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n LES ANNÉES DE JEUNESSE DE MOZART L'ENFANT-PRODIGE Comme Gluck le Bavarois, comme le Rhénan Beethoven, Mozart vécut et mourut à Vienne ; mais il n'était Autrichien que du côté maternel. Le père, Léopold Mozart, natif d'Augsbourg, où sa famille s'était élevée du métier de maçon à celui de relieur, fut le premier à illustrer son nom. Destiné à l'état ecclésiastique, il devint néanmoins violoniste et compositeur. Il étudia deux ans à l'Université de Salzbourg ; les musiciens sérieux et ambitieux de cette époque, dont il était bien représentatif, aspiraient aussi à l'instruction classique. Mais qu'il devait être pauvre pour avoir pu considérer comme un sauveur le comte Thurn, chez qui il entra en qualité de musicien et valet de chambre, combinaison bien conforme, elle aussi, aux habitudes du temps ! Il lui rendait hommage en ces termes, dans la dédicace d'une sonate : ad un tratto cavato dalle dure ténèbre d'ogni mio bisogno et stradato ver Vorizonte délia mia fortuna, Cette « fortune » le conduisit à la cour de l'archevêque de Salzbourg, le bon et bienveillant comte Schrattenbach, où il s'éleva du rang de quatrième à celui de deuxième violon, et, enfin, à celui de sous-chef d'orchestre, et où il devint un personnage non seulement très occupé, mais aussi très consi-

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LES ANNÉES DE JEUNESSE

DE MOZART

L ' E N F A N T - P R O D I G E

Comme Gluck le Bavarois, comme le Rhénan Beethoven, Mozart vécut et mourut à Vienne ; mais il n'était Autrichien que du côté maternel.

Le père, Léopold Mozart, natif d'Augsbourg, où sa famille s'était élevée du métier de maçon à celui de relieur, fut le premier à illustrer son nom. Destiné à l'état ecclésiastique, il devint néanmoins violoniste et compositeur. Il étudia deux ans à l'Université de Salzbourg ; les musiciens sérieux et ambitieux de cette époque, dont il était bien représentatif, aspiraient aussi à l'instruction classique. Mais qu'il devait être pauvre pour avoir pu considérer comme un sauveur • le comte Thurn, chez qui il entra en qualité de musicien et valet de chambre, combinaison bien conforme, elle aussi, aux habitudes du temps ! Il lui rendait hommage en ces termes, dans la dédicace d'une sonate : ad un tratto cavato dalle dure ténèbre d'ogni mio bisogno et stradato ver Vorizonte délia mia fortuna,

Cette « fortune » le conduisit à la cour de l'archevêque de Salzbourg, le bon et bienveillant comte Schrattenbach, où il s'éleva du rang de quatrième à celui de deuxième violon, et, enfin, à celui de sous-chef d'orchestre, et où il devint un personnage non seulement très occupé, mais aussi très consi-

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ÔOO R E V U E D E S D E U X M O N D E S .

déré. E n dehors de l'ensemble vocal pour la musique d'église, il faisait répéter les quinze jeunes violonistes, auxquels vinrent se joindre aussi, par la suite, les clavecinistes. I l faut encore ajouter à cela les leçons particulières. De ses compositions, plusieurs nous sont parvenues. On a reproché à ses messes de se célébrer un peu trop Allegro con brio, mais les églises de cette époque étaient bien aussi brillantes et un peu théâ­trales. Son ouvrage le plus prisé est un manuel : Essai pour une école élémentaire'de violon. L a Société d'Études musicales de Leipzig l'avait, avant même cette publication, accueilli parmi ses membres.

C'est donc lui qui joua le rôle principal dans l'éducation et ^instruction de son grand fils, et non sa femme, Anna Maria Pertl, fille du défunt commissaire de Saint-Gilgen. Il l'avait épousée en 1747, à Aigen. De leurs sept enfants, nourris d'eau en guise de lait, deux seulement survécurent : la fille Maria Anna, surnommée Nannerl, née le 30 juin 1751, et Wolfgang, né le 27 janvier 1756, à huit heures du soir. Nannerl s'affirma, dès l'âge de huit ans, comme une remar­quable pianiste, mais Wolfgang, à quatre ans, était un phéno­mène musical dont on parlait dans tout Salzbourg ; si bien que le père décida de conduire cette fillette, et ce petit garçon, dont il reconnaissait et admirait le naissant génie, à travers les cours d'Europe, afin de tirer profit de talents aussi extra­ordinaires.

Il se mit en route avec sa famille, en janvier 1762 ; leur première étape fut la résidence de l'Électeur de Bavière, à Munich. E n septembre de la même année, les quatre Mozart se rendirent à Vienne par le Danube. Parmi les grands seigneurs mélomanes, les Habsbourg tenaient le premier rang, et il était de bon ton dans l'aristocratie d'entretenir des orchestres. A Passau, l'archevêque retint cinq jours durant les voyageurs. A u couvent d'Ips, les moines franciscains quittèrent la table où ils étaient en train de déjeuner et coururent à l'église pour entendre le petit Wolfgang jouer de l'orgue. Les barrières de la douane elles-mêmes tombèrent lorsqu'il y vint chercher son petit violon, et en joua un menuet aux fonctionnaires ; sur quoi, on laissa passer les Mozart sans autre formalité: Les gens « de la première noblesse », comme le père se plaira dorénavant à les nommer, leur aplanissaient la route, mettaient

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à leur disposition leurs carrosses de voyage, chantaient les louanges des enfants, et particulièrement de Wolfgang.

Pour nous, il y a là quelque chose de consolant ; nous nous réjouissons aujourd'hui encore du rayon de gloire qui éclaira les heureux débuts de Mozart. Petit, il eut peu de vacances, mais il s'est beaucoup amusé : l'effort passager ne gâtait pas ses joies. C'était des pays prodigieux que traversait l'enfant prodige. L a vie glissait à sa rencontre comme un navire en fête. Personne ne regardait l'univers avec plus de confiance. Il en avait toutes raisons. Le monde était alors à ses pieds et ne semblait nourrir contre lui aucun mauvais dessein. Seul, le père soucieux connaissait ses ruses ; il projetait, méditait, calculait et pesait. L'heure était propice. L a famille impériale, elle-même, ne voulut pas manquer l'événement sensationnel, et envoya la célèbre invitation à Schônbrunn. On sait le reste : comment le petit Wolfgang sauta sur les genoux de l'impéra­trice, et comment celle-ci l 'y garda. Mais qui était plus ignorant, du bambin qui connaissait encore si peu les complications de ce monde, ou de la grande, la noble Marie-Thérèse qui devait bientôt retirer sa faveur à l'enfant grandissant, cesser de s'intéresser à lui, l'écarter et méconnaître si profondément son importance ?

L u i , cependant, possédait déjà dans sa tête les lois de la véritable hiérarchie. « F i , c'est faux ! » crie-t-il dans la direction du cabinet où l'empereur est justement en train d'étudier le violon. Jouer sur un instrument dont le clavier disparaît sous une serviette, performance que présente le père-impre-sario, n'amuse plus l'enfant et il fait un signe de complicité à Wagenseil, célèbre compositeur, pianiste et professeur de musique de la cour, qui lui tourne les pages. « Je jouerai une sonate de celui-là, déclare-t-il, il s 'y connaît. »

C'est dans le rayonnement de ces premières années que se développent les sources claires de son être. Seules quelques graves et dangereuses maladies qui les frappent, lui, sa sœur et son père, interrompent la féerie. Car c'était bien une féerie. E t combien d'enfants durent dévorer des yeux le petit garçon prodige, qui, merveilleusement vêtu d'un habit de cour galonné d'or, — cadeau de l'impératrice, — jouait devant le monde entier avec tant d'aisance !

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A TRAVERS L'EUROPE

Les Mozart ne demeurèrent pas longtemps à Salzbourg, à leur retour de Vienne : ils repartirent le 9 juin 1763, cette fois pour plus de trois ans. Le but suprême du voyage était Paris, au terme d'une route qui devait prendre plusieurs mois. Les enfants se produisirent à Munich, Augsbourg, Ludwigsbourg, Schwetzingen, Heidelberg, Mayence, Coblence, Aix-la-Chapelle, Francfort. Là , le jeune Gœthe de quatorze ans vit le petit Mozart de huit, « frisé et portant l'épée ». Ce fut une vision qu'il ne devait oublier de sa vie. Dans toutes les cours allemandes, dans toutes les salles de concert, on récoltait écus, hommages et cadeaux. De nombreux auditeurs procla­maient Wolfgang plus admirable encore à l'orgue qu'au clavecin. Cependant, depuis longtemps déjà, la composition faisait sa joie. De Bruxelles, date un allegro en do majeur, qui devait figurer plus tard dans ses œuvres complètes.

Les Mozart arrivèrent à Paris le 18 novembre. Ils descen­dirent chez l'ambassadeur de Bavière, von Eyck , dont la femme était fille du comte Arco, de Salzbourg. Toutefois, les nombreuses lettres de recommandation qu'ils avaient apportées ne leur servirent pas à grand chose ; leur compa­triote Grimm, secrétaire du duc d'Orléans, fut le seul qui s'occupa d'eux ; Léopold Mozart en conçut pour lui une reconnaissance exaltée et une confiance aveugle, et loua sur tous les tons sa bonté et sa bienveillance. I l est vrai que Grimm obtint pour eux, le soir de Noël, à Versailles, une audition à la cour en présence de la marquise de Pompadour qui, à la grande déception de Wolfgang, ne se laissa pas embrasser d'aussi bonne grâce que l'impératrice Marie-Thérèse. E n revanche, il fut cajolé par les filles de Louis X V . L a fortune de la famille était faite ici encore. Wolfgang joua de l'orgue dans la chapelle royale devant le roi ; on donna deux grands concerts : Nannerl obtint les applaudissements habituels, ni|ùs un véritable triomphe salua Wolfgang violoniste et pianiste ; il accompagna un air à première vue et, pour la première fois, on l'entendit improviser au clavecin.

Grimm pouvait être fier de ses protégés ; aussi se déclara-t-il tout à fait satisfait d'avoir découvert « le prodige ». I l

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rédigea, lui-même, la dédicace des sonates pour violon et piano que Wolfgang avait composées en l'honneur des deux filles du roi, et que son père fit graver. Il pleuvait des pièces d'or et, pour les enfante, une foule de cadeaux précieux, dont le père notait aussitôt la valeur.

R a v i de son séjour à Paris, il part avec les siens pour l'Angleterre et arrive à Londres le 22 avril 1764. Il reçoit, dès le 25, une invitation de la part du roi George I I I et de la reine Charlotte. On pose devant le petit Mozart des morceaux qu'il déchiffre aussitôt. Nouvelle invitation, le 29 mai. Le 5 juin, les enfants donnent un concert public et ravissent un vaste auditoire. Les bénéfices sont énormes. Le profit en Angleterre dépasse toutes les espérances. L a vie n'avait qu'à continuer ainsi.

L'imagination de ce petit Wolfgang caressé par les reines et fêté dans des palais joue elle-même à présent avec un royaume qui lui appartient, dans lequel il voyage et donné des ordres, qu'il dispose à son gré, gouverne, et Où il dispense louanges et présents. I l l'appelle « Rucken », c'est le royaume de Rucken, et il lui appartient. Il a le loisir de s'y consacrer, car son père tombe malade ; le cours fortuné des journées londoniennes est interrompu par ce coup malheureux. Les Mozart vont chercher hors de la ville la guérison du chef de famille ; celui-ci ne supportant aucune musique, son fils, pen­dant ee temps, s'essaye, pour la première fois sans l'aide paternelle, à la composition et même à l'orchestration, car il écrit deux symphonies.

Ainsi se passe l'été. Ce n'est que le 25 octobre que les enfants jouent de nouveau à la cour. Le père fait graver à ses frais neuf sonates pour piano et violon ou flûte de Wolfgang ; elles seront dédiées à Sophie-Charlotte dont Joseph Haydn dira plus tard qu'elle ne joue pas mal du piano, pour une reine. Cinquante guinées récompensent ces sonates. Mais le concert est sans cesse remis. Les circonstances ne sont plus aussi favo­rables. D'autres attractions sont à l'ordre du jour. I l faudra annoncer à plusieurs reprises le prochain départ des deux « merveilles de la nature », comme on appelait les enfants dans un style de parade de foire, avant qu'ils puissent paraître en public, le 21 février. A dater de là, ils se font entendre tous les jours, de midi à deux heures, en petit comité, et

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l'exhibition au clavier caché rentre en faveur. Wolfgang compose, pour Nannerl et lui, sa première sonate à quatre mains.

Le 25 juillet 1765 commence une époque de nouveaux voyages, de succès inouïs en Hollande, et de nouvelles compo­sitions : sonates, variations pour piano, pièces d'orchestre ; époque aussi de nouvelles maladies graves pour les deux enfants. Cependant, nous les retrouvons en janvier prêts pour de nouveaux concerts. On n 'y jouera que des œuvres instru­mentales de WoKgang. A Gand et à Anvers, il a donné des récitals d'orgue dans les églises, et là, comme à Londres, on l'admira encore davantage à l'orgue qu'au piano. A L a Haye, les enfants ont reçu l'accueil le plus flatteur chez le prince d'Orange et sa sœur, la princesse Weilburg. Ils ont joué à deux clavecins, partout choyés, partout comblés de pré­sents : tout le monde était fou de Wolfgang. L'orchestre de L a Haye a joué des symphonies de lui. Mais voici qu'en octobre, Nannerl est tombée si gravement malade que ses parents désespéraient de sa guérison. Elle était à peine remise que Wolfgang fut atteint à son tour. Des mois passèrent. Ce n'est qu'à la fin de janvier que les concerts de Mozart purent reprendre. E n mars, il ne fallut pas manquer les fêtes données à l'occasion de .la. majorité du prince d'Orange. Nouvelles compositions, nouveaux concerts, nouvelles auditions, à la Cour, à Amsterdam, à Utrecht. Enfin, le 10 mai, la petite famille se retrouve à Paris. Cette fois, Grimm a fait le fourrier. Les musiciens s'émerveillent des progrès de Wolfgang, mais la première curiosité du grand public s'est calmée ici aussi. Toutefois, les enfants se font entendre à plusieurs reprises à Versailles, où le duc de Brunswick, le héros de la guerre de sept ans, lui-même bon violoniste, s'enthousiasme pour Wolfgang et proclame son génie. L'enfant compose un petit Kyrie pour chœur à quatre voix avec accompagnement d'orchestre.

Le 9 juin, commence le voyage de retour, qui dure plu­sieurs semaines. On s'arrête d'abord à Dijon, pour répondre à l'invitation du prince de Condé, puis à L y o n , à Genève, à Lausanne, à Berne, à Zurich où un concert a lieu et où les Mozart passent dans la famille Salomon Gessner des jours . si heureux qu'ils la quittent le cœur gros ; à Donaueschingen,

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le prince Wenceslas von Fûrstenberg les retient deux semaines ; ils prennent congé, « émus aux larmes » et chargés de présents. Le 8 novembre, ils sont à Munich, chez l'Électeur de Bavière. E t ce n'est que le 30 de ce même mois que nous voyons enfin la famille revenue à Salzbourg, après une absence de trois ans et demi.

A cette époque, l'enfant prodige ne faisait encore qu'un même cœur et une même âme avec son bienheureux père, qui était à la fois son protecteur, son éducateur, son guide et son imprésario. C'est encore lui qui apportait le dernier coup d'œil aux idées souvent délicieuses, souvent contra­dictoires et désordonnées de Wolfgang, et leur donnait une forme « attractive ». Grâce à une extraordinaire faculté d'assi­milation, l'enfant composait à Paris dans le style heureux ai Schobert, tandis qu'à Londres l'influence de Jean-Chrétien Bach et de Haendel déterminait son orientation.

Pour véritablement musicien que fût par ailleurs Léopold Mozart, l'élément « attractif » n'en demeurait pas moins primordial à ses yeux. La musique était avant tout du commerce, et l'auditoire lui apparaissait sous l'aspect d'une clientèle qu?il ne fallait jamais mécontenter. Mais que pouvait Comprendre à cette conception le petit garçon à la fois ébloui par les splendeurs de sa vie, surmené et joueur, quand il ne galopait pas à brides abattues dans son royaume imaginaire, ce petit garçon à qui la réalité était étrangère ? Il avait une confiance aveugle en son père qui venait pour lui « tout de suite après Dieu ». Il ne pouvait pas encore être choqué par la réclame, ni par la façon dont Léopold tenait la compta­bilité des cadeaux et escomptait le,« remerciement » dû aux sonates dont il avait avancé les frais de gravure et d'envoi à quelque personnage princier.

Comment l'enfant aurait-il pu mesurer toute cette mes­quinerie, devant laquelle il devait se trouver un jour si complè­tement démuni, si incompréhensif ? L a vie quotidienne se vengera de lui assez cruellement. D'une génération à l'autre, le caractère s'affranchit et s'élève,; ce n'est pas l'ordre du Pape qui fera de ce fils un chevalier, mais sa nature' même. Les idées de la Révolution française trouveront en lui, nous l'avons dit, un porte-drapeau avant la lettre. Conscient de sa dignité, il jettera bas' la livrée galonnée que le père accepte

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docilement. Mais rien n'annonce encore l'abîme qui doit se creuser entre eux, la tragédie intime de leurs rapports, le douloureux détachement du fils devenu trop grand pour son père, la révélation d'une filiation tout autre. Ces jours sont encore éloignés. Soyons heureux pour l'instant de voir la petite famille à Salzbourg. Le profit, le succès et la gloire ont couronné le long voyage. Le père, qui l'a organisé et mené à bonne fin, peut s'en féliciter et le raconter avec orgueil à ses amis.

V I E N N E

L'impératrice n'avait pas tout à lait tort en principe, lorsqu'elle appelait ces voyages avec dédain : « tournées de mendicité ». E t pourtant, comme elle se trompait dans ce cas si particulier ! Car ils constituaient une orientation extrê­mement importante pour le grandissant génie de Mozart. Tout ce qu'il entendait et voyait, tout ce qu'il remarquait, fortifiait en lui cette humeur née si libre, nourrissait en lui cette désin­volture de l'esprit et cette aisance mondaine qui, quelque pauvre qu'il dût demeurer, distinguera de plus en plus son être et son œuvre, et deviendra même l'un des éléments de son art.

Les nombreuses impressions accumulées, les efforts mul­tiples imposés avaient cependant affaibli son organisme, tou­jours délicat et devenu à présent fragile. Mais il n'est pas question de congés de convalescence. Par ailleurs, il était encore si enfant qu'il échappait tout soudain à l'entretien de Dame Musique, pour peu qu'un ehaton qu'il aimait passât à sa portée ; mais c'était un enfant plein de dignité : « Je ne me rappelle pas, monsieur, vous avoir v u ailleurs qu'à Salzbourg », dit-il à un cavalier qui se permettait de le tutoyer.

I l n'a pas encore renoncé à son royaume et s'en fait dresser une carte par un valet. Il invente lui-même pour les villes des noms pleins de fantaisie. E t ses sujets sont tous des enfants qu'il comble de merveilleux cadeaux.

O ù en était son instruction ? Qu'apprenait-il ? Que Usait-il ? Allait-il à l'école ? Notre documentation reste tou­jours très succincte pour les périodes où les Mozart se trouvent chez eux, le père, grand épistolier, n'ayant plus l'occasion

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d'envoyer des lettres à ses amis. Il est probable qu'il assuma, lui-même, auprès de l'enfant le rôle de professeur pour les études autres que musicales également. Il n'admettait pas la flânerie. Wolfgang étudiait assidûment le contre-point, comme le prouve un cahier rempli de problèmes qui ne s'interrompt qu'au premier voyage d'Italie.

Nous y arriverons bientôt ; mais il faut d'abord relater un séjour à Vienne, riche de hasards et d'expériences et que devaient marquer les premières humiliations et les premières déceptions. Le ' 11 septembre 1767, Léopold Mozart et les siens sont en route. Le voyage a été décidé à l'occasion du mariage impérial. Mais la famille est partie cette fois sous une mauvaise étoile. Sans doute, l'empereur Joseph ne manque pas de leur témoigner de l'intérêt, mais la petite vérole sévit au château, elle emporte la fiancée et altère lamentablement les traits de la plus jolie et de la plus sémillante des filles de Marie-Thérèse. Il n 'y a place ici que pour le deuil. E t Léopold Mozart n'a que trop hésité ; on s'enfuit à Olmutz trop tard pour les enfants.

À peine arrivés, Wolfgang tombe si gravement malade qu'il demeure neuf jours aveugle. Mais écoutez la lettre triomphale écrite par le père le 10 novembre 1767 : « Te Deum laudamu$. Le petit Wolfgang a heureusement résisté à la petite vérole. Où cela ? A Olmutz. Où cela ? A la résidence du doyen du Dôme, M . le comte de Podstedsky. » Ce personnage si estimable, qui, contrairement à presque tous les hommes, ne reculait pas devant la contagion de cette maladie, hébergea chez lui toute la famille, et nulle part le petit malade n'aurait pu trouver de soins plus attentifs. Le médecin, pour prix de ses honoraires, reçut une mélodie. Nannerl, elle aussi, est victime de l'infection, mais de façon très bénigne ; les Mozart fêtent joyeusement Noël à Brunn, et lé nouvel an 1768 les trouve revenus à Vienne. L'audience si souvent remise a lieu le 10 janvier, et l'impératrice se montre pleine de bienveillance et de sympathie, mais tout le butin consiste en une médaille sans grande valeur. De même, la faveur que la «première noblesse » continue à témoigner aux enfants n'est que de peu de profit, car l'empereur Joseph I I , lui-même, donne l'exemple de l'économie, et une nouvelle Cour s'est formée qui l'imite. Joseph I I n'est pas inconstant de nature. Nous le verrons

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s'intéresser à la carrière de Mozart jusqu'à la fin de sa vie, mais il ne le comprendra jamais qu'à demi et son aide sera toujours parcimonieuse. L'importance, la grandeur de cette étoile au ciel de son empire lui échappent complètement. Grâce sans doute aux efforts de son ambitieux père, le jeune Mozart obtient de l'empereur la commande d'un grand opéra-bouffe et se met au travail avec ardeur. Le copieux livret s'appelle la Finte Semplice. Mais voici que les gens du métier s'in­dignent. Wolfgang est trop grand pour un enfant prodige, trop jeune pour un compositeur d'opéra ; faudra-t-il obéir à la baguette d'un garçon de douze ans ? L'opposition croît, tant du côté des chanteurs que de celui des directeurs. Léopold Mozart accuse tout le monde, soupçonne Gluck, s'efforce en vain de sauver l'opéra ; mais celui-ci tombe avant même d'être répété-

Plusieurs mois se sont écoulés. L a belle somme de 7 000 flo­rins rapportée du grand voyage est très entamée, et maintes tabatières, breloques et bagues ont dû être liquidées pour financer l'infructueux séjour à Vienne. Une compensation morale survient heureusement. Le docteur Mesmer, qui sera plus tard si célèbre, confie à Wolfgang la belle tâche de compo­ser une comédie musicale allemande. Elle sera représentée pour la première fois, en octobre 1768, au théâtre de verdure du parc de Mesmer. Ce précoce ouvrage de Mozart, tout enveloppé, dirait-on, de la fraîcheur d'un premier printemps, est Bastien et Bastienne.

Autre compensation d'importance : Mozart fut autorisé à faire entendre un concert d'église avec messe de sa compo­sition et à le diriger en présence de toute la Cour pour l'inau­guration d'un orphelinat. L'honneur était sauf, on pouvait de nouveau se montrer devant les Salzbourgeois et leur arche­vêque ; le 5 janvier 1769 on était enfin de retour à la maison.

Matériellement, ce voyage n'avait rapporté que déceptions. Le bénéfice en était strictement moral et revenait tout entier à Wolfgang.- I l n'était pas jusqu'à la malheureuse Finte Sem­plice qui ne représentât pour lui une étude, une recherche, un progrès. E t quelle puissante animation il rapportait de Vienne, ce centre de la musique ! S'il avait suivi à Paris des modèles français, à Londres des modèles anglais, les formes allemandes se découvrent à présent à lui. I l a entendu à l'Opéra

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des œuvres de Piccini, Gassmann, Scarlatti, Hasse, et sur­tout VAlceste de Gluck, représentée en janvier 1768. La musique instrumentale qui s'écoule largement de l'opéra a, entre autres, pour représentants Joseph Haydn, Starzer, Gassmann ; le grand courant littéraire allemand de cette époque, connue sous le nom de Sturm und Drang Période, se manifeste ici, et apparaît surtout chez Gluck, le musicien et dramaturge novateur. Cette Alceste, qui laisse Léopold Mozart désemparé, touche Wolfgang de la façon la plus puissante et la plus durable.

Car le fils tire lui-même à présent, en dehors de son père, des enseignements qui dépassent tout ce que celui-ci pourrait lui apprendre et même tout ce que celui-ci sait. A Paris déjà, Schobert, que Léopold Mozart ignore ; à Londres, Hœndel, qu'il dédaigne, influençaient son fils ; à Salzbourg, l'ado­lescent ne se laisse pas détacher de Michel Haydn ; à Vienne, il s'enthousiasme pour Alceste. L'indépendance de son juge­ment prend là un relief très marqué.

Avec quel bonheur cette liberté intérieure s'exprimera l'année suivante, dans le portrait de garçon peint à Vérone par Cignaroli.

Il est encore beau ! « I l est beau, écrit Hasse de Vienne, en 1769, vivant, gai, et

il se comporte en tout si joliment qu'on ne peut se'retenir de l'aimer. Une, chose est sûre : si son développement répond à son passé, il en sortira une merveille. Mais il ne faut pas que le père le gâte trop et l'enivre de louanges excessives. C'est le seul danger que je redoute... » Mais ce n'est généralement pas ce qu'on redoute qui a lieu.

LE PREMIER VOYAGE D ' iTALIE (1769-1771)

Léopold Mozart a droit à notre reconnaissance et même à notre vénération dans la mesure où, — avec quel dévoue­ment, quelle abnégation ! — il prépara l'avenir de son fils. Il est vrai que les choses ne se produisirent pas telles qu'il les avait projetées. Il avait en vue pour son fils une brillante carrière, beaucoup de bonheur, une situation importante et sûre, avec pour lui-même une vieillesse tranquille à l'ombre de cette gloire. I l n'en fut rien, mais il avait préparé la voie

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à la richesse du développement de Mozart et à notre propre enrichissement.

Pour être tout à fait lui-même, il fallait que Mozart s'assi­milât aussi l'esprit de la musique italienne ; admirons la prescience avec laquelle son père organisait ces voyages d'études. Car seule la musique déterminait le choix de telle ville, de tel lieu. Nous ne savons pas comment les arts plas­tiques, ni les beautés de la nature, les Alpes ou la mer, agirent sur Mozart. Nous pouvons imaginer que les massifs monta­gneux le séduisirent moins que les sentiers entrelacés des jardins baroques dont les mélodies et les phrases de ses sym­phonies nous, apportent le parfum de fleurs. Rien de faustien dans sa muse, pas d'effroi, pas de déchirement. Nous nous étonnons de le voir si peu communicatif, de voir si restreint le champ de ses réflexions. Les recherches, les déductions, les découvertes s'exprimaient chez lui en notes, en syncopes. L a musique est son atmosphère, son élément. C'est le moins littéraire de tous les créateurs du son.

Mozart se rendit trois fois en Italie sous la conduite de Léopold. L a mère et la sœur restaient à Salzbourg. Cela ne rapportait plus d'emmener Nannerl. Wolfgang, en revanche, était déjà autorisé à voyager sous le titre de « Maître de concert archiépiscopal ».

L'accueil est partout excellent. A Innsbruck, les voyageurs prennent contact avec des musiciens ; un magnifique souper de Noël et un concert ont lieu à Roveretto, et la foule court k l'église où Wolfgang tient l'orgue. A Vérone, un mélomane enthousiaste fait peindre le portrait de Cignaroli, déjà cité, un des rares qui demeurent.

Milan est un des buts principaux du voyage. Là , le comte Firmian, gouverneur général de la Lombardie, Salzbourgeois de naissance, s'emploie pour ses deux intéressants compa­triotes. Wolfgang joue dans des concerts et obtient la com­mande du premier opéra pour le carnaval de 1771, avec les honoraires d'usage de cent ducats. Là , comme partout, il fait la connaissance de chanteurs notoires et de musiciens tels que Piccini, et beaucoup d'autres encore dont les noms sont aujourd'hui presque tous oubliés. La rencontre la plus impor­tante pour Wolfgang est celle qu'il fait à Bologne du Padre Mar­tini, très savant musicien, qui s'intéresse profondément à lui

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et dont il reçoit les enseignements avec un respect enthou­siaste. De Bologne, les Mozart se rendent à Florence où Wolfgang accompagne le célèbre Nardini à un concert de la Cour, et où il est reçu par l'archiduc Léopold. Le comte Firmian les a recommandés au comte Pallavicini qui, à son tour, leur ouvre la porte de maintes maisons aristocratiques.

Ils passent à Rome la semaine sainte. Ils fréquentent des cardinaux, des princes, des grands musiciens ; seuls ces der* niers éveillent l'intérêt de Wolfgang. De la chapelle Sixtine il semble n'avoir remarqué que le Miserere d'Allegri, mais si attentivement qu'il l'écrit de mémoire. Son esprit ne paraît s'animer que pour la musique, l'opéra, les chanteurs et les chanteuses ; non pour le pays même. Il a traversé les plus belles villes d'Italie. Dans les courts post-scriptum qu'il ajoute aux lettres de son père, ainsi que dans ses lettres à sa sœur, il plaisante où bien parle des opéras et des voix des chanteurs. De Crémone : « L'orchestre, bon ; prima donna, pas mauvaise... Je ne peux véritablement pas te dire grand chose de Milan, ne us ne sommes pas encore allés à l'Opéra. A Parme, nous avons fait la connaissance d'une chanteuse... la célèbre Bastardelta. » De Bologne : « Les jours de courrier, quand arrivent les lettres d'Allemagne, le boire et le manger me paraissent bien meilleurs. » Rome et Naples sont pour lui « deux villes à dormir ». Car il est arrivé fatigué, épuisé ; il avait encore été malade avant le départ de Salzbourg. De la mi-mai au 25 juin, il reste à Naples.

Léopold Mozart vaut beaucoup plus comme organisateur de voyages que comme imprésario. A ce point de vue, non seulement il ne tient pas assez compte des forces si limitées de l'adolescent,. mais il lui nuit encore par la grossièreté de sa réclame et ses manières de charlatan. Elles rendent sceptiques les difficiles et les délicats. « Je crois vous avoir écrit, — mande l'abbé Galiani, de Naples où il s'ennuie à mourir, à M m e ! d 'Ép inay , à Paris, —- que le petit Mozart est ici et qu'il est moins miracle, quoiqu'il soit toujours le même miracle ; mais il ne Sera jamais qu'un miracle, et puis voilà tout. »

Plus clairvoyant cependant que le spirituel « abbé de salon », le Pàdre Martini ne se laisse pas abuser dans son jugement sur Wolfgang par les fanfaronnades de Léopold.

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E t si le premier voyage d'Italie n'est pas la tournée triom­phale, dont se vante le père, il n'en est pas moins d'un extraor­dinaire éclat.

Ils quittent Naples le 25 juin et voyagent vingt-sept heures sans étape pour se rendre à Rome. Là , Wolfgang obtient une audience du pape Clément X I V qui lui remet l'ordre de l 'Eperon d'or : « Le même ordre qu'à Gluck », écrit à la maison le père, tout joyeux et plein d'une légitime fierté. Rentré à Salzbourg, il le fera peindre avec sa décoration. Mais, tandis que Gluck, bien avisé, ne négligea jamais ni le titre ni les avantages que cette marque de distinction entraînait, Mozart, si éloigné des choses de ce genre, une fois rentré en Allemagne, ne s'en parera plus, et ce n'est qu'une seule fois et par manière de plaisanterie qu'il signe une lettre adressée de Rome à sa sœur : « Votre frère, chevalier de Mozart. »

C'est à cette époque que se noue sa romanesque amitié avec Thomas Linley, jeune Anglais de son âge, extraordi-nairement doué pour la musique ; mais la rencontre projetée entre eux à Lucques ne se réalisa pas, car son père s'était blessé à la jambe au cours d'un voyage forcé de Naples à Rome où Wolfgang arriva à demi mort, ce qui les obligea à partir aussitôt pour Rologne et à y rester trois mois.

Pendant ce temps, Mozart écoute avec zèle les opéras italiens, puisque c'est dans ce style qu'il aura à composer le sien. Le copieux livret : Mitridate, Re dï Ponto, est arrivé en temps voulu, et Wolfgang, plein d'ardeur, se met au travail dans la propriété voisine de Bologne du comte Pallavicini, dont il est l'hôte du 10 août au 27 septembre. A la ville, il goûte de nouveau les précieuses leçons du Padre Martini et, par l'entremise de celui-ci, subit glorieusement les épreuves à huis clos pour l'admission à l'« Academia filarmonica ». Le voici donc non seulement chevalier, mais encore académicien, lors de la première représentation de son opéra qui a lieu le 26 décembre. Le public l'acclame : « Evviva il Maestro, il Maestrino ! » E t si le succès de cette œuvre de jeunesse ne doit pas être durable, et reste local, il ne lui en rapporte pas moins une nouvelle invitation pour les fêtes de l'automne 1771 et la commande d'un second opéra pour le carnaval de 1773. « M a chère maman, je ne peux pas beaucoup écrire, car les doigts me font très mal d'avoir noté tant de récitatifs ; je prie

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ma maman de prier pour moi afin que l'opéra réussisse et que nous puissions nous trouver de nouveau heureusement réunis », écrit l'enfant, — il n'a pas encore quinze ans, — le 20 octobre.

Nous croyons volontiers qu'il est épuisé. Le 4 janvier, il donne encore un concert. Après quoi, il peut enfin se distraire. Il fait avec son père une excursion à Turin. Ils y rencontrent le célèbre Pugnani et visitent l'Opéra. Le carnaval les trouve à Venise.

L à vivait un homme riche et passionné de musique, l'abbé Giovanni Ortès, pour lequel le célèbre Hasse avait remis une lettre d'introduction à Léopold Mozart, en automne 1769, à Vienne.

Hasse écrivait de Milan au printemps de 1771 à cet abbé : « Le jeune Mozart est certainement un prodige pour son âge et je l'aime vraiment infiniment. Le père, autant que j'aie pu voir, est toujours mécontent de tout. O n s'en est plaint ici aussi. Il encense son fils à l'excès et fait tout ce qu'il faut pour l'abîmer. Mais j 'ai si bonne opinion de l'esprit naturel du garçon que j'espère qu'il ne se laissera pas gâter par lesx flat­teries du père et qu'il fera son chemin. »

Hasse avait raison ; on ne pouvait l'abîmer. C'est merveille de voir comme toutes les futilités glissent sur lui, comme il ne retient que l'essentiel. Tout petit déjà, il ne se laissait pas prendre à la vanité. I l sautait bien sur les genoux de l'impé­ratrice, mais il donnait la préséance au pianiste Wagenseil : « Il faut qu'il vienne, celui-là, il s 'y connaît. » Aussi , ce qui importe ici, ce n'est pas l'éclat dont il rayonne, ni le succès de son opéra, ni les flatteries et les louanges, mais son profond attachement pour le calme et vieux Padre Martini, le musicien le plus savant de son temps, qui le guide en ses études. U n tel sérieux chez un garçon de quatorze ans était la marque du génie : le vieillard l'avait bien reconnu.

A Venise, il rencontra les principaux personnages du monde et de la musique ; une gondole fut mise à sa disposition ; les promenades sur la lagune l'enchantaient. Pour l'amour du fils, on emmènerait le père par-dessus le marché. Ils passaient à l'Opéra presque toutes leurs soirées. Le vieux classique Hasse y occupait encore le premier rang ; Piccini et Paesiello représentaient la nouvelle tendance. Inspiré par l'esprit de l'opéra-bouffe, son style et toutes ses sources, Wolfgang créait

T O X I X L I I . — 1937. 58

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et cueillait ce qui lui convenait. Dans l'ensemble, le voyage s'était passé très heureusement : des honneurs, — la ville de Vérone l'avait, elle aussi, nommé membre de son académie,— de nouvelles commandes, un oratorio à Padoue, le festival de Milan, le travail considérable accompli, le succès... Nos deux voyageurs prirent le 31 mars le chemin du retour avec l'espoir de revenir bientôt en Italie en vue de nouvelles exécutions.

L'intervalle salzbourgeois est tout rempli par les études, les travaux, les premières amours, et quatre symphonies qui trahissent une influence tant italienne qu'allemande. Saint-Fo ix et d'autres prétendent qu'un premier contact avec Joseph H a y d n eut lieu à cette époque. Wolfgang compose aussi des sonates pour orgue. O n y reconnaît l'esprit de Martini. Sous tant d'influences diverses, l'œuvre de Mozart devient de plus en plus mozartienne.

D E U X I È M E VOYAGE D ' I T A L I E

Le 31 août, le voici de nouveau en route avec son père. Des espérances très concrètes étaient liées à ce voyage. I l y avait la représentation à'Aseanio, à Albe, un ballet accompagnant une sérénade, — la partition de cette dernière nous est seule parvenue, — enfin les cérémonies du mariage de l'archiduc Fer­dinand, le fils de l'impératrice Marie-Thérèse, qui avait à peine un an et demi de plus que Wolfgang et aurait pu le prendre à son service. Nous savons qu'il songea, en effet, à réaliser ce vœu de Mozart et qu'il demanda à sa mère ce qu'elle pensait du projet. Voici sa réponse, telle qu'elle l'a écrite elle-même en français : « Vous me demandez de prendre à votre service le jeune Salzburger. Je ne sais comme quoi, ne croyant pas que vous ayez besoin d'un compositeur ou de gens inutiles. S i cela pourtant vous ferait plaisir, je ne veux pas vous en empêcher. Ce que je dis est pour ne pas vous charger de gens inutiles, et jamais des titres à ces sortes de gens comme à votre ser­vice. Cela avilit le service, quand ces gens courent le monde comme des gueux ; il a en outre une grande famille. »

Ascanio, en revanche, obtint un succès marqué et fut même joué un plus grand nombre de fois que l'opéra de Hasse : Ruggiero. Wolfgang reçut, en outre de ses honoraires, une montre ornée de diamants d 'un grand prix.

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Il s'engagea, un peu à la légère, à livrer un opéra pour le carnaval de Venise et se trouva de nouveau en relations avec les principaux compositeurs et chanteurs d'Italie. C'est donc rempli de projets et avide d'exploits musicaux qu'il rentra pour un court séjour à Salzbourg.

Mais le jour de ce retour, le 16 décembre 1771, fut marqué par la mort de son protecteur, l'archevêque Sigismond, auquel succédait, en mars suivant, tant comme seigneur du pays que comme chef ecclésiastique, le prince Jérôme Colloredo.

Rien n'annonçait encore les conflits à venir. Wolfgang écrivit la musique pour les cérémonies en l'honneur du nouveau seigneur : Il Sogno di Scipione, sérénade dramatique en un acte. Elle n'a pas la valeur des autres œuvres qu'il composa au cours de cet intermède salzbourgeois si fécond. Déjà naissent d'authentiques symphonies mozartiennes comme celle en la majeur : Wolfgang est devenu un maître en ce genre et ses symphonies égalent déjà celles de son grand contemporain Joseph Haydn . L'archevêque le maintient à son service moyennent un salaire annuel de 150 florins et il lui accorde, ainsi qu'à son père, le congé nécessaire à son opéra de Milan. Pourtant c'est d'un cœur soucieux qu'ils partent. Léopold Mozart n'a obtenu aucun des avancements espérés, et le ciel salzbourgeois est bien assombri lorsque tous deux se mettent en route, le 24 octobre, pour la troisième et der­nière fois, vers l'Italie. E t c'est à dater de là qu'on voit se multiplier les passages en langage chiffré dans les lettres de la famille.

Celles de Wolfgang à sa sœur se poursuivent cependant sur le ton d'habituelles plaisanteries, si brillantes, si pénétrantes, et écrites avec tant de vivante souplesse qu'on se demande si u» grand écrivain ne se cachait pas également en lui. Elles ne trahissent aucune crise intérieure.

Le nouvel opéra est un opéra séria et s'intitule : Lucio Silla. « Attractif » par endroits, selon les recommandations instantes de son père, il contient d'autre part des accents si passionnés et si sombres que les biographes en concluent à l'existence d'un roman dans la vie de Mozart, Mais ces mêmes accents, où nous voyons aujourd'hui le principal intérêt de cette œuvre, déplurent au public italien.

Wolfgang n'obtint pas la commande d'un autre opéra ; et

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il ne put, Hé par le contrat de Milan, composer celui qu'il s'était engagé à donner à Venise. Les lettres du père expriment un profond découragement. Certes, il a encore beaucoup à raconter sur l'accueil que leur fait la première, la deuxième et la troisième noblesse, mais son espoir d'obtenir en Italie une situation pour son fils s'est évanoui ; il se réfugie dans la maladie : un rhumatisme vient à point retarder son retour à Salzbourg. O n avoue en langage chiffré qu'il n'est que simulé : « I l me semble dur de quitter l'Italie », écrit-il au bas d'une lettre à sa femme.

Nous pouvons imaginer ce qu'éprouve le jeune Mozart. Car tous les enchantements de l'Italie s'exercent sur lui aussi à présent, et la patrie lui apparaît dans toute son étroitesse. Les affections de là-bas pâlissent. U n autre charme le retient : et celui du paysage italien qui le laissait naguère indifférent, et celui de la musique italienne. Il s'est rapproché du compositeur Sammartini ; Marcello, Corelli, Tartini surtout l'influencent.

Mais Sillet est un échec. Mozart a perdu là faveur des Italiens. I l se voit poussé vers d'autres chemins : son destin est de devenir un compositeur allemand ; et avec quelle poigne d'acier ce destin va s'emparer de lui !

LES ANNÉES DE SALZBOURG

Mozart a maintenant dix-sept ans, la moitié de sa vie est presque écoulée, sa santé est affaiblie soit par le travail excessif déjà accompli, soit «par les maladies qui l'ont frappé à tant de reprises. De 1773 à 1777, il restera attaché à Salzbourg, sauf pour deux courts voyages à Vienne et Munich, et il connaîtra bientôt à fond l'horizon étroit et déprimant de la petite ville. Les « bons amis et amies » salués de loin avec tant d'affection ne sortent guère de la grisaille dont le père souffre aussi à présent au point de chercher inlassablement à libérer son fils du joug de l'archevêque. Nous savons peu de chose de cette époque. Mais rien n'est effacé, tout est resté vivant de ce qui entra dans le cadre de l'existence de Mozart, de ce que cette existence effleura. Quel contraste entre l'époque précédente et celle-ci, quelle chute pour ce Wolfgang hypersensible et gâté qui envoyait d'Italie des lettres et des post-scriptum si drôles ! A sa sœur :

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LES A N N É E S D E JEUNESSE D E MOZART. 917

• Naples, 5 Juin 1770.

« Le Vésuve fume fort aujourd'hui. N o m d'un tonnerre ! A i mangé chez M . Doll. C'est un compositeur allemand, et un brave homme. Je vais maintenant te décrire mon emploi du temps : je me réveille à 9 heures, mais parfois aussi à 10 et puis nous sortons, et puis nous allons déjeuner dans un restau­rant, et après déjeuner nous écrivons, et puis nous sortons, et ensuite nous dînons, ma che cosa ? Les jours gras, un demi-poulet ou bien un peu de rôti ; les jours maigres, un petit poisson, et puis nous allons nous coucher. Est-ce que vous avez compris ? Parlons plutôt salzbourgeois, ça c'est distingué ! Nous sommes en bonne santé, papa et moi, Dieu merci. J'espère que tu vas bien aussi et maman de même. Naples et Rome sont deux viHes à dormir. Quelle belle lettre, n'est-il pas vrai ? Écris-moi, ne sois pas si paresseuse. Altrimente, abrete quoique bastonade ai me. Quel plaisir ! Je te casserai la tête... Dis-moi donc, fillette, où tu es allée ? L'opéra qu'on joue ici est de Jomelli ; il est beau, mais trop sage et trop suranné pour le théâtre. L a De Amici chante incomparablement... Le roi est grossier comme un Napolitain et reste debout sur un tabouret tout le temps que dure l'opéra afin de paraître un tantinet plus grand que la reine. L a reine est belle et aimable, car elle m'a bien salué six fois au Molo (c'est une promenade) le plus gracieusement du monde. »

Post-scriptum à sa mère et à sa sœur : « Moi aussi je suis encore vivant et gai comme toujours et content de voyager... et je suis le fils jocrisse et le frère Jean-qui-rit. »

N'étaient-ils pas libres comme des oiseaux ? « Nous avons, — écrivait le père, le 11 août 1770, de la propriété voisine de Bologne où ils furent plusieurs mois durant les hôtes du comte Pallavicini, — un courrier et un valet pour nous deux, et le courrier couche dans notre antichambre pour que nous l'ayons toujours sous la main. Le valet s'occupe de la coiffure de Wolfgang. Son Excellence nous a donné les meilleures chambres. Le jeune comte, |pul héritier, est à peu près de l'âge de Wolfgang. T u imagines facilement qu'ils sont les meilleurs amis du monde... On t'offre les fruits les plus précieux : figues,

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pêches, melons, et je suis bien content de pouvoir t'écrire que nous allons infiniment bien, Dieu merci. Wolfgang vient de sortir avec la comtesse. » Le 1 e r septembre : « Non seulement nous sommes encore chez le comte Pallavicini, mais, selon toutes probabilités, nous y resterons encore quelque temps... Wolfgang ne peut pas écrire, car il est sorti avec Son Excellence la comtesse, »

Le 4 juillet 1770, Léopold avait écrit de Rome ; « L a der­nière fois que nous étions chez le cardinal, il a appelé Wolfgang nombre de fois : Signor cavalière. »

E t , le 17 juillet 1770 : « Ce que je t'ai écrit dernièrement à propos d'une promotion avait son fondement... I l doit porter une belle croix d'or et tu imagines mon rire quand j'entends tout le monde lui dire : Signor cavalière. Nous aurons demain une audience du Pape à cette occasion. »

De Milan, le 20 octobre 1770 : « Nous n'avons quitté Bologne que quelques jours plus tard, car l'Académie philharmonique a vOulu à l'unanimité élire Wolfgang, et lui remettre le brevet d'Académicien de la philharmonie. Ce qui a eu lieu, mais avec toutes les formalités nécessaires et examens préalables. I l lui a fallu, par exemple, se rendre le 9 octobre à quatre heures dans la salle de l'Académie. L à , le président et les deux censeurs (tous trois anciens chefs d'orchestre), devant tous les membres, lui présentèrent une « antiphonia » extrait d'un antiphonaire, qu'il dut transcrire à quatre voix, dans une chambre voisine où l'appariteur le mena et l'enferma. Lorsqu'il eut fini son travail, celui-ci fut examiné par tes censeurs et tous les chefs d'orchestre et compositeurs, qui votèrent ensuite au moyen de boules blanches et de boules noires. Comme toutes les boules déposées étaient blanches, on l'appela et tous applaudirent à son entrée, et le félicitèrent, après que le président de l 'Aca­démie eut proclamé son admission au nom de la compagnie. I l remercia et ce fut fini. »

Le 12 janvier : « Je dois te dire que j 'ai appris hier, par le Signor Pietro Luggiati, que l'Academia Fijarmonica de Vérone a admis notre fils comme membre, et que le chancelier de l'Académie est en train de rédiger son diplôme. »

Enfin, de Venise, le 1 e r mars 1^71 : « Nous sommes toujours invités, tantôt ici, tantôt l à ; en outre, nous avons les gon­doles de nos hôtes constamment à notre disposition, et nous

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allons nous promener chaque jour sur le Canal Grande. » Mais, de tous les honneurs, titres et distinctions, décernés

à son jeune chef d'orchestre, le prince-archevêque Colloredo ne tenait aucun compte. Pour lui, il n'était qu'un employé à son jservice, un point, c'est tout. I l le traitait avec le dédain dont il ne se départait qu'à l'égard des membres de la plus, haute aristocratie. Telle était l'attitude de l'homme dont,' aujourd'hui encore, certains voudraient célébrer l'esprit soi-disant éclairé, sous prétexte qu'il méprisait la superstition. Maïs ce qu'il entendait sous ce nom, donnerait lieu à une discussion qui pourrait bien ne jamais se clore.

L'archevêque n'était pas un sot, mais malheur à ceux qui entourent, à quelque époque que ce soit, un puissant de son genre. Car un sombre cœur plébéien battait dans sa poitrine, un de ces cœurs constamment animés par la haine de classe. C'est la supériorité inouïe de Mozart, elle seule, qui provo­quait la fureur de Colloredo ; son ressentiment contre lui allait si loin que, faisant fi de l'opinion des plus grands connais­seurs à son sujet, il allait jusqu'à déclarer qu'il ne savait rien et qu'il ferait mieux d'aller étudier la musique au Conserva­toire de Naples. On imagine la colère de Mozart quand ce jugement lui revint aux oreilles.

« C'était une autre époque », répondront peut-être à cela ceux qui se laissent leurrer par l'actuelle vogue de Mozart. Mais c'est précisément à notre époque, et comme pour sou­ligner l'éternelle confusion qui règne ici-bas, que s'élèvent de nombreuses tentatives pour réhabiliter cet archevêque dont la cause devrait être entendue à jamais. Nous lisons dans une biographie aussi pénétrante et aussi importante que celle d'Albert : « Sans doute, Jérôme partageait, lui aussi, l'opinion des tyrans éclairés d'alors (pourquoi éclairés ? se demande-t-on), à savoir, que la vie d'un sujet devait se conformer en tout aux intentions du prince, et que le sujet devait en toutes circonstances considérer celui-ci comme son bienfaiteur. Mais tous les artistes d'alors, qui se trouvaient au service d 'un prince, se pliaient à cette loi, et la plupart s'en trouvaient bien. »

Mais quels artistes étaient-ce là ? Leur liberté intérieure, elle-même, tissait entre eux et le prince digne de ce nom l'affi­nité, la parenté d'élection, le lien tacite qui régnait entre eux,

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amenant l 'un à protéger, éveillant en retour chez l'autre un dévouement plein de nuances. Ainsi , Léonard à la cour du Milanais, les grands peintres du Cinquecento à Rome et Florence, les poètes autour de Louis X I V , Voltaire chez la Margrave de Bayreuth, Gluck auprès de Marie-Antoinette, Gœthe à Weimar, Richard Wagner à Munich. Les fils intimes qui les unissaient les uns aux autres et faisaient d'eux des per­sonnages du même rang se dérobent aux âmes médiocres.

C'est une des caractéristiques de la vie de Mozart que ses relations avec les êtres qu'il aimait ne purent que bien rare­ment se cristalliser. O u bien c'était des rencontres de voyage faites en France, en Angleterre, en Italie, et une grande dis­tance le séparait de ses amis : Joseph Haydn , l'Irlandais Kelly, le virtuose anglais Linley, ou bien la mort les lui arrachait presque sous ses yeux, comme dans le cas du D r Barisani et du jeune comte Hatzfeld, jusqu'à ce qu'enfin la misère vînt achever de l'isoler.

D'ailleurs, le temps si mesuré et l'élan intérieur de son esprit comme consumé de musique, se font de plus en plus pressants. Les simples phrases de sa belle-sœur Sophie Haibl le montrent plus clairement que tous ses portraits :

« I l était toujours de bonne humeur, mais, même dans les dispositions les plus joyeuses, très réfléchi, regardant tout d 'un air profond ; qu'il fût gai ou triste, répondant toujours posé­ment ; et pourtant il avait l'air de travailler en même temps assidûment à autre chose. Même lorsqu'il se lavait les mains le matin, il marchait de long en large dans la chambre, il ne restait jamais immobile, mais frappait ses talons l'un contre l'autre et était toujours absorbé. A table, il prenait souvent le coin d'une serviette, le serrait fort dans sa main et se le passait sous le nez, sans paraître s'en apercevoir, perdu dans ses pensées, et souvent ce geste s'accompagnait d'une grimace de la bouche. De toutes les distractions, c'était toujours la dernière qui le passionnait, telles Péquitation et le billard. Pour le préserver des importuns, sa femme l'accompagnait patiemment dans toutes ses récréations. I l remuait constam­ment ses pieds, ses mains ; il pianotait sur tout, que c* fût son chapeau, ses poches, sa chaîne de montre, la table ou les chaises. »

Mais revenons à Salzbourg et au Mozart des jeunes années.

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L'étroitesse de cette existence n'est pas stérile. L a période qui commence le verra devenir un maître. U n grand nombre d'oeuvres naîtront au cours de ces quatre ans et demi. Dans les sonates, quatuors, divertissements, symphonies, domine l'élément allemand dont nous avons déjà v u le « Sturm und Drang » percer aux accents douloureux de Lucio Silla. Mozart a le loisir de se recueillir. I l obtient un premier congé dès juillet 1773. Le père, toujours soucieux de le soustraire au joug de l'archevêque, profite d'une absence de celui-ci pour se rendre à Vienne avec son fils. Ils y restent six semaines, riches d'impressions, mais qui n'apportent pas la situation espérée. A u théâtre, Gluck a enfin triomphé de la domination italienne. Dans la musique instrumentale, Joseph H a y d n tient la tête ; c'est Péclosion'de ce qu'on appelle l'école vien­noise et dont les méthodes et l'harmonie influenceront Mozart d'une façon décisive jusqu'en 1774. Nous connaissons l'aisance de ces renouvellements. Il agit dans le domaine de la musique comme D o n Juan dans la vie, a"-t-on dit de lui. Il court d'une beauté à l'autre. E n 1774, le « style galant » est à l'honneur. D ' o ù l'absolu et soudain revirement de Joseph Haydn . Le « galant » règne tout-puissant.

Le caractère foncièrement opposé des œuvres d'église que compose Mozart à cette époque montre sa résistance à se soumettre a la mode, sa lutte intérieure. Mais il finit par céder au courant, et même le dépasse à présent et le bat à la course. D'ailleurs, l'archevêque ne tolérait pas à sa cour d'autre style que galant. Chez Mozart aussi, par conséquent, la passion et la profondeur du sentiment pâlissent à présent devant l'aimable et l'élégant, tandis qu'apparaissent les effets plus pompeux que sobres, et les finales éclatants un peu conven­tionnels, que nous connaissons. A propos de ceux-ci, Richard Wagner qui, dans la profondeur de sa compréhension et de son amour pour Mozart, a trouvé des accents inégalés jusqu'ici, s'exprime assez sévèrement de la façon suivante :

« Ainsi Mozart... était retombé dans cette phraséologie banale qui donne souvent à ses mouvements symphoniques le caractère de ce qu'on appelait « musique de table », c'est-à-dire moitié mélodie aimable, moitié aimable accompagne­ment pour la conversation ; il me semble toujours, à travers le retour bruyamment élargi de certaines finales de Mozart,

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percevoir le tintement de vaisselle d'un repas princier. » Mais mieux nous connaîtrons aujourd'hui les œuvres de

jeunesse de Mozart, plus la surprise qu'elles nous préparent sera grande. A côté de choses indifférentes, s'élève la déli­cieuse symphonie en la majeur, écrite en 1774.

Dans la monotonie de Salzbourg, tombe cette année-là comme un message du ciel la commande du prince Maxi -milien de Bavière : un opéra-comique pour le carnaval de 1775. C'est laFinta Giardiniera qui fut jouée pour la première fois le 13 janvier à Munich. Wolfgang put décrire à sa mère « le terrible vacarme, les applaudissements et les cris de vivat Maestro ». E t on lit dans les chroniques allemandes de Schu-bart : « J'ai entendu également un opéra bouffe du merveil­leux génie Mozart. Cela s'appelle ta Finta Giardiniera. Les flammes du génie s'élèvent çà et là, mais ce n'est pas encore le feu sacré, calme et tranquille qui monte en nuages d'encens vers le ciel. S i Mozart n'est pas une plante forcée de serre, il doit devenir l 'un des plus grands compositeurs qui aient jamais vécu. » On voit que son nom a déjà son prestige. Mais cela ne dépasse pas l'estime des connaisseurs, le succès partiel. Même ses futurs triomphes demeureront sporadiques et n'affirmeront pas véritablement sa carrière. Mozart n'a cure de s'assurer les faveurs du sort, la fortune sous l'aspect d'un public conquis.

L'archevêque Jérôme se trouvait justement à Munich au moment où la ville retentissait des louages de Wolfgang et de sa Finta Giardiniera. Il avait si peu de sympathie pour son jeune chef d'orchestre, dont il se vantait pourtant assez volon­tiers, qu'il quitta Munich la veille de la première. Toutefois, il le chargea de composer un opéra à l'occasion de la visite du plus jeune fils de l'impératrice Marie-Thérèse, en avril 1775. Le texte de Métastase s'intitulait : Il Re Pastore.

La Finta Giardiniera tomba vite dans l'oubli. E n revanche, l'air de bravoure « Aer tranquille- » du Re Pastore avec accom­pagnement de violon solo, nous enchante encore aujourd'hui, que ce soit au concert ou sur un disque de gramophone, et les six sonates qu'un certain baron Dùrnitz, de Munich, com­manda vers cette époque et négligea de payer, figurent dans tous ses recueils de musique pour piano. Saint-Foix veut y reconnaître un« inclination au style français et aussi l'influenoe

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de Schobert dont les compositions nous sont malheureusement aujourd'hui à peu près inaccessibles. E t on y trouve aussi des concessions au goût galant, des traits d'un baroque accentué jusqu'à la rigidité. Mais l'art accompli des 12 variations ;et les beaux et tendres adagios, les andantes rêveurs, la grâce, la poésie des inspirations ! Elles vivent d'autant mieux, ces sonates, qu'un toucher dur ou laborieux, — elles sont si sensibles ! — a renoncé à les massacrer. Mozart lui-même est toujours à la mode, hélas ! mais par bonheur le piano à jet continu ne l'est plus. E t de cela, nous ne serons jamais assez reconnais­sants à la radio, coupable par ailleurs de si grossiers méfaits.

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Mozart est de nouveau à Salzbourg, il a maintenant vingt ans. Son renom de compositeur est limité, il n'atteint guère au delà de Munich et Salzbourg, mais on parle beaucoup de lui partout où on le connaît et il est très aimé. Ses succès ne sont pour l'archevêque qu'une raison de plus de le persécuter. Ce Mozart veut s'élever ? I l faut le tenir à la place subalterne qui est la sienne.

Les rapports entre membres de l'orchestre étaient rudes ; et même avec Michel Haydn , qu'il tint un temps en si grande estime et dont ses préoccupations artistiques le rapprochaient tellement, Mozart n'eut jamais de relations intimes. Les amis de la maison paternelle, les Haguenauer, Hafîner, Maier, des gens de toute petite noblesse comme les von Barisani, les von Robinig, les von Môlk composaient alors le cercle amical de Wolfgang. Le plus proche de lui était l'abbé Bullinger, élève des Jésuites de Munich, également lié avec les parents et les enfants, s'entremettant souvent entre eux, et que Wolfgang nommait son meilleur ami. Salzbourg sous Jérôme, — sachons lui au moins gré de cela, — était une ville à'ssez gaie, on y donnait des bals masqués, des tournées théâtrales s'y arrê­taient. Le dimanche, il y avait concours de tir à l'arc et chacun se réjouissait lorsque Wolfgang, de bonne humeur et en veine de plaisanterie, venait y prendre part. Lorsqu'il quitta Salzbourg, le regret fut unanime.

A N N E T T E K O L B O

(Traduit de l'allemand par Denise van Moppês.)