l’est jamais. Si quelqu’un affirmait qu’il y a en

réalité entre 16 et 18 millions de personnes au chômage, soit 6 fois plus que les chiffres officiels (3

millions à 5 millions selon les catégories prises en compte), l’esprit critique des journalistes, élus ou

citoyens serait immédiatement en alerte. Force est de constater que lorsque on multiplie par 6 et

plus le nombre de décès d’enfants suite à des violences, la vigilance semble s’effondrer. Quelques

pistes peuvent expliquer cela.

Pourquoi discuter un chiffre alors qu’il parait… fantasque et

immuable ?

Affirmer que 2 enfants sont tués par leur(s) parent(s) en France chaque jour, c’est affirmer qu’il y a

730 victimes de ce seul fait chaque année. Il faudrait donc en conclure qu’en 2009, 2010, 2011, 2012,

2013, 2014 et 2015 (victimes des attentats exceptées), il y a eu plus d’homicides sur les mineurs que

ce qu’il y a d’homicide toute classe d’âge (donc mineurs aussi) et causes confondues en France !

Quand le total d’une sous-partie d’un ensemble est supérieur à celui-ci, il y a en apparence un sacré

problème. Et cela ne pousse pas à aller plus loin, tant cela paraît inutile. C’est pourtant une erreur.

Comparaison Total des homicides et « deux enfants par jour »

Sources pour Nombre total d’homicides

Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Homicide#Statistiques_en_France . Les données citées proviennent des statistiques

du Ministère de l’Intérieur. Pour 2015 et 2016, les victimes des attentats ne sont pas comptabilisées dans le total. Pour

2016, le total inclue les homicides et coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort. Insécurité et délinquance en

2016 - premier bilan statistique - Les homicides, InterStats – Ministère de l’Intérieur

https://www.interieur.gouv.fr/Interstats/Themes/Homicides/Insecurite-et-delinquance-en-2016-premier-bilan-statistique-

Les-homicides

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200

400

600

800

1000

1200

1400

1600

Nombre total d'Homicides

Deux enfants par jour

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12 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

La présentation sous la forme de courbes comparées montre l’écart entre les données officielles sur

les homicides sur les moins de 15 ans (sources police/gendarmerie et médicales) et celles annoncées

par les défenseurs du « 2 enfants tués par jour ».

Comparaison chiffres officiels d’homicides sur mineurs de moins de 15 ans et chiffre « deux enfants par jour »

Sources pour le nombre des homicides sur mineurs de moins de 15 ans : Les homicides sur mineurs de 15 ans, par Marie CLAIS, in La note de l’Observatoire national de la délinquance et des

réponses pénales (ONDRP) n°17, octobre 2017. Données provenant de la police et de la gendarmerie. Données du CépiDc, Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès. Ces donnée sur les causes médicales de

décès sont accessibles jusqu’à l’année 2014 sur le site http://www.cepidc.inserm.fr/

L’observation des courbes permet immédiatement de détecter un phénomène étrange : la baisse

impressionnante sur 20 ans du nombre de décès par homicide tous âge confondus d’un côté, et, de

l’autre, la stabilité parfaite durant la même période du nombre de décès d’enfants annoncés par

certains. Les homicides ont baissé de 53 % entre 1994 et 2014, passant de 1406 à 660/an ; celui des

homicides sur enfants annoncé par certains reste identique. Des lois importantes concernant la

protection des enfants sont pourtant venues depuis les années 80 améliorer les organisations et les

pratiques professionnelles. Le nombre moyen annuel d’homicide sur mineurs de moins de 15 ans a

baissé de presque 30%, passant de 79 pour la période 1996-2006 à 57 pour la période 2007-2016.12

Cela est sans effet si l’on en croit les défenseurs de ce chiffre... Cette différence d’évolution entre ces

données (baisse significative des chiffres police/gendarmerie vs stabilité parfaite du chiffre « deux

12

Source Les homicides sur mineurs de 15 ans, par Marie CLAIS, in La note de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) n°17, octobre 2017. Je remercie Laurent MUCCHIELLI pour avoir porté à ma connaissance cette étude au moment de sa parution.

0

100

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1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015

Homicides sur - de 15 ans Deux enfants par jour Cépidc

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13 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

enfants par jour ») tend à poser l’hypothèse que le chiffre de « deux enfants tués par jour » est de

plus en plus éloigné de la réalité13.

D’où la question : le nombre d’enfants victimes d’homicides tel qu’il circule est-il connecté au réel ?

Suivant cette logique du chiffre immuable, les défenseurs de ce chiffre peuvent sans doute déjà

donner les statistiques des années futures : deux enfants tués par jour !

L’affirmation de ce nombre est extra-ordinaire et nécessite donc une preuve plus qu’ordinaire pour

le démontrer. Et je rappelle une des bases de l’argumentation rationnelle : la charge de la preuve

appartient à celui qui affirme. C’est à ceux qui annoncent ce chiffre de porter la démonstration de sa

validité. Comme nous le verrons, de preuves il n’y a pas.

L’absence d’interrogation, conséquence d’une forme de

« délicatesse » ?

Que ce soit chez le simple citoyen ou de la part des médias, le traitement de ce nombre semble faire

l’objet de ce que le sociologue Gérald Bronner appelle une forme de délicatesse14. Il en donne

quelques exemples, dont plusieurs concernant des enfants, dans lesquels une information fausse,

voire manifestement impossible, a circulé sans qu’une interrogation critique vienne en interroger la

valeur. Il semble que face à des informations mettant en scène une situation intolérable (et la mort

d’enfants en est une), un raisonnement objectif la soumettant au doute apparaît comme de mauvais

goût. Nous, et les médias avec, risquons par conséquent de « baisser la garde ».

J’ajouterai que la référence à la catégorie « victime » renforce encore cette tendance. Celui qui

énonce le drame parle implicitement ou explicitement au nom de la ou des victimes. Il « est » la

victime, cet enfant connu ou inconnu des statistiques et tué par ses parents. Dans une société où,

comme le notent Hélène Romano et Boris Cyrulnik15, « il semble que nous ayons tous un « devoir » de

contagion émotionnelle, d’empathie émotionnelle… un devoir maintes fois rappelé… Devoir de

citoyen, devoir démocratique… », il est d’autant plus difficile de questionner l’affirmation de celui qui

semble parler « pour » la victime.

C’est un constat que nous pouvons aisément faire. Lorsqu’il s’agit d’enfants, et de mort d’enfants,

notre raisonnement devient plus difficile, notre esprit critique peine à détecter des informations

fausses. Ce qui nous paraît vraisemblable peut alors plus facilement l’emporter sur le vrai.

Des militants motivés : personnalités, journalistes, associatifs

Ajoutons un autre aspect. La question des enfants et de leur bien-être est un thème qui touche de

nombreuses personnes, pour ne pas dire chacun d’entre nous. Celle de leur protection en mobilise,

de façon puissante, certaines. La représentation des enfants (fragilité-innocence-pureté) est pour

13

Voir à ce sujet le chapitre Extrapolations dans le temps dans la partie 3 de ce dossier. 14

Cascade de délicatesses, Pour la Science - n° 468 - Octobre 2016, Cabinet de curiosités sociologiques, page 10. 15

Je suis victime - L’incroyable exploitation du trauma, sous la direction de Hélène Romano et Boris Cyrulnik, Ed. Philippe Duval, 2015.

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14 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

une part d’entre elles à l’origine de leur volonté d’œuvrer à leur protection. Pour d’autres, c’est un

rapport personnel à la maltraitance qu’elles ont subi durant leur enfance qui va être le moteur de cet

engagement.

Lorsqu’il est public, cet engagement est explicite. Ce sont par exemple les personnalités qui

soutiennent des actions ou associations amplifient la visibilité de cette cause et des organisations

qu’ils parrainent à cette occasion ou de façon permanente. Ce sont aussi les responsables associatifs

représentant par exemple La voix de l’enfant, Innocence en danger ou L’enfant Bleu.

Mais pour d’autres, c’est plus difficilement identifiable par le public. C’est par exemple le cas de cette

journaliste qui, il y a quelques années, m’a contacté pour son projet de réalisation d’un

documentaire sur la protection de l’enfance. Pour me dire à quel point elle était motivée, elle me

disait avoir été victime de maltraitance quand elle était jeune et être membre d’une des associations

citées plus haut. Je ne sais pas si elle a pu réaliser son documentaire, mais ce dont je suis sûr, c’est

que ce parcours et cette motivation n’avaient pas pour but d’être signalés au public. Ce que le public

allait donc voir, c’est la journaliste, pas l’enfant victime qui est pourtant la façon dont elle s’est

présentée à moi.

Autre exemple avec ce médecin engagé en protection de l’enfance qui a vécu de la violence dans son

enfance et qui peut raconter en cercle restreint que la simple violence verbale d’un père envers son

enfant l’a amené une fois à porter un coup à ce monsieur. Dans le débat public, il apparaîtra comme

médecin, pas cet enfant qui a tellement subi la violence qu’il ne la supporte plus mais peut en faire

usage contre un « mauvais parent ».

Quelle que soit l’origine de leurs motivations, ce sont des militants de la cause de la protection de

l’enfance. Et ils sont pour les médias ce que les journalistes appellent des « bons clients » : prompts à

répondre aux sollicitations, sachant passer un message clair car simple. Et aussi suffisamment en

liens pour proposer parfois plusieurs interlocuteurs avec très peu de contacts. Ainsi, depuis 2013, de

nombreux médias auront fait appel à Céline Raphaël et Anne Tursz, la première pouvant parler de

son expérience en tant que victime de maltraitance parentale, la deuxième occupant la fonction de la

scientifique et spécialiste de la protection de l’enfance. Ces deux paroles se complètent et

permettent de « boucler » un article ou un sujet avec moins de difficultés et de temps. Ceci est fort

utile pour répondre aux contraintes de l’exercice journalistique.

Certains militants peuvent développer une énergie considérable et dans la durée pour le combat

juste qu’ils portent. Quitte parfois à produire des effets contre-productifs, comme par exemple

renforcer des situations où des enfants sont victimes de leurs propositions qui déstabilisent certaines

familles. Et aussi à affirmer des choses non-vérifiées, mais qui semblent peu importantes tant que

« c’est pour la cause ».

Ainsi, dans une intervention de 1990, Dominique Girodet et Pierre Straus montraient que les chiffres

sur la mortalité par maltraitance étaient (déjà) sans valeur, et se voyaient opposer par un acteur des

médias un argument illustrant cet abaissement du niveau d’exigence pour une fin supposée bonne :

« Monsieur Robert Solé, éminent éditorialiste du Monde, objecte à nos réflexions que les chiffres sont

nécessaires pour qu’un événement soit crédible et que, même si la plupart des chiffres sont faux, le

problème est de penser juste avec des chiffres faux. » On peut certes « penser juste » avec des

chiffres inexacts mais cependant proches de la réalité. Mais on ne peut cependant plus penser ou

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15 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

alors probablement faux avec des chiffres eux-mêmes faux, ne permettant plus de mesurer l’ampleur

réelle d’un problème, surtout un thème mettant en œuvre des affects forts.

Par un raccourci forcément imparfait, on peut dire que le débat autour de la protection de l’enfance

est animé par deux approches :

- Celle de ceux agis principalement par une éthique relevant principalement de la conviction d’un côté et qui utilisent « l’épée du scandale »16 à coups de chiffres chocs diffusés dans les médias et auprès des décideurs. Ils proposent une vision très sombre, annonçant une réalité qui serait masquée, invisible parce que l’on ne voudrait pas la voir. Leur démarche est accusatrice : les professionnels de l’enfance seraient mauvais17 et trop « familialistes » (entendez qu’ils privilégieraient le maintien dans la famille et la place des parents) aux dépens des enfants, affirmation soutenue par des exemples de situations mais démontrée par aucune étude... et contredite par des parents d’enfants placés qui trouvent les professionnels trop rapides à placer, avec là aussi des exemples de situations. Ils viennent souvent du secteur médical et d’associations militantes.

- Celle de ceux qui agissent principalement sur la base d’une éthique de responsabilité, qui tentent de faire évoluer la protection de l’enfance sur la base d’éléments évalués en resituant la complexité et la diversité des situations. C’est plutôt la majorité des professionnels de la protection de l’enfance.

Bien entendu, l’éthique de conviction n’empêche pas la responsabilité. Mais les réponses entre les

deux sont bien différentes comme l’expliquait Max Weber dans Le savant et le politique. Face à cette

parole et présence forte dans l’espace public, qui ?

De fait, il y a une approche similaire entre des professionnels du médical, du social, du monde

associatif et des médias, qui favorise des interactions défendant que « deux enfants sont tués chaque

jour ».

Les voix inaudibles du secteur de la protection de l’enfance

Dans le secteur professionnel des acteurs de la protection de l’enfance ou du social, ce chiffre est

peu repris. Comme si ce secteur le méconnaissait ou gardait une distance à une donnée pourtant

censée être importante pour lui. Ce chiffre apparaît comme grotesque à beaucoup qui le disent

« entre eux » mais se taisent à l’extérieur. Il est probablement insupportable à d’autres, qui ne

pouvant le mesurer, l’acceptent en silence.

Et quand sa fiabilité est critiquée, la critique ne porte pas18. J’ai par exemple été interrogé pour le

documentaire Parents criminels – L’omerta française (2014). J’apparais et intervient en tant que

16

L’épée du scandale est le titre d’un livre paru en 1961 et signé d’Alexis Danan, journaliste. Il y retrace dans son ouvrage son combat dans les années trente, via son journal, pour dénoncer les violences faîtes aux enfants. Il va créer les comités Alexis Danan pour sensibiliser et alerter sur les mauvais traitements. La puissance de ce militantisme associant la sphère médiatique, associative et citoyenne est aujourd’hui encore à l’œuvre comme nous pouvons le voir dans ce dossier. 17

Voir par exemple le dossier La vérité ne sort pas toujours de La Voix de l’Enfant que j’ai coordonné pour l’ANAS . 18

Voir aussi ci-après le [32] dans le recensement de l’année 2014

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16 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

représentant de l’Association Nationale des Assistants de service social (ANAS). L’enregistrement

s’est déroulé le 26 juin 201319. La journaliste Amal Mogaïzel posait les questions. Elle a parlé des

deux enfants mourant chaque jour de maltraitance. Elle avait assisté avec son équipe au colloque du

14 juin au Sénat, où ce chiffre avait été repris par plusieurs intervenants. J’ai émis en réponse toutes

les réserves concernant ce chiffre jamais démontré, l’absence de vérification par les médias à ce

sujet. J’ai développé ce point durant plusieurs minutes. Cette équipe avait donc au moins quelques

éléments pour prendre de la distance avec ce chiffre, voire enquêter sur sa validité… Rien de cette

partie n’a été gardée (mais il est vrai qu’il y avait beaucoup de matière et de sujets abordés – voir à

37mn30sec). Et au final, le résultat, c’est que le chiffre annoncé, loin d’être interrogé, est au

contraire utilisé et mis en avant comme un élément central justifiant le titre (Parents criminels :

l’omerta française).

De fait, par la nature et la quantité des faits qu’il est censé révéler, ce chiffre semble posséder une

qualité chez ceux qui l’utilisent : celle de son auto-validation du simple fait de son énoncé.

Comment discuter un chiffre lorsque le faire contient le risque d’une

disqualification ?

Ce chiffre est pour certains censé contenir en lui la démonstration indirecte d’un déni de notre

société, de son indifférence, d’une chape de plomb, d’un tabou et même d’une omerta…

« Ce qui est grave, c'est qu'on est toujours en plein déni. » Anne Tursz, Le Parisien, 2 mars 2015.

« Mais au quotidien, c’est plutôt de l’indifférence de la société dont ils font les frais. La psychanalyste Claude Halmos nous explique pourquoi une telle chape de plomb pèse sur le sort de ces enfants. » Psychologies 20

« le sujet reste souvent tabou ». sur le site de France Inter 21.

« Parents criminels, l’omerta française. » Titre d’un documentaire 22 diffusé en 2014.

Par conséquent, interroger la valeur de ce chiffre éveillera chez certains le soupçon de vouloir dénier

la réalité. Par un glissement argumentatif, la remise en question de ce chiffre s’apparente

probablement à une remise en cause de l’importance de la maltraitance et de ses dégâts sur de

nombreux enfants. La culpabilité que nous devrions en ressentir devrait-elle nous inciter à nous

taire, à accepter la « vérité révélée » ? Nous sommes là devant une forme d’intimidation morale qui

peut en effet limiter l’envie de vérifier la réalité du chiffre annoncé.

Ce déplacement du débat sur le terrain moral, avec des accusations fortes et l’usage d’expressions

radicales n’est pas rare quand on aborde le thème de maltraitance et de la protection de l’enfance.

19

Vu la sensibilité du sujet, j’ai enregistré l’intégralité de l’enregistrement avec l’équipe du documentaire. 20

http://famille.aufeminin.com/forum/pourquoi-ne-dit-on-jamais-qu-en-france-deux-enfants-par-jour-meurent-sous-les-coups-fd1797547 21

https://www.franceinter.fr/emissions/le-zoom-de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-18-decembre-2013 22

http://www.france2.fr/emissions/infrarouge/diffusions/22-04-2014_230315

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17 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

L’usage de termes tels que « révisionniste » ou « négationniste » par la chercheuse Anne Tursz23 pour

qualifier des analyses différentes et critiquables d’autres médecins en est un exemple.

Cependant, parce qu’un mot écrit n’est pas auto-validant, parce que même mille fois répété et

repris il n’en devient pas pour autant vrai et démontré, nous devons revenir aux éléments qui le

fondent. Plus encore, nous n’avons pas le droit de ne pas interroger ce chiffre.

Disons-le d’emblée : il est hautement probable que le nombre réel d’enfants victimes d’un homicide

parental est plus élevé que le nombre officiel. Comme pour les homicides en général, on peut

rationnellement penser qu’une part de ceux concernant des enfants n’est pas détectée comme

relevant de cette catégorie. La sous-estimation de la maltraitance létale est donc une hypothèse à

laquelle j’adhère. Le débat ne portera ici que sur la valeur du nombre annoncé de ces victimes,

dont les chiffres 2 par jour/600 par an sont l’expression, chiffre qui, nous allons le voir, circule

depuis au moins les années 80.

23

Anne Tursz dans son livre Les oubliés (2010) utilise ces termes à plusieurs reprises. Voir pages 299, 308, 310 et 312.

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18 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

2/ Principales citations du chiffre et analyse

critique

Cela a été précisé en introduction, ce nombre prend plusieurs formes. Il est parfois donné sous celle

d’un total annuel tandis que d’autres préfèrent un nombre/jour. Autre différence de présentation, il

est à certaines occasions présenté de façon fixe (600 enfants meurent chaque année, 2 enfants

meurent chaque jour), parfois sous la forme d’une « fourchette » approximative (entre 300 et 600

enfants..., 1 à 2 enfants par jour). Néanmoins, quelle que soit la forme choisie ou les années, il

présente une forme de stabilité concernant le « volume » d’enfants concernés par un homicide

parental. C’est en tout cas le constat que l’on peut faire en reprenant des affirmations qui s’étalent

sur plus de 30 années.

Dans cette remontée du temps, nous verrons apparaître aussi certains chiffres différents mais

toujours sur le même sujet. Il y a en effet plusieurs chiffres énoncés et il m’est apparu utile de

montrer l’essentiel de ce qui circule pour voir ce qui est repris ou pas, selon les acteurs mobilisés.

La synthèse présentée dans cette partie se fonde sur l’analyse sur le travail de reprise des principales

citations allant de la première trouvée et datant de 1981, jusqu’à 2017.24 Chacune de ces citations

est reprise avec sa source, classée par ordre chronologique, et décryptée en Annexe 2. Les références

données ici renvoient donc à la position de la citation dans l’Annexe 2 (par exemple : [38] renvoie à la

citation 38 de l’Annexe 2). La quantité des données et des commentaires rendaient plus aisé cette

organisation de leur présentation.

Les critères pour apprécier la valeur des affirmations examinées

Pour chacune de ces affirmations, un niveau de valeur de l’énoncé sera proposé. Pour déterminer

cette valeur, deux premières questions seront posées :

- Une source est-elle citée dans l’affirmation ? - Si oui, cette source est-elle d’une qualité suffisante pour crédibiliser la réalité du chiffre

annoncé dans la citation ?

Il s’agit donc de retrouver la ou les sources fiables, c’est à dire une ou plusieurs études ayant permis

de conclure nettement à cette ampleur du phénomène. Nous devons aussi être attentifs à la

question de l’argument d’autorité, lequel contient un biais puissant : celui de crédibiliser la valeur

24

En fait, il existe une affirmation antérieure. C’est celle de Bertrand Boulin, créateur d’une charte des enfants et qui affirmait dans Libération le 10 février 1977 que 8000 enfants étaient tués chaque année en France du fait de maltraitance… Affirmation tellement fantasque qu’elle ne s’est pas inscrite et n’a jamais été reprise par ailleurs. (Merci à Yves Faucoup de m’avoir signalé cette source à laquelle il avait réagi http://yvesfaucoup.blog.lemonde.fr/2013/06/)

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19 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

d’une affirmation sur une ou plusieurs caractéristiques de l’énonciateur. Il n’est cependant pas une

preuve. Derrière l’énonciateur, on doit trouver un travail, une démonstration solide.

Une troisième question sera donc posée après chaque affirmation :

- La force de l’affirmation repose-t-elle sur l’autorité de celui qui l’énonce ou de la source qu’il cite, ou d’une démonstration fiable ?

Enfin, cette progression dans le temps va nous permettre de détecter les stratégies argumentatives

utilisées par différents auteurs, avec le chiffre « 2 enfants par jour » pour influer sur les pouvoirs

publics et dans le même temps sur l’opinion publique. Car, au-delà de son caractère fondé ou pas, ce

chiffre apparaît surtout comme un moyen performant de communication.

Les citations sont distinguées en trois périodes pour mieux en cerner cette progression :

- 1981 – 2007 : le chiffre apparaît da façon affirmative par des organisations militantes, il est

repris dans des rapports avec une certaine distance.

- 2008 – 2012 : une étude consacrée aux homicides sur des nourrissons est publiée et trouve

un relais dans les médias. Cependant, le sujet reste centré sur l’objet de l’étude, à savoir les

nourrissons de moins de un an. Ce travail va faciliter la « nouvelle jeunesse » du chiffre.

- 2013 – 2017 : la jonction est faîte par l’auteure de l’étude sur les homicides de nourrissons

avec le chiffre de « deux enfants tués par jour ». Cela donne un nouvel élan au déploiement

au succès de ce chiffre.

En résumé

Du côté de ceux qui diffusent ce chiffre

- Le chiffre provient probablement de données anciennes et partielles qui ne permettaient pas de conclure à « deux enfants tués chaque jour ». Cette invraisemblance du chiffre était déjà démontrée en 1981 par le Président de l’Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée (voir [1]).

- Dans ce jeu de reprise, il n’y a le plus souvent pas de vérification sérieuse des données.

- Bien que les données officielles police/gendarmerie, qui proviennent de services qui améliorent en permanence la qualité de leurs investigations, montrent un total dix fois moins important que celui annoncé par le « deux enfants tués par jour » et une baisse du nombre moyen annuel d’homicide sur mineurs de moins de 15 ans, cela ne semble avoir aucun impact sur la crédibilité accordée au chiffre et sa reprise.

- Jusque dans les années 2013, le chiffre va être cité, repris, parfois avec des réserves. Il prend de la consistance par ces multiples citations par des autorités médicales, politiques ou législatives et la continuité de sa présence est entretenue par des associations protectionnistes de l’enfance.

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20 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- On voit par exemple que des informations essentielles sont perdues dans ce jeu de reprises

successives. Ainsi de la vérification par le Président de l’AFIREM en 1981 qui n’est plus citée par la suite. Ainsi aussi, dans un rapport de l’Académie de Médecine (voir [7]) en 2002, où il est expliqué la délicatesse de l’estimation d’un chiffre pourtant repris et qui provient… d’un rapport du Sénat de 1998 (voir [6]). Ce rapport de 1998 citait ce chiffre en se basant sur un autre rapport du Sénat de 1989, lequel annonce pourtant que « les données statistiques disponibles en France demeurent parfaitement inutilisables, tant leur fiabilité reste sujette à caution. » (voir [3]. Du simple fait de reprendre l’estimation et de la citer avec l’autorité de l’Académie de Médecine, alors que les auteurs en mesurent la fragilité, le risque de « validation » s’en trouve renforcé. La Fondation pour l’Enfance, comme d’autres, participera à ce jeu de citation de rapports reprenant des données sans validité (voir [44]).

- La circulation de ce chiffre accolée à une autorité du secteur médical, par la crédibilité qu’elle semble lui conférer, est un des facteurs de sa diffusion. Un rapport de l’Académie de Médecine le cite (voir [7]), mais aussi le Président-Directeur de l’INSERM (voir [22]), la Haute Autorité de Santé (voir [34]), le Bulletin de l’Ordre National des Médecins (voir [37]) et les professionnels de santé Anne Tursz, Gérard Lopez, Muriel Salmona, Sylvie Lecuivre, Gilles Lazimi, etc. Or, chaque analyse de la validité de leurs affirmations amène au même résultat : impossible de trouver la moindre démonstration étayant le propos pourtant énoncé sous une forme clairement affirmative et avec autorité.

- Des responsables politiques ne manquent pas de reprendre et diffuser ce chiffre, ne faisant manifestement que répéter ce qui leur a été dit sans vérification aucune. Marine Le Pen en fait un des arguments de son meeting d’entre deux-tours de sa campagne présidentielle 2017 (voir [51]). Le sénateur André Vallini le défend à plusieurs reprises (voir [23] et [29]) et son collègue Olivier Cadic l’utilise de façon appuyée lors de débats au Sénat (voir [39]). Mais, peut être que le sommet est atteint lorsque la ministre de la Justice en exercice, Christiane Taubira, le reprend à son compte dans un discours consacré à la protection de l’enfance en 2013 (voir [25]).

- Certains auteurs des affirmations ne se soucient que peu de la cohérence de leurs affirmations. Ainsi, le Dr Gérard Lopez donne dans la même année 2013 deux estimations : plus de 1 enfant tué par jour et plus de 2 enfants tués par jour, sans source mentionnée dans aucun des deux cas (voir [30] et [31]). Sa collègue Muriel Salmona, Présidente de l’association mémoire Traumatique et Victimologie, annonce « au moins 700 enfants » tués par an en 2012 (voir [17]), entre 110 et 480 en 2016 (voir[45]) et « au moins 300 » en 2017 (voir [46]). Les données qu’elle cite, quand elle le fait, sont d’ailleurs organisées d’une façon modifiée par rapport aux données d’origine.

- Autre exemple de citations variables selon l’époque, l’Association La Voix de l’Enfant qui en 2006 donne un chiffre de « plus de trois cents enfants » (voir [10]) alors que cette même association annonçait en 1998 de 700 à 800 enfants tués par an (voir [5]). La seule cohérence entre les deux estimations se trouve dans l’absence de source à l’appui. Mais lorsqu’elle commence à faire un travail de recensement médiatique des homicides, c’est un véritable coup de théâtre ! Voici en effet que la Voix de l’Enfant annonce fin 2017 un chiffre de un à deux enfants tués par… semaine, tombant à 50 à 100 homicides par an (voir [52]), invalidant par là même et fort discrètement toutes les annonces, les siennes et celles des autres associations, et chiffres lancés depuis des décennies ! C’est un moment important où une des associations très présentes sur le terrain de la protection de l’enfance vient annoncer des chiffres qui rejoignent les estimations les plus étayées. Un mouvement que je salue et, s’il se confirme, constitue peut-être un tournant.

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21 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- La présentation des donnés tire souvent vers la version la pire de l’estimation proposée. C’est un élément que l’on retrouve dans plusieurs citations analysées en Annexe 2.

- Et quand une explication est donnée sur la supposée-validité du chiffre, elle amène alors à des réserves quant à sa justesse (voir [11], [45], [46] ainsi que toutes les citations basées sur l’étude de 2008 sur les homicides de nourrissons étudiée en partie 3 de ce dossier).

- La publication de l’étude sur les homicides de nourrissons en 2008, et la reprise à partir de 2013 du chiffre « deux enfants tués par jour » par son auteure et une série de personnalités mobilisées par son auteure semblent donner une assise solide au chiffre. Nous passons d’une affirmation portée en avant par les associations, à une « donnée » semblant provenir d’une étude scientifique et portée par une chercheuse.

- Cette étude ne permet pourtant en aucun cas une telle conclusion comme nous allons le voir dans la partie 3 de ce dossier.

Du côté des médias

- La reprise du chiffre est le plus souvent référée à une professionnelle du médical ou une seule étude scientifique (celle sur les homicides de nourrissons). L’autorité de l’interlocuteur et l’étude semblent donc suffire à valider la thèse de deux enfants tués par jour.

- L’aspect scandaleux du chiffre du fait de la gravité de la situation qu’il est censé décrire et le fait de décrire une situation concernant des enfants (période de la vie renvoyant une image de pureté, innocence et fragilité) font du chiffre un outil de communication à forte capacité de susciter l’intérêt d’une partie des journalistes.

- Ce chiffre censé illustrer un « tabou » et un « déni » de notre société circule donc sans grande difficultés, à la différence des données solides et établies en la matière.

- Le contexte de travail des journalistes, souvent marqué par un temps limité à consacrer à un sujet, constitue un frein à une vérification minimale de l’information extra-ordinaire qui est faîte et qu’ils vont relayer.

- Fort heureusement, au moment où est publié ce dossier, une journaliste en charge de vérifier la valeur des informations montre qu’un travail critique est possible. Je constate cependant que ce sont maintenant des services dédiés à la vérification de la crédibilité des informations qui corrigent les informations diffusées par d’autres journalistes. L’examen critique ne pourrait donc exister qu’a posteriori ?

- Le travail d’Anne Tursz occupe depuis 2008 une place essentielle car son étude sur les homicides de nourrissons et ses propos semblent constituer aujourd’hui le fondement apparemment scientifique du chiffre repris et diffusé par les associations et les médias.

C’est pourquoi ce travail sur la chronologie du déploiement de ce chiffre dans l’espace public (voir le détail en Annexe 2) doit être complété par une analyse de l’étude sur les homicides de nourrissons et l’utilisation qui en est faîte.

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22 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

3/ Analyse critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides

des nourrissons : fragilités multiples et extrapolations invalides.

« Sortir « une étude » de son contexte et la réduire à ses résultats en occultant la méthode qui a permis de l’obtenir relève au mieux de la négligence, au pire de la désinformation. Extrapoler les résultats de

« une étude » en dehors du contexte dans lequel ils ont été établis relève de l’ignorance ou de la prise de position et ne devrait se faire

qu’au conditionnel. Pas à l’indicatif. Et toujours en rappelant les éléments de méthodes supportant les résultats. »

Bastien Castagneyrol25

Avertissement : cette partie 3 du dossier peut être lue indépendamment de la partie 2 Confronter le

chiffre. On pourra donc y retrouver certaines données déjà énoncées dans la partie précédente.

Lorsque les résultats de l’étude de l’U 750 de l’INSERM pilotée par la pédiatre et épidémiologiste

Anne Tursz ont été publiés en 2008, ils ont été laissés dans l’ombre par une bonne partie des

différents acteurs professionnels du secteur de la protection de l’enfance. Trop exagérés pour les

uns, ou provenant d’une auteure dont l’engagement est considéré comme menant à des positions

radicales et excessives pour d’autres, ils ont été le plus souvent jugés comme non-pertinents et ne

méritant pas attention.

Ce fut une double erreur. Tout d’abord, c’est une approche critique méthodique qui peut venir

interroger la pertinence d’une étude scientifique. Ni un jugement, ni même plusieurs, quand bien

même ils sont convergents ne le peuvent.

Ensuite, cette position a laissé dans le silence ce travail et ses résultats mais leur a laissé du coup

champ libre pour s’installer comme démontrés dans le champ médiatique. En effet, où trouve-t-on

une analyse critique de cette étude lorsque l’on s’y intéresse ? Nulle part. Incontestée

publiquement, elle peut dès lors paraître incontestable. Par contre, on va trouver une équipe de

recherches qui a une vraie consistance scientifique, des travaux menés sous l’égide de l’INSERM, des

publications dans et à la demande d’institutions sérieuses avec une forte crédibilité scientifique.

C’est ainsi que Anne Tursz et le travail mené par l’équipe de l’U 750 de l’INSERM26 se sont inscrits

comme des références qui ne font pas débat, puisque débat il n’y a jamais eu. En conséquence, à

partir des années 2010, l’appui sur cette publication pour « fonder » l’affirmation de « deux enfants

tués par jour » a été assez « évident ».

Et pourtant, ce travail soulève des questions sur sa teneur et la valeur de ses résultats. C’est donc

une ébauche de travail critique qui est proposée ici.

25

« D’après une étude » : cet imparable argument d’autorité dont il faut se méfier. Slate, 16 mars 2017 26

Anne Tursz, Monique Crost, Pascale Gerbouin-Rérolle, Julien Beauté. Inserm U750, Villejuif, France

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23 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

L’utilisation des travaux de cette équipe Anne Tursz pour valider l’idée du chiffre de deux enfants par

jour tués par leurs parents nécessite la satisfaction de plusieurs conditions :

- Une étude construite sur des données valides, solide sur le plan méthodologique et ses ses conclusions.

- La possibilité d’extrapoler les résultats à l’ensemble d’une population plus large que celle étudiée. Car l’étude en question ne concerne qu’une partie des mineurs : les nourrissons de moins de un an.

I Présentation synthétique de l’étude

L’équipe de l’U 750 de l’INSERM part de l’hypothèse issue de la littérature scientifique internationale

que la part des homicides dans la mortalité infantile est certainement sous-estimée. Il en résulterait

des confusions entre homicides, mort subite du nourrisson et morts de cause inconnue dans la

catégorisation de ces décès.

L’équipe engage alors une étude rétrospective sur les morts suspectes des nourrissons portant sur

les années 1996 à 2000, dans trois régions : Bretagne, Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais. Elle

rassemble les données de l’étude auprès des services hospitaliers accueillant des enfants décédés

(enquête sources hospitalières) et des Parquets (enquête sources judiciaires).

Elle va comparer les statistiques de ces deux études hospitalières et judiciaires aux statistiques du

Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) de l’INSERM.27 Cet organisme

recense chaque année au niveau national les données du nombre et des causes de décès en France.

Parmi les résultats publiés par cette l’équipe de l’U 750, une partie concerne directement le sujet que

nous étudions ici :

« Le recoupement avec les données du CépiDc a montré la sous-estimation des homicides (de 3 à 15

fois plus nombreux que le chiffre officiel, selon l’enquête) ; les diagnostics de morts accidentelles,

morts de cause inconnue et MSN recouvrent souvent des homicides. Le peu de fiabilité des

statistiques de mortalité est en grande partie lié à l’insuffisante collaboration entre secteurs (non

transmission à l’Inserm des informations hospitalières et des instituts médico-légaux). »28

Cette présentation volontairement rapide sera approfondie dans le chapitre II - Les limites de l’étude.

Nous allons en effet voir que plusieurs éléments doivent être interrogés.

27

« Le CépiDc, Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès, est un des nombreux laboratoires de l'Inserm. Les missions essentielles du CépiDc sont la production annuelle de la statistique des causes médicales de décès en France (…), la diffusion des données et les études et recherches sur les causes médicales de décès. » http://www.cepidc.inserm.fr/ 28

Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. 2008 ; 3-4 : 25-28. Téléchargeable sur http://invs.santepubliquefrance.fr//beh/2008/03_04/beh_03_04_2008.pdf

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24 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

L’étude et les différentes publications

Ce travail de recherche va se décliner en plusieurs écrits, de différentes natures, reprenant des

présentations et précisions différentes. Ce sont ces documents qui ont été consultés et vont nous

permettre de mieux cerner le contenu et la valeur de ce travail29.

Janvier 2008

Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. 2008 ; 3-4 : 25-28. Téléchargeable sur http://invs.santepubliquefrance.fr//beh/2008/03_04/beh_03_04_2008.pdf

Cet article scientifique paru dans le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire, revue de l’Institut de

Veille Sanitaire (InVS) est le document central des publications. On y trouve une présentation de

l’étude, de ses résultats et des conclusions qu’en tire l’équipe de recherche.

Quelques années auparavant, une partie des travaux de l’étude auprès des Parquets avait été

publiée dans un rapport pour le Ministère de la Justice.

Juillet 2005

Quelles données recueillir pour améliorer les pratiques professionnelles face aux morts

suspectes de nourrissons de moins de un an ? Etude auprès des Parquets. Rapport à la

Mission de Recherche Droit et Justice. Ministère de la Justice, juillet 2005. Tursz A, Crost M,

Gerbouin-Rérolle P, Beauté J, Romano H.

http://lara.inist.fr/bitstream/handle/2332/1293/INSERM_Rapport_Mortssuspectesnourrisso

ns.pdf?sequence=1

En novembre 2008, Anne TURSZ et Pascale GERBOUIN-REROLLE publient un ouvrage dans lequel sont

repris les données de l’enquête et ses résultats.

Novembre 2008

Enfants maltraités - Les chiffres et leur base juridique en France (Editions Broché, 2011)

Anne Tursz, Pascale Gerbouin-Rérolle. Voir la présentation sur le site

https://www.decitre.fr/ebooks/enfants-maltraites-9782743018924_9782743018924_2.html

En 2009, Anne Tursz publie un article consacré à la maltraitance cachée. Elle y reprend des données

de l’étude.

Juin 2009

La maltraitance cachée : pour une meilleure connaissance épidémiologique

Anne Tursz, Archives de Pédiatrie, Volume 16, Issue 6, June 2009, Pages 936-939

29

Pour une consultation plus large de ses publications, voir la page http://www.cermes3.cnrs.fr/fr/membres/163-Tursz-anne ainsi que https://www.cairn.info/publications-de-Tursz-Anne--55967.htm ou encore https://www.onpe.gouv.fr/chercheurs-protection-enfance/Tursz-anne

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25 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0929693X09742101

En 2010, Anne TURSZ publie un livre dont le titre comme le contenu montrent qu’il relève d’une

démarche engagée dépassant l’étude. Des parts importantes et détaillées de cette étude sont

abondamment utilisées dans le livre. Nous verrons lesquelles.

Mars 2010

Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France, Anne Tursz, Seuil, 2010.

Voir la présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur

En 2011, un rapport est remis à l’Observatoire National de l’Enfance en Danger, qui est un travail

approfondi d’une partie de l’étude, consacré aux trajectoires des auteurs et au traitement judiciaire

des affaires.

Février 2011

"Les morts violentes de nourrissons : trajectoires des auteurs, traitements judiciaires des

affaires"

Rapport remis à l'Observatoire National de l’Enfance en Danger (devenu depuis Observatoire

National de la Protection de l’Enfance), réalisé sous la direction de Anne Tursz (Inserm-

CNRS), avec la collaboration de Pascale Gerbouin-Rérolle, Jon Cook et Laurence Simmat-

Durand, en février 2011

http://www.onpe.gouv.fr/system/files/ao/rapport_Tursz_ao2007.pdf

En 2012, elle intervient lors d’une table ronde et s’appuie notamment sur des données de l’étude.

Juin 2012

Les infanticides : données épidémiologiques. Anne Tursz. Table ronde « L’infanticide ».

Congrès des Sociétés médicochirurgicales de Pédiatrie. Bordeaux, 6-9 juin 2012. Arch Pediatr

2012 ; 19 : 312-313 ;

En 2014, elle publie un article consacré aux infanticides reprenant une bonne part de l’étude sur les

morts suspectes des nourrissons.

Mars 2014

Les infanticides en France : peut-on les repérer, les compter, les prévenir ? Archives de

pédiatrie (Paris) Tursz A. 2014, vol. 21, n° 4, pp. 343-346.

http://www.refdoc.fr/Detailnotice?idarticle=56232898

Enfin, en 2015, en publiant les Actes du colloque du Sénat de 2014, Anne TURSZ reprend l’étude et la

complète de conclusions et extrapolations nouvelles.

2015

Les violences faites aux enfants

Actes du colloque national sur les violences faites aux enfants - Paris, le Sénat, 14 juin 2013

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26 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Anne Tursz, Jon Cook, Ed La documentation française

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/9782110099976/index.shtml

D’autres publications existent mais, du fait de leur écriture en anglais, elles n’ont pas été

consultées dans le cadre de notre travail30.

La présentation, ou plutôt les présentations de l’étude rendent parfois difficile de bien cerner

certains aspects. Elles permettent aussi d’obtenir plus d’informations que celles contenues dans

l’article scientifique principal de janvier 2008. Le format de ce type de publication n’autorise pas à

pousser trop loin la présentation d’un travail et les multiples données qui aboutissent à la production

de « seulement » quatre pages. D’où l’intérêt de pouvoir disposer aussi des données et précisions

complémentaires communiquées dans les autres écrits d’Anne Tursz.

Parties hospitalière et judiciaire : une présentation très inégale

Premier problème, qui apparaît rapidement, celui de l’inégale précision dans la présentation des

deux parties qui constituent la base de l’étude. C’est de la partie hospitalière de l’étude qu’est issu le

facteur multiplicateur X 15. Pour 2 cas recensés comme homicides par le CépiDc, l’enquête en

trouve 32. Cela amènera Anne Tursz à appliquer ce facteur multiplicateur aux données nationales

des homicides de nourrissons, les amenant de 17 recensés comme tels en moyenne par le CépiDc

durant la période 1996-2000 à 255. Ce facteur multiplicateur est mis très en avant dans les

publications autour de l’étude provient de la partie de l’enquête très peu détaillée. Par contre, la

partie judiciaire de l’étude prend une part majoritaire dans les écrits, voire exclusive.

Un simple comptage du nombre de lignes consacrées dans le livre Les oubliés à chacune des parties

de l’étude est particulièrement indicatif. La partie judiciaire représente plus de deux mille cent

(2 100) lignes du livre tandis que la partie hospitalière se situe en dessous des quarante (40) lignes.

Moins que la présentation conjointe des deux études (55 lignes)… Et on ne trouve aucune trace de

données de l’étude hospitalière dans les tableaux en Annexe. Y figurent seulement la partie judiciaire

et d’autres données.

L’article La maltraitance cachée : pour une meilleure connaissance épidémiologique de 2009 présente

aussi quasi-exclusivement les données issues de la partie judiciaire de l’étude. Le facteur

multiplicateur X15 n’y apparaît d’ailleurs pas. Seules quelques données expliquant la sous-estimation

des homicides proviennent de la partie hospitalière.

30

Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Cook J M. Underascertainment of child abuse fatalities in France: retrospective analysis of judicial data to assess underreporting of infant homicides in mortality statistics Child Abuse and Neglect 2010; 34: 534-544. https://www.researchgate.net/publication/222242354_Underascertainment_of_child_abuse_fatalities_in_France_Retrospective_analysis_of_judicial_data_to_assess_underreporting_of_infant_homicides_in_mortality_statistics Tursz A, Cook J M. A population-based survey of neonaticides using judicial data. Arch Dis Child Fetal Neonatal Ed Published Online First: 6 December 2010 doi:10.1136/adc.2010.192278 http://fn.bmj.com/content/96/4/F259.long

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27 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Le constat qui découle de cette situation est simple : la quasi-totalité des informations concernant la

partie hospitalière de l’étude sont contenues dans l’article scientifique du BEH de janvier 200831.

Très peu d’informations sur cette part essentielle du travail est accessible au lecteur. C’est pourtant

celle qui permet à l’auteure d’annoncer que le nombre des homicides de nourrissons est 15 fois

supérieur à celui figurant dans les statistiques du CépiDc.

Pour le dire autrement, la partie la plus « choc » des résultats affichés par cette équipe est celle sur

laquelle on trouve le moins d’informations.

Or, plus une affirmation est extra-ordinaire, plus élevée doit être la qualité de sa démonstration.

Cette situation pose problème et constitue le premier des points qui peut être considéré comme une

limite aux conclusions de cette étude. C’est parce que les résultats les plus diffusés et repris

proviennent de cette partie hospitalière que je vais traiter « seulement » cette part de l’étude.

Cependant, même si elles apparaissent en moins grand nombre que pour la partie hospitalière, des

questions se posent aussi pour la partie judiciaire32.

C’est bien le facteur multiplicateur de la partie hospitalière qui sert à Anne Tursz de « fer de lance »

pour affirmer une sous-estimation du nombre d’homicides de nourrissons mais aussi plus largement

d’enfants :

« En appliquant le facteur de correction proposé à l’issue de la partie hospitalière de notre

enquête (multiplier le chiffre officiel par 15), on obtiendrait un chiffre annuel national

d’homicides pour les seuls enfants âgés de moins de 1 an de 255. »33

« C’est le chiffre noir de la maltraitance en France : deux enfants meurent tous les jours sous

les coups. C’est la pédiatre et épidémiologiste Anne Tursz qui est parvenue à ce résultat. En

compilant les données des tribunaux et d’hôpitaux, cette directrice de recherche à l’INSERM a

estimé à 250 le nombre de décès annuel d’enfants de moins de un an victimes de

maltraitances : « Bien loin des 17 à 20 des statistiques officielles de mortalité », souligne-t-

elle. En extrapolant, elle évalue à 600 à 700 le nombre de décès des moins de 15 ans. Soit

deux par jour. »34

31

Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. 2008 ; 3-4 : 25-28. 32

Par exemple sur le rôle du comité d’expert et des effets de ses conclusions sur les classements dans les différentes catégories, sur la faiblesse des investigations menées dans l’enquête judiciaire pour certains cas et l’effet sur les conclusions judiciaires ou de l’équipe de l’U 750 de l’INSERM, sur le recueil des informations dans les dossiers judiciaires par l’équipe elle-même, etc. 33

Les morts violentes de nourrissons : Trajectoires des auteurs, traitements judiciaires des affaires, Anne Tursz, Inserm—CNRS, Rapport à : L’Observatoire national de l’Enfance en Danger La région Île de France La Fondation pour la recherche en psychiatrie et en santé mentale La Fondation Wyeth pour la santé de l’enfant et de l’adolescent, Février 2011, page 8. 34

Site France Info, Jérôme Jadot, 11 février 2013, http://www.franceinfo.fr/education-jeunesse/le-plus-france-info/maltraitance-quelles-failles-dans-le-systeme-de-protection-infantile-888479-2013-

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28 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

II L’étude hospitalière et ses limites

Plusieurs points de fragilités apparaissent dans cette étude. Par leur nombre et leur teneur, ces

points obligent à une grande prudence quant aux conclusions qui sont tirées de ce travail de

recherche.

Une enquête de type rétrospectif

La méthode d’enquête pour la période étudiée a été celle d’une étude rétrospective. Les auteurs de

cette recherche ont choisi au moment de son élaboration en 2000, de revenir sur une période

antérieure, celle allant de 1996 à 2000. A la différence des études prospectives, qui nécessitent de

suivre des résultats sur la durée de l’étude, les études rétrospectives offrent l’avantage d’avoir des

données déjà existantes qu’il faut recueillir. Cependant, en termes de fiabilité, elles s’avèrent moins

performantes que les études prospectives, du fait de l’ancienneté des données qui engendrent des

risques d’omission de données lors de leur recueil. Ces limites sont précisées par les auteurs :

« L’étude est de type rétrospectif et en comporte les inconvénients (nombreuses données

manquantes, dans les dossiers hospitaliers notamment) (…). »35

C’est une question majeure car la variabilité des résultats est importante et dépend notamment de

la méthode employée. Ainsi, dans sa Revue de littérature - « La maltraitance intrafamiliale envers les

enfants »36 pour l’Observatoire National de la Protection de l’Enfance, Anne-Clémence Schom écrit à

partir de deux articles scientifiques37 qu’il y a aujourd’hui « Consensus de la communauté scientifique

pour encourager la réalisation d’études prospectives qui permettent de renforcer les arguments en

faveur d’un lien de causalité et d’éviter les biais de mémorisation retrouvés dans les études

rétrospectives. »

Nous allons voir ici que la question de la mémoire et de ses limites sont clairement posés dans la

partie hospitalière de l’enquête.

Le recueil des données et ses failles

« En juin 2001, des questionnaires individuels anonymes à remplir pour chaque enfant arrivé décédé

entre le 1- 01-1996 et le 31-12-2000 ont été envoyés par voie postale à tous les services,

accompagnés d’un courrier explicatif. Deux relances postales ont été effectuées (en septembre et

novembre 2001), puis les relances se sont poursuivies par téléphone. Le recueil des données s’est

achevé en mars 2003. Dans les trois régions, 33 services hospitaliers ont été concernés.

35

Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. 2008 ; 3-4, page 28. 36

Voir page 86 de ce rapport publié en aout 2016, téléchargeable via https://www.onpe.gouv.fr/actualite/maltraitance-intrafamiliale-envers-enfants-revue-litterature 37

BENAROUS X., CONSOLI A., RAFFIN M., et al. Abus, maltraitance et négligences : (1) épidémiologie et retentissements psychiques, somatiques et sociaux. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence. 2014, 62, p. 299-312. & BENAROUS X., CONSOLI A., RAFFIN M., et al. Abus, maltraitance et négligences : (2) prévention et principe de prise en charge. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence. 2014, 62, p. 313-325.

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29 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Dans les questionnaires, les pédiatres étaient interrogés sur : les investigations menées ; le diagnostic

porté ; une éventuelle suspicion de mauvais traitements et ses critères ; les décisions prises et actions

entreprises. » (Tursz et al, Janvier 2008, page 26)

Plusieurs remarques à cette description, avec une réserve toutefois. Il est possible que les questions

ou biais potentiels énoncés ci-après aient été éliminés par l’équipe de recherche afin qu’ils n’en

faussent pas les résultats. Mais je n’ai trouvé aucune indication en ce sens dans les différentes

productions consécutives à cette étude.

- Les seuls éléments dont dispose l’équipe de recherche pour cette partie de l’étude, ce sont ces questionnaires. L’équipe n’a pas eu accès directement aux dossiers médicaux. Toutes ses analyses se construisent sur les réponses des pédiatres. C’est une différence importante avec l’enquête judiciaire auprès des Parquets qui a été renseignée à partir d’un accès direct au dossier judiciaire38.

- Les questionnaires sont destinés à être renseignés par les pédiatres des services au moment de l’étude. Si l’anonymat est pour celui qui renseigne le document, le questionnaire ne garantit pas que le répondant soit effectivement le pédiatre du service. De plus, nous sommes possiblement jusqu’à un maximum de sept années écoulées entre les faits et le renseignement du questionnaire (début des cas recensés en 1996 – dernières réponses en mars 2003). Dans la majorité des cas, il y a probablement au moins deux ans avec le plus récent des cas sur lequel porte le questionnaire (envoi en juin 2001 des questionnaires). Plusieurs relances ont été nécessaires pour obtenir l’intégralité des retours, ajoutant aux durées séparant le témoignage sur questionnaire/cas restitué. Des questions sont par conséquent posées concernant la mémorisation et le biais possible qu’il entraîne pour la qualité des réponses.

- Les pédiatres qui ont renseigné le questionnaire étaient-ils en poste au moment des faits ? Il y a potentiellement deux catégories de pédiatres qui ont pu répondre et leur connaissance et implication dans le dossier sont différentes.

- Les investigations menées et le diagnostic porté semblent a priori aisés à retrouver dans un dossier médical. Cependant, il n’est pas certain que tous les actes aient été renseignés ni toutes les pièces parfaitement conservées. Il existe dans la confection des dossiers médicaux et leur archivage des oublis ou erreurs, notamment de manipulation des pièces, que ce soit des dossiers informatiques ou « papiers ». Il peut donc y avoir dans le diagnostic énoncé une reconstruction par celui qui renseigne le questionnaire. L’absence de consultation directe du dossier par l’équipe manque pour garantir la parfaite conformité des éléments renseignés avec ceux du dossier. L’équipe de recherche a bien noté un problème de « nombreuses données manquantes » dans les dossiers hospitaliers39.

- L’« éventuelle suspicion de mauvais traitements et ses critères » sera probablement un élément moins souvent mentionné dans le dossier médical. C’est donc une « information » plus malléable et dont la qualité risque de dépendre fortement de la mémoire, avec un risque majoré de biais de mémorisation. De plus, comme le note l’équipe de recherche dès 2005 en mentionnant les données recueillies dans l’enquête hospitalière : « On constate une importante variabilité et subjectivité des critères de suspicion de maltraitance. »40. Anne Tursz rappelle par exemple une étude montrant qu’il peut y avoir de la part des services

38

« il a été nécessaire de solliciter l’autorisation d’accéder aux dossiers pour lesquels des poursuites avaient été engagées. (…) Pour ne pas surcharger les services des parquets et assurer la confidentialité du recueil des données, celui-ci est entièrement réalisé par notre équipe. » page 11 du rapport à justice, Tursz et al, juillet 2005 39

« L’étude est de type rétrospectif et en comporte les inconvénients (nombreuses données manquantes, dans les dossiers hospitaliers notamment) (…). » Tursz et al, janvier 2008, page 28. 40

Voir Tursz et al., juillet 2005, page 7.

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30 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

médicaux hospitaliers une sur-suspicion de maltraitance selon l’origine ethnique des enfants41. Elle rappelle elle-même que la maltraitance est plus souvent recherchée dans les milieux précaires42. Cela devrait engager à une grande prudence dans l’interprétation des « suspicions » dans les réponses des pédiatres. On verra plus avant que ce n’est semble-t-il pas le cas…

- Même réserves avec les « décisions prises et actions entreprises » pour lesquelles l’inscription dans le dossier n’est probablement pas systématique et dont le souvenir peut varier avec le temps.

- Quel est le contenu du courrier qui a été adressé aux services pour accompagner le questionnaire ? Nulle trace de son contenu. Pour la partie enquête auprès des Parquets, nous trouvons par ailleurs un fac-similé du courrier type du mailing auprès des Procureurs des Tribunaux de grande instance des trois régions d'enquête (Tursz et al, 2005, pages 68 à 70). Mais pour la partie hospitalière, nous ne savons pas. Or, la forme du courrier peut influer sur la façon de relire un dossier et donc de renseigner le questionnaire. Probablement que l’équipe a adressé un écrit « neutre », mais impossible d’en être certain.

On le mesure ici, il existe plusieurs points dans le mode de recueil des données qui sont autant de

biais possibles dans la qualité des données recueillies.

A ce sujet, on notera le peu d’approfondissement de cette question des biais dans l’écrit principal

(Tursz et al, janvier 2008, page 28) et dans les autres écrits. Etonnant, car quand Anne Tursz aborde

le biais de mémorisation, elle le situe logiquement en termes de « problème méthodologiques »

dans le recueil du témoignage avec des effets de sous-estimation possible d’une problématique.43

Mais elle ne revient pas sur cette question qui se pose aussi dans le recueil des données de la partie

hospitalière, qui s’appuie sur des donnés objectivées et aussi une part de souvenirs.

Qualité des investigations médicales et des conclusions

Est-il possible de souligner dans l’étude le manque de qualité des investigations menées sur les

nourrissons décédés et en même temps appuyer sur ces mêmes données imparfaites des conclusions

valides ?

Dans l’article de 2005 (Tursz et al, janvier 2005, pages 26 et 28), un des éléments montré par l’étude

est la sous-investigation médicale notamment dans les situations codifiées mort subite du nourrisson

(MSN) ; pratique de l’autopsie dans seulement 50 % des cas, rareté de la pratique du fond d’oeil44.

L’équipe en retient l’idée d’un facteur possible de sous-évaluation des homicides45. Mais cela

41

Les oubliés, 2010, pages 164-165. 42

Idem, page 138. 43

Voir Les Oubliés, Tursz Anne, 2010, page 178. Le sujet est alors celui du souvenir par les personnes de maltraitances potentiellement subies lors de leur enfance. Or, la validité de la correspondance d’un souvenir avec les faits qui se sont déroulés se pose pour tout témoignage. Celui d’un médecin, surtout quand il a été impliqué et/ou selon le contexte dans lequel il répond (imaginez s’il renseigne le questionnaire après avoir ausculté un enfant victime de maltraitance) pose là aussi une question de méthode quand rien de ce qu’il affirme ne sera vérifié. 44

L’examen du fond d’œil permet de repérer l’existence d’hémorragies rétiniennes, lesquelles sont présentes dans 80 % des cas de syndrome du bébé secoué. Voir https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1095926/fr/bebe-secoue-une-forme-mal-connue-de-maltraitance-aux-consequences-irreparables 45

« (…) près de la moitié des diagnostics de MSN ont été portés sans autopsie (lacune qui est certainement, elle aussi, une nouvelle source de sous-estimation du nombre des homicides) », Tursz et Al, janvier 2008, page 28.

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31 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

pourrait aussi constituer une limite aux résultats affichés de l’étude elle-même : n’y a-t-il donc

jamais de diagnostic indiquant une possible violence à l’origine du décès sur la base

d’investigations pourtant insuffisantes ? Les services médicaux ne se trompent-ils toujours que

dans un sens (sous-estimation de maltraitance) ?

Ce point mériterait aussi d’être éclairé, notamment via la publication de précisions sur les données

rassemblées via les questionnaires reçus pour l’enquête hospitalière.

Des biais toujours dans un seul sens ?

Lorsqu’Anne Tursz évoque de possibles biais concernant les enquêtes hospitalière et

judiciaire, c’est systématiquement dans un seul sens, avec un message implicite : la situation

est pire que vous ne le pensez ! Dans son livre Les oubliés, à plusieurs reprises, concernant

son travail de recherche ou des enquêtes sur la maltraitance, elle invite à penser à une sous-

estimation plutôt qu’à prendre les résultats énoncés avec prudence46 en indiquant une

possible fragilité de l’estimation proposée. Il serait pourtant utile de signifier aussi les limites

qu’introduisent tous les biais possibles. Ainsi, le recueil de données par témoignage contient

à la fois la possibilité d’un oubli et celui d’une construction tardive. Enoncer ce biais devrait

aller de pair avec la précision de tous les effets qu’il peut avoir sur un témoignage, pas

seulement de ceux qui vont dans un sens.

La question des catégorisations

« Le recoupement avec les données du CépiDc a montré la sous estimation des homicides (de 3 à 15

fois plus nombreux que le chiffre officiel, selon l’enquête) »47

Le « 15 fois plus nombreux » correspond au fait d’avoir 32 cas trouvés dans l’enquête hospitalière

contre 2 recensés par le CépiDc pour la même période et la même zone (les trois régions de l’étude).

Cette affirmation d’un nombre d’homicide quinze fois plus nombreux que ceux recensés est portée

dans les médias grand-public. Par exemple, sur le site Le Parisien « Et en enquêtant sur les décès de

nourrissons de moins d'un an survenus entre 1996 et 2000 en Ile de France, en Bretagne et dans le

Nord-Pas de Calais, nous avions démontré que quinze fois plus de bébés de cet âge étaient morts

par homicide que ne l'indiquaient les statistiques officielles. »48

Mais, bien que cela y soit indirectement affirmé, l’article scientifique permet-il de conclure aussi

clairement à l’existence de 32 homicides ?

46

« (…) l’exhaustivité n’a peut-être pas été tout à fait atteinte, compte tenu de l’extrême difficulté du recueil, ce qui renforce d’ailleurs l’affirmation de la sous-estimation des infanticides en France. » (page 100). Voir d’autres exemples pages 176 et 178. Voir aussi page 7 du rapport à justice, Tursz et al, juillet 2005. 47

Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire. 2008 ; 3-4 : 25-28. Téléchargeable sur http://invs.santepubliquefrance.fr//beh/2008/03_04/beh_03_04_2008.pdf 48

Anne Tursz, citées dans l’article Les chiffres chocs de la maltraitance des enfants, 2 mars 2015 http://www.leparisien.fr/societe/les-chiffres-chocs-de-la-maltraitance-des-enfants-02-03-2015-4569293.php

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32 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

En reprenant la catégorie à laquelle correspond ce nombre de 32 cas dans l’enquête hospitalière,

voici ce que l’on trouve :

« Au terme des investigations, le diagnostic porté (tableau 2) a été majoritairement celui de MSN

(dans 62,5 % des cas) ; dans 32 cas (5,3 %), le diagnostic déclaré dans le questionnaire était celui de

mort suspecte d’être d’origine intentionnelle ou certainement violente intentionnelle (MSV). »4950

Les termes sont explicites : nous sommes ici dans un diagnostic qui n’est pas affirmatif d’un

homicide mais d’une suspicion. Evidemment, on peut penser que cette suspicion repose sur des

éléments suffisamment troublants voire parfaitement fiables. Et il y a dans cette catégorie des

homicides. Mais il apparaît impossible d’aller plus loin que la catégorisation, porteuse elle-même

d’une limite quant à la possibilité d’être absolument certain qu’il s’agit bien d’une mort d’origine

intentionnelle ou certainement violente intentionnelle.

Pour la partie enquête hospitalière, nous ne trouvons pas plus de précision que la définition donnée

ci-dessus de la catégorie « MSV ». A noter que cette appellation, construction de l’équipe de

recherche, et cette définition sont apparues tardivement. Nous n’en trouvons aucune mention dans

le rapport de juillet 2005, alors que la matière recueillie dans la partie hospitalière fait déjà l’objet

d’une présentation très proche de celle de l’article de janvier 2008.

Ce rapport de 2005 permet de connaître plus finement ce qui deviendra la catégorie MSV : « Pour

des problèmes d’effectifs et de puissance statistique, on a regroupé pour l’analyse les catégories «

mort suspecte quant à l’intention, mort violente non accidentelle, assassinat, mort par défaut de

soins » sous la rubrique « mort suspecte ou violente ».51

Il apparaît donc que, si la définition adoptée pour la partie hospitalière est de la même teneur, cela

confirme la prudence qu’il est nécessaire d’avoir dans l’affirmation implicite de l’article et des

auteurs de l’étude.

Il n’est par conséquent pas possible de conclure que 32 cas de MSV correspondent de façon

certaine à 32 cas d’homicides. Or, c’est bien l’affirmation-choc qui sera véhiculée plus ou moins

explicitement vers le grand public.

Le croisement manquant de données

L’équipe de recherche a choisi de croiser les données de l’enquête hospitalière et celles de l’enquête

judiciaire avec les données du CépiDc. Cela permettait à l’équipe de comparer l’enregistrement des

homicides fait au niveau de cette base nationale par rapport aux situations qu’elle considère comme

démontrées au niveau des hôpitaux et de la justice.

Il manque pourtant un croisement de données dans cette enquête. Il a été possible d’identifier

chaque cas, permettant de voir dans quelle catégorie le CépiDc l’avait classé. Il était par conséquent

aussi possible techniquement de mesurer si les 32 cas de MSV correspondaient tous à des cas

identifiés par la justice et catégorisés en tant qu’homicide à l’issue du processus judiciaire pénal.

49

Tursz et al, janvier 2008, page 26. 50

Dans le rapport de 2005, contenant déjà quelques éléments de l’enquête hospitalière, les auteurs affirmaient que « Si les pédiatres ont proposé le diagnostic de mort suspecte ou violente dans 5,4% des cas ». Tursz et al, juillet 2005, page 7. 51

Tursz et al, juillet 2005, page 20.

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33 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Cela aurait constitué une forme de démonstration intéressante quant à la fiabilité de la catégorie

MSV hospitalière pour en déduire qu’il s’agissait bien aussi d’homicides. Mais on ne trouve nulle

trace d’un tel croisement. Tous les tableaux comparant les catégorisations sont soit le croisement

CépiDc/enquête hospitalière ou CépiDc/enquête judiciaire. Toutes les affirmations renvoient à ces

deux seuls croisements de données.52

Pourquoi un tel manque ? Les auteurs auraient-ils oublié d’affirmer ce croisement et son résultat s’il

venait en appui de leurs résultats ?

Une étude insuffisante

L’intérêt de l’étude sur les morts suspectes des nourrissons est de montrer combien il y a au moment

de l’enquête (fin des années 90) des améliorations nécessaires en termes de codage des décès,

d’investigations et d’examens exploratoires à systématiser lorsqu’un nourrisson décède.

Cependant, les fragilités de l’étude dans, au moins, sa partie hospitalière ne permettent pas de

suivre l’équipe de recherche dans ses conclusions chiffrées. La méthode d’enquête rétrospective et

les limites intrinsèques qu’elle contient, mais aussi les conditions spécifiques de recueils et de

traitement des données propres à cette étude aboutisse à un chiffrage loin d’être irréfutable.

Si l’on peut suivre les conclusions quant à la sous-estimation du nombre d’homicides dans les

données du CépiDc, il est difficile d’en mesurer précisément la proportion avec cette seule étude53.

On notera d’ailleurs ce qui ressemble à de la prudence de la part de l’INSERM dans son communiqué

de presse54 du 9 décembre 2008 présentant le livre «ENFANTS MALTRAITES. Les chiffres et leur base

juridique en France, d’Anne Tursz & Pascale Gerbouin-Rérolle. Alors que le livre contient les

résultats55 de l’équipe U 750 de l’INSERM le texte du communiqué précise :

« La sous-estimation des homicides de nourrissons de moins de 1 an est telle qu’on peut

proposer une correction du chiffre officiel annuel en le multipliant par 3 à 10 environ, soit des

effectifs de 30 à près de 200 cas par an environ. »

L’étude de l’U 750 nécessitait un autre travail de recherche pour voir si ses résultats chiffrés étaient

retrouvés ou pas. Et il se trouve qu’il existe un travail qui amène des réponses mais se trouve trop

souvent ignoré.

52

Voir la partie « Recoupement des différentes données », Tursz et al, janvier 2008, page 26. 53

A noter que la sous-estimation des homicides dans les données de l’INSERM est un fait connu et déjà montré par Nicolas Bourgoin et Alfred Nizard dans leur article Mortalité violente : la France mal placée, paru dans le bulletin de l’INED Population & Sociétés n°289, avril 1994. Partant des données de ces auteurs, Laurent Mucchielli chiffre « la sous-estimation de la statistique sanitaire des homicides entre 40 et 45 % ». Voir Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, Mucchielli L., in Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen-Age à nos jours, Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg, La Découverte, 2009, page 133. 54

http://www.inserm.fr/espace-journalistes/enfants-maltraites.-les-chiffres-et-leur-base-juridique-en-france 55

Voir page 80 la présentation des résultats dont on peut aisément déduire les facteurs correctifs x15 de l’enquête hospitalière, dont les résultats ont été publiés quelques mois plus tôt. On remarquera aussi dans cet ouvrage que seule l’enquête judiciaire fait l’objet d’une présentation détaillée des résultats dans la partie consacrée spécifiquement à l’étude U 750 de l’INSERM (pages 121 à 126).

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34 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Des résultats chiffrés non-confirmés par une étude plus fiable

L’étude de l’U 750 de l’INSERM a par ses résultats contribuée à ce que l’Institut de Veille Sanitaire

(InVS) lance une étude sur Les morts inattendues des nourrissons de moins de 2 ans, sur la période

allant d’octobre 2007 à septembre 200956. Elle a été menée sur 17 départements représentant 38,5

% des naissances pendant les deux années d’étude. C’est une étude prospective, qui comporte aussi

des limites mais moins importantes que celles de type rétrospectif. Ainsi, les données étaient

recueillies dès la découverte du corps. Ensuite, le Centre de référence où l’enfant était transporté

recueillait les antécédents personnels et familiaux, la liste des examens réalisés et la classification du

décès.

Ses résultats57 en termes d’homicide sont les suivants : « Dans notre étude, seul le décès d’un cas de

moins d'1 an était clairement identifié comme lié à la maltraitance parmi les 182 enfants

suffisamment explorés, 8 autres enfants étaient suspects de maltraitance, ainsi que 2 enfants dirigés

directement vers l’IML »58. On remarquera l’approche prudente de cette équipe de recherche qui

précise les incertitudes concernant d’autres cas pour lesquels il n’a pas été possible de conclure mais

où la suspicion est présente.

De même, elle utilise à plusieurs reprises l’expression « nous ne pouvons exclure » pour énoncer que

des cas ont pu échapper au repérage des situations dans lesquelles c’est la maltraitance qui a

entrainé la mort du nourrisson. Enfin, elle propose une fourchette dont on mesure les incertitudes

dans la formulation même choisie par l’équipe : « L’un dans l’autre, le taux de maltraitance de notre

enquête se situe vraisemblablement entre 4 % et 8 %. »59 En fait, cette extrapolation semble être le

résultat de l’addition du seul cas certain, des cas où il y a suspicion (8 + 2), portant à 11 cas (6%) le

total potentiel mais sans certitude aucune. Et comme des cas ont pu ne pas être détectés du tout, on

voit que l’équipe tente de cerner ce qui ne peut l’être. D’où « l’un dans l’autre », une fourchette

allant du simple au double sans que l’on puisse le démontrer même dans sa version minimale.

Analysant les écarts entre les chiffres très différents proposés dans diverses enquêtes (dont celle de

l’U 750 de l’INSERM), l’équipe a la prudence de conclure à ce sujet :

« Cette incertitude sur les chiffres de la maltraitance du fait de l’exploration insuffisante des

enfants plaide en faveur d’un transport obligatoire de tout décès inattendu d’enfant de moins

2 ans en Centre de référence pour une exploration comprenant un squelette complet, un fond

d’oeil et dans toute la mesure du possible une autopsie (obligatoire si suspicion de

maltraitance), ou à défaut une imagerie cérébrale. »

56

Bloch J, Denis P et Jezewski-Serra D et le comité de pilotage. Les morts inattendues des nourrissons de moins de 2 ans – Enquête nationale 2007-2009. Saint-Maurice: Institut de veille sanitaire; 2011. La synthèse et l’étude sont disponibles via http://www.invs.sante.fr 57

Notons que les observations de l’étude de l’U 750 de l’INSERM sont retrouvées par cette équipe, notamment en matière de manque d’explorations systématiques (autopsie et fonde de l’œil), même si les taux de pratiques de ces actes en 2007-2009 se sont significativement améliorés par rapport aux résultats pour la période 1996-2000. 58

Idem, page 41. 59

Idem, page 41.

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35 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

La seule certitude est que sur 183 cas suffisamment explorés60, un seul autorise à établir un lien de

causalité entre maltraitance et décès. S’il est possible qu’un ou plusieurs autres cas pourraient

relever de cette catégorie, cela reste au stade forcément insatisfaisant de la seule suspicion.

L’étude de l’InVS adopte une approche différente de l’étude de l’U 750 de l’INSERM, cette dernière

étant nettement plus affirmative même dans les cas où il ne s’agit que de suspicions.

Rappelons en effet que sur 619 décès recensés dans l’enquête hospitalière de l’U 750 de l’INSERM,

l’équipe aboutit à 32 cas du fait de maltraitance (homicide), soit 5,3 % de l’ensemble. Mais l’équipe

ajoute :

« Si le diagnostic de MSV n’a été affirmé que dans 5,3 % des cas, lorsqu’on prend en compte

tous les cas dans lesquels on a observé des lésions fortement évocatrices de violences

(fractures d’âges différents, arrachements épiphysaires, ecchymoses multiples, association de

lésions cutanées et de fractures…), le pourcentage de MSV passe à 7,7% (45 cas) ; enfin,

lorsqu’on inclut aussi tous les cas dans lesquels le pédiatre a déclaré avoir soupçonné des

mauvais traitements (même si ce n’est pas le diagnostic finalement déclaré), le pourcentage

de MSV est de 16,3 %. Finalement ce sont 101 décès qui posent problème. » (Tursz et al,

janvier 2008, page 27)

Si l’on souhaite rapprocher les résultats entre les deux études, voici le comparatif que l’on peut faire

catégorie par catégorie :

Catégories* CERMES 1996-2000

Etude rétrospective

InVS 2007-2009

Etude prospective

Nombre de cas d’homicide 32 (5.3%) 1 (0,5%)

Nombre de cas homicide et

éléments amenant au soupçon

d’homicide

45 (7,7 %) 11 (6%)

Nombre de cas possibles

d’homicides

101 (16,3 %) 7 à 14 (4 à 8 %)

* Les catégories sont définies par mes soins pour rapprocher celles de l’étude de l’U 750 de l’INSERM et celles

de l’étude InVS.

Toutes les catégories montrent des résultats (très) nettement moins élevés dans l’étude InVS que

dans l’étude de l’U 750 de l’INSERM :

- 10 fois moins pour le nombre d’homicides, - 22 % en moins dans la catégorie « homicides + éléments fondant un soupçon » - 2 à 4 fois moins pour l’estimation du nombre possible d’homicides.

En termes de couverture médiatique, il est aisé de constater que les résultats de l’étude de l’InVS

n’ont quasiment pas été relayés, à la différence de ceux de l’équipe d’Anne Tursz.

60

Un niveau de qualité d’exploration qui n’est pas nécessairement atteint pour les cas de l’enquête CERMES.

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36 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

III Les extrapolations impossibles

Malgré la prudence qu’il conviendrait d’adopter quant à la solidité des résultats obtenus par l’équipe

de l’U 750 de l’INSERM, et notamment quant à son facteur multiplicateur « x15 », nous allons au

contraire voir progressivement Anne Tursz développer une sélection du facteur multiplicateur et une

quadruple-extrapolation.

La sélection du facteur multiplicateur, c’est celle de mettre en avant le x15 de la partie hospitalière

plutôt que le x3 de la partie judiciaire. En effet, les résultats de la partie judiciaire montrent qu’il

faudrait multiplier les chiffres du CépiDc par trois pour arriver au total des homicides trouvés par la

justice pour la même période et les mêmes régions de l’étude. Or, dans le débat public, le facteur x3

n’apparaît quasiment jamais. Il est probablement moins « choc » et donne des résultats en nombre

d’homicides bien moins élevés.

Est-ce pour cela qu’Anne Tursz met prioritairement, voire exclusivement le x15 en avant, lorsqu’elle

vient dans l’espace public via les médias ? C’est en tout cas ce que l’on pourrait comprendre en lisant

ce passage de son livre Les oubliés61 :

« On est ainsi conduit à faire, de façon aussi rigoureuse que possible, des extrapolations qui

sont nécessaires si on veut convaincre les pouvoirs publics que la maltraitance n’est pas un

problème numériquement marginal, ce qu’à l’évidence elle n’est pas. »

Le choix du facteur x15 et la mise de côté du x3 montrent rapidement que les extrapolations

répondent à une logique de combat par la communication choc (« convaincre les pouvoirs publics »)

qui a pour prix l’éloignement de la rigueur pourtant annoncée. L’éthique de conviction semble ici

l’emporter sur l’éthique de responsabilité.

Faire une extrapolation, extraction d’une généralité à partir de données partielles, cela a des limites.

Les extrapolations présentées comme rigoureuses par Anne Tursz sont fragiles, et même fantasques

pour certaines.

La première est une extrapolation géographique. Celle qui applique au niveau national des résultats

concernant trois Régions, surtout lorsque l’étude a montré l’importance des différences de pratiques

des services hospitaliers d’un secteur à l’autre… La deuxième est une extrapolation dans le temps.

Elle revient à appliquer le facteur multiplicateur trouvé pour la période 1996-200 aux chiffres

d’aujourd’hui. La troisième consiste à extrapoler à partir d’un facteur concernant des situations

supposées d’homicides à ces situations de maltraitances à enfant qu’elle qu’en soit la nature et les

effets. La quatrième consiste à appliquer le facteur multiplicateur trouvé concernant les nourrissons

à toutes les catégories d’âge des mineurs.

Extrapolations géographiques

Les auteurs de l’étude ont choisi trois régions : l’Ile de France, le Nord-Pas de Calais et la Bretagne. Ce choix est-il fondé sur la représentativité démographique de ces trois régions permettant de tirer des conclusions nationales ? Non. « L’enquête hospitalière a été menée au niveau national, puis, pour

61

Page 139, Tursz A., 2010

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37 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

des raisons de taux de réponse à cette enquête, celle auprès des parquets n’a concerné que la Bretagne, l’Ile-de-France et le Nord-Pas-de-Calais. »62 C’est donc du fait des taux de réponses probablement meilleur dans ces trois régions que vient le choix du territoire de l’étude. Cela pose un problème qui peut s’avérer être un biais de plus pour l’étude. Extrapoler des résultats au niveau national à partir de donner locales nécessite de satisfaire à une condition : celle de la représentativité des données locales pour établir une extrapolation nationale. Il en va de même en matière de sondage : si l’échantillon n’est pas représentatif de la population, ses résultats ne peuvent être fiables au-delà des personnes interrogées pour le sondage. Dans un article sur les homicides dans la France contemporaine63, Laurent Mucchielli rappelle que « le phénomène homicidaire est inégalement réparti sur le territoire métropolitain »64.montre à travers trois cartes géographiques sur trois périodes que les taux d’homicides tous âges confondus (Nombre/100 000 habitants) varient fortement d’un département à l’autre, et que c’est une constante dans le temps. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’il en va de même pour les homicides sur les enfants de moins de un an, dont nous savons que l’évolution est proche de celle des homicides tous âges confondus. Le travail de cartographie de Laurent Mucchielli montre que, pour la période 2003-2007, la moins éloignée de la période d’étude qui nous intéresse, la plupart des départements de l’étude se situent dans des zones avec des taux d’homicides importants. En fait, plus le taux d’homicide progresse, plus les départements de l’étude représentent une proportion importante :

- 11 % des 44 départements avec un taux moyen d’homicides de 2.48/100 000, - 16 % des 48 départements avec un taux moyen de 3.8/100 000, - 33% des 3 départements avec un taux moyen de 7.39/100 000.

Le constat est simple : parmi les départements de l’étude, il y a une probable surreprésentation des départements avec les taux d’homicides parmi les plus élevés. Cela doit inciter d’autant plus à la prudence en matière d’extrapolation des données de l’enquête à un niveau national. Ainsi, à chaque fois qu’Anne Tursz évoque 250 homicides de nourrissons au niveau national sur la base de son étude sur trois régions, nous sommes bien plus proches d’une spéculation très fragile que d’une extrapolation solide.

Extrapolations dans le temps

Peut-on en 2017 évoquer la recherche fondée sur des données datant de 20 années en arrière sans

la relativiser ? Depuis la période 1996-2000, les pratiques hospitalières n’ont –elles pas évolué ?

Cette possibilité était pourtant déjà évoquée dans l’article de 2008 : « les données analysées

concernent les années 1996-2000 et les pratiques professionnelles peuvent éventuellement avoir

évolué depuis. »65

Transposer les résultats de cette étude à 2017 pose donc problème en soi.

62

Tursz et al, janvier 2008, page 26. 63

Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, Mucchielli L., in Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen-Age à nos jours, Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg, La Découverte, 2009, pages 129 à 161. 64

Idem, page 138. 65

Tursz et al., janvier 2008, page 28.

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38 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

La Haute Autorité de Santé a élaboré en mai 2007 des Recommandations de la Haute Autorité de

Santé (HAS) pour la prise en charge en cas de mort inattendue du nourrisson66. Elles visaient à

améliorer les pratiques dont la faiblesse et les carences avaient été soulignées notamment par

l’équipe de l’U 750 de l’INSERM.

Il devrait être mentionné que les résultats de l’étude de l’InVS pour les années 2007-2009, soit dix

ans après, montrent une amélioration des pratiques même s’il reste de la marge pour se rapprocher

des recommandations de la HAS :

« L’autopsie, qui est l’élément majeur de l’investigation, n’a été réalisée que dans 72 % des cas, le

refus des parents étant plus ou moins fréquent selon les départements. En comparaison, Anne Tursz a

relevé la réalisation d’une autopsie dans 60 % des cas en 1996-2000 »(…) « Dans notre série, le fond

d’œil avait été fait dans 6 % des cas, contre moins d'1 % dans l’étude d’Anne Tursz »67.

Enfin, dix ans après la recherche de l’InVS, nous pouvons poser l’hypothèse que la qualité des

investigations médicales déclenchées à l’occasion de décès de nourrissons, et plus largement

d’enfants en bas âge, a continué à s’améliorer. C’est un mouvement que laisse supposer

l’accentuation de pratiques de plus en plus référées à des protocoles, mouvement qui touche le

monde médical et hospitalier en général, avec des procédures d’évaluations.

Ajoutons que le nombre d’homicides tous âges confondus a fortement chuté en métropole depuis

la fin des années 90. Ainsi, de 1996 à 200068, nous trouvons un total de 5099 homicides, soit 1020 par

an en moyenne. Pour la période 2011-201569, on trouve un total de 3414 homicides, soit 683 par an

en moyenne. Entre ces deux périodes, nous avons donc une baisse de 33%. La baisse est plus

importante encore en proportion de la population du fait de la croissance démographique sur cette

période.

D’autres indicateurs montrent une baisse très importante du nombre d’homicides, notamment chez

les mineurs de 15 ans en Ile-de-France70 ou encore au niveau national. Ainsi, dans son étude sur les

homicides sur les mineurs de moins de 15 ans, l’ONDRP71 décrit clairement la baisse observée dans

les chiffres police/gendarmerie : « (…) sur la période 1997 - 2006 ce nombre s’élevait en moyenne à

79 cas par an, tandis que pour la période 2007 - 2016, le volume moyen était de l’ordre de 57

homicides enregistrés chaque année. » L’ONDRP qualifie donc de « baisse structurelle » la dynamique

sur les 20 dernières années. L’étude porte plus particulièrement sur l’année 2015, qui constitue un

pic avec 75 homicides (contre 56 en 2014 et 57 en 2016) et 32 victimes de coups et blessures

volontaires suivi de mort comprenant les coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans

66

https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_533467/fr/prise-en-charge-en-cas-de-mort-inattendue-du-nourrisson-moins-de-2-ans 67

Bloch J, Denis P et Jezewski-Serra D et le comité de pilotage. Les morts inattendues des nourrissons de moins de 2 ans – Enquête nationale 2007-2009. Saint-Maurice: Institut de veille sanitaire; 2011, page 42 du rapport. http://www.invs.sante.fr 68

Voir la page wikipedia à ce sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Homicide#Statistiques_en_France 69

Les 147 victimes des attentats de 2015 ont été retirées du total. 70

Voir l’étude de 20 années d’activités de l’Institut Médico-Légal de Paris (1994-2013) qui montre une baisse de 62% du nombre de mineurs victimes d’homicides. https://www.inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/ondrp/focus/focus-9.pdf 71

Les homicides sur mineurs de 15 ans, par Marie CLAIS, in La note de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) n°17, octobre 2017. Page 1.

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39 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

intention de la donner72. Le total dépasse donc de façon tout à fait exceptionnelle le seuil de 100

mineurs de moins de 15 ans tués (107 exactement), soit environ 2 enfants par semaine cette année

là. La part des mineurs de moins de un an est sur-représentée puisqu’elle représente 32% des

homicides de moins de 15 ans et 60 % des victimes (19/32) de coups et blessures ayant entraîné la

mort sans intention de la donner. On pense évidemment au syndrome du bébé secoué.

Cette étude permet aussi de mesurer que les homicides de mineurs de moins de quinze ans se

déroulent pour moitié hors du domicile et ne sont pas toujours causés par un parent : « Une relation

familiale était avérée entre l’auteur et la victime dans près de trois quart des cas (…). Ce lien était

présent dans 16 des 21 affaires impliquant un enfant de moins d’un an. »

Les données du CépiDc montrent elles-aussi une baisse importante entre les périodes 1996-2000 et

2010-2014, dernière année disponible. Pour les homicides sur les nourrissons, on passe d’une

moyenne de 17/an à 12/an. Pour la tranche des 1 à 4 ans, de 16 à 10, et de 21 à 12/an chez les 4 – 14

ans.

Evolution du nombre d’homicides sur mineur de moins de 15 ans

selon police/gendarmerie et CépiDc

En 2017, nous ne sommes plus en 1996-2000. Les homicides sur mineurs de 0 à 14 ans ont

fortement baissé depuis 20 ans, comme pour le reste de la population73. Ces éléments, qui sont

compatibles avec l’existence de trop de situations de violences envers les enfants, sont-ils si

insupportables à dire ?

Il faudrait pourtant en tenir compte, pour ceux qui véhiculent les données de l’étude de l’U 750 de

l’INSERM comme pour ceux qui sont des relais possibles, les médias notamment.

72

Cette catégorie se distingue des homicides qui relèvent eux d’une intention de donner la mort (meurtre). 73

Voir aussi le chapitre Pourquoi discuter un chiffre alors qu’il parait… fantasque et immuable ? dans la partie 1 du dossier.

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20

15

Homicides sur - de 15 ans

Cépidc

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40 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Extrapolations à tous les types de situations de maltraitances

Dans son livre Les oubliés74, Anne Tursz passe une nouvelles étape dans ce que l’on pourrait appeler

« l’extrapolation audacieuse ». Elle affirme qu’il est raisonnable d’utiliser les deux facteurs

multiplicateurs x3 et x15 qui résultent de l’étude sur les homicides pour les appliquer aux chiffres

2001-2002 produits par la Direction de l’enseignement scolaire concernant les enfants maltraités. Les

résultats indiquaient que 1,6 enfant pour 1000 élèves du premier degré et 1,3 pour 1000 dans le

second degré « étaient annuellement maltraités ». Son hypothèse est que la maltraitance mortelle

est de même nature que les mauvais traitements n’aboutissant pas au décès de l’enfant. Puisque,

dans l’étude qu’elle a menée, des actes de maltraitance antérieurs au décès ont été trouvés dans une

part importante des cas étudiés, elle en conclue que la maltraitance et l’homicide sont de même

nature. Il n’existerait donc qu’une différence de degré, ce qui est une hypothèse contestable75. Elle

prolonge son raisonnement en considérant que les actes de maltraitance sur les enfants de 6 à 14

ans (premier et second cycles) sont aussi sous-estimés que les homicides sur nourrissons…

On peut se demander l’objectif de telles affirmations. Et c’est peut-être à la suite de sa proposition

que l’auteure nous en donne les clés. En résumé, elle met en valeur le chiffre de 1,6 pour mille des

élèves du premier degré (chiffre le plus important), chiffre qui, multiplié par le x15 (multiplicateur le

plus important) donne un résultat de 24 pour mille, soit 2,4%. Et de conclure : « Avec un taux de 2,4

%, on n’est plus tellement éloigné du chiffre moyen proposé par le Lancet en décembre 2008 comme

taux de maltraitance des enfants dans les « pays à niveau de revenus élevés » : 10% en moyenne avec

des écarts allant de 4 à 16 % (…). ». Affirmer que 2,4 % n’est pas très « éloigné du chiffre moyen » de

10 %, même si la notion d’éloignement est subjective, il fallait le faire…

Ce rapprochement, elle en proposera une autre version dans son article de 200976, mais cette fois, en

extrapolant sur la base du x3 de l’enquête judiciaire et aboutissant cette fois à 1 % d’enfants

maltraités…

Nous sommes loin ici d’une démonstration probante. Et il convient de passer maintenant à

l’extrapolation la plus in-croyable que nous est proposée.

74

2010, pages 139 à 141. 75

Si la mort de l’enfant est principalement la conséquence de maltraitances qui tournent mal, on devrait trouver parmi les enfants tués par leurs parents une majorité de situations dans la catégorie « coups et blessures ayant entraîné la mort » (correspondant 222-7 du code pénal) et une minorité dans la catégorie « homicide » au sens pénal du terme (renvoyant au 221-1 du code pénal), laquelle contient la volonté de tuer. Mais si l’on prend les chiffres de 2015 publiés par l’Observatoire National de la Délinquance et de la Réponse Pénale (Les homicides sur mineurs de moins de 15 ans à travers une analyse multi-sources, ONRDP, 2017), les deux tiers des décès sont classifiés dans la catégorie homicide contre un tiers dans celle des coups et blessures suivis de mort… Ajoutons qu’en 1996, une étude affirmait au contraire que « les homicides infantiles ne sont pas nécessairement l'aboutissement d'une progression d'actes violents allant de la pauvreté des soins parentaux jusqu'à la maltraitance fatale. » (source : N. Trocmé et D. Linsey, ‘What can child homicide rates tell us about the effectiveness of child welfare services?’, Child Abuse and Neglect, Volume 20, No. 3, 1996 (p. 173) http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0145213495001476) 76

Tursz A. 2009, page 937.

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41 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Extrapolations à toutes les catégories d’âge

L’étude porte sur les nourrissons de moins de un an. Le niveau de sous-estimation que l’équipe

pense avoir mesuré va de x3 dans l’enquête judiciaire à x15 dans l’enquête hospitalière. Ces

situations concernent un moment de la vie où l’enfant est le plus fragile. On ne provoque pas un

hématome sous-dural chez un pré-adolescent comme chez un nourrisson de deux mois… Tuer le

second nécessite plus d’énergie que provoquer la mort du premier. L’accident présente aussi un

impact plus grand sur le nourrisson que sur l’enfant plus âgé. Chacun le mesure.

De même, on ne masque pas un homicide sur un enfant en âge scolaire ou un adolescent comme

cela peut être possible quand il s’agit d’un bébé. La visibilité de la disparition et les interrogations

qu’elle suscite dont différentes : si un bébé meurt subitement, sans trace apparente, on sait qu’il

existe la mort subite du nourrisson et cela peut constituer un cadre explicatif « suffisant » pour ne

pas chercher plus loin… C’est de moins en moins le cas avec la progression dans l’âge de l’enfant. Et

plus il grandit, plus il est inscrit dans un réseau social hors-famille proche, plus on a des éléments de

connaissance par des tiers extérieurs qui peuvent venir s’étonner du décès, facteurs favorables à

l’ouverture d’investigations médicales et/ou judiciaires. Laurent Mucchielli souligne77 que les

homicides sur mineurs de 15 ans font partie des catégories avec le plus haut taux d’élucidation

(autour de 90%).

L’étude de l’InVS apporte d’ailleurs des éléments intéressants sur cette question aussi. Elle

s’intéressait aux enfants de moins de deux ans, et a publié en les distinguant les données pour la

première année et la deuxième année de vie. Le cas de maltraitance trouvé, comme les cas où il y a

suspicion de maltraitance, se situent dans la tranche des 0 – 1 an. Les comportements des équipes

médicales se rapprochent plus des recommandations de la Haute Autorité de Santé chez les plus de

un an que chez les moins de un an. On voit donc que dès la deuxième année de naissance, la qualité

des diagnostics médicaux quant aux causes du décès sont probablement meilleures. Elles sont en

tout cas l’objet de plus d’explorations et analyses. On ne peut par conséquent déjà plus transposer

les résultats que l’on trouve chez les moins de un vers ceux de plus de un an. Alors, chez un enfant

de 8 ou 14 ans…

Enfin, il existe des situations d’homicides qui sont systématiquement connues dans un temps court.

Un adolescent tué par un autre adolescent ou un adulte extérieur à la famille, cela arrive et ça se sait.

Un enfant tué par un parent dans un acte d’élimination de la famille, cela arrive aussi, par exemple

dans les situations de séparations conjugales où le père tue sa femme, les enfants et se suicide. Des

enfants sont aussi tués suite à la séparation difficile ou dans le cadre d’un conflit de couple. Ces cas

sont connus, identifiés très rapidement et donc pris en compte dans les statistiques. Ils ne sont donc

pas la partie émergée d’un iceberg dans la mesure où tous les cas de ce type sont parfaitement

connus. C’est au total 35 cas qui ont été recensés par la police et la gendarmerie en 201478. On peut

poser la question de l’application d’un facteur multiplicateur à ces cas.

On se demande alors comment Anne Tursz peut extrapoler aux 1 - 14 ans ses résultats pour les

nourrissons ? Ainsi, lors du colloque au Sénat de juin 2013, elle projette le tableau ci-dessous :

77

Voir page 151, Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, Mucchielli L., in Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen-Age à nos jours, Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg, La Découverte, 2009, pages 129 à 161. 78

Voir https://www.inhesj.fr/fr/ondrp/publications/rapport-annuel-2015 page 30.

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42 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Source : Document Colloque national sur les violences faites aux enfants Paris, Sénat. 14 juin 2013 Définition

et chiffres. Idées reçues et faits démontrés Anne Tursz (Entretien avec Fabrice Drouelle) page 4.

https://colloqueviolencesenfants.files.wordpress.com/2013/02/entretien-atursz-fdrouelle-coll-senat-14-06-

20131.pdf

En 201579, elle nous en donne une version complétée :

(Ce tableau était aussi présenté dans un rapport présenté à Madame Marisol Touraine, ministre des Affaires

sociales et de la Santé, par le Docteur Anne Tursz, présidente du comité de suivi du colloque du 14 juin 201380

.

)

79

Tursz et al., 2015, page 45.

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43 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Voici comment l’auteure argumente cette extrapolation :

« Le tableau 1 montre tout d’abord que les chiffres d’homicides pour la même tranche d’âge,

de zéro à quatorze ans, de la police et du CépiDc ne se recoupent jamais, les seconds étant

toujours largement inférieurs aux premiers. De plus, si on applique le correctif de 15 de

l’enquête sur les morts suspectes de nourrissons aux homicides des moins de quinze ans tels

que recensés par le CépiDc à partir du codage des certificats de décès, on aboutit à ce chiffre

qu’on entend partout : 1 ou 2 enfants meurent chaque jour de maltraitance ou de négligence.

Il s’agit d’une extrapolation, mais pas vraiment hasardeuse. Le chiffre de 255, obtenu pour les

moins de un an, l’a été de façon rigoureuse, et on sait que c’est une estimation minimale. On

ignore tout notamment des causes réelles de décès des enfants « retrouvés » morts chez eux

et laissés sur place après un dialogue entre la famille et le médecin. »

Plusieurs remarques :

- Le facteur multiplicateur x3 a disparu. Il est même totalement absent de cet ouvrage, qui constitue les actes du colloque au Sénat de 2013. Il ne reste que le x15, dont l’auteure affirme la crédibilité auprès de l’assistance et des lecteurs.

- Le X3 appliqué aux données police/gendarmerie, conformément à l’étude de l’U750, aurait amené à des résultats allant de 138 à 270. Loin des 2 enfants par jour affirmé tout au long de ce colloque…

- Le facteur multiplicateur est présenté comme aboutissant à un chiffre (les 255 moins de un an) obtenu « de façon rigoureuse », et qui constitue même « une estimation minimale » ce qui ne se discute pas puisque « on sait » que c’est une estimation minimale.

- Affirmer que c’est une estimation minimale renforce l’acceptation de cet énoncé. Comment oser douter de ce qui est présenté comme la version la plus prudente que l’on peut énoncer ?

- Le balayage des statistiques annuelles empêche de s’attarder sur l’ancienneté de ce facteur x15, lequel au moment de sa présentation morte sur des données datant de 15 années en arrière.

Quant aux réserves devant cette transposition du facteur x15 des moins de un an à l’ensemble des

moins de 15 ans, l’auteure anticipe les critiques :

« Si appliquer le même correctif de 15 aux enfants plus âgés est sans doute délicat – il est plus

difficile de dissimuler l’homicide d’un grand enfant – on sait néanmoins, à partir de la

littérature internationale, qu’il y a aussi un nombre inconnu d’homicides déguisés en

accidents ou en morts naturelles. »

Fermez le ban. Qu’est ce qui permet de dire que, comme pour les nourrissons selon l’étude, les

homicides des grands enfants sont 15 fois moins identifiés ? La réponse imprécise, en appelant à

l’autorité de travaux non-cités et aux proportions non-précisées n’est pas un argument recevable. Il

80

https://maltraitancedesenfantsgrandecausenationale2014.files.wordpress.com/2014/10/rapp-fin-comite-suivi-octobre-20142.pdf

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44 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

renforce au contraire les réserves que l’on peut émettre devant une telle présentation qui ne peut se

comprendre que dans une visée stratégique militante, mais pas scientifique.

Afin que l’on mesure bien ce qu’affirme Anne Tursz en transposant son correctif x15 au-delà des 0-1

an, voici une autre façon de le dire : pour un enfant de 0 à 14 ans victime d’homicide, les services

médicaux et judicaires passent à côté de 14 autres cas d’homicides sur autant d’enfants de 0 à 14

ans, qu’elle considère comme autant de morts naturelle, accidentelle, de cause inconnue... Est-ce

bien sérieux ?

Evidemment, le travail de l’InVS de 2011, pourtant publié depuis plus de deux ans, n’est pas cité

lors du colloque de 2013, ni dans le livre qui en regroupe les éléments. Il aurait permis de pondérer le

propos notamment en termes d’extrapolation.

Une présentation qui empêche de voir une partie une baisse importante

Si Anne Tursz fait une nouvelle mention lors du colloque de 2013 du résultat de 255 nourrissons

morts par homicides selon son étude, elle ne réajuste pas ce chiffre au regard des données

disponibles à cette époque. Le chiffre de 255 est la multiplication le facteur correct X15 des 17 cas

annuels en moyenne sur la période 1996-2000 (données CépiDc). Au moment du colloque, Anne

Tursz continue à indiquer ce chiffre alors qu’un calcul réactualisé était fort simple à faire. Sur les cinq

années dernières disponibles au CépiDc, la période 2006-2010, on trouve 10 cas annuels en moyenne

pour les 0 – 1 an. Multiplié par X15, cela donnerait un chiffre de 150 cas, plaidant en faveur d’une

baisse de 105 cas du nombre d’homicides. C’était bien plus logique de procéder à cette

multiplication avec ces données (similaires au cadre de l’étude de l’U 750) que le faire en étendant à

toutes les catégories d’âge entre 0 et 14 ans. Manifestement, il a été encore une fois choisi les

chiffres les plus chocs… A moins que le 255 doive devenir un chiffre intemporel ?

On notera d’ailleurs que dans une publication (Tursz A ., 2014), cette auteure remet en cause la

valeur des chiffres du CépiDc concernant les moins de un an pour la période 2007 à 2010 qui seraient

trop faibles pour être crédibles. Mais si nous avons bien compris le travail et le combat d’Anne Tursz,

tous les chiffres du CépiDc sont trop faibles pour être crédibles… Le seul bon chiffre est-il un chiffre

qui permet de parvenir au résultat souhaité ?

En résumé

L’étude de l’U 750 comporte dans sa partie hospitalière des fragilités importantes : enquête

rétrospective, nombreuses données manquantes, biais possibles dans le renseignement des

questionnaires, catégorisations ne permettant pas de qualifier de façon certaine d’homicide ce qui

relève de suspicions, manque de publications des détails de l’étude, croisement manquant de

certaines données.

Les résultats de l’étude de l’InVS renforcent les questionnements sur ces fragilités, notamment au

regard de l’évolution probable des pratiques depuis 20 ans .

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45 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

La seule attitude possible est une grande prudence devant les résultats de l’étude de l’U 750. Ils ne

permettent pas de conclure de façon affirmative à une sous-estimation par 15 des homicides dans les

statistiques du CépiDc.

L’utilisation de ce résultat partiel de l’étude par Anne Tursz est très contestable. Elle paraît se situer

dans une volonté d’alerte des pouvoirs publics, ce à quoi elle est parvenue en effet. Les

extrapolations qu’elle propose peuvent créer de l’émotion et constituer un levier pour peser sur la

décision politique. Mais elles ne sont pas crédibles. Or, les responsables politiques ont besoin de

données fiables pour prendre des décisions pertinentes et efficaces.

Dans un domaine où l’émotion est forte, et où chaque décision peut avoir un impact important voire

peser gravement sur la vie de familles et d’enfants, c’est une condition nécessaire pour une véritable

réflexion.

Espérons que d’autres études permettront d’approcher l’ampleur réelle des homicides d’enfants.

Nous ne pouvons-nous contenter des données actuelles. Nous ne pouvons prendre comme

démontrés des faits qui ne le sont pas.

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46 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Publications citées dans la partie 3

Tursz et al. (2005). Quelles données recueillir pour améliorer les pratiques professionnelles face aux

morts suspectes de nourrissons de moins de un an ? Etude auprès des Parquets. Rapport à la Mission

de Recherche Droit et Justice. Ministère de la Justice, juillet 2005. Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle

P, Beauté J, Romano H.

http://lara.inist.fr/bitstream/handle/2332/1293/INSERM_Rapport_Mortssuspectesnourrissons.pdf?s

equence=1

Tursz A. et al (2008). Étude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle

est la part des homicides ? Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rérolle P, Beauté J. Bulletin Épidémiologique

Hebdomadaire. 2008 ; 3-4 : 25-28.

http://invs.santepubliquefrance.fr//beh/2008/03_04/beh_03_04_2008.pdf

Tursz A., Gerbouin-Rérolle P. (2008). Enfants maltraités - Les chiffres et leur base juridique en

France (Editions Broché, 2008), Anne Tursz, Pascale Gerbouin-Rérolle. Voir la présentation sur le site

https://www.decitre.fr/ebooks/enfants-maltraites-9782743018924_9782743018924_2.html

Tursz A. (2009). La maltraitance cachée : pour une meilleure connaissance épidémiologique

Anne Tursz, Archives de Pédiatrie, Volume 16, Issue 6, June 2009, Pages 936-939

http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0929693X09742101

Tursz A. (2010). Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France, Anne Tursz, Seuil, 2010.

Voir la présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur.

Tursz A. et al. (2011). Les morts violentes de nourrissons : trajectoires des auteurs, traitements

judiciaires des affaires. Rapport remis à l'Observatoire National de l’Enfance en Danger (devenu

depuis Observatoire National de la Protection de l’Enfance), réalisé sous la direction de Anne Tursz

(Inserm-CNRS), avec la collaboration de Pascale Gerbouin-Rérolle, Jon Cook et Laurence Simmat-

Durand, en février 2011 http://www.onpe.gouv.fr/system/files/ao/rapport_Tursz_ao2007.pdf

Tursz A. (2012). Les infanticides : données épidémiologiques. Anne Tursz. Table ronde « L’infanticide

». Congrès des Sociétés médicochirurgicales de Pédiatrie. Bordeaux, 6-9 juin 2012. Arch Pediatr 2012

; 19 : 312-313 ;

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47 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Tursz A. (2014). Les infanticides en France : peut-on les repérer, les compter, les prévenir ? Archives

de pédiatrie (Paris) Tursz A. 2014, vol. 21, n° 4, pp. 343-346.

http://www.refdoc.fr/Detailnotice?idarticle=56232898

Tursz A. Cook J. (2015). Les violences faites aux enfants. Anne Tursz, Jon M. Cook, Ed La

documentation française

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/9782110099976/index.shtml

A noter que ce livre, mis en vente sur le site de La documentation française, semble être téléchargeable

gratuitement via l’adresse :

https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=5&cad=rja&uact=8&ved=0ahUKEwir38r-

9I3VAhWIH5QKHRErBWcQFgg8MAQ&url=http%3A%2F%2Fwww.ladocumentationfrancaise.fr%2Fcontent%2Fd

ownload%2F615280%2F15427712%2Fversion%2F11%2Ffile%2F9782110100856.pdf&usg=AFQjCNHWBJGA5_z

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48 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Conclusions Aucune source citée par ceux qui utilisent et avancent le chiffre de deux enfants tués par jour

du fait de maltraitances ne mène vers une étude scientifique probante.

Aucune base de donnée (médicale, judicaire) ni étude proposant des données obtenues à partir

de données et d’une méthode solides ne se rapproche de ce chiffre de deux enfants tués par

jour.

Certains de ceux qui lancent ce chiffre peuvent en affirmer d’autres à certains moments,

montrant ainsi la faible rigueur de leur argumentaire sur ce point et l’utilisation du chiffre

comme un élément de communication. Le fait que le chiffre annoncé soit sans démonstration

n’a pour eux pas ou peu d’importance. Leur combat est « juste » et peu importe que les

données citées ne le soient pas.

On constate que beaucoup d’entre eux sont victimes du biais de confirmation, qui consiste à

valoriser sans les vérifier des informations qui confirment ce que l’on croit. Ainsi, plutôt que

vérifier la valeur du contenu d’une affirmation ou le lien qui relie l’information à une

institution, ils reprennent sans rigueur ni prudence des chiffres qui semblent faire autorité, ou

sont cités par une autorité. Peu importe que cette autorité ne le soit pas ou qu’elle reprenne

une donnée non-vérifiée.

Sous ce chiffre se déploie parfois explicitement une volonté d’attirer l’attention, d’influer par

la peur et le scandale sur des politiques sociales, des pratiques professionnelles. Plutôt que de

la vérifier, de nombreux acteurs sociaux la reprennent, renforçant ainsi la validation sociale à

l’œuvre : si tout le monde le dit, c’est que ce doit être vrai…

Enfin, les médias ne sont pas regardant sur ce chiffre. Ils ne le vérifient pas et se contentent de

relayer, reprendre, citer… Ce chiffre contient plusieurs atouts : simple, choc, non-critiqué et

nécessitant trop de temps pour en vérifier la consistance (pour le journaliste comme pour le

lecteur).

Ceux qui le reprennent jouent un rôle indirect dans la survie de ce chiffre. Ils donnent un écho

à une rumeur, la construise comme un fait et amplifient sa diffusion dans l’opinion publique.

Ils permettent ainsi à ce chiffre de flotter au-dessus du législateur, l’épée du scandale étant

surtout une épée de Damoclès : « Si vous ne faîtes rien pour les enfants, la colère de l’opinion

s’abattra sur vous ! ». La menace pèse, elle influe, mais la partie n’est pas totalement gagnée.

D’autres forces professionnelles existent qui obligent encore le législateur à voir autrement la

situation actuelle, pas seulement dans le sens du pire.

Car produit-on une meilleure protection de l’enfance en insistant comme Gérard Lopez pour

que le chiffre soit diffusé81

, en cherchant à culpabiliser l’opinion publique comme le souhaite

André Vallini82

, en produisant des « extrapolations » pour alerter les pouvoirs publics comme

81

Voir année 2013 82

Voir année 2013

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49 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

l’affirme83

Anne Tursz ? La reprise sans vérification des médias, forme modernisée de cette

transe espérée par Alexis Danan84

, participe-t-elle de l’amélioration de la protection de

l’enfance ?

Cela ne crée-t-il pas aussi de l’évitement chez nombre de professionnels tant ce chiffre leur

paraît absurde ? De l’inquiétude sans action concrète chez d’autres ? De l’augmentation du

niveau de contrôle, d’exigence, de rapports de force avec les familles et donc des

déstabilisations de fonctionnements familiaux préjudiciables aussi pour les enfants ? D’un

abaissement du seuil d’alerte qui va faire déclencher plus rapidement des placements

d’enfants dans le but de protéger les institutions « au cas où il y a un drame » ? De projeter

ainsi des enfants dans des temps de séparation loin d’être bien-traitants pour eux dans certains

cas ?

En 1996, une étude85

affirmait au contraire que « les homicides infantiles ne sont pas

nécessairement l'aboutissement d'une progression d'actes violents allant de la pauvreté des

soins parentaux jusqu'à la maltraitance fatale (…) le nombre des homicides n'est pas

suffisamment élevé pour permettre de mesurer adéquatement la qualité des services et des

politiques en matière de protection des enfants. (…), il ne faut pas penser que les statistiques

sur les homicides infantiles pourront servir d'indicateur juste pour évaluer les services de

protection. Ceci risquerait de restreindre l'apport considérable des services à l'enfance parce

qu'il mettrait trop d'emphase sur la prévention des homicides au détriment des multiples

autres questions pertinentes. »

Dans le mesurable, le nombre d’homicides sur mineurs baisse significativement depuis 20

ans. Il tourne autour de 57 cas par an, et les auteurs font partie dans une « relation

familiale » avec la victime dans 75% des cas environ, soit 43 cas par an en moyenne86

.

La probable sous-estimation ne permet pas de remettre en cause cette tendance. Elle ne

permet pas non plus de lancer des chiffres alarmistes qui finalement ont pour seul avantage

mesurable la capacité de leurs auteurs à attirer la lumière. Les médias devraient être plus

attentifs dans leur rôle pour la diffusion de ces chiffres « étranges ».

83

«On est ainsi conduit à faire, de façon aussi rigoureuse que possible, des extrapolations qui sont nécessaires si on veut convaincre les pouvoirs publics que la maltraitance n’est pas un problème numériquement marginal, ce qu’à l’évidence elle n’est pas. » Les oubliés, Page 139, 2010. 84

« Le journaliste, cette sorte de moraliste social, est peut être celui qui pourrait donner le plus exactement la mesure de cette transe de tout un peuple, classes mêlées, à la lecture de ces récits où l’on voit un enfant, ordinairement très jeune, aux prises avec un monstre de cruauté qui est son père, ou sa mère, assez souvent son beau-père, ou sa belle-mère. » Alexis DANAN (1890-1979), « Conseils gratuits aux protecteurs », La Tribune de l’enfance, n°18, décembre 1964, p. 9. Cité par Pascale Quincy-Lefebvre, Revue d’Histoire de l’Enfance « irrégulière », n°13, 2011 85

N. Trocmé et D. Linsey, ‘What can child homicide rates tell us about the effectiveness of child welfare services?’, Child Abuse and Neglect, Volume 20, No. 3, 1996 (p. 173) http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0145213495001476 86

Les homicides sur mineurs de 15 ans, par Marie CLAIS, in La note de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) n°17, octobre 2017.

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50 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

S’il est nécessaire de mener des recherches permettant de mieux connaître le nombre

d’homicides sur les enfants, aucune étude n’empêchera les affirmations infondées de ceux qui

voient la catastrophe partout. Pourtant, les chiffres officiels, bien que s’améliorant sans cesse

puisqu’ils sont en baisse, sont suffisamment alertant pour mobiliser le législateur, les

professionnels et l’opinion publique, ce qu’ils font déjà d’ailleurs.

Ce dossier ouvre des questions, il est une base soumise à l’ensemble des acteurs de la

protection de l’enfance. Celles et ceux qui défendent contre toute connaissance le « deux

enfants tués par jour » comme démontré ont une telle présence dans l’espace médiatique et

politique qu’ils ne seront pas mis en danger par ce travail. Peut-être cela permettra-t-il tout de

même que moins de personnes croient et diffusent un message à l’évidence infondé et

trompeur ?

Laurent Puech

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51 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXES

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52 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 1-I

Résultats interrogation de Google le 22 juillet 2017 avec les mots clés « Nombre enfants tués

parents » - Les 10 premières occurrences

Sept liens amènent vers un texte où l’on trouve le chiffre deux enfants tués par jour ou 600 à 700 par

an. Les trois autres liens mènent vers des affaires ou des situations spécifiques.

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53 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 1-II

Nombre d’homicides recensés par la police et la gendarmerie 1995-2016

ANNEXE 1-III

Les homicides sur mineurs de moins de 15 ans 1995-2016

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54 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Source : Les homicides sur mineurs de moins de 15 ans à travers une analyse multi-

sources, ONRDP 2017.

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55 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 2

Chronologie et sources des citations du chiffre : 1981 - 2017

1ère Période : 1981 - 2007

1981

[1] France Soir – La Croix

« Dans la grande presse à des moments variables on trouve les chiffres de décès annuels suivants : 600 (France Soir ; 1981) 1 000 (La Croix, 1981) (…) Nous avons donc cherché parmi les différentes recherches françaises pouvant justifier les

chiffres de mortalité avancés par les médias. Il s’agit essentiellement de mortalité

hospitalière. 5,2 % (12 cas sur 232) à l’hôpital Bretonneau, 3,8% dans la thèse du Dr

Rabouille. Il est clair qu’aucune extrapolation sur le plan national ne peut se justifier à partir

de ces données.»

Dominique Girodet et Pierre Straus, in AFIREM, L'enfance maltraitée, Editions Karthala « Questions d'Enfances », 1991 Actes du Congrès AFIREM L’enfance maltraitée. Du silence à la communication. Toulouse, janvier 1990, pages 197-203. https://www.cairn.info/l-enfance-maltraitee--9782865372959-page-197.htm

En résumé

- Le travail de recherche des docteurs Girodet et Straus permet d’identifier à la fin des années

80 où s’origine l’estimation des chiffres, d’ailleurs assez différentes.

- Ces données sont, les auteurs le soulignent, trop parcellaires pour en tirer la moindre

extrapolation au niveau national.

- Cela permet d’identifier que le chiffre circule depuis au moins les années 80 et qu’il est

construit sur des données qui ne peuvent le justifier.

- D’ailleurs, je n’ai trouvé nulle part ailleurs que dans l’intervention de Dominique Girodet et

Pierre Straus, la mention de ces travaux.

1985

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56 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[2] Fondation Alexis DANAN – La source du chiffre ?

Encart paru dans la Revue Française de Service Social, n°144-145, 1er et 2eme trimestre 1985, page 103. Editée par l’Association Nationale des Assistants de service social.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62268819/f105.item

- Nous n’avons aucune référence pour le chiffre annoncé. - L’affirmation émane d’une organisation militante créée en 1936 par un journaliste-militant

moral, Alexis DANAN. - Celui-ci a utilisé de façon efficace l’émotion et les médias pour mobiliser l’opinion publique

et les pouvoirs publics87 sur la question des enfants et des maltraitances qu’ils subissaient. - Il a théorisé cette approche, maniant « L’épée du scandale » (titre d’un ouvrage

autobiographique, 1961) avec talent, et provoquant aussi des réactions critiques devant ses outrances, « l’utilisation du simplisme et le sensationnalisme de ses positions »88.

- Cette fédération poursuit son action notamment sous le nom Enfance Majuscule. Elle continue de mentionner en 2016 ce même chiffre de « deux enfants meurent chaque jour »89.

Etant l’expression d’un mouvement associatif très engagé avec des modes de sensibilisation radicaux

de l’opinion publique et des responsables, nous pouvons poser l’hypothèse qu’il est d’abord un

élément de communication visant plus à émouvoir qu’à décrire une réalité90. L’étude mentionnée par

Girodet et Straus (voir [1]) constitue possiblement une source à l’affirmation.

En résumé

Aucune source citée à l’appui de l’affirmation et autorité faible de l’auteur (Fondation Alexis

DANAN), acteur associatif engagé et non un organisme produisant des études épidémiologiques.

87

Les campagnes de presse : un creuset militant pour l'enfance. L'engagement d'Alexis Danan, reporter à Paris-Soir dans les années trente. Pascale Quincy-Lefebvre, Revue d’Histoire de l’Enfance « irrégulière », n°13, 2011 http://rhei.revues.org/3229 88

Alexis Danan, l’outré à outrance http://next.liberation.fr/livres/2014/09/10/alexis-danan-l-outre-a-outrance_1097595 89

http://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/le-bon-coin/enfants-maltraites-une-campagne-choc-sur-le-bon-coin-4056126 90

« Le journaliste, cette sorte de moraliste social, est peut-être celui qui pourrait donner le plus exactement la mesure de cette transe de tout un peuple, classes mêlées, à la lecture de ces récits où l’on voit un enfant, ordinairement très jeune, aux prises avec un monstre de cruauté qui est son père, ou sa mère, assez souvent son beau-père, ou sa belle-mère. » Alexis DANAN (1890-1979), « Conseils gratuits aux protecteurs », La Tribune de l’enfance, n°18, décembre 1964, p. 9. Cité par Pascale Quincy-Lefebvre, Revue d’Histoire de l’Enfance « irrégulière », n°13, 2011

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57 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

1989

[3] Rapport MISSOFFE - Sénat

« Les seuls chiffres dont on puisse être sûr sont les suivants : la police judiciaire est saisie

d'environ 1 700 affaires sur lesquelles ne sont en moyenne prononcées que 600

condamnations, et on estime entre 300 et 600 le nombre des enfants décédés suite à de

mauvais traitements. »

RAPPORT FAIT au nom de la commission des Affaires sociales sur le projet de loi relatif à la

prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance, Par

Mme Hélène MISSOFFE, Sénateur, page 17 (15 pour pdf) https://www.senat.fr/rap/1988-

1989/i1988_1989_0269.pdf

- Les chiffres annoncés comme sûrs sont ceux de la police judiciaire qui concernent des mauvais traitements sur enfants, pas seulement ceux aboutissant à leur mort.

- Pour les 300 à 600 annoncés comme le nombre des enfants décédés suite à des mauvais traitements, nous avons quitté le domaine des chiffres sûrs : il s’agit d’une «estimation » et la fourchette dit bien la part d’inconnu de la réalité du chiffre.

- D’ailleurs, dans un chapitre qui suit cette partie du rapport, Hélène MISSOFFE, rapporteure précise : « En tout état de cause, les données statistiques disponibles en France demeurent parfaitement inutilisables, tant leur fiabilité reste sujette à caution. C'est d'ailleurs pourquoi les enquêteurs de l'IGAS se sont refusés à citer quelque chiffre que ce soit dans leur enquête de 1987. »

Pas de source pour l’estimation. Néanmoins, Girodet et Straus indiquent91 en janvier 1990 avoir

trouvé cette estimation dans les documents du ministère des Affaires Sociales, sans qu’une source

soit citée.

En résumé

Pas de valeur accordable à cet énoncé, quand bien même il provient d’un rapport sénatorial. Les

assemblées nationale et sénatoriale produisent des rapports qui ne sont pas en soi une

démonstration.

1994

91

« Dans les documents émanant du ministère des Affaires sociales on trouve : « L’enfance maltraitée est un problème dont l’approche se fait difficilement par les chiffres, mais il faut savoir que les évaluations communément avancées sont de 300 à 600 décès par an. » in AFIREM, L'enfance maltraitée, Editions Karthala « Questions d'Enfances », 1991 Actes du Congrès AFIREM L’enfance maltraitée. Du silence à la communication. Toulouse, janvier 1990, pages 197-203. https://www.cairn.info/l-enfance-maltraitee--9782865372959-page-197.htm

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58 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[4] Docteur Thierry MICHAUD-NERARD, psychiatre, Saint-Pierre de la réunion

« En France, plus de 50 000 enfants sont maltraités chaque année, ce qui correspond en gros

à 1 pour 1 000. D’autre part, la fréquence augmente dès que l’on s’y intéresse

systématiquement : dès que l’on recherche les signes de la maltraitance et qu’on organise un

dépistage bien conduit, la fréquence augmente : celle des cas connus, non la fréquence réelle.

Il faut ajouter que les enfants qui ont subi des actes de maltraitance seront exposés à des

récidives une fois sur deux ; c’est quelque chose que l’on doit toujours avoir à l'esprit. Il faut

signaler le risque de séquelles définitives. Il y a des séquelles extrêmement graves d’un point

de vue neurologique, orthopédique et aussi, pour ce qui nous concerne, psycho-affectif. Enfin,

le risque vital est engagé. Dans les cas de maltraitance, on admet que 3 à 5% d’enfants sont

tués. »

Conférence Les difficultés du signalement en matière de maltraitance d’enfants, Saint

Joseph, 7 mars 1994. http://pausanias.free.fr/primecole/PrevSant/sign_malt.doc

- Si d’une part, 3 à 5% des enfants maltraités sont tués et, d’autre part, que « plus de 50 000 enfants sont maltraités chaque année », alors le chiffre de victimes serait de… 1 500 à 2 500 par an ! Soit entre 4 et 7 enfants par jour ! Ajoutons que si 50 000 enfants représente 1 enfant sur mille comme cela est mentionné, il y a alors 50 millions d’enfants en France…

- Aucune source citée pour justifier les 3 à 5 % d’enfants maltraités qui seraient tués. Mais on peut penser que ce sont les travaux cités par Dominique Girodet et Pierre Straus (voir 1981) qui ont servi de référence. Or, ces travaux montrent l’impossibilité de tirer les conclusions présentées dans cette intervention.

En résumé

Les affirmations disproportionnées, non-référées à une source, et probablement issues de données

anciennes insuffisantes pour soutenir une telle conclusion ne permettent pas d’accorder la moindre

crédibilité aux données annoncées.

1998

[5] Docteur Georges BANGEMANN, Pédiatre praticien au CHU de Nîmes représentant La voix de

l’Enfant, audition par la commission d’enquête parlementaire sur l’état des droits de l’enfant en

France

« Je ne reprendrai pas le problème de l’enfance maltraitée dans son ensemble, mais il faut savoir

qu’il y a quinze ans environ six cents à sept cents décès d’enfants étaient imputables à des

mauvais traitements infligés par les parents ; aujourd’hui, les chiffres sont les mêmes ! »

Audition du 5 févier 1998 devant LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur l’état des droits de l’enfant en

France, notamment au regard des conditions de vie des mineurs et de leur place dans la cité,

Président M. Laurent FABIUS, Rapporteur M. Jean-Paul BRET, Députés.

- Renvoi à la période de la moitié des années 80, ce qui nous rapproche de l’annonce pour l’année 1984 de deux enfants par jour par la Fondation Alexis DANAN (voir plus haut - 1985), sans pour autant y faire explicitement référence.

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59 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- Le chiffre énoncé, « six cent à sept cent décès », s’approche aussi des chiffres de la Fondation Alexis DANAN de deux enfants par jour (soit 730/an).

- Le chiffre est souligné dans sa stabilité. On comprend ici, vu le contexte dans lequel il est énoncé, que la stabilité du chiffre est en soi un argument implicite de l’incapacité, voire l’absence de volonté politique à changer les choses.

- Aucune source citée ni pour les années 80 ni pour l’affirmation renouvelée en 1998. Le chiffre est donc une nouvelle fois affiché et non-sourcé.

En résumé

L’absence de source et de démonstration implique une absence de crédibilité à accorder à ce

chiffre.

Le fait que l’auteur soit pédiatre hospitalier peut créer le trouble du fait de l’autorité que l’on

attribue généralement aux médecins, mais ce n’est pas une démonstration de validité en soi.

L’histoire est riche en exemples de médecins affirmant des choses indémontrées ou fausses.

[6] Rapport BRET - Assemblée Nationale

« Tout aussi incertains se révélaient d’autres chiffres, a priori plus fiables, comme le nombre

de décès dus à la maltraitance ou le nombre de condamnations pour faits de maltraitance.

On relève ainsi plus que des nuances entre les sources disponibles. Par exemple, en juillet

1989, le rapport du Sénat (n° 269) sur le projet de loi relatif à la prévention des mauvais

traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance chiffrait " entre trois cents

et six cents le nombre d’enfants décédés suite à de mauvais traitements " et à mille sept

cents affaires et six cents condamnations les cas portés devant les instances judiciaires. En

novembre 1992, un rapport de l’Institut de l’enfance et de la famille (IDEF) rapportait, pour sa

part, six cents à huit cents décès annuels, mille cinq cents condamnations en moyenne et

deux cent mille situations suivies par les tribunaux pour enfants à la fin des années 1980. »

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE (1) sur l’état des droits de l’enfant

en France, notamment au regard des conditions de vie des mineurs et de leur place dans la

cité, Président M. Laurent FABIUS, Rapporteur M. Jean-Paul BRET, Députés. 5 mai 1998.

http://www.assemblee-nationale.fr/rap-enq/r0871-1.asp

- La prudence est immédiatement annoncée quant aux chiffres qui circulent : « Tout aussi incertains se révélaient d’autres chiffres, a priori plus fiables (…). On relève ainsi plus que des nuances entre les sources disponibles.» La prudence s’impose donc fort justement pour les membres de la commission d’enquête.

- Cette prudence s’applique ainsi aux données présentées justement comme des exemples de ces « nuances ».

- Précisons que le rapport de L’institut de l’enfance et de la Famille de 1992 avait comme objet une « étude de faisabilité pour déterminer les méthodes et les moyens qui permettraient de mesurer l’importance et l’évolution de la maltraitance à enfants en France ». Devant la fragilité des données existantes alors, cette démarche aboutira à confier à l’ODAS « la mission de poursuivre cette réflexion méthodologique et de procéder à la centralisation des

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60 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

informations recueillies localement » (Tursz, 2008, 32) (http://odas.net/IMG/pdf/200105_Guide_methodo_Enfance_en_danger_2001.pdf page 4)

- Les données sont ici sourcées : nous trouvons d’où elles sont extraites. - Mais leur fragilité est clairement énoncée.

En résumé

Pour la commission d’enquête parlementaire, ces chiffres invitent à la réserve quant à leur valeur.

A la différence de l’utilisation qui en est faîte dans le rapport au Sénat de 1989, les députés font le

choix d’une prise de distance par rapport au caractère incertain des données qui circulent.

A noter : le travail critique d’analyse des limites des chiffres énoncés permet d’éviter le piège de

l’argument d’autorité. Il est en effet difficile de conclure de la lecture du document que la

commission d’enquête « reprend à son compte» le chiffre.

2002

[7] Rapport TUBIANA-LEGRAIN - Académie de médecine

« La gravité de la situation est soulignée par le nombre d’enfants maltraités par an en

France : environ 50 000 enfants font l’objet d’actions judiciaires ou sont pris en charge par

l’aide sociale à l’enfance. Le chiffre réel est vraisemblablement plus élevé encore car son

estimation est difficile. Il pourrait en résulter 600 à 800 décès par an [53], mais l’estimation

de ce nombre est délicate [70, 76]. »

COMMENT DÉVELOPPER ET AMÉLIORER LES ACTIONS DE PRÉVENTION DANS LE SYSTÈME DE

SANTÉ FRANÇAIS ? (Maurice Tubiana et Marcel Legrain) RAPPORT au nom d’un groupe de

travail(*) (5 février 2002) RÉSUMÉ ET RECOMMANDATIONS

« Notes :

[53] Assemblée Nationale. — Rapport 871 (La maltraitance), mai, 1998.

[70] La maltraitance des enfants (dossier). — Revue Internationale de Pédiatrie, 294, 3, 5, 6-36, 1999.

[76] Observation Nationale de l’enfance en danger. — La lettre. Les constats de l’année 2000.

Nov 2001. (http://odas.net/IMG/pdf/200111_lettreEnfanceSp_Nov01.pdf) »

Le rapport de l’Académie de Médecine apporterait-il le premier élément solide en faveur des chiffres

circulant ? A l’examen, ce n’est pas le cas.

- L’utilisation du conditionnel « il pourrait en résulter » est une première marque de prudence par rapport aux chiffres énoncés. La fin de la phrase interdit toute conclusion hâtive.

- Le chiffre est sourcé : le Rapport 871 de l’assemblée nationale de 1998, qui a été manifestement lu trop rapidement. Le titre annoncé en note (La maltraitance) n’est pas celui du rapport. Par contre, le numéro et l’année correspondent.

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61 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- Nous avons vu plus haut combien la commission d’enquête à l’origine de ce rapport prend de la distance avec les chiffres énoncés. Le rapport TUBIANA-LEGRAIN n’en dit rien explicitement. Mais il garde une grande prudence dans la mention de ces chiffres.

- Les deux autres sources citées le sont pour abonder dans le sens d’une nécessaire prudence quant aux chiffres qui circulent.

En résumé

Des chiffres repris avec des pincettes et provenant d’une source qui signifiait le manque de fiabilité

des chiffres énoncés, autant de raisons de ne trouver dans ce rapport aucun élément nouveau et

probant.

2003

[8] Bilan INOCENTI - UNICEF

3 enfants par semaine en France.

UNICEF : Tableau de classement des décès d’enfants par suite de maltraitance dans les

nations riches, Bilan Innocenti numéro 5, septembre 2003, Centre de Recherche Innocenti,

Florence, pages 2 et 8. https://www.unicef-

irc.org/publications/pdf/rc_maltreatment_fre.pdf

- Ce rapport apporte pour la France une estimation autour de 153 enfants morts par maltraitance par an en moyenne. C’est donc 4 fois moins que le chiffre de 600 enfants par an qui circule alors et près de 5 fois moins que celui auquel on aboutit à partir de « 2 enfants par jour ». Même dans les hypothèses « basses » (1 enfant par jour, 300 par an) c’est plus de deux fois moins.

- Cette estimation est le résultat de l’agrégation des données officielles de morts violentes suite à des maltraitances chez les enfants de moins de 15 ans, mais pas seulement. Dans ces chiffres, établis pour une période de cinq ans, le rapport précise que « sont compris les décès qui avaient été classés ‘de cause indéterminée‘ ».

- C’est un choix des auteurs, qu’ils expliquent pages 7 et 8 du rapport. Le raisonnement est intéressant mais laisse songeur. D’après eux, on ne peut montrer que les cas codifiés « causes indéterminées » soient bien une cause dû à de la maltraitance, mais on peut raisonnablement le penser dans un nombre significatif de cas. « Cette hypothèse paraît d’autant plus fiable qu’on trouverait peu de personnes travaillant dans le domaine de la protection médicale ou sociale de l’enfance pour contredire l’idée qu’une forte proportion des décès dus à des causes indéterminées sont en fait des conséquences de maltraitance impossibles à prouver » ajoutent t-ils.

- L’usage d’un argument d’autorité sous sa forme Argumentum Ad Populum92 (« peu de personnes travaillant dans le domaine de la protection médicale ou sociale de l’enfance pour contredire l’idée ») pour justifier la logique n’est pas valable. Il peut y avoir des erreurs très répandus dans tout groupe et les professionnels du social et médico-social n’y échappent pas.

- La première question est donc de définir ce que « forte proportion » veut dire… 15 % ? 40 % ? 70 % ? 95 % ? En fait, s’il y a probablement un consensus dans le sens d’une sous-

92

Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Argumentum_ad_populum

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62 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

estimation du nombre d’enfants victimes mortelles de maltraitances, il y a une discussion sur l’importance de cette sous-estimation.

- Deuxième question : en quoi est-il justifié que de « forte proportion » des cas codifiés causes indéterminées, on passe à l’addition de l’intégralité de ces causes indéterminées à celles de la catégorie des causes identifiées relatives à la maltraitance ?

- Deux études sont citées, dans l’Etat du Missouri et en Nouvelle-Zélande, reprises dans un article de 1996 (N. Trocmé et D. Linsey, ‘What can child homicide rates tell us about the effectiveness of child welfare services?’, Child Abuse and Neglect, Volume 20, No. 3, 1996 (p. 173) http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0145213495001476) montrant que 50 à 70 % des décès pour causes de maltraitances n’avaient pas été codifiées dans cette catégorie.

- Or, la modification du résultat avant et après intégration de la catégorie des morts de causes indéterminées fait que pour la France, l’on passe d’un taux de décès par maltraitance de 0.5 pour 100 000 enfants de moins de 15 ans à 1,4 pour 100 000 enfants de moins de 15 ans.

- Ainsi, sur les 153 enfants en moyenne annoncés par l’étude, près d’une centaine sont dans la catégorie « causes indéterminées ».

- Pourtant, même en suivant cette « intégration maximale » des « causes indéterminées » en les ajoutant à la catégorie « morts par maltraitance », alors, nous avons un chiffre plus de quatre fois moins important que ceux des tenants du « deux enfants tués par jour ».

En résumé

Les auteurs sont à l’origine de la production du chiffre sur les bases d’un travail de recensement de

données objectivées. Le chiffre tente de rester au plus près des données recueillies. La question de

l’intégration de l’intégralité des décès de « causes indéterminées » fragilise cependant la valeur du

chiffre annoncé. L’utilisation du biais de l’argument d’autorité / ad populum pour justifier le choix

des auteurs est invalide.

[9] Rapport LORRAIN, Sénat.

« En l'absence de données complètes et officielles, le problème de l'enfance maltraitée reste

difficile à appréhender. (…) Concernant les chiffres connus en termes de conséquences de la

maltraitance, on admet que 3 à 5 % des enfants maltraités décèdent à la suite de ces actes.

Le nombre de décès d’enfants par sévices corporels oscille entre 400 et 700 par an, soit

pratiquement deux par jour. Les décès de nourrissons consécutifs à des sévices représentent

désormais, en France, la deuxième cause de mortalité infantile, passée la première semaine

de vie. »

RAPPORT FAIT au nom de la commission des Affaires sociales (1) sur le projet de loi relatif à

l’accueil et à la protection de l’enfance, Par M. Jean-Louis LORRAIN, Sénateur. Page 7 , 8

octobre 2003. https://www.senat.fr/rap/l03-010/l03-010.html

- Aucune source n’est donnée. - Utilisation d’une affirmation que l’on retrouve sous une forme quasi-semblable dans le texte

de la conférence en 1994 du Docteur Thierry MICHAUD-NERARD (« 3 à 5% »), probablement

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63 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

issus d’une recherche qui ne permet pas de conclure comme le Rapport Sénatorial le fait (voir notre premier exemple pour l’année 1981 plus haut). Donc, non-fiable.

- On voit ici reprise une estimation qui semble se situer dans un entre-deux. Les précédents rapports parlementaires mentionnaient « 300 à 600 enfants » (Sénat, 1989) et 600 à 800 (assemblée nationale, 1998). Celui de 2003 se situe entre les deux : 400 à 700.

- La dimension dramatique est accentuée par le fait que les décès de nourrissons seraient la deuxième cause de mortalité infantile. Une rapide consultation du nombre et des causes de décès chez les moins de un an en 2002 (année de référence pour le rapport du sénateur en 2003) par le CEPIDC permet de mesurer l’inexactitude de cette affirmation : le nombre des morts par accident, les morts subites du nourrisson et les morts causées par différentes pathologies sont supérieures dans les chiffres officiels aux décès en raison de maltraitances. Mais il est vrai que le sénateur ne précise pas le nombre de morts concernant la catégorie étudiée, donc l’annonce angoissante ne permet pas la vérification…

En résumé

Le résultat encore une fois est sans appel : pas de source ni de données fiables ; reprises de

données incertaines et anciennes… Aucune valeur à ces estimations. Cela n’empêchera pas, à

l’occasion de la suite des débats de ce projet de loi devant l’assemblée nationale, la députée

Henriette MARTINEZ de reprendre sans plus de précision cette même estimation de « 3 à 5% » de

décès parmi les enfants maltraités dans son rapport remis à l’assemblée nationale le 26 novembre

2003.Mieux encore : alors que le rapport LORRAIN prend un peu de distance avec le chiffre

(« admet »), la députée MARTINEZ est affirmative («3 à 5% des enfants maltraités décèdent de ces

actes»).

2006

[10] Martine BROUSSE, Directrice La Voix de l’Enfant

« (…) chaque année, plus de trois cents enfants meurent sous les coups d'un proche. » Table

ronde organisée par la Commission des Affaires Sociales du Sénat, 31 mai 2006.

http://www.senat.fr/rap/l05-393/l05-393_mono.html

- Affirmation sans source. - Un chiffre plutôt dans la fourchette basse de ceux rencontrés jusque-là mais deux fois

supérieur à celui que nous avons déjà abordé du rapport Inocenti de 2003 (153 cas). - Rappelons qu’en 1998 (voir citation [5]), le Docteur Georges BANGEMANN auditionné par

une commission sénatoriale en tant que représentant de la Voix de l’Enfant, comme Madame BROUSSE, annonçait un chiffre de 700 à 800 enfants morts par an. Comment sommes-nous passés de ce chiffre à « plus de 300 » en quelques années ? Sur quelles données s’appuie-t-on dans cette association lorsque l’on va devant le législateur pour plaider sa cause ? Mystères...

En résumé

Aucune démonstration ni source donnée. Aucune valeur du chiffre énoncé.

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64 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[11] Valérie PECRESSE, rapporteur – Assemblé Nationale

« Au-delà de l’émotion suscitée par les procès d’Angers ou d’Outreau ou par le drame de

Drancy, il convient de garder à l’esprit que la France est confrontée à des situations

quotidiennes de maltraitance d’enfants : deux enfants meurent encore chaque semaine dans

notre pays de mauvais traitements infligés au sein de leur milieu familial. »

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES, FAMILIALES ET

SOCIALES SUR LE PROJET DE LOI (n° 3184) réformant la protection de l’enfance, 5 juillet 2006.

http://www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r3256.asp

- Aucune source dans ce rapport important puisqu’il nourrit la discussion parlementaire en vue de la réforme de la protection de l’enfance qui sera adoptée le 5 mars 2007.

- Mais une nouvelle estimation non-étayée. 2 enfants par semaine, soit une centaine par an. - Nous nous rapprochons-là des chiffres du rapport Innocenti de 2003 (3 par semaines). Peut-

être que le chiffre donné dans le rapport de l’UNICEF (avec les limites étudiées plus haut) a t-il été corrigé par Madame PECRESSE ? Ceci serait une démarche fondée puisque, si l’on suit les auteurs du rapport Innocenti, on est fondé à ajouter au nombre de décès dus à la maltraitance 50% de ceux relevant de causes inconnues, ce qui amène à ce total d’une centaine de cas par an, soit deux par semaine. Mais ceci relève toutefois encore d’une extrapolation incertaine…

En résumé

L’absence de source à la donnée chiffrée énoncée fait qu’il est difficile d’en analyser la valeur.

Notons qu’elle se situe au minimum entre trois et six fois moins que la fourchette la plus énoncée

qui circule depuis 1985. Ce rapport ne peut donc servir à étayer le « 2 enfants par jour/600 par

an ». Il est dommage que ne soient pas données des informations sur ce qui fonde les auteurs du

rapport à donner cette fréquence de deux enfants/semaine.

[11] Blog - Article Baby P. : à la mémoire de Peter Connelly et tous les enfants martyrisés

« En France, le nombre d'enfants décédés suite à des sévices corporels oscille depuis des

années entre 600 et 700 par an, soit 2 enfants par jour, soit 3 à 5 % des enfants maltraités.

(sources S.Cg et Docteur Michaud-Nérard ) »

Article Baby P. : à la mémoire de Peter Connelly et tous les enfants martyrisés, sur le blog

http://www.babypenfantsmaltraites.fr/index.php

Pourquoi ce blog repris ici alors que jusque-là nous avions des acteurs collectifs (associations), des

professionnels (médecins) et/ou des institutions (Académie de médecine, Assemblée nationale,

Sénat) ? Parce qu’au milieu des années 2000, la diffusion des chiffres va passer, que ce soit pour les

autorités, les médias ou les citoyens, par le biais d’internet. Chacun peut agréger et mettre à

disposition des données dont la valeur peut prêter à discussion ou être fiable… Ce phénomène est

important.

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65 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

On sait aujourd’hui que l’engagement dans une cause est un moteur dans la production et la mise à

disposition de données sur le marché concurrentiel de l’information qu’est internet93. Or, nous

avons vu que sur la question de l’enfance en danger, il existe des personnes très investies et prêtes à

développer une forte énergie pour mobiliser les citoyens et interpeller les décideurs. On le constate

en particulier sur les forums ou dans les commentaires sous les articles consacrés aux drames liés à

de la maltraitance. C’est une donnée importante à prendre en compte dans la capacité de ce chiffre à

perdurer, voire renforcer son « évidence », malgré sa fragilité.

Ce blog est un exemple intéressant. Il dit « tout » en peu de mots. Il se présente comme étant à la

mémoire d’un enfant martyr (Baby P., au Royaume-Uni) et de tous les enfants martyrs. Et il agrège

en une phrase des données et sources sans vérification aucune : l’autorité de celui qui énonce le

chiffre semble suffire à convaincre. On retrouve ici des nombres et proportions que nous avons déjà

croisé (voir plus haut) et dont la valeur n’est pas montrée. Cependant, voici ces chiffres relayées sans

filtre.

En résumé

Bel exemple des effets de l’argument d’autorité : Les affirmations du Docteur Michaud-Nérard que

nous avons analysé (voir plus haut année 1994) sont ici reprises douze ans plus tard, sans autre

forme de vérification. Elles restent pourtant sans validité aucune.

2ème Période : 2008 - 2012

2008 Le 22 janvier 2008 parait dans le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire une « Etude

épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des homicides ? ».

Cette étude a été réalisée par Anne Tursz et l’équipe Inserm U750.

. Ce travail soutient l’idée que, entre 1996 et 2000, il y aurait eu chaque année en moyenne 255

enfants de moins de un an victimes d’homicides alors que les données officielles du CépiDc,

organisme dépendant de l’INSERM et enregistrant les décès par âge et par cause, en recensent

17/an sur cette période.

Parce qu’elle est importante, cette étude est analysée dans la troisième partie de ce dossier,

Analyse critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides des nourrissons : fragilités multiples et

extrapolations invalides. Elle ouvre une nouvelle étape dans la diffusion du chiffre et ce, en deux

temps. D’abord par un premier temps (2008-2012) où elle est présentée sans lien avec le chiffre

« deux enfants tués par jour ». Puis, à partir de 2013, c’est la jonction qui s’opère et associe les

résultats de l’étude consacrée aux homicides sur les nourrissons avec l’affirmation d’un chiffre de

décès d’enfants de deux par jour.

Elle ne sera donc pas discutée dans le détail dans cette chronologie mais pleinement dans la partie

3 qui est dédiée à son analyse. Seules quelques réserves seront mentionnées dans cette

chronologie.

93

Voir à ce sujet La démocratie des crédules, Gérald Bronner, PUF, 2013.

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66 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[12] INSERM U750 – Anne TURSZ - Bulletin épidémiologique hebdomadaire

« Le recoupement avec les données du CépiDc a montré la sous estimation des homicides (de

3 à 15 fois plus nombreux que le chiffre officiel, selon l’enquête) »94.

Etude épidémiologique des morts suspectes de nourrissons en France : quelle est la part des

homicides ? Anne Tursz, Monique Crost, Pascale Gerbouin-Rérolle, Julien Beauté. Inserm

U750.

[13] Communiqué de presse Lavoisier-INSERM

« La sous-estimation des homicides de nourrissons de moins de 1 an est telle qu’on peut

proposer une correction du chiffre officiel annuel en le multipliant par 3 à 10 environ, soit

des effectifs de 30 à près de 200 cas par an environ. »

Communiqué de presse Lavoisier – INSERM, annonçant la publication de l’ouvrage « en partenariat avec

l’INSERM » : « ENFANTS MALTRAITES. Les chiffres et leur base juridique en France » d’Anne Tursz & Pascale

Gerbouin-Rérolle, 9 décembre 2008.95

Ce communiqué de l’INSERM annonçant la publication d’un ouvrage d’Anne TURSZ et Pascale

GERBOUIN-REROLLE propose une correction maximale du chiffre officiel qui est étonnante (X10). Le

correctif multipliant par 15 figure pourtant bien dans l’ouvrage « ENFANTS MALTRAITES. Les chiffres

et leur base juridique en France », pour lequel le communiqué est diffusé. Est-ce une communication

prudente de l’INSERM ?

2009

[14] Libération

«Atterrant, dit cette scientifique [Anne Tursz] pourtant rompue à la mesure statistique. La

sous-estimation des homicides de nourrissons de moins d’un an est telle qu’on peut proposer

une correction en multipliant le chiffre officiel par 3 à 10.» Ce ne serait plus 10 ou 20 mais au

moins 30 et jusqu’à 200 bébés qui seraient tués chaque année. »

Libération, La mort cachée des bébés, Cécile Daumas, 13 janvier 2009.

La journaliste s’appuie sur les propos d’Anne TURSZ et sa publication en partenariat avec l’INSERM,

« ENFANTS MALTRAITES. Les chiffres et leur base juridique en France ». Pourtant, le facteur

multiplicateur par 15 n’est pas utilisé ici, conformément au communiqué de presse.

2011

94

BEH, 22 janvier 2008, n°03/04 http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2008/03_04/beh_03_04_2008.pdf 95

http://www.inserm.fr/espace-journalistes/enfants-maltraites.-les-chiffres-et-leur-base-juridique-en-france

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67 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[15] Questions de santé publique/Institut de Recherche en Santé Publique

« En effet, pendant la période concernée par l’étude, selon les statistiques officielles de mortalité,

il y a eu 17 cas d’infanticides par an en moyenne au niveau national. Une correction à partir des

résultats de l’enquête hospitalière conduit à estimer ce chiffre plus probablement à 255 cas par

an en moyenne. »96

Dossier réalisé par Anne Tursz qui utilise le correctif multipliant par 15 le nombre d’infanticides

pour arriver à 255.

2012

[16] Lettre au Président de la République – Libération

« On ne peut être qu’alarmé aussi par ce qu’on sait en France de la fréquence supposée des

homicides avant l’âge de 1 an. Cette forme extrême de maltraitance est probablement 15 fois

supérieure à ce qu’indiquent les statistiques officielles. »

Tribune à l’attention du Président de la République par Anne Tursz, Pédiatre, présidente du

comité interministériel du plan national Violence et santé (2004-2008), Daniel Rousseau,

pédopsychiatre, auteur de recherches sur les enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance, Céline

RAPHAËL, interne en médecine, auteure du mémoire le « Repérage de la maltraitance en

milieu scolaire », Libération, 2 juillet 2012.

- En 2012, Anne TURSZ, avec Daniel ROUSSEAU et Céline RAPHAËL, interpelle le nouveau Président de la République, Françoise HOLLANDE à travers une tribune publique. Le facteur multiplicateur X 15 est à nouveau utilisé. Les deux autres (x3 à x10) ont disparu.

[17] Muriel SALMONA, pédopsychiatre.

« Les professionnels de l'enfance s'accordent à donner comme chiffre d'enfants morts des

suites de violence celui d'au moins 700 par an, soit environ deux enfants par jour. »

Les violences envers les enfants : un silence assourdissant et une non-assistance à personnes

en danger, par MURIEL SALMONA, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie et

victimologie, présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie

https://blogs.mediapart.fr/muriel-salmona/blog/051012/les-violences-envers-les-enfants-

un-silence-assourdissant-et-une-non-assistance-personnes-en-dan

- Madame SALMONA affirme que son chiffre (« au moins 700 ») est le fruit d’un

accord des professionnels de l’enfance. Qui sont « les professionnels de l’enfance »

96

La maltraitance envers les enfants, Anne Tursz, Questions de santé publique n°14, septembre 2011, publié par l’Institut de Recherche en santé publique. http://www.iresp.net/iresp/files/2013/04/110826112024_qspn-14-maltraitance.pdf

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68 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

dont elle parle ? Où et quand a-t-il été défini que ce chiffre était un point d’accord

entre ces professionnels ? Poser ces questions, c’est y répondre.

- L’auteure utilise ici une forme biaisée d’argumentation mêlant des arguments

d’autorité (celle de l’auteure, celle des « professionnels de l’enfance ») et l’argument

ad populum (https://cortecs.org/materiel/principe-de-la-preuve-sociale-effet-panurge-

ou-argumentum-ad-populum/), qui tend à faire croire que si une majorité de

personnes, qui plus est si elles sont spécialistes, pensent une chose, c’est que ce doit

être forcément vrai.

- Dans son article, l’auteure mentionne les travaux d’Anne TURSZ sur les sous-

estimations du nombre des situations de maltraitances, mais pas pour étayer

directement le chiffre de 700.

- Précisons qu’en 2017, Madame SALMONA affirmera que ce sont plus de 300 enfants

qui meurent ainsi chaque année… Voir plus bas la citation [45].

En résumé

Aucune référence pour le chiffre mis à part un argument biaisé (ad populum)

aboutissent à ne donner aucune validité au chiffre énoncé.

A noter une fois encore la forte présence de la question de l’autorité (« psychiatre spécialisée en

psychotraumatologie et victimologie, présidente de l'association Mémoire Traumatique et

Victimologie »).

3ème Période : 2013 – 2017

2013

L’année 2013 est très particulière et va permettre une accentuation de la communication de ceux qui

affirment qu’en moyenne, deux enfants meurent par jour du fait de maltraitances. On peut constater

qu’ils vont prendre une place dominante dans les médias et le débat public, grâce à l’utilisation

répétée de ce chiffre.

On entendra dès lors beaucoup moins d’autres voix, plus réservées quant à la validité du chiffre et de

l’éthique de son utilisation.

Deux événements marquent le premier semestre 2013.

- Les Assises de la protection de l’enfance s’ouvrent se tiennent les 11 et 12 février au Mans, un an après que ce soit tenu dans cette même ville le procès des parents de Marina, qu’ils ont tué après des années de maltraitances non-décelées. Elles réunissent près de 2000 professionnels et acteurs du champ de la protection de l’enfance.

- Un colloque organisé au Sénat par Anne TURSZ et André VALLINI, et placé sous la présidence de Valérie TRIERWILER le 14 juin 2013, qui réunit plus de 200 personnes, venant de différents secteurs. C’est pourtant celui-là qui provoquera le plus d’impact dans les médias et pour la diffusion du chiffre.

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69 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[18] Appel du colloque du 14 juin 2013

Cet appel débute par un chapitre énonçant une série de situations où un enfant a été tué par

un parent et se concluant par l’affirmation terrible : « Aujourd’hui en France, selon des

estimations sérieuses, près de deux enfants mourraient chaque jour de violences infligées

par des adultes. » (https://colloqueviolencesenfants.wordpress.com/pourquoi-un-colloque-

sur-les-violences-faites-aux-enfants/).

La présence de nombreuses personnalités contribuera à ce que de nombreux médias assistent et

relaient cette manifestation.

En résumé

Concernant cet appel et l’affirmation qu’il contient :

- Quelles sont ces « estimations sérieuses » ? Nous avons vu qu’il existe plusieurs estimations avec

des écarts très importants de 100 à 800, voire plus encore… Aucune estimation de 600 à 700 ne

possède la moindre démonstration valable.

- Les qualités des signataires de l’appel, des organisateurs et le lieu du colloque ne suffisent pas à

valider l’affirmation du chiffre.

[19] Anne TURSZ, France Info

« C’est le chiffre noir de la maltraitance en France : deux enfants meurent tous les jours sous

les coups. C’est la pédiatre et épidémiologiste Anne Tursz qui est parvenue à ce résultat. En

compilant les données des tribunaux et d’hôpitaux, cette directrice de recherche à l’INSERM a

estimé à 250 le nombre de décès annuel d’enfants de moins de un an victimes de

maltraitances : « Bien loin des 17 à 20 des statistiques officielles de mortalité », souligne-t-

elle. En extrapolant, elle évalue à 600 à 700 le nombre de décès des moins de 15 ans. Soit

deux par jour. »

Site France Info, Jérôme Jadot, 11 février 2013.

http://www.franceinfo.fr/education-jeunesse/le-plus-france-info/maltraitance-quelles-failles-dans-le-systeme-

de-protection-infantile-888479-2013- (plus disponible en ligne au 31/10/2016 mais copié sur un site d’un

particulier http://lebloglibredemonquartier.midiblogs.com/archive/2013/02/index.html ) (pour information :

j’interviens dans cette même émission)

- Pour la première fois, Anne TURSZ s’associe directement au chiffre annoncé de 600 à 700 enfants/an morts de maltraitance.

- C’est une « extrapolation » à partir d’un seul des chiffres issus de sa recherche portant sur les années 1996-2000 et parue en 2008.

- Cela constitue une nouvelle progression dans l’inflation des chiffres annoncés par la chercheuse depuis 2008. (voir partie 3 du dossier)

En résumé

Une extrapolation, cette déduction d’une généralité à partir de données partielles, n’est pas une

démonstration. La faiblesse et les chiffres de base sur lesquels se fonde l’extrapolation, et la

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70 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

fragilité de l’extrapolation proposée : la valeur de ces données chiffrées et de l’étude est examinée

dans le dossier Analyse critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides des nourrissons.

Encore une fois, la force de l’affirmation repose sur l’autorité de celui qui l’énonce ou de la source

qu’il cite, et non d’une démonstration fiable : la « pédiatre et épidémiologiste Anne Tursz »,

compilation des « données des tribunaux et hôpitaux », « directrice de recherche à l’INSERM »…

Tout nous pousse à croire sur parole l’extrapolation qu’elle en propose sans aucune

démonstration.

[20] Site du magazine ELLE

« Selon la pédiatre et épidémiologiste Anne Tursz, directrice de recherche à l'Inserm, deux

enfants meurent tous les jours sous les coups, révèle France Info. Elle affirme qu’on compte

250 décès annuel d'enfants de moins d’un an victimes de maltraitances. « Bien loin des 17 à

20 des statistiques officielles de mortalité », a-t-elle confié. »

Maltraitance : le système de protection remis en cause, site Elle, 11 février 2013.

En résumé

Même auteure et affirmation que sur France Info (voir ci-dessus). Même remarques. Aucune

démonstration de ces deux enfants/jour en moyenne. Nous pouvons noter que les deux enfants

par jour semble devenir systématiquement présent dans le discours de Madame TURSZ.

[21] La Croix

« La difficulté, avec la maltraitance, c’est qu’on ne veut pas la voir », explique Anne Tursz,

épidémiologiste à l’Inserm qui estime à 700 le nombre d’enfants tués ou maltraités à mort

chaque année par leurs parents »

La Croix, 11 avril 2013.

En résumé

Poursuite du travail de mobilisation des organisateurs du colloque au Sénat et d’Anne TURSZ via

les médias : le chiffre de deux enfants/jour – 700 par an est l’axe central de communication, avec

manifestement des résultats dans la capacité à capter l’attention des médias qui le reprennent

dorénavant systématiquement, sur la simple base de l’argument d’autorité.

Le colloque au Sénat du 14 juin 2013 va permettre que des personnalités politiques, publiques ou

scientifiques importantes reprennent cette estimation de « deux enfants par jour ».

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71 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[22] André Syrota, Président Directeur général de l’Inserm

« Anne TURSZ, pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche émérite à l’Inserm et

présidente du comité scientifique de ce colloque, a montré pour sa part la sous-estimation du

nombre des homicides de bébés (de moins de 1 an), nombre qui est probablement de l’ordre

de 250 par an plutôt que les 15 à 20 victimes officiellement enregistrées.

Ce qui suggère le chiffre effrayant d’un à deux enfants tombant chaque jour, en France et en

2013, sous les coups de la violence. »

Colloque au Sénat, 14 juin 2013.

En résumé

Argument d’autorité encore. Le Président directeur général de l’INSERM citant une chercheuse et

son étude, annonçant des chiffres plus important que ceux contenus dans le communiqué de

l’INSERM en 2008, cela donne du poids à l’affirmation, mais pas à sa valeur scientifique : aucune

étude n’a porté sur le nombre d’enfants morts de la violence de leurs parents... (Voir Partie 3)

[23] André VALLINI, sénateur, président du conseil général de l’Isère.

« selon des estimations sérieuses, en effet, entre un et deux enfants mourraient chaque jour

des violences infligées par des adultes, le plus souvent leurs parents. »

Colloque au Sénat, 14 juin 2013.

En résumé

Rien de neuf ; aucune source.

[24] Valérie Trierwiller, Présidente d’honneur du colloque

« comment est-ce possible que deux enfants puissent mourir par jour dans un pays comme le

nôtre ? […] Encore une fois, nous ne pouvons pas accepter que dans notre pays, notre pays la

France, deux enfants victimes de violences meurent par jour. Merci à tous.»

Colloque au Sénat, 14 juin 2013.

L’utilisation à deux reprises de ce chiffre dans l’intervention renforce le poids de l’affirmation. La

forme interrogative convoque chacun dans sa responsabilité réelle ou supposée et se termine par

une injonction à « ne pas accepter », soulignant donc implicitement que « nous l’accepterions ».

En résumé

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72 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Aucune source au chiffre cité pourtant à deux reprises. Cela montre la place essentielle qu’il tient

pour sensibiliser l’opinion publique et les décideurs. Autorité liée à une personnalité publique

(compagne du Président de la République) engagée pour les enfants.

[25] Christiane Taubira, Ministre de la Justice

« Pourtant, comme le disait Monsieur le Sénateur Vallini, entre un et deux enfants meurent

de violence chaque jour. »

Colloque au Sénat, 14 juin 2013.

En résumé

Christiane Taubira mentionne la citation et son auteur, établissant ainsi une distance prudente.

Mais la Ministre de la Justice vient pourtant indirectement affirmer ce chiffre, comme si elle le

confirmait. Et « Si la Ministre de la Justice le dit... »

[26] Anne Tursz

« si on applique le correctif de 15 de l’enquête sur les morts suspectes de nourrissons aux

homicides des moins de quinze ans tels que recensés par le CépiDc à partir du codage des

certificats de décès, on aboutit à ce chiffre qu’on entend partout : 1 ou 2 enfants meurent

chaque jour de maltraitance ou de négligence. »

Colloque au Sénat, 14 juin 2013.

Voir page 45 des actes du colloque : Les violences faites aux enfants. Anne Tursz, Jon M.

Cook, Ed La documentation française, 2015.

En résumé

La valeur de ce correctif de 15 est très contestable. L’extrapolation au-delà de la catégorie étudiée

(nourrissons de moins de un an) est impossible. Voir la partie 3 dans ce dossier.

[27] Appel à Monsieur le Premier Ministre pour que la lutte contre la maltraitance des enfants

soit déclarée grande cause nationale 2014.

« Chaque jour, en France, deux enfants meurent de violences infligées par des adultes, le plus

souvent leurs parents. »

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73 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Première phrase de l’appel initié par les organisateurs du colloque au Sénat. Septembre

2013.

En résumé

Aucune source citée. Seule l’autorité des auteurs de l’Appel sont censés valoir démonstration…

[28] Sylvie Lecuivre, médecin pédopsychiatre, AFIREM

« 600 à 700 décès d’enfants, soit 2 décès par jour en France sont imputables, officiellement,

à de mauvais traitements infligés par les parents. »

Sylvie Lecuivre, médecin pédopsychiatre, Chef du Service de santé Mentale et Psychiatrie de

l’enfant et de l’adolescent au CH de Verdun, Membre du CA de l’AFIREM- Association

Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée www.afirem.fr, colloque

AFIREM 55 www.afirem55.org, 2013, citant les travaux de Tursz)

A noter le terme « officiellement » qui vient ici affirmer la vérité indiscutable du chiffre annoncé…

En résumé

La source de l’affirmation repose sur les travaux de Anne TURSZ et ses extrapolations qui n’ont rien

d’ « officiel »… Voir la partie 3 dans ce dossier.

L’annonce n’est crédibilisée que par l’autorité rattachée à la source citée, doublée de l’autorité de

la personne qui énonce le chiffre. Un empilement d’autorités ne crée pas une démonstration !

[29] André Vallini, Sénateur et Président du Conseil Général de l’Isère

« 2 enfants par jour meurent sous les coups d’adultes le plus souvent leurs parents »« Il faut

culpabiliser la société qui n’est pas assez vigilante »

André VALLINI, Sénateur – Président du Conseil Général de l’Isère, France Info – 19

novembre 2013.

En résumé

André Vallini poursuit la diffusion du chiffre et permet d’entendre exprimer clairement ce qui sous-

tend la démarche. C’est la recherche de la culpabilisation de la société (population et institutions)

qui est ici l’objectif. Intéressant et éclairant.

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74 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[30] Gérard LOPEZ - Quotidien 20 minutes

« D’un point de vue pénal, peut être considéré comme un meurtrier d’enfant toute personne

qui tue un mineur de moins de quinze ans. «Si l’on prend cet âge comme référence, on arrive

au chiffre de 400 à 800 morts par an, explique Gérard Lopez, président de l’Institut de

victimologie. Cela fait plus de deux enfants chaque jour!»

20 minutes, 2 décembre 2013.

http://www.20minutes.fr/societe/1257979-20131202-20131202-phenomene-linfanticide-

pourrait-etre-completement-sous-evalue-france

A noter, le journaliste précise en introduction de son article sous quelle condition le « psychiatre et

expert judiciaire » a accepté de répondre à ses questions : « Contacté dimanche par 20 Minutes pour

commenter l’affaire dite de Berck, le psychiatre et expert judiciaire Gérard Lopez n’a accepté qu’à

une seule condition: «Je veux que vous rappeliez dans votre article que plus de deux enfants périssent

chaque jour sous les coups de leurs parents en France. Et je veux que vous le rappeliez en gros

caractères !». Le chiffre devient ainsi un impératif à inscrire… Mais que vaut-il ?

En résumé

Une source est-elle citée dans l’affirmation ? Non. Mais il est fait référence dans l’article au travail

d’Anne TURSZ, laquelle est aussi interrogée. Le Docteur Gérard Lopez la citant dans son livre, il est

probable que c’est sur la base du travail d’Anne TURSZ qu’il donne sa fourchette estimative. Voir le

dossier Analyse critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides des nourrissons. L’annonce

n’est crédibilisée que par l’autorité rattachée à la source citée, doublée de l’autorité de la

personne qui énonce le chiffre.

[31] Gérard Lopez, psychiatre

« Qui sait qu’un enfant (ou plus !) meurt tous les jours sous les coups de ses parents ? »

Présentation par l’éditeur du livre Enfants violés et violentés : le scandale ignoré,

Gérard Lopez, psychiatre, président fondateur de l’Institut de Victimologie, Paris, expert près

les tribunaux, Editions Dunod, 2013, http://www.dunod.com/sciences-sociales-

humaines/action-sociale-et-medico-sociale/enfants-et-adolescents/enfants-violes-et-

violentes-le-scanda

« Un enfant (ou plus !) » pour son livre, « plus de deux enfants par jour » pour son propos dans 20

minutes du 2 décembre 2013 (voir [30])… En peu de temps, les annonces varient sans explication.

En résumé

Pas de source mais le Docteur Gérard Lopez la citant dans son livre, il est probable que c’est sur la

base du travail d’Anne TURSZ qu’il donne ce chiffre. Voir dans ce dossier la partie.

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75 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

L’annonce n’est une nouvelle fois crédibilisée que par l’autorité rattachée à la source citée,

doublée de l’autorité de la personne qui énonce le chiffre.

2014

[32] Documentaire France 2 – Parents criminels : l’omerta française

Sur la page annonçant le documentaire, signée par la réalisatrice Amal Mogaïzel :

Parents criminels : l'omerta française

ÉMISSION DU 22/04/2014

« Sept cents enfants meurent chaque année en France, tués par leurs parents. »

http://www.france2.fr/emissions/infrarouge/diffusions/22-04-2014_230315

Dans l’ouverture du documentaire (qui n’est hélas plus accessible en ligne), dès la quinzième seconde

la voix off annonce : « Ces enfants sont tous morts de maltraitance, comme 700 autres chaque année

en France. Les associations de défense des enfants, qui avancent ce chiffre terrible ne veulent plus

s’en tenir aux marches blanches qui ponctuent chaque mort. »

Le document intégral était accessible en ligne ici : https://www.youtube.com/watch?v=66avF7kTc1s

La citation ci-dessus est entendable dans le documentaire à 1 minute 30 seconde.

Concernant les journalistes ayant réalisé ce documentaire et leur information de l’absence de validité

du chiffre pourtant cité par eux, voir en partie 1 le chapitre « Les voix inaudibles du secteur de la

protection de l’enfance ».

En résumé

La journaliste cite comme source « les associations de défense de l’enfance ». Nous avons vu que

depuis les années 80 au moins, ce type d’associations présente ce chiffre sans étude sérieuse à

l’appui. Et, au bout de plusieurs semaines de tournage, on pouvait attendre une certaine distance

envers les propos de ces mouvements, ni neutres, ni source fiable en termes de production de

statistique.

La « crédibilité » de l’affirmation réponse donc seulement sur celle du média qui diffuse le

documentaire-enquête, ainsi que les associations dont la parole apparaît dans ce documentaire

essentiellement portée par leurs avocats. Insuffisant.

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76 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[33] Envoyé Spécial – France 2

Loin de relever du fait-divers, la violence mortelle sur les enfants est courante en France

: jusqu'à deux enfants par jour succomberaient sous les coups de leurs parents ou de leurs

beaux-parents.

http://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/mon-envoye-

special/monenvoyespecial-du-samedi-11-octobre-2014_710865.html

En résumé

Pas de source et toujours l’affirmation qui se suffit à elle-même sans atteindre le minimum de ce

que la rigueur exige.

[34] La Haute Autorité de Santé

Le constat de l’enquête de l’unité 750 de l’Inserm, enquête dirigée par Anne Tursz pendant

une période de 5 ans (Les oubliés, 2010), est également accablant : le chiffre moyen annuel

des homicides de nourrissons de moins de 1 an est d’au moins 250 versus 17 selon les

statistiques de mortalité. Ce qui conduit, par extrapolation, à supposer qu’environ deux

enfants succombent chaque jour du fait de mauvais traitements au sein de leur famille en

France.

MALTRAITANCE DES ENFANTS Y penser pour repérer, savoir réagir pour protéger – Haute

autorité de santé

http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-11/questions-

reponses_maltraitance__enfants.pdf )

En résumé

Malgré une prudence dans le terme utilisé (« supposer »), la Haute Autorité de Santé reprend les

extrapolations incroyables de Anne Tursz qui mènent à affirmer « deux morts par jour ». Autorités

attribuées à cette source et à la HAS se conjuguent sans la moindre démonstration valide !

Voir la partie 3 de ce dossier.

[35] Rapport présenté à Madame Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé,

par le Docteur Anne Tursz, présidente du comité de suivi du colloque du 14 juin 2013

https://maltraitancedesenfantsgrandecausenationale2014.files.wordpress.com/2014/10/rap

p-fin-comite-suivi-octobre-20142.pdf

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77 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

En pages 12-13, le rapport évoque l’enquête menée par l’équipe d’Anne TURSZ aboutissant à

255 cas d’homicides de nourrissons « identifiés par la recherche » alors qu’il s’agit d’une

extrapolation.

Dans la partie Annexe 4, page 72, un tableau indique jusqu’à 810 morts par an.

Ce tableau avait aussi été présenté au colloque du 14 juin 2013. Contrairement à ce qui est indiqué,

l’estimation ne relève pas de l’enquête INSERM U750, laquelle a porté sur une catégorie d’âge

limitée aux nourrissons de moins de un an durant la période 1996-2000. Ce qui est utilisé, c’est le

multiplicateur x15 qui est repris d’une partie de cette étude. Ce facteur multiplicateur est ensuite

appliqué aux chiffres officiels de mortalité par homicide des moins de 15 ans. Voir la 3ème partie de

ce dossier.

Elle donne ici des résultats qui devraient intriguer : comment peut-on par exemple croire

sérieusement que nous serions passés de 360 homicides d’enfants en 2010 à 615 en 2011, soit + 70

% d’augmentation ! Des « petits » chiffres, avec des variations importantes, et un important facteur

multiplicateur donnent ce genre de résultats. D’où l’intérêt de lisser en moyenne sur une période

« longue » les résultats annuels.

En résumé

Les travaux d’Anne TURSZ, étude et extrapolations, servent à son auteure. C’est bien normal.

L’argument d’autorité (INSERM – U750) renforce l’apparente crédibilité des données annoncées.

Mais tout cela ne tient pas de façon solide, loin de là. Voir la 3ème partie de ce dossier.

2015

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78 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[36] Le Parisien

« Et en enquêtant sur les décès de nourrissons de moins d'un an survenus entre 1996 et 2000

en Ile de France, en Bretagne et dans le Nord-Pas de Calais, nous avions démontré que quinze

fois plus de bébés de cet âge étaient morts par homicide que ne l'indiquaient les statistiques

officielles. Partant de là, il avait été estimé, qu'un à deux enfants de moins de 15 ans meurent

chaque jour en France de maltraitance. »

Anne Tursz, citées dans l’article Les chiffres chocs de la maltraitance des enfants, 2 mars

2015

http://www.leparisien.fr/societe/les-chiffres-chocs-de-la-maltraitance-des-enfants-02-03-

2015-4569293.php

En résumé

Même remarques que pour les différentes déclarations similaires d’Anne TURSZ déjà installées

dans et par différents médias. L’habitude des médias de citer une étude qu’ils n’ont probablement

pas lu les amène à se contenter de prendre pour acquis ce qui ne l’est pas. Voir la 3ème partie du

dossier.

[37] MEDECINS, bulletin de l’ordre national des médecins

« Plus de 250 homicides de nourrisson de moins de 1 an seraient en outre commis chaque

année en France d’après l’Inserm. Des chiffres qui amènent, par extrapolation, à ce constat :

chaque jour, environ deux enfants meurent suite aux mauvais traitements de leur famille. »

Florence Raynal, Eric Allermoz. MEDECINS n°38, janvier-février-mars 2015, page 17.

https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/cn_bulletin/2015-02-

04/master/sources/projet/MEDECINS-38.pdf

En résumé

Même remarques que pour les différentes déclarations similaires d’Anne TURSZ déjà installées

dans et par différents médias. Des médias pour les professionnels du médical reprennent une

étude qu’ils n’ont pas lu. Cela les amène à se contenter de reprendre ce qu’ils ont vu dans nombre

de médias, et même dans un dossier de la Haute Autorité de Santé... Voir le dossier Analyse

critique de l’étude Tursz-INSERM sur les homicides des nourrissons.

Argument d’autorité encore… Démonstration toujours pas…

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79 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[38] Mme Annie LE HOUEROU, Députée, rapport de la commission des affaires sociales de

l’assemblée nationale.

« (…) deux enfants meurent encore chaque semaine dans notre pays de mauvais traitements

infligés au sein de leur milieu familial. »

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION

DE LOI, ADOPTÉE PAR LE SÉNAT, relative à la protection de l’enfant, PAR Mme Annie LE

HOUEROU, Députée. 6 mai 2015. http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r2744.asp

La réapparition de l’estimation proposée par Valérie PECRESSE en 2006 (voir plus-haut) ressemble à

une éclaircie vu la référence que semble être devenu le « deux enfants par jour » dans les différents

échanges… Il marque aussi la limite en termes de résultats pour les défenseurs du chiffre de 2

enfants par jour. Heureusement, il existe aussi des acteurs influents et connaisseurs des données

réelles qui nourrissent la réflexion du législateur. Ce sont par exemple l’Observatoire National de la

Protection de l’Enfance, l’Observatoire de l’Action Sociale Décentralisée ou l’équipe de la Défenseure

des enfants.

Cependant, Annie LE HOUEROU n’a pas été entendue par tous ses collègues. Durant la discussion à

l’assemblée nationale sur ce même texte, le député Jean-Louis Dumont affirmera lors d’une séance

publique que 200 nourrissons meurent chaque année du fait de maltraitance97.

En résumé

Ce chiffre est assez proche des données police/gendarmerie. Il les dépasse mais sans extrapolation

irrationnelle.

[39] Monsieur Olivier CADIC, sénateur, questions au gouvernement,

« Entre [2013 – colloque du Sénat, ndr] et aujourd’hui, on estime que 1500 enfants sont

morts en France sous les coups de parents-bourreaux. Il y en aura deux de plus, ce soir, et

deux autres, demain… A l’échelle du quinquennat, nous parlons, d’une hécatombe

équivalente à celle du 11 septembre.

2 enfants meurent chaque jour en France de mauvais traitements… au Royaume-Uni, c’est 2

par semaine. »

Questions au gouvernement, 17 septembre 2015.

http://www.oliviercadic.com/au-senat/question-dactualite-au-gouvernement-quand-allons-nous-

faire-de-la-maltraitance-aux-enfants-une-cause-nationale/

http://videos.senat.fr/video.156490_57d10f80c450f?timecode=655000

En résumé

97

Séance du mercredi 18 novembre 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2015-2016/20160058.asp#P655635

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80 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Un « bel » effet du colloque de 2013. Le cumul des intervenants ayant affirmés le chiffre de deux

enfants tués par jour a été entendu par ce sénateur. L’absence de démonstration ou source fiable

énoncée lors de cette même manifestation ne semble pas avoir été remarqué…

Remarquons la stratégie de Monsieur CALDIC. Le chiffre annuel ne semblant pas suffire, il amplifie

son propos en allongeant la période de référence et par un recours aux affirmations-chocs visant à

provoquer l’émotion plutôt que la réflexion : « 1500 enfants tués sous les coups » « parents-

bourreaux » « deux de plus ce soir, et deux autres demain ... » « hécatombe » « 11 septembre »,

répétition de l’affirmation « 2 enfants meurent par jour ». Ajoutons une comparaison choc elle aussi,

celle avec la Grande-Bretagne. Mais si le chiffre pour la France énoncé est une « estimation », quelle

est la valeur du chiffre concernant la Grande-Bretagne ? Estimation ? Statistique officielle ? Nul ne le

sait, et probablement même pas le sénateur CALDIC. Est-il au courant du chiffre annoncé la même

année par Annie Le Houerou (voir citation [38]), sa collègue parlementaire de l’assemblée nationale ?

2016

[40] Wikipedia

« En France, chaque année, 95 000 enfants sont signalés comme enfants en danger de

maltraitance, dont 19 000 sont constitués maltraités (chiffres ODAS, 2005 ) et ces chiffres

augmentent d'année en année d'environ mille enfants signalés comme étant en danger. 2

enfants en meurent chaque jour. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Maltraitance_sur_mineur

Wikipédia, référence réflexe accessible instantanément…

En résumé

Aucune référence citée à l’appui de l’affirmation « deux enfants en meurent chaque jour ».

Wikipédia propose des contenus participatifs qui peuvent s’avérer exacts comme erronés. Ici, en

l’absence de sources, il y a déjà un problème. Wikipédia fait pourtant, pour beaucoup de

personnes, autorité.

Après avoir vérifié, au 26 juillet 2017, l’affirmation était toujours sur la page sans aucune référence…

[41] Innocence en danger

« 2 ENFANTS MEURENT CHAQUE JOUR EN FRANCE – État des lieux et perspectives

Selon les estimations les plus courantes (Association l’Enfant Bleu, Enfance Maltraitée,

2012), deux enfants décèdent chaque jour en France des suites de maltraitances et les

infanticides de nourrissons représentent 3,8% du total des homicides commis chaque année

sur le sol national (cela, alors que les enfants de moins d’un an ne constituent que 1,2% de la

population française ; Inserm, 2008).La Haute Autorité de Santé (HAS) estime de son côté que

le nombre de syndromes du bébé secoué – résultant parfois de l’épuisement nerveux des

parents – à environ 200 par an, tout en précisant que ce chiffre est nécessairement sous-

évalué. »

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81 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

http://www.innocenceendanger.org/protection-des-enfants-en-france/ Vérifié le 26 juillet

2017, ce lien consulté en 2016 menant vers la page-cible dont les propos sont copiés ici, ne

fonctionne plus !

Mais voici ce que l’on trouve dorénavant à l’adresse http://www.innocenceendanger.org/a-

propos/la-realite-en-face/

Sur ce que l’on trouvait sur le site jusqu’en 2016 :

L’agrégation de données et d’autorités censées démontrer la crédibilité du chiffre mentionné en

majuscule… :

- « Selon les estimations les plus courantes » faîtes par les associations : répétition de chiffres qui circulent…

- La part de 3,8 % des homicides de nourrissons sur le total des homicides est bien mentionnée en 2008 par Anne TURSZ notamment dans l’ouvrage « ENFANTS MALTRAITES. Les chiffres et leur base juridique en France » d’Anne Tursz & Pascale Gerbouin-Rérolle, 9 décembre 2008, Ed. LAVOISIER – INSERM. Mais ce chiffre porte en fait sur l’année 1993, dernière année où les statistiques de la police et la gendarmerie nationales donnaient des chiffres séparés pour les nourrissons de moins d'un an. Ces données sont donc en 2016, rapprochées de 2008, mais datent de 1993, soit 23 ans en arrière…

- Sur le syndrome du bébé secoué, la Haute Autorité de Santé indique bien en page 4 de sa recommandation la plus récente sur ce sujet (mai 2011 - http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2016-01/syndrome-bebe-secoue-recommandations-commission-audition.pdf ) que « Chaque année, 180 à 200 enfants seraient victimes, en France, de cette forme de maltraitance ; ce chiffre est certainement sous-évalué. » Mais tous les enfants victimes ne meurent pas. Mélanger ces chiffres, qui ne concernent pas directement les décès, aux données censées illustrer l’affirmation des deux enfants tués par jour n’est pas possible en termes de rigueur.

En résumé

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82 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

On voit ici la confusion des données et de leur interprétation (jusqu’en 2016). Est-ce pour cette

raison que ces données ont disparu sur la nouvelle version du site ? En 2017, on trouve une

affirmation de Deux enfants par jour tués référée à « 2013 INSERM ». On voit une nouvelle fois les

effets du Colloque au Sénat et de la prise de parole non seulement d’Anne Tursz mais aussi du PDG

de l’INSERM. Ceci sans aucune démonstration probante une fois de plus. On mesure à quel point

seul l’argument d’autorité porte ce chiffre.

[42] Blog Educateur, ce métier impossible

« Anne Tursz, épidémiologiste à l’INSERM, estime à 700 par an le nombre d’enfants décédés

à la suite de violences familiales, ce qui correspond à deux enfants morts par jour. »

Célia Carpaye, éducatrice spécialisée reprend sur son blog l’affirmation de Anne Tursz.

http://www.educenformation.com/2016/07/les-violences-corporelles-lepreuve-de.html

La propagation continue et atteint certains travailleurs sociaux… Mais la démonstration ne dépasse

pas l’argument d’autorité. Voir la 3ème partie de ce dossier.

[43] Site l’Enfant Bleu

http://www.enfantbleu.org/lassociation/chiffres-cles

Chaque jour, 2 enfants décèdent victimes de maltraitance (source : INSERM 2010)

Chiffres affichés depuis longtemps sur le site et déjà repris par le passé :

« Et rappelons que dans les pays développés comme la France, 2 enfants meurent chaque jour

suite à des maltraitances (INSERM 2010) »

Maltraitance des enfants, de nouveaux chiffres alarmants, Site L’enfant Bleu-Lyon, 24 mars

2015.

En résumé

Aucune référence à un travail précis où l’INSERM aurait démontré ce chiffre. 2010 est l’année de

publication de Les oubliés, le livre d’Anne TURSZ, écrit en son nom et nullement signé de l’INSERM.

Cela n’en fait donc pas une publication de l’INSERM. Ce qui est recherché via cette présentation,

c’est encore et toujours l’argument d’autorité. Pour la valeur de l’affirmation, voir la 3ème partie de

ce dossier.

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83 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

[44] Fondation pour l’Enfance

« Environ 2 décès d’enfant par jour dus aux sévices corporels (400-700 par an) (source :

rapport du Sénat sur le projet de loi relatif à l’accueil et à la protection de l’enfance, 2003). »

http://www.fondation-enfance.org/wp-

content/uploads/2016/11/DOSSIER_PRESSE_NUMEROS_AIDE_ENFANCE.pdf

En résumé

La citation-source pour le chiffre (sénat, 2003) est, comme nous l’avons vu plus haut (voir citation

[9]) sans aucune source elle-même. Voici encore un exemple montrant comment à force de citer

des sources qui n’en ont pas, on a fini par donner une crédibilité au chiffre. Et quand c’est la

Fondation pour l’Enfance qui le donne comme source dans un dossier à destination des médias,

cela donne un accès facile à) une donnée en apparence solide…

A noter que à la fin des années 80, c’est la Fondation de France qui utilisait déjà cet argument ainsi : « Plus récemment la Fondation de France a adressé une demande de soutien financier auprès des particuliers concernant les enfants en danger. Sur le bon de soutien on trouve : Faits et chiffres, en France chaque année 600 enfants décèdent de mauvais traitements. La lettre d’accompagnement débute par « en France, chaque jour, 2 enfants meurent victimes innocentes de mauvais traitements », soit 730 par an. » (Source : Dominique Girodet et Pierre Straus, in AFIREM, L'enfance maltraitée, Editions Karthala « Questions d'Enfances », 1991 Actes du Congrès AFIREM L’enfance maltraitée. Du silence à la communication. Toulouse, janvier 1990, pages 197-203. https://www.cairn.info/l-enfance-maltraitee--9782865372959-page-197.htm

[45] Muriel Salmona

« La police et la gendarmerie nationale donnent un chiffre qui se situe entre 70 et 100 enfants

de moins de 15 ans victimes d'homicides chaque année en France métropolitaine. Il manque

donc les chiffres concernant les 15-18 ans et ceux des DOM-COM (France d'outre-mer). (...)

D'après A. Tursz, il faudrait donc multiplier par 3 à 15 fois les chiffres d'enfants tués de moins

d'un an. Comme il y a, selon les statistiques de la justice, en moyenne chaque année 20

enfants de moins de 1 an victimes d'homicides, cela ferait entre 60 et 400 enfants de moins

de un an, rajouté aux 50 à 80 enfants de plus de 1 an à 15 ans, on arrive au chiffre probable

de 110 à 480 enfants de moins de 15 ans victimes d'homicides par an en France

métropolitaine (Tursz, 2010)."

Châtiments corporels et violences éducatives : Pourquoi il faut les interdire en 20 questions

réponses. Muriel Salmona, Dunod, septembre 2016, pages 48 et 49. Préface de Geneviève

Avenard, Défenseure des enfants. Pour consulter les pages 48 et 49 :

https://books.google.fr/books?isbn=2100755536

Nous nageons ici en pleine confusion des chiffres et des résultats.

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84 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- Il est faux d’écrire que la police et la gendarmerie donnent un chiffre entre 70 et 100 enfants de

moins de 15 ans victimes d’homicides chaque année en France métropolitaine. Au moment où

l’auteure publie son livre, la moyenne sur les 5 dernières années connues (2011 – 2015) a été de 56

et le chiffre annuel a oscillé entre 55 et 75. Il n’a dépassé qu’une seule fois (2015) la barre des 70 cas,

chiffre pourtant le plus bas donné par Madame Salmona. Les 4 autres années, il était nettement en

dessous98.

- La mention des chiffres Outre-Mer pourtant non-cités ne permet pas une augmentation importante

du total. Ainsi, en cherchant une étude reprenant ces données, j’ai trouvé pour l’année 2012 un total

de 4 homicides sur mineurs de moins de 15 ans pour les DOM-COM99.

- Il est faux d’écrire qu’Anne Tursz prétend qu’il faudrait multiplier par 3 à 15 les chiffres d’enfants

tués de moins de un an que donne la justice. Anne Tursz applique ces facteurs multiplicateurs aux

données du CépiDc de l’INSERM, lesquels sont moins importants que les 20 cas annoncés (12 en

moyenne100 entre 2009 et 2013).

- La multiplication donne donc un résultat original par rapport à ce que nous avons vu depuis le

début de ce travail. De 60 à 400 enfants de moins de un an : c’est plus que les 50 à 255 proposés par

Anne Tursz elle-même !

- Par contre, Muriel Salmona se distingue des affirmations d’Anne Tursz en n’extrapolant pas les

résultats des moins de un an à l’ensemble des mineurs de moins de 15 ans (sage attitude) mais en

« jonglant » avec des données faussement attribuées à la police/gendarmerie pour en tirer des

conclusions qui vont du simple (110) à plus du quadruple (480) !

- L’exploit est de citer en source de son résultat final Anne Tursz, dont le travail est pourtant différent

avec des résultats eux-aussi différents comme le montre la lecture de son livre Les oubliés (Tursz

Anne, Seuil, 2010).

- Enfin, rappelons-nous que peu de temps auparavant (voir citation [17] en 2012), Muriel Salmona

annonçait avec aplomb 700 enfants morts par an.

2017

[46] Muriel Salmona

« (…) au moins 300 enfants sont tués (environ 100 homicides d’enfants de moins de 15 ans

sont rapportés chaque année par la police et la gendarmerie et au moins 200 décès

inexpliqués d’enfants de moins de 1 an seraient en réalité des homicides, Tursz, 2010). »

98

55 en 2011, 46 en 2016, 62 en 2013 et 56 en 2014. Source : Les homicides sur mineurs de 15 ans, par Marie CLAIS, in La note de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) n°17, octobre 2017. 99

1 à la Réunion, 1 à Wallis-et-Futuna et 2 en Polynésie Française. Source : La délinquance constatée. Données locales ? Année 2012. 2012 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/134000490.pdf 100

5 en 2009, 8 en 2010, 16 en 2011, 15 en 2012 et 2013.

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85 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

Coordinatrice de la campagne STOP AU DÉNI 2017

http://www.memoiretraumatique.org/campagnes-et-colloques/2017-stop-aux-violences-

faites-aux-enfants.html

En 2012 (citation [17]), Madame Salmona annonçait « au moins 700 enfants » tués par an. En 2016

(citation [45]), elle annonçait entre 110 et 480 enfants tués par an. Nous voici peu de temps après

avec une nouvelle estimation de « au moins » 300 enfants tués. Et la réaffirmation d’un chiffre faux

comme vu ci-dessus en 2016 (les 100 mineurs de moins de 15 ans tués). Quant au « au moins 200

décès inexpliqués d’enfants de moins de un an qui seraient en réalité des homicides », affirmation

référée à Anne Tursz, c’est au moins incomplet. Anne Tursz estime dans son livre Les oubliés (2010,

page 140) donne une fourchette entre 51 et 255.

[47] Anne Tursz

A l’occasion de la publication le 1er mars du premier Plan contre la violence faîte aux enfants, les

médias reprennent les affirmations de deux enfants tués chaque jour ainsi que le chiffre de 255

homicides d’enfants de moins de un an, sur la base notamment d’entretiens avec Anne TURSZ. Le

travail entamé près de 10 ans auparavant a permis qu’apparaisse comme une évidence un chiffre

fort ancien et sans démonstration probante.

[48] France TV infos

"Il y a un nombre de cas non négligeables de crimes qui passent inaperçus, mis au compte de la « mort inexpliquée » du nourrisson", a déclaré Mme Rossignol à l’AFP ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes « Elles sont même sous-estimées, selon le Dr Anne Tursz, directrice de recherche à l’Inserm. Une étude, menée par cette pédiatre sur la période 1996-2000 estimait, en effet, à 255 le nombre d’homicides d’enfants de moins d’un an, contre 17 selon les statistiques officielles. »

1er

mars 2017 - http://www.francetvinfo.fr/sante/enfant-ado/nourrissons-les-deces-lies-

a-la-maltraitance-sous-estimes_2076727.html

[49] Le Progrès

« Potentiellement deux morts d’enfants par jour

Si une femme décède tous les trois jours sous les coups de son conjoint, quid des enfants ? Aucune conclusion chiffrée ou, en tout cas, synonyme de fiabilité n’existe à ce jour. Une esquisse de données officielles recensait 17 cas d’infanticides par an entre 1996 et 2000. Une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), sous la direction d’Anne Tursz, réévalue le bilan à 255, soit quinze fois plus. Une hypothèse extrapolée suppute le décès de deux enfants de moins de quinze ans par jour. »

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86 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

2 mars 2017 http://www.leprogres.fr/societe/2017/03/02/un-plan-contre-les-violences-infantiles

[50] Site Dubasque.org

« Les récents faits divers dramatiques, du décès du petit David,puni car il avait mangé des bonbons, à celui de Yanis, mort pour avoir fait pipi au lit, nous rappelle un chiffre terrible : deux enfants succomberaient chaque jour à cause de maltraitances… »

https://dubasque.org/2017/03/06/enfants-maltraites-une-realite-effarante-dependance-

quelles-logiques-de-solidarite-les-violences-sexuelles-sont-sous-estimees/

La multiplication du chiffre, qui ressemble à une information confirmée, produit sa reprise copiée-

collée d’un article de l’Obs mis en lien par le site de Didier Dubasque , veille d’actualités du travail

social, le 6 mars 2017.

[51] Marine Le Pen, candidate à l’élection présidentielle

« (…) une présidente qui protège les plus faibles en n’oubliant pas les enfants. Comme mère, je ne peux pas me résoudre à vivre dans un pays où, tous les jours, deux enfants meurent sous les coups de leurs parents, où des enfants sont violés, où les placements abusifs sont nombreux et les placements nécessaires oubliés. …. Leur malheur est trop souvent passé sous silence, la pudeur face aux souffrances qui sont les leurs ne peut prendre la couleur du déni politique. » Meeting de Villepinte, 1er mai 2017

https://www.youtube.com/watch?v=jHlrg4sX0xo à partir de 49mn 35

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87 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

- Marine Le Pen use ici des mêmes ressorts que certains autres que nous avons croisés dans ce dossier.

- Elle est fondée à croire ce qu’elle dit puisqu’il s’agit de l’information relayée par tous les médias généralement qualifiés de sérieux.

Depuis, l’affirmation continue à circuler. Mais deux épisodes « incroyable » viennent clore cette liste

de citations.

[52] Martine Brousse, Présidente de la Voix de l’Enfant

Invitée le 20 novembre 2017 de l’émission La maison des Maternelles, sur France 5, Martine Brousse est interrogée par l’animatrice (voir le replay à partir de 21 mn 45 secondes) : Agathe LECARON, présentatrice : « on manque un peu de données concernant la maltraitance, y compris concernant les homicides, une enquête de l’INSERM évoquait en 2010 deux décès par jour, c’est énorme. Est-ce que vous, vous avez des chiffres à la Voix de l’Enfant ?» Martine BROUSSE, Présidente de la Voix de l’ENFANT : « La Voix de l’Enfant a engagé depuis bientôt deux ans une veille juridique chaque jour, une veille média (…) La Voix de l’Enfant peut au regard de ce travail dire que nous sommes entre un, ce qui est 10 fois, 100 fois trop, un à deux enfants décédés par semaine. »

- l’Association La Voix de l’Enfant qui donnait en 1998 de 700 à 800 enfants tués par an (voir [5]), qui en 2006 affirme un chiffre de « plus de trois cents enfants » (voir [10]) en annonce en 2017, après avoir (enfin) pris le soin de recenser les affaires, en trouve entre 50 et 100 par an. La Voix de l’Enfant invalide elle-même les chiffres qu’elle diffuse depuis des décennies.

- Mieux encore : elle vient implicitement corriger l’animatrice qui reprenait une affirmation trouvée sur Internet sans aucune forme de vérification (« deux enfants par jour selon une enquête de l’INSERM » voir [43]). Or, si cette affirmation a pu se répandre, c’est notamment grâce aux déclarations de la Voix de l’Enfant et d’autres associations protectionnistes de l’enfance depuis des dizaines d’années.

- La boucle est bouclée où ceux qui ont répandu l’information sans fondement viennent corriger ceux qui la reprennent.

- S’il est confirmé, ce retour à une position raisonnable sur ce thème important et provenant de la Voix de l’Enfant doit être souligné et salué. Ce serait un changement notable qui pourrait contribuer à ramener de vrais échanges, construits sur des données objectivées et crédibles.

2018

[53] Gilles LAZIMI, coordinateur de la campagne contre les violences éducative - RMC 15 janvier

2018

« On estime à un à deux enfants par jour qui meurent sous les coups de leurs parents"

https://twitter.com/RMCinfo/status/953141557921710080

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88 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Quand le coordinateur d’une campagne de la Fondation pour l’enfance reprend une

information sans fondement aucun… Mais pour la première fois, c’est un autre média qui va

enfin vérifier cette « information ».

[54] Europe 1 – Géraldine WOESSNER

« Deux enfants meurent chaque sous les coups de leurs parents. Vrai ou Faux ?

C’est faux. Même si l’on entend souvent cette statistique, elle est erronée. Elle s’appuie sur

les travaux précurseurs d’une pédiatre qui avait tenté, pour la première fois, il y a 10 ans,

d’évaluer le nombre d’enfants victimes. Elle l’a fait en recoupant des données de la justice,

des rapports de décès dans 3 hôpitaux qu’elle a réétudiés, puis elle a estimé aussi le nombre

de bébés fantômes (ces enfants tués à la naissance, jamais déclarés). Tout cela, extrapolé à la

France, donnait un total de 700 décès par an, environ, soit 2 par jours. Cela n’a aucune

validité scientifique, mais au moins les consciences ont été réveillées. » http://www.europe1.fr/emissions/le-vrai-faux-de-l-info2/combien-denfants-meurent-chaque-

jour-sous-les-coups-de-leurs-parents-3548045

LE VRAI-FAUX DE L'INFO, CHRONIQUE DE L'ÉMISSION EUROPE MATIN, DIFFUSÉE LE MERCREDI 17

JANVIER 2018

Enfin la critique du Chiffre ! Dans un vrai diffusé le 17 janvier 2018, alors que ce dossier va être

publié (et sans rapport aucun entre les deux événements), une journaliste montre l’ineptie du

chiffre qui circule.

2018, l’année du changement ?

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89 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 2-I

Extrait de Des chiffres et des médias, Dominique Girodet et Pierre Straus

in AFIREM, L'enfance maltraitée, Editions Karthala « Questions d'Enfances », 1991 Actes du Congrès AFIREM

L’enfance maltraitée. Du silence à la communication. Toulouse, janvier 1990, pages 197-203.

https://www.cairn.info/l-enfance-maltraitee--9782865372959-page-197.htm

« Le projet de recherche sur les enfants maltraités, rédigé par nous il y a 20 ans, commençait par ces

lignes qui en précisaient explicitement les objectifs :

" Les histoires d'"enfants martyrs" ou de "bourreaux d'enfants" défrayent quotidiennement

la chronique dans la presse à gros tirage et la presse à scandale. Cette littérature malsaine

fait appel aux sentiments les plus faciles de sensiblerie ou d'indignation du public. Elle

sollicite parfois des instincts plus troubles encore.

Elle est plus nocive qu'utile. Il est même à craindre qu'une information de ce type ne suscite

auprès de certains lecteurs comme une sorte d'émulation inconsciente.

Ceci explique la réticence, longtemps manifestée par les organismes responsables de la

protection de l'enfance, à entreprendre à ce sujet une recherche approfondie. En fait la

protection des enfants victimes de mauvais traitements fut, jusqu'à une date récente, un

domaine pratiquement réservé aux sociétés philanthropiques et à l'action législative.

Les organisations philanthropiques ont pu jouer un rôle utile en sensibilisant l'opinion, mais

leur action se situe dans une perspective charitable envers les enfants, répressive à l'égard

des parents. L'excès d'affectivité et le manque de compréhension de certaines de leurs

interventions rendent celles-ci souvent maladroites et inopérantes. (…) »

(…) En revanche quelle valeur accorder aux estimations chiffrées dont font état tant les médias que

les documents officiels, qu’un enfant de moins de 6 ans sur 200 serait hospitalisé à la suite de

mauvais traitements, que la mortalité par mauvais traitements se chiffre annuellement à plusieurs

centaines et qu’enfin 50 000 enfants de moins de 6 ans sont chaque année victimes de sévices ou de

carences de soins plus ou moins graves susceptible de retentir sur leur état général ?

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90 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

Ces chiffres sont extraits d’une seule recherche effectuée il y a 15 ans dans la région parisienne. (…)

Les chiffres de mortalité annuels invoqués communément sont variables.

Dans les documents émanant du ministère des Affaires sociales on trouve : « L’enfance maltraitée est

un problème dont l’approche se fait difficilement par les chiffres, mais il faut savoir que les

évaluations communément avancées sont de 300 à 600 décès par an. »

Dans la grande presse à des moments variables on trouve les chiffres de décès annuels suivants :

600 (France Soir ; 1981)

1 000 (La Croix, 1981)

500 (Le Figaro, 1988)

Plus récemment la Fondation de France a adressé une demande de soutien financier auprès des

particuliers concernant les enfants en danger. Sur le bon de soutien on trouve : Faits et chiffres, en

France chaque année 600 enfants décèdent de mauvais traitements.

La lettre d’accompagnement débute par « en France, chaque jour, 2 enfants meurent victimes

innocentes de mauvais traitements », soit 730 par an.

Nous avons donc cherché parmi les différentes recherches françaises pouvant justifier les chiffres de

mortalité avancés par les médias. Il s’agit essentiellement de mortalité hospitalière. 5,2 % (12 cas sur

232) à l’hôpital Bretonneau, 3,8% dans la thèse du Dr Rabouille. Il est clair qu’aucune extrapolation

sur le plan national ne peut se justifier à partir de ces données.

(…) »

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91 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 3-I

Les données du CépiDc

Anné

e

19

96

19

97

19

98

19

99

20

00

20

01

20

02

20

03

20

04

20

05

20

06

20

07

20

08

20

09

20

10

20

11

20

12

20

13

20

14

< 1

an 24 19 12 11 19 20 17 14 14 11 18 7 11 5 8 16 15 15 7

1 – 4 20 16 10 12 20 19 14 10 11 14 16 14 12 13 10 9 7 20 6

5 –

14 24 14 18 16 32 19 23 17 13 20 19 9 14 15 6 16 13 11 12

Total 68 49 40 39 71 58 54 41 38 45 53 30 37 33 24 41 35 46 25

Source ; http://www.cepidc.inserm.fr/cgi-bin/broker.exe consultation le 20/7/2017

En gras, les cinq années de l’étude (1996-2000) de l’U 750 de l’INSERM, représentant une moyenne

de 17 cas/an, et les cinq dernières années disponibles (2010-2014) soit une moyenne 12 cas/an.

Au moment du colloque de 2013 au Sénat, la moyenne sur les cinq dernières années alors

disponibles (2006-2010) au CépiDc est de 10 cas/an. Si Anne Tursz avait appliqué sa propre logique à

ces résultats, les correctifs 3 et X15 auraient pu amener à la présentation d’un nombre d’homicides

de nourrissons variant de 30 à 150. Ce ne fut pas le cas.

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92 Laurent Puech, « Deux enfants tués par jour ? », Délinquance, justice et autres questions de société, 24 janvier 2018

ANNEXE 3-II

Evolution des présentations des extrapolations par Anne Tursz

Dans les publications depuis 2008, on voit combien le facteur X15 est devenu au fur et à mesure le

support de communication principal.

Article – Livre -Rapports Public destinataire principal « Correctif » présent(s)

2008 janvier – Article Étude

épidémiologique des morts

suspectes de nourrissons en

France : quelle est la part des

homicides ?

Professionnels du médical X3 et X15

2008 novembre – Livre Enfants

maltraités - Les chiffres et leur

base juridique en France

Professionnels X3 et x15

2009 – Article La maltraitance

cachée : pour une meilleure

connaissance épidémiologique

Professionnels X3

2010 – Livre Les oubliés Grand public X 3 et X15

2011 – Rapport "Les morts

violentes de nourrissons :

trajectoires des auteurs,

traitements judiciaires des

affaires"

Professionnels protection enfance X15

2012 – Article Les infanticides :

données épidémiologiques.

Professionnels X 3 et X15

2014 – Article Les infanticides en

France : peut-on les repérer, les

compter, les prévenir ?

Professionnels X15

2015 – Livre La violence faite aux

enfants

Grand public X15