Delly La Lune d'or Tome 1 - Delly

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romantica

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Delly

La lune d'or

Tome 1

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Édition Flammarion

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J’ai Lu

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Résumé :

Dans les plus lointains décors- ceux des pampas sauvages duvieux Mexique - comme dans lespaysages les plus familiers deFrance, des hommes luttent pourpunir les crimes d'un mauvaisgénie, dona Hermosa Barral...

Tel est le thème de ce vaste

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roman fertile en rebondissementsdramatiques.

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PROLOGUE La tempête s'acharnait depuis

le matin sur le village de Morignyet ses alentours. Mais sa violenceatteignait au paroxysme le long duchemin étroit, rocailleux, qui, enbordure de la combe des Ermites,menait à la Maison des Dames.Les hauts sapins, dressés engroupes compacts sur le rocsombre, au-dessus du sentier, se

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courbaient en gémissant, et parinstants un craquement sourds'entendait, plainte de l'arbrechancelant sous la fureur desvents acharnés à la destruction.

Courbé sous la rafale,retenant avec peine son chapeaud'une main et de l'autre serrantautour de lui sa douillette, le curéde Morigny avançait lentement, lapoitrine haletante, les yeux pleinsdu fin gravier soulevé du sol, quile frappait au visage. Il regrettaitmaintenant d'avoir pris ce chemin,qui raccourcissait la distance entrele village et la Maison des Dames.Connaissant encore mal le pays,

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car il venait d'être nommé à lacure de Morigny, voulant, enoutre, se rendre le plus vitepossible à l'appel d'une mourante,il s'était engagé là sans réfléchirque cette voie, déjà quelque peurude en temps normal, devait êtreinfiniment pénible et mêmedangereuse sous la tempête.

Aussi eut-il un soupir desoulagement quand il fut parvenuau terme de la difficile montée,non sans avoir plus d'une foismanqué d'être jeté par quelquefurieuse rafale sur la pente raide,hérissée de rocs, qui descendait aufond de la sauvage combe des

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Ermites.Maintenant, il foulait aux

pieds le sol herbeux de la sombreforêt de pins au milieu de laquelles'élevait la Maison des Dames. Làs'apaisait quelque peu la fureur dela tempête, brisée par l'écransolide, indestructible, queformaient les troncs serrés de cesarbres superbes, rempart dresséau pied de la demeure qui avaitété pendant des siècles le refuge etle douaire des veuves, dans lafamille des comtes deChantelaure.

Elle s'étendait, basse, un peulongue, au sommet de la hauteur

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le long de laquelle, en pente douce,montait la forêt noire. Un porcheen plein centre, reste du couventde la période romane qui l'avaitprécédée, ouvrait son archedécorée de lierre sur la cour auxpavés inégaux. Du lierre encoreenvahissait la façade grise dulogis, dérobait en partie l'ogive desportes et des fenêtres... Et cetteromantique parure ne contribuaitpas peu à augmenter l'aspectsombre, mélancolique, abandonné,de la vieille demeure dont lesfenêtres restaient closes, et d'oùne sortait aucun bruit.

Abandonnée, elle l'avait été

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pendant de longues années.Auparavant, les Chantelaure,obligés de quitter leur féodalchâteau de Peyrouse, qui croulaitde toutes parts, y avaient habitéquelque temps. Puis le jeunecomte Arnaud, devenu orphelin etdépourvu de fortune, avait quittéla sombre demeure pour rejoindreau Mexique un de ses parents. Onn'avait plus entendu parler de luipendant longtemps, dans le paysoù sa bonne grâce avait laisséd'excellents souvenirs... Un jour,enfin, on avait appris qu'il étaitrevenu en France, ayant faitfortune — ou plus exactement

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ayant épousé une jeune Mexicainepourvue de grands biens. Six ansavaient passé encore, au coursdesquels on ne l'avait pas revudans la contrée. Les gens bieninformés disaient qu'il menaitgrand train à Paris... et d'autres,mieux informés encore, assuraientqu'il jouait fort gros jeu, de tellesorte que la fortune de la joliedona Paz, sa femme, fondaitrapidement.

Puis un jour de printemps, levieil homme qui gardait la Maisondes Dames avait reçu l'ordre del'ouvrir, de l'aérer, d'y faireexécuter les nettoyages et

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réparations indispensables. Aprèsquoi, on avait vu arriver un soirArnaud de Chantelaure,accompagné de sa femme, d'unecousine de celle-ci, dona HermosaBarrai, et de deux enfants, dontl'une, la petite Rosario, âgée dequatre ans, était la fille du comteet de la comtesse, et l'autre,Trinidad, un peu plus âgée, la fillede dona Hermosa, qui était veuvedepuis trois ans.

Il y avait en outre deuxdomestiques : Ludovic, le valet dechambre du comte, et Oliva, lafemme de chambre, uneMexicaine, comme dona Paz et

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dona Hermosa.Tout ce monde s'installa

aussitôt à la Maison des Dames.On prit une cuisinière dans lepays, et ce fut par elle que leshabitants de Morigny connurentquelques détails sur les nouveauxvenus.

Mme de Chantelaure était fortjolie, mais de santé très délicate.Elle venait le dimanche à lagrand-messe, accompagnée de sacousine, une belle femme mince etsouple comme une liane, dont laphysionomie sans réelle beautépossédait cependant une séductionétrange. Le sourire de ses lèvres

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fines et roses était une énigmetroublante ; les yeux noirs,souvent demi cachés sous lespaupières ambrées, savaient êtreselon les moments dominateurs oupleins de caresses, brûlants oucâlins, très durs ou d'une douceurangélique. Fort intelligente, disait-on, d'esprit cultivé, dona Hermosa,après la mort de son mari, uningénieur français qui l'avaitlaissée sans fortune, s'apprêtait àtirer parti de sa très belle voix,quand dona Paz lui avait offert devenir l'aider à tenir son intérieuret à élever la petite Rosario,double tâche trop forte pour son

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indolence naturelle encoreaugmentée par une santé frêle.Mme Barrai ayant accepté, ellevivait depuis deux ans chez lesChantelaure, avec sa petite fille...Et elle les avait suivis dans le Juraquand le comte, presquecomplètement ruiné par le jeu,avait dû quitter Paris pour seretirer à la Maison des Dames.

La cuisinière, Martine Paget,assurait que dona Hermosarégentait tout, en cet intérieur, àcommencer par M. de Chantelaurelui-même. Celui-ci, de caractèrevolontaire, obstiné, violent, et qui,tout en aimant sa femme, prenait

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volontiers à son égard une attitudedespotique, pliait devant la jeuneveuve qui, au dire de Martine,semblait exercer sur lui uneinfluence fascinatrice.

A ce sujet, naturellement, leslangues marchaient dans le pays,et l'on plaignait fort la joliecomtesse qui, de semaine ensemaine, paraissait plus frêle, pluspâle, plus triste.

Les deux autres domestiquesconservaient une discrétioninvincible. Ludovic, le valet dechambre, était un homme d'unequarantaine d'années, grand etsec, figure osseuse et physionomie

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renfermée, passablement revêche.Il semblait fort dévoué à sonmaître, qui avait en lui la plusgrande confiance. La femme dechambre mexicaine, de raceindienne, était la sœur de lait dedona Hermosa, qui, au moment deson veuvage, l'avait cédée à sacousine, elle-même ne conservantà son service que son anciennenourrice, morte depuis lors... Olivase montrait une servante active etintelligente, très soumise aumoindre désir de dona Hermosaqu'elle semblait toujoursconsidérer comme sa véritablemaîtresse. Elle parlait fort mal le

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français et paraissait, d'ailleurs,de nature assez taciturne.

Martine ajoutait que MmeBarrai et Oliva entouraient desoins Mme de Chantelaure, et quele comte ne manquait pasd'attentions à l'égard de sa femme.Mais celle-ci allait perdant le peude santé qu'elle possédait, de jouren jour. En même temps, elledevenait plus triste, plusnerveuse, avec, dans ses beauxyeux noirs, des lueurs d'angoisseet de soupçon, quand son regard seportait sur dona Hermosa.

A la fin d'août, sa faiblessedevint si grande qu'elle ne put

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continuer de se rendre en voitureà la messe dominicale, ainsi qu'ellele faisait jusque-là. Puis, unmatin, elle fut prise d'une syncopesi longue que Ludovic courut à larecherche du comte, parti pour lachasse une heure auparavant.

Le médecin réussit pourtant àl'en sortir. Il parla de grandefaiblesse du cœur, d'état trèssérieux, mais non désespéré. Defait, la jeune femme parut seremettre un peu. Mais elle avaitdemandé un prêtre et reçu lessacrements par le ministère ducuré de Morigny.

Une dizaine de jours s'étaient

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écoulés, depuis lors. L'améliorationpersistait, disait-on. L'abbé Vandals'était présenté un après-midi pourprendre des nouvelles de la maladeet avait été reçu par Mme Barrai,qui s'était excusée de ne pasl'introduire près de sa cousine,celle-ci dormant à ce moment-là...Mais voilà qu'aujourd'hui ledomestique du comte étaitaccouru, disant que Mme lacomtesse se trouvait plus mal etdemandait à voir M. le curé. Celui-ci était parti aussitôt... Et aprèscette course pénible dans latempête, il arrivait enfin au but,en se demandant s'il trouverait la

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jeune comtesse encore en vie.Traversant la cour, il alla

soulever le marteau de la porteprincipale, qui s'élevait au-dessusde trois marches de pierresrongées par la mousse.

Elle fut ouverte par une jeunefille de petite taille en correctetenue de femme de chambre. Desyeux très noirs brillaient dans unmince visage au teint olivâtre, auxtraits assez fins. C'était Oliva,la Mexicaine. Elle s'effaça devantl'arrivant, qui demandait :

— Eh bien ?... Mme lacomtesse ?

Oliva répondit dans son

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mauvais français :— Madame est mal... très

mal.— Enfin, elle vit encore ?— Oui, encore.Précédé par la femme de

chambre, l'abbé Vandal montal'escalier de chêne usé, à la rampemassive, et fut introduit dans lachambre où se mourait Mme deChantelaure.

Le comte se trouvait près desa femme. Assis au pied du lit, uncoude appuyé contre celui-ci, ilconsidérait avec une émotiondouloureuse la pâle petite figureentourée d'admirables cheveux

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noirs. Dona Paz tenait les yeuxclos, et ses longs cils noirsfaisaient une ombre légère sur sesjoues livides. Habitué à la vue desmourants, l'abbé Vandal compritaussitôt que la jeune femme avaitbien peu de temps à vivre.

Au bruit de la porte quis'ouvrait, M. de Chantelauretourna la tête et se leva en voyantapparaître le prêtre.

Il dit à voix basse :— Ma femme désirait vous

voir, monsieur le curé...Sa taille vigoureuse, son

visage aux traits accentués, aufront volontaire et à la bouche

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hésitante, se dessinaient dans lesdernières clartés du jour — car leprêtre, parti du village vers cinqheures, avait mis un tempsconsidérable pour monter jusqu'àla Maison des Dames, par suite dela tempête, si bien que la nuitétait proche maintenant.

En entendant la voix de sonmari, Mme de Chantelaure soulevases paupières.

Le comte se pencha vers elle.— Voici M. le curé, ma chère

Paz.La jeune femme leva un peu

sa main droite, en une sorte degeste d'appel.

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Sur l'invitation d'Arnaud deChantelaure, le prêtres'approcha... Et, silencieusement,le comte sortit de la pièce.

Deux grands yeux noirs, déjàun peu voilés par les ombres de lamort prochaine, s'attachèrent uninstant sur la physionomie émueet grave du jeune prêtre. Puis lapetite main amaigrie, décharnée,se leva de nouveau, tandisqu'entre les lèvres blêmes ces motsglissaient :

— Ecoutez... tout près...Le curé se pencha, approcha

son oreille des lèvresbalbutiantes...

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Au dehors, la tempête faisaitrage et s'acharnait contre lamaison bâtie sur le point le plusélevé de la forêt.

Mme de Chantelaure prononçaquelques mots. L'abbé Vandalsursauta et, se redressant un peu,bégaya :

— Oh ! Madame !... Une telleidée !... Une telle accusion ! Non,non, ce n'est pas possible !

La main de la jeune femmesaisit celle du prêtre, s'y agrippa,tandis que la voix faible disaitencore :

— Ecoutez...L'abbé Vandal se pencha de

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nouveau. Dona Paz sembla luiadresser une prière. Il murmura,la voix tremblante :

— Mais... Madame... je nepuis... Ce serait une si graveresponsabilité... En outre, si l'onvenait à l'apprendre, onm'accuserait...

Mais dona Paz ne l'écoutaitpas. Sa main mal assurée seportait à une chaîne d'or quientourait son cou, la soulevait,tandis qu'un regard de lamourante demandait au prêtre del'aider.

Il le fit, d'un geste hésitant.La chaîne fut enlevée, ainsi que

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deux objets qu'elle soutenait et quijusqu'alors avaient été dissimulésparmi les dentelles du vêtement denuit. L'un était une petite boîted'or, l'autre une demi-lune, d'orégalement, incrustée de superbesrubis taillés en pointe.

Dona Paz dit d'une voix àpeine perceptible :

— Prenez... Pour ma fille...plus tard.

En même temps son regardplein d'angoisse suppliait le prêtre,dont la physionomie dénotait unpénible embarras.

— Madame... que dira-t-on enne voyant plus cette chaîne sur

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vous ?Mais cette fois encore, Mme de

Chantelaure ne parut pasl'entendre. Elle répéta, d'un ton desupplication douloureuse :

— Prenez... prenez... Il nefaut pas qu'elle ait la lune... lalune d'or... Ma petite Rosario,seule...

En même temps, sa mainmettait les deux précieux objetsdans celle du prêtre. Alors, commesi elle eût épuisé dans ce geste sesdernières forces, elle laissaretomber lourdement son bras etferma ses paupières aux cilssombres.

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L'abbé Vandal glissa la chaînedans une poche de sa douillette ;puis, se penchant vers lamourante, il lui adressa quelquesmots d'encouragement, d'une voixqui tremblait d'émotion, et luidonna une dernière absolution.Après quoi, voyant qu'elle tenaittoujours les yeux clos, il allaouvrir la porte et sortit de lachambre.

D'une pièce faisant face àcelle-là surgit M. de Chantelaure.

Il demanda à mi-voix :— Eh bien, comment la

trouvez-vous, monsieur le curé ?...Bien mal, n'est-ce pas ?

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— Je ne puismalheureusement dire lecontraire, monsieur le comte...

— Oui, le docteur Leduc m'alaissé entendre qu'elle ne passeraitprobablement pas la nuit...

La lueur d'une lampe poséesur une console, dans le largecorridor, éclairait les traits altérésdu comte, son front large quecommençait de dégarnir uneprécoce calvitie. La physionomieétait sympathique et donnait aupremier abord une impressiond'énergie. Il fallait quelque tempspour remarquer en elle les signesdu mélange de volonté obstinée,

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orgueilleuse, et de faiblessehésitante, qui caractérisait lanature d'Arnaud de Chantelaure.

Le comte ajouta :— Elle a désiré vous voir de

nouveau, quand elle s'est tout àcoup sentie plus mal, cet après-midi. Mais je me demandais sivous arriveriez avant que... que cefût trop tard.

— J'ai été retardé par latempête, monsieur le comte. Moiaussi, je craignais de ne pasarriver à temps... Mais grâce auciel, la pauvre jeune dame avaitencore sa connaissance... Et... et...je lui ai donné à nouveau

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l'absolution.Les mots sortaient

difficilement de la gorge serrée duprêtre.

M. de Chantelaure leremercia, lui offrit de se reposerun moment, avant de repartir.Mais l'abbé Vandal refusa, car lanuit était proche et il connaissaittrop peu la forêt pour s'yaventurer dans les ténèbres.

M. de Chantelaure proposa :— Mais je vais vous faire

reconduire en voiture, monsieur lecuré !

— Non, non, monsieur ! Votredomestique a déjà assez à faire

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avec les courses, les allées etvenues nécessitées par votremalade. Je ne m'égarerai pas,soyez sans crainte. Il fait encoresuffisamment jour pour que jedistingue la bonne voie, dans laforêt. Et au-delà, le chemin estassez facile — car, naturellement,je ne reprendrai pas celui quej'avais choisi pour venir, dansl'espoir d'arriver plus vite.

M. de Chantelaure n'insistapas. Il accompagna le prêtrejusqu'au bas de l'escalier. Là, tousdeux faillirent se heurter à unetoute petite fille assise sur ladernière marche.

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M. de Chantelaure demanda :— Eh bien, que fais-tu là,

Rosario ?En même temps, il se baissait

et enlevait dans ses bras l'enfantvêtue de blanc, dont les bouclesd'un noir bleuâtre, en désordre,entouraient le visage menu toutéclairé de grands yeux d'un bleuviolet sur lesquels s'étendaitl'ombre des longs cils noirs.

Rosario appuya son visagecontre la joue paternelle, enrépondant :

— Je voulais savoir simaman, était encore malade.

Arnaud de Chantelaure

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étouffa un soupir.— Oui, mignonne. Allons,

retourne près de cousineHermosa...

Tout en parlant, il la posait àterre.

L'enfant objecta :— Cousine Hermosa n'est pas

là.— Elle n'est pas là ? Sans

doute sera-t-elle remontée dans sachambre... Et Trinidad, où est-elle?

— Elle était dans le salonavec moi. Oliva est venue nousdire de nous tenir bien tranquilles,parce que cousine Hermosa et elle

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étaient occupées. Mais moi, jevoulais savoir si maman allaitmieux...

Le prêtre, qui regardait aveccompassion la petite fille, futfrappé de l'énergie qui sediscernait sur cette enfantinephysionomie.

M. de Chantelaure déclara :— Tu as eu tort de désobéir à

Oliva, ma Rosa-rita. Allons,retourne près de Trinidad. Tamaman repose, en ce moment, tune peux la voir. Mais salueauparavant M. le curé.

Le prêtre posa sa main sur lesboucles sombres, en disant d'un

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ton de frémissante émotion :— Allez en paix, chère petite

enfant... et que Dieu vous garde.Les yeux bleus se posèrent sur

lui, sérieux et pensifs. L'enfant ditde sa voix douce, avec un légeraccent étranger :

— Bonsoir, monsieur le curé.L'abbé Vandal serra la main

de M. de Chantelaire et sortit dela Maison des Dames.

La tempête redoublait deviolence et s'abattait en furieusesrafales sur les arbres centenairesqui entouraient le vieux logis.

Le prêtre s'engagea d'un pashâtif sur la route tracée depuis des

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siècles à travers la forêt, pourconduire de Morigny au châteaude Peyrouse, en passant par laMaison des Dames.

Une troublante perplexitédemeurait en son âme. Ï1 luisemblait que la chaîne et les deuxprécieux objets, mis de force entreses mains par la mourante,pesaient lourdement dans la pochede sa douillette. Qu'allait-il faire ?Devait-il conserver ce dépôt sansen souffler mot à M. deChantelaure ?... Oui, sans doute,car si dona Paz disait vrai... siréellement ses terribles soupçonsétaient fondés...

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« Je n'ose pourtant le croire !songeait le prêtre avec un frisson.Une femme qu'elle a traitée avectant de bonté... aller jusque-là...jusqu'à ce crime... »

Dans la forêt sombre, lecrépuscule, qui commençait, étaitdéjà presque de la nuit. La route,mal entretenue, envahie parl'herbe, descendait entre les pinssuperbes auxquels s'attaquaitfurieusement la tempête. L'abbéVandal atteignit bientôt l'endroitoù ce chemin longeait, à droite, unpetit étang aux eaux verdâtres,nommé dans le pays « l'étang desTrépassés ». La légende assurait

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que les âmes des anciens seigneursde Peyrouse y venaient errer, àcertains jours, et qu'on y entendaitparfois des plaintes, desgémissements, de longs soupirsd'angoisse.

L'aspect lugubre du lieu nepouvait qu'accréditer cettetradition. Aussi était-il peu degens qui ne hâtassent l'allure, enpassant près de ces eaux glauquessur lesquelles tombait l'ombrefunèbre des pins qui se dressaientjusque sur les bords, formant unesombre voûte que ne perçaientjamais les rayons du soleil.

Aussitôt après, la route,

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devenue plus étroite, s'engageaitentre d'énormes blocs de pierrejetés les uns sur les autres, sansdoute au cours de quelque lointainbouleversement du sol. Ilsformaient des cavernes s'étendantassez loin, et qui avaient jadis, àdifférentes époques, servi derepaires à des bandes de brigands.Depuis près d'un siècle le paysétait fort tranquille, et lescavernes de Peyrouse n'avaientplus abrité que quelque rôdeur,quelque malfaiteur isolé, dont lesméfaits se bornaient à des vols debétail, de volaille ou de fruits.

L'abbé Vandal ne ressentait

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donc aucune appréhension au sujetde ce passage d'aspect si peurassurant, particulièrement à latombée de la nuit. Pourtant, iln'en avait pas encore dépassé lamoitié qu'il entendait derrière luiun bruit léger, un frôlement... et,instantanément, une étoffe noireétait jetée sur sa tête, luienveloppant le visage. Aussitôt, ilsentit une main qui se glissaitdans une des poches de sadouillette — celle où il avait mis lachaîne que venait de lui confierMme de Chantelaure.

Comme, son premiersaisissement passé, le prêtre allait

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résister, se défendre, il sentitqu'on le lâchait. Il entendit unbruit de fuite. Arrachant le voilequi couvrait son visage, il regardaautour de lui... Mais dans l'ombrecrépusculaire, c'était la solitude, lesilence. Déjà, les mystérieuxagresseurs avaient disparu.

L'abbé Vandal porta vivementla main à sa poche. La chaîne, laboîte et la demi-lune n'étaient pluslà.

Une poussée de sang montaau visage du prêtre, sous laviolence de l'émotion.

La terrible évidences'imposait, à lui. « On » l'avait

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attaqué dans le seul but de luienlever ces objets. « On » s'étaitéclipsé, aussitôt le coup fait avecune remarquable dextérité.

« On »... Qui cela ?L'abbé Vandal le devinait trop

bien ! Et il comprenait l'angoissede dona Paz, la précaution qu'elleavait voulu prendre en lui confiantce précieux dépôt — précautionrendue vaine, hélas ! puisquecelui-ci, maintenant, se trouvaitsans doute entre les mains de celleque la jeune mourante semblaittant redouter — et à si juste titre,pensait maintenant le curé deMorigny.

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« Je me leurre peut-être,cependant », murmura-t-il enpassant la main sur son frontcouvert de sueur. « Quelquemalfaiteur, sans doute, a fait lecoup... »

Mais non, le doute n'était paspermis. Il avait été attaquéseulement parce qu'« on » le savaitdépositaire de la chaîne d'or... Etpour que, sans hésiter, avec unetelle prestesse, ses agresseurseussent mis la main à la poche quicontenait celle-ci, il fallait qu'ilsl'eussent vu quand, sur la prièrede la mourante, il avait glissé lesprécieux objets dans cette poche.

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« Que faire, mon Dieu ? Quefaire ? songea-t-il Rien !... je nepuis rien ! Me confier à M. deChantelaure est impossible,puisque sa femme se défie de lui...à juste raison, sans doute, si,comme elle le croit et comme on leprétend, il est sous l'empire decette Mme Barrai. Alors, je doisdonc laisser la criminelletriompher, en possession de ce quiappartient légitimement à lapetite fille ?... de ce que lamalheureuse jeune femme tenaittant à lui soustraire ? »

Hélas ! il ne voyait aucunmoyen de l'empêcher ! Les

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mystérieux agresseurs avaientdisparu... il était impossible de lesrechercher, de les poursuivre dansl'obscurité.

Le prêtre jeta un coup d'œilautour de lui, dans l'ombre quienvahissait tout. Presque à sespieds, quelque chose attira sonattention. Il se baissa, ramassa unruban de couleur claire. Comme ill'approchait de ses yeux pourmieux voir, une senteur demagnolia s'en dégagea, légère etcapiteuse.

L'abbé Vandal tressaillit. Unsouvenir lui revenait. Peu detemps après l'arrivée des

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Chantelaure dans le pays, la jeunecomtesse, accompagnée de sacousine, était venue demander unrenseignement au curé deMorigny. Et la petite sacristieavait été aussitôt envahie par cemême parfum, si pénétrant, quiavait persisté quelque temps aprèsle départ des jeunes femmes.

Par la suite, ayant eul'occasion de s'entretenirséparément avec chacune descousines, l'abbé Vandal avait pu serendre compte que cette personnesi parfumée était Mme Barrai.

Ainsi donc, l'évidences'imposait à lui. Mais il ne

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discernait aucune possibilité des'en servir pour retrouver lesobjets dérobés, puisque ceux-ci luiavaient été confiés en secret, sanstémoin, par une mourante dont letémoignage ne pourrait plus êtreinvoqué, car peut-être, à cemoment même, avait-elle cessé devivre. D'ailleurs, quoi de plusfacile, pour la coupable, que derepousser l'accusation ? Il nel'avait pas vue... et ce ruban, nepouvait-elle l'avoir perdu là aucours d'une précédente promenade?

«Non, je ne puis rien... je nepuis rien ! pensa douloureusement

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l'abbé Vandal. Je n'ai, en fait,qu'une preuve morale. Pauvremadame de Chantelaure, votreprécaution aura été vaine. Mais leciel protégera votre enfant et ladéfendra contre celle qui, déjà,commence de la dépouiller de sonbien légitime. »

Dans la matinée du

lendemain, comme le curé deMorigny revenait du jardin où ilavait soigné ses chrysanthèmes,Mme Camille, sa sœur aînée, luiapprit que la comtesse deChantelaure était morte la veille,à six heures du soir.

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« Bien peu après mon départ,songea le prêtre. Elle a dû réunirses dernières forces pour meconfier son douloureux secret et cedépôt qui, hélas ! devait demeurersi peu de temps entre mes mains.»

Il entra dans la petite piècequi lui servait de cabinet detravail et s'assit devant la table demerisier sur laquelle étaientrangés quelques livres et papiers.Le front entre ses mains, ils'absorba un moment dans sespensées, cherchant encore unmoyen d'accomplir la volonté de lamorte. Mais à nouveau, il se

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heurtait à l'impossible. La positionde la coupable étaitinexpugnable... et le ruban trouvésur la route, près du lieu del'agression, ne pouvait, hélas !servir de rien pour confondre lacréature habile et rusée qui avaitsu mettre à exécution, avec tantd'adresse et de promptitude, sonplan de vol, après avoir vu donaPaz remettre la chaîne d'or, laboîte et la demi-lune au curé deMorigny.

« Que deviendra la pauvrepetite fille, entre son père et cellequi, sans doute, sera bientôt sabelle-mère ? songea

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douloureusement le prêtre. Dequelle angoisse cette pensée a dûcharger les derniers jours de lamalheureuse jeune femme ! Celle-ci voulait au moins préserverl'avenir matériel de l'enfant. Maislà encore, ses desseins ont ététraversés.

« Oui, pauvre petite fille, quela divine Providence voussoutienne, car vous serez bienseule et bien exposée, près de cettefemme, si votre mère a vu juste,comme je le crois maintenant. »

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PREMIÈRE PARTIE 1

Les promeneurs étaientnombreux au Bois, en ce matin

d'avril que le soleil daignait enfinéclairer, après d'interminablesjournées de pluie. Amazones etcavaliers se croisaient dans lesallées ; des saluts, des propos

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enjoués, des souriress'échangeaient au passage, desregards curieux cherchaient les

visages nouveaux et les gensconnus, pâture également

appréciable pour les conversationsprochaines.

L'attention, ce matin-là, étaitattirée par deux étrangers au typeespagnol, le père et le filsprobablement, car il existait entreeux une incontestableressemblance... Tous deux avaientle teint chaudement mat, de beauxtraits, des cheveux très noirs,souples et soyeux, un air denoblesse hautaine et de froide

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nonchalance. Mais le regard dupère, aigu, observateur, n'avaitpas la séduction qui existait dansles sombres yeux noirs du fils.Celui-ci était un tout jeunehomme, souple, mince,parfaitement proportionné, chezqui l'élégance aristocratique d'unevieille race noble se mêlait à unesingulière vigueur, à un aird'énergie froide, de volontéorgueilleuse, qui frappait chez unêtre si jeune.

Tous deux montaient avec uneremarquable maîtrise des chevauxde race arabe, bêtes incomparablesqui attiraient autant que leurs

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maîtres les regards desconnaisseurs. L'un de ceux-ci, M.de Guichars, qui avait passé lespremières années de sa jeunesseau Mexique, en une existenceassez aventureuse, suivait d'uncoup d'œil tout particulièrementintéressé les deux étrangers, qui leprécédaient le long d'une allée. Ildit entre ses dents :

— Ces gens-là montent à lafaçon des Sud-Américains... Et lejeune homme a une allure, uneaisance, sur cet animal pas facile !

A ce moment, le père tournaun peu la tête pour regarder uneamazone qui passait, en

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conversation animée avec les deuxcavaliers qui l'encadraient. M. deGuichars étouffa une exclamation:

— Don Pedro de Sorrès !Un instant plus tard, il se

trouvait aux côtés du cavalier.— Pardonnez-moi de vous

accoster ainsi, don Pedro...L'autre tourna la tête et dit

sans paraître surpris :— Ah ! c'est vous, Paul de

Guichars ! J'ai fait précisémentporter un mot ce matin à votrelogis, pour vous annoncer maprochaine visite.

— Quelle bonne surprise !

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Vous voilà donc devenu Parisien,don Pedro !

— Provisoirement, oui... Moncher Guichars, voici mon fils, donRuiz de Sorrès...

La main du jeune homme,fine et nerveuse, se tendit vers M.de Guichars, que les yeux noirsaux sombres profondeursenveloppaient d'un regardpénétrant.

— Mon père m'a parlé de vousavec sympathie, monsieur, dit donRuiz en excellent français.

— J'ai été pendant quelquetemps le compagnon d'aventuresde don Pedro, et je conserve le

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meilleur souvenir du chef auquelnous obéissions tous avecenthousiasme.

Un demi-sourire détenditlégèrement la bouche sévère dunoble Mexicain.

— Vous étiez un bonlieutenant, Guichars. Nous avonsfait d'excellente besogne, contreles troupes du colonel Ferrago.

— Ah ! Ferrago !... Ce tigremâtiné de renard, comme vousl'appeliez. Il fut un jour à deuxdoigts de vous faire pendre, donPedro.

— Oui... mais c'est moi qui,finalement, l'ai fait balancer aux

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branches d'un acajou.Une haine profonde vibrait

dans l'accent du noble Mexicain,une lueur farouche jaillissait deses prunelles.

Et, dans les yeux superbes dedon Ruiz, un éclair s'alluma,tandis que frémissait le jeune etbeau visage.

— Ce fut une juste exécution,dit M. de Guichars. Cet hommeétait un bandit. Sa capture fut l'undes meilleurs exploits du Castor-Franc... Que devient-il, ce braveCanadien ?

— Toujours au Mexique,chassant, pêchant, au mieux avec

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ses amis les Indiens. Il vient uneou deux fois l'an passer quelquesjours à notre hacienda de SanPablo. Et fréquemment, ilemmène Ruiz dans sesexpéditions.

— Avec un tel professeur, donRuiz doit être devenu un parfaitchasseur et coureur des bois ?

— Mon fils a eu mieux encoreque lui comme professeur,Guichars, en la personne de l'Elan-Rapide.

— L'Elan-Rapide ?... le célèbrechef Comanche, terreur dugouvernement mexicain ?

— Lui-même. Nous sommes,

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vous le savez, les descendantsd'une princesse mexicaine, filled'un noble personnageappartenant à la race dessouverains aztèques — laquelleprincesse devint la femme de notreancêtre, don Pablo d'Esvella, venud'Espagne à la suite des premiersconquérants. Cette origine nousvaut de la part des Indiens unegrande considération. En outre,l'Elan-Rapide, dont les trois filsont été tués sur le sentier de laguerre, s'est pris d'une viveaffection pour Ruiz. Celui-ci a étéadopté par la tribu du Bison, et legrand chef comanche s'est chargé

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de son instruction en tant quechasseur, cavalier, chercheur depistes, etc.

— Eh bien, avec un telmaître, je crois que don Ruizn'aura pas à craindre d'êtresurpassé ! dit M. de Guichars avecun coup d'œil d'intérêt presquedéférent vers le jeune Mexicain,silencieux et pensif, un peu altier.

Don Pedro eut une lueurd'orgueil dans le regard, enrépliquant :

— Il ne craindra jamais derival, en effet. Déjà, il monte leschevaux les plus sauvages aussibien que l'Elan-Rapide lui-même.

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Son tir est infaillible, et il saitretrouver une piste avec unehabileté qui fait l'admiration duCastor-Franc, si bon chercheur detraces que soit celui-ci. L'Elan-Rapide est très fier de son élève et,pour la première fois, j'ai vu céderchez lui l'impassibilité indiennequand il a dit à Ruiz, au départ : «Que mon fils revienne, surtout,car le soleil restera obscurci pourses frères indiens, tant qu'il nesera plus là. »

Tout en causant, les troiscavaliers avaient remis en marcheleurs montures. Don Pedropoursuivit :

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— Toutefois, j'ai jugé bond'ajouter à cette éducationindienne quelque connaissance dela civilisation européenne. Voilàpourquoi nous venons passerquelques mois à Paris, oùj'habitais jadis, en ma jeunesse,chez mes grands-parents — carma mère était Française.

— C'est une excellente idée,don Pedro, et qui fera le plusgrand plaisir à vos amis.

Le Mexicain eut un sourired'ironie.

— Mes amis ne sont pas fortnombreux, Guichars, car je nedonne pas ce nom indifféremment

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à tous ceux qui se prétendent tels.A propos, vous êtes-vous trouvé enrapport, ici, avec le comte Arnaudde Chantelaure ?

— Oui, parfois. Nous n'avonspas de relations intimes, maisnous nous serrons la main, nouséchangeons quelques mots quandnous nous rencontrons dans lemonde. Car nous nous sommesconnus autrefois, à Mexico...

— Je sais. Chantelaure estarrivé au Mexique peu de tempsavant que vous le quittiezdéfinitivement.

— Vous le connaissez, donPedro ?

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— Quelque peu, oui. Sapremière femme, dona Paz deOjeda, était ma cousine du côtépaternel.

— Ah ! j'ignorais... Une bienjolie personne... morte si jeune,hélas !

— Et bien vite remplacée !— En effet. La seconde Mme

de Chantelaure est-elle aussi votreparente, don Pedro ?

— Non pas. Dona Paz étaitcousine de dona Hermosa par samère.

M. de Guichars dit, enbaissant la voix :

— Tenez, la voilà

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précisément, la comtesse deChantelaure.

L'amazone que don Pedroavait regardée tout à l'heure avecquelque attention passait à cemoment, entre les deux cavaliersempressés autour d'elle. Ses yeuxnoirs, hardis et câlins à la fois, seren» contrèrent avec ceux duMexicain, attentifs, pénétrantscomme une lame. Elle lesdétourna légèrement, avec unegêne visible.

Quand elle fut passée, donPedro dit négligemment :

— C'est une belle femme, etqui doit savoir plaire.

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— Oh ! quant à cela, oui !Vous ne la connaissiez pas encore?

— Non, pas autrement que deréputation. Celle-ci était bonne, àDurango, où elle vivait près de samère, veuve et peu fortunée. Maisà Mexico, où l'emmena son mari,l'ingénieur français Barrai, il yeut, paraît-il, une petite histoirepas tout à fait à son honneur. J'aientendu dire que Barrai avait étéfort désillusionné sur elle et que,pris par les fièvres pendant unséjour à la Vera-Cruz, il n'essayapas de lutter contre la maladie etse laissa mourir, en dépit des

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efforts d'un médecin dévoué.— Ici, elle passe pour une

personne fort coquette, aimant leshommages, se faisant remarquerpar des toilettes assezexcentriques. Mais on ne luiimpute pas de torts plus sérieux.

— Et Chantelaure, que fait-il?

— Chantelaure ? Il joue, et, sij'en crois les on-dit, il est en trainde perdre les trois cent millefrancs dont il a hérité d'un vieuxcousin, peu après la mort de sapremière femme.

— Ah ! ah ! toujours joueur, lepersonnage !

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— En outre, le mari et lafemme mènent la vie large. Ils ontvoiture, chevaux, appartementélégant, cuisinière, femme dechambre et cocher. On donne desréceptions et l'on fait forcetoilettes pour aller dans le monde.

— Je crois en effet que sur cepied-là, les trois cent mille francsdoivent être à peu près fondus...Et la fille du comte et de dona Paz,que devient-elle, dans tout cela ?

— Elle est confiée à uneinstitutrice, ainsi que la fille dedona Hermosa, la petite Trinidad.

— Savez-vous comment latraite sa belle-mère ?

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— Je l'ignore. Ainsi que jevous le disais tout à l'heure, j'aipeu de rapports avec M. deChantelaure, et encore moins avecla comtesse. Je vous répètesimplement ce que j'entends dire àleur sujet.

Don Pedro garda un instant lesilence, puis, ensuite, reprit laconversation sur un autre sujet.

En quittant peu après M. deGuichars, il lui dit avec unecordialité un peu brusque :

— Eh bien, mon cher, à l'unde ces jours. Nous arrangeronsune petite partie et nous passeronsla soirée au théâtre. Il faut que ce

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jeune homme-là soit un peu initiéà la vie parisienne, avant deretourner au désert, vers ses amisindiens.

— Les meilleurs des amis, ditdon Ruiz de sa voix chaude etgrave.

— Bah ! dans un an, tu auraspeut-être changé d'avis et tu te nesoucieras pas de retrouver si vitel'existence quelque peu sauvageque nous menons pendant nosséjours en Sonora.

Ruiz eut un geste deprotestation, en répliquant :

— Je ne crois pas que jechange jamais sur ce point-là, mon

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père. Il ne me déplaît pas deconnaître une existence plusraffinée, mais je sens bien que lavie libre, aventureuse,l'indépendance dont nous jouissonslà-bas auront toujours mespréférences.

— Nous y retournerons, soissans crainte, car j'ai encorebeaucoup à y faire, quand j'auraiappris, ici, ce que je veux savoir.

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II.

Trois heures sonnaientlorsque, ce même jour, M. deChantelaure entra dans le salonoù sa femme, vêtue d'un élégantdéshabillé de mousseline de l'Inde,et à demi couchée sur un sofa,parcourait distraitement unroman.

Dona Hermosa leva les yeuxen demandant :

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— Vous sortez ?— Oui. J'ai un rendez-vous,

chez Marnay, pour la vente desbois de Peyrouse. Il faut que je m'ydécide enfin, quoi qu'il m'en coûte.

Mme de Chantelaure leva lesépaules.

— Vous aurez vite faitd'engouffrer le produit de cettevente avec le reste. Non, Arnaud,ainsi que je vous l'ai dit, il n'existepour vous qu'un moyen de voussauver de la ruine et de refairevotre fortune. Retournons auMexique, organisons, avec lescinquante mille francs que j'ai eula précaution de conserver, une

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expédition pour rechercher leplacer d'Octezuma...

M. de Chantelaurel'interrompit avec une sorted'impatience.

— Mais, ma chère amie, c'estfou, ce que vous me proposez-là !Ce gisement d'or n'estprobablement qu'une légende... Etceux qui la colportent ont soind'ajouter que les obstacles, pour yatteindre, sont à peu prèsinsurmontables.

— Il n'empêche que j'y crois,moi, à l'existence de ce gisement,et que je n'aurai pas de reposavant de vous avoir décidé à

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tenter l'aventure. Au reste, vousne pourrez pas dire que je vousenvoie égoïstement au danger enrestant loin de celui-ci, car j'ail'intention de vous accompagner.

M. de Chantelaure leva lesbras au plafond.

— De mieux en mieux ! Je nesais quelle démence vous pousse,Hermosa ! Et comment voulez-vous que nous allions à ladécouverte d'un lieu sur lasituation duquel nous nepossédons aucune indication, sinonqu'il doit se trouver dans la Sonora?

Une lueur glissa dans l'ombre

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des paupières demi-baissées de lajeune femme.

— Nous en recueillerons peut-être d'autres là-bas, mon cher.

— Allons donc ! Croyez-vousque depuis le temps, si cegisement fabuleux existaitvraiment, il n'aurait pas étédécouvert déjà par tous lesaventuriers qui se sont succédédans ce pays, surtout depuis ladécouverte des placers deCalifornie ?

— S'il est peu accessible, et sile secret en a été bien gardé, il esttrès admissible que personne n'aitencore pu y atteindre.

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D'autres objections étaientvisiblement sur les lèvres ducomte. Mais à ce moment, deuxpetites filles de sept à neuf ansentrèrent dans le boudoir. Ellesétaient suivies d'une jeune femmeà la mise modeste, dont laphysionomie sérieuse et douceinspirait aussitôt la sympathie.

L'une des fillettes, la plusâgée, une blonde à la mineindolente et aux yeux clairs etcâlins, s'élança vers Mme deChantelaure en s'écriant :

— Maman, Rosario vient dem'appeler avare, parce que je nedonnais rien à une vieille femme

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qui demandait l'aumône !Pourtant, c'est toi qui m'as dit...

Rosario l'interrompit d'un tonvéhément :

— Oui, ta maman t'a dit de nepas donner à n'importe qui ! Maiscelle-là, c'est la vieille Emilie, quiest une brave femme, trèsmalheureuse. Alors, cousineHermosa, je lui ai donné toutl'argent qui me restait. EtMme Janvier m'a dit que j'avaisraison !

Hermosa sourit, en regardantd'un air bénin l'institutrice, quiredressait le nœud de veloursgrenat placé dans les boucles

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noires de Rosario.— Vous encouragez cette

petite prodigue, madame ?N'exagérez pas trop, car elle seraitdisposée, je crois, à aller un peuloin dans cette voie. Allons, viensici, jeune personne au cœursensible !

Rosario s'approcha de sa belle-mère. Celle-ci appuya sur la têtebrune sa belle main parfumée,ornée de superbes bagues, etplongea ses yeux caressants dansles magnifiques prunelles del'enfant.

— Tu es une bonne petitefille. Mais il faut te méfier des

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élans irréfléchis de ton cœur,Rosarita.

La fillette dit avec vivacité :— Je ne peux pas voir les

gens souffrir, sans chercher à lessoulager ! Je ne pense pas que cesoit mal ?... Dites, papa ?

Son beau regard, soudainéclairé de tendresse, se levait surM. de Chantelaure qui, allongeantla main, caressait la joue rosée desa fille.

Il sourit, en répondant :— C'est même très bien,

mignonne. Toutefois, n'exagèrepas, comme te le recommande tamère. Quant à Trinidad... eh ! un

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peu plus de générosité ne feraitpeut-être pas mal, chez elle !

Sa main, changeant dedirection, effleurait d'une caresseles cheveux blonds de Trinidad.

La fillette eut une mouelégère.

— J'aime mieux ne pasm'occuper de tous ces gens-là !...Que Rosario le fasse, si elle veut !Mais alors, qu'elle ne m'appellepas avare ! Ce n'est pas bien,n'est-il pas vrai, papa ?

Elle s'emparait de la main ducomte, la baisait, puis relevait surlui ses yeux clairs dans lesquelsapparaissait la même expression

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de câlinerie impérieuse qui existaiten ceux de sa mère.

M. de Chantelaure accorda :— Ce n'est pas bien du tout,

en effet. Rosario n'avait pas à tejuger...

Rosario dit vivement, avec unéclair de protestation dans leregard :

— Mais, papa...Mme de Chantelaure

l'interrompit d'un ton doux, enappuyant un peu plus sa main surla tête brune :

— Chut, nina ! Ton père araison... et si je n'étais pas unemaman aussi indulgente, j'aurais

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dû te gronder à ce sujet.Rosario retira vivement sa

tête, dans un mouvement decolère. Son regard assombri,perplexe, enveloppa le calme etaimable visage de dona Hermosa.

Celle-ci dit avec la mêmedouceur :

— Allons, va travailler avecMme Janvier, petite mauvaisetête. Trinidad ira vous retrouvertout à l'heure.

Oliva, la femme de chambremexicaine, entra à cet instant.Elle annonça :

— Don Pedro de Sorrèsdemande à voir monsieur le comte.

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Arnaud de Chantelauresursauta.

— Don Pedro de Sorrès ?Comment ?... Il est à Paris ?

Dona Hermosa demanda d'unton d'intérêt :

— C'est l'acendero (1), lecousin de Paz, l'ancien chef deguérilla, dont vous m'avez parléun jour ?

(1) Propriétaire d'une

hacienda ou grande exploitationagricole, au Mexique.

— Lui-même. Vous l'avez fait

entrer dans l'autre salon, Oliva ?

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— Oui, monsieur le comte.— C'est bien, j'y vais...Mme de Chantelaure

l'interrompit :— Pourquoi ne pas le recevoir

ici, mon cher ? Je ferai avec plaisirla connaissance de ce compatriotequi, d'après ce que j'en ai ouï-dire,ne doit pas être un personnagebanal.

— Oh ! pas du tout !...Introduisez don Pedro ici, Oliva.

Tandis que la femme dechambre sortait par une porte etMme Janvier par une autre avecRosario, dona Hermosa fitobserver :

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— Je me demande à quelpropos il vient vous voir ? Pazm'avait laissé entendre qu'il lui envoulait beaucoup de son mariageavec vous. De fait, il ne vous a pasdonné signe de vie depuis cemoment-là.

— Il est vrai qu'il a essayéd'empêcher ce mariage. Je medemande aussi...

L'entrée du visiteurl'interrompit.

Dona Hermosa réprima avecpeine un mouvement de surpriseen reconnaissant l'étranger dont leregard hardiment investigateurs'était attaché sur elle, ce matin

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même, quand il l'avait croisée auBois.

Don Pedro s'inclinacourtoisement devant Mme deChantelaure, tendit la main aucomte et, sans préambule,commença de lui expliquer le butde ea visite avec autant d'aisanceque si M. de Chantelaure et luis'étaient toujours trouvés dans lesmeilleurs termes.

— Je suis ici pour huit ou dixmois avec mon fils don Ruiz, et ilm'a paru convenable de profiter del'occasion pour faire connaissanceavec la fille de ma cousine Paz.

Tout en parlant, il regardait

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dona Hermosa... Et sans doutediscerna-t-il le léger tressaillementqui passait sur le visage de lajeune femme, dont les paupièresambrées s'abaissèrent pendantquelques secondes sur les yeuxtout à coup assombris.

Le Mexicain ajouta endésignant Trinidad qui s'appuyaitcontre sa mère :

— Est-ce cette enfant ?M. de Chantelaure répondit :— Non, celle-ci est Trinidad

Barrai, la fille de ma femme. Jevais faire venir Rosario, donPedro. Il est trop naturel, en effet,qu'elle vous connaisse, puisque

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vous êtes son seul parent du côtéde sa mère.

Il y avait dans l'accent ducomte une cordialité forcée. Quantà Hermosa, elle glissait, dansl'ombre de ses paupières, un coupd'oeil méfiant vers le visiteur.

D'un souple mouvement, ellese leva, en disant avec un sourireenchanteur à l'adresse duMexicain :

— Je vais chercher la chèrepetite, don Pedro. Elle est un peusauvage et n'oserait pas venir sansmoi.

La jeune femme sortit,emmenant Trinidad. Don Pedro,

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tout en prenant place sur le siègeque lui désignait M. deChantelaure, demanda :

— Eh bien, vous avez tout àfait renoncé au Mexique,Chantelaure ?

— Tout à fait, oui. Je n'yavais plus d'intérêts, depuis lavente des propriétés de Paz.

— Et votre seconde femme netient pas non plus à revoir sonpays ?

— Elle, c'est différent. Ellevoudrait, au contraire, que nousretournions là-bas et que je tentela chance de nous refaire unefortune.

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— De quelle façon ?M. de Chantelaure répondit

en hésisant :— Ma femme a dans l'idée

que je me mette à la recherche dequelque problématique gisementd'or. C'est une chimère, contrelaquelle je m'insurge...

Une lueur brilla dans leregard du Mexicain.

Don Pedro dit, avec un demi-sourire d'ironie :

— Eh ! eh ! une chimère... Onne sait jamais,

Mme de Chantelaure doit êtred'ailleurs une femme intelligente,qui ne vous engagerait pas au

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hasard...A ce moment, une porte

s'ouvrait, laissant apparaîtreHermosa.

— Quel ennui, don Pedro !Rosario vient précisément desortir avec son institutrice !J'aurais tant voulu cependant vousla présenter, cette chère enfant !

M. de Chantelaure ne putretenir un mouvement de surprise,que ne dut pas laisser échapper lecoup d'œil perspicace de donPedro.

Le Mexicain répliqua d'un toncourtois :

— Ce n'est que partie remise,

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madame. Je reviendrai et, ce jour-là, j'espère être plus heureux.D'ailleurs, je vous ferai prévenir,afin de ne pas tomber précisémentsur l'heure de la promenade... Oubien encore, j'enverrai demain mavoiture prendre l'enfant, que vousvoudrez bien me confier pendantquelques instants, mon cherChantelaure ? Je la ferai ensuitereconduire de la même manière,en compagnie d'une personne sûre,Manuela, la nourrice de mon fils.

Devançant la réponse de sonmari, Hermosa dit gracieusement:

— C'est moi qui vous

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conduirai Rosario, don Pedro. Jesuis trop désolée que vous l'ayezmanquée aujourd'hui.

Le visiteur remercia, en sedéclarant charmé de cetteperspective. De fait, un assez vifcontentement se discernait sur saphysionomie.

Il causa ensuite de choses etd'autres, parla un peu du Mexique,en ce moment dans le calme, aprèsune de ses révolutions périodiques.Mme de Chantelaure lui donnait laréplique. Mais elle ne fit aucuneallusion à son désir de retournerdans son pays... Et quand, un peuaprès, le visiteur ayant pris congé,

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Arnaud revint de le reconduirejusqu'à la porte de l'appartement,Hermosa lui dit d'un ton impératif:

— Ayez soin, surtout, Arnaud,si vous revoyez don Pedro, de nepas lui parler du placer d'Octe-zuma... ni même, pour le moment,de notre idée de retour auMexique. Je ne sais pourquoi, jeme méfie beaucoup de lui.

M. de Chantelaure ripostamaussadement :

— Notre idée ! Vous êtes bienbonne ! Si vous m'entraînez là-bas,vous pourrez dire que c'est vousseule qui l'aurez voulu.

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— Eh bien, soit ! J'en prendstoute la responsabilité. Mais je neveux pas... entendez-vous, Arnaud?... je ne veux pas mener ici uneexistence de médiocrité, de misère,peut-être, maintenant que votrepassion pour le jeu nous a denouveau ruinés.

— Ajoutez-y votre goût duluxe, de la toilette et de toutes lesdistractions coûteuses.

Elle se redressa, en attachantsur lui un regard dur.

— Eh bien, n'est-ce pas mondroit de femme jeune et belle ?Oseriez-vous me le reprocher,Arnaud, vous qui m'avez dit plus

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d'une fois : « Je voudrais avoirtous les trésors du monde pourcontenter les plus insensés de tesdésirs ! »

Il baissa le front et balbutia :— Je ne vous reproche rien,

ma chérie. Vous savez bien que s'ilm'était possible, je vous donneraistoutes les satisfactions que voussouhaitez...

Il se rapprochait d'elle,dompté, comme toujours, par cettefemme dont il avait une peursecrète, et qui savait l'envelopperdans les liens d'une impérieusefascination... En se penchant, ilprit la belle main étincelante de

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bagues trop lourdes et y appuyases lèvres avec une sorted'humilité.

Instantanément, laphysionomie d'Hermosa changea.Les yeux noirs retrouvèrent leurlueur caressante, les lèvres leursourire câlin... Et la voix douce,chantante, prononça d'un tond'indulgente ironie :

— Vous parlez toujours sansréfléchir, mon cher ami. Toutes lespetites leçons que je vous donne neserviront à rien, je le crains. Maispassons. Pour en revenir à donPedro, vous aurez soin d'user decirconspection avec lui. Je ne le

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connaissais pas, jusqu'alors. Il m'aproduit l'effet d'un hommeastucieux, contre lequel il est bonde se tenir en garde.

— Astucieux... je ne sais.Mais d'après ce que m'en a ditPaz, il doit être très volontaire,très autoritaire. Froissé que sajeune cousine n'eût pas tenucompte de son opinion, ens'obstinant à m'épouser, il se tint àl'écart au moment de notremariage. Paz avait pour lui uneréelle affection qui se mêlait d'unesorte de crainte. Un certainmystère, d'ailleurs, flottait autourde lui. On racontait qu'il se créait

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d'étonnants alibis, et que jamais legouvernement mexicain ne putfaire la preuve que don Pedro deSorrès, l'opulent hacendero, et leJaguar, célèbre chef de guérilla,n'étaient qu'une seule et mêmepersonne.

— Oui, je savais cela. Il était,paraît-il, un des premiers à leverune bande à chaque révolution. Aufond, mon cher, ce n'est guèrequ'un chef de brigands !

— Vous exagérez, Hermosa !On n'est pas chef de brigandsparce qu'on cherche à donner plusde liberté, un gouvernementmeilleur à sa patrie... Mais dites-

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moi donc pourquoi vous avezrépondu à don Pedro que Rosarion'était pas là ?

Mme de Chantelaure serenversa un peu sur le sofa, englissant vers son mari un coupd'œil rusé.

— Mon ami, j'aime toujours àme donner le temps de laréflexion. Il me paraissait inutilede jeter ainsi l'enfant dans les brasde ce parent surgi tout à coup,sans se donner la peine de nousprévenir, comme un demi-sauvagequ'il est.

Arnaud protesta :— Oh ! un demi-sauvage !

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Don Pedro est un homme trèscivilisé, très cultivé...

— A la surface, peut-être.Mais dans le fond, si j'en croiscertains signes inquiétants de saphysionomie, il est certainementresté le chef de partisans auquelles Indiens, ses alliés, n'avaientpas donné pour rien ce surnom de«Jaguar». Tandis que j'habitaisMexico, il m'est venu aux oreillesdes histoires à faire frémir, ausujet de ce noble personnage.

— Oui, j'en ai entendu aussi.Mais je suis persuadé qu'onexagérait grandement. Il avaitbeaucoup d'ennemis, parmi

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lesquels le colonel Ferrago,acharné à le calomnier...

Mme de Chantelaure seredressa vivement.

— Antonio Ferrago était untrès galant homme, incapable decalomnier qui que ce soit ! Luiaussi, on l'a accusé de chosesatroces... et en fin de compte, c'estdon Pedro de Sorrès qui, dit-on, lefit pendre sous ses yeux.

— Ceci n'a jamais été prouvé.Ces deux hommes se haïssaient,paraît-il. Mais je n'ai pas connu lemotif de leur animosité.

— Moi non plus. Mais enfin,ce parent de notre petite Rosario

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est une figure plutôt inquiétante,et vous jugerez comme moi,Arnaud, qu'il est bon d'agir aveccirconspection à son égard.

— Je le reconnais volontiers,en me rangeant aux conseils devotre prudence maternelle, machère Hermosa. Oui, vous êtesvraiment une mère pour maRosarita, si tôt privée de lasienne...

Un peu d'émotion sediscernait dans la voix du comte...Hermosa dit avec douceur :

— Je l'ai promis à Paz, monami. D'ailleurs, j'aime Rosariopour elle-même, la chère petite.

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Donc, j'irai demain la présenter àson cousin, puisque celui-ci paraîttant y tenir. Après cela, nousverrons.

M. de Chantelaure l'approuvaet prit congé d'elle pour se rendrechez l'acquéreur éventuel des boisde Peyrouse. Demeurée seule, lacomtesse songea longuement, etconclut ses réflexions par ces motsglissant entre ses lèvres :

— Il faudra que j'arrive àsavoir pourquoi ce don Pedro veutrenouer des relations avec Arnaudet faire la connaissance deRosario.

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III.

Don Pedro de Sorrès avaitloué, boulevard Malesherbes, unsomptueux appartement meubléoù il s'était installé avec son fils etune nombreuse domesticitémexicaine. Ce fut là que, lelendemain, il reçut Mme deChantelaure et Rosario.

Le maître du logis se trouvaitseul, occupé à compulser des

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papiers, dans le petit salon dontun serviteur ouvrait la portedevant les visiteuses. Il accueillitdona Hermosa avec une courtoisieun peu froide et caressa du boutdes doigts la joue de Rosario, dontles yeux bleus se levaient sur luiavec une expression de sourdeméfiance à laquelle se mélangeaitune sorte de crainte.

— Pas mal, cette petite,murmura-t-il. Mais elle neressemble pas à sa mère... ni à sonpère. Ce sera, je crois, le vivantportrait de sa grand-mère, la belleCarmen de Ojeda.

Il avança un siège à Mme de

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Chantelaure, indiqua du geste unechaise à Rosario et s'assit lui-même en expliquant :

— Vous me voyez tout près defaire une courte absence, madame.Ce matin, j'ai été avisé de la mortdu marquis de Sorrès y Avunda,mon cousin, décédé à Madrid dansla journée d'hier. Mon fils et moipartons ce soir pour lesfunérailles...

— Ah ! en effet, vous aviezdes parents en Espagne ?

— Ce seul cousin, qui nelaisse pas d'enfant. La branche desSorrès d'Espagne se trouve ainsiéteinte et il ne reste que celle des

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Sorrès du Mexique, représentéepar moi et Ruiz, mon fils.

— Vous héritez donc, en cecas, des biens et des titres ?

— Oui, me voici marquis deSorrès et grand d'Espagne,possesseur, à Grenade, d'un vieuxpalais, fort intéressant, dit-on, etpar ailleurs ayant la perspectivede payer les dettes de cet excellentdon Enrique, mort ruiné, paraît-il.

— Vous accepterez quandmême l'héritage ?

— Eh oui ! C'est un devoirpour moi de ne pas laisser d'ombrefâcheuse sur la mémoire de monparent.

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Tout en causant ainsi avecune apparente insouciance, lesdeux interlocuteurs s'observaientsoigneusement sans en avoir l'air.

Près d'eux, Rosario restaitsilencieuse, ses grands yeuxassombris considérant don Pedro àl'ombre de leurs cils.

Le Mexicain l'interpella :— Et vous, petite, que faites-

vous ? Voyons, je n'ai pas encoreentendu votre voix, ou si peu...Vous parlez l'espagnol, je suppose?

Un laconique « oui, monsieur», lui répondit.

— Dites « oui, mon cousin ».

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Car mon fils et moi sommes vosseuls parents du côté maternel,Rosario.

Une très légère émotion passadans le regard de don Pedro,tandis qu'il ajoutait :

— J'avais de l'affection pourvotre mère, et en dépit de tout cequi nous a séparés, je ne l'ai pasoubliée. C'est pourquoi, enfant, j'aidésiré m'intéresser à vous.

Les beaux yeux bleus nes'adoucirent pas, les lèvres del'enfant restèrent muettes.

Mme de Chantelaure dit avecun sourire indulgent :

— Notre petite Rosario, très

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bonne et très charmante, est unpeu sauvage avec ceux qu'elle neconnaît pas. Vous l'excuserez, jevous prie, don Pedro ?

— Certainement, madame.En me revoyant de temps à autre,elle s'habituera à moi et...

Il s'interrompit, tandis quesursautait Rosario.

Un hurlement se faisaitentendre, venant de la piècevoisine.

Don Pedro dit avec calme :— C'est mon fils qui corrige

son chien.De nouveaux hurlements

s'élevèrent...

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L'enfant se dressa,frémissante, le visage empourprépar l'émotion.

— Mais il lui fait trop mal, àcette pauvre bête ! C'est affreux !

Et avant que Mme deChantelaure pût s'opposer à sondessein, Rosario s'élançait vers laporte, l'ouvrait, entrait en coup devent dans l'élégant fumoir où donRuiz, une lanière de cuir à lamain, cinglait un jeune chienindien étendu, tremblant, sur letapis.

Rosario se jeta sur leMexicain et lui saisit le bras encriant :

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— Laissez-le !... laissez-le !Vous êtes trop méchant !

Les sombres yeux noirs setournèrent vers l'enfant,impatients et irrités. Ruiz dit avecdureté :

— Voulez-vous bien me laissertranquille ?

Mais Rosario se cramponnaità son bras, en répétant avec colère:

— Laissez-le !... laissez-le !Alors, de sa main gauche,

Ruiz appliqua un soufflet sur lajoue de la petite fille, en mêmetemps que d'un geste brusque ildétachait son bras des petits

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doigts frémissants.Rosario alla tomber à

quelques pas de là, au moment oùdon Pedro et dona Hermosaapparaissaient au seuil du fumoir.

L'hacendero dit d'un ton dereproche :

— Eh bien, Ruiz, commenttraites-tu ta cousine ?

Le jeune homme riposta avecun calme hautain, tout ens'inclinant pour saluer donaHermosa :

— Cette petite se mêlait de cequi ne la regardait pas, mon père.

Don Pedro eut un légersourire et, se tournant vers Mme

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de Chantelaure, qui le suivait :— Veuillez excuser mon fils,

madame. Il est vraiment trop vif ;mais il a pris quelques habitudesde ses amis les Indiens et seraitassez disposé à traiter avec trop dedésinvolture le sexe féminin.

Mme de Chantelaure répliqua,en souriant elle aussi — et cesourire s'adressait plusparticulièrement à Ruiz :

— Oh ! Rosario n'est encorequ'une petite fille... et en lacirconstance, elle se mêlait de cequi ne la regardait pas, commevient de le dire très bien don Ruiz.Mais cette enfant a pour les bêtes

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une telle tendresse qu'elle ne peutsupporter de les voir souffrir.

Tout en parlant, Hermosas'approchait de sa belle-fille.Etourdie par le soufflet, car lamain fine de Ruiz étaitsingulièrement vigoureuse,l'enfant restait immobile, les jouesempourprées, les paupières mi-closes. La comtesse se pencha verselle, en disant avec un peu dereproche dans la voix :

— Allons, nina, lève-toi ! Cen'est rien du tout... et tu avaismérité d'ailleurs cette petite leçon,car tu commettais là une véritableindiscrétion.

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Elle prit la main de l'enfantpour l'aider à se relever. QuandRosario fut debout, elle rajusta sonchapeau, remit de l'ordre dans lesboucles brunes dérangées par lachute — tout cela avec des gestesde réelle tendresse maternelle.

Rosario se laissait faire. Toutson petit corps frémissait et, sousleurs cils tremblants, les yeuxbleus dirigeaient un regardindigné vers don Ruiz, impassibleet dédaigneux.

Le pénétrant coup d'œil dedon Pedro suivait tous lesmouvements, tous les jeux dephysionomie d'Hermosa et de la

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petite fille.L'hacendero s'approcha et dit,

en tapotant la joue de Rosario :— Allons, enfant, vous saurez

désormais que la patience de votrecousin Ruiz a de courtes limites.Mais cela ne vous empêchera pasde faire meilleure connaissanceune autre fois.

Les paupières de Rosario serelevèrent, et le regard de la petitefille se fixa, franc et hardi, surcelui du Mexicain.

La voix enfantine s'éleva,vibrante, énergique :

— Non, je ne veux pasconnaître un cousin aussi méchant

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! Je le déteste !— Oh ! oh ! petite, voilà de

bien grands mots !Hermosa intervint, toujours

souriante :— Des mots qui ne signifient

rien, don Pedro. Rosario est unpeu agitée en ce moment. Maiselle les regrettera et certainementelle oubliera cette premièrerencontre un peu... vive avec soncousin.

Sa main, en se posant sur leslèvres de Rosario, arrêta uneprotestation toute prête à s'enéchapper.

— Tais-toi, petite obstinée. Je

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sais bien que tu es meilleure queles apparences... Don Pedro, jevous l'amènerai une autre fois,afin que vous la connaissiez sousun jour plus favorable... ou bienvous viendrez nous voir. Je suistoujours chez moi le mardi et levendredi vers quatre heures.

Elle prit gracieusement congédu père et du fils... Celui-ci, polimais froid, ne semblaitaucunement impressionné parl'élégante visiteuse au sourireensorceleur. Quant à sa cousine, iléchangea avec elle un coup d'œilhostile, sans lui tendre la main.

— Eh ! pas aimable, le cousin,

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n'est-ce pas, chère petite ?Ce fut la première parole de

Mme de Chantelaure quand ellefut installée avec sa belle-filledans la voiture qui les avaitamenées.

Rosario répondit avec élan :— Oh ! non ! Vous aviez bien

raison, cousine Hermosa, quandvous me disiez que ces cousins demaman étaient de méchantes genset qu'ils avaient été mauvais pourelle ! Don Pedro a des yeux quifont peur... et l'autre... ah ! l'autre!

Les petits poings de l'enfantse crispèrent, tandis qu'une lueur

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de colère passait dans les yeuxbleus, étonnamment expressifs.

Hermosa se pencha et luibaisa le front.

— Allons, nina, calme-toi !Oublie ce cousin peu courtois. Demon côté, comme don Pedro et luine me plaisent guère, jem'arrangerai pour que nous ne lesvoyions pas trop souvent.

Rosario dit vivement :— Oui, oui, cousine Hermosa !

Et quand ils viendront, répondeztoujours comme hier que je ne suispas là ! Puisque don Pedron'aimait pas maman et l'a renduemalheureuse, je ne veux pas le

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voir !Mme de Chantelaure eut son

énigmatique sourire en répliquant:

— Tu le verras le moinspossible, je te le promets, mapetite fille.

A ce même moment, don

Pedro demandait à son fils :— Eh bien, que dis-tu de la

comtesse de Chantelaure ?Le jeune homme répondit

avec décision :— Elle me déplaît, mon père,

et je crois que vous avez fortementraison en la qualifiant de femme

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dangereuse.L'hacendero inclina la tête.— Très dangereuse... très

rusée. Elle doit faire ce qu'elleveut de Chantelaure, nature faiblesous des dehors autoritaires.

Il demeura un momentsilencieux, puis murmura :

— Il faudrait que je sois fixésur le rôle qu'elle a joué entre Pazet lui... puis que je sache ce qu'estdevenu le « signe de la Lune ».

Ruiz, qui considérait d'un airdistrait le chien blottipeureusement à l'autre bout dufumoir, fit observer :

— Si elle n'est pas instruite de

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ce qu'il représente, elle a pu ne pasy attacher d'importance.

— Mais n'en est-elle pasinstruite ? Paz avait un caractèretrès impulsif et très influençable.Cette femme, certainement forthabile, a dû — tout au moinspendant un certain temps —prendre de l'empire sur elle. En cecas, Paz a pu se laisser aller à desconfidences.

Ruiz secoua la tête.— Il me paraîtrait plus

plausible que ces confidences aientété faites à M. de Chantelaure parsa première femme, et qu'il les aitrépétées à dona Hermosa.

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— Paz n'a certainement riendit de cela à son mari.

— Pourquoi donc, mon père ?Il me semble au contraire naturelde penser que cette jeune femme,très éprise, m'avez-vous dit, n'aitpu garder le secret à l'égard del'homme qu'elle aimait.

— Si, précisément parcequ'elle l'aimait, elle s'est tue... carelle savait quels dangers, quellesdéceptions attendent celui quiessayerait d'atteindre « Le templede la Lune ». Or M. deChantelaure étant assuré de laréalité du fabuleux trésor dont safemme se trouvait pour moitié

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l'héritière, n'aurait pas manqué dese précipiter à la découverte. Paz acertainement voulu éviter ce péril,en gardant le silence au sujet du «signe ». Mais si elle avaitconfiance en sa cousine, elle a puse laisser aller à des confidences,probablement provoquées avechabileté par cette femmeinsinuante, rusée, qui a sans douteflairé quelque mystère en ce bijoud'un genre particulier, dont Paz nese séparait jamais.

— Oui, c'est possible... En cecas, il se peut qu'elle se le soitapproprié, dans l'espoir d'en tirerparti quelque jour.

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— J'ai eu cette idée hier,quand je l'ai vue, quand j'airemarqué la ruse féline de cettephysionomie, l'inquiétante etsournoise câlinerie du regard.Jusqu'alors, j'étais presqueconvaincu que Paz n'avait rien dità son mari, et que nous n'avions àcraindre aucune fâcheusetentative de ce côté. Maismaintenant que je connais laseconde Mme de Chantelaure, jedis : là est le danger.

Pendant un moment, donPedro demeura pensif, le front sursa main. Don Ruiz, égalementsongeur, demanda, au bout de

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quelques minutes de silence :— Vous croyez donc qu'elle

chercherait à utiliser le « signe » ?— Oui, si elle est renseignée à

son sujet. Cette femme, j'en suispersuadé, est une jouisseuse, avidede luxe, de vie brillante ; elle estune ambitieuse effrénée,souhaitant dominer, écraserautrui du poids de sa fortune, desa situation. Or, il lui faut pourcela des richesses qu'elle n'a pas etque son mari ne pourra jamais luiprocurer. Alors, voyant un moyend'en acquérir d'incalculables, crois-tu qu'elle reculerait devant lespérilleuses éventualités de cette

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aventure ? Non, à mon avis... pasplus qu'elle n'a dû reculer devantle vol.

Ruiz eut un léger mouvementd'épaules, en disant avec ironie :

— Eh bien, qu'elle essaye donc! Nous ne pouvons demandermieux que de la voir se prendredans ce piège !

— Certainement. Toutefois, ilest une chose à redouter de sapart.

— Quoi donc ?— Qu'elle s'arrange pour faire

disparaître Rosario, la légitimehéritière.

— Vous la jugeriez capable de

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cela aussi, mon père ?— A première vue, je la crois

capable de tout. Certes, je puis metromper. Mais il est bien certainque si elle s'est emparée de ce quiétait la propriété de l'enfant, ellecherchera, de quelque façon que cesoit, à s'en assurer la tranquillepossession, sans avoir à redouteraucune fâcheuse revendicationultérieure.

— Nous serons là,heureusement, pour contrecarrerses desseins.

— Oui... mais à condition quenous puissions nous tenir à peuprès au courant de ceux-ci. En

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outre, si mes soupçons seconfirment, il sera prudentd'éloigner d'elle Rosario.

— Comment le ferez-vous ?— Je verrai... je réfléchirai.

Mais tout d'abord, dès notre retourd'Espagne, je m'occuperaid'Arnaud de Chantelaure. Par lui,je dois réussir à savoir la vérité...ou, tout au moins, une partie de lavérité, car il est bien possible, aucas où sa femme serait coupable,qu'il ne soit son compliceinconscient.

— Oui, mais il s'agit de lefaire parler.

— Oh ! je m'en charge.

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Sur ces mots, don Pedro seleva et se dirigea vers la porte.Sur le seuil, il se détourna etregarda son fils d'un air amusé.

— C'est égal, Ruiz, lapremière rencontre des futursépoux a été plutôt... agitée.

Ruiz eut une moue de dédain.— Cette Rosario est une sotte

petite fille, fort désagréable.— Mais elle sera

probablement une très joliefemme, comme sa mère, comme sagrand-mère surtout, qui fut en sontemps la triomphante beauté deMexico. L'enfant a des yeuxadmirables... fort expressifs,

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particulièrement quand ils teregardaient avec indignation. Tun'es pas dans ses bonnes grâcespour le moment, mon cher !

Et avec un coup d'oeil desatisfaction orgueilleuse sur sonfils, l'hacendero ajouta :

— Cela changera plus tard.Ruiz eut un mouvement

d'épaules témoignant de sacomplète insouciance sur ce pointet riposta de son air altier :

— Si la fille de votre cousinePaz devient ma femme, commevous le souhaitez pour que je soisle seul maître des « signes », jevous assure bien, mon père, qu'il

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lui faudra changer de caractère,au cas où elle conserverait jusque-là celui dont elle nous a donné unepreuve aujourd'hui.

Don Pedro se mit à rire.— Oui, je me doute que tu ne

seras pas un mari très facile.J'espère toutefois que tun'imiteras pas nos bons amisIndiens dans leur façon un peubrutale de se faire obéir de leursépouses ?

Un sourire vint éclairerpendant quelques secondes lajeune physionomie hautaine.

— Quant à cela, non ! Ce nesont pas des façons pour nous

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autres... bien que l'Elan-Rapidem'ait fortement conseillé cettemanière de faire.

— L'Elan-Rapide a peut-êtreraison, dans le fond. La femme,être faible et tyrannique, doitcraindre et trembler, si l'on neveut qu'elle domine et asservisse.N'en voyons-nous pas la preuvedans le comte de Chantelaure ?Qu'est-il, entre les mains de cettehabile créature ? Probablementpas autre chose qu'un jouet, unfantoche qu'elle manœuvre à saguise. Or, je veux te voir devenirautre chose que cela, Ruiz !

Le jeune Mexicain répliqua,

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d'un ton d'orgueilleuse fermeté :— Ne craignez rien, mon

père, je ne me laisserai pasconduire par une femme, moi.

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IV.

Don Pedro de Sorrès demeuraseulement six jours à Madrid etreprit le chemin de Paris, laissantà un homme d'affaires sesinstructions au sujet de lasuccession. Don Ruiz, de son côté,devait passer quelques jours àGrenade, pour connaître le vieuxpalais de ses ancêtres etrejoindrait ensuite son père.

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L'hacendero, dès le lendemainde son retour à Paris, alla trouverM. de Guichars et lui demanda dele faire recevoir au cercle dontétait membre Arnaud deChantelaure... Quelques jours plustard, dans les salons de ce cercle,le comte eut la surprise de serencontrer avec le cousin de sapremière femme.

Don Pedro se montra aimable,demanda des nouvelles de lacomtesse, fit une allusionindulgente au caractère impétueuxde Rosario. Comme Arnaudexprimait ses regrets à ce sujet, leMexicain l'interrompit :

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— Bah ! mon cher, ce sont desenfantillages ! Le caractère decette petite a heureusement letemps de changer, d'ici quelquesannées, sous une direction fermeet intelligente.

— Ma femme s'occupebeaucoup d'elle, avec l'aide d'uneinstitutrice qui est une personnede grand mérite.

— Tant mieux, tant mieux !Mme de Chantelaure m'a l'aird'être elle-même une femmeparfaite... charmante, intelligente,d'une élégance très parisienne.Vous devez être très heureux,Chantelaure ?

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La question était lancée àbrûle-pourpoint. Arnaud, pris àl'improviste, se troubla, balbutia :

— Mais oui... maiscertainement...

Don Pedro répéta, en sefrottant les mains :

— Allons, tant mieux, tantmieux !

Et il proposa à soninterlocuteur une partie debaccara.

M. de Chantelaure perdit cesoir-là une forte somme et rentrachez lui d'assez mauvaise humeur.Hermosa se trouvait au théâtre etdevait souper ensuite chez des

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amis. Il se coucha et, lelendemain, se garda de soufflermot au sujet de cette perted'argent, qu'il espérait compenserce jour même, don Pedro lui ayantdit :

— A demain votre revanche,Chantelaure.

Mais il perdit encore et, cettefois, la somme s'élevait à vingt-cinq mille francs. Avec celle de laveille, il se trouvait devoir àl'hacendero près de trente-septmille francs. Or, il ne pouvaitdisposer de la moitié même decette somme.

En réprimant du mieux

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possible son émotion, il dit à donPedro :

— Je vous demanderai undélai de quelques jours, car en cemoment je ne suis pas en fonds, etil me faut le temps de réunir...

L'autre l'interrompit :— Bah ! bah ! ne vous

préoccupez pas de cela, mon cher !Je ne suis pas pressé... pas dutout...

Et se penchant à l'oreille ducomte, il ajouta avec une nuanced'ironie :

— Ne craignez rien, je seraidiscret... et vous n'aurez pasd'ennuis avec Mme de

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Chantelaure. Au reste, il ne fautpas attacher d'importance àl'opinion, aux reproches desfemmes... Et la chance tournant,vous vous rattraperezcertainement ces jours-ci.

Pendant un moment, il parutréfléchir, tout en glissant un coupd'œil scrutateur vers le visage pâleet soucieux d'Arnaud deChantelaure. Puis il proposa :

— Voulez-vous venir demainsoir chez moi ? Vous tenterez cettechance au « monte », notre jeumexicain... Et je vous ferai goûterd'un certain xérès sur lequel vousme direz votre avis.

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Arnaud balbutia :— Je regrette... mais je ne

serai pas libre...Dans son regard, don Pedro

enfonça le sien. Il dit avec unaccent de légère raillerie :

— Peut-être craignez-vous demécontenter Mme de Chantelaure?

L'ironie cingla l'amour-propredu comte. Il riposta vivement :

— Pas le moins du monde !Ma femme ne s'occupe pas del'emploi de mes soirées quand ellen'a pas besoin de moi pourl'accompagner dans le monde.Mais précisément, demain soir,

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nous allons chez le baronClergier...

— Eh bien, venez après-demain ! Est-ce dit ?

— Convenu, don Pedro.Les deux hommes se

séparèrent avec une apparentecordialité. Arnaud quitta le cercleen proie à une sourde inquiétude.S'il ne rattrapait promptement lasomme perdue, commentréglerait-il cette dette ? Par unemprunt ? Mais il n'avait plus decrédit, car on savait sa fortunedissipée. Les usuriers, toujours aucourant, n'ignoraient pas qu'iln'avait aucune « espérance » et

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refuseraient un prêt aussiimportant...

Pour solder une précédentedette de jeu, il venait de vendre àperte la partie non encorehypothéquée de la forêt entourantla Maison des Dames. Cetteressource lui manquait doncencore.

Restait la somme decinquante mille francs mise decôté par Hermosa, pourl'expédition au problématiqueplacer d'Octezuma. Mais il savaitbien qu'il serait inutile de la luidemander. Elle répondrait, avecson air d'inflexible décision :

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— Arrangez-vous comme vousvoudrez ; mais vous n'aurez pasun sou de cet argent.

D'ailleurs, il ne se souciait pasde lui avouer une perte de cetteimportance. Les froides colères dela belle comtesse étaient fortredoutées de son époux, qui sesentait prêt à tout pour les éviter.

Il songea, en incorrigiblejoueur qu'il était :

«: Après tout, pourquoi metourmenter à l'avance ? Don Pedrom'offre le moyen de me refaire. Au« monte », j'ai toujours eu assez dechance. Je puis rattraper toute lasomme et même réaliser un gain.

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Donc, ne pensons plus auxéventualités fâcheuses. »

Pendant les quarante-huitheures qui le séparaient de lasoirée chez don Pedro, il fit ensorte de ne pas laisser paraître,aux yeux observateurs d'Hermosa,la préoccupation dont il étaitobsédé, en dépit de son espoir enun retour de chance... Mais Mm°de Chantelaure était elle-mêmeoccupée par sa résolution de retourau Mexique, dont elle entretint ànouveau son mari. Celui-ci essayaencore d'affirmer sa volontécontraire. Sans insister, Hermosasourit en déclarant :

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— Nous reparlerons de cela,mon cher.

Elle se savait certaine del'emporter, comme elle l'avait faiten toutes circonstances... EtArnaud, lui, était intimementpersuadé qu'il lui faudrait cédertôt ou tard. Mais par amour-propre, il résistait le plus possibleà l'impérieuse volonté quidominait la sienne depuisplusieurs années.

Dans la soirée, il quitta sademeure pour se rendre chez donPedro. Hermosa lui avait demandé: « Vous allez au cercle ? » et ilavait répondu affirmativement. La

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comtesse, de son côté, avait quittéle logis pour se rendre chez une deses amies et compatriotes quidonnait ce soir-là un bal travesti.M. de Chantelaure était donc fortlibre, sachant que sa femme nerentrerait pas avant trois ouquatre heures du matin.

Il trouva don Pedro seul dansle fumoir, occupé à griller forcecigarettes.

Le Mexicain entama unecauserie sur des sujetsinsignifiants, tandis qu'unserviteur apportait deux bouteillesde Xérès. Puis la partiecommença. Tout d'abord, la chance

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fut favorable à M. de Chantelaure.Celui-ci, qui semblait apprécier levin généreusement versé par sonhôte, jouait avec une exaltationgrandissante. Cette exaltationaugmenta encore, en se mêlantd'angoisse quand, la veine cessant,le comte se mit à perdre avec plusde rapidité qu'il n'avait gagné toutà l'heure.

Lorsqu'il s'arrêta enfin dejouer, la somme totale dont il étaitredevable à l'hacendero se montaità quatre-vingt-cinq mille francs.

Devant ce résultat,l'excitation due à la fois à lapassion du jeu et au vin de Xérès

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tomba subitement. Le sang quiétait monté au visage du comte fitplace à une pâleur presque livide.Pendant quelques instants,Arnaud de Chantelaure parutanéanti. Ses yeux un peu hagardss'attachaient au visage impassibledu Mexicain. Celui-ci, depuis ledébut de la soirée, n'avait cessé demontrer le même calme, la mêmeindifférence pour les pertes ou lesgains. Mais, en revanche, il suivaitd'un œil intéressé les impressionsqui se succédaient sur laphysionomie de son interlocuteur.

D'un geste tranquille, donPedro repoussa les cartes et dit

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paisiblement :— Décidément, la chance ne

vient pas à vous, Chantelaure.Mais ne vous tourmentez pas pource règlement de compte.J'attendrai le temps qui vous seranécessaire.

M. de Chantelaure balbutia :— Je vous remercie...Don Pedro lui versa un verre

de xérès, qu'il but presque d'untrait. Un peu de couleur revintalors à ses joues blêmes. Il ditd'une voix légèrement rauque :

— Oui, je vous remercie, donPedro. Des embarras momentanésm'obligent à accepter le délai que

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vous m'offrez si aimablement...— Chose toute naturelle, à

l'égard du père de ma petitecousine Rosario. Mais à propos del'enfant, je pense que vous avezmis de côté, pour le lui donner plustard, le bijou — une demi-lune d'orincrustée de rubis — que Pazpossédait et qu'elle portaittoujours sur elle avant sonmariage, comme souvenir defamille ?

Ces interrogations à brûle-pourpoint étaient familières à donPedro, qui en avait obtenu plusd'une fois de précieux résultats.Mais cette fois, il ne discerna

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aucun trouble, aucun embarrasmême sur la physionomie ni dansl'accent du comte.

— En effet, Paz tenaitbeaucoup à ce bijou et elle n'avaitjamais cessé de le porter, jour etnuit, suspendu à son cou par unechaîne, ainsi qu'une petite boîted'or que lui avait léguée sa mère.Mais après sa mort, je n'ai pu lesretrouver.

— Ah ! vraiment ! On les luiavait donc dérobés ?

— C'est, je crois, la seulehypothèse possible. Mais quelserait l'auteur de ce vol ? Je suissûr de Ludovic, mon valet de

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chambre. De son côté, ma femmese porte garante de l'honnêtetéd'Oliva, sa femme de chambre etsa sœur de lait.

Don Pedro fit entendre unesorte de petit sifflement signifiantsans doute que cette garantie nelui paraissait pas tout à faitsuffisante.

M. de Chantelaure poursuivit:

— Cette même femme dechambre qui, de concert avec donaHermosa, soignait Paz de façontrès intelligente et très dévouée, acertifié que ces bijoux étaientencore au cou de la comtesse dans

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la matinée du jour de sa mort.Faudrait-il donc penser que peut-être ma pauvre Paz, qui semblaitun peu étrange depuis quelquesjours, les avait cachés en quelquecoin, par une idée de malade ?

— C'est possible... surtout sielle se méfiait de quelqu'un autourd'elle.

— De qui donc se serait-elleméfiée ?

— Mais, tout naturellement,de celle qui lui avait déjà pris sonmari.

Cette fois, Arnaud deChantelaure se troubla. Pendantun moment, il resta muet sous le

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regard aigu du Mexicain. Puis ilbalbutia :

— Que voulez-vous dire ?— N'essayez pas de me

donner le change ! Il m'a suffi devoir deux fois dona Hermosa pourm'assu-rer qu'elle n'a pas dûregarder à trahir la confiance de lacousine qui, généreusement etimprudemment, l'avait appeléeprès d'elle.

Le comte se redressa, trèsrouge.

— Vous injuriez ma femme,don Pedro !

— Je constate un fait,simplement. Osez donc dire que je

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n'ai pas deviné juste ?Comme Arnaud, les dents

serrées, gardait le silence, donPedro poursuivit :

— Cette pauvre Paz est,paraît-il, morte de consomption. Ilest très probable que le chagrin aminé cette santé assez délicate.Qu'en dites-vous, Chantelaure ?

Arnaud, baissant un peu lesyeux sous l'impitoyable regardaccusateur, bégaya :

— Paz ne savait pas... J'aitoujours été bon pour elle etHermosa l'entourait d'attentions...

Don Pedro eut un légerricanement.

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— Paz ne savait pas ? Enêtes-vous sûr ? Eh bien, je suispersuadé au contraire qu'ellen'ignorait rien de vos torts à sonégard et que c'est ce qui l'a tuée.

M. de Chantelaure eut un cride protestation :

— Ne me dites pas cela ! Je neme pardonnerais jamais, si j'étaissûr... Mais cela n'est pas !... celan'est pas ! Rien, dans ses actes nidans ses paroles, ne me l'a donné àpenser...

— Paz était de ces natures quirenferment en leur cœur lessouffrances de ce genre — et quien meurent.

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Arnaud laissa tomber sonfront entre ses mains, enappuyant ses coudes contre latable à jeu.

Chez cet homme, qui n'étaitpas mauvais, qui avait beaucoupaimé Paz, un bouleversements'opérait soudainement à la voixaccusatrice du parent de la morte.Le remords, qui déjà l'avait visitéplus d'une fois, mais qu'éloignaitl'influence fascinatrice d'Hermosa,pénétrait à nouveau en lui, plusprofondément, et avec d'autantplus de force que depuis quelquetemps, bien qu'il laissât toujours lavolonté de sa seconde femme

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dominer la sienne, Arnaudéprouvait comme une irritationsourde, un désir secret de secouerce joug — et aussi, maintenantque la passion ne l'aveuglait plus,une sorte de répulsion qu'il n'osaitanalyser encore, pour cette natureinsinuante et fausse, pour lessouplesses hypocrites et unecertaine absence de scrupules qu'illui avait bien fallu constater enelle.

L'habile don Pedro, encontinuant l'entretien, arriva peuà peu à dégager nettement cetétat d'esprit de son interlocuteur.Le Mexicain était singulièrement

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perspicace et savait en outreamener les gens à lui direexactement ce qu'il voulait savoirpar de petites questions quin'avaient l'air de rien, par desinsinuations tendancieuses sidiscrètement présentées que l'onn'y discernait aucun piège.

Arnaud de Chantelaure n'étaitpas capable de résister à unadversaire de cette trempe. Ce futainsi que don Pedro lui fit racontertoute l'histoire de son secondmariage et obtint l'aveu de saruine complète, ainsi que del'impossibilité où il se trouvait desolder cette dernière dette de jeu.

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L'hacendero demanda :— Eh bien, que comptez-vous

faire pour vous tirer de ce pasdifficile ?... pour essayer derétablir votre fortune ou tout aumoins assurer le nécessaire àvotre famille ?

— Je ne sais trop... Près demes amis, je m'informerai d'unesituation possible. Alors, si vousvoulez bien me laisser le tempsnécessaire, don Pedro, je régleraima dette peu à peu...

L'hacendero ne répondit pas.Il réfléchissait, le menton sur samain. Puis, relevant les yeux, ilregarda de nouveau M. de

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Chantelaure.— Pourquoi n'émigrez-vous

pas ? Au moment de votre mariageavec Paz, vous aviez au Mexiqueune assez jolie situation.

— Oui... mais en retrouverai-je une autre ?

— Eh bien, essayez de vousfaire chercheur d'or, comme vousle conseille votre femme.

M. de Chantelaure regardason interlocuteur d'un airembarrassé. Il se souvenait desrecommandations d'Hermosa et nesavait trop que répondre à cesujet.

Enfin, il déclara : — Ce n'était

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qu'un vague projet. Je leconsidère, du reste, commeinsensé.

— Oui, vous me l'avez déjàdit... Mme de Chantelaure a-t-ellecette idée-là depuis longtemps ?

— Voici plus d'un an qu'ellem'en entretient, qu'elle me pressede tenter cette aventure.

— Comme cela ? Sans butprécis ?

Le regard du Mexicainfouillait celui de son hôte... Et lavolonté forte, tenace, patiente decet homme commençait des'appesantir sur la nature faiblequ'Hermosa avait jusque-là si bien

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tenue sous le joug.M. de Chantelaure balbutia :— Un but précis ?... Non,

simplement une imagination defemme. Voilà pourquoi je ne veuxpas m'y prêter, n'ayant aucundésir d'augmenter le nombre desgens déçus par un mirage.

— Ceci est de la prudence.Toutefois l'aventure vaudraitd'être tentée, si vous vous sentiezl'énergie nécessaire pour résisteraux mécomptes, aux déceptionspossibles dans une telle entreprise.Une bonne découverte pourraitrécompenser vos efforts.

Son regard aigu ne quittait

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pas la physionomie gênée ducomte.

— ... Par exemple, ladécouverte du légendaire gisementd'Octezuma.

Un léger rire narquoissouligna la phrase.

Arnaud de Chantelaure laissavoir un plus vif embarras. Ilrépliqua d'un ton hésitant :

— Légendaire, vous ditesbien... car je ne crois pas du tout àson existence, don Pedro. Et vous ?

Au lieu de répondre,l'hacendero interrogea :

— Mme de Chantelaure y croitpeut-être, elle ?

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— Il m'a paru, en effet, qu'elleaccordait quelque créance à cettetradition indienne que lui arapportée sa femme de chambre,d'origine comanche par sa mère.

— Et elle vous presse departir pour le Mexique dans ce but?

Le comte hésita encore. Ceque voyant, don Pedro déclara :

— Ne craignez rien,Chantelaure, je serai discret. DonaHermosa, je m'en doute, vous ainterdit de me parler de ce projet.Mais je vous affirme qu'elle neconnaîtra rien de notre entretien.Répondez donc franchement à ma

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question ; vous n'aurez pas lieu devous en repentir.

— Eh bien, oui. Et elleprétend en outre m'yaccompagner.

— Chose assez naturelle. LeMexique est son pays. Maisj'imagine qu'elle ne songe pas àvous suivre vers les lieux où gîtel'or ?

— Elle en a au contraire lavolonté bien arrêtée.

Une lueur brilla dans lesprunelles du Mexicain.

— Ah ! vraiment ? C'est unefemme intrépide que Mme deChantelaure ! Peut-être sait-elle

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déjà vers quel endroit elle doitdiriger vos recherches ?

— Elle parle de la Sonora...Nouvel éclair dans les yeux

noirs de don Pedro.— La Sonora ? Oui, on peut y

trouver quelque chose. Mais vousaurez affaire aux Indiens qui, ence moment, sont toutparticulièrement audacieux, car ilsprofitent du gâchis où se trouve legouvernement mexicain.

— Je l'ai fait observer àHermosa. Elle m'a répondu qu'ilfallait bien courir des risques, si jevoulais sortir de la situation où jeme trouve.

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— Très vrai, après tout. Ehbien, Chantelaure, allez tenter lachance là-bas...

Le comte protesta :— Mais je ne suis pas du tout

décidé ! La recherche de l'or nem'attire aucunement, je vousl'affirme !

— Si, Chantelaure, suivez leconseil de votre femme. Au reste,vous l'auriez fait un jour oul'autre, car vous ne savez pas luirésister. Mais souvenez-vous dececi : la cupidité insensée de donaHermosa vous conduirait à uneeffroyable catastrophe, si je n'étaislà pour conjurer celle-ci.

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Arnaud s'écria :— Que voulez-vous dire ?— Je m'expliquerai plus tard,

« quand l'auteur du crime aurapayé sa dette ». Contentez-vouspour le moment de suivre mesavis, sans chercher à lescomprendre... et n'oubliez pas quenon seulement votre salut, maisencore, mais surtout le sort devotre fille dépendent de laconfiance absolue que vousm'accorderez, de la discrétion quevous garderez au sujet de notreentente, que dona Hermosaverrait d'un fort mauvais œil.Soyez assuré aussi que je ferai

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votre fortune, à condition que voussuiviez toutes mes indications... etcela, parce que je vous croisseulement le complice inconscientde l'iniquité.

M. de Chantelaure bégaya :— L'iniquité ? De quoi voulez-

vous parler ?— Je vous le dirai plus tard...

quand je serai sûr. En ce moment,contentez-vous d'aider à l'œuvrede justice et à votre libération, engardant le silence que je vousdemande. Me le promettez-vous ?

Une singulière autorité, mêléede rude droiture, émanait del'accent, de la physionomie du

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Mexicain. Elle domina lastupéfaction, la perplexitéd'Arnaud de Chantelaure que lesparoles énigmatiques de soninterlocuteur jetaient dans letrouble et l'anxiété.

— Je vous le promets, donPedro.

— Sur l'honneur de votre nom?

— Sur l'honneur de mon nom.— C'est bien. Maintenant,

rentrez chez vous sans vousinquiéter au sujet de votre dette.Quand dona Hermosa reviendra àla charge pour vous décider à cevoyage, cédez peu à peu, comme

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de guerre lasse, afin qu'elle vouscroie toujours réfractaire à sonidée. Puis revenez me voir detemps à autre, d'ici à votredépart... Mais à propos, que ferez-vous de votre fille ?

— Hermosa parlait de lamettre en pension, ainsi que lasienne, pendant la durée de notreabsence.

— C'est en effet le mieux.Donc, bonsoir, Chantelaure. Soyezfidèle à la consigne. De mon côté,je travaillerai pour vous — et pourRosario.

L'hacendero, en regardant uninstant après son hôte qui sortait

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du salon, ajouta entre ses dents :— Pour Rosario, surtout... car

vous, je vous laisserais bien entreles griffes de la panthère, puisquevous avez eu la sottise de vouslaisser prendre par elle !

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V.

Quelques jours plus tard, donPedro de Sorrès descendait à lapetite gare de Morigny. S'étantfait indiquer la direction dupresbytère, il s'en alla de ce côté,en jetant au passage un coup d'œilintéressé sur le paysage neigeuxde cette matinée d'hiver.

Au cours de son entretienavec M. de Chantelaure, il avait

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appris que Paz était morte à laMaison des Dames, et qu'elle avaitvu le curé de Morigny un peuavant de rendre le dernier soupir...Il venait donc poursuivre icil'enquête commencée à Paris, ense disant que ce prêtre pourraitavoir, hors le secret de laconfession, des remarquesintéressantes à lui communiquer.

Le presbytère, vieille bâtissegarnie de lierre, s'accotait àl'église branlante, qui voisinaitavec le petit cimetière tout blancde neige. L'hacendero ayant agitéla sonnette, une des sœurs del'abbé Vandal se présenta et

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répondit à la demande del'étranger que « monsieur le curése trouvait là ».

Elle introduisit don Pedrodans le corridor nu et froid et allafrapper à une porte en disant :

— Mon frère, il y a unmonsieur qui demande à vous voir.

La voix du prêtre répondit :— Faites entrer, je vous prie.Mlle Camille ouvrit la porte et

s'effaça devant le visiteur, quipénétra dans la modeste pièceservant de cabinet de travail aucuré de Morigny.

L'abbé Vandal se leva etrépondit au salut respectueux de

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l'étranger qui, aussitôt, déclara :— Il est probable, monsieur le

curé, que mon nom ne vous dirarien. Je suis un cousin de ladéfunte comtesse de Chantelaure,don Pedro de Sorrès.

Mais le sursaut que ne putmaîtriser le prêtre lui appritaussitôt qu'il était dans l'erreur.

L'abbé Vandal répéta d'unevoix un peu agitée :

— Don Pedro de Sorrès ? Uncousin de la défunte comtesse ?

— Mais oui, monsieur le curé.Je vois que mon nom avait étédéjà prononcé devant vous... Parelle, sans doute ?

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Le prêtre répondit avec effort:

— Par elle... oui...— Pouvez-vous me dire en

quelle circonstance ?L'abbé Vandal resta

silencieux, visiblement hésitant.Ce que voyant, l'hacendero reprit :

— Je viens ici pour recueillirquelques indices au sujet desdernières années de ma pauvrecousine. Ces années ont dû êtreremplies d'amertume, car elleavait près d'elle une parente qui,ayant pris un empire absolu sur lecomte de Chantelaure, trahissaitsans scrupule la confiance de dona

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Paz.L'abbé Vandal balbutia :— Oui... Mme Barrai.— Vous la connaissez ?— Je l'ai vue plusieurs fois.

Elle accompagna sa cousine àl'église.

— Eh bien, qu'en dites-vous ?Le prêtre hésita encore, puis

répondit d'une voix troublée :— C'est une femme dont il

faut se méfier.— Bien. C'est aussi mon avis.

Maintenant, causons, si vous levoulez bien, monsieur le curé.

— Je suis à votre disposition,monsieur.

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L'abbé Vandal approcha duMexicain un vieux fauteuilVoltaire, et s'assit lui-même dansle fauteuil de paille placé devantson bureau.

Don Pedro s'informa :— Vous avez été appelé près

de Mme de Chantelaure avant samort ?

— Oui. D'abord une dizainede jours avant. Je reçus saconfession, je l'administrai. Aprèscela, elle parut aller un peu mieux.Mais un après-midi, on vint meprévenir qu'elle était plus mal etqu'elle me demandait. Quandj'arrivai à la Maison des Dames, je

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la trouvai en effet mourante...Don Pedro l'interrompit :— Sa cousine se trouvait-elle

près d'elle, à ce moment-là ?— Non, son mari seulement.— Bien. Continuez, je vous

prie, monsieur le curé. Etait-cepour se confesser à nouveau quedona Paz vous faisait appeler ?

— Non... C'était pour...Ici, le prêtre s'arrêta,

visiblement perplexe et angoissé.Don Pedro se pencha et posa

la main sur son épaule.— Si vous n'êtes pas en la

circonstance tenu par le secret dela confession, parlez. Dites tout ce

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que vous savez, car je suis venu icipour savoir la vérité, toute lavérité, si c'est possible.

— Aucune obligation ne me liesur ce point, monsieur. Bien aucontraire, le désir de la mourantedevait être que je vous fisse partde ses soupçons. Si j'hésite à vousrapporter ce que j'entendis alors,c'est qu'il n'existe aucune preuveen faveur de l'accusation dirigéepar la pauvre jeune femme contresa cousine.

— Quelle accusation ?— Je vais vous répéter les

paroles mêmes de la comtesse.Elles sont restées inscrites dans

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ma mémoire. Tout d'abord, elle mefit signe de me pencher tout prèsde ses lèvres, car elle était arrivéeau dernier degré de la faiblesse, etelle me dit : «— Ma cousine m'aempoisonnée. «Je sursautaid'horreur, je protestai. Mais ellesaisit ma main et me fit signed'écouter encore...

— Sauvez ma fille... Gardez lesigne... pour lui donner plus tard...Que son père ne sache pas... Etdites à don Pedro de Sorrès qu'ilveille sur elle.

« Sans écouter ce que jebalbutiais dans ma perplexité —car je ne savais trop si j'avais

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affaire à un cerveau lucide — elleme faisait signe de l'aider àenlever de son cou une chaînesupportant une petite boîte, d'orégalement, et une demi-luneincrustée de rubis.

« J'obéis en tremblant. Alorselle me dit : «— Prenez... pour mafille... plus tard. « Et elle mesuppliait du regard, pauvre,pauvre femme ! Frémissantd'angoisse, j'objectai encore : «—Madame, que dira-t-on en nevoyant plus cette chaîne sur vous ?

« Mais sans paraître entendre,elle répéta : «— Prenez... prenez.Il ne faut pas qu'elle ait la lune...

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la lune d'or... Rosario seule...« En même temps, elle me

mettait les bijoux entre les mains.Après quoi, elle se laissa retomber,épuisée, en fermant les yeux.

« Je glissai aussitôt le dépôtqu'elle me confiait dans la pochede ma douillette. Puis, après avoiradressé quelques mots à la pauvrejeune femme — du mieux que jepus, car l'émotion m'étouffait — jequittai la pièce et retrouvai lecomte, qui attendait dans unepièce en face.

Ici, le prêtre s'arrêta. DonPedro, un peu penché vers lui,écoutait avec une attention

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ardente, les yeux attachés sur laphysionomie émue du curé deMorigny.

Après quelques secondes desilence, le Mexicain demanda :

— C'est donc vous qui avez lesbijoux ?

— Non, hélas ! Je ne les aiplus ! Ils m'ont été enlevés le jourmême.

Don Pedro tressaillit.— Enlevés ? Comment cela ?L'abbé Vandal narra alors

l'aventure qui lui était advenue,en revenant de la Maison desDames. L'hacendero, les lèvresserrées, les yeux assombris, resta

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un moment songeur. Puis ildemanda brusquement :

— Qui soupçonnez-vous,monsieur le curé ?

Sans répondre, le prêtre seleva, alla vers une petite armoireet y prit un objet qu'il vint posersur le bureau, devant l'hacendero.

C'était un ruban couleurorange, long de dix centimètresenviron.

— Qu'est-ce que cela ?— Un ruban que j'ai ramassé

sur le lieu même de l'agression.— D'où vous concluez ?— Je ne puis rien conclure. Ce

ruban a pu être perdu au cours

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d'une promenade. Mais il estpermis, je crois, de voir là unindice...

« Plusieurs personnes,discrètement questionnées, m'ontdit avoir remarqué la prédilectionque semblait avoir Mme Barraipour cette couleur, qui figuraitpresque toujours dans quelquepartie de sa toilette. En outre, leparfum dont était saturé ce ruban— et qui subsiste d'ailleurs encorelégèrement — m'a semblé le mêmeque celui dont l'odorat se trouvaitfrappé dès que l'on approchait decette dame.

Don Pedro prit le ruban, le

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flaira, l'examina et le reposa sur lebureau.

— Oui, c'est un indice, commevous dites, monsieur le curé — unindice pour des gens non prévenus,mais une preuve pour moi...surtout après ce que vous venez deme rapporter au sujet del'accusation dont ma malheureusecousine chargeait dona Hermosa.

— Vous croyez donc à lapossibilité de... de ce crime ?

— J'y crois certainement, touten admettant que dona Paz ait puse créer à ce sujet des idées sansréel fondement, dans son cerveauaffaibli par la maladie, dans son

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imagination exaltée par lasouffrance et le soupçon.

— Oui, ce doit être cela. Elles'est imaginé que sa cousine avaithâte de prendre sa place... qu'ellesongeait à soustraire ces bijouxqui devaient revenir à sa fille...

— Quant à cela, elle n'avaitpas tort, monsieur le curé, ainsique nous le montre la suite del'aventure... Car je pense que vousne doutez pas un instant que cesobjets vous aient été enlevés pardona Hermosa ?

— Je ne le puis guère, eneffet.

— Donc, si vous admettez ce

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vol, il ne faut qu'un petit effortpour croire cette femme capabledu crime dont l'accusait donaPaz... Et moi, je l'en crois tout àfait capable, sachez-le, monsieur lecuré.

L'hacendero appuya sur cesmots, tandis qu'un éclair passaitdans ses prunelles sombres.

Le prêtre répliqua en hochantla tête :

— Je n'ai, pour mon compte,aucune certitude sur ce point-là,ne pouvant faire entièrement fondsur les dires d'une pauvre femmeaffaiblie, mourante, que l'approchede sa fin devait jeter dans

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l'angoisse, à cause de la petite fillequ'elle laissait entre les mains decette cousine suspectée à tort ou àraison. Mais j'ai passé par desmoments de grande perplexité,monsieur ! Il m'était fort péniblede penser que le dernier vœu de lapauvre morte ne pouvait êtrerempli, que ces bijoux qu'elletenait tant à transmettre à sa filleétaient, vraisemblablement, entreles mains de cette femmeredoutée.

Pourtant, que pouvais-je faire? Déposer une accusation...demander une enquête ? Mais,seul, j'avais entendu la terrible

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confidence et nul témoin n'était làquand j'avais reçu ces précieuxobjets des mains de la mourante.

— Si bien que l'habile donaHermosa — témoin invisible, elle— se serait arrangée pour vousfaire accuser de ce vol, puisqu'ilsavaient disparu après votre visite.Oui, vous pouvez être sûr de cela,monsieur le curé. Ah ! avec unetelle femme, il faut avoir desprudences de serpent ! Vousn'auriez pas été le plus fort, dansune lutte contre elle !

— Cependant si, devant uneaccusation formelle, la justiceavait fait pratiquer l'autopsie et

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qu'on ait découvert la présence dupoison ?

— Il est très probable quedona Hermosa a eu soin de seservir d'une substance ne laissantaucune trace. Je connais un poisonindien qui rentre dans cettecatégorie et qui exerce lentementses ravages, précisément sousl'apparence de la consomption.Dona Hermosa a pu en avoirconnaissance par sa femme dechambre, qui est d'originecomanche, ainsi que je m'en suisassuré dernièrement.

« Oui, oui, vous avez bien faitde rester muet, d'attendre que la

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justice vienne à son heure.— Avez-vous donc un moyen,

vous, monsieur ?— De la patience, de la ruse...

plus de ruse qu'elle encore, voilà ceque j'ai, monsieur le curé, sansparler de l'or, qui fait découvrirbien des choses. Avec cela, jeconfondrai la criminelle intrigante,je vengerai ma cousine Paz et jerendrai à la petite Rosario deChantelaure ce qui est son bienlégitime.

— Ah ! monsieur, je souhaiteardemment que vous réussissiez!... que vous réalisiez la volonté dela pauvre comtesse. Ce nom... don

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Pedro de Sorrès... je l'entendaisprononcer par elle pour lapremière fois et dans le désarroide sa pensée, à cette heuretragique, elle ne me donna pasd'autre explication. C'était donc làtout ce que je savais de celui à quielle confiait sa fille. Depuis lors,rien n'était venu me mettre sur latrace. Aussi jugez de monsaisissement, quand vous vousêtes nommé tout à l'heure. C'estune profonde satisfaction pour moide voir se réaliser au moins l'undes derniers désirs de Mme deChantelaure.

— L'accomplissement des

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autres viendra à son tour,monsieur le curé... Dites-moi,peut-on visiter cette Maison desDames où est morte ma cousine ?

— Je pense que oui, monsieur.Elle est gardée par le vieuxTimothée Levrard, qui était un demes bons paroissiens quand sesjambes lui permettaient dedescendre jusqu'à l'église.Souhaitez-vous monter là-haut ?

— Oui, je voudrais connaîtrece logis. Mais je vous recommandede ne pas prononcer mon nomdevant cet homme, pas plus quedevant quiconque, afin que donaHermosa ne puisse rien

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soupçonner de mon enquête.Dix minutes plus tard, les

deux hommes se dirigeaient versla forêt de Peyrouse, que la neigecouvrait d'une somptueuseblancheur.

— M. de Chantelaure l'avendue, paraît-il ? demanda leMexicain à son compagnon, tandisqu'ils avançaient d'un pas agile surla route garnie d'une épaissecouche de neige durcie par lesrécentes gelées.

— La partie qui n'est pashypothéquée, oui. L'autre le serasans doute un de ces jours, à larequête des créanciers. Il ne lui

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restera alors que la Maison desDames et les ruines du château...

Le prêtre, de son index tendu,désigna l'imposante constructionféodale qui se dressait sur unehauteur, au-dessus de la forêtpressée à ses pieds.

— Les ruines, dites-vous ? Cechâteau paraît d'ici en assez bonétat, cependant.

— Une partie de l'extérieurest assez bien conservée ; mais lereste croule un peu plus chaqueannée. Ce noble logis ne pourraitêtre restauré qu'à grands frais,certainement. Aussi le comte deChantelaure, qui cherche, paraît-

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il, à le vendre, n'a-t-il pu trouverencore un acquéreur.

Tout en continuant d'avancer,don Pedro attacha un long regardd'intérêt sur la demeure féodale,dont les imposantes tours carrées,tout encapuchonnées de neige, sedressaient fièrement dans la froidelumière de cette matinée d'hiver.

Et il songea tout haut :— Cette petite Rosario n'aura

pas un fameux héritage du côtépaternel. Une fois ce vieuxchâteau vendu, il ne resteraprobablement à M. de Chantelaureque ce logis dénommé la Maisondes Dames, en admettant que

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celui-là ne suive pas le sort dureste.

— Ce qui est bien à craindresi, comme on le dit, le comte estjoueur.

— Terriblement joueur, eneffet. Aussi est-il ruiné à fond. Aureste, il y a été amplement aidépar sa seconde femme, qui aimefort la grande vie.

L'abbé VandaL en passant àtravers la forêt, montra auMexicain l'endroit où lemystérieux agresseur lui avaitenlevé le dépôt confié par Mme deChantelaure. Il expliqua :

— La personne en question

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devait être cachée dans une de cescavités naturelles. Aussitôt que jel'eus dépassée, elle sauta sur moipar derrière, m'enveloppa la têted'une étoffe noire, puis fouilla dansma poche...

Don Pedro l'interrompit :— Croyez-vous avoir eu

affaire à une seule personne ? J'endoute, pour ma part. Il eût étédifficile de maintenir cette étoffe,pendant qu'on cherchait dansvotre poche, si prestement que cefût fait.

— J'y ai songé aussi. Mais sic'était celle que nous pensons, quiaurait-elle eu comme complice ?

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— Probablement cette femmede chambre dont je vous parlaistout à l'heure. Qu'y avait-il commedomestiques à ce moment-là, danscette maison ? Sauriez-vous me ledire, monsieur le curé ?

— La cuisinière était unefemme du pays ; le valet dechambre se trouvait au service deM. de Chantelaure depuisplusieurs années. C'était aussi unComtois, un garçon originaire, jecrois, des environs de Dôle.

— Et vous ignorez,probablement, si le comte l'aencore à son service ?

— Je l'ignore, en effet, car M.

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de Chantelaure n'est plus revenupar ici depuis la mort de sapremière femme.

— La cuisinière aurait peut-être pu être utilement interrogéesur certains points.

— Elle est morte l'annéedernière, monsieur. Au reste,c'était une femme fort bavarde etsi elle avait surpris quelque faitsuspect, elle se serait empresséede le colporter dans tout Morigny,après la mort de la jeunecomtesse. Tandis qu'elle aseulement raconté que M. deChantelaure s'occupait beaucoupde Mme Barrai, et que celle-ci

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menait tout à son gré dans lamaison. La jeune comtessesemblait très triste etmalheureuse ; mais Martine Pagetn'a jamais vu ni entendu dire queson mari lui eût manquéouvertement d'égards et elle atoujours affirmé que Mme Barraientourait sa cousine de soins etd'attentions.

Don Pedro dit entre ses dents:

— Femme hypocrite !... vilecréature !

Il ne parla plus jusqu'à laMaison des Dames. Une penséeabsorbante l'occupait et plissait

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profondément son front.Sur la demande du curé, le

vieux Timothée consentit àmontrer le logis à cet étranger, «très curieux des anciennesmaisons », avait expliqué l'abbéVandal.

Cette visite fut d'ailleurs fortrapide. Don Pedro ne s'arrêta unpeu longuement que dans lachambre où était morte Paz. Cettepièce, très vaste, était éclairée pardeux hautes fenêtres en ogivegarnies d'anciens vitraux. Devieilles tapisseries, en assezmauvais état, tombaient le longdes murs. Les meubles de chêne

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noircis par le temps, et sobrementdécorés de sculptures, dataientvisiblement de la même époqueque le logis. Un lustre hollandais,très ancien lui aussi, tombait duplafond à poutrelles de vieuxchêne. Sur le parquet étaientjetées deux peaux d'ours,rapportées sans doute par quelqueancêtre voyageur, de même que lebrûle-parfum de bronze posé surun bahut du XIIe siècle. Au milieude la pièce s'allongeait le lit àcolonnes torses drapé de damasvert fané, recouvert d'une courte-pointe de même teinte. Au-dessusdu chevet, un grand christ d'ivoire

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jauni étendait ses brasmiséricordieux.

Don Pedro passa un rapideexamen de la pièce, tandis quel'abbé Vandal, auquel il avaitglissé quelques mots à l'oreille,détournait l'attention du pèreTimothée en l'entretenant de safille et de ses petits-enfants qui,depuis l'hiver précédent, étaientvenus vivre près de lui. Ens'approchant des tapisseries sousprétexte de les mieux voir, leMexicain souleva légèrement lespans et put ainsi constater, prèsdu lit, l'existence d'une petiteporte lambrissée.

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Une fois dehors, il fit part desa découverte au curé de Morigny.

— Cette porte donne sansdoute dans quelque cabinet.Entrouverte, et le pan detapisserie légèrement soulevé, ellea permis à celle que noussoupçonnons de voir et d'entendre,lors de votre dernière entrevueavec dona Paz.

— Entendre, j'en doute — dumoins pour ce que disait la pauvrecomtesse, car moi-même, l'oreillepresque tout contre sa bouche,j'avais peine à saisir ses paroles.Mais voir, oui... Voir Mme deChantelaure me remettre ces

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bijoux, que je glissai aussitôt dansma poche.

— Ce qui a permis à l'auteurdu vol d'agir promptement, et àcoup sûr. Car on n'a pas tâtonné,d'après ce que vous m'avez dit,pour trouver le bon endroit ?

— Oh ! pas du tout ! En uninstant, ce fut fait... et le voleur —ou la voleuse — s'enfuyait avecune incroyable prestesse.

— Tout s'explique,maintenant que j'ai prisconnaissance des lieux. Eh bien,monsieur le curé, je vous remerciedes renseignements que vousm'avez procurés. Ils confirment la

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certitude que j'avais déjà. Jepourrai désormais agir contrecette femme en toute assurance,par le moyen qu'elle-même a misentre mes mains et qui mepermettra, en même temps que jelui ferai rendre à ma petitecousine ce qui est son bien, dechâtier comme il le mérite uncrime dont je ne doute guère. Làoù la justice légale ne peut rien,ma justice, à moi, saura bien agir.

L'accent d'autorité implacable,presque féroce, avec lequel leMexicain prononça ces derniersmots fit tressaillir le prêtre. Celui-ci dit en jetant un coup d'œil

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inquiet sur la physionomieénergique de son compagnon :

— Mais rien n'est absolumentprouvé, monsieur... Et d'ailleursfaire justice soi-même n'est paspermis...

— Dans vos pays civilisés,non. Mais là où bientôt nous nousretrouverons, dona Hermosa etmoi, c'est la loi des peuplesprimitifs qui domine... et c'est ellequi jugera la seconde femmed'Arnaud de Chantelaure.

L'abbé Vandal n'osa demanderà l'hacendero l'explication de cesparoles énigmatiques. Cetétranger lui en imposait

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singulièrement, par son air dedécision et de froide audace.Silencieusement, les deux hommescontinuèrent de descendre vers levillage, dans la blancheur neigeusede cette claire journée d'hiver. Ilspassèrent devant un grand logisgris, que précédait une vaste courfermée d'une grille près de laquellese trouvait une petite porte. Desvoix d'enfants s'élevaient,nombreuses, du jardin quis'étendait derrière cette demeure.A une question de don Pedro, leprêtre répondit :

— C'est un couvent dereligieuses franciscaines. Elles ont

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là une cinquantaine d'élèves queleur confient des familles de larégion. L'enseignement est bon,grâce à une des religieuses, femmetrès supérieure et d'une éducationparfaite. En outre, on apprend àces enfants, pour la plupart defortune modeste, à devenir debonnes ménagères.

— Très bien... Et cette maisonest admirablement située, près dela forêt dont les émanationsrésineuses sont parfaites pour cesjeunes poumons.

— Les élèves du couvent deSainte-Colette ont en effet un étatsanitaire excellent, répliqua en

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souriant le curé de Morigny. Etautant qu'au climat, vraiment trèssain et fortifiant, elles le doivent àla vie simple, active, toutefamiliale, qu'elles mènent aumilieu de leurs bonnes éducatrices.

Près du village, don Pedro pritcongé du prêtre. Il s'étaitrenseigné à l'arrivée et savaitqu'un train allant vers Besançons'arrêtait à Morigny vers cetteheure-ci. Courtoisement, ilremercia l'abbé Vandal de l'aidequ'il lui avait apportée dans sonenquête et, lui serrant la main,s'éloigna d'un pas rapide.

Le prêtre le suivit des yeux,

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pensivement. L'impression queproduisait sur lui cet homme étaitcomplexe. Par moments, iléprouvait à son égard une réellesympathie ; mais un instant après,quelque chose de dur, de cruel,dans cette physionomie, luiinspirait un soudain éloignement,mêlé de crainte.

Néanmoins, l'abbé Vandal setrouvait soulagé du souci quil'obsédait depuis trois ans. Il avaitpu enfin accomplir l'un dessuprêmes désirs de dona Paz, quiavait voulu confier le soin deveiller sur sa fille à don Pedro deSorrès, ce cousin dont le prêtre

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venait de faire très inopinément laconnaissance. Maintenant, celui-ciprenait en main la mission de fairerendre justice à l'orpheline etl'abbé Vandal n'avait plus qu'àprier pour le bon succès del'entreprise. Toutefois, il éprouvaitune sorte de malaise, d'inquiétude,en se demandant de quelle façonl'étranger comprendrait cettemission.

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VI.

Le soleil couchant éclairait deses derniers rayons la comtesse deChantelaure, occupée à lire unelettre dans la chambre d'hôtel queM. de Chantelaure avait retenuepour une dizaine de jours, tempsque tous deux comptaient passer àMexico, avant de se diriger vers laSonora.

Une capiteuse senteur de

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magnolia parfumait la pièce, en semêlant aux arômes printaniersvenus d'un jardin voisin. La tièdeclarté de cette fin de jours'étendait sur les meubles d'uneélégance banale, enveloppait lasouple forme féminine vêtue d'unriche déshabillé vert saule,s'attardait sur la cheveluresuperbe, d'un noir d'ébène, quiétait l'orgueil de Mme deChantelaure.

Une porte s'ouvrit. Oliva, lafemme de chambre, entra du passilencieux qui lui était habituel.

Elle annonça :— Mon frère est là, señora.

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Hermosa laissa retomber surla table, devant elle, la lettrequ'elle tenait.

— Eh bien, fais-le entrer.Oliva sortit et reparut peu

après, suivie d'un homme jeune,de petite taille, dont les traitsétaient ceux d'un Indien, maisdont le teint assez clair dénonçaitle métis. Des cheveux plats et trèsnoirs se plaquaient sur son crâneen forme d'œuf. Le regard étaitsournois et rusé, la bouche minceavait un pli d'inquiétante astuce.En résumé, un personnaged'aspect très peu sympathique, etqui inspirait aussitôt la méfiance.

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Cet individu, qui portait uncostume mi-indien, mi-mexicainassez propre, saluarespectueusement dona Hermosa,dès le seuil de la porte.

La comtesse dit avec affabilité:

— Bonjour, Pedrito. Te voilàdonc de passage à Mexico ?

— Oui, señora. J'y avaisquelques affaires et j'ai avisé Olivade ma présence ici, parce qu'il esttoujours plus facile de s'expliquerpar la parole que par lettre.

— C'est aussi mon avis. Tu aspourtant compris ce que je tedemande dans le petit mot que je

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t'ai envoyé avant mon départ deFrance ?

— A peu près, señora. Il vousfaut une dizaine d'hommes solides,habitués aux aventures du désert,pour vous accompagner au coursd'une expédition dans la Sonora...

— C'est cela même. Ceshommes, pourras-tu me lesprocurer ?

— Très probablement, señora.J'ai déjà donné rendez-vous tout àl'heure à deux individus qui ferontpeut-être l'affaire. Quant auxautres, je les trouveraicertainement à Tolano, dès que j'yserai de retour.

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— Et nous les y prendrions aupassage ? C'est ce que j'avaispensé. Pour le prix, tut'arrangeras au mieux avec eux.

— Vous pouvez compter surmoi, señora. Je vous suis toutdévoué, en souvenir de ma mère etpar affection pour Oliva.

— Je te récompenserailargement, Pedrito... et surtout sinous réussissons dans notreentreprise...

Elle s'interrompit pendantquelques instants, hésitante, englissant un coup d'œil scrutateurvers le métis dont la physionomierestait impassible. Puis, désignant

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Oliva qui s'était assisefamilièrement sur un coussin, auxpieds de sa maîtresse, elledemanda :

— T'a-t-elle dit ce que nousallions chercher dans la Sonora ?

— Elle m'a laissé entendreque le señor comte et vous, señora,alliez à la découverte d'un placer.

— C'est exact. Tu as,naturellement, entendu parler dugisement d'Octezuma ?

— Comme tout le monde dansle pays, oui, señora.

— Crois-tu qu'il existe ?Pedrito hocha la tête.— Pas trop. Est-ce lui que

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vous cherchez ?— Oui, parce que, moi, je

crois que cette tradition repose surun fond véridique. Mais je manqueabsolument d'indices. La tradition,en effet, rapporte seulement quece gisement se trouve dans laSonora. C'est un peu maigre,comme indication. Or, j'ai songéque peut-être, toi qui fréquentesles Indiens, tu aurais recueilli à cesujet quelques donnéesintéressantes. Il me paraît en effetvraisemblable que si ce gisementexiste réellement, il a dû êtredécouvert par quelqu'un de ceshommes qui parcourent

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continuellement cette contrée, surle sentier de chasse ou le sentierde guerre, en passant là où aucunBlanc n'oserait se risquer.

Pedrito réfléchit un instant,les paupières mi-baissées. Il ditenfin :

— J'en parlerai au Cœur-Volant, le frère de ma mère. Il medonnera peut-être un bon conseil,car c'est un homme sage etprudent.

— Oui, fais-le, Pedrito... et sijamais quelque jour nous réalisonsla riche découverte dont je rêve, tuserais magnifiquementrécompensé, je te le promets.

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Une lueur d'ardente convoitisebrilla dans l'œil noir du métis.

— Je ferai mon possible,señora.

— Mais surtout, si tu enparles au Cœur-Volant, ou àquelque autre, ne prononce pasmon nom !... Et ne parle pas denotre projet !

— Soyez sans crainte, señora,j'agirai adroitement. Aux hommesque j'engagerai, je dirai, pour leurdonner le change, que vous allez àla recherche d'un parent que voussupposez être prisonnier desIndiens.

— C'est cela. Si tu t'arranges

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avec ces gens, tout à l'heure, fais-le-moi savoir par Oliva. Quandpenses-tu quitter Mexico ?

— Dans deux ou trois jours,probablement.

— Eh bien, nous nousreverrons à Tolano dans unequinzaine de jours. Là-bas, tunous procureras facilement unarriero (1) et les mules nécessairespour nos bagages ?

(1) Conducteur de mules. — Très facilement, señora,

ainsi que tout ce qui vous serautile... en fait d'armes, par

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exemple.— Oui, pour nous défendre

dans le désert, soit contre lesaventuriers, soit contre lesIndiens. Mais pour ceux-ci, peut-être y aurait-il moyen de conclureavec eux une sorte d'alliance... parton intermédiaire, Pedrito, afinqu'ils nous laissent en repospendant nos investigations ?

— Ce n'est peut-être pasimpossible, señora. J'y songerai. ATolano, je vous dirai si j'ai pu fairequelque chose d'utile à ce sujet.

— Tâche de réussir ; ce seraitprécieux pour nous. Bonsoir,Pedrito, et merci d'avoir si bien

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compris ce que je désirais de toi.Comme le métis quittait la

pièce en compagnie de sa sœur, M.de Chantelaure entrait. Il examinarapidement au passage l'hommequi le saluait avec quelqueobséquiosité. Lorsque la porte sefut refermée sur Pedrito, le comtedemanda :

— C'est là, sans doute, lefrère d'Oliva ?

— Oui, mon ami. Je crois quece garçon nous sera très utile.Ainsi que me l'avait dit Oliva, ilest en rapport avec les Indiens, etparticulièrement les Comanches, àla race desquels appartenait sa

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mère. Par eux, il pourra peut-êtreavoir de sérieuses indications.

— Ce Pedrito, ma chère, aune figure de coquin. Vous aurieztort de vous fier à lui.

— Un coquin, c'est possible...mais j'ai eu soin de lui faireentendre que son intérêt serait denous être fidèle. Or, il est fortcupide, m'a dit Oliva. Pour unegrosse somme, il nous rendra tousles services que nous pouvonsattendre d'un homme comme lui,que son métier de « pulquero » (1)met en rapport avec tous lesaventuriers, gambucinos, coureursde bois qui parcourent la prairie,

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ainsi qu'avec le personnel deshaciendas de la contrée — sansparler de ses accointances avec lesIndiens, fort bien disposés à sonégard, car il leur fournit par desintermédiaires sûrs l'eau-de-viedont ils sont avides... J'ai donc leplus grand espoir d'arriver, grâceà lui, à un résultat sérieux.

(1) Aubergiste. — Eh bien, ma chère amie,

nous verrons le personnage àl'œuvre. Je souhaite que vous ayezdeviné juste, mais je ne partageguère votre confiance.

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Dona Hermosa dit avecquelque humeur :

— Oui, je sais que vous avezl'habitude de voir tout en noir dèsqu'il s'agit de cette expédition. Etvous ne vous inquiétez même pasde savoir si Pedrito pourra nousprocurer les hommes nécessaires ?

M. de Chantelaure, quisemblait sombre et fatigué, fit unvisible effort sur lui-même pourrépliquer avec un apparentenjouement :

— Mais, ma chère Hermosa,je vous ai vu la mine tellementsatisfaite que je n'ai pas douté dubon succès de vos négociations

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avec ce demi-Indien.— Il a en effet déjà deux

hommes en vue. Les autres, il lestrouvera à Tolano. De même, lesmules pour les bagages. Il secharge de tout sous ce rapport.

— A quel prix ?— Rien n'est fixé encore. Ce

prix dépend des services que nousserons appelés à lui demander.D'ailleurs, Oliva m'a assuré qu'ilse montrerait consciencieux ànotre égard, en souvenir de sesparents, que mon père sauva jadisde la mort.

Un sourire sceptique glissaentre les lèvres du comte.

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Toutefois, celui-ci ne protesta pascontre l'assurance de sa femme.Désignant la feuille ouvertedevant Hermosa, il demanda :

— Vous avez eu des lettres,cet après-midi ?

— Oui, des enfants. J'étaisprécisément en train de lire cellede Trinidad quand Pedrito estarrivé. Tenez, voici celle deRosario.

M. de Chantelaure lutrapidement les quatre feuillescouvertes de l'écriture déjàélégante de sa fille. Rosario, qui setrouvait depuis un mois avecTrinidad dans un couvent des

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environs de Paris, trouvait letemps bien long, si loin du pèrequ'elle chérissait. Mais elle avaitrésolu de travailler beaucoup, pourqu'il la trouvât déjà très savantequand il reviendrait.

Le comte replia la lettre enmurmurant :

— Pauvre chère Rosarita !Dona Hermosa dit avec une

sèche ironie :— Votre fille est fort

malheureuse, en effet, près de cesexcellentes religieuses qui l'ontaccueillie avec tant de bonté !Trinidad se montre beaucoup plusraisonnable, en s'abstenant de

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toute plainte et en se disposant àjouir des distractions de son âgeavec de gentilles compagnes.

Arnaud riposta d'un tonimpatient :

— Rosario n'a pas la natureun peu légère de Trinidad, machère. Elle est sensible, ardente,profondément attachée à ceuxqu'elle aime. Or, je... nous sommesses seules affections. Il est doncnaturel qu'elle se fassedifficilement à cette séparation.

La physionomie de lacomtesse s'adoucit, et son regardreprit la câlinerie habituelle.

— Très naturel, oui, mon ami.

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Cela prouve en faveur de soncœur, plus sensitif en effet quecelui de Trinidad. Je lui écrirai dèsdemain pour l'encourager, pour luiredire toute ma tendressematernelle.

M. de Chantelaure eut unsingulier regard vers sa femme —un regard où se mêlaient laméfiance, la colère et uneperplexité douloureuse. Puis, avecun effort sur lui-même, il parla ànouveau de l'expédition projetéeen essayant — mais vainement —d'avoir d'autres détails sur lesarrangements d'Hermosa avec lemétis.

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VII.

Pedrito, lui, ne s'était pasaperçu qu'il était suivi, depuis sasortie de l'hôtel, par un hommed'une cinquantaine d'années,grand et maigre, portant lecostume mexicain usité dans laclasse modeste.

Les yeux noirs et vifs de cethomme ne quittaient pas lasilhouette du métis qui s'en allait

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sans hâte, le nez en l'air, commeun brave garçon que rien nepréoccupe.

Après une demi-heure demarche, Pedrito s'arrêta devantune a pulqueria » (1) d'assez bonneapparence, dans laquelle il entra.

Du comptoir derrière lequeltrônait sa volumineuse personne,une vieille femme lui lança unamical « Bonjour, tio Pedrito ! »

(1) Auberge. Le métis répondit :— Bonjour, tia Juana.

Personne n'est venu me demander

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?— Si, deux caballeros. Ils

reviendront vers sept heures.Pedrito leva les yeux sur

l'horloge placée au-dessus ducomptoir ; elle marquait septheures moins cinq. La vieilledemanda :

— Voulez-vous dînermaintenant, tio Pedrito ?

— Oui, je le veux bien. Mettezaussi le couvert de ces deuxcaballeros, car je les inviterai.

Ce disant, il prit place àl'écart, tout en jetant un regardinquisiteur sur les autresconsommateurs — une dizaine

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environ, ouvriers, petits employés,tous gens à mine tranquille. Lamaison de la vieille Juana Tixèsjouissait d'une excellenteréputation et la police de Mexicone se doutait guère que plus d'uninsigne malfaiteur, recherché parelle, avait préparé ses coups ettrouvé refuge chez l'honorableaubergiste.

Comme Juana finissait deposer le couvert devant Pedrito,un nouvel hôte entra. C'étaitl'homme qui suivait le métis.Ayant demandé un verre depulque, il s'assit à une assezcourte distance de Pedrito, après

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avoir jeté sur celui-ci un coupd'oeil indifférent.

Le métis glissa vers lenouveau venu un regard méfiant.L'homme, ayant jeté sur un siègevoisin son large feutre, se mit àsiffloter doucement, sans s'occuperde son entourage. Quand lagrande fille maigre qui était laservante de Juana lui eut apportéle pulque demandé, il commença àboire à petits coups, ens'accoudant entre temps au bordde la table.

Ayant constaté que cetétranger lui était inconnu et qu'iln'y avait pas lieu de s'en

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préoccuper, Pedrito se préparait àallumer une cigarette de maïs,quand deux hommes pénétrèrentdans la salle. L'un était un grospetit individu au cou de taureau, àla mine réjouie, l'autre un large etrobuste garçon, aux cheveux roux,dont la physionomie bestialen'avait rien d'engageant. Tousdeux portaient un accoutrementquelque peu loqueteux, dont ils nesemblaient d'ailleurs aucunementgênés.

Ils vinrent à Pedrito, qui leurtendit la main en disant :

— Vous allez dîner avec moi,les amis. Le couvert est tout prêt,

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comme vous voyez. Après quoi,nous rappellerons tous nos vieuxsouvenirs du temps où nouscourions ensemble les aventuresdans le désert... il y a de cela cinqou six ans, eh ! José ?

Le gros petit homme, quivenait d'échanger un rapide coupd'œil avec le métis, réponditgaiement :

— Eh oui, cinq ou six à peuprès, compadre ! Ce fut le bontemps, en vérité !

Les trois hommess'attablèrent et causèrent peud'abord, uniquement préoccupés,semblait-il, d'assouvir leur faim.

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L'inconnu, leur voisin, ayantterminé son verre de pulque,demandait à dîner. Quand Juanaeut apporté le second plat, Pedritose pencha vers ses compagnons etdemanda :

— Vous parlez le dialectecomanche, tous deux ?

— Oui, amigo.— Eh bien, servons-nous-en,

pour plus de prudence.Sans élever la voix, il leur dit

alors ce qu'il attendait d'eux. Ils'agissait d'accompagner, bienarmés, des gens qui s'en allaient àla recherche d'un parent disparudans la Sonora.

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Très discret, ainsi qu'il l'avaitpromis à dona Hermosa, le métisrefusa de répondre aux questionscurieuses des deux hommes.

— Je n'en sais pas davantage,amigos. Vous comprenez bien quele caballero qui s'est adressé à moine m'a pas fait de confidences ?

Le grand roux, qui avait unfort accent yankee, fit observer enclignant de l'œil :

— Oui, mais on devinequelquefois... surtout quand on estun fin renard comme le señorPedrito Aiguilla.

L'autre ne broncha pas sous lecompliment, et riposta gravement

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:— Je ne m'occupe jamais des

choses qui ne me regardent pas,sache-le, Dowson.

José eut un rire silencieux,qui en disait long sur la créanceaccordée par lui à la discrétion dumétis.

Dowson déclara :— Après tout, si nous sommes

bien payés, le reste nous est égal.Mais il faudra qu'on nous verse aumoment du départ la moitié de lasomme convenue...

Ils discutèrent assezlonguement sur ce sujet, avant detomber d'accord. Leur voisin,

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ayant achevé son repas, avaitallumé une cigarette et suivaitavec intérêt la partie de monteengagée à quelques pas de luientre d'autres consommateurs. Ilne tourna même pas la tête quandDowson et José se lèvent etserrèrent la main de Pedrito quileur glissait à mi-voix :

— Eh bien, au revoir... àTolano.

Après le départ de sescompagnons, le métis ne s'attardapas dans la pulqueria.

Ayant jeté au passage à lavieille aubergiste un « A tout àl'heure, tia Juana », il sortit d'un

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pas tranquille en roulant unecigarette.

L'homme aux yeux vifs,décidément très intéressé parcette partie de monte, ne parutaucunement s'apercevoir de sondépart. Ce fut seulement un assezlong moment après qu'il se leva et,ayant payé son écot, quitta à sontour la pulqueria.

Paisiblement, dans la bellenuit claire de cette soiréeprintanière, il gagna les environsde la Plaza Mayor et s'engageadans une ruelle où se dressaientquelques façades de logismodestes, presque pauvres.

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Devant l'un d'eux, il s'arrêta,ouvrit la porte avec une clef qu'iltira de sa poche et, une fois qu'ilfut passé, la refermasoigneusement.

Il se trouva alors dansl'obscurité. Cela, d'ailleurs, neparut pas l'embarrasser. Du passûr d'un homme accoutumé auxaîtres, il traversa un étroit couloir,sortit dans un petit jardin, ouvritune porte pratiquée dans un muret se trouva dans un second jardin,beaucoup plus grand, dont ladiscrète clarté d'un croissant delune éclairait les massifs fleuris,les bosquets odorants, les bassins

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de marbre remplis d'une eaulimpide.

Le long d'une allée bordée demagnolias, l'inconnu gagna lademeure de superbe apparence quise dressait à l'extrémité de cejardin. Il gravit les degrés d'uneterrasse de marbre et frappa troiscoups à une porte close de volets,entre les interstices desquelspassaient des rais de lumière.

Sans qu'aucun bruit de pas sefût fait entendre, ces volets furentbrusquement ouverts et dansl'ouverture s'encadra la hautetaille de don Pedro de Sorrès quitenait un revolver à la main.

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L'autre s'attendait sans douteà cet accueil, car il n'eut pas unmouvement de surprise et ditpaisiblement

— C'est moi, señor.— Entre, Cristobal. Viens

nous rendre compte de ta mission.Cristobal suivit don Pedro

jusqu'à l'autre extrémité du salonsomptueusement meublé. Là, donRuiz lisait, tout en fumant. Il levales yeux en demandant :

— Eh bien, as-tu apprisquelque chose de nouveau,Cristobal ?

— Oui, don Ruiz. Mme deChantelaure a chargé Pedrito

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Aiguilla de lui recruter leshommes nécessaires pour sonexpédition.

Don Pedro ricana :— Ah ! ah ! Pedrito ! Une jolie

canaille !... mais un homme habile,je le reconnais. Dona Hermosa abien choisi. D'après lesrenseignements que tu m'as déjàprocurés, la femme de chambre dela comtesse serait la sœur de cetindividu ?

— Oui, senor. Tous deux sontles enfants de la nourrice de donaHermosa, qui appartenait à larace comanche.

— Bien. Il faut compter alors

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que cet homme sera peut-êtrefidèle à ses engagements enversMme de Chantelaure. Jem'arrangerai pour le fairesurveiller de très près, car il estprobable qu'il deviendra une deschevilles ouvrières de l'expédition,du moment où dona Hermosa luiconfie le soin de recruter sonpersonnel. Voyons, raconte-moi ceque tu as appris dans ta soirée,Cristobal ?

Quand celui-ci — qui était sonmajordome et son homme deconfiance — eut terminé son récit,don Pedro dit d'un ton satisfait :

— Ils se sont donné rendez-

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vous à Tolano, dans une quinzainede jours ? C'est très bon à savoir.Quelqu'un des nôtres s'y trouveraaussi... et nous pourrons mêmevoir à leur fournir une partie deleur escorte. Qu'en dis-tu, Ruiz ?

Le jeune homme sourit, enrépliquant :

— Excellente idée, mon père.Vous trouverez ce qu'il faut dansvos anciens compagnons deguérilla.

— Oui... L'Œil-qui-roule, parexemple... et Floriano... deuxgarçons sur qui je puis compter.Allons, Cristobal, tout va bien.Continue de surveiller les allées et

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venues des Chantelaure, ainsi qued'assurer le secret de notreprésence ici.

— Soyez sans crainte, señor,nul ne s'en doute. Juanito etBenito sont des serviteurs muetscomme une tombe. Quant à moi,vous savez depuis longtemps àquoi vous en tenir sur monattachement.

— Oui, nous le savons, etnous avons en toi la plus entièreconfiance, Cristobal.

En parlant ainsi, don Pedrotendait la main au majordome.Don Ruiz imita ce geste. Cristobals'inclina et, en se redressant,

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enveloppa le jeune homme d'unregard d'ardente affection.

Quand Cristobal fut sorti, donPedro dit à son fils :

— Tout se présente bien,Ruiz. La criminelle viendra seprendre elle-même au piège.

— Il faut l'espérer.— Pourquoi ce ton sceptique ?— Parce que je crains que M.

de Chantelaure se laisse reprendrepar sa femme et lui apprenne sesrapports avec nous. Alors,naturellement, elle se méfiera etrenoncera — tout au moinsmomentanément — à son dessein.

— Que veux-tu, c'est un

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risque à courir ! Mais je croisChantelaure réellement quelquepeu éclairé sur la fausseté de safemme. Il éprouve aussi, je m'ensuis assuré, du remords au sujetde la souffrance que Paz aendurée, par sa faute, et qui asans doute abrégé sa vie. Enfin,nous verrons ! Jusqu'ici, mesinstructions ont été suivies par lui.Les voilà donc tous deux à Mexico,dona Hermosa organise sonexpédition avec l'aide de cePedrito, un des plus adroitsbandits que je connaisse. On nouscroit encore en France, personnene se doute que nous sommes ici,

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cachés dans notre palais... et labelle comtesse de Chantelaure nes'imagine guère qu'elle estsurveillée de près. Eh ! eh ! c'estune jolie partie que nous jouons là,Ruiz ! Dans quelques jours nouspartirons pour la Sonora, moncher, et là, par nos bons amisindiens et cet excellent Castor-Franc, nous ferons suivre à lapiste nos personnages.

Don Ruiz fit observer :— Croyez-vous qu'avec les

indications que cette femmepossède, elle pourra atteindre lelieu du gisement ?

— Avec celles-là seulement,

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non. Mais elle va cherchercertainement à se renseigner. Or,elle a dû se dire que près desIndiens seuls elle pourrait espérerobtenir ce supplémentd'informations. C'est donc àquelqu'un d'eux qu'elles'adressera... évidemment parl'intermédiaire de Pedrito, qui esten relations suivies avec des tribuscomanches.

— Heureusement, ellen'obtiendra rien ainsi. L'Elan-Rapide seul connaît...

— Qu'en savons-nous ?L'Elan-Rapide est possesseur dusecret transmis dans sa famille de

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père en fils. Mais un autre a pudécouvrir ce lieu, si peu accessiblequ'il soit. Les Indiens se glissent làoù personne d'autre ne passerait.

— Avez-vous quelque idéequ'il en soit ainsi ?

— Non pas... mais il suffit quece soit possible pour que je meméfie. Allons, Ruiz, dans quelquesjours nous quitterons Mexico etcette demeure où nous sommesprisonniers volontaires. Turetrouveras tes chevaux, laprairie, tes amis indiens et cebrave Castor-Franc, qui s'ennuyaitsi fort de ne plus te voir, comme ilte l'écrivait pendant notre séjour à

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Paris.La physionomie du jeune

Mexicain s'éclaira, une lueur desatisfaction brilla dans ses yeuxnoirs, tandis qu'il répliquait d'unton joyeux :

— Eh oui, mon père, cela meconvient fort ! Si je ne me suis pasennuyé à Paris, c'est néanmoinsavec grand contentement que jereverrai notre hacienda, et cettesauvage contrée que je parcoursdepuis mon enfance. De plus, jeserai charmé de vous aider àconfondre cette misérable femme.Nous aurons peut-être à cetteoccasion quelques aventures

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intéressantes et j'espère pouvoirmettre à profit mes talents dechercheur de pistes.

Don Pedro sourit et, frappantsur l'épaule de son fils, dit avecune orgueilleuse tendresse :

— Ah ! tu tiens bien de moi,jeune lion ! Oui, peut-être cettefemme, que je devine rusée, nousdonnera-t-elle l'occasion de lutterd'habileté avec elle. Et, comme toi,je n'en serai pas fâché, car la lutteest mon élément, depuis tantd'années !

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VIII.

Au pied d'un des premierscontreforts de la sierra Madré,dans la province de Sonora,s'élevait le pueblo (1) de Tolano,composé de quelques maisonsd'apparence assez misérable,groupées autour d'une église trèspauvre elle-même.

1) Village.

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La dernière maison de ce

pueblo était la pulqueria tenue parPedrito Aiguilla, le frère d'Oliva.Elle se trouvait donc la plusproche de la forêt qui commençaità quinze cents mètres de là, enescaladant la pente montagneuse.

C'est dans cette forêt qu'unmatin Pedrito pénétrait du pasdélibéré d'un homme marchantvers un but bien précis.

Il n'alla pas très loin,d'ailleurs. Comme il arrivait à uneclairière, un homme sortit sansbruit de l'épais couvert du bois ets'approcha du métis. C'était un

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Indien d'un certain âge, d'unegrande laideur, de mine sournoiseet rusée.

Pedrito ne parut aucunementsurpris de cette apparition. Il ditavec calme :

— Mon père le Cœur-Volantest toujours exact.» M'apporte-t-ilenfin une réponse à ce que je lui aidemandé ?

— Mon fils est jeune ; il estimpatient et ne sait pas attendreque la langue des hommes sagesait trouvé les paroles nécessaires.

Pedrito retint avec peine unmouvement d'impatience. Mais,rompu aux coutumes indiennes, il

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savait qu'il n'obtiendrait rien duCœur-Volant avant que celui-ci fûtdécidé à parler. Aussi, après s'êtreexcusé de sa précipitation, s'assit-il près de l'Indien pour se mettre àfumer sa pipe, comme lui, avec lamême gravité.

Après quoi, le Cœur-Volant sedécida à dire, d'un ton decondescendance :

— Que mon fils m'interroge,maintenant.

— Mon père a-t-il pu savoirquelque chose, au sujet de ce queje lui ai demandé ?

— Non, car le Loup-Rouge estresté muet.

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— Mon père est cependantcertain qu'il connaît le lieu dugisement ?

— Oui, car il me l'a dit, unjour que l'eau de feu le faisaitparler plus qu'il ne le voulait.

— Il faudrait encore le faireboire, pour obtenir qu'il nous livreson secret tout entier ?

L'Indien eut une sorte desourire plein de ruse.

— Le Loup-Rouge est ungrand chef ; il ne se laissera plusprendre par l'eau de feu. Maispeut-être, si ceux pour qui parle laMain-Sèche faisaient un marchéavec lui...

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— Un marché ? De quellesorte ?

— Le Loup-Rouge a vu unjour une jeune fille blanche trèsbelle et depuis son cœur est prispar la Fleur-d'Eglantier. A celuiqui la lui amènerait, il nerefuserait rien, certainement.

— Qui est cette jeune fille ?— La fille du señor Cristobal

Ajuda, le mayordomo de don Pedrode Sorrès.

— Ah ! ah !... Et il s'agirait, sije comprends bien, d'enlever lajeune personne pour la remettreau chef ?

— Mon fils a deviné.

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— Le Cœur-Volant croit-ilvraiment qu'en échange de cettefemme, le Loup-Rouge donneraitle renseignement désiré ?

L'Indien eut un mouvementde tête affirmatif.

Pedrito murmura :— C'est que la chose n'est pas

facile ! On ne pénètre pas commeon veut dans l'hacienda de San-Pablo... et il ne fait pas bons'attaquer à tout ce qui touche àdon Pedro !

— La Main-Sèche a raison.Mais on peut agir par la ruse.

— Le Cœur-Volant a-t-il déjàquelque idée à ce sujet ?

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L'œil de l'Indien eut un éclaird'astuce, à l'ombre des paupièresdemi-baissées.

— Non, pas encore. Pour faireplaisir au fils de ma sœur, jechercherai un moyen...

Pedrito dit vivement :— Je promets à mon père que

les étrangers dont je suis lemandataire se montrerontreconnaissants de tout ce qu'il ferapour leur être utile.

— Mon fils parle bien. LeCœur-Volant réfléchira, comme ill'a promis.

Les deux hommes seséparèrent, et Pedrito reprit le

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chemin de Tolano.En entrant dans la salle de la

pulqueria il vit, assis à une tablecontre laquelle il avait appuyé sonfusil, un homme d'unecinquantaine d'années, petit, biencharpenté, le visage bronzé,portant le costume habituel auxcoureurs des bois, chasseurs,trappeurs, qui parcouraient lesimmenses solitudes de l'Amériquedu Nord. A sa vue, Pedritodissimula avec peine une grimacede déplaisir. Néanmoins, ils'avança vers lui en disant avecaffabilité :

— Quelle bonne surprise de

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vous voir, señor Castor-Franc !L'autre leva sur le métis des

yeux bleus, calmes et narquois, enripostant :

— Je le pense bien, señorPedrito ! Sans moi, tu seraisdepuis longtemps dans un autremonde, où tu aurais reçu lapunition de tes méfaits. Et ma foi,devant le nombre de ceux-ci, j'airegretté plus d'une fois de t'avoirenlevé à ces braves gambucinos (1)qui avaient entrepris de telyncher, pour t'apprendre à neplus dérober le bien de tonprochain.

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(1) Chercheurs d'or. Pedrito jeta un coup d'œil

effaré autour de lui, puis vers lepetit escalier de bois qui menait aupremier étage... Et il murmura :

— Ne remuez pas les vieuxsouvenirs, señor ! J'ai reconnusincèrement mes torts, j'airegretté...

— De t'être laissé prendre.Inutile de chercher à m'en faireaccroire. Je sais ce que tu vaux,Pedrito, et je te prédis que quelquejour tu te balanceras à unebranche d'arbre, sans avoir cettefois la bonne chance qu'un brave

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homme vienne t'enlever à ce justechâtiment.

Pedrito frissonna un peu etesquissa une grimace de déplaisir,tandis que l'autre continuait deson air pince-sans-rire :

— Au reste, cela te regarde.Je ne m'occupe pas de tes affaireset ne suis entré ici que pour boireen passant un verre de mezcal.

Pedrito dit avecempressement, tout en glissantvers le Castor-Franc un coup d'œilsournoisement hostile :

— Je vais vous servir, señor.— Inutile. Voici ta femme qui

m'apporte ce que j'ai demandé.

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Une jeune Indienne sortait dela pièce voisine, portant unebouteille et un verre qu'elle posadevant le chasseur.

A ce même moment, plusieurshommes entraient dans la salle.C'étaient des ouvriers travaillant àla mine d'argent voisine de Tolano.L'exploitation de cette mine avaitété fort prospère, une dizained'années auparavant. Mais le filons'épuisait, la main-d'œuvre seraréfiait, préférant se porter surles placers californiens dont ladécouverte, datant à cette époqued'une vingtaine d'années, avaitoccasionné une ruée d'aventuriers

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de tous pays vers ce nouvelEldorado. Quelques Yankees,quelques Indiens travaillaientencore à la mine de Tolano etvenaient dépenser la plus grossepartie de leur gain à la pulqueriade Pedrito.

Le métis s'empressa de lesservir, non sans diriger quelquesregards méfiants vers le Castor-Franc. Celui-ci avait allumé sapipe et fumait paisiblement, leregard perdu dans une vaguerêverie.

Un bruit de pas fit craquertout à coup le petit escalier. Unehaute silhouette d'homme sortit de

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l'ombre et apparut dans la demi-clarté de la salle aux fenêtresétroites et aux mura bas.

C'était le comte Arnaud deChantelaure.

Il était vêtu d'un costume trèspratique, moitié chasse, moitiévoyage, et portait ostensiblementà sa ceinture deux revolvers.

Pedrito retint un mouvementde contrariété. Vivement, ils'avança vers M. de Chantelaure,en demandant avec déférence :

— Désirez-vous quelquechose, señor ?

Le comte répondit avecquelque hauteur :

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— Mais non, rien du tout. Jesors, simplement.

Et, ce disant, il allaittraverser la salle, quand un bruità sa gauche lui fit tourner la tête.Le fusil du Castor-Franc venait deglisser et de tomber sur le solbattu. Les yeux des deux hommesse rencontrèrent. Dans lesprunelles bleues du chasseurpassait une lueur subite. Il dit enfrançais, comme se parlant à lui-même, tandis qu'il se penchaitpour ramasser l'arme :

— Eh ! quel tapage, mongarçon !

M. de Chantelaure s'arrêta,

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hésita un instant et s'approcha endemandant :

— Vous êtes Français, monami ?

Le chasseur se leva et,s'appuyant sur son fusil, réponditen attachant sur le comte sonregard loyal :

— Canadien, monsieur. Maisc'est tout comme.

— En effet. Voulez-vous quenous nous serrions la main ? Carj'ai toujours grand plaisir àrencontrer un compatriote.

— Volontiers, monsieur.Ils échangèrent une

vigoureuse poignée de main. M. de

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Chantelaure sentit alors qu'unpapier était glissé entre ses doigts.Le Castor-Franc desserra sonétreinte et dit avec bonhomie :

— Je suis enchanté d'avoir vuquelqu'un du pays. Peut-être nousrencontrerons-nous encore quelquejour, monsieur ?

Le comte balbutia :— Peut-être...Il avait réprimé avec peine un

tressaillement, tout en serrant lepapier d'un geste instinctif.Reprenant aussitôt sa présenced'esprit, il dit avec cordialité :

— Au revoir... et bonnechance, mon ami.

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— Merci bien, monsieur.Le comte sortit de la salle et,

modérant son impatience deprendre connaissance dumystérieux papier, s'en alla du pastranquille d'un homme qui, pour lemoment, n'a rien autre chose àfaire que de flâner. Ce futseulement quand il fut hors dupueblo qu'il lut le court billet, écriten français :

« Je compte toujours sur votrefidélité à notre pacte. Silence etdiscrétion. De mon côté, jeremplirai tous les engagementspris. Et quoi que vous voyiez, nevous étonnez de rien. »

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Ce billet n'était pas signé.Néanmoins, Arnaud deChantelaure n'eut pas un instantde doute sur son auteur.

Il déchira le papier en menusmorceaux, et le front plissé, leregard soucieux, continuamachinalement sa promenade.

Une grande lutte se livrait enlui depuis son entretien avec donPedro de Sorrès dansl'appartement de celui-ci, après lapartie de monte qui avait si fortaugmenté la dette contractée àl'égard du Mexicain. Bien qu'il sedétachât de plus en plusd'Hermosa, il lui en coûtait de

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jouer ce rôle de duplicité, imposépar don Pedro. Car en fait, tout enayant l'air d'entrer dans les vuesde sa femme, il agissaitsecrètement contre elle, engardant le secret de l'accord concluavec l'hacendero, lequel — Arnaudne pouvait faire autrement que dele comprendre — n'était pas animéd'intentions fort bienveillantes àl'égard de la seconde comtesse deChantelaure.

Cependant don Pedro, si peuqu'il en eût dit, avait semé dansl'esprit de son interlocuteur ungerme de méfiance, de doute aiguau sujet d'Hermosa. Depuis lors,

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Arnaud étudiait secrètement safemme. Parfois encore, il étaitressaisi par l'influencefascinatrice, mais non plus avec laforce d'autrefois. Et quand il s'entrouvait dégagé, son esprit,maintenant prévenu, dégageaitavec une lucidité inconnue de luijusqu'alors l'hypocrisie profonde,l'amoralité foncière cachées soustant de charme enveloppant, dedouces paroles et de vertueusesdéclarations de principes.

C'était dans cette dispositiond'esprit qu'il avait quitté laFrance. Elle s'accentuait encore,depuis qu'en compagnie d'Hermosa

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il avait fait les premiers pas dansl'aventureuse expédition dont ilavait dit et pensé plus d'une fois :« Quelle folie ! » mais que donPedro lui avait recommandé de nepas contrecarrer.

M. de Chantelaure s'étaitdemandé quel motif guidaitl'hacendero sur ce point-là. Pasdavantage, il ne comprenaitl'espoir très ferme qui semblaitanimer Hermosa au sujet dulégendaire gisement Plus d'unefois, il avait eu l'impression qu'elleen savait à ce sujet davantagequ'elle ne le lui avait dit.

Il se trouvait donc ainsi en

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quelque sorte, par le fait de safemme et de don Pedro, entre deuxénigmes, et avait conscienced'être, tout au moins pour celui-ci,un instrument destiné à atteindreson but caché. Quant à Hermosa,quelque froissement que dûtressentir l'amour-propre d'Arnaudde cette constatation, il lui fallaitreconnaître, maintenant que sesyeux se dessillaient, qu'il avaittoujours été un simple jouet entreses mains habiles.

Cette découverte humiliante,en se mêlant au remords éveillé enlui par don Pedro, contribuait àaugmenter le sentiment d'aigreur

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et de méfiance qui, peu à peu,submergeait son attachement pourla belle Mexicaine. Il lui en voulaitde sa propre faiblesse, en mêmetemps qu'il se repentait dessouffrances morales que Paz avaitsilencieusement endurées par safaute... Et dans ce rappel de sonamour pour la jeune femme aucœur tendre et à la grâce délicate,Arnaud de Chantelaure sentaits'augmenter, s'exalter satendresse paternelle, jusque-là unpeu contenue par l'influenced'Hermosa, qui lui reprochait —d'ailleurs toujours aimablement —d'être trop disposé à gâter Rosario.

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M. de Chantelaure se trouvaitdonc agité de pénibles perplexités,de doutes cruels. Et le billet de donPedro, si mystérieusement remispar cet inconnu, n'était pas pourdissiper les uns et les autres.

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IX.

Tandis que le comtes'éloignait de la pulqueria, leCastor-Franc se remettait denouveau à fumer paisiblement...Pedrito s'attarda un long momentdans la salle, causant avec l'un,avec l'autre, et jetant vers leCanadien de sournois regards sansbienveillance. Puis il se dirigeavers le petit escalier, qu'il gravit

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lentement, et alla frapper à uneporte donnant sur l'étroit corridorqui divisait en deux l'unique étagede la pulqueria.

Une voix de femme répondit :— Entrez !La pièce où il pénétra était

une chambre des plus simplementmeublées. Sur la table de boisgrossier se trouvait un richenécessaire de voyage, et d'élégantsobjets de toilette féminine étaientjetés sur le lit quelque peurudimentaire.

Dona Hermosa, le frontcontre sa main, se tenait assiseprès de l'étroite fenêtre, tandis

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qu'Oliva allait et venait, rangeantle contenu d'une malle.

— Ah ! c'est toi, Pedrito ! ditMme de Chantelaure. Eh bien, as-tu vu le Cœur-Volant ?

— Je l'ai vu, senora.En baissant la voix, le métis

ajouta :— Le Loup-Rouge connaît le

secret.Les yeux de la comtesse

brillèrent.Impatiemment, elle demanda

:— Qui est ce Loup-Rouge ?— Un chef comanche, l'un des

plus rusés, en même temps que

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des plus cupides.— Eh bien, que demande-t-il

pour livrer son secret ?— Il veut qu'on remette entre

ses mains une femme blanche.— Une femme blanche ? Qui

donc ?— La fille du mayordomo de

don Pedro de Sorrès.Dona Hermosa eut un léger

tressaillement.— Don Pedro de Sorrès ? Il a,

je crois, une hacienda dans cettecontrée ?

— Oui, señora, une haciendamagnifique, avec un personnelinnombrable.

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— Et ce Comanche veut lafille du mayordomo de cettehacienda ?

— Don Cristobal Ajuda n'estpas le mayordomo de San-Pablo.Cette charge est remplie par sonfrère cadet, don Agostino. Lui estl'homme de confiance du maître etl'accompagne en général dans tousses déplacements. Mais, étantveuf, il laisse sa fille à San-Pablo,près de son frère et de sa belle-sœur, qui n'ont pas d'enfants.

— Et c'est cette jeune fille queveut le chef comanche en échangede son secret ?

— Oui, c'est elle, señora.

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Aucune indignation ne semanifesta sur la physionomie de lacomtesse. La jeune femme hochaseulement la tête et resta unmoment silencieuse, le frontplissé. Puis elle demanda, enrelevant les yeux sur le métisdebout devant elle :

— Est-ce impossible de lesatisfaire ?

— Impossible... peut-être.Bien difficile, en tout cas.

— Où est située cettehacienda ?

— A quatre journées demarche d'Urès, en allant vers lasierra.

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— Elle est, sans doute, trèsbien défendue ?

— Très bien, señora, quoiquedon Pedro n'a rien à craindre desIndiens, qui ont pour lui la plusgrande vénération.

— Comment cela ?— Un de ses ancêtres, au

moment de la conquête, épousaune princesse mexicaine dont lepère était le «Seigneur de la Lune».

Hermosa ne put réprimer unvif mouvement. Elle se maîtrisaaussitôt et demanda, avec uneapparence de calme :

— Que veux-tu dire par là ?

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— Les Mexicains d'autrefois,vous le savez, señora, adoraientles astres...

— Oui, je sais. Eh bien ?— Il s'était formé une sorte de

secte, assez mystérieuse, paraît-il,qui réservait tout son culte pour lalune. Ses adeptes se réunissaienten des lieux secrets et, là,offraient des sacrifices humains àleur divinité, représentée par unelune d'or incrustée de rubis...

Une lueur passa dans leregard d'Hermosa.

Pedrito poursuivit :— Au moment de la conquête

du Mexique par les Espagnols, le

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prince Octezuma, qui appartenaità la famille régnante, étaitprécisément le grand-maître decette secte, le « Seigneur de laLune ». Cette dignité setransmettait de père en fils. MaisOctezuma n'avait qu'une fille... Et,frappé de l'avidité sans scrupuledes conquérants pour les richessesdu pays, pour les précieux métauxdont ils envoyaient de pleinsgalions vers leur patrie, il résolutde faire mourir avec lui le secretdu fameux gisement d'or situé enl'un de ces lieux mystérieux où seréunissaient les adorateurs de lalune. Sa fille elle-même — d'après

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la légende — n'en obtint jamais larévélation. Il lui remit seulementà son lit de mort l'insigne de sapuissance, une lune d'or qu'il avaitfait diviser en deux pour chacunde ses petits-fils, en demandantqu'ils la conservassent commesouvenir de la grandeur de leurrace et la transmissent à leursdescendants. Or, don Pedro deSorrès est l'un de ceux-ci. Voilàpourquoi les Indiens ont pour luiune grande considération, letenant pour un chef de leurnation. Et son fils, don Ruiz, a étéadopté par la tribu du Bison, dontl'un des chefs, l'Elan-Rapide, le

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plus brave et le plus puissant dessachems indiens, s'est montré unauxiliaire infatigable et fanatiquede don Pedro chaque fois que celui-ci a combattu les troupes dugouvernement.

Hermosa écoutait avec uneardente attention. Quand le métiss'interrompit, elle demanda :

— Les descendantsd'Octezuma n'ont-ils jamaischerché, au cours des siècles, àretrouver ce fameux gisement ?

— Il est bien probable que oui,señora. Mais personne n'a entendudire qu'ils l'aient découvert.

— Ils ne l'auraient pas clamé

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aux quatre vents, Pedrito !Le métis eut une sorte de

sourire astucieux.— Tout se sait dans le désert,

señora... Et à ce propos, je vousconseille d'être très prudente, sivous voulez tenir secret le but denotre voyage. Il faudrait surtoutque le señor comte évitât decauser avec des inconnus, desaventuriers...

— Pourquoi me dis-tu cela ?— Parce que tout à l'heure, il

a serré la main d'un coureur desbois, un Canadien, et a échangéquelques mots avec lui — enfrançais, ce qui fait que je n'ai pu

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comprendre.— Tu connais cet homme ?— Je le connais depuis

longtemps. On l'appelle dans ledésert le Castor-Franc. Il est trèsami des Indiens et on le reçoit àl'hacienda de San-Pablo comme s'ilétait de la famille. Don Ruizparcourt la prairie avec lui...

Dona Hermosa l'interrompitnerveusement :

— As-tu quelque soupçon àson sujet ?

— Pour le moment, aucun,señora. Mais je dis qu'il faut seméfier de lui.

— Bien, je m'arrangerai pour

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prévenir le comte sur ce point.— Sans me mettre en cause,

señora ! Car il ne faudrait pas quele señor se défiât de moi.

— Sois sans crainte... Etcontinue, Pedrito, de biensurveiller autour de nous. Maispour en revenir à notre sujet, vois-tu quelque possibilité de satisfaireaux exigences du Loup-Rouge ?

— Je n'en vois aucune pour lemoment. Mais les idées peuventvenir, señora. Je vais y penser trèssérieusement, je vous le promets.

— C'est cela, Pedrito. Tu esd'ailleurs toi-même intéressé à labonne réussite de notre expédition.

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— Je le ferais bien seulementpour plaire à la señora. Mais unpauvre homme comme moi n'a pasle droit de refuser les donsgénéreux. Je m'emploierai tout àvotre service, señora, soyez-encertaine.

— Qui as-tu engagé, endehors des deux hommes dont tum'as parlé à Mexico ?

— Huit autres gaillardssolides. Ah ! par exemple, il faudraque le señor comte les tienne unpeu ferme, sans trop en avoir l'air.J'ai cherché parmi les plushonnêtes, señora... mais enfin jene puis répondre absolument

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d'eux. Les meilleurs, à mon avis,sont l'CEil-qui-roule et Floriano,deux garçons qui ont fait partie dela bande du Jaguar.

Dona Hermosa dit vivement :— Le Jaguar ? N'est-ce pas le

surnom donné à don Pedro deSorrès ?

— Mais oui, señora. Il n'estmême connu officiellement quesous ce nom-là, en tant que chefde bande, et les Indiens ne lenomment jamais autrement.

— Oui, je sais. Mais dis donc,Pedrito, cela ne me plaît pas dutout d'avoir parmi notre petitetroupe des hommes ayant

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appartenu à la bande de don Pedro! Celui-ci, que j'ai eu l'occasion devoir à Paris voici quelques mois,m'inspire une grande méfiance, etje ne me soucierais pas du toutque nos faits et gestes fussentrapportés par ces hommes à leurancien capitaine.

— Quant à cela, vous n'avezrien à craindre, je le crois bien,señora. L'Œil-qui-roule et Florianose sont séparés il y a six ans duJaguar en fort mauvais termes. Jecrois même qu'ils n'ont échappé àla corde qu'en s'enfuyant du campde don Pedro. Depuis lors, ils n'ontpas pour lui une bien grande

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tendresse, comme vous pensez. Ilsseraient même enchantés, je crois,si quelque jour se présentait poureux l'occasion de lui nuire — àcondition de ne pas courir grandsrisques, car le Jaguar est unhomme terrible, qui châtieimpitoyablement.

— J'espère n'avoir rien à faireavec lui. Toutefois, ce que tum'apprends est bon à savoir. Maisdis-moi, don Pedro a-t-il renoncé àla lutte contre le gouvernementmexicain ?

— Qui le sait ? Pour lemoment, il se tient tranquille.Mais d'un jour à l'autre, il peut

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lever une bande et soulever lesIndiens. C'est ainsi qu'il agittoujours, avec une rapidité, uneruse, une adresse qui surprennentses adversaires et lui assurent lespremiers succès.

— Fort heureusement, il esten France pour le moment, etj'espère qu'il y restera jusqu'à ceque notre expédition soit terminée.Car s'il a tant d'influence sur lesIndiens, il nous gênerait peut-êtredans notre projet d'en faire nosalliés.

L'autre dit avec un sourireastucieux :

— Surtout s'il se doutait que

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le señor comte et vous, señora,cherchez ce trésor qu'il doitconsidérer comme son bienlégitime.

Dona Hermosa tressaillitlégèrement, et une lueur dedéfiance passa dans ses prunelles.

— Il ne le pourrait savoir quepar toi, car je ne l'ai dit à personned'autre.

— En ce cas, il l'ignoreratoujours, señora, car ni monintérêt, ni mon devoir ne sont devous trahir.

Cette réponse très spontanéeavait un accent de sincérité quiparut rassurer la comtesse.

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— J'ai confiance en toi,Pedrito, sois-en certain. Dis-moi,nous as-tu trouvé un arriero ?

— Oui, señora ; un hommeque je connais depuis longtemps età qui vous pouvez vous fier commeà moi-même. Dans quelques jours,tout sera prêt, les mules chargées,les hommes équipés.

— Parfait ! Je vois que tuauras bien gagné la somme dontnous sommes convenus. Voici, ensurplus, pour te remercier de tonzèle.

Hermosa mit dans la main dumétis deux pièces d'or. Pedritoremercia obséquieusement et

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quitta la chambre.Mme de Chantelaure se

tourna vers Oliva, qui avait écoutél'entretien tout en roulant avecsoin un large ruban de soie jaune.

— Eh bien, ton frère me faitfaire une découverte désagréable!... mais bien utile ! Don Pedro estaussi un descendant d'Octezuma!... Et il possède bien certainementl'autre demi-lune d'or ! J'ignoraisl'existence de celle-ci. Quand, dansun de ses accès d'impulsivité, Pazme confia le secret du « signe de laLune », elle ne le fit qu'à moitié, jele vois aujourd'hui. Sans doute,aussitôt, a-t-elle regretté d'avoir

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déjà trop parlé.Oliva hocha la tête d'un air

soucieux.— Voilà qui est très grave,

señora ! Je vois que don Pedron'est pas venu pour rien enFrance. Il savait que sa cousineavait l'autre « signe » et il voulaitsavoir ce qu'il était devenu.

— Oui, tu dois bien deviner,Oliva, et c'est très grave, en effet.Sachant que nous partions pour leMexique, il a pu se douter de notrebut... et faire son possible pour lecontrecarrer.

— Cependant, il était encoreen France au moment de votre

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départ ?— Oui, mais il a pu envoyer

ici ses instructions. D'ailleurs, illui a été facile de s'embarqueraprès nous... Vraiment, tout allaittrop bien ! Il faut que cettemenace paraisse à notre horizon !Ah ! vois-tu, nina, dès que j'ai vucet homme, j'ai eu l'impression deme trouver en présence d'unennemi !

Pendant un instant les deuxfemmes gardèrent un silence lourdde préoccupations. Puis donaHermosa demanda :

— Tu n'as jamais parlé à tonfrère de dona Paz ? Il ne sait pas

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qu'elle a été la femme du comte deChantelaure ?

— Je ne lui en ai pas dit unmot, señora.

— Eh bien, je crois préférableque tu le lui apprennes, que tu luidises aussi — en lui demandant lesecret et sans lui parler de lademi-lune — que dona Paz deOjeda était l'héritière légitimed'Octezuma... et que, maintenant,sa part du trésor m'appartient, àmoi, sa cousine.

Et scandant les mots, lacomtesse ajouta :

— Moi... sa seule héritière,car elle n'a pas laissé d'enfant.

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Oliva cligna des paupières,tandis qu'un sourire entrouvraitses lèvres.

— Oui, mieux vaut le lui dire.Il est fin, il comprendra pourquoivous avez besoin d'être protégéeparticulièrement contre don Pedrode Sorrès, le véritable héritier, sidona Paz n'avait pas laisséd'enfant.

Hermosa eut un froncementde sourcils.

— Peut-être est-il trop fin,Oliva ? Mais il nous faut leprendre ainsi, car il nous estnécessaire. Oui, vraiment, c'est unhomme précieux !

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— Je vous l'avais dit, señora.Pedrito a bien des défauts, mais ilest débrouillard et on peut se fierà lui dès qu'on le paye bien.

— Je serai généreuse, pour luiet pour toi. Mais dis donc, nina,pourvu que don Pedro ne nous aitpas devancées dans la découvertedu gisement ? Dona Paz a eu beauprétendre que les descendantsd'Octezuma avaient toujoursrespecté la volonté de leur aïeul enne cherchant jamais à connaître celieu légendaire, je n'en crois rien...et je suis certaine au contrairequ'ils ont tout fait pour se rendremaîtres du secret. S'ils n'y sont

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pas parvenus jusqu'ici, rien nenous dit que don Pedro de Sorrèsn'a pas été plus heureux... et quele trésor n'a pas été visité avantnous.

— Eh ! señora, s'il est tel quele rapporte la tradition, il enrestera peut-être biensuffisamment pour contenter vosdésirs, et pour récompenser ceuxqui vous auront aidée !

— Je l'espère, Oliva. Oui, ilfaut que nous réussissions ! Jeveux refaire notre fortune, plusbelle cent fois qu'elle ne le futjamais ! Je veux être riche,brillante, enviée. Rien ne me

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coûtera pour atteindre ce but... niles fatigues, ni les dangers... et s'ille fallait, je lutterais contre leJaguar lui-même !

Elle se redressait en parlant,les narines palpitantes, les lèvresretroussées comme un fauvehumant sa proie, et dans ses yeuxnoirs passaient des lueurs d'avideconvoitise, d'indomptablerésolution.

La femme de chambreapprouva :

— Oui, oui, señora, il faut quevous réussissiez ! Tout s'annoncebien, d'ailleurs. Pedrito nous atrouvé les hommes nécessaires,

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nous serons tous bien armés, lacontrée est relativement calme ence moment... et le Jaguar est loind'ici. Dans peu de temps, je vous leprédis, chère maîtresse, vous serezla plus riche de toutes les señoramexicaines !

Et Oliva se pencha pourbaiser, avec un enthousiasmecontenu, la main de Mme deChantelaure.

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X.

La nuit commençait d'envahirla prairie et s'étendait sur le petitcampement installé au bord d'unmaigre rio, dans un repli deterrain ombragé par le feuillage dequelques arbres du Pérou.

Une dizaine d'hommes setenaient assis autour d'un feu surlequel grillait un quartier devenaison. Deux d'entre eux étaient

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Dowson et José, le Yankee et leMexicain engagés par Pedrito à lapulqueria de tia Juana. Les autresavaient de quelconques figuresd'aventuriers — y compris ungrand garçon maigre, au nezmonumental, dont l'œil gauchesemblait animé d'un mouvementde rotation presque perpétuel.

A une vingtaine de mètres sedressait une tente, dont la portièredemi relevée laissait passer unreflet de lumière. Non loin de là,des chevaux et des mulesbroyaient paisiblement leurprovende.

José, qui venait d'avaler une

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rasade de pulque, cligna de l'œildans cette direction.

— Je voudrais tout de mêmebien savoir ce qu'ils ont dans l'idéeen se promenant dans la prairie.

Le Yankee, qui semblaitd'humeur revêche, répliqua :

— Eh ! on te l'a dit ! Cesétrangers cherchent un parentdisparu...

— Oui, oui !... mais figurez-vous que je n'en crois pas un mot.Il y a du louche là-dessous, lesamis !

L'homme à l'œil roulants'interrompit de mâcher unetortilla (1) de maïs, pour émettre

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sentencieusement cette réflexion : (1) Sorte de galette. — Qu'est-ce que ça nous fait,

pourvu que ces gens-là nouspayent largement, comme ils l'ontpromis ?

— Eh ! tu n'es pas curieux,toi, l'Œil-qui-roule ! Mais moi,j'aime à connaître le dessous desaffaires. Encore un peu de pulque,señor Corpano ?

Celui auquel il s'adressait, unhomme d'âge mûr, acquiesça dugeste. C'était l'arriero que Pedritoavait engagé pour conduire les

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mules de la petite caravane.Il était généralement

taciturne, et sa maigre figurebrunie par les intempériesconservait une expression morosequi rendait l'individu peusympathique à ses compagnons.

José interpella un desaventuriers :

— Eh ! dis donc, Agostino,puisque tu t'es chargé du rôti,regarde donc un peu si...

A ce moment, un bruit de passe fit entendre et de l'ombresurgirent deux silhouettesd'hommes. Le premier d'entre euxétait un Indien, l'autre un jeune

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homme de petite taille, auxmembres vigoureux, dont les yeuxbrillaient d'intelligence et d'astucedans sa face toute ronde.

L'Œil-qui-roule s'exclama :— Qu'est-ce que tu nous

amènes là, Floriano ?— Un Indien qui demande à

voir dona Hermosa.— Dona Hermosa ? Pourquoi

pas, plutôt, le señor comte ?— Demande-le-lui. Mais il

parle si mal l'espagnol que tu n'ycomprendras peut-être rien, enadmettant qu'il veuille bien terépondre.

L'Œil-qui-roule leva les

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épaules.— Après tout, ça m'est bien

égal ! Je vais prévenir la señora,pendant que tu retournerasreprendre ta faction.

Et l'ex-soldat du Jaguar seleva pour se diriger vers la tente.

A ce moment la portière decelle-ci fut soulevée tout à fait etune forme féminine apparut dansla clarté qui s'échappait del'intérieur.

L'aventurier annonça :— Il y a là un Comanche qui

demande à vous parler, señora.— Un Comanche ? Bien,

faites-le entrer, je vous prie.

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De l'intérieur, une voixd'homme demanda :

— Qu'y a-t-il, Hermosa ?La jeune femme rentra dans

la tente, tout en répondant :— C'est un Indien

probablement envoyé par Pedrito,pour me donner quelquerenseignement au sujet du placerque nous recherchons.

— Méfiez-vous, ma chère, quece ne soit peut-être quelque espionchargé par ses frères de se rendrecompte du degré de résistance quenous pouvons offrir. Après quoi,un beau jour, ces diables rougesnous tomberont dessus.

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— N'ayez crainte, je seraiprudente. Mais il faut que je sachesi cet homme est un envoyé dePedrito.

A ce moment, la portières'écarta de nouveau, livrantpassage à l'Indien, que suivaitl'OEil-qui-roule, son fusil à lamain.

Mme de Chantelaure dit auMexicain :

— C'est bien, laissez-nous. Jevous appellerai pour reconduirecet homme.

L'Œil-qui-roule s'éloigna, endissimulant un sourire sardonique.

Dona Hermosa enveloppa d'un

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coup d'œil rapide le Comanche quila saluait à la manière indienne.Puis elle lui demanda, en espagnol:

— Que me veut mon frère ?L'Indien, d'un signe, témoigna

qu'il ne comprenait pas. Lacomtesse, alors, répéta sa questionen dialecte comanche, dont safemme de chambre Oliva lui avaitdonné une suffisante connaissancepour qu'elle pût comprendre et sefaire comprendre.

L'Indien répondit par unequestion :

— La Main-Sèche a sansdoute parlé à ma sœur du Cœur-

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Volant ?— Oui, Pedrito m'a dit que je

pouvais compter sur lui pour nousaider dans la tâche que nousentreprenons.

— Le Cœur-Volant vientremplir sa promesse. Que masœur écoute. J'ai trouvé un moyend'enlever la jeune fille blanche queveut le Loup-Rouge en échange deson secret.

Dona Hermosa réprima avecpeine un mouvement de joie... Elledit avec un calme affecté :

— Je crains cependant que cene soit bien difficile, d'après ce quej'en ai entendu dire. Les Indiens

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vénèrent le Jaguar et aucun d'euxne se prêterait à nuire en quoi quece soit à quelqu'un de chez lui.

L'œil du Comanche eut unéclair de haine, que surprit donaHermosa, d'ailleurs prévenue parPedrito que le Cœur-Volantconservait contre don Pedro unerancune féroce depuis que celui-cilui avait enlevé des mains sa mèrequ'il maltraitait et l'avait ensuitevigoureusement châtié.

L'Indien riposta d'un tonorgueilleux — car le doutehabilement exprimé par lacomtesse avait piqué son amour-propre :

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— Ma sœur se trompe. Tous,parmi nous, ne sont pas desadmirateurs du Jaguar. Ma sœurdit encore qu'il sera difficiled'enlever la femme blanche. LeCœur-Volant, au contraire, croitque ce sera très facile.

— Eh bien, que mon frères'explique.

Le Comanche glissa un coupd'œil défiant vers M. deChantelaure qui, ne comprenantrien à la conversation, avait prisun livre, non sans jeter versl'Indien des regardsinvestigateurs.

Dona Hermosa dit brièvement

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:— Mon mari n'entend pas la

langue comanche. Que mon frèreparle sans crainte. Par quel moyenpense-t-il pouvoir réaliser le désirdu Loup-Rouge ?

— La Fleur-d'Eglantier estaimée d'un jeune homme qui est lesecrétaire de don Pedro. Mais ellene l'aime pas. Celui qu'elle aimesans le dire, c'est don Ruiz deSorrès, le fils du Jaguar.

— Comment mon frère sait-ilcela ?

— Don Ambrosio, le jeunehomme dont je parle à ma sœur,connaît le Cœur-Volant, qui lui a

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rendu un service. Un jour que soncœur était plus lourd que decoutume, il a dit sa peine à sonami rouge.

— Eh bien, en quoi cetamoureux de la jeune personnepourra-t-il nous être utile ? Cen'est pas lui qui ira la mettreentre les mains du Loup-Rouge,j'imagine ?

L'Indien eut un plissement delèvres qui donna à sa physionomieune expression plus rusée encore.

— Si... mais sans le vouloir.— Je ne comprends pas. Que

mon frère s'explique.— Don Ambrosio a demandé

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la main de la jeune fille. Le pèrede la Fleur-d'Eglantier voulaitbien ce mariage, mais c'est elle quia refusé. Don Ambrosio, depuis cemoment-là, est comme fou de ragecontre don Ruiz. Il dit que, sanscelui-ci, la Fleur-d'Eglantierl'aurait aimé. Dans sa colère, ils'est écrié un jour : « Je l'enlèverai! Je la forcerai bien à m'appartenir! »

Dona Hermosa dit vivement :— Ah ! je comprends ! Mon

frère veut engager le jeunehomme à enlever sa bien-aimée,en l'y aidant de son mieux... puis illes mènera tous deux vers une

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embuscade tendue par le Loup-Rouge et ses guerriers. DonAmbrosio sera tué, la jeune filletombera entre les mains du chef.Est-ce cela, Cœur-Volant ?

Le Comanche inclinaaffirmativement la tête.

Mme de Chantelaure réfléchitpendant quelques secondes, puisdéclara :

— Oui, le plan est bon. Maismon frère oublie une chose : c'estque le Loup-Rouge, une fois enpossession de ce qu'il souhaite, nesera peut-être plus disposé àparler.

Le Cœur-Volant dit

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emphatiquement :— Le Loup-Rouge est un

grand chef ; il tiendra sapromesse, que ma sœur serassure.

Dona Hermosa eut un légerfroncement de sourcils. La bonnefoi du chef comanche ne laissaitpas, évidemment, que de luiinspirer quelque doute.

Après un instant de réflexion,elle demanda :

— Où se trouve le Loup-Rouge, en ce moment ?

L'Indien réponditévasivement. :

— Le chef est comme l'oiseau

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des prairies. Un jour on le trouveici, le lendemain, il sera très loin.

Mme de Chantelaure réprimaun mouvement d'impatience. Elledit d'un ton ferme, en essayant derencontrer le regard sournois duComanche :

— Pourquoi mon frère neveut-il pas me répondrefranchement ? Craint-il qu'entraitant directement avec le Loup-Rouge, je le frustre du prixconvenu ? En ce cas, il a tort. Lesarmes lui seront remises parPedrito, ainsi que je l'ai promis,dès que le Loup-Rouge aura livréson secret.

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Le Comanche coula vers lajeune femme un regard hésitant.

— Ma sœur se trompe, je nedoute pas de sa promesse. LeCœur-Volant lui dira ce qu'ellevoudra, si elle joint aux armes unpeu d'eau-de-feu.

— Je ferai dire à Pedrito d'endonner à mon frère.

Le Cœur-Volant eut un éclairde satisfaction dans le regard.

— Bien, ma sœur est bonne.Elle saura maintenant que la tribude l'Ours campe au bord du rioBlanco. C'est là qu'elle trouvera leLoup-Rouge.

— Je remercie mon frère.

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Qu'il arrange l'affaire avec ce donAmbrosio et tâche de venir m'enrendre compte le plus tôt possible.De mon côté, je ferai en sorte deme trouver bientôt non loin del'hacienda de San-Pablo, afin derester en contact avec le Loup-Rouge et de pouvoir obtenir ce queje veux de lui dès que la jeune fillesera en son pouvoir.

— Ma sœur a raison. Le chefne pourra rien lui refuser,puisqu'elle lui aura donné la Fleur-d'Eglantier. Dès demain, j'irai versl'hacienda et je verrai donAmbrosio.

Quand le Cœur-Volant eut

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pris congé, dona Hermosa setourna vers son mari :

— Eh bien, mon cher, cetIndien ne m'a pas appris grand-chose. Mais j'ai l'impression qu'ilen sait plus qu'il ne dit. Avec cesêtres-là, il faut lutter de ruse... etce n'est pas toujours chose facile.

— Enfin, avez-vous obtenuquelque indication au cours de celong palabre ?

— Il m'a donné à entendreque je trouverais à me renseignerprès d'un chef comanche nommé leLoup-Rouge, dont la tribu campeen ce moment près du rio Blanco.Montrez-moi votre carte, Arnaud,

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nous allons voir cela.Le comte se leva et alla

chercher la carte demandée, dansune cantine placée au pied de sacouchette. Il avait réussi àconserver un air calme,parfaitement naturel. Etcependant, il était persuadé que safemme mentait — ou du moins nelui disait pas toute la vérité ausujet de cet entretien.

Quand Hermosa eut trouvé lelieu désigné, elle déclara que lecamp serait levé le lendemain etque la petite troupe se mettrait enmarche vers le rio Blanco. M. deChantelaure n'opposa aucune

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objection. Il se laissait emporterpar les événements, sanscomprendre où le menait lavolonté de ces deux êtres qu'ildevinait adversaires l'un de l'autre: Hermosa et don Pedro. Mais,chaque jour, s'accentuait l'étrangeéloignement que lui inspirait cettejeune femme pour laquelle il avaitsacrifié son devoir et fait souffrirla douce Paz — jusqu'à la mort.

A cinq cents mètres de là,

dans une clairière de la forêt, troishommes étaient assis devant unfeu sur lequel, ainsi que dansl'autre campement, cuisait un

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large morceau de venaison.Deux de ces hommes étaient

don Pedro et don Ruiz de Sorrès,portant le costume des hacenderosde la Sonora, moins luxueux,moins fantaisiste que celui desautres provinces mexicaines.L'autre était un chef comancheayant dépassé l'âge mûr, de hautestature et visiblement doué d'unevigueur prodigieuse. Ses traitsnobles et réguliers, son attitudemajestueuse, son regard dur etpénétrant, d'une rare intelligence,faisaient de lui un être imposantet superbe.

A quelques pas d'eux,

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plusieurs chevaux étaiententravés. Un peu plus loin, desIndiens prenaient silencieusementleur repas, groupés autour d'unsecond feu.

Don Pedro et le chef indienfumaient la pipe, don Ruiz avaitentre les lèvres une fine cigarette.Ces trois personnages restaientmuets, les yeux songeurs. Ce futRuiz qui rompit le silence, enfaisant observer :

— Nous verrons sans doutebientôt l'Antilope, s'il a réussi dansla mission que mon père lui aconfiée.

Le chef comanche dit de sa

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voix gutturale :— L'Antilope réussira. Il

saura pourquoi le Cœur-Volant esten rapport avec la Main-Sèche, etpourquoi il cherche à rejoindre lesVisages Pâles.

C'est une chose trèsnécessaire pour nous, si nousvoulons exécuter le plan formé parle Jaguar.

Don Pedro inclinaaffirmativement la tête.

— Mon frère dit bien. Et ceplan, il faut qu'il s'accomplissejusqu'au bout pour la punition dela coupable, pour que la fille de macousine Paz rentre en possession

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du « signe de la Lune », son bienlégitime. Vous m'y aiderezpuissamment, chef, et je saispouvoir compter entièrement survous.

L'Indien dit avec noblesse, enposant sa main sur l'épaule del'hacendero :

— Mon frère a raison. L'Elan-Rapide est son plus grand ami etmourrait pour lui s'il le fallait. Ilaidera le Jaguar de tout sonpouvoir pour le châtiment de cettefemme, de cette Panthère blanche,qui a tué la descendante du «seigneur de la Lune» et voudraits'emparer du trésor sacré.

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Ruiz sourit en disant :— Mon père l'a bien nommée

sans la connaître. Elle est cela, eneffet : une créature souple, féline,cachant sous des dehorsséduisants une nature fausse etcruelle. Nous n'avons pu la voirsans nous en défier aussitôt.

Le regard de l'Elan-Rapides'éclaira de complaisanceorgueilleuse en s'attachant sur lejeune homme.

— Mon fils sait déjà voir etjuger. Il sera un grand chef,comme le Jaguar, et ne se laisserapas prendre aux parolesmenteuses des femmes.

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Don Ruiz sourit encore endisant avec décision :

— Je ne le crois pas, en effet.Puis le silence retomba de

nouveau entre les trois hommes.La viande cuisait en

grésillant. Don Pedro fit observer,au bout d'un long moment :

— Il serait temps de dîner, jecrois...

A ce moment, un hommesurgit de l'ombre et apparut dansla lumière répandue par le foyer.

C'était un jeune Comanche, àla mine intelligente, aux traitsaccentués, un peu durs. Ils'approcha d'un pas si léger qu'on

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n'entendait même pas le frôlementde ses mocksens sur le sol, ets'arrêta en face de l'Elan-Rapide.

Le chef laissa passer un tempsde silence, avant de demander :

— Mon fils a rempli samission ?

— Je connais les projets de lafemme blanche. Mon père seracontent.

— Bien. Que l'Antilope prenneplace près de nous. Il nous dira cequ'il a vu et entendu.

L'Antilope s'assit près de donRuiz. Sans hâte, il prit sa pipe,l'alluma, fuma pendant unmoment. Après quoi, cet habituel

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préliminaire indien accompli,l'Elan-Rapide ordonna :

— Que mon fils nous disemaintenant ce que prépare lafemme blanche.

— Le Cœur-Volant vient devenir au campement des blancs. Ila été reçu par la señora et lui a ditqu'il venait de la part de la Main-Sèche.

Presque mot pour mot,l'Antilope répéta la conversationqui avait eu lieu peu de tempsauparavant entre Mme deChantelaure et le Cœur-Volant.

Quand l'Indien mentionna lenom du Loup-Rouge, don Pedro

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eut un mouvement de surprise etregarda l'Elan-Rapide. Celui-ciresta impassible. Près de lui, donRuiz continuait de fumer enécoutant avec intérêt.

Lorsque l'Antilope parla de lafille du mayordomo, que donaHermosa projetait de livrer auchef indien, et redit les paroles duCœur-Volant relatives auxsentiments de la jeune personnepour le fils de don Pedro, le jeunehomme eut un froncement desourcils. Puis il reprit son airattentif et nonchalant à la fois.

L'Antilope termina sanarration en rapportant les

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explications mensongères donnéespar la comtesse à son mari ausujet de son entretien avec leCœur-Volant.

Don Pedro se tourna vers sonfils :

— Tu vois, mon cher, que lacomtesse ne confie pas tous sesjolis projets à cet excellentChantelaure. Elle le sait trophonnête pour les accepter. Alors,elle s'arrange pour ne luirapporter que la moitié de lavérité. Ceci nous prouve mieuxque tout qu'il n'est pas complice etignore le vol dont elle s'est renduecoupable.

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— Sans doute. Mais le Loup-Rouge saurait donc ?...

L'Elan-Rapide ditlaconiquement :

— Il paraît.Puis il ajouta, s'adressant à

l'Antilope :— Mon fils a bien rempli sa

tâche. Qu'il se repose maintenantet prenne sa nourriture, car j'auraisans doute besoin de lui demain.

— Je suis prêt à obéir auxordres de mon père.

Pendant ce repas, les convivesn'échangèrent pas dix mots.Quand il fut terminé, l'Antilopealla s'étendre à quelque distance

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de là en s'enveloppant dans sarobe de bison. Le chef et les deuxMexicains demeurèrent près dufeu, que Ruiz avait alimenté en yjetant une brassée de branchages.

Don Pedro regarda l'Elan-Rapide qui fumait impassiblementson calumet.

— Nous voilà renseignés surles intentions de la señora. Celle-cin'est vraiment pas gênée par lesscrupules ! Il lui paraît toutnaturel de livrer cette jeune filleau Loup-Rouge en échange dusecret que détient celui-ci. Dèslors, comment douterions-nousqu'elle n'ait pas regardé à faire

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mourir sa cousine ?— Cette femme est odieuse !

dit Ruiz avec indignation. Fortheureusement, nous avons tous lesmoyens de la confondre, de déjouerses criminels desseins.

— Oui, grâce auxrenseignements précieux que nousa rapportés l'Antilope. Dites donc,chef, puisque le Loup-Rougeconnaît le secret du « temple de laLune », il s'agit d'empêcher qu'il lecommunique à dona Hermosa ?

L'Elan-Rapide enleva lecalumet de ses lèvres et demanda :

— Mon frère ne croit-il pasqu'il serait mieux, au contraire, de

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le laisser faire ?— Comment cela ? Vous

voudriez que Mme de Chantelaureconnaisse le lieu du trésor ?

L'Indien inclinaaffirmativement la tête.

Don Ruiz dit vivement :— Je comprends la pensée du

chef ! Il voudrait que la criminellereçut sa punition au moment où,arrivée au but, elle se trouveraitdans toute l'exaltation de sontriomphe. Sa fureur, son désespoirn'en seraient que plus grands etconstitueraient déjà pour elle unterrible châtiment, précédant lamort que mérite son crime... Ai-je

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bien deviné l'idée de mon père ?L'Elan-Rapide inclina

affirmativement la tête. Puis il fitobserver, avec un regardd'orgueilleuse affection vers lejeune Mexicain :

— Mon fils devine toujours ceque je pense. Son esprit et le miensont unis par la volonté duWacondah.

Don Pedro réfléchit unmoment, avant de répliquer :

— Votre idée seraitexcellente, Elan-Rapide, s'il n'yavait impossibilité à laisser donaHermosa aller jusqu'au bout deson projet. Il nous faut, en effet,

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empêcher la réussite du guet-apens contre Clara Ajuda. Or, leLoup-Rouge ne lâchera son secretque si la jeune fille lui est remise.

L'Elan-Rapide hochalentement la tête.

— Mon frère croit-il que laPanthère blanche ne voudra pasd'abord être assurée du secretavant de livrer au Loup-Rouge laFleur-d'Eglantier ? Elle se méfiede celui-ci, d'après ce que nous arapporté l'Antilope.

— Vous avez peut-être raison,chef. Mais elle arriveradifficilement à lutter de ruse avecce Loup-Rouge, qui est un modèle

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de fourberie. Nous ne pouvonsdonc laisser s'accomplir leurdessein, car ce serait faire courirtrop de risques à cette pauvreClara.

— Elle n'en courra aucun, jel'affirme à mon frère, s'il veut melaisser faire.

— Quelle idée avez-vous entête, Elan-Rapide ?

L'Indien répondit gravement :— Je vais y penser cette nuit,

et demain je dirai au Jaguar ceque j'ai décidé.

Don Pedro n'insista pas. Ilconnaissait de longue date le chefindien, son fidèle ami, et savait

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qu'il ne dévoilait ses plans qu'unefois ceux-ci bien mûris.

L'entretien s'arrêta là entreles trois hommes. Mais un peuaprès l'hacendero le reprit avecson fils, tandis que l'Elan-Rapides'étendait à quelque distance dufoyer pour prendre son repos.

— J'avais raison, Ruiz, enjugeant Ambrosio comme uneconscience faible, comme un êtredont il convenait de se défier.Protégé par Cristobal qui me l'aprésenté et fait agréer commesecrétaire, il ne regarderait pascependant à enlever la fille de sonbienfaiteur. Voilà donc encore un

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personnage auquel il nous faudrainfliger une punition exemplaire,digne d'une telle ingratitude.

Ruiz eut un gesteapprobateur. Il semblait songeuret regardait pensivement le feuqui jetait par instants de vifséclats sur ce jeune et beau visage.

Don Pedro posa la main surl'épaule de son fils.

— Ruiz, tu savais que Clarat'aimait ?

Le jeune homme tourna versl'hacendero ses yeux sombres etsuperbes.

— Je le savais, mon père.— Elle te l'a dit ?... ou bien

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l'as-tu deviné ?Don Ruiz eut un demi-sourire,

légèrement ironique.— Elle me l'a laissé

comprendre.— Et toi ? Quels sont tes

sentiments pour elle ?— Ils ne répondent pas aux

siens, mon père.Cette laconique réponse ne

parut pas satisfaire complètementdon Pedro. Il demanda, après uncourt silence :

— Dis-moi, en toute sincérité,Ruiz, si tu n'as rien à te reprocherà son égard ?

— Rien de sérieux, du moins,

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je vous l'affirme. Clara estcoquette, un peu provocante ; j'aiflirté avec elle, comme disent lesAnglais, mais sans jamais oublierqu'elle est la fille de notre dévouéCristobal.

— C'est bien. Je te crois, carje sais que le mensonge n'a jamaispassé sur tes lèvres. MaisAmbrosio avait donc vu juste, enpensant que Clara le refusait àcause de son inclination pour toi ?

— C'est possible. Je n'aijamais eu l'occasion de parler decela avec Clara. Celle-ci m'atoujours paru n'avoir pourAmbrosio que de l'indifférence,

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sous les dehors de cette amabilitépassablement mêlée de coquetteriequi lui est habituelle.

Il y avait, dans l'accent deRuiz, une nuance de dédain qui fitsourire son père.

— Je crois que tu la connaisbien, mon cher, et que tu la jugesà sa véritable valeur. Je n'ai doncpas besoin de te recommander laméfiance, de te faire souvenir qu'ilgerme parfois dans ces jeunestêtes des ambitions... démesurées.La fille de notre mayordomo, sesachant jolie, a pu avoir l'espoir dedevenir l'épouse de don Ruiz, futurmarquis de Sorrès et grand

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d'Espagne, futur possesseur d'uneincalculable fortune.

Le jeune homme dit avec unehauteur mélangée d'ironie :

— Si elle a eu cette idée-là,elle s'est terriblement leurrée.Vous n'avez rien à craindre sur cepoint, mon père. Je sais ce que jedois à notre nom, à la race illustredont nous descendons. De plus,Clara est incapable de m'inspirerautre chose qu'un caprice. Aureste, il est convenu quej'épouserai la fille de votre cousinePaz d'ici huit ou neuf ans. Je nechercherai donc pas ailleurs cellequi sera ma femme, puisque vous

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tenez à ce mariage.— Oui, je voudrais voir unis

les deux derniers descendantsd'Octezuma. Je voudrais que lesdeux parties du signe fussent enfinrapprochées, que tu sois un jour,pour les Indiens, le « Seigneur dela Lune », c'est-à-dire leur cheftout-puissant, capable derevivifier, de transformer cettenation que les conquérantsétrangers refoulent chaque jour etdétruisent peu à peu avec leuralcool maudit. Héritier légitime du« trésor de la Lune », de par tafemme et de par toi-même, tuauras le formidable pouvoir que

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confère l'or, dont le temple secretd'Octezuma recèle une fabuleuseréserve. Voilà pourquoi, Ruiz,ainsi que je te l'ai déjà expliqué, jesouhaite que tu épouses Rosario deChantelaure.

— Je me conformerai à votredésir, mon père, comme je vous l'aipromis.

Don Pedro eut un sourire desatisfaction.

— Bien, Ruiz. J'ai confianceen toi. Maintenant, reposons-nous,car fort probablement nouslèverons le camp demain pournous diriger vers San-Pablo, afind'établir notre position aux

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alentours et de tendre notrecontre-embuscade, si décidémentl'idée de l'Elan-Rapide est adoptée.

— Mais l'Antilope suivra lapiste des Chantelaure et serachargé de savoir ce qui se passeraentre dona Hermosa et le Loup-Rouge ?

— Naturellement. Il a tropbien rempli sa précédente missionpour que l'Elan-Rapide ne luiconfie pas celle-ci.

— Verriez-vous, mon père,quelque inconvénient à ce que jel'accompagne ?

Don Pedro réfléchit un instantavant de répondre :

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— Aucun, mon ami. Tu esaussi habile que l'Antilope dansl'art de suivre une piste et dedissimuler la tienne. Je terecommande seulement laprudence, surtout à l'égard duLoup-Rouge, qui est la ruse même,comme vient de le dire l'Elan.

Sur ce, don Pedro serra lamain de son fis et tous deux,s'enveloppant dans leurs zarapés(1), s'étendirent près du foyer.

(1) Couvertures Tout semblait dormir autour

du campement. Mais ce n'était

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qu'une apparence. Des Indiensétaient là, aux alentours,sentinelles vigilantes prêtes àdonner l'éveil. Et de temps àautre, l'un d'eux venait alimenterle foyer destiné à tenir éloignéesles bêtes fauves, dont leshurlements s'élevaient dans laprofondeur de la forêt.

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XI.

L'hacienda de San-Pablo étaitl'une des plus considérables detout le Mexique. Elle occupait uneimmense étendue de terrain, dontla plus grande partie servait depâture aux innombrables bêtes àcornes et chevaux à demi sauvagesqui étaient la propriété de donPedro. Une exploitation de cettesorte nécessitait un important

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personnel : peones, vaqueros etautres, qui logeaient dans lesnombreux bâtiments querenfermait l'enceinte crénelée. CarSan-Pablo avait été fortifié contreles incursions indiennes par legrand-père maternel de don Pedro.Depuis qu'il en était possesseur,celui que les Indiens appelaientavec respect et crainte le Jaguaravait été laissé en paix par sesvoisins rouges, qu'ils fussentApaches ou Comanches. Maisl'enceinte fortifiée se trouvaittoujours en état. Don Pedro deSorrès savait que d'autresennemis pouvaient éventuellement

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le menacer.La demeure du maître était

un vaste logis meublé avecsimplicité. L'existence d'une source— rareté dans cette province ausol desséché — avait permis auxplantations de la huerta (1) deprospérer merveilleusement. Lesorangers, les grenadiers, lesmanguiers s'y mêlaient aux arbresdes pays tempérés. Puis, au-delà,commençaient les premierscontreforts de la sierra, secs,arides, creusés de larges fissuresoù s'engouffrait l'eau des aversestorrentielles, courtes et terribles,qu'amenaient parfois les orages...

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Et plus haut encore, dansl'extrême pureté de l'atmosphère,se dessinaient les cimes dénudéesau-dessus desquelles planaient lesaigles et les vautours.

(1) Jardin. Le « capataz » ou régisseur de

tout ce petit peuple de serviteursétait don Agostino Ajuda, frèrecadet de don Cristobal lemayordomo et homme deconfiance de don Pedro. Il vivait làtout le long de l'année avec safemme, dona Maria, et sa nièceClara, fille unique de Cristobal.

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Quant à celui-ci, il voyageait sanscesse, allant inspecter lesnombreuses propriétés de sonmaître et celles que don Ruiztenait de sa mère — chargé ausside missions secrètes dont jamais ilne soufflait mot à personne, mêmeà son frère, quelle que fût sonaffection pour lui. En ce moment,il était absent depuis plus d'unmois. C'était chez lui chose tropordinaire pour que sa famille s'eninquiétât. D'ailleurs, il venaitd'envoyer de ses nouvelles, datéesde San-Luis de Potosi, où donPedro possédait une vieilledemeure bâtie par ses ancêtres

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espagnols aux premiers temps dela conquête. Ce n'était donc pas àun souci de ce côté qu'il fallaitattribuer la mine préoccupée deClara, l'ombre fréquente venantaltérer le vif éclat des yeux noirs.Dona Maria s'en apercevait,remarquait aussi la pâleur du jolivisage. Mais à ses questionsinquiètes, la jeune fille répondaitinvariablement :

— Je n'ai rien du tout, matante... absolument rien !

Dona Maria soupirait. C'étaitune bonne femme, toute dévouée àson mari et à sa nièce, maisd'intelligence un peu lente.

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Comme Clara, quelques moisauparavant, avait repoussé lademande en mariage de donAmbrosio, elle s'imaginait que lajeune fille regrettait maintenantce refus et cherchait à le lui fairedire pour ramener vers elle ceprétendant qui avait tous lessuffrages de l'oncle et de la tante.

Ambrosio Faura, secrétaire dedon Pedro, se trouvait très maladeau moment du départ de celui-cipour la France. Rétabli quelquetemps après, il était demeuré àSan-Pablo sur l'ordre del'hacendero qui l'avait remplacéprovisoirement pendant son séjour

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à Paris. C'est alors que le jeunehomme avait fait une courempressée à Clara, puis adressé sademande en mariage.

La jeune fille, qui avaitaccueilli avec sa coquetteriehabituelle les hommagesd'Ambrosio, répondit par un refusnet et froid. Comme le secrétaireinsistait, en parlant de l'amourqu'elle lui inspirait, elle répliquasèchement :

— Mais moi, je ne vous aimepas, don Ambrosio. Il est doncinutile d'espérer que je changed'avis.

Ambrosio se retira très

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vivement déçu, car il était fortamoureux, saisi en outre d'unefurieuse jalousie contre don Ruiz,dont il soupçonnait Clara d'êtreéprise. Au ton de la jeune fille, ilavait compris qu'il était inutiled'insister. Aussi, depuis lors,restait-il sur la réserve, saluantClara avec une apparente froideurquand il la rencontrait et ne luiadressant que les paroles exigéespar la politesse. Mais en son âmecontinuait de bouillonner lapassion à laquelle se mêlaientmaintenant la rancune et la colèrecontre Clara, et surtout contre lefils de l'hacendero, ce beau don

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Ruiz hautain et froid qui n'avaittoujours témoigné au secrétairequ'une indifférence dédaigneuse.

Clara, insouciante de ce quepouvait penser le prétendantévincé, ne remarquait pas leregard sombre qui la suivaitparfois. Pas davantage, elle nes'apercevait que, depuis quelquetemps, ses allées et venues étaientépiées par Ambrosio. Toute à sapréoccupation secrète, elle passaitde longues heures dans la huerta,rêveuse, inactive, jusqu'à ce quedona Maria vint la chercher engrondant un peu :

— Ne fais donc pas la

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paresseuse, nina ! Vraiment, tecrois-tu destinée à devenir unegrande dame pour te croiser lesmains comme cela ?

Clara se levait sans répondre,avec une moue boudeuse, etsuivait sa tante de mauvaisegrâce. Parfois elle murmurait,trop bas pour que dona Marial'entendît :

— Une grande dame ? Quisait ?

Tandis qu'elle se trouvaitassise, un matin, sous un kiosquegarni de jasmins, elle vit venir àelle don Ambrosio. Après avoirsalué la jeune fille, il expliqua d'un

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air aisé :— Je crains, dona Clara, que

vous ne me jugiez comme unhomme rancunier, désagréable,d'après l'attitude que j'ai prisedepuis votre refus. Il est bien vraique j'ai été profondément atteint.Mais je serais coupable de vous envouloir, car vous m'avez réponduainsi que vous le commandait laloyauté. Aussi me voyez-vousmaintenant prêt à solliciter monpardon pour la trop longuebouderie que je me suis permise àvotre égard.

Une telle démarche nepouvait que flatter une jeune

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personne, surtout passablementvaniteuse comme celle-là. Clara fitla bonne princesse, déclara qu'elleoubliait tout. Au fond, elle n'étaitpas fâchée de voir revenir à ellecet amoureux éconduit, car leshommages plaisaient à sa naturecoquette. Ceux d'Ambrosioauraient en outre l'avantage de ladistraire pendant quelquesinstants, d'éloignermomentanément les pensées dejalousie, de tristesse, d'inquiétudequ'éveillait chez elle la longueabsence de don Ruiz.

Clara était une nature à lafois frivole et passionnée, avide, en

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outre, de luxe, de plaisirs, d'unehaute situation. Don Ruiz deSorrès réalisait à ses yeux tous lesrêves d'amour et d'ambition. Maiselle restait incertaine sur lessentiments du jeune hacendero àson égard. Il s'était un peu occupéd'elle, lui avait dit deux ou troisfois qu'elle était jolie, avait un jourglissé une fleur de cactus dans sescheveux noirs — le tout avec sonair de nonchalance altière,nuancée d'ironie. An fond, elle serendait bien compte qu'ellen'occupait guère sa pensée, qu'ellen'était pour lui qu'une distractionfugitive. Toutefois elle se

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persuadait qu'une fois revenu àl'hacienda, il serait pris peu à peuau charme de la fille dumayordomo, rencontrée chaquejour, et arriverait à faire d'elle safemme, en dépit de la différence desituation sociale.

Mais la grande inquiétude deClara, depuis le départ del'hacendero et de son fils, était quedon Ruiz tombât amoureux d'uneautre femme. Il y avaitmaintenant près d'un an qu'ilavait quitté San-Pablo. Pendant cetemps, il avait pu voir bien desjolis visages, qui lui auraient faitoublier celui de Clara... Et c'était

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ce souci qui pâlissait le teintambré, qui mettait une ombredans les vifs yeux noirs.

Don Ambrosio apparut donc àla jeune fille comme unedistraction passagère, maintenantqu'il semblait avoir renoncé à sonidée de mariage. Coquettement,elle permit au jeune secrétaire unecour discrète et voulut bienl'autoriser à l'accompagner lelendemain dans la promenade àcheval qu'elle devait faire avec sononcle.

— Tu t'es donc réconciliéeavec lui, nina ? dit en souriant donAgostino quand la jeune fille lui fit

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part de cet arrangement.— Nous n'étions pas brouillés,

mon oncle. Il boudait un peu, voilàtout. Mais c'est un bon garçon quine me garde pas rancune.

— Un charmant caballero !déclara dona Maria. Je necomprends pas, ma chérie, que tul'aies refusé ! Il est intelligent,bien de sa personne, de famillehonorable...

— Et caetera... et caetera !interrompit Clara sur un ton degaieté moqueuse. Chacun songoût, chère tante. A moi, donAmbrosio ne plaît pas commemari, voilà tout. Mais il est très

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aimable compagnon pour unepromenade. Puis un cavalier deplus n'est pas à dédaigner au casd'une attaque, tout à faitimprobable d'ailleurs.

— Complètement improbable,appuya don Agostino. Nousn'avons rien à craindre desIndiens, et aucun grouped'aventuriers n'a été signalé dansles environs depuis longtemps.Aussi notre escorte devient-ellepresque ridicule.

— Eh bien, supprimez-la, mononcle !

Dona Maria intervint avecvivacité :

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— Voilà une belle idée,vraiment ! Sait-on jamais ce qui setrame dans le désert ? J'espèreque tu n'écouteras pas cette petitefolle, Agostino ?

— Non, non, sois sans crainte,ma chère amie. Je suis et jeresterai toujours un hommeprudent.

Dans la matinée dulendemain, le capataz, sa nièce etdon Ambrosio quittaientl'hacienda, escortés par unedizaine de peones armés. Claraétait gaie, fort en beauté sous sonfeutre gris décoré d'une plumed'aigle. Elle riait des plaisanteries

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de son oncle, qui avait l'espritjovial et se trouvait toutparticulièrement ce matin en bellehumeur. Ambrosio, lui, semblaitfaire effort pour se tenir audiapason. Parfois, untressaillement agitait son visageaux traits fins, une ombre passaitsur les yeux bruns assez beaux,qui avaient le défaut de ne jamaisregarder bien en face. Puis,l'instant d'après, une résolutionfarouche brillait dans ce mêmeregard, et le buste un instantcourbé du jeune homme seredressait en un mouvement dedécision.

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Don Agostino allait ce matin-là jeter un coup d'œil sur l'un desnombreux ranchos (1) dispersésdans l'immense propriété. Celui-ciétait situé assez loin vers le nord,et les promeneurs ne comptaientpas être de retour avant le soir.

(1) Fermes.

Une superbe journée

printanière s'annonçait. Sur lasolitude de la prairie s'étendait latiède clarté d'un soleil rayonnantdans le bleu pâle du ciel. Leschevaux, belles bêtes de race,frappaient de leurs sabots le sol

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trop sec où poussaient les yuccaset les agaves aux pointes aiguës.De temps à autre apparaissait unénorme troupeau de bœufs, oubien une ganada de chevauxlaissés là en liberté, mais marquésdu signe qui les désignait commela propriété de don Pedro deSorrès. Au-dessus, dans lalumière, planaient parfois desoiseaux de proie guettant leursvictimes.

La petite caravane atteignit lerancho vers midi. Après undéjeuner dont les provisionsapportées de San-Pablo firent lesfrais, don Agostino s'en alla avec le

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ranchero pour inspecter lestroupeaux avoisinants et se rendrecompte des bêtes qui devaient êtrepréparées pour la vente.

Clara dit à don Ambrosio :— Nous, pendant ce temps,

qu'allons-nous faire ?— Voulez-vous venir jusqu'au

ravin des Bisons ?Elle acquiesça, et peu après

tous deux s'éloignaient,accompagnés de quelques peones,vers un des contreforts de lasierra.

Clara se montrait aimable etgaie. Don Ambrosio lui donnait laréplique sur un ton enjoué,

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qu'aurait démenti pour unobservateur la préoccupationfiévreuse du regard.

Il leur fallut près d'une heurepour gagner le chemin étroit,montueux, qui menait au ravin.Arrivés là, ils laissèrent leschevaux à la garde d'un peon et,suivis des cinq autres serviteurs,s'engagèrent dans le sentier seméde petites roches qui rendaient lamarche difficile.

Ces mêmes rochesparsemaient le sol de la ravinesombre et dénudé, où seuls desronces, des arbustes épineux, uneherbe courte et sèche avaient pu

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prendre racine... Après y avoir faitquelques pas, Clara proposa :

— Mieux vaudrait peut-êtreretourner, pour ne pas nousretarder ?

— Oh ! nous avons le temps !Songez qu'en revenant, nousdescendrons, ce qui nouspermettra d'aller plus vite. Etnous n'aurons ensuite qu'à presserles chevaux... A moins que voussoyez fatiguée ?

— Pas du tout ! Allonsjusqu'au Roc. Mon père m'y amenée il y a quelques années etj'aimerais le revoir.

Un éclair de triomphe passa

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dans le regard du secrétaire.— Eh bien, allons jusque-là,

dona Clara !Une légende indienne

rapportait qu'en des tempsreculés, un énorme troupeau debisons, poursuivi par lesComanches, s'était précipité dansce ravin. Les bêtes innombrables,affolées, se bousculant et serenversant, avaient atteint unpoint où se dressait un énormeroc, lequel ne laissait en cetendroit qu'un étroit passage. Enun instant, celui-ci s'était trouvéobstrué par les premiers arrivés,qui cherchaient à passer ensemble.

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Toute la horde folle avait étéimmobilisée, embouteillée en uninstant... Et les Indiens, arrivantsur ses derrières, n'avaient eu qu'àtuer, faisant ainsi le plusfantastique butin qu'aient jamaisenregistré les annales de laprairie.

Ce roc légendaire était le butassigné par Clara et don Ambrosioà leur promenade. Quand ils yeurent atteint, la jeune filledéclara :

— Je vais m'asseoir unmoment, puis nous retournerons.

— Venez par ici, dona Clara.Il y a une roche qui fera un siège

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très confortable.Ils se dirigèrent vers l'étroit

passage que laissait l'avancée duroc... A peine Clara avait-elle faitquelques pas au delà que desmains vigoureuses s'abattaient,brusquement sur elle. En uninstant, elle se vit entouréed'Indiens. Au cri de terreur qu'ellejeta répondirent d'horribleshurlements qui sortaient sansconteste de gosiers indiens. Del'autre côté du lac, les peonesétaient attaqués à leur tour.

Quant à Ambrosio, il sedébattait comme un beau diablecontre deux Comanches qui,

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l'ayant prestement appréhendé, leligotaient avec soin. Et ilprotestait :

— Mais vous vous trompez !Je dois rester libre ! Où est leLoup-Rouge ? Demandez-lui...

Une voix railleuse prononçaprès de lui :

— Que me veut mon frère ?Ambrosio tourna vivement

son regard vers celui qui parlait.C'était un chef indien, jeuneencore, dont la physionomie avaitune saisissante expression d'astuceet de cruauté. Il considérait lesecrétaire avec une ironie férocequi fit frissonner celui-ci.

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— Mais je veux que vousdisiez à vos hommes de me laisseren liberté ! Que signifie ceci, chef ?Je ne puis penser que vousapprouviez cette manière d'agir ?

L'Indien resta impassible sousle regard chargé de fureur etd'angoisse. Il dit avec le mêmeaccent de tranquille raillerie :

— Que mon frère se calme. Ilne sera fait aucun mal à la Fleur-d'Eglantier, je puis l'affirmer àmon frère, si c'est cela qui l'agite.Bientôt, elle se trouvera en sûretédans la hutte du Loup-Rouge.

Ambrosio bégaya :— Que voulez-vous dire ?

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— Mon frère a compris, je levois. La Fleur-d'Eglantierdeviendra la femme d'un chef.

Ambrosio eut un violentfrémissement et tordit son corpsligoté.

— C'est odieux ! Où est leCœur-Volant ? Etait-il donc deconnivence avec vous pour metendre cet horrible guet-apens ?

Sans répondre, le Loup-Rougedonna un ordre aux Indiens quivenaient de ficeler le jeunesecrétaire. Celui-ci fut soulevé deterre et emporté par les deuxhommes de l'autre côté du roc, oùles peones devaient se défendre

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désespérément, car on entendaitles détonations incessantesd'armes à feu, mêlées à l'affreuxcri de guerre des Indiens.

Le Loup-Rouge, alors,s'avança vers Clara, quemaintenaient deux Comanches.Pâle, tremblante, la jeune filleattachait sur le chef indien desyeux dilatés par l'effroi.

Il dit avec un accent adouci :— Ma sœur n'a rien à

craindre. Le Loup-Rouge se plaît àla regarder parce qu'elle est belleet que ses yeux ont l'éclat du soleillevant. Elle va suivre le chefjusqu'à son campement et bientôt

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il la conduira jusqu'au village desa tribu.

Clara eut un brusquemouvement de recul sous le regardde l'Indien. Une violente pousséede sang montait à son visage. Elles'écria d'un ton de véhémenteindignation :

— Vous suivre, moi ? Non,certes ! Tuez-moi si vous le voulez,mais jamais, jamais je ne vousobéirai.

Après le premier moment destupéfaction et de terreur, la jeunefille se ressaisissait, prête à lutterjusqu'au bout.

Elle ajouta :

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— Ignorez-vous donc que jesuis la fille du mayordomo de donPedro de Sorrès ? Celui-ci, auquelpersonne des vôtres ne s'est jamaisattaqué, vous ferait payer chertout ce que vous tenteriez contrequelqu'un de sa maison.

Une lueur moqueuse traversal'œil rusé du chef indien.

— Le Jaguar est loin d'ici.Quand il reviendra, la Fleur-d'Eglantier sera depuis longtempsla femme du Loup-Rouge.

Clara ne put réprimer unfrisson d'horreur.

— Jamais, jamais ! Prenezgarde à vous, chef ! Mon père,

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mon oncle me vengeront... Etparmi vos frères, il en est quiseront contre vous...

L'Indien l'interrompit avec ungeste d'impatience :

— Que ma sœur se taise !Tout ce qu'elle dira est aux oreillesdu chef comme le cri d'un enfant.J'ai dit qu'elle viendrait à moncamp. Si elle ne veut pas marcherde bonne grâce, ces hommes laporteront.

Rapidement, Clara envisageala situation. Elle avait plus dechance d'être sauvée partoutailleurs que dans cette ravinesauvage, si rarement visitée. Une

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fois hors de là, elle pouvait espérervoir se présenter une occasion defuir. En tout cas, il n'étaitaucunement utile, pour lemoment, de résister à la volontéde l'Indien.

Elle répondit donc :— C'est bien, je marcherai.Le Loup-Rouge dit d'un ton

satisfait :— Ma sœur est raisonnable.

Tant mieux. Qu'elle me suive sanscrainte.

De l'autre côté du grand roc,les cris avaient cessé. Clara eutl'explication de ce silence quandelle vit les peones étendus sans vie

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sur le sol rocheux — sans vie etdépouillés de leur chevelure, quipendait, sanglante, à la ceinturedes Indiens dont ils venaient d'êtreles victimes.

Clara jeta un cri d'horreur etvoulut s'arrêter. Mais le chef lasaisit par le bras et l'entraîna endisant impérieusement :

— Que ma sœur vienne vite ;il faut que nous soyons aucampement avant le coucher dusoleil.

Clara ne sut jamais commentses jambes tremblantes avaient pului permettre de descendre laravine. Elle se croyait par

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moments sous l'empire d'un rêveaffreux et cherchait à rassemblerses idées éparses, à s'expliquer lesétranges paroles de don Ambrosioquand les Indiens l'avaient assailli.Qu'avait-il voulu dire ? Etait-cedonc que... que l'embuscade étaittendue de connivence avec lui ?...et que ses complices, à leur tour,s'étaient joués de lui ?

Une grande clarté, peu à peu,pénétrait l'esprit de Clara. Ellevoyait nettement le rôle de donAmbrosio dans cette tragiqueaventure, qui se retournaitterriblement contre lui. Saisie decolère et de mépris, la jeune fille

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pensa en frissonnant : «Lemisérable !... le misérable ! »

Hors de la ravine, les chevauxqui avaient amené Clara, donAmbrosio et leur petite escorteattendaient, tenus en main par lesIndiens. Le peon qui les gardaitgisait à terre, mort et scalpé. Aquelques pas de là se tenait unIndien à cheval ; en travers de saselle, devant lui, avait été jetéAmbrosio, toujours ligoté.

Sur l'invitation du Loup-Rouge, Clara se mit en selle. Lechef et ses Indiens sautèrent surleurs montures jusque-làdissimulées derrière des rochers.

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Cinq minutes après, toute latroupe s'éloignait dans la directionde l'ouest.

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XII.

Le matin de ce même jour,Mme de Chantelaure avait dit àson mari :

— Je viens d'apprendre que leLoup-Rouge est campé non loind'ici. Une dernière fois, je veuxfaire une tentative près de lui pourobtenir les renseignements qu'ilpossède sur le gisementd'Octezuma. Je vais donc aller

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jusque-là avec l'Œil-qui-roule,Dowson et José. Ne vous étonnezpas si je rentre tard, ou peut-êtredemain seulement.

Le comte répondit sèchement:

— Faites ce que vous voudrez.Un grand froid existait entre

lui et sa femme depuis quelquetemps — ou, plus exactement, unedéfiance sourde chez lui, uneanimosité contenue chez elle. Cecidatait de la rencontre avec leLoup-Rouge, trois semainesauparavant, au bord du rio Blanco.A première vue, le chef comancheavait été vivement antipathique à

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M. de Chantelaure. Mais surtout,celui-ci avait trouvé fort étrange,et quelque peu suspect,qu'Hermosa et l'Indien seservissent, dans leur entretien, dela langue comanche.

— Il parle fort mal l'espagnolet préfère se servir de son idiome,expliqua la comtesse à son mari.

Mais le comte riposta :— Vous ne me ferez pas

croire, ma chère, que tous lesIndiens auxquels vous avez affaireignorent une langue dont ils sontobligés de se servir constammentdans leurs rapports avec lesmaîtres du Mexique. Ce Loup-

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Rouge, surtout, qui d'après ce quevous m'en avez dit est un chefassez considérable, doit être plusinstruit sur ce point-là qu'il neveut bien le dire.

Mme de Chantelaure répliquad'un ton quelque peu agressif :

— Vous avez des idéesétranges, Arnaud ! Quelle raisonpourrait avoir le chef de cacher saconnaissance de la langueespagnole ? Pour mon compte, jen'en vois aucune...

— Ni moi non plus... carenfin, je n'ai pas à penser qu'ilexiste des secrets entre cet Indienet vous ?

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La comtesse eut un rire aigu,tout en glissant vers son mari uncoup d'œil menaçant.

— Ce serait complet, en effet,mon cher ! Ecoutez, mettez-vousvite à apprendre le dialectecomanche pour entendre ce queme dit le Loup-Rouge. Ce sera plusutile que de me faire des scènes àce sujet.

Et tournant les talons, elles'éloigna, laissant le comteviolemment irrité de ce persiflage,et plus encore de ce mystère, decette dissimulation qu'il sentaitdans la conduite de sa femme.

Depuis ce moment, ils se

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parlaient à peine. Arnaud affectaitde se désintéresser complètementde l'entreprise. Hermosa ne lui endisait plus mot et donnait elle-même les ordres quand la petitetroupe changeait de campement.C'est ainsi que trois joursauparavant, celle-ci était venues'établir là où elle se trouvaitmaintenant, sans que Mme deChantelaure eût informé le comtedu motif de ce changement.

Et ce matin, elle s'en allaitaprès une brève explication quiétait peut-être encore unmensonge.

M. de Chantelaure, une fois

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seul dans la tente, appuya contresa main son front soucieux. Ilcontinuait de se débattre au milieud'une énigme... Et rien, jusqu'ici,n'était venu y jeter la plus légèreclarté.

Mais une chose certaine luiapparaissait maintenant :Hermosa tramait quelque loucheintrigue dont l'idée, la préparationpremière dataient de loin... de leurséjour à Paris... d'avant, peut-être...

Un frisson secoua les épaulesd'Arnaud. Des paroles prononcéespar don Pedro de Sorrès luirevenaient à la pensée — des

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paroles qui montraient la méfiancedu cousin de Paz au sujetd'Hermosa... et d'autres, voilées demystère, donnant à supposer quel'hacendero savait des chosesgraves, avait de terriblessoupçons.

Don Pedro... M. deChantelaure n'en avait plusentendu parler. Cependant, le motque lui avait remis le Castor-Franc à la pulqueria de Pedrito luidonnait à penser que cepersonnage, lui-même forténigmatique, devait être revenudans son pays. Que ferait-il, luiaussi ? Que tramait-il, dans cette

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ombre angoissante dont se sentaitenveloppé Arnaud ?

Celui-ci avait constaté,d'après la carte de la comtesse,que l'hacienda de San-Pablo devaitse trouver relativement peuéloignée du campement actuel desChantelaure. Il pensait parfois —et en ce moment même :

« Si je savais qu'il fût là, jetâcherais d'aller le trouverpendant une des absentsd'Hermosa. Je lui dirais :«Apprenez-moi ce que vous savez!... « dites-moi tout ! car mieuxvaut une certitude que « ce douteet ces ténèbres ! »

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A ce moment, la portière de latente fut soulevée, un hommeparut sur le seuil. C'était Floriano,l'un des hommes engagés parPedrito, et celui qui, de même quel'Œil-qui-roule, avait fait partiequelques années auparavant de latroupe du Jaguar. Il tenait à lamain un billet qu'il tendit aucomte.

— C'est un Indien qui vient del'apporter, señor.

M. de Chantelaure décachetala feuille et lut ces mots :

« J'ai à vous parler. Soyezdans une demi-heure à la « casagrande » dont Floriano, qui est

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prévenu, vous montrera le chemin.Surtout, pas un mot à personned'autre qu'à lui, auquel vouspouvez vous confier sans crainte. »

Ces lignes n'étaient passignées. Mais Arnaudreconnaissait l'écriture de donPedro.

Sa première impression fut unvif soulagement. Il allait doncenfin pouvoir interroger... savoirsans doute quelque chose de ce quise passait. Puis il frissonna ensongeant : « Que va-t-ilm'apprendre sur elle ? »

Sa surprise était grande,aussi, d'apprendre que Floriano

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était un partisan de don Pedro. Cegarçon, adroit, jovial, intelligent,avait su gagner la confiance dedona Hermosa, qui le considéraitcomme le meilleur élément de lapetite troupe d'aventuriersrecrutée par le frère d'Oliva.

Tout aussitôt, le comte seprépara pour ce rendez-vous. Ilétait agité d'une impatiencefiévreuse et devait se contenirpour ne pas courir à l'instant versle lieu indiqué.

Au bout de dix minutes, latête de Floriano se montra dansl'entrebâillement de la portière.

— Quand il vous plaira, señor

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?— Voilà, je suis prêt.Quelques minutes plus tard,

M. de Chantelaure et l'aventurieurquittaient le camp. Ce départn'étonna aucun de ceux quirestaient là. Presque chaque jourle comte, passionné chasseur,partait ainsi, en compagnie de l'und'entre eux, généralement l'Œil-qui-roule ou Dowson, excellentstireurs et très au courant deshabitudes de la prairie. Ceux-cimanquant aujourd'hui, nul nes'étonnait que M. de Chantelaurechoisît Floriano, qui connaissaittous les alentours fort loin à la

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ronde.Cependant, vers l'autre

extrémité du camp, Corpano,l'arriero, tout en paraissant occupéà soigner ses mules, jetait un coupd'œil investigateur vers les deuxhommes. Un instant après, sansque les aventuriers s'en fussentaperçu, il se glissa à son tour horsdu camp.

La « casa grande » se trouvaità environ vingt minutes demarche. On appelle ainsi, auMexique, les restes des demeuresaztèques, assez nombreux encore,qui attestent le degré decivilisation auquel était parvenu

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ce peuple conquis par l'Espagne.Celle que don Pedro avait assignéecomme lieu de rendez-vous setrouvait dans un état de ruine fortavancé. Néanmoins, la grandesalle du rez-de-chaussée possédaitencore ses quatre murs. Ce fut làque Floriano introduisit M. deChantelaure, qui se vit aussitôt enprésence de don Pedro.

L'hacendero s'avança, la maintendue.

— J'ai des choses graves àvous dire, Chantelaure. Il esttemps que vous voyiez enfin clairdans toute cette affaire.

— Oh ! oui ! J'ai hâte de voir

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disparaître l'énigme quim'enveloppe depuis quelquesmois... depuis le début de cetteexpédition, surtout !

— Je vais vous satisfaire...mais en détruisant les dernièresillusions que vous pouvez avoirencore sur votre femme.

Le comte dit sourdement :— Il m'en reste bien peu, en

effet !— Que vous a-t-elle dit, au

sujet de sa première entrevue avecle Loup-Rouge près du rio Blanco ?

— Elle a prétendu que cetIndien connaissait le secret dugisement d'Octezuma, mais qu'il

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refusait de le lui révéler. Cematin, elle est partie pour soncampement, voulant, m'a-t-elledit, essayer encore de lepersuader.

— Je sais... Et je vais vousfaire connaître le réel motif decette absence, de même que lethème du premier entretien qu'elleeut avec le chef indien.

Celui-ci, bien loin de refuserde lui communiquer le secret dontun hasard l'a rendu possesseur, adiscuté avec elle le prix dont elle lelui payerait. Et ce prix, le voici :dona Hermosa s'est engagée àlivrer au Loup-Rouge la fille de

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mon mayordomo, Clara Ajuda.M. de Chantelaure eut un cri

d'indignation :— Ce n'est pas possible ! Don

Pedro, elle ne serait pas capable?...

Comme s'il n'avait pasentendu, le Mexicain poursuivit :

— On s'est servi, pour arriverau but, de mon secrétaire, donAmbrosio, très épris de la jeunefille, et furieux parce qu'elle l'avaitrefusé. Un certain Indien, l'onclede cette canaille de Pedrito...

— Le Cœur-Volant ?— Oui. Eh bien, c'est lui qui a

soufflé l'idée de cet acte odieux à

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dona Hermosa, lui qui a supersuader Ambrosio d'enleverClara. Aujourd'hui, au cours d'unepromenade, le secrétaire doits'arranger pour conduire la jeunefille en un lieu sauvage, appelé leravin des Bisons. Là, serontapostés le Loup-Rouge et unetrentaine d'Indiens. En un instant,Clara sera prisonnière... et cetimbécile d'Ambrosio comprendrasans tarder qu'il a tiré les marronsdu feu pour un autre.

M. de Chantelaure, quiécoutait avec une stupéfactionmêlée d'horreur, s'écria vivement :

— Mais alors, puisque vous

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êtes prévenu, vous pouvez peut-être faire échouer ce plan infernal?

— Je le pourrais, en effet.Mais j'ai des raisons pour le laissers'accomplir... en partie, du moins.

— Non, c'est impossible ! Vousne songez pas à laisser la jeunefille entre les mains de cet Indien ?

— Clara sera sauvée... maisaprès que le Loup-Rouge auradonné son secret à dona Hermosa.

— Je ne comprends pas... jene comprends pas...

— Vous n'avez pas besoin decomprendre, Chantelaure. Plustard, vous aurez l'explication de

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tout.Mais dès maintenant, j'ai

voulu que vous voyiez bien cequ'était cette femme à laquellevous avez donné votre nom.

M. de Chantelaure prit sonvisage entre ses mains enmurmurant :

— C'est affreux ! Dieu mepunit d'avoir manqué à mesdevoirs... d'avoir fait souffrir mapauvre Paz !

L'hacendero mit la main surson épaule, en le considérant avecun peu de pitié.

— Ayez du courage,Chantelaure, et tâchez de réparer

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vos torts le mieux possible. Pour lemoment, il s'agit de faire échouerles desseins de dona Hermosa etde la punir... comme elle le mérite,c'est-à-dire plus encore même quevous ne le pensez.

Devant le regardd'interrogation angoissée qui selevait sur lui, don Pedro ajouta :

— Je vous apprendrai en unautre temps de quoi encore jel'accuse. Ecoutez maintenant ceque j'ai à vous dire au sujet desfaits présents. Dona Hermosa s'estrendue ce matin au campement duLoup-Rouge pour attendre leretour de celui-ci avec sa

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prisonnière. C'est alors qu'il doitdonner à Mme de Chantelaure lesindications qui lui permettrontd'atteindre ce fameux gisement.Car en dépit de toute son habileté,elle n'a pu obtenir que le chefindien, plus rusé encore qu'elle-même, se dessaisisse de son secretavant d'être bien sûr de tenir songage.

— C'est abominable !Don Pedro continua :— Malheureusement pour ces

beaux projets, quelqu'un troublerala fête. Mais ayez soin surtout querien dans vos manières, dans votrephysionomie, ne puisse donner à

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cette femme l'idée que vousconnaissez quelque chose de sesdesseins, ni ne lui laisse riensoupçonner de votre indignation,de votre mépris. Pour votre propresécurité comme pour la réussite demes projets, il importeessentiellement qu'elle vous croiesa dupe.

Le comte riposta d'un tonplein d'amertume :

— Après l'avoir été réellementpendant trop longtemps, il fautdonc que maintenant j'en joue lerôle ? Soit, si par là je doisconcourir à la démasquer.

— Il vout faut beaucoup de

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prudence, beaucoup de maîtrisesur vous-même, ne l'oubliez pas,car cette femme est intelligente,très fine, très habile. Le mieux,pour vous, est de témoigner uneindifférence maussade, mêléed'incrédulité, au sujet du résultatde cette expédition. Mais ne faitesrien pour essayer de l'endétourner. Tout d'abord, vous n'yréussiriez pas... et ensuite, je veuxqu'elle arrive au gisementd'Octezuma.

M. de Chantelaure ne putretenir un geste de stupéfaction.

— Comment, vous voulezfavoriser son dessein ?

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— Oui, parce que j'ai décidéque le châtiment l'atteindrait là.

— Quel châtiment ?— Ceci est encore mon secret.Un silence tomba entre les

deux hommes. Don Pedroconsidérait pensivement le visagedéfait du comte, sa bouche crispée,son regard plein de douleur et decolère. Ce fut lui qui reprit laparole :

— Vous allez retourner àvotre camp, Chantelaure... enayant soin de tuer au retourquelques pièces de gibier. Floriano,l'espion de dona Hermosa, pourraassurer à celle-ci que vous avez

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fait une bonne matinée de chasse.M. de Chantelaure balbutia :— Floriano ?... l'espion de

dona Hermosa ?— Eh oui ! Prise au rôle très

bien joué par cet excellent garçon,elle a mis sa confiance en lui et l'achargé de vous surveillerdiscrètement, d'épier vos faits etgestes et de lui rapporter tout.Floriano s'en acquitte avecconscience... mais jusqu'ici, moncher, il n'a rien dit à la comtessequi puisse lui donner des doutes àvotre égard.

L'hacendero ponctua ces motsd'un sourire d'ironie, puis ajouta :

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— Ayez, vous aussi, touteconfiance en Floriano et en l'Œil-qui-roule. Ils sont nos deuxmeilleurs agents de contre-espionnage, si je puis parler ainsi.

M. de Chantelaure dit d'unevoix étranglée par la stupéfaction :

— Dans quelle étrange,incroyable aventure suis-je jeté là! Mais ce gisement d'Octezuma...don Pedro, il existe doncréellement ?

— Aussi réellement que nousexistons nous-mêmes. Je pourraisvous y conduire tout droit,Chantelaure.

— Vous le connaissez ? Vous y

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avez été ?— Certainement, et plusieurs

fois, même.— Ainsi donc, c'était vrai ?

Hermosa devait être assurée decette existence pour tenir sirésolument à son idée. Maispourquoi, en ce cas, ne me l'avoirpas dit franchement ?

— Pourquoi ? Maissimplement parce qu'elle nevoulait pas vous faire connaître dequelle façon elle avait obtenu cettecertitude. Je vous renseignerai unjour à ce sujet, mon cher ami...quand dona Hermosa aura atteintle but rêvé. Maintenant, au revoir.

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Si vous avez quelque faitimportant à m'apprendre, prenezpour confident l'Œil-qui-roule ouFloriano, lesquels ont des moyensde communiquer avec moi.

Sur ces mots, il serra la maindu comte et l'accompagna jusqu'audehors, où Floriano attendait.L'hacendero regarda les deuxhommes s'éloigner. Puis il portaun sifflet à ses lèvres... Deuxminutes plus tard apparaissait unjeune Indien à cheval, qui tenaitpar la bride une autre monture.

Don Pedro se mit en selle etles cavaliers partirent au galop àtravers la prairie.

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XIII.

Depuis une dizaine de jours,le Loup-Rouge avait établi soncampement au bord d'un petitbois, à cinq ou six heures demarche de celui des Chantelaure.

Ce matin-là, il était parti avecla plupart de ses hommes. Versmidi, ceux qui restaient virentarriver la comtesse deChantelaure à cheval,

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accompagnée de l'Œil-qui-roule, deDowson et de José. Comme ilsavaient reçu des ordres, lesIndiens accueillirentrespectueusement la jeune femmeet l'introduisirent dans la hutte debranchages que le chef avait faitdresser au milieu du camp.

Dona Hermosa passa là desheures qui lui parurent fortlongues. Bien que toutes lesdispositions eussent étésoigneusement prises, il fallaittoujours compter sur unévénement imprévu pouvantamener un échec. Puis encore, ellen'était pas sans défiance au sujet

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du Loup-Rouge. L'astuce, lafourberie de cet homme lui étaientapparues au cours des entretiensqu'elle avait eus avec lui. Quoiquebien pourvue elle-même sous cerapport, il lui avait été impossibled'obtenir du chef indien le moindreéclaircissement au sujet du placerd'Octezuma.

— Quand j'aurai la Fleur-d'Eglantier, je dirai tout à masœur, avait-il déclaré.

Il fallait bien que donaHermosa en passât par là. Maiselle restait inquiète, étant donnéson peu de confiance dans laparole du Loup-Rouge.

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Le soleil avait presque disparuà l'horizon quand, enfin, le chef etsa troupe arrivèrent aucampement. Mme de Chantelaures'élança sur le seuil de la hutte eteut un geste de satisfaction enapercevant la jeune fille quisuivait le Loup-Rouge, entre deuxIndiens chargés de prévenir toutessai d'évasion.

Le chef mit pied à terre, aidaClara à descendre et ditimpérativement :

— Que ma sœur me suive.Clara obéit machinalement.

Son regard stupéfait s'attachait àcette étrangère, cette femme

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blanche qu'elle trouvait là, dans cecamp indien.

Un espoir aussitôt se glissa enelle. Peut-être lui serait-il possiblede trouver aide et protection de cecôté ?

Mais les premières paroles del'inconnue lui ôtèrent touteillusion.

D'une voix insinuante, donaHermosa demanda :

— Mon frère a bien réussi, jele vois ?

Avec un accent de triomphe,le chef répondit :

— Oui, la Fleur-d'Eglantierest maintenant au Loup-Rouge.

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Dona Hermosa rentra dans lahutte et l'Indien la suivit avec saprisonnière.

Mme de Chantelaureenveloppa d'un rapide coup d'œil lajeune fille pâle et frissonnante,tandis que le Loup-Rougedemandait à celle-ci :

— Ma sœur comprend-elle lalangue indienne ?

Sur la réponse négative deClara, il ordonna :

— Que ma sœur prenne cesiège. Tout à l'heure, le Loup-Rouge lui parlera.

Brisée de fatigue après cettelongue chevauchée, Clara obéit,

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tout en songeant avec désespoir : «Maintenant, je suis perdue ! »

L'Indien se tourna vers donaHermosa, dont la physionomie nedécelait aucune émotion devantcette victime froidement sacrifiéeà son ambition, à sa cupidité.

— Comment ma sœur trouve-t-elle la Fleur-d'Eglantier ?

La question avait été faite endialecte comanche.

Mme de Chantelaure souritgracieusement.

— Très jolie, chef. Vous voilàsatisfait, maintenant ? Il ne vousreste plus qu'à remplir votrepromesse.

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— Je le ferai. Que ma sœurécoute... Ce qu'elle cherche setrouve dans une vallée de lasierra. Mais elle ne pourra ledécouvrir que si je la guide verscet endroit.

Dona Hermosa retint avecpeine un mouvement de colère.Elle voyait se dessiner le jeu durusé Comanche. Mais il lui étaitimpossible de se passer de lui.Aussi répliqua-t-elle avec unsourire aimable :

— Eh bien, conduisez-moivers ce lieu, chef. Je vous en seraitrès reconnaissante... et je vous leprouverai de la manière qui vous

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sera le plus agréable.Astucieusement, l'Indien

demanda :— Que veut dire ma sœur ?— Vous le savez bien, chef !

Voyons, dites-moi franchement ceque vous exigez pour me guidervers ce gisement ?

Le Loup-Rouge eut un coupd'œil fourbe vers la jeune femmequi dissimulait avec peine sonimpatience.

— Les Visages Pâles qui sontdans le camp de ma sœurpossèdent de belles armes. LeLoup-Rouge les voudrait quand masœur, grâce à lui, aura atteint « le

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temple de la Lune ».— Vous demandez que je vous

remette les armes des hommes demon escorte dès que je serai enpossession du secret ?

— Ma sœur a bien compris.— Mais, chef, vous n'y songez

pas ? Avec quoi nous défendrions-nous au retour ?

— Le Loup-Rouge et sesjeunes hommes seront là pourassurer la sécurité de ma sœur.

— Non, vraiment, je ne puisvous accorder cela ! Je vousdonnerai les armes quand nousaurons quitté le désert et que nousn'aurons plus à craindre aucune

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attaque.L'Indien dit froidement :— Ma sœur pense bien que

j'ai réfléchi avant de lui indiquermes conditions. Le Loup-Rougen'est pas une vieille femmebavarde. Ma sœur est libre derefuser ; mais elle cherchera elle-même l'endroit où se trouve letrésor de la Lune.

Hermosa pâlit de colère.Toutefois, elle réussit encore à secontenir. En un clin d'œil, ellepensa : « Il faut que j'accepte tout.Mais à n'importe quel prix, quandje saurai, je me débarrasserai decet homme. »

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Après un court instant deréflexion, elle répondit :

— Soit, puisque vous tenez àces armes, chef, je vous lesdonnerai. Mais vous me conduirezsans tarder à ce gisement, c'estconvenu ?

L'Indien dit emphatiquement :— Ma sœur a la parole d'un

chef. Quand veut-elle se mettre enroute ?

— Je vais y réfléchir et jevous le ferai savoir.

— Bien, comme le voudra masœur.

Mme de Chantelaure fit unmouvement pour se retirer. A ce

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moment, Clara s'avança et dit d'unton suppliant :

— Senora, je vous en conjure,qui que vous soyez, ayez pitié demoi ! Cet homme a attaqué lesgens qui m'accompagnaient et m'aforcée à le suivre. Maintenant...

Dona Hermosa l'interrompitfroidement :

— Je ne puis rien pour vous,senorita. Les affaires du chef neme regardent pas.

Et tournant les talons, ellesortit de la hutte.

L'Indien la suivit, après avoirjeté un coup d'œil ironique versClara qui se tordait désespérément

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les mains.L'Œil-qui-roule, Dowson et

José avaient préparé les chevaux.Tout en se mettant en selle, lacomtesse demanda :

— Et ce don Ambrosio, qu'enavez-vous fait, chef?

Le Loup-Rouge désigna unemasse sombre étendue à unetrentaine de mètres de là.

— Le voilà.— Vivant ?— Oui. Mes jeunes hommes

s'amuseront à le tuer avec leursflèches et les femmes de ma tribudanseront autour de son corpssanglant.

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Dona Hermosa eut un légerfrisson.

— Vous êtes cruel, chef ;mieux aurait valu le mettre àmort sur-le-champ.

— Que ma sœur ne s'ensoucie pas. Cet hommem'appartient.

Dona Hermosa s'abstintd'insister. Au fond, le sort de donAmbrosio était indifférent à sonâme froide, insensible,uniquement préoccupée du but àatteindre.

Elle prit congé du chefcomanche et s'éloigna, suivie de sapetite escorte.

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Le Loup-Rouge alla jeter uncoup d'œil sur le prisonnier à demiévanoui, donna quelquesinstructions à son sujet, puis sedirigea vers la hutte.

Au moment où il allait ypénétrer, un chef indien apparut àl'autre extrémité du campement.Le Loup-Rouge, en tournant latête, l'aperçut et murmura d'unton de vive contrariété :

— L'Elan-Rapide ! Pourquoiest-il ici ?

Il alla au-devant de celui quiétait le plus puissant des sachemsde la nation et le saluarespectueusement.

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— Mon père vient s'asseoir aufeu du Loup-Rouge ? C'est une joiepour moi et pour mes jeuneshommes.

L'Elan-Rapide dit brièvement:

— J'ai à causer avec mon fils.Les deux hommes prirent

place près du feu qui brûlait àquelque distance de la hutte. Unjeune Indien apporta le calumetque les chefs se passèrentsilencieusement, après en avoirtiré quelques bouffées. Cettecérémonie accomplie, l'Elan-Rapide déclara, d'un ton calme etimpérieux :

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— Mon fils va me remettre lajeune fille blanche dont il s'estemparé tout à l'heure.

Le Loup-Rouge ne putcontenir un mouvement destupéfaction. Mais,instantanément, il retrouva toutesa présence d'esprit pour répondreavec assurance :

— Que veut dire mon père ?J'ignore de quelle jeune fille il veutme parler.

— Le Loup-Rouge a-t-il doncla langue fourchue ? La fille d'unfidèle serviteur du Jaguar a étéprise par lui près du roc desBisons, et elle est maintenant ici,

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dans sa hutte.Cette fois, le chef indien

perdit contenance sous le regardsévère et méprisant de l'Elan-Rapide.

Il balbutia :— Comment mon père sait-il

?...— Le Loup-Rouge a-t-il oublié

que je suis toujours instruit detout ? Et comment a-t-il osés'attaquer à la fille d'un serviteurdu Jaguar, notre frère vénéré ?

Le chef, qui ne se déconcertaitjamais longtemps, affirmaimpudemment :

— Je ne savais pas qui était

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cette femme. La Pierre-Brillanteest malade, je voulais lui amenercette fille des Visages Pâles pourl'aider à préparer mes repas.

L'Elan-Rapide riposta avec lemême air de mépris :

— Mon fils va me remettre lajeune fille blanche.

Je n'ignore pas que la Pierre-Brillante se meurt à cause desmauvais traitements dont le Loup-Rouge l'a accablée. Mais ce n'estpas pour aider sa femme maladequ'il a enlevé la fille de donCristobal. Croit-il donc qu'on peutme tromper ainsi ? Depuislongtemps, il voulait la Fleur-

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d'Eglantier. Grâce à la jalousie età la sottise de cet homme qui estétendu là-bas, il a réussi dans sondessein. Mais je viens lui diremaintenant : « Que mon fils merende la jeune fille, car je nepermettrai pas que l'on touche àrien de ce qui appartient à monfrère le Jaguar.

Un éclair de fureur et derévolte jaillit des yeux du Loup-Rouge.

Il répliqua avec arrogance :— Mon père demande trop.

Cette femme est à moi ; elleremplacera dans ma hutte laPierre-Brillante, qui ira bientôt

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retrouver les esprits des ancêtres.La tête altière de l'Elan se

redressa en un mouvement desuprême majesté.

— Le Loup-Rouge oublie qu'iln'a plus rien à dire quandj'ordonne. S'il ne m'amène cettefemme à l'instant, je la prendraipar force. Et le grand conseil dessachems le jugera ensuite.

Le visage du Loup-Rouge seconvulsa sous l'empire de la rage.Mais un coup d'œil avait permisau chef de constater qu'un fortgroupe de Comanches,appartenant à la tribu du Bison,venait de se mêler à ses hommes.

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Il savait d'ailleurs que ceux-ci nese seraient jamais prêtés à aucunacte hostile envers le sachemvénéré. Il fallait donc s'incliner,obéir, en contenant sa colèreimpuissante.

Il dit sourdement :— C'est bien, je ferai ce que

veut mon père.En allant vers la hutte, il

appela Clara :— Que ma sœur vienne.Quand la jeune fille aperçut

l'Elan-Rapide, un cri de joie luiéchappa. Elle connaissait en effetle sachem, qui avait été plus d'unefois l'hôte de don Pedro... En

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s'élançant vers lui, elle s'écria :— Vous venez me sauver, chef

? Oh ! emmenez-moi, vite, vite !— Que la Fleur-d'Eglantier

me suive. Je vais la reconduire àSan-Pablo.

Et se tournant vers le Loup-Rouge, le sachem ajouta d'un tonsans réplique :

— Mon fils va faire délier leprisonnier, que j'emmène aussi.

Dissimulant sa fureur, leLoup-Rouge obéit... Don Ambrosio,débarrassé de ses liens, fut hisséen croupe d'un des guerriers del'Elan. Après quoi, le sachems'éloigna, emmenant les deux

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prisonniers délivrés.

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XIV.

Bien que rentrée fort tard aucampement, dona Hermosa se levale lendemain d'assez bonne heure,

après une nuit presque sanssommeil. La duplicité du Loup-

Rouge, l'obligation où elle setrouvait de passer par lesconditions de cet Indien

l'exaspéraient au plus haut point.Aussi ne témoigna-t-elle pas d'une

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humeur moins maussade, laquelled'ailleurs semblait laisser

indifférent le comte, lui-mêmefroid et morose plus encore que de

coutume.Il ne lui avait adressé aucune

question au sujet de son entrevueavec le chef comanche. Et elle,irritée de cette attitude, s'étaitabstenue de lui en souffler mot.

Dès qu'elle fut habillée,Mme de Chantelaure sortit de latente. Les hommes vaquaient ausoin de leurs chevaux, aunettoyage de leurs armes.Floriano, un peu à l'écart, sifflaiten fourbissant la lame d'une

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machette. Dona Hermosa sedirigea de son côté. Au passage,elle s'arrêta quelques secondespour demander :

— Il n'y a rien eu de nouveau,hier ?

L'autre répondit avec l'accentde la plus parfaite sincérité :

— Rien du tout, señora.Mme de Chantelaure continua

d'avancer lentement et sortit ducamp. Elle voulait être seule pourréfléchir à la situation que luifaisaient les exigences du Loup-Rouge. Car plus elle y songeait,plus il lui semblait dangereux dese confier à la bonne foi très

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problématique de ce fourbe.Mais alors, que faire ?«Pourtant, je ne puis

renoncer, quand je suis peut-êtrepresque au port... presque à côtéde ces incalculables richesses !pensait-elle rageusement. LeLoup-Rouge a dit : « Dans unevallée de la sierra. » Est-ce danscette direction ? Qui sait ? Alors,nous pourrions y être en quelquesjours de marche... »

Elle s'était assise sur un blocde pierre détaché d'unamoncellement de rocs sombresentre lesquels poussaient desyuccas. Son regard animé

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d'inquiète convoitise se dirigeaitvers les cimes bleuâtres de lasierra, vers les vallées dont ondevinait la profonde percée entreles plateaux arides.

Un bruit léger, à quelques pasd'elle, lui fit tourner la tête. Elleeut un mouvement d'effroi envoyant un homme qui s'avançaiten rampant. Puis, aussitôt, ellereconnut l'arriero.

— Ah ! c'est vous, Corpano !Que signifie ?...

L'homme dit à mi-voix :— Plus bas, señora ! Il ne faut

pas qu'on sache que je suis venuvous trouver. J'ai à vous dire une

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chose qui vous intéressera peut-être.

— Eh bien, parlez, Corpano.— Don Arnaud vous a-t-il dit,

señora, qu'il avait vu hier donPedro de Sorrès ?

Mme de Chantelauresursauta.

— Don Pedro de Sorrès ? Queme racontez-vous là?

— Rien que la vérité. Le señors'est rencontré avec don Pedro à la« casa grande » qui se trouve nonloin d'ici... et c'est Floriano qui l'ya conduit.

— Floriano !Corpano poursuivit :

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— Je me défiais de lui, depuisquelque temps. Je l'ai donc suivide loin quand je l'ai vu sortir hiermatin du camp avec don Arnaud.Arrivé à la « casa grande », celui-ciest entré à l'intérieur tandis queFloriano restait dehors poursurveiller les alentoursprobablement. De l'endroit où jem'étais caché, je le voyais fortbien... Don Arnaud est sorti aubout de peu de temps et s'estéloigné avec son compagnon.Pendant ce temps, don Pedro setenait sur le seuil de la « casa ». Etlui-même est parti presqueaussitôt, sur un cheval que lui

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amenait un Indien.Mme de Chantelaure

murmura :— Don Pedro ici ! Don Pedro

!... Et Arnaud est en rapport aveclui ! Que signifie ?...

Elle jeta un coup d'œil surl'arriero. Celui-ci se tenaitaccroupi à quelques pas d'elle. Sonvisage bruni conservaitl'expression de froideur morose quilui était habituelle. Mais les yeuxnoirs, où l'ennui et l'indifférenceparaissaient à demeure,s'animèrent subitement d'unelueur de haine à cette question dedona Hermosa :

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— Dans quel but venez-vousm'apprendre cela, Corpano ?

Il répondit d'un ton bas etfarouche :

— Je ne laisserai jamaispasser une occasion de nuire à donPedro de Sorrès.

— Pourquoi cela ?— Parce que je le hais.— Que vous a-t-il donc fait ?Corpano dit sourdement :— Mon fils a été mis à mort

sur ses ordres.— Il y a longtemps ?— Voici une dizaine d'années.

Juan faisait partie de sa guérilla.Le « cabecilla » (1) un jour l'accusa

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de trahison et le fit pendre surl'heure.

(1) Chef L'arriero s'interrompit durant

un moment, les traits crispés, leslèvres sèches. Puis il ajouta de lamême voix sourde et haineuse :

— Depuis lors, j'ai juré de luinuire en toute occasion. Or, cetterencontre clandestine de donArnaud avec lui, hier, m'a semblébizarre... précisément le jour oùvous étiez absente, señora. J'avaisremarqué aussi que le señor etvous ne paraissiez pas en très

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bonne intelligence. Cette nuit, j'airuminé tout cela et je me suisdécidé à vous parler dès quel'occasion se présenterait pour moide vous trouver seule.

— Vous avez très bien fait,Corpano, et je vous en remercie.Le fait que vous me signalez esten effet assez important. Puis-jecompter sur vous à l'avenir poursurveiller... et m'avertir ?

— Volontiers, señora. Je suisà votre disposition.

— Eh bien, c'est entendu,Corpano. En retour, je vouspromets une importanterécompense...

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L'arriero l'interrompitbrusquement :

— Non, señora, je ne veuxrien. Mon seul désir est de vengerJuan. Si vous êtes contre donPedro, je suis avec vous, comme jeserais avec n'importe lequel de sesennemis.

— Ecoutez, j'ai tout lieu depenser que cet homme va sedresser contre moi en adversaireredoutable. Ce sera la lutte entrenous... avec infériorité de moncôté, car il est très puissant,paraît-il ?

— Très puissant, oui. LesIndiens sont pour lui, sauf

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quelques chefs, comme le Bras-de-Fer et le Loup-Rouge.

Hermosa dit vivement :— Ah ! le Loup-Rouge n'est

pas un ami de don Pedro ? C'estbon à savoir. Eh bien, Corpano,nous reparlerons de tout cela.Pour le moment, il faut que jeréfléchisse... A bientôt, et merci.

L'arriero se retira enrampant, comme il était venu.Dona Hermosa, seule maintenant,se prit le front à deux mains poursonger aux révélationsinattendues qui éclairaient lasituation d'un jour nouveau... rienmoins que satisfaisant, d'ailleurs.

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Ce Floriano, en qui elle avaitmis sa confiance, étaitcertainement un agent de donPedro ! Et Arnaud... Arnaud, quelrôle jouait-il là ? Etait-il donccomplice de l'hacendero ?

A cette pensée, unfrémissement de colère agita lajeune femme. Entre ses lèvrespassa une exclamation menaçante:

— Ah ! qu'il prenne garde !Elle laissa retomber ses mains. Unpeu pâle, les traits tendus, labouche crispée, elle réfléchissait.Tout son plan primitif, d'uneexécution relativement facile, était

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à refaire sur de nouvelles bases.Don Pedro se dressait en traversdu but dans l'intention,évidemment, de défendre le biende Rosario. En cette occurrence,Hermosa, bien décidée àpoursuivre son dessein, voyait quel'aide du Loup-Rouge lui était plusque jamais indispensable.

« Cet homme, d'aprèsCorpano, serait hostile à donPedro, songeait-elle. De façonsecrète ou déclarée, je l'ignore.Mais peu importe. Il est doncpossible qu'il soit tenté par laperspective d'un échec à luiinfliger. En ce cas, il m'aiderait

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peut-être franchement. Il faut queje m'arrange pour le revoir sanstarder. Mais par qui lui faireporter mon message ?... Cemisérable Floriano n'est qu'untraître à la solde de don Pedro... etson compère l'Œil-qui-roule aussi,naturellement. Je remercieraiPedrito pour ces bonnes recrues etpour l'assurance qu'il m'a donnéede leur haine envers le Jaguar !...Au fait, dois-je me fier à celle dontse prétend animé ce Corpano ?Oui, peut-être, car je ne vois pasl'avantage que don Pedro pourraitavoir à me faire connaître saprésence aux alentours. Son

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intérêt, au contraire, est de medonner une sécurité apparentepour s'opposer inopinément à mesdesseins quand l'instant sera venu.Donc, je crois que Corpano estsincère. Dans ce cas, pourquoi nel'enverrais-je pas vers le Loup-Rouge ? »

A la réflexion, Hermosarenonça à cette idée. Elle nevoulait pas donner l'éveil auxagents de don Pedro, leur montrerqu'elle se défiait d'eux. Mieuxvalait au contraire charger l'un oul'autre du message, qui n'avaitrien de compromettant puisque,par ces hommes, don Pedro devait

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déjà savoir qu'elle était en rapportavec le chef indien.

Lentement, elle se leva. Unpli barrait son front et les dentsfines mordaient un peu les lèvresroses... Puis celles-cis'entrouvrirent pour murmurer,tandis qu'une lueur de sinistremenace passait dans les prunellessombres :

— Quant à Arnaud... j'ai là uncompte à régler, puisqu'il pactiseavec l'ennemi. Vraiment, je mesuis laissée prendre à ses airsd'indifférence et de mauvaisehumeur. Grâce à Corpano, je suisau courant maintenant... et

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j'aviserai. Dans la matinée du

lendemain, le Loup-Rouge apparutau campement des Chantelaure.Sans donner aucune explication àson mari, dona Hermosa le reçutau dehors, en un endroit où elleétait sûre qu'aucune oreilleindiscrète ne pouvait entendreleur entretien. Du premier coupd'œil, la physionomie du chefindien lui révéla une dispositiond'esprit peu satisfaisante. Ellesongea aussitôt avec inquiétude : «Pourvu qu'il n'ait pas changéd'avis depuis hier ! »

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Doucereusement, elledemanda :

— Mon frère est heureux ? Ila emmené la Fleur-d'Eglantier auvillage de sa tribu ?

Un éclair de colère s'échappades yeux de l'Indien.

— La Fleur-d'Eglantier n'estplus sous la hutte du Loup-Rouge.L'Elan-Rapide est venu la luienlever presque aussitôt après ledépart de ma sœur.

Dona Hermosa eut unbrusque sursaut.

— Que dites-vous, chef ?Comment vous êtes-vous laisséfaire ? Cet Elan-Rapide... mais

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n'est-ce pas un sacbem fort ami dedon Pedro de Sorrès, que vousautres Indiens appelez le Jaguar ?

— Ma sœur dit bien. L'Elan-Rapide et le Jaguar sont le mêmeesprit dans deux corps. Le sacbemest venu me reprendre la jeunefille pour la rendre à son père, leserviteur aimé du Jaguar.

Dona Hermosa s'écria avecvéhémence :

— Mais il fallait refuser !...lutter contre cet homme ! Vousaviez là une trentaine deguerriers...

Le Loup-Rouge dit avecdédain :

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— La langue des femmes avite fait cent tours, mais leuresprit va moins vite. Ma sœurn'apprendra pas à un chef ce qu'ildoit faire. L'Elan-Rapide avaitavec lui des guerriers en plusgrand nombre que le Loup-Rouge... et d'ailleurs, il ne setrouverait pas un homme de notrenation pour s'élever contre lui.

Mme de Chantelauredemanda, en dissimulant sonanxiété :

— Mais alors, chef, qu'allez-vous faire ?

L'Indien répondit d'un airsombre :

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— Je vais retourner à mon «atapelt » (1). Ma sœur n'a plusbesoin de compter sur moi,puisque je n'ai pas la Fleur-d'Eglantier.

(1) Village. Mme de Chantelaure

s'attendait à cette réponse. Elleriposta d'un ton calme, légèrementironique :

— Le Loup-Rouge acceptefacilement la défaite ! J'aurais cruqu'un grand chef comme luichercherait à prendre sa revanche.

L'Indien tressaillit et jeta sur

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la jeune femme un regard decolère.

— J'ai dit à ma sœur quepersonne parmi la nationcomanche ne peut s'attaquer àl'Elan-Rapide. Que me parle-t-ellede revanche ?

— Il n'y a pas que l'Elan-Rapide dans cette affaire, chef,soyez-en persuadé. Don Pedrode Sorrès y est bien pour quelquechose... pour beaucoup même,probablement !

— Que dit ma sœur ? LeJaguar n'est pas ici.

Dona Hermosa eut un souriremoqueur.

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— Vous n'êtes pas très aucourant de ce qui se passe dansvos alentours, chef. Un deshommes de mon camp a vu hier leJaguar non loin d'ici.

L'Indien eut d'abord un gested'incrédulité. Puis ses prunelless'animèrent d'une froide irritation,tandis qu'il murmurait :

— Peut-être... oui, peut-être.Dona Hermosa insista :— C'est lui qui vous a fait

reprendre la jeune fille par l'Elan-Rapide. Mais sans doute nepouvez-vous non plus chercher àvous venger de lui ?

Une lueur mauvaise s'alluma

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dans le regard du chef comanche.— Ma sœur se trompe. Je me

vengerais du Jaguar si je savaisque c'est lui qui m'a fait enlever laFleur-d'Eglantier.

— En pouvez-vous douter ? Ilen a chargé son ami l'Elan-Rapide,auquel vous ne pouviez opposer derefus. Mais il est certainementl'auteur de l'échec que vous venezde subir.

— Ma sœur a peut-êtreraison. Le Jaguar est un hommehabile, qui se trouve partout où ilfaut sans qu'on sache d'où il vient,comment il est arrivé, par qui ilest renseigné. Je ne m'étonne donc

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pas de ce que m'apprend ma sœur.— Eh bien, chef, si je vous

offrais un moyen de vengeance ?Sans laisser voir de curiosité,

le Comanche répondit :— J'écoute ma sœur.— Le Jaguar est pour moi

aussi un ennemi. S'il se cache ence moment, c'est afin que j'ignoresa présence, jusqu'au jour où il sedressera devant moi dans ledessein de m'empêcher d'atteindreau gisement d'Octezuma. Or, cejour-là, chef, si nous étions unis,ne pensez-vous pas qu'il seraitpossible de lui faire échec ?

L'Indien resta un moment

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silencieux, en glissant vers donaHermosa son regard fourbe etdéfiant. Puis il demanda :

— Pourquoi ma sœur croit-elle que le Jaguar s'opposerait àelle ?

— Vous n'ignorez pas, sansdoute, qu'il est un des descendantsdu « seigneur de la Lune » ?

Le Loup-Rouge répondit parun signe affirmatif.

— Eh bien, moi, je suisl'unique héritière d'une de sescousines, qui elle aussi avait pourancêtre Octezuma. Il le sait, etprétend rester seul possesseur dutrésor sacré. Aussi fera-t-il tout

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son possible pour m'empêcher d'yatteindre.

L'Indien dit avec une sorte desourire plein de ruse :

— Ma sœur ne se soucie pasd'obéir à la volonté d'Octezuma ?Elle veut aller chercher l'or sacréde la Lune ?

— Oui, je ne m'en cache pas !Mais savez-vous, chef, à quoi j'aisongé, cette nuit, longuement ?J'ai vu la race rouge opprimée parles étrangers redevenue libre,puissante, sur tout le territoire oùvivaient heureux ses pères. J'ai vuun chef brave et redouté dont lepouvoir souverain s'étendait sur

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toutes les tribus indiennes... Et cechef, c'était le Loup-Rouge,parvenu à ce degré de puissancepar l'or qu'il m'aurait aidée àconquérir... par l'or qui achètetout, qui nous donnera des armes,des alliés, qui payera les trahisonset procurera aux peuples indiensles jouissances que les blancsveulent se réserver. Or, cela,Octezuma l'aurait compris etapprouvé.

Hermosa vit qu'elle avaittouché juste, en remarquant lalueur d'ardente convoitise quitraversait le regard de soninterlocuteur.

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Cependant, l'Indien conservason air impassible et dit avec uneapparente indifférence :

— Ma sœur voit de grandeschoses. Mais elle ignore sans douteque « l'or de la Lune » se trouve enun lieu inaccessible ?

— Comment ? Vous m'avezdit que vous l'aviez vu et que vouspourriez me conduire en cetendroit ?

Le Loup-Rouge répliqua avecironie :

— Je ne pense pas qu'il suffiseà ma sœur de le voir ? Elle voudraen emporter quelques morceaux.Pour cela, il faudrait connaître

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l'entrée du temple de la Lune.Mme de Chantelaure eut un

tressaillement. Puis elle dit avecimpatience :

— Je ne comprends pas !Expliquez-vous donc, chef?

Le Loup-Rouge lui lança uncoup d'œil oblique en répondantsèchement :

— Je n'ai pas d'explication àdonner à ma sœur. Ce que j'ai dit,qu'elle tâche de le comprendre.

Dona Hermosa réprima unmouvement de colère. Ce fut d'unton calme et froid qu'elle riposta :

— Soit, vous êtes libre, chef.Retournez donc à votre

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campement, réfléchissez à mesparoles. Si vous voulez vous unir àmoi contre le Jaguar, faites-le-moisavoir d'ici quelques jours. Nousarrangerons alors notre actioncontre celui qui vous a fait enleverla Fleur-d'Eglantier.

Le visage de l'Indien eut unerapide crispation, et la lueur deson regard se fit presque sinistre.

— Dans trois jours, ma sœurconnaîtra ce qu'a décidé le Loup-Rouge.

Quand le chef comanche sefut éloigné, dona Hermosamurmura en le suivant des yeux :

— Il y viendra, car c'est un

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vindicatif et un ambitieux. Maisqu'a-t-il voulu dire en parlant dutrésor ? Il est inaccessible ?Cependant, il prétend l'avoir vu...«Il faudrait connaître l'entrée dutemple de la Lune... » C'est laphrase même que Paz a prononcéele jour où, dans un accès deconfiance, elle m'a appris lasignification du bijou singulier, «souvenir de famille », disait-elle,qui ne la quittait jamais.

La comtesse fit quelques paslentement, puis, jetant un coupd'œil autour d'elle pour s'assurerqu'aucun œil curieux nel'observait, elle sortit de son

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corsage une demi-lune d'or sertiede rubis sur une de ses faces. Surl'autre étaient gravés descaractères hiéroglyphiques.

« D'après Paz, ceci devraitservir à ouvrir cette entréemystérieuse, songeait donaHermosa. Mais elle prétendait nepas savoir par quel moyen... C'estpossible, d'ailleurs. Si vraimentOctezuma a voulu rendreinviolable ce lieu sacré, il a dûs'arranger de façon que sesdescendants ignorent la manièred'y parvenir. Mais je voudrais biensavoir si don Pedro, lui, n'est pasplus avancé que moi ! »

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Les sourcils froncés, elleconsidéra un moment leshiéroglyphes dont le sens restaitun mystère pour elle. Puis elleremit la demi-lune dans soncorsage en murmurant :

— Si j'avais pu me fairetraduire cela, j'y aurais peut-êtredécouvert des indications utiles.Mais outre la difficulté de trouverle traducteur, il y aurait eu pourmoi danger à faire connaîtrel'existence de cet objet... Etpourtant... pourtant, là est peut-être la clef de l'énigme.

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XV.

Une petite caravanes'avançait le long de la routeétroite, rocailleuse, qui escaladaitl'un des contreforts de la sierra.Elle se composait de deuxvoyageurs — un vieillard et unjeune homme d'une vingtained'années — de huit peones et dequelques mules chargées debagages. Le vieillard était un

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homme grand et maigre,d'apparence fort alerte encore. Sonvisage sec, parcheminé, setrouvait agrémenté d'un long nezà l'arête saillante qui lui donnaitquelque ressemblance avec unoiseau de proie. Les lèvres minceset rentrées, les yeux froids, aigus,aux paupières rougies,complétaient cette physionomiefort peu sympathique.

On retrouvait chez le jeunehomme quelques traits deressemblance avec soncompagnon. Le même nez offraitsa proéminence inusitée au milieudu visage mat aux lèvres

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amincies, que mordaientfréquemment des dents blanches,fines, acérées comme celles d'unloup. Mais les yeux foncés,doucereux, câlins, souvent demicachés sous les paupières ambrées,ne manquaient pas d'une certainebeauté. Au contraire du vieillard,ce jeune homme était de petitetaille, bien proportionné d'ailleurs,et d'apparence vigoureuse. Tousdeux portaient le costume desMexicains de la classe aisée. Ilsétaient bien armés, ainsi que leshommes de leur suite, etmontaient de belles mules au richeharnachement.

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Depuis quelques instants, levieillard jetait des regardssoucieux vers le ciel, dont unmenaçant nuage sombre voilait lebleu pâle, vers l'ouest. Soncompagnon demanda :

— Qu'y a-t-il, mon oncle ? Cenuage t'inquiète ?

— En effet. Je crains unouragan, l'un des plus terriblesdangers de cette région. Vois-tu,Manuel, cette lueur cuivrée quidéborde tout autour de la nuée ?

— Oui. Est-ce un indice ?— Je le crains.En se détournant sur sa selle,

le vieillard appela :

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— Juanito ?Un des peones s'approcha.— Dis-moi, toi qui as déjà

voyagé dans la sierra, ce quesignifie ceci ?

Le peon hocha la tête.— Je l'ai vu déjà, don Ramon

!... Et j'ai bien peur que...— L'ouragan, n'est-ce pas ?— Oui, l'ouragan, señor.— Il nous faudrait trouver un

abri ; en connais-tu un par ici ?— Pas trop loin, oui, señor.

Mais il faut nous hâter pourpasser l'endroit où le chemins'étrangle, avant que se déchaînela tempête. Car là, nous serions

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sûrs de laisser nos os.Les mules, pressées par leurs

conducteurs, se mirent à gravirplus rapidement la pente raide quilongeait à droite un escarpementrocheux, à gauche une « barranca», profonde fissure coupant leplateau montagneux. Autrefois,des torrents s'y déversaient,alimentés par les pluies et la fontedes neiges. Mais depuis des siècles,elle ne recevait plus rien de lasierra dénudée aux cimes rudes etsèches. Peu à peu, des rochesdétachées des flancs de lamontagne s'y étaient accumuléesen un chaos pittoresque. Entre

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elles poussaient quelques agaves,quelques-unes de ces plantes desrégions sèches qui ne parvenaientpas à atténuer la tristesse lugubrede ces lieux désolés.

Le menaçant nuage serapprochait, plus sombre, plusinquiétant de minute en minute.Aucun souffle d'air ne passait dansl'atmosphère lourde, tranquille. Endépit de toute leur diligence, lesvoyageurs n'avaient pas fait cinqcents mètres quand un secondcoup de vent, sec, brûlant, lesassaillit.

Juanito s'écria :— Pressons-nous, señores !

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Tâchons de passer le pointdangereux. Le chemin est un peuplus large, ensuite...

Une nouvelle rafale lui coupala parole. Les mules, sentant ledanger, excitées par les peones,avançaient avec autant de rapiditéque le permettait leur charge. DonRamon et don Manuel tenaient latête de la petite caravane. Ilsatteignirent donc les premiers cetétranglement du chemin qui, surune longueur de trois centsmètres, laissait tout juste assezd'espace pour le passage d'unemule.

Un faux pas, et la bête, avec

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son cavalier, se trouvait précipitéedans la barranca, profonde de troisà quatre cents mètres. Ce passageétait fort dangereux par tempscalme. Toutefois, grâce à l'adressedes mules toujours employées pources voyages dans la sierra, lesaccidents étaient fort rares. Maisà l'ouragan, rien ne pouvaitrésister. L'instinct des animaux lesen avertissait, et c'est pourquoi,sans que leurs cavaliers eussentbesoin de les exciter, les montureshâtaient le pas en dépit de la rudemontée.

Don Ramon et son neveuavaient dépassé la moitié du

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périlleux passage quand latourmente se déchaînacomplètement. Le vent mugit ens'engouffrant dans la barranca, etson souffle puissant assaillit leshommes engagés sur l'étroitecorniche, au-dessus de l'abîme.Aveuglés, la respirationsuspendue, don Ramon et donManuel se laissèrent emporter parles mules affolées qui, d'un élan,atteignirent l'extrémité dupassage dangereux, au-delà duquelle chemin reprenait une suffisantelargeur pour que deux cavaliers ypassassent de front.

Mais ils n'étaient pas sauvés

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pour cela. Car à ce momentl'ouragan, se ruant avec uneviolence inouïe, les enveloppa, lesjeta, eux et leurs montures, contrela falaise qui se dressait à leurdroite. La tête de don Ramonfrappa le roc et le vieillard,inanimé, glissa de la selle. Fortheureusement, ses pieds avaientquitté les étriers. Il tombalourdement sur le sol, juste aumoment où l'irrésistible rafalesaisissait la mule, l'enlevait, laprécipitait au fond de la profondebarranca.

De son côté, don Manuel étaitemporté par sa monture affolée, le

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long du chemin rocailleux. D'unmoment à l'autre, le vent allaits'emparer de la bête et ducavalier, les jeter à leur tour dansl'abîme...

Un homme, tout à coup,sembla surgir de la falaise et,s'élançant à la tête de la mule,l'immobilisa d'une mainvigoureuse. En même temps, ilcriait :

— Descendez !... Descendez!...

Don Manuel se laissa glisser àterre. L'inconnu lâcha la mule et,saisissant le jeune homme par lebras, l'entraîna vers une

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anfractuosité de la falaise où, ense serrant beaucoup, les deuxhommes réussirent à se blottir.

Don Manuel haleta :— Vous m'avez sauvé la vie !L'autre répondit avec calme :— C'est bien possible, señor.Manuel jeta un rapide coup

d'œil sur son compagnon. Celui-ciétait un homme d'âge mûr, depetite taille et d'apparencevigoureuse, portant le costumehabituel aux chasseurs et coureursdes bois. Don Manuel n'eutd'ailleurs pas le loisir de prolongerson examen, car l'ouragans'abattait à nouveau sur eux avec

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un redoublement de violence et lesdeux hommes avaient assez à fairede se défendre contre cetteattaque, en s'enfonçant le plusprofondément possible dans lafente rocheuse.

Ce fut le dernier et formidableeffort de la tempête. Avec autantde soudaineté qu'elle s'étaitdéchaînée, elle s'apaisa,probablement satisfaite desvictimes qu'elle venait de faire.

L'inconnu dit à don Manuel :— C'est fini, maintenant.

Nous n'avons plus rien à craindre.Le jeune homme s'écria :— Mon pauvre oncle, qu'est-il

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devenu ? Il me suivait...Le chasseur hocha la tête :— Hum ! il y a bien à

craindre... Allons-y voir.Il prit le fusil qu'il avait

déposé au fond de l'anfractuositéet quitta celle-ci en compagnie dedon Manuel.

Les deux hommes n'eurentqu'à faire une centaine de mètrespour apercevoir le vieillard étenduà terre, sans mouvement.

L'inconnu le souleva et, aprèsun rapide examen, déclara :

— Il vit. Nous allons letransporter en un endroit où ilnous sera possible de lui donner

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quelques soins.Don Manuel jeta un coup

d'œil vers l'étroite corniche quidébouchait à quelques mètres delà.

— Des peones nous suivaientavec les mules. Je ne pense pasque...

— Oh ! señor ! leurs pauvrescorps gisent maintenant au fondde la barranca ! Le Seigneur aitleurs âmes ! Vous auriez subi lemême sort si vous n'aviez été horsde ce passage avant le dernierassaut de cet ouragan, l'un desplus courts et des plus terribles àla fois que j'aie jamais vus dans la

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sierra.Tout en parlant, le chasseur

enlevait don Ramon entre ses brasrobustes. Aidé par Manuel, il semit en marche, tous deux portantle vieillard inanimé.

Dix minutes plus tard, ilsatteignaient l'entrée d'une grottecreusée dans la falaise. Lechasseur y pénétra délibérémentavec son compagnon et sonfardeau, sans paraître surpris dela lueur qui annonçait la présenced'êtres humains tout au fond duvaste abri naturel utilisé par lesvoyageurs, assez rares d'ailleursen cette région désolée.

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Une dizaine de personnes,parmi lesquelles se trouvaientquatre Indiens, étaient assisesautour d'un maigre feuqu'alimentaient des lichens séchés,assez nombreux en cette partie dela sierra. Tous les regards setournaient vers les arrivants. Unefemme se leva et demanda :

— Qu'y a-t-il ? Un hommeblessé ?... malade ?

Le chasseur réponditlaconiquement :

— Une victime de l'ouragan,señora.

D'un rapide coup d'œil, lafemme — dona Hermosa de

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Chantelaure — dévisagea lechasseur, puis don Manuel.Quelque surprise, de l'intérêtapparent dans son regard, surtoutquand celui-ci fut tombé sur levieillard évanoui.

Elle offrit son aide, que donManuel accepta avecempressement. Quelques instantsplus tard, don Ramon était étendusur un zarapé, et la comtesseessayait de le faire revenir à lui.

Mais ses efforts furent vains,et de même ceux que tenta ensuitele chasseur, qui connaissait desmoyens énergiques pour les casd'évanouissement.

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— Il doit y avoir commotioncérébrale, conclut-il. Nous n'ypouvons rien, en ce cas. Il fautattendre. Le señor reprendra peut-être connaissance d'un moment àl'autre.

— Mon pauvre oncle ! ditManuel en joignant les mains.Quelle terrible aventure ! Etqu'allons-nous devenir, seuls danscette sauvage sierra, maintenantque nos serviteurs et nos bagagesn'existent plus ?

Mme de Chantelaure ditgracieusement :

— Soyez assuré, señor, quenous n'abandonnerons pas des

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voyageurs en détresse ! Voyez...Son doigt s'étendait vers une

partie de la grotte où se trouvaientsept mules vigoureuses.

— ... Nous pourrons vouscéder l'une d'elles, ainsi quequelques approvisionnements. Decette manière, il vous sera possibled'emmener votre oncle, dès qu'il setrouvera mieux, hors de ces lieuxinhospitaliers.

— Vraiment, señora, je nesais comment vous exprimer...Permettez-moi de vous faireconnaître le nom de vos obligés :mon grand-oncle est don RamonFerrago...

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Dona Hermosa dit vivement :— Don Ramon Ferrago ?

L'oncle de don Antonio ?— Lui-même, señora... et moi

je suis son fils, don ManuelFerrago.

Mme de Chantelaure tendit lamain au jeune homme :

— En ce cas, soyezdoublement le bienvenu ! J'aiconnu votre père, don Manuel, j'aiapprécié toutes les belles qualitésdont il était pourvu. Dès lepremier moment, votreressemblance avec lui m'a frappée.J'ai aussi reconnu don Ramon, quej'avais eu l'occasion de voir en

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compagnie de son neveu.— Je suis charmé, señora,

d'une si heureuse rencontre !... etaussi d'entendre faire l'éloge demon père, qui eut tant d'ennemis.

— Oui, je sais. Il m'en aentretenue plus d'une fois. Peut-être, bien que vous fussiez trèsjeune à cette époque, avez-vousentendu parler de dona HermosaBarrai ?

— Oui, je m'en souviens.Serait-ce vous, señora ?

— C'est moi... devenue, parmon second mariage, la comtessede Chantelaure... Et voici monmari, le comte Arnaud de

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Chantelaure.M. de Chantelaure, qui était

assis près du feu sur unecouverture, se leva lentement. Lalueur du foyer éclaira son visagepâli, creusé, aux yeux un peuenfoncés dans l'orbite. Il tendit lamain à don Manuel avec un motde bienvenue prononcé d'un tonlassé. Puis il se tourna vers lechasseur, qui était resté un peu enarrière. Un mouvement desurprise lui échappa. L'autres'avança d'un pas et dit avectranquillité :

— Je crois, señor, vous avoirdéjà vu un jour ?... à la pulqueria

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de Pedrito ?M. de Chantelaure balbutia :— En effet. Il me semblait

vous reconnaître... Le Castor-Franc, n'est-ce pas ?

— Lui-même, señor.Don Manuel dit avec un élan

quelque peu théâtral :— Je vous présente mon

sauveur, señora et señores ! Sanslui, je serais au fond de labarranca, en fort mauvais état !

Mme de Chantelaure tendit lamain au Canadien en disant avecun aimable sourire :

— Je vous félicite, señor.Mais, Arnaud, vous ne m'aviez

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jamais dit que vous connaissiez cecaballero ?

Son regard, à la fois câlin etméfiant, se dirigeait vers le comte.Celui-ci répondit brièvement :

— Je le connais pour lui avoirserré la main au passage, dans lasalle de la pulqueria, comme jel'aurais fait à tout compatriote.Car ce brave Canadien en est unpour moi.

— Ah ! en effet... Eh bien,señores, prenez donc place à notrefeu. Je vous présente le Loup-Rouge, un des grands chefs de lanation comanche...

La présence du Loup-Rouge

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ne parut aucunement étonner leCastor-Franc. Mais l'Indien, lui,avait eu dans le regard un éclairde contrariété. Néanmoins, ilsalua le Canadien en disant :

— Mon frère est un grandchasseur, qui est aimé de toute lanation. L'Elan-Rapide, le puissantsachem des Comanches, est lemeilleur ami de mon frère.

— C'est exact, chef. Mais quefaites-vous donc ici, loin de votrevillage ?

La question ne parut pasembarrasser le Loup-Rouge. Ilrépondit sans hésiter :

— J'accompagne ces étrangers

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qui vont voir le grand « teocalli »...Et mon frère, quel motif l'amènedans la sierra ?

Le Castor-France riposta d'unton calme et narquois :

— Mais simplement le plaisirde m'y promener, chef. Ce n'estd'ailleurs pas la première fois quej'y viens et j'aurais pu, commevous, servir de guide jusqu'au«teocalli».

Don Manuel fit observer :— C'était là aussi le but de

notre voyage. Mon oncle voulaitétudier ce monument sacré, fortpeu connu encore.

— Oui, je sais que don Ramon

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est un savant très au courant detout ce qui a trait au passé duMexique, dit dona Hermosa.

— Mon oncle s'estparticulièrement spécialisé, depuisquelques années, dans l'étude del'écriture aztèque.

Dona Hermosa eut untressaillement, et ses noiresprunelles brillèrent pendantquelques secondes.

Avec affabilité, elle invita lesnouveaux venus à s'asseoir. Leshommes qui se trouvaient autourdu feu s'écartèrent un peu pourleur faire place. Il y avait là, outretrois Indiens qui suivaient le Loup-

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Rouge, Corpano, l'arriero, et sixdes aventuriers engagés naguèrepar Pedrito. Les quatre autresmanquaient... et parmi euxFloriano et l'Œil-qui-roule. Ilsavaient été congédiés par donaHermosa avant d'atteindre lasierra, sous prétexte que laprésence des quatre Indiensrendait la leur inutile ; et lepayement intégral de la sommepromise, augmenté d'une forteprime, ne leur permettait aucuneréclamation.

M. de Chantelaure avaitrepris place sur sa couverture. LeCastor-Franc, assis près de lui,

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remarqua au bout d'un instant quedes frissons l'agitaient de temps àautre.

Il s'informa :— Avez-vous froid, monsieur ?— Il me semble par moments

que mes veines charrient de laglace au lieu de sang. Je me senstrès souffrant depuis quelquetemps...

Dona Hermosa intervint d'unton de reproche suave :

— Mon cher ami, vous vousfaites des idées, à mon avis. Cesmalaises sont purement nerveux.

Le comte hocha la tête.— J'en doute ! Chaque jour, je

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me sens plus malade.Il se tut en ramenant autour

de lui le manteau qui couvrait sesépaules. A la lueur du foyer, sonvisage prenait une teinte presquelivide. Le Canadien l'enveloppad'un rapide coup d'œil, inquiet etscrutateur. Et ce regard, plusd'une fois, se reporta encore surcette physionomie défaite, lassée,tandis que Mme de Chantelaureexpliquait à ses hôtes :

— Nous sommes à larecherche d'un parent disparudepuis près de deux ans. Le Loup-Rouge nous a donné à ce sujet desindications précieuses, et a même

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accepté de nous guider sur lestraces du pauvre garçon.Evidemment, nous n'avons pas lechimérique espoir de le retrouvervivant ! Mais si, du moins, nouspouvions rapporter ses ossementsà sa pauvre mère, qui se meurt del'affreuse incertitude !

Dona Hermosa débita cemensonge avec un naturel, unaplomb capables de convaincretout homme moins prévenu que nel'était le Castor-Franc. Ceciconstituait la version «officielle» del'expédition, telle qu'on l'avaitaussi présentée aux hommesengagés par Pedrito.

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Dans la soirée, commeMme de Chantelaure se dirigeaitvers le coin de la grotte où elleallait prendre son repos, Corpanose dressa près d'elle et chuchota :

— Attention au Castor-Franc,señora ! Il est tout dévoué à donPedro de Sorrès et est envoyésûrement pour nous espionner.

— Je m'en doutais. Maiscomment vient-il ouvertement ? Ildevait pourtant craindre d'êtrereconnu par quelqu'un de nous ?...Quand ce ne serait que le Loup-Rouge, qui m'a donné tout àl'heure le même avertissement que

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vous ?...— Je ne comprends pas, en

effet... Mais il faut nous méfierbeaucoup. Don Pedro est rusé,l'Elan-Rapide l'est encoredavantage.

— Nous veillerons, Corpano.Bonsoir et merci !

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XVI.

L'histoire du Mexique autemps de la domination indienneest demeurée assez obscure.D'après les traditions orales, troisimmigrations successives, venantdu nord, amenèrent en ce pays lesToltèques, les Tchichimèques etles Aztèques. Ces peuples avaientatteint un grand degré decivilisation. Chez les Toltèques, le

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sentiment artistique était fortdéveloppé. Leurs mœurs étaientdouces, policées, leur religionn'avait rien des pratiquessanguinaires en usage chez lesAztèques. Ceux-ci offraient à leursdivinités des sacrifices humainssur des autels que supportaientd'énormes pyramidesquadrangulaires. Quelques-uns deces « teocalli » ont subsisté jusqu'ànos jours... Et c'était l'un d'eux,fort peu connu jusqu'alors et situédans la sierra, que don RamonFerrago allait voir en compagniede son neveu, quand l'ouragan lesavait saisis au bord de la

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barranca.Or, quatre jours après cet

incident qui avait failli si maltourner pour eux, deux jeunesgens, débouchant d'un étroitsentier, arrivaient au plateaurocheux sur lequel se dressaitl'immense assemblage de blocs depierre reliés par un indestructibleciment.

L'un était un Blanc, l'autre unIndien : don Ruiz de Sorrès etl'Antilope.

Tous deux s'assirent au pieddu « teocalli ». Don Ruiz dit avecun peu d'impatience :

— Le Castor-Franc tarde bien

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à nous rejoindre. J'espère,cependant, qu'il ne lui est rienarrivé de fâcbeux.

— Le Castor est un hommeprudent. Il ne se presse jamaispour bien remplir les missionsdont on le charge.

— Oui, mais le Loup-Rouge etdona Hermosa sont de dangereuxadversaires. C'est égal, ils doiventchercher vainement quelles sontces pistes qui les précèdent depuisleur entrée dans la sierra. Ils ne sedoutent pas, ces bandits, qu'unautre chemin existe pour atteindrele temple de la Lune... et que donPedro de Sorrès s'apprête à les

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recevoir là-bas.Le jeune homme rit

silencieusement, tandis que leregard de son compagnons'éclairait de contentementironique.

Pendant quelques instants,don Ruiz et l'Indien restèrentsongeurs, les yeux attachés sur lescimes rudes et sèches quifermaient l'horizon. Tout à coup,l'Antilope dit avec une intonationde joie calme :

— Voici le Castor-Franc.Ruiz se mit vivement debout

et alla au-devant du Canadien, lamain tendue.

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—Enfin vous, ami ! Jecommençais à craindre que vousn'ayez eu des difficultés parmi cesestimables personnages.

— Eh ! j'étais surveillé deprès, je vous le promets, don Ruiz !Mais avec de l'adresse, on se tiretoujours des pas difficiles.

— Venez nous raconter cela,Castor-Franc.

Quelques instants plus tard,les trois amis avaient pris placesur le sol couvert d'une herbe rare.Tandis que l'Antilope sortait deson sac les tortillas de maïs et laviande séchée qui devaientcomposer le repas, don Ruiz

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interrogeait :— Vous avez vu M. de

Chantelaure ?— Oui... mais impossible de

lui parler. Mme de Chantelaureétait là sans cesse, feignant del'entourer de soins. Car il estmalade, le pauvre homme... etbien malade, je le crains.

— Qu'a-t-il donc ?Le Canadien hocha la tête.— Au juste, je ne sais. Mais

pour vous dire toute ma pensée,don Ruiz, je me demande si... donaHermosa ne cherche pas à sedébarrasser d'un personnagegênant.

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— Quoi, vous avez une idée?...

— Qu'elle lui a donné unemauvaise drogue. Il doit la gênerplutôt, surtout si elle doute qu'il ades soupçons à son sujet.

— Il aura peut-être commisune maladresse, une imprudencecapable de mettre cette femme surla voie. C'est un homme faible... etelle est fort adroite, douée,certainement, d'une ruseinfernale. Ainsi, Castor-Franc,vous n'avez pu échanger un seulmot seul à seul avec lui ?

— Aucun ! La Panthèreblanche, comme l'appelle si

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justement l'Elan-Rapide, necessait de nous surveiller, deguetter jusqu'aux regards quenous échangions. Et elle n'étaitpas seule pour cette jolie besogne.Ce maudit Loup-Rouge rôdait sanscesse autour de nous... puis aussiCorpano, l'arriero.

— Corpano ? Ah ! oui, le pèredu traître que fit exécuter monpère.

— C'est cela, il a une tête queje n'aime guère... et,naturellement, il ne doit pas avoirune grande sympathie pour donPedro. Il est donc possible queMme de Chantelaure ait trouvé

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chez lui un complice empressé.— En effet... Et ne faudrait-il

pas voir là une corrélation avec lecongé donné à Floriano et à l'Œil-qui-roule ? Corpano sait,naturellement, qu'ils ont faitpartie de la guérilla de mon père.Il a pu avoir des soupçons, lessurveiller de très près etsurprendre quelque fait qui lui aparu louche. Aussitôt informée,dona Hermosa a jugé prudent dese séparer d'eux et, afin de leurdérober sa méfiance, elle acongédié en même temps deuxautres de leurs compagnons sousle prétexte qu'ils lui devenaient

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inutiles par suite de la présence duLoup-Rouge et de ses Indiens.Précaution vaine, d'ailleurs, carnul d'entre nous ne s'est trompésur ses véritables intentions.

Pendant un moment, don Ruizresta silencieux, réfléchissant.Puis il déclara :

— Je crois prudent desoustraire M. de Chantelaure auxentreprises criminelles de cettefemme. Si mon père était là, ilprendrait cette résolution, j'en suispersuadé. Vous, Castor-Franc,quel est votre avis ?

— Le même que le vôtre, donRuiz. Il faut essayer de sauver ce

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pauvre homme — s'il en est tempsencore. Mais ce ne sera pas uneaffaire très facile, entouré commeil l'est.

— Bah ! nous ne sommes pastous trois gens à nous embarrasserdes obstacles, des difficultés.Réfléchissons à cela trèssérieusement, Castor-Franc, etcombinons l'enlèvement de M. deChantelaure.

— Je ne demande pas mieux,don Ruiz. Cet homme m'a faitpitié... quoique, à vrai dire, il aitbien un peu ce qu'il mérite pours'être laissé entortiller de cettemanière. Mais il faut que je vous

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raconte mon séjour parmi latroupe de Mme la comtesse deChantelaure... Et d'abord, la petiteaventure qui me mit en rapportavec l'oncle et le fib du colonelFerrago.

Don Ruiz eut un brusquemouvement.

— Que dites-vous ?Brièvement, le Canadien

relata les faits qui s'étaient passésquatre jours auparavant. Ruizl'écoutait avec une attentionprofonde et chaque fois que leCastor-Franc prononçait le nomde Ferrago, une lueur traversait leregard du jeune Mexicain.

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Quand le Canadien se tut,Ruiz murmura :

— Est-ce vraiment dans unseul but d'étude que don Ramonvoyage par ici ? Oui,probablement, car il est connudans le monde savant pour sestravaux sur le Mexiqued'autrefois. Je crois donc à unesimple coïncidence... Et, sansdoute, Mme de Chantelaure n'est-elle pas très satisfaite de cetterencontre, l'oncle et le neveudevant lui paraître plutôtpersonnages gênants en lacirconstance.

— Il est déjà convenu qu'elle

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les laissera ici même, avec lesprovisions nécessaires, pendantqu'elle s'en ira plus loin voir « sielle trouve les traces de son parentdisparu », comme elle dit avec unaplomb incroyable. Au retour, ellereprendra les deux individus. DonRamon avait retrouvé saconnaissance, hier, et il estprobable que peu à peu il seremettra tout à fait. Pour lemoment, il a perdu la mémoire eta l'air passablement abruti.

Don Ruiz demanda :— Il n'est pas question de

laisser avec eux M. deChantelaure, malade, au lieu de le

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traîner encore pendant trois jourssur les sentiers de la sierra ?

— Je n'en ai pas entenduparler.

Pendant un long moment, lestrois hommes restèrent silencieux.Ruiz songeait, le front sur samain. Ce fut lui qui reprit laparole, en disant d'un ton décidé :

— Vous partirez demainmatin pour aller rejoindre monpère, Castor-Franc, et pourl'instruire de ce qui se passe. Denotre côté, l'Antilope et moi nousnous chargeons d'enlever M. deChantelaure aux griffes de laPanthère...

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Et s'adressant au jeuneIndien, don Ruiz ajouta :

— Si mon frère trouve un bonmoyen, qu'il me le dise. Bientôt,quand j'aurai mûri mon plan, je luien ferai part et nous verronsensemble à jouer un bon tour auxennemis du Jaguar.

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XVII.

Dans la matinée dulendemain, la caravane desChantelaure arriva au grand «teocalli », au pied duquel futaussitôt établi le campement.

Don Ramon, qui avait fait letrajet porté par deux vigoureuxpeones, parut tout à coup sortir dela somnolence dans laquelle,depuis deux jours, il restait

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plongé. La vue du monumentsacré, but de son voyage, réveillaitquelque peu son intelligenceendormie à la suite de lacommotion cérébrale. Quand leshommes l'eurent étendu à terre, ilresta les yeux fixés sur l'énormepyramide, en une contemplationbéate que personne ne vinttroubler.

— Laissons-le. Il va peu à peuretrouver toute sa lucidité,assurait dona Hermosa à donManuel.

Elle n'avait pas cesséd'entourer de soins le vieillard etavait manifesté un vif

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contentement quand, deux joursauparavant, il était enfin sorti del'état d'insensibilité qui avait suivile choc violent sur le roc dusentier.

A Manuel, elle témoignait unegrande sympathie, et le jeunehomme semblait tout à faitconquis par son amabilité, par cecharme ensorcelant dont ellesavait si bien user pour aveuglerautrui sur sa piètre valeur morale.

En sa compagnie, tandis qu'ondressait les tentes, elle visital'intérieur de la gigantesquepyramide, qui avait dû servir delieu de réunion à la foule des

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fidèles, tandis qu'au-dessus lessacrificateurs immolaient, surl'énorme autel de pierre, lesvictimes humaines offertes àHuitzilopochtli, le féroce dieu de laguerre.

— Le grand-prêtre leurouvrait la poitrine avec un couteaud'obsidienne, expliquait donManuel. Il leur arrachait le cœuret le jetait à la foule, qui s'endisputait les lambeaux pour lesavaler. Ce cannibalisme religieux,ces rites sanguinaires faisaient dupeuple aztèque, réellement civilisésous d'autres rapports, une nationinférieure à celle des Toltèques,

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dont la religion ne connaissait pasles sacrifices humains.

Dona Hermosa ne frissonnaitpoint à l'évocation des sinistresscènes dont le « teocalli » avait étéle théâtre. La sensibilité n'existaitpas chez cette femme, uniquementpréoccupée de son but d'ambitionet de lucre. Don Pedro l'avait bienjugée, naguère, en disant à son filsqu'il la croyait capable de tout, etque, même sans preuve, il étaitassuré qu'elle avait fait mourir sacousine Paz.

Peu après, en quittant donManuel, Mme de Chantelaure allatrouver le Loup-Rouge qui fumait

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gravement, adossé au « teocalli ».A mi-voix, elle demanda :

— Vous n'êtes toujours pasfixé, chef, au sujet de ces tracesque nous retrouvons depuis notreentrée dans la sierra ?

Le Comanche hocha la tête.— Non. Ainsi que je l'ai déjà

dit à ma sœur, ces traces de passont celles d'un Indien et d'unBlanc, comme il m'est facile de lereconnaître, bien que celui-ci porteaussi des moksens. Mais quelssont ces hommes ? Dans quel butnous précèdent-ils ? Voilà ce que jene puis savoir.

— Croyez-vous toujours que

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ce ne soient pas l'Elan-Rapide et leJaguar ?

— Ces pas sont ceux de jeuneshommes. La piste va en avant,revient en arrière. Ces inconnusont dû rôder autour de nous,depuis notre départ, et passer àplusieurs reprises près de notrecampement.

— Enfin, il est bien certainqu'ils sont des espions du Jaguar.Donc, il ne faut pas nous relâcherde notre surveillance. Déjà, nousavons pu nous débarrasser del'Œil-qui-roule et de Floriano,introduits par l'ennemi jusquedans notre troupe. Sans Corpano,

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ces hommes seraient encore parminous et nous ignorerions le retourde don Pedro, ses accointancesavec mon mari. Bref, nous serionsà la merci de notre dangereuxadversaire.

— Le Castor-Franc était aussiun espion du Jaguar.

— Oui... mais grâce à notreprudence, il n'a pas dû rapporterbeaucoup de renseignements àcelui qui l'a envoyé.

— Il a pu dire au Jaguar quele mari de ma sœur était bienmalade.

Mme de Chantelaure soutintsans sourciller le regard aigu et

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railleur de l'Indien.— Eh bien, cela n'a aucune

importance, que je sache.Le chef eut un sourire

ambigu.— Le Castor-Franc, l'ami du

grand sachem des Comanches,connaît peut-être le poison queprépare Atzol, le sorcier qui saitles secrets pour faire mourirlentement.

Dona Hermosa ne putmaîtriser un tressaillement etpâlit un peu.

Elle dit d'une voix malassurée :

— A quel propos me parlez-

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vous de cela, chef ?— Ma sœur croit-elle donc

que le Loup-Rouge n'a pas devinéde quoi meurt son mari ?

Dona Hermosa ne perdit pascontenance. En levant les épaules,elle répliqua d'un ton mécontent :

— Vous me racontez là deschoses bizarres, chef. N'en parlonsplus, cela vaut mieux. Continuezde surveiller ces pistes, méfions-nous du Castor-Franc, qui nous aquittés si brusquement... et, leplus tôt possible, gagnons letemple de la Lune, carcertainement le Jaguar doitpréparer quelque chose contre

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nous.Le Comanche dit avec un

rictus de haine :— Le Jaguar est un homme

puissant. Mais le Loup-Rouge sevengera de lui et brisera ses os.Un jour, ma sœur verra sachevelure à la ceinture du chef.

— Je le souhaite de tout moncœur, répliqua en souriant donaHermosa.

Et la belle Panthère — si biennommée — s'en alla de son pasglissant, onduleux, vers donRamon Ferrago toujours plongédans la contemplation du « teocalli».

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Comme le vieillard nesemblait pas s'apercevoir de saprésence, elle lui toucha l'épauleen se penchant vers lui.

Don Ramon tourna la tête, enattachant sur elle un regard quin'avait pas retrouvé toute sonacuité.

— Ce « teocalli » vousintéresse, don Ramon ? Dès quevous serez mieux, il faudra voirl'intérieur. Il y a là quelquescurieuses figures taillées dans lapierre... et des caractèreshiéroglyphiques dont le sens restepour moi, profane, une complèteénigme.

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Le vieillard dit avec un accenthésitant :

— Moi, je sais... Je les lirai...— Oui, vous êtes très savant

sur ces questions-là...D'un coup d'œil rapide, dona

Hermosa s'assura que personne nese trouvait aux alentours. Alors,plus bas encore, elle ajouta :

— Je veux vous montrerquelque chose. C'est un souvenirde famille ; mais n'en dites rien àpersonne, car je ne suis pas sûredu tout des gens de ma troupe, etce bijou les tenterait...

Tout en parlant, elle sortaitde son corsage la demi-lune d'or et

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mettait sous les yeux du savant laface gravée.

— ... Ce sont bien là descaractères aztèques, n'est-ce pas ?

Un subit intérêt anima leregard encore embrumé duvieillard.

— Oui... Attendez...Il prit la demi-lune entre ses

doigts secs et, sortant une loupe desa poche, lut lentement, tout basd'abord, puis à demi-voix :

« Quand la Lune sera pleine,elle ouvrira le temple saint. »

Don Ramon leva les yeux surMme de Chantelaure, en ajoutant :

— Je ne puis vous expliquer,

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señora, ce que signifie cettephrase, qui a sans doute un senssymbolique.

— Très certainement. Je suiscontente néanmoins que vous mel'ayez traduite. Ces hiéroglyphesm'agaçaient un peu... et puis,toute femme est curieuse, c'estchose établie depuis notre mèreEve. Merci, don Ramon.

D'un geste doux, mais sûr,elle reprenait la demi-lune que donRamon considérait de nouveauavec intérêt. Puis elle la remitdans son corsage, en ajoutant :

— Je tiens à ce bijou, que m'alégué mon père. Il est pour moi un

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porte-bonheur. Car je suis un peusuperstitieuse, don Ramon. C'estune petite faiblesse que je vousavoue bien simplement. Mais jevais maintenant vous laisser vousreposer... Comment vous sentez-vous, ce matin ?

— Bien mieux. La brume quej'avais là se dissipe.

Il passait la main sur sonfront.

— Tant mieux ! Lacontemplation de ce superbe «teocalli » achèvera la guérison. Atout à l'heure, cher don Ramon.

Elle s'éloigna et alla jeter uncoup d'œil sur ses bagages que

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déchargeait un peon. Oliva ne setrouvait plus là pour exercer lasurveillance et s'occuper du servicede la comtesse. Elle était tombéemalade à Tolano et, comme detout temps sa santé avait étédélicate, dona Hermosa s'étaitdécidée à la laisser chez son frèrependant la durée de cetteexpédition fatigante etdangereuse... La jeune métisse nes'y était pas résignée sans peine.Elle ne manquait pas moins à samaîtresse, dont elle était depuisdes années la confidente et lacomplice. Tous les secrets desseinsde dona Hermosa, elle les

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connaissait, elle avait aidé de toutson pouvoir à leur réalisation... Eten quittant Tolano pour courir sapérilleuse aventure, c'était à cettefidèle servante que la comtesseavait remis en dépôt la boîte d'orenlevée à dona Paz en mêmetemps que la demi-lune.

Ayant constaté que sesbagages étaient déchargés avec unsoin suffisant, Mme deChantelaure se dirigea vers latente déjà dressée, où son mariprenait un peu de repos. Quandelle entra, il ne bougea pas, nesouleva même pas ses paupières.Elle jeta un rapide coup d'œil sur

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le visage aux tons livides et eut unrapide, un cynique sourire desatisfaction.

Lui, pendant ce temps,songeait avec un frisson derépulsion et d'effroi : « Elle...encore elle ! » Il avait peine àsupporter la présence de cettefemme dont il avait été sifollement épris. Ce que don Pedrolui avait appris d'elle, à la « casagrande », était plus que suffisantpour lui inspirer une profondehorreur de la créature sansscrupules, sans honneur, sanspitié, qui n'avait pas reculé devantl'odieux marché : Clara Ajuda

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livrée au Loup-Rouge en retour durenseignement désiré. L'obligationoù il se trouvait de lui dérober sessentiments paraissait fort dure àcet homme dont la faiblesse semêlait de violence, dont lecaractère indécis et orgueilleux nese prêtait guère à la patience, à laténacité, aux ruses diplomatiques.

Après avoir trop longtempsfléchi sous le joug d'Hermosa, ilaspirait maintenant à lui crier sonmépris, à être délivré de sa vue...Mais les recommandations de donPedro étaient formelles. Le comtes'y était donc soumis enfrémissant. Il avait adopté un air

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d'indifférence maussade, defroideur ironique, dont sa femmed'ailleurs n'avait paru tenir nulcompte. Elle avait continué dediriger tout, de préparerl'itinéraire, sans jamais demanderl'avis d'Arnaud. C'est ainsi qu'unjour, il avait appris le congé donnéà quatre hommes de leur troupe,dont l'Œil-qui-roule et Floriano...puis leur remplacement par leLoup-Rouge et trois de ses Indiens.Mme de Chantelaure, à cetteoccasion, lui avait expliquébrièvement :

— Le chef va nous servir deguide jusqu'au gisement.

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Il avait riposté avec une sècheironie :

— A votre place, jeredouterais que cet Indien à minepeu rassurante vous massacre unbeau matin, pour vous dévaliser.Fort probablement, c'est là le sortqui nous attend avec toutes vosbelles combinaisons.

Elle avait levé les épaulessans répondre, en jetant vers luiun coup d'œil moqueur dans lequelse glissait une menace.

Arnaud, par ailleurs, n'avaitpas tenté de s'opposer à lapoursuite de l'expédition. Ilobéissait en cela aux instructions

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de don Pedro — car s'il n'eût suivique son inspiration, il aurait laissélà Hermosa, après lui avoirnettement dit ce qu'il pensaitd'elle.

Mais non, il fallait dissimuler,subir en apparence la volonté decette femme qui, elle, savait sibien manier l'hypocrisie, laperfidie. Quand il avait commencéd'être saisi de malaise au momentoù ils atteignaient la sierra, elles'était montrée pleine d'attentionpour lui et, depuis lors, n'avaitcessé de lui donner ses soins. Maisil n'éprouvait de cette sollicitudeaucune reconnaissance. Bien loin

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que ses sentiments changeassent àl'égard de la comtesse, il était deplus en plus envahi parl'éloignement répulsif, par cettemême angoisse torturante quiavait saisi la pauvre Paz quelquetemps avant sa mort, quand elleavait eu l'intuition qu'une mainsournoise, implacable, lui versaitlentement la mort.

Le malaise, au lieu dediminuer les jours suivants, s'étaitquotidiennement aggravé.D'étranges symptômesinquiétaient M. de Chantelaure, etbientôt éveillaient ses soupçons. Ilse souvenait des insinuations de

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don Pedro, relativement à des faitsde haute gravité qu'il imputait àHermosa. En se voyant seul parmices gens complices ou à la solde dela comtesse, il songeait enfrissonnant :

« Si vraiment elle veut madisparition, je suis perdu. Nul, ici,ne m'aidera à lui échapper ! »

Aussi avait-il éprouvé ungrand espoir en voyant apparaîtrele Castor-Franc, cet après-midi oùl'ouragan avait failli précipiterdans la barranca don RamonFerrago et son petit-neveu. Cethomme, pensait-il, devait être unémissaire chargé par don Pedro

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d'une communication pour lui. Ilpourrait donc faire savoir àl'hacendero le grand péril danslequel il se trouvait et peut-êtreserait-il encore temps de le sauver.

Dès lors, il avait guettéavidement l'instant propice pourcommuniquer avec le Canadien.Mais jamais cette occasion nes'était présentée, fût-ce quelquessecondes, pendant ces trois joursoù le Castor-Franc, suivant lemême chemin que la caravane desChantelaure, s'était retrouvéplusieurs fois en contact avec elle.Une surveillance implacableentourait M. de Chantelaure,

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sournoisement et sans relâche.Dona Hermosa ne le quittaitguère, et si elle était obligée des'éloigner, il voyait s'approcher delui Corpano, ou bien ce Loup-Rouge pour lequel il éprouvait uneviolente aversion.

Puis, le quatrième jour, leCastor-Franc ne s'était plusmontré. Arnaud avait alors penséavec désespoir :

« C'est fini pour moi !Personne ne me sauvera ! »

Aujourd'hui, sa faiblesse étaitsi grande qu'il regardait à faire lemoindre mouvement. Mais l'esprittravaillait. Arnaud de Chantelaure

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se demandait où était en cemoment don Pedro et de quellefaçon il mettrait à exécution sonplan destiné à contrecarrer lesdesseins de dona Hermosa.L'ignorance dans laquelle il setrouvait sur ce double point étaitpénible au comte... Mais lepassage du Castor-Franc luiprouvait, du moins, que don Pedron'avait pas abandonné la partie.

Puis la pensée d'Arnaud sereportait sur Rosario, l'enfant trèschère dont il n'avait plus denouvelles depuis que l'expéditionavait quitté Tolano. Et le cœur dupère se serrait d'une angoisse

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nouvelle. Que deviendrait en effetla petite fille, s'il disparaissait ?Hermosa avait toujours paru luitémoigner de l'affection. Mais ilsavait maintenant quelle habilecomédienne était cette femme. Detoute évidence, elle ne sesoucierait pas de l'enfant sansfortune qui ne serait qu'unembarras pour elle.

Mais il y avait don Pedro.Certainement, il n'abandonneraitpas la fille de sa cousine Paz. Ah !si, du moins, il était libre de luirecommander la chère petite !...s'il pouvait le revoir avant demourir !

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Mourir ! Seul parmi desennemis, sans une sympathie,sans aucun des secours religieuxauxquels aspirait secrètement sonâme envahie peu à peu par lerepentir, reprise par les croyancesd'autrefois qu'avait rejetéesl'homme désireux de se délivrerdes entraves morales...

Une larme glissa hors despaupières brunies et, lentement,coula le long de la joue blême.

Maintenant, la nuit étaitvenue. Un croissant de lime, dansle ciel pur, éclairait le plateaurocheux et le grand « teocalli ».

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Tout reposait dans lecampement que gardaient ce soirles Indiens du Loup-Rouge. Sous latente, dona Hermosa dormait,confiante dans la vigilance de cessentinelles accoutumées à saisirles moindres bruits dans lesténèbres. Mais M. de Chantelaure,lui, n'avait pu encore trouver lesommeil. Il songeait de nouveau àsa fille, à la mort qu'il sentaitproche, à l'infamie de celle qu'ilavait associée à son existence etson cœur passait par tous lesdéchirements, par toutes lesangoisses, tandis que la sueur, engrosses gouttes, mouillait son

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visage et son pauvre corpsfrissonnant de fièvre.

D'une main tremblante, ilrepoussa une des couvertures dontil s'enveloppait. La nuit étaitfraîche, cependant. Mais Arnaudavait préféré demeurer sous cettetente, plutôt que de s'installer àl'intérieur du « teocalli ». Cetteénorme salle, où l'esprit évoquaitles affreux sacrifices d'autrefois,avait produit sur lui uneimpression lugubre. D'ailleurs, endehors de don Ramon et de sonpetit-neveu, personne, dans latroupe, n'avait paru désireux de lachoisir pour abri Ce « teocalli »

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inspirait aux Indiens une terreursacrée ; quant aux aventuriers, ilsaimaient mieux dormir à l'air,enveloppés dans leurs zarapésselon leur habitude.

La tente des Chantelaureavait été dressée contre une desfaces de la pyramide, celle où setrouvait l'ouverture étroite ethaute par où l'on pénétrait dans leteocalli. Une distance de quelquespas la séparait de cette entrée,qu'aucune porte ne fermait depuisdes siècles.

Tour à tour brûlant et glacé,l'âme en détresse et le corps agitéd'une fièvre violente, Arnaud de

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Chantelaure songeait avec uneirritation douloureuse, enregardant le visage tranquilled'Hermosa, en écoutant sarespiration régulière :

« Elle dort ! Oui, elle peutdormir, avec une consciencecomme la sienne ! Ah ! lamisérable ! Si vraiment ce que jesoupçonne est vrai... si c'est ellequi... Mais non, non, je ne veuxpas arrêter ma pensée là-dessus.Je ne veux pas... »

Et pourtant l'idée affreuse,l'odieux soupçon lui revenaienttoujours, alors que son regard,comme invinciblement attiré,

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retournait à ce tranquille visageaux paupières closes, à la bouchemince que plissait un sourire dansle sommeil.

Soudainement, il perçut unglissement léger. La portière de latente fut soulevée, deux hommesbondirent à l'intérieur, dans lapâle clarté lunaire. Tandis que l'und'eux se jetait sur dona Hermosa,l'autre s'élançait vers M. deChantelaure qui se dressait déjà,prêt à donner l'alarme.

Il dit rapidement, d'une voixassourdie :

— Je suis Ruiz de Sorrès. Jeviens vous sauver. Suivez-nous.

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Arnaud se souleva, tout àcoup galvanisé, les mains tenduesvers le jeune homme.

— Voici ! Aidez-moi... Je suissans forces...

Ruiz lui prit les mains, lesouleva, passa le bras autour de sataille pour le soutenir. Pendant cetemps l'Antilope, avec uneremarquable célérité, avaitbâillonné dona Hermosa, puis liésolidement ses bras et ses jambes.Ainsi brusquement enlevée à sonpaisible sommeil, Mme deChantelaure, les yeux dilatés parl'effroi et la fureur, put voir lesdeux visiteurs nocturnes

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disparaître, emmenant son mari— sa victime.

Don Ruiz et l'Indienentraînèrent le comte jusqu'auteocalli, où tous trois pénétrèrent.Dans la gigantesque salle, un pâlerayon de lune éclairait faiblementdeux corps étendus à terre : ceuxdu savant et de don Manuel,également surpris dans leursommeil, bâillonnés et ligotéscomme dona Hermosa.

Les trois hommes sedirigèrent vers le fond de la salle.Là, dans le mur, était sculpté uncolibri, forme sous laquelle lesAztèques représentaient

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Huitzilopochtli, leur dieu de laguerre. Don Ruiz appuya son doigtsur l'œil de l'oiseau. Un bloc depierre se déplaça, parut s'enfoncerdans une cavité. Don Ruiz fitpasser M. de Chantelaure parl'ouverture étroite et le suivit,ainsi que l'Antilope. Celui-ci, enappuyant sa main sur le bloc, le fitrentrer à sa place primitive, tandisque Ruiz allumait rapidement unetorche qu'il venait de prendre aubord des degrés étroits s'enfonçantdans le sol, qu'éclairait la soudaineclarté.

L'Indien prit cette torche desmains de son compagnon et

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commença de descendre. Don Ruizvenait ensuite, aidant M. deChantelaure, auquel l'événementinattendu, cette délivrance tantsouhaitée, rendait pour unmoment quelques forces.

Au bas des degrés s'allongeaitun couloir taillé dans le roc duplateau. Il descendait en pentedouce et aboutissait à une vastesalle souterraine où, sur des dallesde pierre noire, étaient rangés denombreux corps humainsdesséchés, momifiés, que paraientde riches bijoux d'or et d'argenttravaillés avec art.

Cette salle avait dû, au temps

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de la domination aztèque, servirde sépulture à de grandspersonnages, ou bien aux prêtresqui desservaient le grand teocalli,ce lieu vénéré, à l'accès difficile,vers lequel, d'après une traditionindienne, les foules montaient àcertaines époques de l'année pourassister à l'immolation de victimeschoisies offertes au terribleHuitzilopochtli.

Une porte, qui avait la formed'une ogive très allongée, donnaitsur un nouveau couloir, d'abordassez large, puis se rétrécissantpeu à peu pour se terminer à picau-dessus d'une imposante vallée.

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Mais, transversalement à cecouloir, il en existait un autre, siétroit qu'un homme mince pouvaitseul y passer. Il descendait encore,celui-là, avec de nombreuxcircuits. A l'un de ces détours, unebouche d'abîme s'ouvrait dans leroc, de telle sorte que les noninitiés devaient fatalement ychoir. Piège terrible vers lequel,sans doute, avaient été conduitsautrefois bien des condamnés àmort.

Mais don Ruiz connaissait leslieux où deux ans auparavantl'avait amené l'Elan-Rapide,possesseur du secret de ce

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passage, qu'une tradition avaittransmis dans sa famille de pèreen fils, et que tous avaientconservée jalousement. Avec l'aidede l'Antilope, il avait faitmanœuvrer la longue dalle platequi, par un ingénieux système deglissement, venait se poser commeun pont sur l'ouverture du puitsinsondable. Ils passèrent doncfacilement tous trois. Après quoi,Ruiz remit le piège en état. Ainsi,au cas fort improbable oùquelqu'un de la troupe d'Hermosadécouvrirait la secrète sortie duteocalli, toute poursuite seraitimpossible.

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Après l'abîme, le couloirdescendait toujours et il finit paratteindre une entaille ouvertedans le roc, au niveau de la vallée.

Près de là, don Ruiz etl'Indien avaient laissé, l'un sonzarapé, l'autre sa robe de bison.En dépit des protestations ducomte, ils en enveloppèrent celui-ci. Puiz Ruiz, en se couchant prèsde lui, déclara :

— Maintenant, reposez enpaix. Demain soir, nous seronsprès de mon père et de l'Elan-Rapide.

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XVIII.

La haute allée, très large, oùdon Ruiz et l'Antilope venaientd'amener M. de Chantelaureapparaissait d'une relativefertilité. Les yeux fatigués parl'aridité habituelle de la sierra ydécouvraient avec satisfaction desbuissons verdoyants, des arbresvigoureux, une herbe fine etdrue... Sans doute, par quelque

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phénomène géologique, une napped'eau était-elle demeurée dans lesous-sol, depuis l'époque lointaineoù le climat s'était transformé, oùla sécheresse avait dénudé lasierra, craquelé la terre, tari lestorrents qui, naguère,descendaient impétueusement descimes que l'hiver couvrait deneige. Il existait à ce sujet unelégende parmi les Indiens. Acertains jours, racontaient-ils, unerivière souterraine se gonflaitsubitement, débordait par uneissue mystérieuse, envahissait lavallée. Puis, avec la mêmerapidité, elle disparaissait,

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retournait à son lit secret oùdepuis des siècles elle glissait,dans les ténèbres, sur une couchede sable étincelant.

Personne, encore, n'avaitcherché à se rendre compte sicette légende ne reposait pas surun fond de vérité... La hautevallée, difficilement accessible,n'avait jusqu'alors guère attiré leschasseurs, que rebutait l'aride etdur chemin et qui trouvaientamplement gibier à leurconvenance dans les immensesforêts du versant est. Leschercheurs d'or non plus n'avaientpas encore abordé cette partie de

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la sierra, où rien ne faisaitsupposer que le métal précieuxexistât. Seuls des Indiens, detemps à autre, venaient jusque-là.Mais ils s'avançaient peu dans lavallée, car ils redoutaient d'y êtresurpris par la crue subite de lamystérieuse rivière.

Le Loup-Rouge, lui, avait étéplus téméraire... Et don Ruiz nil'Antilope ne semblaient non plusavoir d'appréhension, enremontant la vallée avec M. deChantelaure, dans la matinée quisuivit l'enlèvement de celui-ci.

Ils ne pouvaient avancerrapidement, étant obligés de

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porter le malade, tout à faitincapable d'accomplir le long etdifficile trajet. En outre, ilsavaient la charge de leurs armeset du sac contenant leurnourriture. Mais tous deux étaientagiles et doués d'une rare vigueur.Ils marchèrent allègrement,s'arrêtant seulement pour decourts repos — et encore était-cemoins pour eux-mêmes que pour lecomte, repris de plus belle par lafièvre et les frissons, tour à tourbrûlant et glacé.

Les jeunes gens atteignirentvers le début de l'après-midil'extrémité de la vallée. Une haute

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cime la fermait — semblait lafermer, du moins. Car enavançant, on s'apercevait qu'undéfilé s'enfonçait dans laprofondeur de la montagne.L'étroit chemin, abrupt,tourmenté, se continuait ainsientre deux énormes muraillesrocheuses, dans lesquelles, detemps à autre, étaient percésd'autres couloirs ou bien s'ouvraitun petit cirque taillé par l'actiondes siècles dans la roche dure etbrune.

Ce fut dans l'un de cescouloirs que s'engagèrent don Ruizet l'Antilope portant le comte, vers

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l'heure où le soleil déclinantquittait les cimes de la sierra.Après une demi-heure de marchedans la demi-obscurité de ce défiléau sinistre aspect de coupe-gorge,ils se trouvèrent au seuil d'unénorme cirque rocheux, oùs'entassaient en un chaosgigantesque des rocs de toutesformes, de toutes dimensions, jetésles uns sur les autres, fantastiqueévocation d'un cataclysmemillénaire, dans l'ombre froide quitombait entre les parois du cirque.Celles-ci, hautes, abruptes, étaientétrangement déchiquetées dans lapartie qui faisait face à celle où

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débouchait le défilé suivi par donRuiz et ses compagnons.

En voyant ce décor d'unetragique beauté, M. deChantelaure s'exclama :

— Où me conduisez-vous donc? Est-ce vraiment ici, don Ruiz,dans cette lointaine solitude, quenous attend votre père ?

— C'est ici. Vous l'allez voirdans un instant. Et l'endroit estbien gardé, je vous l'affirme.Derrière ces roches sont cachés lesIndiens de l'Elan-Rapide. Ilsveillent... et si d'autres que nousétaient sortis du défilé, ilsn'auraient pu aller loin sans être

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arrêtés par ces braves Comanches.A travers le dédale de roches,

les deux jeunes gens s'avancèrenten soutenant M. de Chantelaureentre leurs bras vigoureux. Ilsatteignirent ainsi une des grottesimmenses creusées à la base ducirque, qui s'enfonçaient et seramifiaient dans la profondeur dela montagne.

Là se tenaient assis donPedro, l'Elan-Rapide et le Castor-Franc.

L'hacendero se leva et vintaux arrivants en disant :

— A la bonne heure, Ruiz ! Tuas réussi. Je n'en doutais pas,

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d'ailleurs.— Connaissant l'entrée

secrète du teocalli, ce n'était paschose difficile, mon père.

Don Pedro enveloppa d'unrapide coup d'œil M. deChantelaure, que Ruiz etl'Antilope étendaient sur une peaud'ours préparée sur le sol. Puis ils'assit près de lui et prit sa mainbrûlante, agitée d'un tremblementconvulsif.

— Mon pauvre ami, jeregrette vivement de ne pas vousavoir enlevé plus tôt à votreentourage ! Mais nous allons voussoigner le mieux possible...

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Le comte l'interrompit, d'unevoix que l'émotion et la faiblesserendaient un peu rauque :

— Je suis perducertainement, don Pedro. Je lesens. Mais mourir ici me paraîtramoins dur... loin de cettemisérable femme... Et je pourraivous recommander ma fille, machère Rosario...

— Nous causerons à ce sujet,mon cher ami. En ce moment,reposez-vous. L'Elan-Rapide vousa préparé un cordial de sa façonqui vous remettra un peu.

Le sachem s'avança etapprocha des lèvres du malade un

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gobelet à demi plein d'un liquidebrunâtre.

— Que mon frère boive, dit-il.M. de Chantelaure obéit.

Après quoi, il se laissa retombersur la peau d'ours, en fermant lesyeux.

Don Pedro, son fils, leCanadien et les deux Comanchesse retirèrent dans une grottevoisine. Là, des blocs de pierreétaient disposés visiblement pourservir de sièges. Les cinq hommess'y assirent. Don Pedro demanda,en s'adressant à l'Elan-Rapide :

— Est-ce bien ce que vouspensiez, chef ?

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— Oui. La Panthère s'estprocuré le poison dont Aztol a lesecret et elle l'a fait boire à sonmari.

— Pensez-vous pouvoir lesauver ?

— Non, il est trop tard. Lebreuvage que je viens de luidonner retardera un peu sa mort,mais il n'aura pas une actionsuffisante sur le poison, qui apénétré lentement dans le sang,qui le glace peu à peu.

— Combien de temps peut-ilvivre encore, à votre avis ?

— Quelques jours,probablement.

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Don Pedro se tourna vers sonfils :

— Et toi, Ruiz, qu'as-tu faitde cette femme ?

— Je l'ai laissée bâillonnée,ligotée sous sa tente.

L'heure du châtimentsuprême n'avait pas sonné pourelle, puisque c'est ici que vousvoulez le lui infliger, mon père.

— Tu as eu raison. Elle doitvenir jusqu'ici, pour y être jugée.

Le Castor-Franc objecta :— Mais y viendra-t-elle,

maintenant qu'elle se doute queses adversaires rôdent autourd'elle et qu'elle doit plus que

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jamais se défier d'un guet-apens ?— Elle ne reculera pas, au

point où elle en est. D'ailleurs, illui faut aller jusqu'au bout etvaincre ou périr, car ses compliceset ses aides réclameront le prix deleurs services. Comment le leurverserait-elle, si elle ne trouve pasle trésor convoité ?

Don Ruiz approuva :— Oui, certainement, elle est

entraînée vers son destin. LeCastor-Franc vous a dit, mon père,cette rencontre singulière avec lesFerrago, grand-oncle et neveu ?

L'hacendero inclinaaffirmativement la tête.

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— Cela n'a pour nous aucuneimportance. Don Ramon est unsavant, qui cherche des sujetsd'étude parmi les restes du passé.Par ailleurs, un assez peusympathique personnage, fourbeet envieux comme l'était sonneveu don Antonio, le père dujeune Manuel. Puisque donaHermosa doit les laisser auteocalli, ces gens-là ne nousgêneront guère. Du reste, quandmême ils augmenteraient lenombre de nos adversaires, ce neserait pas une affaire.

L'Elan-Rapide demanda, enattachant son regard sur

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l'hacendero :— Mon frère aimerait peut-

être mieux cela ? Il pourrait ainsivaincre et tuer dans une lutteloyale l'oncle et le fils de sonennemi.

Une ardente lueur traversales prunelles de don Pedro.

— Oui, vous avez bien deviné,chef, dit-il d'une voix profonde. Ceme serait une grande joie d'avoirpour adversaire, de tenir au boutdu canon de mon fusil le fils ducolonel Ferrago, de l'infâmeassassin de ma femme !

Ruiz se dressa brusquement,les yeux étincelants, la bouche

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frémissante.— Vous me le laisserez à moi,

mon père ! C'est moi qui vengeraima mère !

Don Pedro appuya sa mainsur l'épaule du jeune homme.

— Le coupable a reçu par monordre le châtiment de son crime.Si maintenant son fils se metcontre nous, qu'il périsse donc, luiaussi... et que ce soit toi, Ruiz, quiextermine le dernier rejeton decette race maudite.

Un long silence passa entreles cinq hommes. L'Elan-Rapide etle Castor-Franc connaissaient laterrible histoire qu'évoquaient en

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ce moment l'hacendero et son fils.La belle dona Mercédès, femme dedon Pedro, ayant repoussé lesavances du colonel Ferrago, celui-ci, une nuit, avait attaquél'hacienda del Sol, dans la provincede Chihuahua, où habitaient alorsles Sorrès. Don Pedro en étaitabsent à ce moment-là... Aidé parune bande de mercenaires à sasolde, don Antonio Ferrago eutbientôt raison des serviteurs quidéfendaient courageusement leurmaîtresse. La jeune femme futenlevée, l'habitation incendiée.Après quoi, le misérable partit,emmenant sa proie. Mais en cours

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de route dona Mercédès, pour luiéchapper, se jeta dans une rivière.Elle nageait très bien, et elle allaitaborder sur l'autre rive, quand uncoup de fusil tiré par don Antoniola tua sur le coup. Son corps futretrouvé quelques jours plus tardet rapporté à l'hacienda où donPedro, ivre de désespoir et defureur, prononça en sa présenceun terrible serment de vengeance.

Ruiz, alors âgé seulement dequelques mois, avait été sauvé parsa nourrice Manuela...L'hacendero le laissa à la garde decette femme complètementdévouée, pour se consacrer à la

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tâche qu'il s'était donnée : châtiercelui qui avait causé la mort de sabien-aimée Mercédès.

Homme d'honneur, il nevoulait pas l'attaquertraîtreusement, en assassin.D'autre part, il ne pouvait avoirrecours aux voies légales, carManuela seule avait reconnu donAntonio dans l'homme masquédirigeant la troupe de bandits àses ordres. En outre, cet hommejouissait de toutes lescomplaisances, de toutes lescomplicités dans le gouvernementd'alors. Don Pedro, en s'attaquantà lui de cette manière, était sûr

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d'aller vers un échec.Aussi, patiemment, avec une

ténacité farouche, attendit-il sonheure.

Dès ce moment-là, au coursde chacune des révolutions qui sesuccédaient sur la terre mexicaine,on vit s'opposer aux troupesgouvernementales une guérillacommandée par un homme que sessoldats appelaient le Jaguar, àl'exemple des Indiens. Il était douéd'une froide bravoure, d'uneprofonde astuce et maintenaitdans sa troupe une rigoureusediscipline. Ses hommes lui étaientfort dévoués, reconnaissant en lui

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une grande justice et toutes lesqualités qui font un vrai chefmilitaire.

La guérilla du Jaguar étaittrès redoutée de ses adversaires, àcause de son extrême mobilité, dela sûreté de ses informations, desterribles coups de surprise qu'elleopérait. C'est ainsi qu'un jour, elletomba sur une troupe commandéepar le colonel Ferrago. Celui-ci,fait prisonnier, fut jugé par donPedro assisté de ses deuxlieutenants, dont l'un était ce M.de Guichars que l'hacendero devaitplus tard retrouver à Paris. Unterrible réquisitoire sortit des

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lèvres du Jaguar qui avait recueilliune documentation solide sur lescrimes cachés de cet homme, êtrevil et hypocrite, dont la fortuneavait été acquise par les plusinavouables moyens. Puis lasentence de mort fut prononcée.Des partisans emmenèrent lecondamné qui, lâchement,s'abaissait aux plus humiliantesprières, et le pendirent à unacajou. Il y avait alors neuf ansque dona Mercédès était morte etque don Pedro attendait sarevanche.

Tel était le souvenir qui, cesoir, emplissait la pensée de

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l'hacendero, de son fils et de sesamis. Au bout d'un moment, donPedro passa la main sur son front,soupira légèrement et dit entre sesdents :

— Ils étaient vraiment biendignes de s'entendre, ce Ferrago etelle !

Le Canadien demanda :— De qui parlez-vous, don

Pedro ?— Mais de dona Hermosa. Je

vous ai dit que don Antonio luiavait fait la cour, naguère, peu detemps après son mariage, et quel'ingénieur Barrai avait eu ausujet de sa charmante femme de

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fortes désillusions qui, trèsprobablement, ont été cause de samort prématurée.

— Oui, je me souviens. Ilmourut du «vomito negro » à laVera-Cruz, n'est-ce pas ?

— En effet. Il avait acceptéune situation en cette ville pourfuir dona Hermosa, qui lui rendaitla vie impossible par unepersécution en coups d'épinglesmélangés de sourires. Oh ! je vousassure, Castor-Franc, que l'on serend très bien compte de la chosedès que l'on connaît tant soit peul'ex-Mme Barrai. N'est-ce pas,Ruiz ?

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— Tout à fait, mon père. Elleest de la race des félins, cetteHermosa... Et d'après ce que vousm'avez dit du colonel Ferrago, jene m'étonne pas qu'ils se soient sibien entendus.

— Oui, tous deux étaient laruse, l'hypocrisie ; tous deuxmarchaient sur les scrupules, surla plus élémentaire probité, sur lesprincipes les plus sacrés dès queleur ambition ou leur plaisir étaiten jeu. Dona Hermosa se montrejusqu'au bout la digne émule de cemisérable Ferrago, dont les crimessecrets, s'ils échappèrent à lajustice des hommes, ont été pesés

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au tribunal de Dieu.L'Elan-Rapide se leva et dit

avec solennité :— Cette femme sera jugée par

le Jaguar et par ses frères rouges.Elle périra parmi les richessesqu'elle vient chercher ici, à l'aidedu «signe» volé à sa parente.

— Qu'il en soit ainsi, chef !Dans deux ou trois jours, ellearrivera sur ces lieux avec soncomplice le Loup-Rouge. Car euxn'ont pu utiliser le passage secretdu teocalli, qui amène beaucoupplus rapidement à la vallée. Nousserons prêts à les recevoir... et àreprendre la demi-lune qui, jointe

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à celle que je possède, nouspermettra d'ouvrir enfin le templeoù mon ancêtre Octezuma exerçaitles fonctions de grand pontife. Enattendant, allons prendre notrerepas, car ces jeunes gens doiventavoir besoin de retrouver desforces après ce difficile transportdu pauvre Chantelaure.

Don Ruiz sourit en déclarant :— Je suis prêt à

recommencer, au cas où ce seraitnécessaire... Et l'Antilope aussi, jele parie.

Le jeune Indien répondit de savoix gutturale :

— Mon frère dit bien.

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L'Antilope a encore beaucoup deforce dans ses bras, et ses jambessont toujours agiles.

L'Elan-Rapide eut unhochement de tête satisfait.

— Mes fils sont des hommesvigoureux, que la fatigue ne peutabattre. Qu'ils se reposenttoutefois, pour mieux vaincre leLoup-Rouge, la Panthère et leurscomplices. Après cela, l'Elan-Rapide et ses fils rougesregagneront leur village et leJaguar rentrera dans son «calli»(1) de pierre avec le Grand-Aigle,héritier du Seigneur de la Lune.

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(1) Maison.

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XIX.

A leur tour, dona Hermosa etses compagnons s'avançaient dansla haute vallée par laquelle, avaitdit le Loup-Rouge, on arrivait aulieu sacré qu'Octezuma avait tenuà garder secret, même pour sesdescendants.

Mme de Chantelaure, endehors du frénétique désir que luiinspiraient ces fabuleuses

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richesses, était de plus,maintenant, animée d'une furieuserésolution de vengeance. Au matinseulement, elle avait été délivréede ses liens par les gens de satroupe, surpris de ne pas la voirsortir de la tente. Le Loup-Rougeet Corpano, ses confidents,n'avaient pas plus qu'elle doutéque les mystérieux agresseursfussent des complices de donPedro. L'Indien avait reconnu àl'intérieur du teocalli les mêmestraces de pas qu'il avait toujoursconstatées, précédant la troupeChantelaure, depuis l'entrée decelle-ci dans la sierra. D'ailleurs,

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le fait que don Ramon et donManuel Ferrago avaient subi lemême sort que la comtesseindiquait bien que les inconnusavaient passé par là pouratteindre la tente. De touteévidence, il existait un passagesecret. Mais le chef indien et donaHermosa le cherchèrent en vain.Ce fut, pour eux, un nouveaumotif de colère, cette pensée queleurs ennemis avaient pu ainsipénétrer jusqu'au milieu de leurcamp et enlever impunément lemalade sans qu'on eût aucunepossibilité de les poursuivre,puisqu'on ignorait dans quelle

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direction ils emmenaient M. deChantelaure.

En outre, il existait là, pourdona Hermosa et ses complices,une raison de forte inquiétude.Leurs adversaires, de plus en plus,apparaissaient comme des gensadmirablement informés de leursfaits et gestes, connaissant lessecrets de la sierra, susceptiblespar conséquent de les assaillirinopinément, à un moment jugépar eux propice. Le Loup-Rouge necachait pas à Mme de Chantelaureque la dernière phase du voyage —c'est-à-dire lorsqu'on s'engageraitdans le défilé — serait de

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beaucoup la plus dangereuse. Là,leurs ennemis auraient beau jeupour leur tendre une embuscade,fussent-ils même en nombreinférieur.

Mais dona Hermosa nevoulait pas reculer si près du but...et maintenant moins que jamais,avec le désir de vengeance quis'agitait en elle contre son mari etdon Pedro. Le vindicatif Loup-Rouge ne souhaitait pas moins deprendre sa revanche surl'hacendero et l'Elan-Rapide,auxquels il devait d'avoir vu donaClara lui échapper... Aussi, d'uncommun accord, décidèrent-ils

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d'aller jusqu'au bout, quel que fûtle péril.

— Nos ennemis nousattaqueront, disait le chef indien.Mais nous les vaincrons, carcertainement ils ne peuvent pasêtre nombreux ; sans cela, nousaurions vu leurs traces. Aprèsquoi, nous chercherons l'entrée dutemple de la Lune, que ma sœurdit pouvoir ouvrir.

Cette absence de tracesintriguait le Comanche. Supposantque le Jaguar et ses compagnonsles suivaient à quelque distance, ilavait plusieurs fois envoyé un deses Indiens faire une

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reconnaissance en arrière. Maiscelui-ci n'avait rien découvert. Enavant, on ne trouvait toujours quela piste des mêmes hommes, l'unIndien, les deux autres blancs,dont l'un était le Castor-Franc.

Ce fut donc avec une légitimeappréhension que dona Hermosa,le Loup-Rouge et Corpano — lesseuls qui fussent au courant dugrand péril couru — s'engagèrentdans le défilé où, deux joursauparavant, avaient passé donRuiz et l'Antilope, portant M. deChantelaure.

Les autres membres de latroupe ne laissèrent pas, toutefois,

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d'éprouver une impressiondésagréable en se trouvantenserrés entre ces hautesmurailles rocheuses, d'aspectsinistre. L'un d'eux opina :

— Cela m'a tout l'air d'uncoupe-gorge ! Décidément, lesamis, cette aventure me semble deplus en plus louche ! L'autre jour,c'était le mari de la senora quidisparaissait, sans qu'on sache paroù ni comment. On nous a racontéà ce sujet une histoire quepersonne n'a crue... pas plus quenous ne croyons à celle du parentdisparu dont on vient chercher lesrestes jusqu'ici.

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Un gros rire secoua lesaventuriers.

— Ah ! non ! dit José. Lasenora n'a pas l'air d'une personnequi ferait une expédition pareillepour une question de sentiment.Vrai, amigos, je ne suis pascurieux par nature, maisj'aimerais bien savoir ce qu'ellevient faire par ici, en compagniede ce Loup-Rouge qui m'a l'air d'unfameux renard !

Dowson répliqua :— Demande-le donc à

Corpano. J'ai dans l'idée qu'il estdans le secret, lui.

— Peut-être bien. Il est

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souvent en conversation avec lasenora ou avec le chef indien... Etpourquoi, puisque nous avonslaissé les mules au teocalli avecdon Ramon et son neveu, pourquoil'arriero n'est-il pas resté pour lesgarder, au lieu de continuer avecnous ?

— Oui, je te le demande. Il aune mine d'hypocrite, d'ailleurs, ets'il sait bien faire marcher salangue avec dona Hermosa etl'Indien, il paraît toujours muetquand il est parmi nous. Aussi,défions-nous, mes amis... défions-nous !

José leva les épaules.

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— Caramba ! nous nousmoquons un peu de lui !... Etd'ailleurs, curiosité mise à part,cela nous est bien égal, ce que lasenora vient chercher ici. Ellenous paye bien, elle ne nousdemande pas autre chose que del'escorter et de la défendre aubesoin. C'est de l'argent facilementgagné, après tout.

L'optimisme de José auraitsubi une forte atteinte s'il lui avaitété donné de pénétrer en cemoment dans la pensée de donaHermosa pour y lire les sinistresprojets qu'elle méditait.

Mme de Chantelaure, tout en

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avançant vers le but que le Loup-Rouge lui annonçait prochemaintenant, repassait en esprit leplan qu'elle avait combiné deconcert avec le chef indien. Leshommes de sa troupe lui étaientnécessaires, pour la lutte certainecontre don Pedro et sescompagnons. Mais après cela, ilsdeviendraient inutiles... etdangereux, quand ils sauraient cequ'elle était venue chercher ici.Donc, ils étaient à supprimer. LeLoup-Rouge s'en chargerait avecses Indiens. Traîtreusement, unenuit, José, Dowson et les autresseraient égorgés. Après quoi, dona

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Hermosa, le chef et Corpanos'occuperaient de découvrirl'entrée du temple mystérieux oùse cachait le trésor de la Lune.C'était là le point le plus difficile— du moins Mme de Chantelaurele craignait un peu car, et ceciconcordait avec la traduction faiterécemment par don Ramon —dona Paz, le jour où, bienimprudemment, elle lui avaitraconté l'histoire du bijou dont ellene se séparait jamais, avait ajouté:

— La tradition conservée dansnotre famille raconte que cettedemi-lune servait à ouvrir la porte

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du temple de la Lune — mais ellen'explique pas de quelle manière.

Oui, ce n'était pas tout d'avoirle précieux objet en sa possession.Il fallait encore découvrir la façonde s'en servir.

Ensuite, le temple ouvert,Mme de Chantelaure feraitemporter par les Indiens etCorpano le plus d'or possible. Dansquelque temps, ils reviendraientencore, pour en recueillir d'autre.L'arriero recevrait une large partde ces richesses. Dona Hermosa sel'attacherait ainsi comme compliceet serait assurée de sa discrétion.Quant aux Indiens, ils

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emporteraient les armes desaventuriers et Pedrito seraitchargé de leur en fournir d'autresencore, pour prix du silence qu'ilsdevaient garder. Ensuite, elleverrait a aider à la réalisation desambitieux désirs du Loup-Rouge,qui souhaitait devenir le chefsuprême de toutes les tribusindiennes... A moins que, toutsimplement, elle se débarrassâtpar quelque moyen rapide de cecomplice qui, avide et rusé, auraitcertainement beaucoup tropd'exigences.

Ainsi, entretenant en sonesprit ces noirs desseins, dona

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Hermosa avançait dans le sombredéfilé, auquel le jour qui déclinaitdonnait un aspect plus lugubreencore. Les hommes se taisaient,oppressés par une sorte d'effroi. LeLoup-Rouge et ses Indiensmarchaient en avant, la main surleurs armes, l'œil au guet,s'attendant à tomber dans quelqueembuscade. Cependant, sansencombre, toute la troupe, commel'autre jour don Ruiz et l'Antilope,s'engagea dans un défilétransversal, plus étroit et plusinquiétant encore que leprécédent, et se trouva enfindevant l'immense chaos du cirque

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où, l'avant-veille, avait été amenéM. de Chantelaure.

Nul ne s'attarda à contemplerl'impressionnant spectacle. Mmede Chantelaure, d'après lesconseils du Loup-Rouge, fitinstaller le campement tout prèsde la sortie du défilé. Il eût étéimprudent, en effet, à cette heuretardive surtout, de s'avancer plusavant dans un tel dédale, entre cetamoncellement de roches derrièrelesquelles, peut-être, les guettaitl'ennemi. Demain, au plein jour,les Indiens y feraient lesreconnaissances nécessaires poursavoir où se trouvait cet ennemi,

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certainement caché dans lesalentours, car dona Hermosa, pasplus que le chef comanche, nepensait un instant qu'il eûtrenoncé à contrecarrer leurs plans.Mais, obéissant à une raisoninconnue d'eux, il avait négligétoutes les occasions d'attaque,nombreuses sur le parcours, pourvenir les attendre ici...

Et les complices n'étaient passans éprouver à ce sujet une plusvive inquiétude, en se demandantquel piège l'hacendero leur avaitpréparé.

Tandis que les hommesinstallaient rapidement le camp, le

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Loup-Rouge, après avoir mis sesIndiens en sentinelle, s'approchade dona Hermosa qui, debout,considérait le formidable chaos. Enlevant le doigt, le chef comanchedésigna la haute paroi dentelée quiformait le fond du cirque :

— Que ma sœur regarde. Delà-haut, elle verra demain « l'or dela Lune ».

Mme de Chantelaure tournavers lui ses yeux où s'allumait uneardente flamme de convoitise.

— De là-haut ? Mais commenty parvient-on ?

— J'aiderai ma sœur.De nouveau, dona Hermosa

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dirigea son regard vers cette paroid'apparence inaccessible et, lestraits crispés, haletant un peu, ellemurmura :

— Enfin !... enfin !

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XX.

A ce même moment, dans unedes profondes grottes aux secrètesissues, le comte de Chantelaureétait prêt à rendre le derniersoupir.

La veille, don Pedro avait euavec lui un long entretien. CommeArnaud, qui ne se faisait pasd'illusions sur son état, luirecommandait sa fille, l'hacendero

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déclara :— Vous n'avez rien à craindre

sur ce point, Chantelaure. Jem'occuperai de Rosario, je lui feraidonner l'éducation conforme à sonrang dans une maison où elle seraheureuse... Et savez-vous le projetque j'ai formé, dès avant mêmemon voyage à Paris ? C'est qu'elledevienne un jour la femme de monfils.

Le regard triste du malades'éclaira soudainement.

— Je ne souhaiterais rien demieux pour elle ! Don Ruiz,m'avez-vous dit, a de noblesqualités. Vous seriez un bon père à

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son égard, don Pedro, j'en suiscertain... Oui, prenez bien soind'elle et défendez-la contre cettefemme qui cherchera peut-être àlui nuire quand je ne serai plus là.

Don Pedro eut un rictusféroce.

— J'espère lui en ôter lesmoyens dans très peu de temps.Mais enfin, mieux vaut toutprévoir. Je voudrais donc, moncher ami, que vous écriviez enquelques lignes vos dernièresvolontés, m'instituant le tuteur devotre fille et faisant connaître àcelle-ci votre désir de lui voirépouser son cousin Ruiz, quand

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elle aura seize ans.— Seize ans ? Ce sera bien

jeune, don Pedro ?— Rosario est à demi

espagnole. A cet âge, elle sera déjàune jeune fille. Ruiz, lui, auravingt-sept ans. Je désire le voirmarié de bonne heure, pourchanger l'humeur un peu tropindépendante qu'il tient à la foisde la nature et de son genred'existence.

Une inquiétude passa dans leregard d'Arnaud. La voix affaibliedemanda :

— Il sera bon pour ma petiteRosario ? Vous croyez,

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sincèrement, qu'il ne la rendra pasmalheureuse ?

Don Pedro eut un sourireorgueilleux.

— Ruiz est déjà trèsremarqué des femmes, bien qu'ilne s'en soucie guère. Dansquelques années, je ne doute pasque Rosario soit fort amoureuse delui. Comme d'autre part, elle seravraisemblablement une très joliepersonne, mon fils aura toutes lesraisons possibles de l'aimer et delui faire la vie agréable.

M. de Chantelaure murmura,tandis qu'un pli amer se dessinaitau coin de sa bouche :

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— L'amour, cela ne suffitpas... Cela n'empêche pas de fairesouffrir... Et trop souvent, sadurée est bien éphémère.

Il respira longuement, etajouta en attachant surl'hacendero son regard anxieux :

— Ma petite fille est à la foistrès ardente et très sensible. DonRuiz n'est-il pas de caractère unpeu... dur, un peu... autoritaire ?

Don Pedro sourit de nouveau,avec une ironie légèrementdédaigneuse.

— De quoi vous inquiétez-vous là, mon cher ? Il est trèsnécessaire qu'une femme — une

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très jeune femme surtout, commele sera celle-là — trouve un maîtreen son mari. Ruiz, d'ailleurs, esttrès gentilhomme, en dépit de sonéducation semi-indienne, et je suispersuadé qu'il aura toujours poursa femme les égards habituels àun homme d'honneur.

M. de Chantelaure soupiralonguement. Il savait trop biencomment un gentilhomme peutfaire mourir de chagrin, enl'entourant de tous les égards, unefemme naguère très ardemmentaimée.

Toutefois il n'opposa pasd'autre objection au désir du

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Mexicain. Sa faiblesse physiqueavait une profonde répercussionsur le moral et lui enlevait la forcede discuter la volonté de donPedro, qu'il sentait fermementancrée sur ce projet de mariage.Celui-ci, d'ailleurs, présentait desérieux avantages. Sans parler dela fortune, qui devait êtreimmense, et du haut rangqu'occupait la famille de Sorrès,tant en Espagne qu'au Mexique, ily avait là pour Arnaud la certitudeque sa fille ne sortirait pas dumilieu qui avait été celui de sesfamilles paternelle et maternelle,qu'elle aurait de bonne heure un

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foyer, qu'elle échapperait à toutesles difficultés matérielles del'existence. Autrement, quel sortserait le sien ? Elle n'avait pourfortune que la Maison des Dames— et encore celle-ci étaithypothéquée pour moitié. Enoutre, la dette de son père enversdon Pedro n'avait pas été soldée.En admettant que celui-ci, commele pensait bien Arnaud, ne laréclamât jamais, il faudrait qu'elledût tout à la générosité de ceparent. Il apparaissait donc pluslogique d'accepter à l'avance uneunion qui, la question du caractèrede Ruiz mise à part, offrait de

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sérieuses garanties pour une jeunefille isolée, sans fortune, comme leserait Rosario.

Toutefois, M. de Chantelauren'entendait pas que sa volontéposthume pesât sur celle de sa filleet il le déclara à don Pedro.

-- j'exprimerai seulement undésir. Rosario doit rester libre derefuser, au cas où ce mariage luidéplairait.

L'hacendero eut encore unefois son orgueilleux sourire.

— Je doute fort qu'elle en aitenvie. Mais vous écrirez ce quevous voudrez, Chantelaure. Jevais vous chercher du papier...

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Le comte, d'un geste, arrêtason mouvement.

— Ecoutez encore... Vousm'avez dit un jour que cettefemme... dona Hermosa... étaitpire que je ne le pensais. Qu'a-t-elle donc fait ?

Une lueur de pitié traversa leregard aigu de don Pedro.

— Qu'importe ! Il ne vousservirait à rien de le savoir, monpauvre ami.

— Si, je le veux ! Il faut quevous m'appreniez ce que vousconnaissez, don Pedro !

Le malade se redressait, lespommettes enflammées, ses yeux

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brillants de fièvre et d'angoisseattachés sur l'hacendero.

— ... Quel autre crime a-t-ellecommis, qui soit pire encore queceux dont je la sais coupable ?

— Eh bien, n'avez-vousjamais pensé que la mort de Pazpouvait ne pas être... naturelle ?

Les yeux d'Arnaud sedilatèrent, sous l'empire d'unestupéfaction mêlée d'épouvante.

— Que voulez-vous dire ?— J'ai la certitude morale,

Chantelaure, que dona Hermosa aempoisonné lentement sa cousine.

M. de Chantelaure se couvritle visage de ses mains, dans un

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mouvement d'horreur.— Non, non, ce n'est pas

possible !— Paz elle-même l'en a

accusée.— Quand donc ? Et à qui ?...— Ce fut le curé de Morigny

qui reçut cette confidence, très peude temps avant que la pauvreenfant rendit le dernier soupir.Comme elle lui avait été faite endehors de la confession et que Pazavait prononcé mon nom enconfiant sa fille à ma protection, leprêtre me révéla cette accusationde la mourante et m'apprit enoutre ceci : Paz lui avait remis,

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presque de force, deux bijoux —une demi-lune et une petite boîted'or qu'elle ne quittait jamais —en le chargeant de les conserver,de les remettre plus tard à sa fille.Elle semblait craindre grandementqu'ils tombassent entre les mainsde Mme Barrai. Or, tandis que lecuré s'en revenait vers Morignydans la nuit commençante, il futl'objet d'une agression. Une étoffenoire fut jetée sur sa tête, pendantqu'on mettait rapidement la mainà la poche de sa douillette où ilavait glissé les deux objets. Avantqu'il reprît sa présence d'esprit, leou les agresseurs avaient

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disparu... et les bijoux également.M. de Chantelaure écoutait,

haletant, avec la même expressiond'horreur dans ses prunellesdilatées.

Il bégaya :— Ces bijoux... qui les avait

pris ?— Elle, naturellement ! Paz

ne vous a jamais appris,Chantelaure, la significationvéritable de cette demi-lune ?

— Non. Elle m'a ditseulement que c'était pour elle unprécieux souvenir de famille,hérité de ses ancêtres les princesaztèques.

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— En effet. Mais il y avaitautre chose. L'un de ces ancêtress'appelait Octezuma, et il était lechef, le grand pontife d'une sectereligieuse qui, parmi toutes lesdivinités de la théogonie aztèque,adorait tout particulièrement lalune. Les fidèles de cette secte seréunissaient en des lieux secrets,où ils offraient à l'astre nocturnedes sacrifices humains. Tous lesdix ans, ils devaient se rendre engrand mystère au lieu sacré,redoutable, qu'ils appelaient letemple de la Lune. C'était unendroit inaccessible pour toutautre que les initiés. Un énorme

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gisement d'or existait là, depuisdes siècles ou peut-être desmilliers d'années. En outre, lessectateurs de la Lune y avaientaccumulé de fabuleuses richesses,offertes à leur divinité... Là, tousles dix ans, un soir de pleine lune,le pontife, « le seigneur de la Lune», immolait cinq jeunes filles etcinq jeunes garçons, dont le sang,recueilli dans des coupes d'or, étaitbu avidement par ces fanatiques.

M. de Chantelaure balbutia :— C'est horrible !— Je ne vous dis pas le

contraire. Les Aztèques, sous leurapparence de civilisation, avaient

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conservé une férocité native.Donc, au moment de la conquête,Octezuma, prince de la famillerégnante, était par droit d'hérédité«seigneur de la Lune». Sa filleunique ayant épousé un Espagnol,don Pablo d'Esvella, il décida qu'ilserait le dernier de ces pontifes etque le secret du templemystérieux mourrait avec lui.Cependant, il légua à ses deuxpetits-fils, comme souvenir de lapuissance de leurs ancêtres, lesdeux demi-lunes d'or quiconstituaient en quelque sorte laclef de ce temple. Depuis lors, ces« signes », comme nous les

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appelons, demeurèrent dans lafamille, considérés comme deprécieux bijoux que setransmettaient les deux aînésparmi les fils, ou, à leur défaut, lesenfants du sexe féminin.

« C'est ainsi que don Luis deOjeda, le père de Paz, et moi,cousins assez éloignés, maiségalement descendants de donPablo d'Esvella et de la princessemexicaine, nous nous trouvâmeschacun possesseur de l'un des deuxsignes.

« Après que don Luis eut péri,assassiné par une main quidemeura toujours inconnue, sa

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fille hérita de la demi-lune. Dansles premiers temps de son amitiépour sa cousine Hermosa, ellecommit sans doute l'imprudencede lui raconter, en tout ou partie,l'histoire de ce bijou. La cupiditéde Mme Barrai s'éveilla. Elle dut,alors, commencer de préparer sonplan : supprimer Paz, lui voler ceprécieux objet, vous épouser... puisvous amener à tenter la recherchedu gisement légendaire, dont laconfiance de sa cousine lui avaitmontré l'existence probable.

M. de Chantelaure murmura :— Je comprends !... Je

comprends tout, maintenant !

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Il frisonna longuement, puisajouta d'un ton d'amertumedouloureuse :

— J'ai été bien trompé... Si,du moins, ma pauvre Paz n'avaitpas été sa victime, elle aussi !

Et saisi d'une idée subite, ildit en levant sur don Pedro sesyeux pleins d'angoisse :

— Elle chercherait à sevenger sur Rosario, si vous neréussissiez à la mettre hors d'étatde nuire !

— C'est très certain. J'espèrebien qu'elle ne nous échappera pas; mais comme il faut tout prévoir,vous pouvez être assuré qu'en ce

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cas, je m'arrangerai pour mettrel'enfant en sûreté. Ensuite, quandelle sera la femme de Ruiz, celui-cisaura la défendre envers et contretous.

M. de Chantelaure ferma uninstant les yeux. Des frissons lesecouaient des pieds à la tête.L'horreur causée par les terriblesrévélations de don Pedro,l'humiliation de sa coupablefaiblesse passée, l'angoisse que luiinspirait le sort de Rosariotorturaient cette âme longtempségarée, si tragiquement guérie deson aveuglement. Devant la morttoute proche, Arnaud de

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Chantelaure voyait sa vie sous unjour nouveau et il songeait : « J'aimérité ce qui m'arrive... Mon Dieu! ayez pitié de moi... et faites qu'aumoins ma chère petite filleéchappe à cette misérable ! »

Don Pedro s'était éloigné. Ilrevint peu après, apportant lenécessaire pour écrire et suivi dedon Ruiz.

— Voici mon fils,Chantelaure. Dites-lui si vousl'acceptez par avance pour le maride Rosario.

Les yeux enfoncés dansl'orbite se levèrent sur le jeunevisage hautain, sur les prunelles

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sombres et profondes quidonnaient à cette physionomiedéjà virile un attrait d'énigme.

M. de Chantelaure dit d'unevoix faible, qui implorait :

— Vous l'aimerez, ma pauvrepetite, don Ruiz ? Vous saurez larendre heureuse ?

Une émotion légère vintadoucir, fugitivement, le regard dujeune homme.

— Je ferai du moins monpossible, monsieur. Et soyezcertain que près de moi, ellen'aura rien à craindre de donaHermosa, si par malheur celle-ciéchappait à son châtiment.

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— Alors, je vous la donne... sielle le veut bien, quand elle aural'âge de décider.

Aidé par les deux hommes quile soutenaient, il put tracerquelques lignes avec de grandesdifficultés, en s'interrompant àtout instant :

« Ma fille chérie,« Je vais mourir. Don Pedro

de Sorrès, le cousin de ta mère, tedira comment. C'est lui que jecharge d'être ton tuteur. Et jedésire vivement te voir, dès que tuauras seize ans, épouser toncousin don Ruiz de Sorrès, qui

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sera pour toi un protecteurvigilant.

« Adieu, ma chère petiteRosario ! Prie pour ton père, qui adéjà bien souffert, mais qui abeaucoup à se faire pardonner.

« ARNAUD DE CHANTEL... »

Les doigts glacés, que gagnait

la paralysie, ne purent achever detracer cette signature. M. deChantelaure s'affaissa entre lesbras du père et du fils enmurmurant :

— Je ne peux plus !Une soudaine aggravation

venait de se produire dans son

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état. Ce que lui avait appris donPedro de Sorrès au sujetd'Hermosa n'y était sans doute pasétranger. Car, ainsi, le pauvrehomme se rendait compte d'avoirjoué le rôle de complice inconscientde la criminelle dans l'œuvreténébreuse dont Paz avait été lapremière victime. Et c'était unnouveau remords, une nouvelle etaffreuse douleur s'ajoutant à ceuxdont son âme était déjàtourmentée.

Puis aussi, quel flot d'horreur,de répulsion montait en cette âme,devant l'évidence d'une telleinfamie chez cette femme à

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laquelle il avait donné son nom,après lui avoir sacrifié le bonheurde Paz !

Ce fut pour M. deChantelaure, dès cet instant, lecommencement d'une lente agonie,exempte de souffrances physiques,et dont la perte de la connaissanceendormait fréquemment lesangoisses morales. Tour à tour,don Pedro, don Ruiz, le Castor-Franc, l'Elan-Rapide demeuraientprès de lui pour donner à sesderniers moments les quelquesadoucissements possibles danscette solitude. Il vivait encore àl'heure où dona Hermosa et sa

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troupe arrivaient à l'entrée ducirque rocheux. Don Pedro,prévenu par l'un des Indienspostés en sentinelles, se garda d'endire un mot au mourant. Maiscelui-ci eut peut-être une de cesintuitions particulières à ceux dontl'âme est prête à se séparer ducorps. On le vit soulever sespaupières, montrant un regardinquiet, interrogateur. Sa boucheremua, pour prononcer des parolesque la langue paralysée retenaitau passage.

Don Pedro essuya la sueur quicouvrait le front du mourant, endisant d'un ton calme :

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— Demeurez en paix, monami. Rien ne vous menace... Etvous voyez comme nous sommestranquilles autour de vous.

C'était exact. Jamais, à voir leCanadien, l'hacendero et son filsgroupés autour de ce moribond, iln'aurait été possible d'imaginerqu'ils connaissaient la présence deleurs implacables ennemis, si prèsde là.

M. de Chantelaure refermales yeux. Il les rouvrit encore, aubout d'un moment, et regardaRuiz.

Le jeune homme était assissur un bloc de pierre. Son beau

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visage apparaissait de profil et,sous la clarté rougeâtre destorches qui éclairaient cette partiede la grotte, il avait unesaisissante expression de froideurorgueilleuse. Un soupir gonfla lapoitrine d'Arnaud, une lueurd'angoisse passa dans sesprunelles que ternissait déjà lamort. Puis un spasme survint... etce fut le dernier. Comme lesclartés du couchant quittaient leshautes parois du cirque, Arnaudde Chantelaure rendit son âme àDieu.

C'était précisément l'instantoù le Loup-Rouge, désignant la

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partie la plus déchiquetée de cesparois, disait à dona Hermosa :

— Que ma sœur regarde. Delà-haut, elle verra demain « l'or dela Lune ».

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XXI.

Mme de Chantelaure ne fermapas l'œil cette nuit-là. Elle étaitcertaine que ses ennemis setrouvaient aux alentours, prêts àattaquer au moment jugé par euxfavorable. Ils n'avaientheureusement pas pour euxl'avantage de l'obscurité, car lalune était en son plein,aujourd'hui, et elle éclairait

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fantastiquement l'énorme chaos deroches. Un long rayon argentépénétrait par la portièreentrouverte de la tente, arrivaitjusqu'à la jeune femme étenduesur des couvertures, rêvant, lesyeux ouverts, au trésor fabuleuxqui était là, tout proche... et pourlequel il allait falloir combattre.

Une fureur haineuse s'élevaiten son âme, à la pensée de ce donPedro qui se dressait comme unterrible obstacle entre elle et lebut presque atteint. Oui, sans lui,combien l'aventure aurait perdude ses difficultés ! Hermosa auraitpu dès demain, en toute

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tranquillité, chercher le moyend'entrer dans ce temple de laLune, où l'attendaient lesrichesses offertes jadis par dessectateurs à l'astre divinisé.

Parfois, entre ses doigtsfrémissants, la comtesse prenait lademi-lune d'or volée à sa cousine,et elle la contemplait à la pâleclarté qui faisait doucement brillerle métal précieux et les rubis enpointe. Paz avait déclaré, naguère,qu'elle ignorait la façon de s'enservir pour ouvrir le temple secret.Elle ne savait pas non plus, ouprétendait ne pas savoir lasignification des hiéroglyphes

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inscrits au revers du bijou.Hermosa, elle, la connaissaitmaintenant, d'après la traductionfaite par don Ramon. Mais cettephrase : « Quand la lune serapleine, elle ouvrira le temple saint», restait pour elle toujours aussiobscure, en dépit de tous sesefforts pour percer l'énigme.

Ce soir, en voyant la lumièreargentée qui éclairait tout autourd'elle, Mme de Chantelauresongeait : « Serait-ce que la pleineclarté de la lune, seule,permettrait de découvrir cetteentrée ? Il ne faut généralementpas prendre à la lettre ces phrases,

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qui ont toujours un sensésotérique... Oui, il est trèspossible que j'aie bien deviné. Ence cas, nous serions précisémentdans la période favorable... »

Puis sa pensée, de nouveau,allait vers don Pedro. Cet homme,il fallait qu'il disparût. Car mêmeserait-il vaincu dans la lutte quiallait se livrer ici, qu'il resteraitencore un terrible danger pour elles'il vivait. En effet, il pourrait lapoursuivre de ses accusations,l'empêcher de jouir tranquillementdu fruit de ses crimes. Il se feraitle défenseur de Rosario, le vengeurde Paz. Donc, il était nécessaire

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qu'il mourût et qu'aucun de sescomplices ne lui survécût. LeLoup-Rouge et ses Indienssauraient s'arranger pour cela...Quant à M. de Chantelaure,Hermosa savait n'avoir plus rien àcraindre de lui, car s'il n'était mortdéjà, sa fin devait arriver dans undélai très limité.

Ainsi, dans ces pensées dehaine, de cupidité, de sinistrepréméditation, s'acheva la nuitpour Mme de Chantelaure. Dèsl'aube, la jeune femme était levée,puis s'en allait à la recherche duLoup-Rouge.

Elle le trouva en conférence

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avec Corpano. Le chef indienvenait de décider que la petitetroupe, divisée en deux groupes,allait entreprendre unereconnaissance méthodique àtravers le cirque, pour rechercherles traces de l'ennemi qui sedérobait si étrangement.

Dona Hermosa approuva. Ellevoulut faire partie du groupecommandé par le Loup-Rouge et,intrépidement, s'engagea dans lechaos, où l'œil perspicace desIndiens cherchait la piste del'adversaire.

Quelques traces du passaged'êtres humains, blancs et Indiens,

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purent être relevées. Le Loup-Rouge, particulièrement, retrouvacelles du Castor-Franc et des deuxhommes qui avaient constammentgravité autour de la troupeChantelaure, dans la sierra. Cettepiste se dirigeait vers les grottesdont le Comanche montra de loin,à dona Hermosa, la sombreouverture.

— Voilà où ils sont cachés,dit-il.

— Et c'est de là qu'ilssortiront au moment voulu pourtomber sur nous ? Ah ! jecomprends qu'ils nous aient laisséavancer ! Ils comptent qu'ici, dans

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ce dédale, ils auront plusfacilement raison de nous... Maisles traces de pas ne sont pasnombreuses, chef ?

— Non... une douzaine. Il y atrois blancs, sans doute le Jaguar,le Castor-Franc et peut-être le filsdu Jaguar. Les autres sont desIndiens. Mais comment sont-ilsvenus ici ? En dehors des tracesque j'ai pu relever pendant levoyage et qui sont toujours cellesdes trois mêmes hommes, je n'enai pas découvert d'autres. Ces huitIndiens et ce blanc, dont je trouveici la piste, par où donc sont-ilsarrivés ?

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— Il existe sans doute unautre chemin que vous ignorez.

— C'est probable.Ayant dit ces mots, le Loup-

Rouge se détourna pour jeterautour de lui un regard soucieux.Dona Hermosa, devinant sapensée, fit observer :

— Vous vous dites, chef, qu'ilest fort heureux que ces hommesne soient pas en plus grandnombre, sans quoi il leur seraitbien facile, en occupant d'un côtéle défilé, seule issue de ce cirque,et en nous assaillant par ici, denous prendre comme en un piège ?

Le Comanche eut un geste

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affirmatif.— Mais ils sont trop peu pour

songer à cette manœuvre. Ilsuffira donc que nous nousgardions du côté de ces grottes,par où ils déboucherontcertainement.

Comme le Loup-Rougedemeurait silencieux, le frontplissé, Mme de Chantelaure ajouta:

— Vous n'êtes pas de cet avis? Ou bien craignez-vous autrechose ?

L'Indien répondit évasivement:

— L'Elan-Rapide et le Jaguar

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sont de grands chefs, qui saventtoutes les ruses de la guerre. Ilfaut que ma sœur se méfie,comme moi.

— Je crois en effet que c'estassez prudent, avec un homme telque don Pedro. Mais nous sommesheureusement sur nos gardes etbien armés pour recevoir nosennemis. Je voudrais seulementque l'attaque se produisit le plustôt possible, pour être libres denous mettre à la recherche del'entrée du temple.

— Je pourrai toujoursmontrer l'or de la Lune à masœur, en attendant, aussitôt que

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la défense sera prête.Le second groupe d'éclaireurs

n'ayant rapporté aucune indicationintéressante, le chef indien etCorpano se mirent en devoird'organiser le camp, en un pointd'où il était possible de surveillerl'entrée des grottes. Il y avait làdes roches qui pouvaient servir deretranchements, de points d'appuipour la défense. Des hommesfurent postés derrière elles, enguetteurs. Les autres reçurentl'ordre de garder les armes àportée de leur main. Un partid'Indiens, expliquait donaHermosa, se trouvait par ici, et il

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convenait de se garder contre eux.Les aventuriers ne croyaient

plus un mot de ce qu'on leurcontait. Mais comme, ce matin,l'habile femme leur avait remisune forte somme « endédommagement de la fatiguequ'ils avaient eue pour arriverjusqu'ici », ces gens que leur genred'existence avait rendusinsouciants et préoccupésseulement du profit immédiat, selaissaient aller pour le moment àla satisfaction de cette aubaine.José, d'ailleurs, le plus malind'entre eux, n'avait pas été sans serapprocher fort de la vérité en

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déclarant à ses compagnons :— Vous savez, amigos, je

parierais gros que la senora vientreconnaître ici quelque mine d'orou d'argent. Il faut cela pourqu'elle soit si généreuse.

A quoi Dowson avait riposté— fortement approuvé par lesautres :

— Eh bien, en ce cas on luidemandera une part pour notrepeine !

Maintenant, chacun était àson poste. Dona Hermosas'éloigna, après un signe échangéavec le Loup-Rouge qui, peu après,la rejoignit.

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Tous deux se dirigèrent versle fond du cirque, à travers leprodigieux dédale rocheux. Bienque ces lieux eussent été reconnuspar l'une des patrouilles, ilsallaient l'œil au guet, la main àl'arme. Sans encombre, ilsatteignirent ainsi la base de laparoi formée de blocs soudés lesuns aux autres par la violence dequelque explosion millénaire et,par la même cause peut-être, oupar la lente action desintempéries, déchiquetés, commerongés à leur partie supérieure.

Le Loup-Rouge montra à donaHermosa des sortes de degrés, à

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peine indiqués, espacés fortirrégulièrement, qui aboutissaientà une étroite portion de cornicheoù il devait être tout juste possiblede poser les deux pieds.

— Il faut que ma sœur montelà.

Mme de Chantelaure s'effaraun peu.

— Mais, chef, croyez-vous queje puisse ?...

— Ma sœur est souple commela gazelle. D'ailleurs le Loup-Rouge l'aidera.

Le fiévreux désir d'apercevoirce lieu où gîtait le fabuleux trésorne laissa pas hésiter plus

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longuement dona Hermosa, dontla nature énergique, d'ailleurs, nereculait pas facilement devantl'obstacle. Un instant plus tard,elle commençait la périlleuseascension, précédée par le Loup-Rouge qui, s'arc-boutant aurocher, lui tendait la main àchaque degré.

Ils furent enfin à la corniche...Et l'Indien dit, en désignant unétroit espace entre deuxdéchirures aiguës de rocher :

— Que ma sœur se mette làet qu'elle regarde.

Dona Hermosa obéit àl'invitation. Alors, une

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exclamation jaillit de ses lèvres.Elle avait sous les yeux une

énorme excavation rocheuse, dontle fond apparaissait couvert depépites d'or d'une grosseur rare.Sur la gauche, la paroi du roc secreusait en une sorte de tunnel,que semblaient garder deuxstatues immenses, l'une d'or,l'autre d'argent, représentant unhomme et une femme.

Mme de Chantelaure bégaya :— C'est cela !... oui, c'est cela

!Elle devenait pâle de

saisissement, pâle de joie, devantcette réalisation du rêve poursuivi

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en dépit de tous les obstacles, detous les dangers, au prix de deuxcrimes. Le trésor de la Lune étaitlà, devant elle... Et cet or, bientôt,lui appartiendrait.

Son regard, avidementattaché sur ces richesses encore àl'état brut, se tourna enfin versl'Indien, qui conservait saphysionomie impassible.

— Il n'y a vraiment pasmoyen de descendre là, chef ?

— Ma sœur doit voir que c'estimpossible.

En effet, les parois del'excavation, complètement à pic,présentaient en outre cette

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disposition singulière d'êtregarnies de pointes de rocextrêmement aiguës sur lesquellesse seraient déchirés d'horriblefaçon les téméraires qui auraientvoulu tenter la descente à l'aide decordes. Les anciens « seigneurs dela Lune » avaient ainsi trouvé lemoyen de défendre contre touteincursion leur temple secret.

— Alors, il ne nous reste qu'àchercher l'entrée ? dit Mme deChantelaure.

— Oui... mais quand nousl'aurons trouvée, il faudra encoredécouvrir le moyen de l'ouvrir.

— Ce moyen, je l'aurai peut-

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être.Le Loup-Rouge jeta sur la

jeune femme un regard oblique.— Que veut dire ma sœur ?— Je vous l'expliquerai plus

tard, chef... quand nous auronstrouvé cette issue du temple, quicertainement existe.

Toujours prudente, Mme deChantelaure n'avait dit mot à soncomplice de la demi-lune d'or, dansla crainte que l'Indien cherchât às'en emparer. Il serait toujourstemps de lui en parler, pensait-elle, si elle voyait la nécessité delui faire cette confidence.

Le Loup-Rouge n'insista pas.

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Il était, pour le moment, tout à sespensées de vengeance contrel'Elan-Rapide et don Pedro, et nesongeait pas à se formaliser dumanque de confiance que luitémoignait la comtesse.

La descente, plus périlleuseencore que l'ascension, se terminacependant sans encombre. Entouchant terre, Mme deChantelaure déclara :

— C'est égal, chef, je nevoudrais pas faire pareille chosetous les jours ! Sans vous, celam'aurait été impossible. Maiscomment avez-vous eu l'idée degrimper là-haut pour la première

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fois ?— Le Loup-Rouge est curieux.

Il a voulu savoir ce qu'il y avaitderrière ces roches... Et quand il avu les statues, il a pensé tout desuite que c'était là le temple de laLune et le gisement d'or qu'onappelle le gisement d'Octezuma.

— Pourquoi n'en avez-vousjamais parlé à personne ?

L'Indien eut un sourireastucieux.

— Le Loup-Rouge n'est pasune vieille femme bavarde. Il netenait pas à faire connaître auxVisages Pâles le trésor sacré dugrand prince Octezuma, qui voulut

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le leur dérober pour toujours.— Cependant, vous me

révélez ce secret à moi ?— Parce que ma sœur a

promis qu'elle se servirait de cet orpour le bien de la nation indienne.

Dans les prunelles de l'Indienbrillait une lueur où semélangeaient la ruse et lamoquerie. De son côté, Mme deChantelaure retint avec peine unsourire équivoque. Ces deux êtreségalement perfides et sansscrupules essayaient de setromper, tant qu'ils avaient besoinl'un de l'autre. Mais leur méfianceréciproque empêchait qu'ils

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pussent y réussir.Comme ils revenaient vers le

campement, dona Hermosademanda, en désignant l'entréedes grottes :

— Et ici, vous n'avez pas eul'idée de faire une exploration àvotre première visite ?

— Si... mais j'ai dû renoncerbientôt à m'avancer plus loin. Cesgrottes paraissent s'enfoncer à unegrande profondeur et forment denombreuses salles entremêlées decouloirs dans lesquels je me seraisperdu.

— En ce cas, nos ennemissont là dans une excellente

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position, où il nous est difficiled'aller les chercher... Mais, chef,ne pensez-vous pas qu'il existe dece côté une issue par où ils sontvenus en prenant un cheminignoré de vous ?

— J'y ai songé aussi... Oui,c'est possible...

— Et s'ils étaient là plusnombreux que nous ne le pensons?

Ils se regardèrent, sansdissimuler leur inquiétude.

Dona Hermosa murmura :— Enfin, nous verrons bien ! Vers la fin de la journée,

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aucune attaque ne s'était encoreproduite.

Dona Hermosa et Corpano sedemandaient si leurs adversairesn'avaient pas abandonné leterrain. Mais le Loup-Rougen'accueillait pas un seul instantcette idée.

— L'Elan-Rapide et le Jaguaront leur but en retardant lemoment de nous attaquer,assurait-il. Ma sœur verra bientôtqu'ils n'ont pas cessé d'être là, etde nous surveiller.

Mme de Chantelaure serongeait d'impatience et de rage.Depuis qu'elle avait aperçu le

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fameux gisement, son fiévreuxdésir s'était encore exaspéré,jusqu'à devenir une hantise. Etvoilà que ses ennemis lui faisaientperdre des heures précieuses ! —d'autant plus précieuses que laréserve de vivres ne permettraitpas de s'attarder ici. Pourtant, larecherche de l'entrée pouvaitprendre quelque temps... Pourvu,au moins, qu'on parvînt à ladécouvrir !

Dona Hermosa, vers la fin decette journée, se retira de bonneheure sous sa tente. Elle avait lesnerfs horriblement tendus, parsuite de cette angoissante attente,

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de cette sensation du danger toutproche et mystérieux. Puis aussi lacolère, la haine bouillonnaient enelle, s'élevaient contre ces deuxhommes qui se mettaient entravers de ses desseins : l'Elan-Rapide et don Pedro de Sorrès.

« Ah ! ils peuvent êtrecertains, ceux-là, que je ne diraimot pour empêcher que le Loup-Rouge et ses Indiens les fassentmourir dans les pires tortures ! »songeait-elle farouchement.

Ainsi, en tournant etretournant dans son espritenfiévré ces criminelles pensées,en s'exaspérant et s'exaltant au

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souvenir du trésor entrevu, pour lemoment inacessible, Mme deChantelaure voyait passer uneheure... deux heures... Au dehors,tout était silencieux. La moitié dela troupe prenait son repos, tandisque l'autre veillait, y compris leLoup-Rouge, qui semblaitparfaitement se passer desommeil.

Et ce fut dans cetimpressionnant silence de la nuitque, tout à coup, éclata l'horriblecri de guerre des Comanches.

Dona Hermosa fut deboutd'un seul bond. Elle saisit lacarabine déposée à portée de sa

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main et s'élança au dehors.A la pâle clarté de la lune, elle

vit des Indiens qui, sortant desgrottes, se jetaient à l'assaut ducamp.

Ils étaient une vingtaineenviron, tous armés de fusils, aveclesquels ils ripostèrent au feu desalve dont les accueillaient leshommes de dona Hermosa.

Presque au même moment,un jet de flèches était lancé parderrière, atteignant deuxaventuriers et un Indien, quitombèrent. Un second groupe deComanches, poussant d'affreuxhurlements, surgissait entre les

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blocs de pierre contre lesquels setrouvait adossé le camp. La troupeétait prise entre deux feux, parune cinquantaine d'adversaires.

Dona Hermosa jeta un cri derage :

— Cette fois, nous sommesperdus !... Au moins, chef, tuons-en le plus possible !

Mais au même instant, uneflèche atteignait le Loup-Rouge enpleine poitrine. Il chancela,s'écroula sur le sol. A quelques pasde lui, José s'affaissait, frappé aufront par une balle sortie du fusildu Castor-Franc.

En avant des assaillants se

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trouvaient l'Elan-Rapide, donPedro, don Ruiz. Dona Hermosales avait aussitôt reconnus. Levantsa carabine, elle visa l'hacendero...Mais avant qu'elle eût pu presserla détente, une balle lui brisait lepoignet. En même temps, uneflèche s'enfonçait dans sa poitrine.L'arme lui échappa des mains. Ason tour, elle tomba en jetant unnouveau cri de fureur et de rage.

Les aventuriers et les Indiensluttaient avec l'énergie d'hommessachant quel sort terrible lesattendait s'ils tombaient vivantsentre les mains de leurs férocesadversaires. Au reste, l'issue du

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combat ne pouvait être douteuse.Quelques instants plus tard, leshommes de la troupe Chantelaureet les Indiens du Loup-Rougeétaient tous morts ou frappésmortellement — et, en outre,privés de leur chevelure.

L'Elan-Rapide rejoignit donPedro qui, appuyé sur son fusil,considérait pensivement le champde cette courte lutte.

— Mon frère va prendre àcette femme le « signe » volé àdona Paz ?

— Vous ou moi, chef, peuimporte. Où est-elle tombée ?

— Là-bas... Le Grand-Aigle ne

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l'a pas manquée. Sans lui, elleaurait peut-être tué mon frère.

Don Pedro levainsouciamment les épaules.

— Bah ! on a si souvent faillime tuer ! Je crois bien, chef, que jefinirai par mourir tout bêtementdans mon lit.

En parlant ainsi, les deuxhommes s'avançaient vers le rocprès duquel était tombée donaHermosa. A la vue du corpsétendu à terre, don Pedro jeta uneexclamation :

— Elle est scalpée ! Qui donc?...

L'Elan-Rapide se pencha pour

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regarder la jeune femme. La douceclarté lunaire se répandait sur levisage livide, sur le crânesanglant, horrible à voir.

Le chef dit avec calme :— Oui... Mon frère croit-il

qu'elle soit morte ?— Peut-être pas.L'Elan-Rapide se courba, ôta

la flèche demeurée dans la poitrined'Hermosa et ouvrit le corsagequ'inondait aussitôt un flot desang.

— Voici le « signe ». Que monfrère le prenne.

Don Pedro enleva la demi-lune d'or, qu'il glissa dans sa

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poche. Après quoi, l'Indien fit unrapide pansement sur la blessure,avec des herbes propres à arrêterle sang dont il emportait toujoursune petite provision dans sesaventureuses expéditions. Celaterminé, il dit laconiquement :

— Je crois qu'elle vivra.— Il suffiit qu'elle vive assez

pour recevoir son châtiment.Là-dessus, don Pedro héla

deux Indiens pour emporter lablessée vers les grottes.

L'un de ceux qui répondirent àcet appel était l'Antilope. D'uncoup d'œil, don Pedro et le sachemvirent la magnifique chevelure

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noire qui pendait à sa ceinture,balayant le sol de ses mèchessouples et brillantes.

— C'est mon frère qui a scalpécette femme ? dit l'hacendero.Pourquoi a-t-il fait cela ?

Le jeune Indien eut un éclairdans le regard en répondant :

— Parce qu'elle est l'ennemiede mon père le Jaguar, et qu'elle acherché à le tuer.

Don Ruiz, qui se rapprochait,ajouta :

— C'est une des flèches del'Antilope qui l'a frappée, monpère. Tous deux nous l'avons misehors d'état de nuire avant d'en

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finir avec les autres.— C'était prudent. Une

femme comme celle-là, dans safurie, aurait cherché à mordrejusqu'au moment où elle seraitabattue. Maintenant, la voilà bieninoffensive. Que l'Antilope etl'Oiseau-Noir la portent jusqu'auxgrottes. Nous la jugerons demain.

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XXII.

Sous un radieux soleil, lelendemain matin, don Pedro et leCastor-Franc allèrent jeter uncoup d'oeil sur le lieu du combat,avant que les Comanchesenterrassent les morts.

L'Elan-Rapide vint lesrejoindre peu après... Don Pedrolui demanda :

— Vous avez vu la

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prisonnière, chef ?— Oui. Elle a toute sa

connaissance. La blessure à lapoitrine n'est pas grave.

— Nous nous occuperons plustard de cette misérable... quandnous aurons visité le temple. Maisen ce moment, nous cherchonsvainement le corps de Corpano.

— J'ai aperçu cet homme aumoment de l'attaque, dit leCanadien. Il était debout àquelques pas derrière donaHermosa. Mais ensuite, je ne l'aiplus revu.

— Moi non plus, déclaral'Elan-Rapide. Cependant, il est

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difficile qu'il ait pu s'échapper.— Difficile, mais non

impossible... Et ce serait fortennuyeux pour nous.

Les trois hommesrecommencèrent de chercherparmi les cadavres étendus sur lesol, puis à travers le dédale desrocs du cirque. Mais Corpanodemeura introuvable.

Don Pedro et le chefcomanche décidèrent alorsd'envoyer deux Indiens, choisisparmi les plus agiles, à lapoursuite de l'arriero qui avait dûs'enfuir par le défilé, au cours durapide combat, en se glissant de

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roche en roche. Car si cet hommeleur échappait, le secret du lieu oùgîtait « l'or de la Lune » risquaitd'être divulgué.

Ces mesures prises, l'Elan-Rapide et ses compagnonsrevinrent aux grottes. Don Ruizles attendait. Il demanda :

— Eh bien, essayons-nousmaintenant d'entrer dans letemple ?

Son père répondit :— Certainement, puisque

nous avons la lune entière.Tous quatre se dirigèrent vers

la grotte où avait été déposé lecorps d'Arnaud de Chantelaure.

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Celui-ci était étendu sur unecouverture, les mains jointes,entre lesquelles le Castor-Francavait glissé une petite croix debois. Les quatre hommess'inclinèrent au passage devantlui. Puis ils s'avancèrent vers unedes parois de la grotte, formée deblocs épais sur lesquels étaientsculptés des bisons, des ours, unevague forme humaine, un étrangepoisson aux nageoires énormes, etdes croissants, des demi-cercles,des cercles entiers creusés dans lapierre, représentant la divinitédont Octezuma avait été le derniergrand prêtre.

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Don Pedro sortit d'une de sespoches deux demi-lunes d'or,exactement semblables, et lesrapprocha l'une de l'autre.

L'Elan-Rapide étendit la mainet dit avec solennité :

— Quand la lune sera pleine,elle ouvrira le temple saint.

Dans les cercles de pierre, detrès petits trous étaient creusés àintervalles réguliers. L'Elan-Rapide et Ruiz, la veille, lesavaient soigneusementdébarrassés des poussières qui s'yétaient agglomérées au cours dessiècles. Don Pedro,successivement, introduisit la lune

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d'or dans chaque cercle. Aucinquième seulement, il sentit queles pointes de rubis s'enfonçaientdans les trous exactement disposéspour les recevoir.

On entendit un glissementléger. Le bloc voisin, sur lequel unours et un bison s'affrontaient encombat singulier, commençait unlent mouvement de descente.

Il ne s'arrêta qu'au ras du sol,découvrant une étroite et sombreouverture d'où s'échappait uneodeur de souterrain.

Don Pedro dit d'un ton de vivesatisfaction :

— C'était bien cela. Il fallait

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la lune entière, pour ouvrir. Detoute façon, dona Hermosa auraitperdu son temps et sa peine.

Le Canadien s'exclama :— Voilà une chose bien

imaginée ! Mais pour refermer,don Pedro ?

— Il faut que j'en chercheégalement le moyen. Peut-être enôtant ceci...

L'hacendero enleva la luned'or du cercle de pierre. Maisaucun mouvement de remontée nese produisit.

— Voilà qui sera peut-êtreassez embarrassant, murmura donPedro.

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L'Elan-Rapide fit observer :— Mon frère pourrait essayer

dans un autre cercle.— Oui, vous avez raison, chef.Mais l'expérience ne donna

aucun résultat.Ruiz, dont le pénétrant regard

examinait attentivement lesparois sculptées, désigna tout àcoup l'étrange poisson :

— Voyez ceci...Une des écailles

grossièrement figurées paraissaitsoulevée légèrement au-dessus desautres.

Le jeune homme s'approcha, yappuya son doigt.

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Aussitôt, l'écaillé reprit saplace et en même temps le bloccommença de remonter.

Don Pedro s'exclama :— Très bien ! Je comprends !

Eh ! ils n'étaient pas des novicesau point de vue de la mécanique,nos ancêtres ! Voilà unremarquable système, et quifonctionne aussi parfaitementaprès des siècles qu'au premierjour. La sécheresse del'atmosphère y a sans doutebeaucoup aidé aussi, en luiépargnant l'humidité destructrice.

Le bloc continuait de s'éleveret, en peu d'instants, il masqua de

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nouveau l'entrée.A l'aide de la lune d'or, don

Pedro le fit redescendre. Puis il ditau Canadien :

— Appelez l'Antilope, je vousprie, Castor-Franc, pour qu'il nousapporte des torches et reste ici ensentinelle pendant que nousvisiterons ce fameux temple.

Quelques instants plus tard,l'hacendero et ses compagnonss'enfonçaient dans le boyaurocheux qui débouchait dans unelongue galerie creusée de nichesoù se dressaient d'impressionnantscorps momifiés, couverts desomptueux bijoux d'or et d'argent

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travaillés avec art.Cette galerie, si on la suivait

à droite, aboutissait au fond del'excavation rocheuse que le Loup-Rouge, la veille, avait montrée àMme de Chantelaure. Là setrouvait le gisement d'or — cespépites énormes dont la vue avaitporté à son paroxysme la cupideavidité d'Hermosa. A son autreextrémité, la galerie conduisait àun large escalier qui s'enfonçaitdans le sol.

Les quatre hommes s'yengagèrent avec précaution. DonRuiz et le Castor-Franc tenaientles torches, dont la rouge lueur

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éclairait fantastiquement cesprofondes et silencieuses ténèbres.Ils atteignirent ainsi une vastesalle souterraine en forme derotonde, dont un grand autel depierre occupait le milieu. Toutautour de celui-ci étaient rangéesd'énormes statues d'or et d'argent.Plus loin, soigneusement alignés,se voyaient des meubles, de lavaisselle, des bijoux, des objets detoutes sortes, précieusementtravaillés — le tout en ces mêmesmétaux qui étaient chosecommune dans les demeures desanciens princes mexicains, ce dontfurent éblouis et grisés jusqu'au

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crime les Espagnols de FernandoCortès.

Pendant quelques instants,don Pedro et ses compagnonsrestèrent silencieux, saisis, un peuoppressés par l'étrangeté duspectacle et l'aspect lugubre decette crypte... Puis le sachem dit àvoix basse :

— C'était la salle dessacrifices.

Et cette phrase évoqua, pourles trois blancs qui étaient là, unevision terrible : les victimesimmolées sur cet autel, le sangcoulant par ces larges rigolesaménagées dans la pierre... et

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peut-être une horrible scène decannibalisme...

Don Ruiz murmura :— Notre ancêtre Octezuma,

ici, a sans doute plus d'une foisprésidé aux sacrifices... et peut-être lui-même était-il lesacrificateur.

— Peut-être. Nous n'avonspas de renseignements sur lesrites et coutumes de la secte dontOctezuma fut le dernier pontife.

Ils avancèrent à travers lasalle. Don Pedro fit observer :

— Voilà, sans doute, lesmeubles et objets qui ornaient lesgrottes d'en haut, où habitaient le

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« seigneur de la Lune » et sa suitependant leur séjour ici. Rien quedans tout cela, il y a une fortuneénorme... Et voici la rivière.

Il étendit la main vers leseaux qui glissaient, noires etsilencieuses au fond de la crypte,sortant d'entre deux parois derocs, sous une voûte basse, ets'engageant ensuite dans unepassage semblable pour aller seperdre en quelque abîme.

C'était là cette rivièremystérieuse de la légendeindienne, ces eaux qui débordaienthors de leur lit souterrain, à unecertaine époque de l'année, pour se

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répandre dans la vallée.Don Pedro et ses compagnons

s'en approchèrent, la considérèrentun moment à la lueur des torches.Puis, ayant terminé leurexploration, ils remontèrent à lagalerie supérieure et de là seretrouvèrent dans la grotte oùl'Antilope gardait l'entrée secrète,tandis qu'à quelques pas de làreposait paisiblement, dans lamort, Arnaud de Chantelaure.

Don Pedro fit remonter lebloc, dérobant toute trace depassage.

L'hacendero fit observer, endésignant le corps d'Arnaud :

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— Nous pourrions mettre cepauvre Chantelaure dans lagalerie ? Les corps, par unepropriété spéciale de l'atmosphère,doivent s'y momifier d'eux-mêmes,comme dans les autres sépulturesaztèques qu'il nous a été donné devoir.

L'Elan-Rapide eut unhochement de tête approbateur.Puis il ajouta de sa voix gutturale:

— Le mari en haut, la femmedans la salle souterraine... Tousdeux auront leur tombeau ici.

L'hacendero se tourna versl'Antilope :

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— Que mon frère aillechercher la prisonnière.

Puis les quatre hommess'assirent près de la couchemortuaire, et restèrent silencieuxjusqu'au moment où l'Antilopereparut, tenant par le bras donaHermosa.

Un bandage recouvrait la têtedépouillée de sa chevelure. Lepoignet droit pendait inerte. Dansle visage d'une pâleur livide, lesyeux brillaient de fièvre et de ragemal contenue. Bien qu'affaiblie parle sang perdu, par la souffrancephysique et morale. Mme deChantelaure s'efforçait de marcher avec

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fermeté. Elle eut toutefois un sursaut,un léger mouvement de recul à la vue ducorps de son mari. Mais elle se repritaussitôt et suivit l'Antilope qui, sanslâcher son bras, la conduisit à un bloc depierre sur lequel il la fit asseoir. Aprèsquoi, le jeune Indien alla s'accroupir àl'écart.

Don Pedro, alors, se leva, enredressant superbement sa hautetaille. A demi tourné vers sescompagnons, il étendit la mainvers la prisonnière.

— Mes frères, voici unefemme qui s'est rendue coupable, ànotre connaissance, de troisabominables crimes. Je l'accuse,tout d'abord, d'avoir empoisonnésa cousine, dona Paz de

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Chantelaure, qui l'avait accueillieavec bonté, traitée comme unesœur...

Dona Hermosa l'interrompitd'une voix rauque :

— Où sont donc vos preuves,don Pedro de Sorrès ? Sur quoivous basez-vous pour m'accuserainsi ?

— Des preuves ? En ai-jebesoin, quand j'ai la certitudemorale, quand je sais en outre quecette accusation, Paz l'a formuléeà son lit de mort ?

— Qui donc pourrait certifierla véracité de celui qui vous l'arapportée ?

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Don Pedro riposta, avec uneironie terrible :

— Evidemment, vous seule lepourrie? peut-être, donaHermosa... vous qui, entrouvrantla porte dérobée de la chambre oùse mourait votre cousine, avez vula pauvre femme remettre au curéde Morigny les objets qu'ellesouhaitait soustraire à votreconvoitise... vous qui avez peut-être entendu quelques mots decette confidence in extremis.

Les lèvres de la comtessetremblèrent.

— Vous inventez là uneétrange histoire, don Pedro. Mais

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je suis trop persuadée que vousvoulez ma mort pour essayer deme défendre. Faites vite, en cecas. Vos sauvages complices m'ontdéjà torturée ; achevez donc leurœuvre...

Don Pedro l'interrompit avecun bref rire de sarcasme :

— Il ne vous convient guèrede parler ainsi, dona Hermosa,vous qui n'auriez pas hésité à nouslivrer au Loup-Rouge, l'un des plusféroces parmi tous les Indiens.Mais je continue, car nous sommesdes juges, senora, et non desassassins, comme vous semblez lepenser... Je vous accuse donc en

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second lieu d'avoir conclu unodieux marché avec ledit Loup-Rouge en lui donnant les moyensde s'emparer de Clara Ajuda, lafille de mon mayordomo, pourobtenir de lui qu'il vous fît arriverau gisement d'Octezuma.

Elle répliqua avec un regardde bravade :

— J'ai toujours pensé que l'ondoit considérer uniquement le butà atteindre.

— Vous l'avez en effet bienprouvé. En troisième lieu, je vousaccuse d'avoir donné la mort àvotre mari, trop longtemps votrecomplice inconscient, mais qui

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ouvrait enfin les yeux etcommençait de connaître ce quevous valiez.

Le regard sombre et haineuxde dona Hermosa se dirigea uninstant vers le corps immobile,vers le visage calme, d'une pâleurivoirine.

Mais la jeune femme neprotesta pas, cette fois. Le ton del'accusateur, l'attitude des autresjuges lui faisaient comprendrel'inutilité d'une discussion. Ceshommes, implacables justiciers, nese laisseraient ni convaincre niattendrir... non, pas même ce beaujeune don Ruiz qui la considérait

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avec tant de méprisante horreur.Don Pedro se tourna vers ses

compagnons et demanda :— Vous avez entendu, mes

frères ? Vous savez en outre quecette femme s'était emparée du «signe de la Lune » qui appartenaità dona Paz, et qu'elle convoitait letrésor sacré dont ma petitecousine Rosario de Chantelaure etmoi sommes les légitimes héritiers? Nous l'avons prise ici en flagrantdélit, nous lui avons enlevé lademi-lune d'or avec laquelle —bien à tort d'ailleurs — elleespérait ouvrir le temple.Maintenant, frères, dites quelle

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peine mérite cette femme ?L'un après l'autre, ils

laissèrent tomber ce seul mot :— La mort.Sur un signe de l'hacendero,

l'Antilope s'approcha et fit se leverla prisonnière, qu'un long frissonvenait d'agiter.

Don Pedro dit d'une voix lenteet profonde :

— Nous vous condamnons àmort pour tous vos crimes, donaHermosa de Chantelaure.Demandez-en pardon à Dieu, il enest temps encore. Ce soir, nousvous conduirons au temple de laLune, que vous avez tant désiré

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connaître, et qui sera votredernière demeure.

Elle frissonna de nouveau àl'énoncé de cette sentence terribleet mystérieuse. Vers les quatrejuges, elle glissa un regard où semélangeaient la haine impuissanteet la terreur tout animale de labête acculée, qui se voit perdueirrémédiablement. Sa voix,devenue plus rauque encore,bégaya :

— Vous êtes des assassins...des lâches...

— Pas si lâches que vous,dona Hermosa, quand vouspreniez son mari à celle qui vous

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avait charitablement accueillie,quand vous lui versiez froidementle poison, quand vous avez agiensuite de même pour Arnaud deChantelaure. Vous êtes venuejusqu'ici n'ignorant pas que vousauriez affaire à nous. La cupidité,le désir de la vengeance vous ontfait avancer quand même. Ne vousen prenez donc qu'à vous de ce quivous arrive.

Sur ces mots, les quatrehommes se levèrent, et l'Antilopeemmena la prisonnière dont le paschancelant, le visage contractédénonçaient la terreur secrète.

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XXIII.

Ce soir-là, vers sept heures,les mêmes personnages seretrouvèrent dans la grotte oùdemeurait le corps sans vie ducomte de Chantelaure.

Don Pedro, sous les yeuxd'Hermosa, ouvrit l'entrée secrètedu temple à l'aide de la lune d'or,comme le matin même. Mme deChantelaure regardait en grinçant

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des dents, blême de rage plusencore que de faiblesse physique.

L'hacendero dit avec unefroideur ironique :

— Vous voyez, dona Hermosa,qu'il ne vous suffisait pas d'avoirvolé à dona Paz le « signe » héritéde ses ancêtres. Pour ouvrir letemple de la Lune, il vous auraitfallu encore me soustraire celuidont je suis possesseur.

Elle détourna la tête, enmordant jusqu'au sang ses lèvrespâles.

Sur un mot de don Pedro,l'Antilope et le Castor-Francsaisirent le cadavre d'Arnaud de

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Chantelaure et l'emportèrent dansle passage, jusqu'à la galeriefunèbre où se trouvaient lesmomies couvertes de leurs paruresprécieuses. L'Elan-Rapide suivit,puis dona Hermosa et, derrièrecelle-ci, don Pedro et son fils.

Dans la galerie, sur une peaud'ours, le Canadien et soncompagnon déposèrent le corpsd'Arnaud. Don Pedro dit alorsd'une voix grave :

— Ici, tu reposeras en paix,Chantelaure, toi qui fus coupable,mais qui expias cruellement aucours de tes derniers jours.

Il s'inclina respectueusement

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et ses compagnons l'imitèrent.Dona Hermosa, aussi blanche quele mort, considérait avec desprunelles dilatées par l'effroi leslugubres habitants de cette galeriefunèbre.

Don Pedro dit brièvement :— Venez.Il lui prit le bras, l'entraîna

vers le fond de la galerie, lui fitdescendre les marches quiaboutissaient à la crypte. Lestorches que tenaient don Ruiz etl'Elan-Rapide jetèrent leur clartésur l'autel de pierre, sur lesénormes statues, les meubles, lesvases d'or et d'argent que le temps

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avait noircis, dérobant ainsi leursplendeur primitive, leurinappréciable valeur.

La voix calme et dure del'hacendero s'éleva dansl'impressionnant silence de la sallesouterraine :

— Vous avez voulu connaîtrele temple de la Lune, donaHermosa. Eh bien, nous y voici.Là, sur cet autel, les pontifesoffraient à leur divinité dessacrifices humains... Ici vouspouvez voir les trésors que setransmettaient ces pontifes, « lesseigneurs de la Lune », dontRosario et moi sommes les seuls

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descendants. Vous les avezconvoités, vous n'avez pas craintde commettre le crime pour vousen assurer la possession. Ilconvient donc que vous mouriez aumilieu d'eux.

Elle l'écoutait, raidie, lestraits crispés, les yeux avidementattachés sur ces objets précieuxqui devaient en effet représenterune incalculable fortune. DonPedro continua, le bras tendu versle fond de la crypte, vers l'eausombre éclairée par la lueur destorches :

— Vous voyez cette rivière,coulant dans l'ombre et le silence

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de son lit souterrain ? Il lui arriveparfois de déborder, de serépandre jusque dans la vallée quevous avez suivie pour venir ici...Et, naturellement, elle envahitcette crypte, monte jusqu'à lavoûte. Par un phénomène enrapport avec un mouvementcosmique non encore étudié, cettecrue se produit à une époque depleine lune, sans aucunerégularité, car parfois elle a eulieu deux années de suite et àd'autres moments on n'a pu laconstater au cours de dix ans. Or,cette nuit, d'après des indicesremarqués par mon ami l'Elan-

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Rapide, la rivière doit sortir de sonlit ; elle arrivera jusqu'ici, où vousserez demeurée, dona Hermosa...Et c'est elle qui se chargera depunir vos crimes.

Mme de Chantelaure avaitcompris. Elle tressaillitviolemment, en attachant sur donPedro un regard où l'épouvante semêlait de fureur.

— Vous oseriez cela,misérable ?.. vous oseriez traiterune femme avec cette cruauté ?

— Vous n'êtes pas une femme,mais un monstre. Une mortprompte serait trop douce pourvous. Nous avons décidé que vous

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la verriez venir peu à peu et quevous connaîtriez ainsi quelquechose des affres par lesquelles dutpasser la pauvre Paz quand ellecomprit pourquoi, comment ellemourait.

Avant d'avoir pu faire unmouvement, dona Hermosa étaitsaisie par l'Antilope et le Castor-Franc, qui lui attachèrent les braset les jambes. Puis ils la placèrentsur un des sièges d'or massif quiavaient orné la demeure desseigneurs de la Lune. Livide, lesyeux agrandis par la terreur et ledésespoir, la condamnée clamait :

— Assassins ! Misérables

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meurtriers ! Aurez-vous donc tousassez de cruauté pourm'abandonner ici ?

Personne ne lui répondit.Don Ruiz, qui s'était

rapproché de la sombre rivière, ditavec calme :

— L'eau monte légèrement.— Bien. Retournons

maintenant là-haut puisquejustice est faite ici.

Et les implacables justiciersquittèrent la crypte sans écouterles imprécations, les injures, lesprières de la femme qui demeuraitlà, sur son siège d'or, au milieu desrichesses ardemment convoitées

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parmi lesquelles, tout à l'heure,elle serait ensevelie.

Vers ce même moment, un

homme arrivait au bord de lanoire rivière, après avoir errédepuis plus de vingt-quatre heuresdans les grottes profondes, lescouloirs, les pentes rocheuses quimenaient à de sombres cryptessouterraines dans lesquelles iln'osait s'engager.

Cet homme était Corpano.Dès le début du combat, il avaitfeint d'être touché. S'écroulant àterre, il avait réussi à se glisserderrière une roche et de là, en

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rampant, avait pu gagner lesgrottes. Prenant au passage unedes torches qui servaient àl'éclairage des actuels habitants deces sombres demeures, il s'étaitenfoncé précipitamment dans laprofondeur ténébreuse, nesongeant qu'à se dérober auxregards de ses féroces ennemis.

Toutefois, il s'était vu bienvite perdu en cet enchevêtrementpire que le dédale mythologique.Parfois il se laissait tomber sur lesol, découragé, songeant qu'il nelui restait qu'à attendre la mort.Puis, au bout de plusieurs heures,il se reprenait en un sursaut

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d'énergie, rallumait sa torche,continuait de chercher une issuedu terrifiant labyrinthe.

C'est ainsi qu'ayant une foisde plus descendu l'une de cespentes rocheuses qui menaient ausous-sol de ce lieu mystérieux,l'arriero arrivait à la rivièresouterraine, que la cruecommençait de gonfler.

Corpano réfléchit un instant.Où allait cette rivière ? Ill'ignorait. Mais dans la situationqui était la sienne, il pouvait bienrisquer de se confier à elle. Peut-être, aussi, le mènerait-elle àquelque abîme liquide où il

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s'engloutirait. Mais cette mortvalait encore mieux que celle parla faim, qui l'attendaitinévitablement dans un tel dédale.Et il avait du moins, ici, unechance légère de se sauver,d'autant mieux qu'il était excellentnageur.

Il murmura :— Allons, je n'ai que cela à

faire !A ce moment, dans le silence

de ce lieu souterrain, une voixlointaine s'éleva — une voix defemme — qui s'exclamait avec unaccent d'épouvante et de rage :

— C'en est fait ! Ah ! les

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maudits ! Et je venais d'atteindreau but...

Corpano demeura un momentcloué au sol.

D'où venait cette voix ? Il yavait donc quelqu'un d'autre quelui, dans ces obscures profondeurs?

Dona Hermosa, peut-être ?Oui, dona Hermosa

prisonnière de don Pedro... Cedevait être cela...

Le premier mouvement del'arriero fut de se dire : « Tant pispour elle ! Qu'elle s'arrange ! »

Puis, tout aussitôt, il pensa : «Je devrais peut-être essayer de la

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sauver. Ce serait tout au moinsune petite vengeance contre cetinfernal Jaguar qui a triomphéune fois de plus. »

Corpano avait les décisionspromptes. Une minute plus tard, ilse laissait glisser dans la rivière,qu'il remontait sans trop de peine,le courant étant fort lent. D'unemain, il soutenait la torche quijetait sa rouge clarté dans lesténèbres souterraines... Maissubitement, il s'arrêta...

A sa droite, il voyait une vastecrypte au centre de laquelles'élevait un autel, qu'entouraientde gigantesques statues. Partout,

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sur le sol, étaient entassés desmeubles, des pièces d'orfèvrerie,des sièges curieusement travaillés.Sur l'un de ceux-ci, faisant face àla rivière, se tenait assise unefemme au crâne couvert debandages sanglants, aux pieds etaux bras liés — une femme pâle ethagarde, qui jeta un cri en voyantsurgir de l'eau sombre cet hommeruisselant dont les lèvreslaissaient échapper son nom :

— Dona Hermosa !— Corpano !... vous, Corpano !

Ah ! vous allez me sauver !— Je l'essaierai du moins,

señora. Ce ne sera pas chose

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facile...Sortant un couteau de sa

poche, il trancha rapidement lesliens de la condamnée, tout enexpliquant :

— Je vous ai entendue parlerau moment où j'allais me jeterdans la rivière pour me confier àson cours. Il n'y a pas d'autreespoir d'arriver à trouver uneissue. Depuis hier, j'erre dans ceteffrayant labyrinthe sans aucunrésultat... Mais savez-vous nager ?Serez-vous assez forte pour tentercet effort ?

— Je nage parfaitement.Quant aux forces, j'en aurai. Oui,

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si mon corps défaillait, jetrouverais la vigueur nécessairepour continuer quand même dansla pensée que je pourrai peut-êtreéchapper à la fin atroce que cesmisérables me préparaient... etalors, me venger, plus tard.

Une effroyable haine vibraitdans l'accent de la comtesse.

Délivrée de ses liens, la jeunefemme se leva et dit résolument :

— Allons !... vite ! La rivièremonte, Corpano. Dans peu detemps, elle débordera et nous nepourrons plus passer sous cettevoûte.

— Allons, señora !

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Dona Hermosa fit quelquespas vers la rivière. Puis, seravisant, elle regarda autourd'elle.

D'un ton bas, frémissant deconvoitise et de regret, ellemurmura :

— Tout cela... toutes cesrichesses... je les aurais, sanseux...

Puis elle étendit la main etdésigna à Corpano un coffredébordant de bijoux d'orprécieusement ouvrés, décorés degemmes.

— Emportez ce que vouspourrez, Corpano. J'aurai besoin

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d'argent, si nous parvenons à noussauver, car je serai pauvre... etpourtant il m'en faut, pourprendre ma revanche. Emportezce qui vous paraît avoir le plus devaleur et nous chargera le moins.

Quelques instants plus tard,dona Hermosa et Corpano, lespoches garnies autant que laprudence le leur permettait, seconfiaient au courant de la rivière.

Corpano soutenait sacompagne, dont l'un des bras étaitimmobilisé par la brisure dupoignet due à la balle sortie dufusil de don Ruiz. Il leur fallaitaussi tenir la tête aussi basse que

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possible, dans la crainte d'un subitabaissement de la voûte. Tousdeux, en outre, avaientl'impression que la crue de larivière s'accentuait avec unesoudaine rapidité. Le courantdevenait plus vif et les entraînaitmaintenant sans qu'ils eussent àfaire le moindre effort pouravancer.

— Pourvu que l'eau ne montepas trop vite ! murmura donaHermosa. Nous nous briserons latête, si la voûte est toujours aussibasse que là-bas, au sortir de lacrypte.

Corpano ne répondit pas. Il

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venait, au passage, de lever lamain et de sentir à moins decinquante centimètres au-dessusde sa tête le roc humide, glacé.

L'arriero songea : « Je croisbien que nous sommes perdus ! »

La force du courantaugmentait de minute enminute... L'étrange rivière segonflait, bouillonnait... Et lemoment vint où les fugitifssentirent leur tête frôler la voûterocheuse.

Corpano balbutia :— Baissez !... baissez tant que

vous pourrez !L'eau leur venait jusqu'aux

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lèvres... Corpano sentait sacompagne à bout de forces. Lui-même avait l'impression d'unedéfaillance proche...

Et tout à coup, ils se sentirentroulés, emportés. Ils songèrentque tout était fini et perdirentconnaissance.

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XXIV.

Don Ramon Ferrago et sonneveu Manuel étaient demeurésau grand teocalli en compagnie dela plupart des mules et desbagages que leur avait confiésdona Hermosa. Le vieillard nes'ennuyait pas là, car il avait fortaffaire d'étudier ce curieuxmonument religieux. Mais il enétait autrement de don Manuel.

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Celui-ci n'avait aucun goût pourles recherches érudites danslesquelles se complaisait son oncle.Il feignait néanmoins de s'yintéresser fort, pour flatter donRamon qui devait lui léguer unebelle fortune et, dans le même but,ne manquait jamais del'accompagner quand ilentreprenait un voyage ayant pourobjet quelque étude du passé.

Ainsi en avait-il été cette fois,pour rechercher ce teocalli peuconnu encore, et que la traditionindienne assurait avoir été, enmême temps que le lieu deterribles holocaustes humains, un

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tombeau secret où disparaissaientà jamais certaines personnalitéspolitiques et religieuses de cetemps-là.

Dans les derniers jours duvoyage, don Manuel avait eu labonne chance de pouvoir faire laroute en compagnie desChantelaure. Il avait appréciél'amabilité de dona Hermosa,s'était plu à causer avec elle de sonpère. Aussi la présence de la jeunefemme lui avait-elle manquélorsqu'il s'était retrouvé seul avecson oncle.

Tandis que don Ramons'absorbait dans l'examen du

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teocalli, Manuel songeait à cetterencontre inopinée, en des lieux sipeu visités ; il se demandaitsurtout, avec une vive curiosité, lebut que poursuivait ici Mme deChantelaure.

S'il avait cru d'abord àl'explication donnée par elle, laréflexion l'avait ensuite faitchanger d'idée. Il paraissait eneffet bien improbable que, pourl'unique satisfaction de retrouverles restes d'un parent, cette jeunefemme et son mari eussententrepris une expéditionprésentant d'assez périlleux aléas,comme le prouvait le danger couru

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par les Ferrago et cette étrangedisparition du comte deChantelaure.

Il avait été enlevé par desIndiens ennemis du Loup-Rouge,prétendait dona Hermosa. DonManuel n'y croyait qu'à demi. Illui semblait fort singulier que cesravisseurs eussent pu arriverjusqu'à la tente, en passant àtravers le campement et endéjouant la surveillance des troisComanches posés en sentinelles,lesquels n'avaient rien vu ni rienentendu.

Ces réflexions, ces recherchesmentales occupaient quelque peu

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don Manuel, trompaient lalongueur des heures. Quatre joursavaient ainsi passé depuis ledépart de dona Hermosa et de sescompagnons quand, vers le débutde l'après-midi, le Castor-Francapparut et salua silencieusementles deux hommes occupés àterminer leur repas.

Don Manuel dit aimablement:

— Bonjour, señor ! Enchantéde vous voir... Vous êtes doncencore dans ces parages ?

Don Ramon ajouta, entendant la main au chasseur :

— Asseyez-vous et partagez

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notre repas, señor Castor-Franc.Mais le Canadien secoua

négativement la tête.— Je suis ici pour vous

apprendre une désagréablenouvelle, señores. Mme deChantelaure et sa troupe ont étéattaqués par un parti d'Indiens.Tous ont succombé...

Don Manuel jeta uneexclamation d'horreur :

— Est-ce possible ?Le Castor-Franc poursuivit,

comme s'il n'avait pas entendul'interruption :

— Il vous faut donc quitterces lieux qui deviendraient

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également dangereux pour vous sivous vous y attardiez.

— Certes, certes ! s'exclamadon Manuel. Je ne tiens pas dutout à tomber entre les mains desIndiens !

Don Ramon déclara :— J'ai heureusement terminé

l'étude que je voulais faire ici. Rienne m'y retient plus. Nous pouvonsdonc partir dès maintenant.

En peu de temps, les mulesfurent chargées, les deux hommesprêts au départ. Le Castor-Francles aidait, suppléait à leurinexpérience. Bientôt la petitecaravane, très diminuée, tourna le

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dos au grand teocalli pourdescendre les pentes de la sierra.

Don Manuel alors s'informa :— Dites-nous maintenant, je

vous prie, señor, comment leschoses se sont passées ? Vous avezcombattu avec ces pauvres gens ?Mais, fort heureusement, vousavez pu échapper...

Le chasseur répondit avec unecalme froideur :

— Ne cherchez pas à savoir cequi s'est passé, don Manuel. Lacomtesse de Chantelaure a étévolontairement au-devant de sondestin. Je n'ai pas autre chose àvous apprendre au sujet de cette

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aventure tragique.L'oncle et le neveu

regardèrent le Canadien avec unestupéfaction mêlée de défiance.

— Qu'est-ce que cela ? Quesignifie ce mystère ? s'écria donRamon.

Avec la même paisiblefermeté, le Castor-Franc répliqua :

— Un mystère, oui, señores...et qui doit demeurer toujours telpour vous, si vous tenez à votretranquillité.

Il ajouta, après un courtsilence pendant lequel don Ramonet don Manuel échangèrent unregard chargé d'inquiétude :

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— Je vais vous ramener sainset saufs jusqu'aux abords de la viecivilisée. Après quoi, nous nousséparerons et il ne vous arriverarien de fâcheux pourvu que vousayez soin d'oublier votre rencontreavec dona Hermosa deChantelaure.

Le vieillard et son neveu nerépliquèrent plus. Ilscomprenaient tout à coup qu'ilsavaient frôlé quelque terribletragédie et se jugeaient satisfaitsd'en être quittes à si bon compte.Profondément égoïstes tous deux,ils n'eurent qu'une vague,lointaine pensée de pitié pour cette

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femme, ces hommes qui lesavaient accueillis, nourris, et dontils avaient partagé la vie pendantquelques jours. En levantlégèrement les épaules, Manuelmurmura :

— Aussi, que venait-ellechercher dans des lieux pareils,cette pauvre dona Hermosa !

Quelques jours plus tard, don

Pedro de Sorrès et son filsarrivaient à leur hacienda de San-Pablo.

Ils y trouvèrent don CristobalAjuda, assez inquiet au sujet de safille, demeurée fort souffrante à la

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suite de sa dramatique aventure.Don Pedro, qui le traitait enconfident, lui narra succinctementles différentes phases de sonexpédition. Puis il ajouta :

— Nous voilà débarrassés decette femme. Dans une quinzainede jours, je repartirai pour laFrance, afin de prendre la tutellede Rosario. Probablement,j'emmènerai l'enfant et je lamettrai au couvent, pour y faireson éducation. Après quoi, dèsqu'elle aura seize ans, elledeviendra la femme de don Ruiz.

Le jeune homme, qui étaitprésent, dit avec insouciance :

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— Oh ! rien ne pressera, monpère ! Vous pourrez fort bien lalaisser plus longtemps au couvent,sans que je m'en plaigne.

Don Pedro sourit, en frappantsur l'épaule de son fils.

— Nous verrons cela, moncher ! Si la jeune fille tient toutesles promesses de l'enfant, il estfort possible que tu pensesautrement à ce moment-là !

— J'en doute. Mais enfin,puisque je devrai me marier,autant elle qu'une autre. Je sauraitoujours m'arranger pour n'êtrepas gêné dans mes goûtsd'indépendance et pour la tenir

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dans la soumission qui est le lot dela femme.

Don Pedro se mit à rire.— Eh ! eh ! il fait son profit

des leçons de l'Elan-Rapide, qu'endis-tu, Cristobal ? Au fond, il y adu vrai, et les beaux yeux deRosario se chargeront d'enlever àces principes ce qu'ils peuventavoir de trop... indien.

Là-dessus, l'hacenderocommença d'entretenir donCristobal au sujet de donAmbrosio, le jeune secrétaire qui,enlevé au Loup-Rouge par l'Elan-Rapide en même temps que donaClara, avait été ramené à San-

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Pablo et attendait, depuis lors,enfermé dans une petite salle del'hacienda, que don Pedro statuâtsur son sort.

Ruiz, laissant à leur entretienson père et le mayordomo, gagnala huerta. Le superbe jardin étaitmaintenant dans toute safloraison. De multiples senteursparfumaient l'air chaud,enveloppaient de leurs effluvesenivrants le jeune homme quis'avançait, fier et songeur, leregard chargé d'orgueilleuseindifférence.

Assise sous un berceau dejasmins, Clara le voyait venir et

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son pâle visage se teintait de rose,ses lèvres tremblaient, ses yeuxprenaient un éclat plus vif.

Don Ruiz l'aperçut et alla verselle en lui tendant la main.

— Eh bien, ma pauvre Clara,il paraît que vous n'êtes pasraisonnable ?

— Je ne peux pas oublier sivite de tels moments, don Ruiz...je ne peux pas...

Elle le regardait avec uneexpression à la fois craintive etpassionnée qu'il connaissait bien.Lui, conservait son air de fierté unpeu dure, un peu dédaigneuse ;dans l'intérêt qu'il témoignait à

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Clara, on sentait lacondescendance du maître pourl'inférieure — celle, aussi, del'homme qui se sait aimé, pour lafemme dont il acceuille le secrethommage sans lui donner enretour autre chose qu'uneattention fugitive, très proche del'indifférence.

Clara était trop éprise pour nepas s'apercevoir de cette attitude,qui lui laissait peu d'espoird'arriver au but ardemmentdésiré. Mais, confiante en soncharme qu'elle savait à l'occasionrendre provocant, elle ne sedécourageait pas encore et se

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disait qu'un peu plus tard donRuiz, dans cette solitude de San-Pablo où il se plaisait mieux quepartout ailleurs, ne pouvaitmanquer d'aimer la seule femmecapable, ici, d'attirer l'attentiond'un homme comme lui.

Après quelques mots échangésavec la jeune fille, il allaits'éloigner, quand Clara luidemanda avec un sourire câlin :

— Vous n'allez plusmaintenant quitter l'hacienda, jel'espère, don Ruiz ? Vous resterezdésormais parmi nous ?

— Pour assez longtemps dumoins, oui. Mon père retournera

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seul en France, dans unequinzaine de jours, afin de prendrela tutelle d'une toute jeunecousine, la petite Rosario deChantelaure — ma future femme.

— Votre future femme ?Elle avait tressailli et

attachait sur le jeune homme desyeux stupéfaits, angoissés, tandisque tremblaient les lèvressoudainement pâlies.

— Oui, mon père désire cemariage... et moi je n'ai aucuneobjection à y opposer. Mais j'ai letemps d'y songer, car ma fiancéen'a que huit ans.

Clara essaya de sourire.

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— Oui, en effet... Cette enfantest sans doute la fille de dona Pazde Ojeda ?

— Elle-même. Sa mère estmorte depuis plusieurs années, sonpère vient également de quitter cemonde. La petite fille n'a donc plusque nous comme parents...Bonsoir, Clara. Tâchez de ne pastrop penser aux moments péniblespar lesquels vous avez dû passer.Le Loup-Rouge est mort, bienmort ; vous n'avez plus rien àcraindre de lui. Quant à donAmbrosio, je ne pense pas qu'aprèscette dure leçon, il ait jamais l'idéede renouveler une tentative de ce

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genre.Sur ces mots, don Ruiz quitta

la jeune fille. Elle le suivit d'unregard où se mélangeaient lacolère et le désespoir... Puis ellemurmura, d'un ton âpre etmauvais :

— Rosario... Rosario... Je ladéteste déjà ! Mais il se passerades années avant qu'il l'épouse...et d'ici là, moi, je peux arriver àchanger ses projets !

Don Ruiz continuait sapromenade à travers la huertafleurie. C'était avec intention qu'ilvenait d'annoncer à la fille dumayordomo son mariage futur, si

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lointain encore. Il voulait coupercourt à des rêves embitieux queson précoce esprit d'observation luiavait permis de découvrir. Claradevait comprendre qu'elle nepourrait jamais être la femme dedon Ruiz de Sorrès, descendantdes princes aztèques et de la plushaute noblesse castillane.

En revenant au logis un peuplus tard, le jeune hommerencontra son père qui venait des'entretenir avec le mayordomo.Don Ruiz demanda :

— Que dit Cristobal, à proposd'Ambrosio ?

— Il voudrait lui administrer

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une solide correction. A vrai dire,le drôle la mérite. Si Cristobal ytient, je ne lui en refuserai pas lapermission. Après quoi, le jeuneseñor sera chassé de San-Pablo etira chercher aventure ailleurs.

Avec un léger mouvementd'épaules, l'hacendero ajouta :

— Cela me fera un ennemi deplus, naturellement.

Quelques jours plus tard,

l'Elan-Rapide arriva à l'hacienda.Parti des grottes avec ses

compagnons par la secrète issuedont une tradition conservée danssa famille lui avait donné

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connaissance, le sachem, tout àcoup, avait déclaré son intentionde retourner vers ces lieux où ilavait relevé les traces multiplesdes allées et venues de Corpano. Ilvoulait, disait-il, arriver àdécouvrir ce qu'il était advenu del'arriero.

— Laissez donc cela, chef,conseillait don Pedro. Cet individua péri indubitablement, puisqu'iln'a pu trouver la sortie desgrottes, comme nous le prouvel'absence de traces de ce côté.

Mais l'Indien tenait à sonidée. Don Pedro n'insista pas et lelaissa partir avec l'Antilope.

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C'était de cette expédition querevenait aujourd'hui l'Elan-Rapide.

Don Pedro, après le cordialaccueil habituel, demanda :

— Eh bien, êtes-vousrenseigné, chef ?

Le sachem inclinaaffirmativement la tête.

— Vous avez trouvé lespreuves de sa mort ?

— Non.— Alors ?— J'ai trouvé la preuve qu'il a

pu se sauver... et la Panthèreaussi, probablement.

Don Pedro bondit.— Que dites-vous là ? Dona

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Hermosa ?— J'ai retrouvé sa piste, et

celle de Corpano, près de l'endroitoù se déverse le trop-plein de larivière souterraine, la nuit de lacrue.

— Ce n'est pas possible ! Nousl'avons laissée attachée dans lacrypte... Il est très croyable que lecourant de la rivière l'aitemportée, mais n'ayant pas lelibre usage de ses pieds et de sesmains, elle a dû infailliblementêtre noyée.

— Mon frère oublie queCorpano était là.

— Mais comment aurait-il pu

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arriver à elle ? La crypte n'a pasd'autre issue que l'escalierconduisant à la galerie des morts.

— Il y a aussi la rivière. Je neconnais pas tous les passages desgrottes, mais il est possible quel'un d'eux y aboutisse. Le hasard apu le faire découvrir par Corpanoqui, de là, aura entendu les cris dela prisonnière et fait son possiblepour la délivrer.

— Mais comment admettrequ'ils aient pu se sauver dans cetterivière gonflée par la crue ?

— Ils l'ont pu justement àcause de cette crue. Le courant lesa emportés, les a jetés hors du lit

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souterrain, par la crevasse d'oùjaillit la rivière. Comme la cruen'était pas en son plein à cemoment-là, certainement lesfugitifs ont pu se sauver en seréfugiant sur un monticule, où j'airetrouvé leurs traces. Quand l'eaua baissé, quelques heures après, ilsont dû se mettre en marche sansattendre qu'elle se fûtcomplètement retirée. Ceciexplique pourquoi je n'ai putrouver leur piste que plus loin,dans la vallée, là où les pasavaient marqué dans la terreboueuse. Elle continue ensuitehors de la sierra, après avoir

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rejoint et suivi constamment cellesde don Ramon Ferrago, de sonneveu et du Castor-Franc. Aplusieurs endroits, j'ai remarquéceci : les pas de Corpano serapprochent du lieu où campaientle chasseur et les deux VisagesPâles... puis on voit la trace d'uncorps rampant.

— Qu'en concluez-vous, chef ?— Que Corpano

communiquait avec ces deuxhommes et que c'est par eux qu'ila eu la nourriture sans laquelledona Hermosa et lui auraient péridans la sierra.

— Comment le Castor-Franc

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ne s'en serait-il pas aperçu ?— Je ne sais pas. Je dis à mon

frère ce que j'ai vu.Don Pedro secoua la tête.— Corpano est rusé comme le

renard, sous son air calme etindifférent à toutes choses.D'autre part, si le petit Ferragotient de son père, il ne doit pasmanquer d'adresse dans ladissimulation. Le Castor est unhomme habile, un brave et loyalchasseur, mais il ne pousse pasassez loin la défiance,indispensable cependant avec lesserpents de toutes sortes que nouscôtoyons en notre vie

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aventureuse... Vraiment, chef, ceque vous me dites là est sérieux!... Où conduisait ensuite la piste ?

— Hors de la sierra, Corpanoet la Panthère ont dû se mêler àune petite caravane degambucinos, qu'ils ontaccompagnée probablementjusqu'au plus proche pueblo. J'ailaissé l'Antilope suivre leurstraces, pour venir rapporter à monfrère ce que j'ai vu.

— Vous avez bien fait ! Cartout ceci change mes plans. Cettefemme, libre, ne cherchera que lavengeance. Je devrai donc metenir sur mes gardes. Tout

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d'abord, je vais mettre Rosario ensûreté. Dona Hermosa peut fortbien avoir l'idée de nous soustrairel'enfant, qu'elle sait héritière d'unepartie du trésor. D'ailleurs, quandelle n'aurait même que le seul butde nous être désagréable, ce seraitsuffisant pour elle.

— Que va faire mon frère ?— Je partirai demain, pour

retourner en France. Une fois là-bas, je retirerai Rosario ducouvent où l'a placée donaHermosa. Mais il faut que je lamette en un endroit où cettemisérable femme ne puissefacilement la découvrir...

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Il songea un moment etdéclara :

— J'ai trouvé. Je ne pense pasque dona Hermosa aille lachercher là... Une fois cette affaireréglée, je reviendrai promptementet nous verrons alors à savoir ceque font, ce que deviennent Mmede Chantelaure et Corpano, àsurveiller leurs agissements, àcontrecarrer tous les desseinsmalfaisants qu'ils pourraientformer contre nous.

L'Elan-Rapide approuva :— Ce sera bien... Et mon

frère peut compter sur moi pourl'aider à abattre la Panthère.

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XXV.

Dans le couvent de Neuilly oùelle se trouvait avec la fille de sabelle-mère, Rosario attendait envain chaque jour une lettre de sonpère.

Rien ne venait du Mexique.Trinidad, nature égoïste etinsouciante, n'en éprouvait aucunsouci et disait à sa compagne :

— Es-tu sotte de t'inquiéter

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comme cela ! Maman et papa ontbien autre chose à penser que denous écrire ! Ils sont allés fairefortune là-bas et reviendront trèsriches. Alors nous aurons un belhôtel comme celui des Figueira,beaucoup de domestiques, deschevaux et des voitures, destoilettes de toutes sortes... et plustard beaucoup de diamants commeceux que maman mettait quandelle allait en soirée.

Mais cette perspective nesuffisait pas à Rosario poursupporter sans peine la séparation.Elle avait une grande affectionpour son père et souffrait d'en être

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éloignée. A l'égard de sa belle-mère, elle éprouvait dessentiments assez complexes. DonaHermosa lui avait toujourstémoigné une certaine tendressecâline, en ayant l'habileté de nejamais faire en sa présence dedifférence entre Trinidad et elle.Cette justice apparente avait euun heureux effet sur l'âmeenfantine, qui ne pouvait devinerle calcul de l'adroite créature,désireuse de tenir sous soninfluence la fille de Paz. DonaHermosa avait en effet pourprincipe de se ménager toutes lessympathies possibles dans son

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entourage, et de ne se faire desennemis qu'à la dernièreextrémité.

Elle avait réussi avec sa petitebelle-fille. Rosario avait pour elleune affection réelle, quoique peudémonstrative, surtout depuis quedona Hermosa l'avait soignée avecdévouement au cours d'unemaladie. Mais cette âme d'enfant,délicate et loyale, avait cependantparfois comme une secrèteimpression de défiance à l'égard dela femme au doux sourire, auxyeux caressants, qui l'appelait «ma jolie Rosarita... ma chèrepetite fille». C'était là, d'ailleurs,

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un sentiment fugitif qui ne tenaitpas devant une attentionmaternelle de dona Hermosa.

Un matin, dans l'étude oùtravaillait Rosario près de sescompagnes, une sœur vintprévenir « que Mme la Supérieuredemandait Mlle de Chantelaure auparloir ».

La petite fille se leva, surpriseet un peu inquiète. Déjà, ellecherchait dans sa mémoire quelméfait elle avait pu commettre...Mais non, en ce cas, la supérieurel'aurait demandée dans sachambre...

Tout en songeant ainsi,

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Rosario arrivait au parloir. Enouvrant la porte, elle vit aussitôt,assis en face de la religieuse, donPedro de Sorrès.

Comme elle s'arrêtait sur leseuil, un peu interdite, lasupérieure lui dit :

— Approchez, mon enfant...venez saluer votre cousin quisouhaite vous parler.

— Oui, venez, nina, ajoutadon Pedro. Venez que je vous disequelque chose.

Quand la petite fille fut prèsde lui, l'hacendero mit sa main surles soyeuses boucles sombres etpencha vers l'enfant son visage où

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apparaissait une certaine émotion.— J'arrive du Mexique,

Rosario...Elle dit vivement :— Avez-vous vu papa ?— Oui, enfant... et c'est de sa

part que je viens.— Il est encore là-bas ?

Comment va-t-il ? Reviendra-t-ilbientôt ? Il ne reviendra pas ? Ilveut rester toujours là-bas ?

L'enfant attacha sur lui sesyeux magnifiques, interrogateurset anxieux.

— Il ne reviendra pas.— Oui... Ma petite fille, votre

père a été retrouver votre pauvre

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maman. Il est tombé malade, trèsloin dans la sierra où l'avaitentraîné sa femme, et il est morten vous confiant à moi.

Rosario ne jeta pas un cri ;mais elle devint si pâle que lasupérieure se leva en étendant lesbras, croyant qu'elle allait tomber.

— Chère petite enfant, soyezcourageuse ! Ma pauvre chèreRosario !

La religieuse l'entourait de sesbras, baisait maternellement lefront tout à coup glacé.

— Je serai un père pour vous,nina, ajouta le Mexicain. Cepauvre Chantelaure vous a bien

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recommandée à moi et je nefaillirai pas à cette tâche.

Rosario ne semblait pasentendre. Son petit visagefrémissait, les yeux prenaient uneexpression de douleur concentrée,profonde, tragique, tandis que soncorps était agité d'un tremblementconvulsif.

— Elle a beaucoup de cœur,beaucoup de sensibilité, murmurala supérieure.

Don Pedro prit la main del'enfant.

— Ecoutez-moi, Rosario...Pour des raisons que je vousexpliquerai plus tard, je dois vous

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retirer d'ici, vous mettre dans unautre couvent où, d'ailleurs, vousserez fort bien aussi. Vous allezdonc vous préparer sans tarder,car je vous emmènerai cet après-midi, comme je viens d'eninformer Mme la Supérieure.

Les yeux inquiets etdouloureux se tournèrent vers lareligieuse. Celle-ci dit avecdouceur :

— Oui, ma chère enfant, nousallons faire préparer votre petitbagage. Puis vous direz adieu àvos compagnes, qui ont toutespour vous beaucoup d'affection.

Rosario demanda, d'une voix

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que les sanglots tout prochesrendaient rauque :

— Et Trinidad, s'en va-t-elleaussi ?

Ce fut don Pedro qui répondit:

— Trinidad Barrai n'est pasma parente ; je n'ai pas àm'occuper d'elle. A tout à l'heure,nina. Je reviendrai vers deux outrois heures.

Il se leva, caressa la joue del'enfant et quitta le parloir aprèsavoir salué la supérieure.

Quand il fut parti, la douleurde Rosario se manifesta avec uneviolence concentrée qui effraya un

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moment la religieuse. Celle-ci eutgrand-peine à consoler quelquepeu la petite fille. Quand elle la vitenfin légèrement calmée, ellel'emmena à la chapelle, la fit prierpour son père. Puis elle remontaavec elle pour gagner la lingerie etdonner l'ordre à la sœur qui enétait chargée de préparer la mallede l'enfant.

Rosario, qui restaitsilencieuse, les traits un peurigides, demanda tout à coup :

— Et ma belle-mère ? DonPedro n'en a pas parlé ?

— Il m'a dit, ma chère enfant,que Mme de Chantelaure a disparu

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et qu'il ignore ce qu'elle estdevenue. Elle n'était pas près devotre pauvre papa quand celui-ci aquitté ce monde.

— Alors, Trinidad ?... Que va-t-elle devenir ?

— Peut-être a-t-elle desparents qui s'occuperont d'elle.Puis sa mère peut très bien êtrevivante encore et venir la chercherun jour ou l'autre. C'est ce qu'ilfaudra lui dire, quand vous allez laretrouver tout à l'heure.

Trinidad, en apprenant lamort de son beau-père, montra unchagrin beaucoup plus bruyantque celui de Rosario — ce qui,

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d'ailleurs, ne lui fit pas perdre unebouchée de son repas. Elle acceptaavec facilité la version que luidonnait la supérieure au sujet del'absence de sa mère : celle-ci étaitmalade au Mexique et rentreraitdans quelque temps seulement enFrance. Quant au départ deRosario, elle n'en parut pas trèsémue. Sa nature légère et faussecomme celle de sa mère n'était pascapable d'attachement. En outre,elle avait toujours été jalouse de lapetite de Chantelaure.

Elle dit à celle-ci :— Je n'aimerais pas à m'en

aller avec ce don Pedro ! Il me fait

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peur... Et tu te souviens quemaman disait qu'il était un trèsméchant homme ?

Rosario inclinaaffirmativement la tête. Sonpauvre petit cœur se gonflait dechagrin et d'angoisse. Mais ellecomprenait trop bien qu'il lui étaitimpossible de résister à la volontéde cet homme à la minevolontaire, aux yeux aigus etimpérieux qui, disait-il,remplacerait maintenant son père.

Ce fut seulement vers la fin

de la matinée, le lendemain, quedon Pedro et sa petite compagne

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arrivèrent à destination.Cette destination —

l'hacendero l'avait appris en coursde route à Rosario — n'était autreque le couvent des SœursFranciscaines de Morigny. DonPedro, en cherchant un lieu propreà soustraire sa pupille auxentreprises éventuelles de donaHermosa, s'était souvenu de cettemaison religieuse entrevue aupassage, quand il était revenu defaire, avec l'abbé Vandal, sonenquête à la Maison des Dames. Illui paraissait que Mme deChantelaure n'aurait jamais l'idéede chercher ici sa belle-fille. En

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tout cas, l'enfant serait biengardée, après lesrecommandations expresses que leMexicain avait faites à lasupérieure de Sainte-Colette envenant accompagné du curé deMorigny, lui offrir cette nouvelleélève.

Rosario, bien qu'elle y eûtvécu peu de temps, se souvenait dece pays, berceau de sa famillepaternelle. Elle se souvenait,surtout, du grand chagrin éprouvéquand son père, en l'embrassanttrès fort, lui avait dit que « le bonDieu avait rappelé maman près delui ». Cette Maison des Dames,

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elle aurait voulu la revoir. Maiselle n'osa le demander à donPedro. Bien que celui-ci eût étéattentif à ce qu'elle ne manquât derien pendant le voyage, l'enfantavait senti chez lui l'absenced'affection. En outre, elle restaitsous l'impression des parolesprononcées par sa belle-mère, lejour de la première visite duMexicain. Dona Hermosa lui avaitdit :

— Un cousin de ta mèredemande à te voir, nina. Mais jevais lui dire que tu es sortie, carc'est un homme qui a faitbeaucoup de peine, beaucoup de

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mal à cette pauvre maman, et jesuis bien sûre qu'elle verrait sansplaisir que tu fisses saconnaissance.

Puis, là-dessus, s'était grefféela scène entre don Ruiz et Rosario,qui avait laissé un fortdésagréable souvenir dans cecerveau d'enfant. Après cettevisite qu'elle n'avait pu éviter,dona Hermosa s'était arrangéepour que don Pedro ne revît plussa jeune cousine, et elle n'avaitpas manqué de fortifier dansl'esprit de l'enfant cette idée queles parents de sa mère étaient desêtres mauvais, dangereux, dont

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elle devrait toujours se teniréloignée.

Or, Rosario se voyaitmaintenant la pupille de cetinquiétant don Pedro ; elle étaitobligée de lui obéir, car il avaittous droits sur elle. « Comment,pensait-elle dans sonraisonnement enfantin, commentmon cher papa m'a-t-il confiée àlui ? Pourtant, il devaitcertainement savoir que ce cousinde maman avait été mauvais pourelle. »

L'accueil des religieusesréconforta un peu la pauvre petiteexilée. Sans peine aucune, Rosario

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vit s'éloigner son tuteur, dont laprésence n'avait cessé de la teniren état de malaise.

Don Pedro regagna Morignyoù il fit au curé une courte visite.Le prêtre avait été précédemmentmis par lui au courant desévénements qui s'étaient déroulésen ces derniers mois. Il ne croyaitpas, pour sa part, à un retouroffensif de dona Hermosa.

— Elle ne voudra pas risquerune si grosse partie avec unadversaire comme vous, disait-il.Que peut-elle espérer ? Reprendrela lune d'or ? Elle doit bien penserque ce serait une difficile

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entreprise !... Et ensuite, pourrecommencer une telle expédition,je pense qu'elle y regarderaitmaintenant à deux fois !

Le Mexicain hocba la tête.— C'est une nature énergique,

tenace, audacieuse. Je crois querien ne l'arrêtera pour assouvirson ambition... et sa vengeance.Tenez pour certain, monsieur lecuré, que si elle a survécu à sesblessures, elle se dressera sur monchemin tôt ou tard. Il lui faudra sarevanche... Et elle chercheraencore à s'emparer de ce trésorqu'elle a vu, maintenant.Malheureusement, j'ai commis

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l'imprudence, la croyant à jamaisinoffensive, de lui montrercomment l'on entre dans le lieu oùse cachent ces richesses. A toutprix, dût-elle risquer à nouveau savie, elle cherchera à s'emparer dece qui constitue la clef de ce lieu.

Il songea un moment, puissecoua les épaules.

— Bah ! la lutte a toujours étéma vie depuis des années ! Elle lesera vraisemblablement jusqu'à lafin de mes jours. Mais il importede préserver Rosario desentreprises de cette femme, quin'hésiterait pas à s'emparer d'ellepour en faire à notre égard un

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objet de menace et de chantage.J'ai recommandé à la supérieurede ne pas permettre qu'elle écriveà personne d'autre que moi. Il fautque partout ailleurs l'on ignore oùelle se trouve.

Pour éviter d'être moi-mêmesuivi, épié, je m'abstiendrai devenir voir l'enfant, si je reviens enFrance d'ici à quelques années. Enun mot, elle ne sortira de cecouvent que mariée à mon fils, quidès lors pourra l'entourer d'uneconstante protection.

Là-dessus, don Pedro se levaet prit congé du prêtre. Celui-ci,en le reconduisant jusqu'à la porte,

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demanda :— Vous n'avez pas retrouvé la

boîte d'or qui accompagnait lademi-lune, après la chaîne que meremit la pauvre jeune comtesse ?

— Non. Dona Hermosa ne laportait pas sur elle quand elle aété blessée... Je me demande ceque cette boîte contenait de siimportant, pour que Paz la traitâtaussi précieusement que «le signede la Lune». Jamais elle ne m'enavait parlé... Quelque souvenir desa famille maternelle sans doute...Adieu, monsieur le curé. Vousm'écrirez parfois, pour me donnerdes nouvelles de ma pupille et, de

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mon côté, je vous tiendrai aucourant de ce que je pourrai savoirau sujet de cette misérable femme.

Là-dessus, les deux hommesse séparèrent. L'abbé Vandalsuivit des yeux l'hacendero quis'éloignait. En hochant la tête, ilmurmura :

— Il a peut-être raison. Cettefemme est un démon et, si elle vit,elle doit être assoiffée devengeance. Hélas ! combiennéfaste elle a été pour cemalheureux comte de Chantelaure!... et quelle terrible punition a étécelle du coupable ! Faites dumoins, Seigneur, que la pauvre

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petite orpheline échappe à sesmaléfices !

Fin du Tome Premier