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Histoire & Liberté : Marx est la référence, mille fois réaffirmée, d’un Lénine qui a porté le système totalitaire soviétique sur les fonts baptismaux. Pourquoi alors, Stéphane Courtois, dans Le Livre noir du communisme, Lénine et le léninisme sont-ils seuls mis en cause pour des crimes commis sous la bannière du marxisme-léninisme? Stéphane Courtois : Pendant que nous préparions Le Livre noir du communisme, j’ai eu le sentiment que nous allions déjà avoir tellement de problèmes avec Lénine qu’il m’a paru peu opportun d’aborder la question de la responsabilité de Marx dans la dimension criminelle du communisme. Quand le livre est paru, on a d’ailleurs vu – à l’Assemblée nationale et ailleurs – que le débat était beaucoup plus intense que ce à quoi nous nous attendions et que l’état d’une partie de l’opinion publique, en parti- culier à gauche, était très en retard sur le travail des historiens. Et puis, il eût été aisé de nous répondre que Marx n’avait personnellement ordonné d’assassiner personne, ce qui est exact! Il a certes rendu difficile la vie de ses enfants, mais après tout, ne peut-on en tenir pour responsable une bourgeoisie qui n’acceptait pas de le payer convenablement pour tout ce qu’il écrivait sur elle? On perçoit d’emblée qu’entre celui qui ne passe pas à l’acte et celui qui passe à l’acte, il y a une grosse différence! Lénine, c’est l’homme qui est passé à l’acte, en toute connais- sance de cause et après avoir longuement prémédité son action. C’est là une des raisons qui touchent au fond de notre relatif silence sur Marx. Reste à savoir quelle est la relation entre la doctrine de Marx et celle de Lénine, car Lénine a effectivement, selon moi, créé une doctrine nouvelle et apporté des éléments nouveaux, qui lui ont permis de passer à l’action et de donner au communisme la dimension criminelle que nous lui connaissons. DE MARX À LÉNINE N° 27 11 De Marx à Lénine * André SÉNIK : Professeur agrégé de philosophie. ** Stéphane COURTOIS : Historien, directeur de recherches au CNRS, directeur de la revue Communisme. Ce débat s’est tenu à la Bibliothèque d’Histoire sociale, siège de la revue Histoire & Liberté, en février 2006. Débat entre andré sénik et stéphane courtois* autour de marx

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Histoire & Liberté : Marx est la référence, mille fois réaffirmée, d’un Lénine qui aporté le système totalitaire soviétique sur les fonts baptismaux. Pourquoi alors,Stéphane Courtois, dans Le Livre noir du communisme, Lénine et le léninisme sont-ilsseuls mis en cause pour des crimes commis sous la bannière du marxisme-léninisme?

Stéphane Courtois: Pendant que nous préparions Le Livre noir du communisme, j’aieu le sentiment que nous allions déjà avoir tellement de problèmes avec Lénine qu’ilm’a paru peu opportun d’aborder la question de la responsabilité de Marx dans ladimension criminelle du communisme. Quand le livre est paru, on a d’ailleurs vu – àl’Assemblée nationale et ailleurs – que le débat était beaucoup plus intense que ce àquoi nous nous attendions et que l’état d’une partie de l’opinion publique, en parti-culier à gauche, était très en retard sur le travail des historiens.

Et puis, il eût été aisé de nous répondre que Marx n’avait personnellementordonné d’assassiner personne, ce qui est exact! Il a certes rendu difficile la vie de sesenfants, mais après tout, ne peut-on en tenir pour responsable une bourgeoisie quin’acceptait pas de le payer convenablement pour tout ce qu’il écrivait sur elle? Onperçoit d’emblée qu’entre celui qui ne passe pas à l’acte et celui qui passe à l’acte, il y aune grosse différence! Lénine, c’est l’homme qui est passé à l’acte, en toute connais-sance de cause et après avoir longuement prémédité son action.

C’est là une des raisons qui touchent au fond de notre relatif silence sur Marx.Reste à savoir quelle est la relation entre la doctrine de Marx et celle de Lénine, car

Lénine a effectivement, selon moi, créé une doctrine nouvelle et apporté des élémentsnouveaux, qui lui ont permis de passer à l’action et de donner au communisme ladimension criminelle que nous lui connaissons.

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De Marx à Lénine

* André SÉNIK: Professeur agrégé de philosophie.** Stéphane COURTOIS: Historien, directeur de recherches au CNRS, directeur de la revue Communisme.Ce débat s’est tenu à la Bibliothèque d’Histoire sociale, siège de la revue Histoire & Liberté, en février 2006.

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Quelques portraits de Karl Marx.De haut en bas et de gauche àdroite : Marx étudiant ; 3 portraitsbien connus ; Marx en pied, en1863 et, enfin, Engels et Marxavec, devant eux, les trois filles de Marx, dans les années 1860 :Jenny, Eleonore et Laure.

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André Sénik: Je suis tout à fait d’accord avec les motifs de prudence et avec la distinc-tion entre une réalité historique et une spéculation intellectuelle – sauf que la spécu-lation intellectuelle ici, c’est un programme. Platon, même quand il décrit la citéidéale, n’appelle pas à la mettre en œuvre alors que Marx propose le contraire d’unespéculation intellectuelle qu’il ne faudrait pas mettre en pratique. L’âme dumarxisme, c’est qu’il s’agit d’un programme à réaliser. Ce qui fait que même si cen’était pas la tâche du Livre noir, c’est une tâche qui s’impose aujourd’hui. Au coursdes débats sur le Livre noir, des gens reprochaient à Stéphane la comparaison entrecommunisme et nazisme parce qu’ils avaient souvent en tête le communisme commeidéal de Marx et non le communisme dans sa pratique léniniste. D’où une espèce dedialogue de sourds parce qu’ils demandaient comment on pouvait reprocher à l’idéalauquel ils avaient adhéré d’être comparable au nazisme et que Stéphane leur répon-dait : le communisme a une intention criminelle parce que le concepteur du commu-nisme, c’est Lénine et que celui-ci a au moins voulu les crimes que nous décrivonsdans la partir de ce livre consacré aux débuts de la révolution soviétique…

Aujourd’hui, très peu de gens rêvent de recommencer une société léniniste. Enrevanche, le marxisme reste une doxa dominante. On en vient donc à se demander sile marxisme, indépendamment de son incarnation historique en Russie et en Chine,est une théorie respectable, malheureusement irréalisable mais néanmoins valablecomme idéal régulateur, ou bien une théorie qui autorise, voire suscite l’interpréta-tion de Lénine et ses applications pratiques.

Marx est présent dans le Livre Noir, et plus précisément dans la postface trèsconsistante et très travaillée intitulée « Pourquoi? ». Tu y dis notamment, Stéphane,que dans l’œuvre de Marx, on trouve deux pôles qui créent une ambivalence. L’undécrit une évolution continue aboutissant à une société supérieure par une sorte deprocessus naturel. L’autre est celui d’un volontarisme activiste. Lénine aurait tirél’ambivalence de la théorie unilatéralement dans ce dernier sens ; il l’aurait« gauchie » et y aurait ajouté des éléments nouveaux.

Or je ne lis absolument pas cela chez Marx. Il y a une différence importante entreMarx et Lénine: le premier pensait qu’il fallait attendre, pour faire la révolution, quele capitalisme soit allé au bout de sa course, et donc attendre que la classe ouvrièresoit devenue massivement consciente…

Marx et Engels (lequel s’exprime clairement sur ce point dans la préface de 1895aux Luttes de classes en France) ont reconnu qu’ils s’étaient trompés quand ils ont cruqu’on pouvait faire la révolution alors que le capitalisme avait encore des potentialitésde développement. Cette autocritique, ils l’ont faite d’ailleurs au nom d’une idéecomplètement baroque qui est que les masses ne se rallient qu’à la classe qui va le

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mieux développer les forces productives! Comme si une espèce d’instinct métaphy-sique leur faisait dire: « les bourgeois peuvent encore développer les forces politiques.Laissons-les… ».

Lénine, lui, découvre qu’il n’y aura pas de crise ultime du capitalisme. Il constateque les ouvriers bénéficient de progrès sociaux et donc qu’ils ne vont pas se révolu-tionnariser du fait de ce qu’avait prévu Marx: l’accroissement de la misère et de l’ex-ploitation. Bien au contraire : il se rend compte que la réalité les pousse à devenirtrade-unionistes. Bref, il comprend que si l’on attend, on attendra toujours et que sion veut faire la révolution, il ne faut pas attendre. Il rompt avec Marx sur cette idée.

Mais au moment où Lénine rompt avec cette conception de Marx, les gens à qui ils’oppose – Plekhanov ou Rosa Luxemburg, notamment – ne lui rétorquent pas: « Tuvas créer une société autoritaire voire totalitaire dont Marx ne veut pas ». Ils lui disentsimplement: « tu romps avec l’idée de Marx qui est que c’est le prolétariat lui-mêmequi doit faire la révolution. Toi, tu veux lui imposer un chef … Mais à aucun momentils n’ont un texte de Marx pour lui dire: ton projet est liberticide et en ce sens Marx yest opposé.

En fait, il n’y a pas de possibilité d’utiliser Marx contre le léninisme. Autrementdit : entre l’idée de Marx qu’il faut attendre que les consciences soient mûres et l’idéequ’ainsi la société serait moins terroriste, il n’y a pas de lien. Marx n’a jamais dit quequand les consciences seront mûres, on pourra se passer de la dictature du prolétariatorganisé en parti ! En 1875, dans La critique du Programme de Gotha et d’Erfurt, ilredit que son apport vraiment important, c’est la dictature du prolétariat. Et « dicta-ture » veut dire que ceux qui exercent le pouvoir doivent l’exercer de manière illimi-tée, sans règle et sans contre-pouvoir.

Le programme de Marx est donc intrinsèquement liberticide. Il l’est de manièrecohérente, sans équivalent dans l’histoire de la pensée, parce qu’il n’envisage pas lemoindre élément de défense des libertés, comme il y en a un par exemple chezRousseau. Rousseau dit qu’il faut que le pouvoir du peuple souverain soit sans borne.Mais dans le Contrat social, on lit, dans un chapitre intitulé « De l’abus du gouverne-ment et de sa pente à dégénérer » que, forcément, le gouvernement va capter à sonprofit le pouvoir du peuple et en abuser et qu’à ce moment-là, le contrat social seradissous. Il dit aussi ailleurs que si, au nom de ce pouvoir souverain, il y a la moindredistorsion, tout s’écroule et que son système devient abominable. Autrement dit,Rousseau prévient que son projet n’est possible qu’à la condition de faire attention àl’espèce de dérive qui est au cœur du système.

Il n’y a pas le moindre avertissement de ce genre chez Marx. Lequel ne metaucune exigence de liberté, aucune clause à la dictature.

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Ainsi, Marx n’est pas du tout quelqu’un dont un des pôles intellectuels serait favo-rable à une avancée tranquille dans une société démocratique, et cela d’autant moinsque c’est la Révolution qui fait que les hommes deviennent communistes. Marx nepeut pas renoncer à l’idée de la terreur car les hommes se transforment eux-mêmesdans le processus révolutionnaire. Il faut un processus révolutionnaire, sinon il yaurait des hommes qui ne seraient que des hommes anciens.

Stéphane Courtois: Je suis tout à fait d’accord avec ce point de vue. Quand je dis queLénine passe à l’acte et qu’il crée une nouvelle doctrine, j’admets implicitement qu’ils’est appuyé sur un socle incontestablement marxiste. Mais en partant de ce socle, ilest allé beaucoup plus loin, en particulier en inventant le parti de révolutionnairesprofessionnels qui crée littéralement le totalitarisme, ce phénomène politique com-plètement inédit qui va marquer si fort le XXe siècle.

Si Marx a pu servir de socle, c’est que sa pensée recèle trois lacunes décisives dansces trois domaines fondamentaux que sont les grands phénomènes de son époque,mais qu’il récuse sans plus de formalité: la démocratie, l’État et la nation. Chez Marx,la théorie de la lutte des classe écrase tout le reste de sa réflexion. On ne trouve paschez lui de pensée de la démocratie, au sens libéral du terme, et sa haine du parle-mentarisme est bien connue. Il n’y a pas non plus de pensée de l’État de droit ; l’inter-prétation de l’État chez Marx, est d’une pauvreté pitoyable : l’État est considérécomme un vulgaire instrument de la bourgeoisie. Or, quand on voit la montée de l’É-tat de droit en plein XIXe siècle en Europe, l’importance du travail constitutionnel etlégislatif, on ne peut soutenir que Marx était un grand observateur! C’est au contraireun homme enfermé dans sa pensée, qui ne s’intéresse pas aux grands phénomènes deson époque. On ne trouve pas non plus de prise en compte de l’État-Nation alors quele XIXe siècle a été le siècle de l’émergence et de la montée en puissance de l’État-Nation, phénomène étroitement lié à la question de la démocratie. Chez Marx, laréflexion sur ces trois phénomènes est absente ou est conduite d’une manière telle-ment primitive et doctrinaire qu’elle perd toute pertinence.

Quand Lénine arrive donc au pied du mur, en 1917, c’est avec un bagage doctri-nal dans lequel, non seulement il n’y a pas de pensée de la démocratie libérale, maisau contraire des positions pseudo-démocratiques (« la démocratie véritable », maissans libertés) ou antidémocratiques (la prééminence de la « dictature du proléta-riat »), ultra-étatiques mais opposées à l’État de droit, et anti-nationales (la nationétant bientôt remplacée par la « défense de la patrie socialiste »). Rien d’étonnantdans ces conditions que les garde-fous évoqués chez Rousseau et qui se renforcenttout au long du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis, aient sauté.

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Marx mort, le marxisme se développe avec Engels qui est, en principe, son porte-parole officiel. Ce dernier reconnaît qu’ils se sont trompés parce que, depuis 1889, laIIe Internationale et les mouvements socialistes se développent presque partout dansune Europe qui est en train de prendre la voie démocratique et en perçoit les avan-tages. Désormais, le monde populaire accède aux élections, a ses porte-parole et, avecle soutien d’une partie des classes bourgeoises et de la classe politique – les radicauxmais aussi les catholiques sociaux – peut avancer, à travers des réformes législatives,vers plus de stabilité sociale et de bien-être économique.

Or, sur ce point, Marx a réussi une espèce d’OPA remarquable en mêlant et s’ap-propriant deux termes – le socialisme et le communisme – qui renvoient à deux doc-trines tout à fait distinctes. Ce problème de fond a été fort bien posé dès 1895-1896par Émile Durkheim, fondateur de la sociologie française et grand ami de Jean Jaurès,dans ses cours enseignés à l’Université de Bordeaux. Il y explique la distinction entreces deux doctrines. Durkheim distinguait d’une part le communisme, philosophiearchaïque préoccupée avant tout d’une utopique égalité assurée par l’interdiction del’enrichissement personnel et donc par la perte de contrôle du producteur sur sonproduit et sa distribution.

C’est cette pensée que l’on retrouve à l’état quasiment pur chez Lénine en 1917-1921 sous le nom un peu commode de « communisme de guerre », qui se préoccupemoins de la production que de la destruction générale de la propriété privée et de ladistribution égalitaire des biens. Jusqu’au moment où, ayant tout pris aux capitalistes,aux aristocrates, aux bourgeois et petits-bourgeois, il n’y eut plus rien à piller, donc àdistribuer, et qu’il fallut, baïonnettes au canon, aller s’emparer du blé chez les paysans.Dès le 9 juin 1929, Boris Souvarine, dans une longue lettre à Trotski qui provoquaune rupture définitive avec celui-ci, il s’agit ici du communisme dit « de guerre »c’est-à-dire, « en pratique », le communisme « de consommation des produits accu-mulés antérieurement sous le capitalisme »[1].

Durkheim distinguait d’autre part le socialisme, mouvement moderne apparuaprès la Révolution française, lié à l’émergence d’une classe ouvrière qui n’existait pasjusque-là et qui s’est trouvée, avec la première révolution industrielle, dans une situa-tion catastrophique. Le socialisme vise avant tout à faire cesser cette souffrance parl’amélioration constante du fonctionnement de la société, en particulier par une forteévolution de la législation protégeant toujours plus le salarié. Dans ce cadre, le socia-lisme est étroitement lié à la montée de la démocratie représentative, les ouvriers

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[1] Voir Boris SOUVARINE, À contre-courant. Écrits 1925-1939, Introduction et notes de Jeannine VERDÈS-LEROUX, Paris,

Denoël, 1985, p. 240.

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pouvant, grâce à l’élection de leurs députés, peser sur l’évolution générale, améliorerleur sort et s’intégrer au reste d’une société en cours de modernisation.

Or, quand, en février 1848, Marx publie le Manifeste du parti communiste, il ydéveloppe bien une doctrine communiste, comme le révèlent les neuf points du pro-gramme énoncé à la fin du Manifeste. Ce qu’on appelle les valeurs éternelles? Dehors!La liberté, la morale, la justice, la démocratie? C’est bourgeois : dehors! Tout cela estdans Marx et l’avant-dernière ligne du Manifeste le confirme: « Les communistesdéclarent ouvertement qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’en détruisant parla violence l’ancien ordre établi ». Lénine va se contenter de reprendre ce programmeet de l’appliquer point par point, par la violence et avec tous les moyens nécessaires,sans un mot sur la démocratie, au contraire!

Pourtant, Marx et les marxistes, tout communistes qu’ils se revendiquent, vontégalement chercher à récupérer le terme de « socialisme ». Pour justifier leurs posi-tions de révolutionnaires radicaux, ils cherchent à se situer dans un continuum etinventent un système comprenant deux moments hiérarchisés – 1. le socialisme; 2. lecommunisme –, sans préciser que ces deux phases renvoient à des doctrines radicale-ment opposées.

Évidemment, les Soviétiques ont repris cet amalgame: quand ils appellent leurÉtat « URSS », Union des Républiques Soviétiques Socialistes, ils ne procèdent pas auhasard. Et ce n’est pas plus par hasard que Lénine, revenu à Petrograd en avril 1917,décide d’abandonner le nom de son parti – le POSDR, Parti ouvrier social-démocratede Russie – au bénéfice d’une nouvelle appellation qui marque une rupture, et de lenommer « communiste ». Les autres bolcheviks n’étaient pas d’accord et Lénine dutbatailler près d’un an et user de toute son autorité après la prise du pouvoir pour faireaccepter ce changement, en mars 1918, avant de l’imposer à la nouvelleInternationale « communiste » et à tous les groupes et partis socialistes qui souhai-taient la rejoindre.

Grâce à cette construction artificielle établissant une sorte de continuum théo-rique et historique entre social-démocratie et communisme, les marxistes révolution-naires se sont emparés de l’arme redoutable de la légitimité révolutionnaire et ontplacé les réformistes en position de faiblesse morale et politique.

L’historien italien, antifasciste réfugié en France et précurseur des analyses sur letotalitarisme, Guillermo Ferrero, a défini trois types de légitimité: la légitimité tradi-tionnelle, monarcho-aristocratique, celle du sang et du rang; la légitimité démocra-tique reposant sur l’élection – un homme, une voix –; et enfin la légitimité révolu-tionnaire qu’il considérait comme une pseudo-légitimité, dans la mesure où soncritère de définition est insaisissable: être légitime en révolution, c’est être toujours

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plus révolutionnaire que les autres. Là réside le ressort de la surenchère permanentequi préside aux révolutions et, en général, les mène à leur perte. C’est ainsi qu’en1917, afin d’affirmer sa légitimité révolutionnaire – puisque la démocratie électoralela refusait aux bolcheviks –, Lénine attaqua prioritairement les autres courants révo-lutionnaires – socialistes révolutionnaires, anarchistes, mencheviks – et n’hésita pas àdéclencher une guerre civile en dispersant à coup de mitrailleuses, le 18 janvier 1918,l’Assemblée constituante, première et dernière assemblée librement élue en Russieavant 1991.

Mais le processus de domination de la légitimité révolutionnaire sur la légitimitédémocratique était engagé depuis le jour du coup de force bolchevique, le7 novembre, quand, ayant créé le Conseil des commissaires du peuple composé desseuls bolcheviks, Lénine se trouva, huit jours plus tard, confronté à la démission de 5commissaires sur 11, qui refusaient de siéger dans un organisme dominé par un seulparti. Dès ce moment, au nom de la légitimité révolutionnaire et de la discipline departi, le leader bolchevique les menaça les uns après les autres, leur ordonnant de sesoumettre par écrit sous peine d’exclusion.

Ce qui frappe dans l’attitude de Lénine, avant comme après sa prise de pouvoir,c’est cette tendance permanente à la surenchère révolutionnaire, en particulier par lamise en œuvre de la terreur. Le chapitre consacré par Nicolas Werth, dans le Livre noirdu communisme, à cette période de la guerre civile est plein de remarques à ce propos,tout comme l’ouvrage de Richard Pipes, Unknown Lenin, composé de documents desarchives de Lénine à Moscou non publiés dans les Œuvres « complètes », et qui n’estpas traduit en français. Cette surenchère révolutionnaire continua d’avoir cours, ycompris après la fin de la guerre civile et après le virage tactique de la NEP. Ainsi, pourla préparation du premier procès truqué et à grand spectacle, celui des socialistes-révolutionnaires en juillet 1922, Lénine fut contraint de faire rédiger un nouveaucode pénal, l’ancien ayant été aboli dès 1917; Lénine en profita à plusieurs reprisespour ordonner à Kourski, le Commissaire à la Justice, de placer la terreur au centredu dispositif juridico-judiciaire. On trouve d’ailleurs, dans les notes de Lénine,nombre de remarques exigeant de faire appel à des gens « plus durs »; le leader bol-chevique était conscient que, pour se maintenir et mettre en œuvre son projet com-muniste, le régime ne pourrait se contenter de bolcheviks, mais devrait sélectionnerparmi eux des gens « plus durs » dont Staline était un prototype, ce qui assura sa for-tune politique auprès du leader.

Pour résumer, il y a un socle qui est Marx, radicalement hostile à la démocratieparlementaire, à l’État de droit et au sentiment national, ce qui affaiblit considérable-ment les garde-fous obligeant à se tenir dans la morale commune de la civilisation

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judéo-chrétienne. À partir de ce socle, et sous l’effet de la montée de la démocratieparlementaire en Europe et de la guerre de 1914-1918, les marxistes vont diverger endeux grands courants. Dès 1918, Karl Kautsky publie La dictature du prolétariat où ilcritique vertement Lénine et où tout est dit : si, pour aller au socialisme, il faut aban-donner la démocratie, mieux vaut renoncer au socialisme. Chez Lénine, c’est l’effetinverse; la guerre a été pour lui l’occasion inespérée de radicaliser sa pensée en lan-çant son nouveau slogan: « transformer la guerre impérialiste en guerre civile ». Or,qu’y a-t-il de plus contraire à la démocratie que la guerre civile? Et déjà Marx avaitfortement caressé l’idée de la guerre civile, comme dans son fameux ouvrage Laguerre civile en France consacré à la Commune de Paris où, sans tenir aucun comptedes circonstances – la défaite de la France, l’occupation du territoire par lesPrussiens, la proclamation de la République et l’élection libre d’une Assembléenationale, la nécessité urgente de conclure la paix pour que l’occupant quitte leterritoire national –, Marx agonit d’injures le gouvernement de Thiers, l’Assemblée,et les ruraux qui l’ont élue. Il semble préférer de beaucoup la guerre civile à la paix.

André Sénik: Il y accord entre Stéphane et moi sur le fait que, chez Marx sont déjàthéorisés le rejet des droits de l’Homme, le rejet de l’État de droit, la désacralisationde tous les garde-fous de la civilisation que sont la morale, le droit, etc. Quand on ditdonc aux individus qu’au nom du prolétariat, aucune limite n’est légitime, les Russesfont à la manière russe, les Chinois à la manière chinoise. Mais le point de départ quidésinhibe la folie et la cruauté révolutionnaires, se trouve dans la théorie de Marx. Lesgarde-fous, c’est Marx qui les a supprimés.

Et ce qu’il prévoit, par rapport à ce qu’on appelle les socialistes, c’est que la pro-duction sera collectivisée. Le communisme, ce n’est pas la distribution, c’est l’idée dela production devenue le fait de la totalité de la société, sans plus de précision. L’idéede Marx, c’est que la production est d’ores et déjà sociale, mais que la propriété desmoyens de production ne l’est pas et qu’il faut socialiser la propriété des moyens deproduction.

L’idée du communisme n’a donc rien à voir avec ce que tu dis être l’idée du socia-lisme qui serait simplement de prendre en compte la question sociale. Le mot « socia-lisme » est entendu, y compris par Léon Blum au Congrès de Tours, comme la socia-lisation des moyens de production, et pas simplement comme la défense des intérêtsdes classes défavorisées.

D’autre part, il y a effectivement, dans le mouvement ouvrier, des gens favorablesà la démocratie, mais ils n’ont rien à voir avec le marxisme. Ils peuvent se croiremarxistes parce qu’ils aiment bien Marx et qu’ils sont pour la démocratie, mais ils

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n’ont plus rien de marxistes. D’ailleurs, lorsque Engels se félicite des progrès du parle-mentarisme, il se situe à leur opposé: il dit que ces progrès préparent le jour où labourgeoisie renoncera à la démocratie. La voie parlementaire prépare la Révolutionmarxiste, C’est comme la voie parlementaire, si j’ose dire, du Hamas, dans les terri-toires palestiniens: ce n’est pas une vision démocratique de la société, c’est un moyenparlementaire de faire la Révolution, la plus cruelle, la plus marxiste, la plus intégrale.Il y a confusion, à mon avis, entre le fait qu’Engels dise « Ne menons pas la lutte avecdes barricades, ne choisissons plus cette forme ancienne, blanquiste, préparons-nous,n’usons pas nos forces et gagnons en voix pour le jour où le Grand soir sera possible »et le fait de croire qu’il a renoncé au « Grand soir ». Il n’y a aucun rapport entre lesdeux. La vision d’Engels dans la préface de la Lutte des classes en France, c’est encore ettoujours la prise du pouvoir par la violence et l’exercice de la dictature du prolétariatsans aucune allusion à la démocratie. Autrement dit, on a deux pensées antagonistes:la pensée révolutionnaire qui liquide tous ces concepts libéraux et bourgeois, et puis lapensée démocratique, sociale, etc. Croire qu’il y a une continuité entre les deux, ou queLénine ait voulu établir une continuité entre les deux, ne me paraît pas du tout défen-dable. D’ailleurs, la grande idée de Lénine, c’est de rompre avec la IIe Internationale etnon de se situer dans la continuité de la deuxième Internationale. Pour Lénine, il y aune pensée renégate : celle de Kautsky et la pensée des marxistes authentiques. EtKautsky ne peut répondre à Lénine quand il se fait traiter de renégat, que le vrai rené-gat c’est lui, Lénine. Car Lénine ne sacrifie en effet rien de Marx.

Au fond, je n’ai pas d’autre idée à défendre que celle-ci : il n’y a d’autre issue queléniniste à la théorie de Marx. J’ajoute aussi que le devenir du marxisme est prévupar Bakounine en 1872, avant que l’on sache que la première révolution qui s’enréclame aura lieu dans une Russie retardataire et après la première guerre mondiale.Bakounine décrit exactement ce que sera le pouvoir des marxistes qui, au nom deleur savoir sur l’histoire, se donneront le droit de diriger les masses et de les écraser.En somme: c’était prévu, donc c’est prévisible.

J’ajoute enfin qu’aucun des marxistes non-léninistes n’a triomphé, ce qui prouveque la sélection a été faite entre les différentes interprétations de Marx. Le processusrévolutionnaire a éliminé tous les gens qui ne lui étaient pas conformes, faisant lapreuve qu’il n’y avait pas et qu’il n’y aurait jamais d’autres versions du marxisme.Pourtant, aucune idéologie n’a été expérimentée sur une échelle aussi grandiose quel’idéologie de Marx pour voir ce qu’elle donne! C’est une thérapie sociale qui a faitses preuves mondialement sur le terrain, dans des conditions très différentes, et l’onne peut attribuer aux circonstances ce qui est la même chose partout, tout le temps,et sans exception.

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Autrement dit, la relation de cause à effet entre le programme de Marx et l’appli-cation qu’en fait Lénine, est absolument univoque et il n’y a pas d’ambivalence chezMarx là-dessus.

Stéphane Courtois: C’est ce que je dis : il y a un socle marxiste, d’où les garde-fousont été ôtés. Mais entre 1889 et 1917, le champ marxiste est traversé de courants assezdivers. Toutes sortes de gens se réclamant du marxisme vont de positions extrémistes– comme celles de Lénine –, jusqu’à des positions très modérées, comme celle qui res-sort de la présentation du Manifeste de Marx par Charles Andler en 1906.

Il y a pourtant dans la pensée de Marx, trois éléments fondamentaux qu’onretrouve dans le communisme bolchevique: une passion utopiste, une passion révo-lutionnaire et une passion scientiste. Ces trois passions caractérisent le marxisme, seulmouvement à les réunir de manière aussi caractéristique. Or ces trois passions serontadoptées telles quelles par Lénine. Celui-ci va, cependant, y ajouter des ingrédientsproprement russes qui vont les accentuer. On sait que Lénine a subi un double trau-matisme: en 1886, la mort brutale de son père, et, en 1887, la pendaison de son frèrepour complot contre le Tsar. Il a 16-17 ans. Sa famille, anoblie par le Tsar et en pleinepromotion sociale, est alors complètement ostracisée par la bonne société russe.Lénine n’a plus aucun mentor, il est le seul homme de la famille, il n’a plus de grandfrère, il n’a plus de père. Il se lance dans des lectures jusque-là interdites. Ses deuxhéros deviennent Tchernychevski et Netchaïev et il s’en gave pendant des années.

Fasciné par Tchernychevski, le romancier utopiste qui a marqué toute la généra-tion des années 1860, Lénine va transformer l’utopie d’outil philosophique en pro-gramme de gouvernement – c’est particulièrement net dans L’État et la révolution etdans les innombrables décrets signés en 1917-1920, qui dessinent les contours d’unesociété nouvelle mais imaginaire.

Lénine est tout aussi fasciné par le fameux révolutionnaire Netchaïev – héros despopulistes-terroristes russes du dernier quart du XIXe siècle –, et son texte fondamen-tal, le Catéchisme du révolutionnaire. Pour Netchaïev, la Révolution, c’est la destruc-tion totale de la société existante, y compris en s’alliant avec des bandits. L’outil decette destruction est l’organisation révolutionnaire formée de révolutionnaires pro-fessionnels, « des hommes perdus d’avance » qui consacrent leur vie à cette œuvre dedestruction pour laquelle tous les moyens sont autorisés.

Ce n’est que vers 1895, que Lénine rencontre le marxisme, le scientisme de Marxvenant justifier a posteriori un violent ressentiment contre la société déjà nourri parNetchaiev et Tchernychevski.

Avec Netchaiev, apparaît cet élément doctrinal nouveau très important qu’est le

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parti de révolutionnaires professionnels, qui va aboutir dès 1902 au Que faire? deLénine, acte fondateur du bolchevisme. Avec cette nouvelle conception du parti,Lénine invente une espèce de contre-société qui va être l’origine du totalitarisme. Carc’est bien Lénine qui invente le totalitarisme. On se méprend souvent sur ce pointdécisif, à commencer par Hannah Arendt qui a écrit trois volumes sur les origines dutotalitarisme, où elle évoque successivement l’antisémitisme, l’impérialisme, Hitler etStaline, mais où Lénine est quasiment inexistant ! Elle parle du pouvoir léninistecomme d’une « dictature révolutionnaire » tout à fait banale, alors qu’entre 1917 et1922, Lénine met en place tous les éléments du totalitarisme. Or le totalitarisme, cephénomène politique inédit, n’a pas été conçu par Marx, même si ont peut en trouverchez celui-ci des germes, des prémices. Le produit final, c’est Lénine qui l’inventeintellectuellement entre 1902 et 1917, puis qui l’expérimente en pratique entre 1917et 1922.

Là-dessus, je crois qu’on peut être à peu près d’accord.En revanche, je ne suis pas d’accord avec toi sur la relation socialisme/commu-

nisme. Je persiste à considérer que le socialisme est une doctrine inventée pendant lapremière moitié du XIXe siècle, doctrine sociale, d’atténuation des souffrances et depromotion du monde ouvrier, en relation étroite avec la question de la démocratie etde la tolérance, du christianisme, de la spiritualité, etc. Marx n’en veut pas, soit. Maisil comprend assez rapidement que c’est un courant très fort. Et en plus un courantefficace. Marx, une fois en Angleterre, y rencontre une classe ouvrière organisée. Il sedit qu’il va s’en saisir et il annonce la crise générale du capitalisme en 1850 environ.Or, la croissance se poursuit, les trade-unions se mettent en place, la classe ouvrière ades représentants au parlement. Marx est déconsidéré en Angleterre et ce n’est pas parhasard qu’à son enterrement n’assisteront qu’une dizaine de personnes ! Marx nereprésente plus rien alors pour le mouvement ouvrier anglais qui est un mouvementsocialiste au sens trade-unioniste, idéaliste, de la première moitié du XIXe, de soutienet de promotion du monde ouvrier. Marx a échoué.

Mais il n’était pas seulement un penseur en chambre : c’était aussi un hommepolitique aux ambitions fortes, un manœuvrier de premier ordre, qui cherchait tou-jours à s’emparer des organisations déjà crées par d’autres – on l’a vu avec la Liguedes Justes en 1846-1847, avec l’Association ouvrière de Francfort, en 1948, ou avecl’Association internationale des Travailleurs, après 1864. Il a donc bien compris qu’iln’allait pas pouvoir faire l’impasse sur le socialisme et c’est là que, pour des raisonstactiques, il a commencé à amalgamer les deux notions.

Tu me parles de Blum au congrès de Tours. C’est tout à fait typique de ce que jedisais de la surenchère révolutionnaire. Au congrès de Tours en 1920, Blum était bien

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obligé de tenir ce discours parce que s’il ne l’avait pas tenu, il n’aurait même pas étéentendu. Il parle donc de « dictature du prolétariat » mais en même temps sa critiquede la dictature du prolétariat mise en œuvre par Lénine et de ses conséquences sur unparti socialiste français qui adhérerait à l’Internationale communiste est d’une trèsgrande clarté. Pour des raisons tactiques dans le congrès, Blum revendique la dicta-ture du prolétariat mais n’en croit pas un mot.

Quant aux sociaux-démocrates allemands, ce sont des marxistes. Il a falluattendre Bad Godesberg pour qu’ils disent que finalement ils ne l’étaient plus. Danstous les mouvements socialistes d’Europe du Nord on trouve d’ailleurs des mouve-ments socialistes liés au marxisme; mais pour des raisons culturelles – le protestan-tisme, notamment, et sa forte morale individuelle – des garde-fous ont été mis et çan’a pas dérapé.

Par contre, dans une partie de l’Europe du Sud, pays de grande orthodoxie catho-lique, il n’y a pas eu de garde-fous. Le communisme s’y est greffé sur la fraction laplus révolutionnaire du courant socialiste et sur le courant anarchiste. Si l’on prend lePC français, en 1920, une large majorité des militants socialistes se prononce pourl’adhésion à la IIIe internationale. Mais quatre ans plus tard, il n’y a plus personne;c’est un autre parti ! A commencer par le secrétaire général Frossard, la plupart dessocialistes l’ont quitté pour retourner à la « vieille maison » – c’est ainsi que Blumappelait la SFIO maintenue. Beaucoup de ceux qui restent sont des anarcho-syndica-listes, comme Monmousseau ou comme Frachon. Dans la notice autobiographiquequ’il remet au Komintern en 1932, Frachon fait repentance sur sa flamme anarcho-syndicaliste, mais cette repentance est rituelle car il sait bien que le Komintern préfé-rera toujours un anarcho-syndicaliste pratiquant le sabotage industriel avant 1914, àun socialiste qui vise avant tout à se faire élire!

Le mouvement communiste n’a pas été la continuation du mouvement socialiste.Au contraire: Lénine a organisé la scission dans tous les partis socialistes européensafin d’en extraire ceux dont on pourrait faire des communistes… afin de combattrele mouvement socialiste originel. Simultanément, pour des raisons tactiques dans lascission, les communistes ont brouillé les cartes afin de créer un dispositif de légiti-mité révolutionnaire permettant de peser en permanence sur les socialistes. Il y a biendeux doctrines distinctes, même si à partir des années 1890, avec la création de la IIe

Internationale et la domination de la pensée marxiste dans ces milieux, il y a eu, effec-tivement, confusion des deux. Cependant, et sur ce point, je suis d’accord avecFrançois Furet, en 1914, la pensée communiste était au plus bas, quasiment à zéro. Lapensée démocratique l’emportait partout. Tous les grands mouvements, y compris enRussie, étaient des mouvements constitutionnalistes. Les révolutionnaires se battaient

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pour que le Tsar accepte une Constituante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelleLénine, alors qu’il avait déjà pris le pouvoir et en dépit de tous ses efforts, n’a puempêcher ni l’élection ni la réunion de la Constituante. Ce qui s’est passé à laConstituante russe ce jour-là montre très clairement l’opposition entre deux doc-trines, deux courants : les socialistes-révolutionnaires et mencheviks d’un côté, lesbolcheviks – qui ne s’appelaient pas encore communistes – de l’autre.

Une autre chose me frappe beaucoup chez Marx, qui me paraît tout à fait fonda-mentale, et qu’on trouve dès la deuxième page du Manifeste, c’est le caractère statiquede sa vision de l’histoire et de la société. Dans son analyse concrète, Marx n’a pas devision dynamique – sauf imaginaire. Il est incapable de penser l’évolution réelle de lasociété – la stabilisation et la régulation du capitalisme afin de limiter les crises, la sta-bilisation du monde ouvrier et l’amélioration de sa condition, l’émergence des classesmoyennes, le rôle régulateur de l’État etc. Pour lui, l’histoire est – et n’est que – l’his-toire de deux camps, d’une société polarisée ad vitam æternam en deux grandscamps. Or, tout le XIXe siècle a montré le contraire.

On nous présente toujours Marx comme un grand sociologue, mais une erreurpareille, ce n’est pas l’erreur d’un grand sociologue: c’est celle d’un idéologue doctri-naire qui refuse de voir des réalités contraires à ses théorisations abstraites. On a parlédu domaine des idées, de l’État de droit, de la démocratie, de la nation, de la naissancede classes moyennes, il ne les a pas vus. C’est un phénomène fondamental, la démo-cratie. Lui, a refusé de le voir parce que ça allait contre sa doctrine.

André Sénik: Je n’ai pas très bien compris pourquoi tu m’as objecté qu’il y avait unedifférence entre le socialisme et le communisme car je suis tout à fait d’accord. Il y aune entière différence entre les gens qui veulent améliorer le sort du prolétariat et lerêve de Marx qui est la paupérisation absolue. Tout le marxisme dépend du fait que lasociété va se prolétariser, le prolétariat se paupériser, les forces productives s’étoufferet que tout cela rendra la Révolution nécessaire. Marx est un ennemi acharné del’amélioration du niveau de vie. Il y a donc évidemment une différence radicale entreceux qui se battent pour réformer le régime capitaliste, pour l’améliorer, même, éven-tuellement, pour y prendre le pouvoir dans la perspective de l’amélioration de lacondition de vie, et les marxistes.

Le marxisme de Marx n’a rien à voir avec le processus démocratique d’améliora-tion de la condition de vie. Par contre, il s’est trouvé des marxistes qui rêvaient deconcilier les deux. Ils se disaient marxistes, mais ils ne l’étaient pas, et quand Léninedit à Kautsky qu’il est un renégat, il le prouve, c’est très clair, notamment par sadénonciation du trade-unionisme.

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Reste un point difficile à élucider sur le plan théorique, quand on cherche l’ori-gine du totalitarisme: on n’a pas, chez Marx, de description d’un État exerçant sonpouvoir totalitaire. Il y a, au contraire chez lui l’idée d’un « totalitarisme démocra-tique ». Marx se rapproche là de l’anarchie car il n’est pas question de l’État dansl’avenir souhaité par Marx, puisque l’État vient quand le pouvoir du peuple est délé-gué à un appareil séparé. Marx ne veut pas d’appareil séparé, il ne veut pas d’État. Cequ’il veut, c’est une dictature de la collectivité sur tous les individus. Le totalitarismeest là, puisque c’est un pouvoir absolu, sans limites, sur la totalité de la vie des gens.Mais ça n’est pas l’image habituelle que l’on a du totalitarisme au sens d’un Étatséparé exerçant son pouvoir sur les individus. Néanmoins, tout ce qui peut s’opposerau totalitarisme, tout ce qui est contre-pouvoir, doit être balayé selon Marx.Autrement dit, l’origine du totalitarisme se trouve chez Marx. Et s’il n’y a rien contrele totalitarisme, il y a tout ce qui y mène: pas de contre-pouvoir, pas de propriétéindividuelle, pas d’organisation, rien que la collectivité.

L’idée du totalitarisme au sens où le mot totalitarisme veut dire qu’il n’y a pas uneparcelle de la vie des gens qui échappe au contrôle de la collectivité, c’est chez lui. Lefantasme de Marx n’est pas un État tout puissant, c’est celui d’une démocratie totali-taire. Et le totalitarisme commence dès La question juive, où Marx affirme qu’un indi-vidu qui a des intérêts différents d’un autre individu, c’est un individu aliéné, qu’unindividu séparé des autres est un individu aliéné. L’émancipation humaine, c’est queles hommes deviennent génériques, et que chaque individu s’occupe de tout.

C’est une espèce d’idée grecque poussée à l’absolu, Au lieu de dire honnêtement:il faut que l’individu soit soumis à la collectivité, Marx prend les choses à l’envers, etdonc – c’est très séduisant – que chaque homme devienne un citoyen qui assume latotalité de la chose publique. Il présente ce totalitarisme comme une extension del’individu, au lieu de le présenter comme son écrasement. C’est l’individu qui vadevenir tout-puissant, mais c’est un individu qui a tout perdu de ce qui faisait sonquant-à-soi.

Stéphane Courtois: Il y a une différence quand même, qui intervient avec Lénine,c’est le Parti. Car le Parti est une instance hors société.

André Sénik : Sur le parti, j’ai essayé longtemps de sauver Marx – comme tantd’autres ! Il y avait une formule qui me plaisait beaucoup selon laquelle la classeouvrière devait se constituer en parti. Il dit même ailleurs que les communistes nedoivent pas se constituer en avant-garde. Mais il créé quand même un parti : il dit queles communistes ont seuls une vision claire de l’avenir. Ils sont les seuls à être déten-

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teurs d’un savoir indiscutable. Le Parti est détenteur d’un savoir aussi indiscutableque celui de Darwin. La conclusion, c’est que les gens qui savent - les experts es théra-pie – il est normal qu’ils aient le pouvoir!

D’ailleurs, quand on est en désaccord avec Marx, ne serait-ce que sur une formu-lation, une virgule, on est durement combattu! Marx assassine ainsi Lassalle parcequ’il ne supporte pas que quelqu’un dise les choses autrement que lui.

Pour en finir avec le totalitarisme proprement marxiste, je dirai qu’il est toutentier dans le fantasme séduisant de Marx selon lequel les individus ne sont jamaissoumis à une autre autorité qu’eux-mêmes. C’est la collectivité sans individualité.L’utopie de Marx, c’est l’homme générique: un homme exclusivement défini par sonappartenance au genre humain et en rien par son quant à soi. C’est le pire et la sourcede son totalitarisme. C’est l’idée de l’homme nouveau, de l’homme communiste, decelui qui n’a plus de quant à soi.

Quand le peuple tout entier s’occupera de toutes les affaires, il n’y aura pas besoind’un appareil détaché. C’est l’époque où Marx est le plus proche de Bakounine. Maisen 1906 Staline pourra sur cette lancée écrire un texte intitulé « Anarchisme ou socia-lisme? », où il demande: comment peut-on nous reprocher d’être pour la dictaturede l’État alors que nous sommes pour sa disparition?

Il y a chez Marx, Engels, Lénine, Staline, la promesse que la prise du pouvoir par lasociété de la totalité de la vie sociale rend inutile l’existence de l’État comme orga-nisme séparé. C’est le totalitarisme de tous sur chacun, et pas d’un État. Et Stalinepourra effectuer la fameuse pirouette : la meilleure façon d’abolir l’État, c’est de lerenforcer!

Sans doute, l’idée communiste, on la trouve chez Platon dans La République. Maischez Platon, la propriété collective est le fait des gardiens de la cité, et elle n’est pasdécidée pour leur bonheur: c’est une condition qu’on leur impose pour qu’ils n’aientpas d’intérêts autres que ceux de la collectivité. Pour Platon, il est clair qu’on ne va pascollectiviser la vie des artisans, de ceux qui produisent des biens. Ils les produisentparce qu’ils y trouvent de l’intérêt. On ne va pas non plus collectiviser la vie des philo-sophes qui dirigent la cité.

Marx reprend ça, mais pour toute la société. C’est le seul au monde parmi les pen-seurs à considérer que l’homme peut abandonner ce que Rousseau appelle « la préfé-rence que chacun se donne à soi-même ». La folie de Marx, elle est là. L’homme natu-rel, pour Rousseau, est au départ l’individu qui donne sa préférence à lui-même etqui, sur le prolongement de cette préférence à lui-même, répugne à voir souffrir sonsemblable. La société doit transformer l’individu en citoyen, mais sur le plan poli-

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tique seulement pour que, au moment où il vote et à ce moment seulement, au lieude se demander « qu’est-ce que je veux? », il se demande: « que veut le peuple dont jesuis membre? ». C’est l’unité au niveau politique mais par ailleurs, les individus ontune vie sociale au niveau individuel.

Mais comme chez Marx, l’individu est par nature social, intrinsèquement social etentièrement social, tout ce qui fait que l’homme a une individualité est une aliénationde sa vraie nature et l’utopie marxiste consiste à rendre l’homme à sa vraie nature, quiest d’être une créature qui vit totalement pour autrui. Platon et tous les autres pen-seurs savent que l’homme est animé par l’égoïsme. Tous les philosophes ont comprisce que Kant appelle « l’insociable sociabilité », l’alliance du fait qu’on vit pour soimais qu’on ne vit qu’avec les autres. Seul Marx pense que l’égoïsme est une aberra-tion et l’amour de soi une pathologie.

Telle est la folie de Marx et l’origine de cette folie, c’est son antisémitisme. Sa folie,c’est l’image du Juif qui est un être égoïste, celui dont Feuerbach dit que sa religion lepousse à devenir un consommateur utilitariste. D’où Marx conclut que l’utilitarisme,le fait de chercher son propre plaisir et son propre bonheur vient du judaïsme et – cequ’il explique dans La question juive – qu’il faut passer de cet individualisme utilita-riste à un désintéressement générique.

Il y a une folie chez Marx qui n’a jamais prononcé ou écrit une seule phrase avecles mots « je » et « Juif » – « Je suis Juif ou je ne suis pas Juif ». Il y a chez lui une inca-pacité à regarder ce fait qu’est son origine juive. C’est ce que Freud appelle le déni etLacan la forclusion. Freud dit que chez l’enfant, ce n’est pas grave. Chez les adultes, çadonne le fétichisme: la dénégation de la castration chez la femme. Et chez l’adulte, çapeut conduire à la psychose.

Ma théorie est que Marx a soigné sa psychose en inventant une humanité d’où lejudaïsme aurait disparu.

Stéphane Courtois : Mais Lénine nous a fait une thérapie qui a coûté plus cherencore que celle qu’annonçait Marx! Pour revenir à la question du totalitarisme, je me demande s’il ne faut pas adopterl’analyse avancée par Antonio Elorza dans le dernier volume que j’ai publié – Le Jourse lève – où il distingue « totalitarisme » et « totalisme ». En partant, entre autres, del’expérience basque qu’il connaît fort bien, Elorza qualifie de « totalisme » le proces-sus par lequel une société relevant d’une communauté traditionnelle se contrôleétroitement elle-même, la pression sociale, orientée par un groupe d’activistes – ETA –obligeant chacun à marcher d’un même pas sous peine d’un ostracisme créant lesconditions psychologiques qui permettent, à terme, l’extermination physique du

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« déviant ». e totalitarisme, ce n’est plus la communauté qui se contrôle elle-même:c’est une instance extérieure à la société – le Parti – qui veut par tous les moyenscontrôler et soumettre totalement cette société à sa domination. On assiste alors à lamainmise d’une instance privée – un parti – sur l’État – son armée, sa police, sadiplomatie, sa bureaucratie etc.. –, sur les institutions, sur l’ensemble des richessesexistantes et des profits à venir de la production. Telle est la grande caractéristiquemoderne : la forme « parti », un élément du fonctionnement démocratique, a étédétournée et réutilisée par les courants révolutionnaires – d’abord de gauche, puis dedroite – pour assurer leur domination totale sous forme de « totalitarismes ».

Hanna Arendt a d’ailleurs parfaitement repéré ce point décisif . Pour elle, le partitotalitaire n’est pas un parti au sens classique du terme, dans sa forme historique de ladeuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, c’est-à-dire un parti« de classe » : ouvrier, paysan, aristocratique, de classes moyennes, catholique, etc.,bref une expression politique de la société dans ses différentes composantes.

Au contraire, pour Arendt, le « parti » totalitaire est avant tout un mouvementformé de déclassés. On le voit bien avec le Parti bolchevique de 1917-1922, mouvementpolitique inédit. Boris Pasternak le sent bien qui, dans Le Docteur Jivago, parle de la« révolution soldatesque »: à Petrograd en 1917, il y a près de 300000 soldats en garni-son, quant à la « classe ouvrière », sous l’effet de la guerre elle est aussi largement forméede moujiks transformés en ouvriers – en fait des moujiks qui ne sont pas encore desurbains mais déjà plus des ruraux. Quand Lénine se réclame de cette « classe ouvrière »,cela fait hurler nombre de socialistes qui n’y voient d’une « populace », le terme mêmequ’utilisera Arendt pour désigner la clientèle des mouvements totalitaires… La direc-tion même du Parti bolchevique ne comprend pratiquement aucun ouvrier et n’est for-mée que de déclassés : Lénine, un noble déclassé ; Staline, un séminariste déclassé ;Trotski, un koulak déclassé; Krassine, un ingénieur déclassé; Dzerjinski, un noble polo-nais déclassé, etc. Tous ces gens ont rompu avec la société – la plupart n’a jamais tra-vaillé, au sens de « gagner sa vie en pratiquant un métier » –, avec leur milieu d’origine.Or c’est ce que préconise Netchaïev: un révolutionnaire ne doit avoir aucune relationsociale, familiale ou même affective; il doit perdre jusqu’à son nom.

André Sénik: Je suis d’accord: on ne trouvera pas chez Marx, au contraire de Lénine, letableau et la justification du parti exerçant son pouvoir. Mais ce qu’on trouve chez Marxet qui y ressemble plus, c’est la dictature du prolétariat. Quand on veut que le « proléta-riat » exerce un pouvoir total sur la société, qu’est-ce qu’on a comme autre moyen quel’État et le parti? Marx n’est pas allé jusqu’à dire concrètement comment pouvait s’exer-cer la dictature du prolétariat à l’échelle d’un pays quand elle concerne la production

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(comment gérer l’économie par des « travailleurs associés »?). Marx n’a pas non plusbrossé le tableau répugnant d’un État qui exerce la terreur, lui qui a critiqué l’immenseappareil bureaucratique du second Empire. Mais ce qu’il dit de la dictature du proléta-riat sur l’économie conduit de manière absolument nécessaire et univoque à la domina-tion de l’appareil. Il ne l’a pas reconnu et de toutes façons, ce n’est pas son problème.« On verra! », dit-il dans la Critique du programme de Gotha et d’Erfurt.

Stéphane Courtois: Mais il l’a dit une fois en passant…

André Sénik: Non! il a écrit en 1852 : la seule chose que j’ai découverte, c’est la dicta-ture du prolétariat. Tu ne peux pas dire que c’est anecdotique.

Stéphane Courtois: Bon. Il y a deux ou trois notations. Mais chez Lénine, c’est abso-lument central.

André Sénik: Naturellement: c’est que Lénine est à l’ouvrage sur le terrain! Il en est àla phase politique et il prend le peu qu’il y a chez Marx. Mais ce qu’il y a chez Marxsur la politique, ce n’est pas en passant. C’est la pierre de touche, la seule chose donton puisse être sûr.

Stéphane Courtois: Cette terminologie est reprise par tous les marxistes de la fin duXIXe et jusqu’en 1914, mais de toute évidence, au regard de la pratique démocratique,de sa pesanteur de plus en plus forte – au point qu’ils se posent la question de la par-ticipation au gouvernement bourgeois – c’est une expression vidée de son sens…

André Sénik: … Chez les non-marxistes!

Stéphane Courtois : Non : chez les marxistes complètement embarqués dans ladémocratie. C’est vrai que par rapport à eux, on a beau jeu de ressortir Marx et sesréférences à la dictature du prolétariat.

André Sénik: Il faut reconnaître que celui qui abandonne la dictature du prolétariatne peut prétendre se référer à Marx car si l’on accepte la moindre liberté individuelle,donc ce sur quoi elle se fonde, la propriété privée, on en revient à ce que Marx a rejetéle premier jour où il a écrit. De l’esquisse sur papier que fait Marx à la réalisation surle terrain que fait Lénine, il y a évidemment des adjonctions qui sont nécessitées parle passage à la pratique.

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Stéphane Courtois : Et c’est l’invention de Lénine en 1902 de ce parti, clairementidentifié. On y trouve en effet des gens qui savent et d’autres non. Mais ça va un peuplus loin! Qu’est-ce qu’un membre du parti? Pour Netchaiev, un membre du parti,c’est quelqu’un qui entre dans une organisation qui se décrit elle-même comme tota-litaire. C’est l’organisation qui contrôle totalement l’individu qui y entre. Dans l’orga-nisation d’une dizaine de membres de Netchaiev, le premier qui a voulu partir a étéassassiné. Je considère ça comme un acte fondateur. Quand on commence à tuer celuiqui décide non pas de critiquer mais d’être indifférent, on est dans le totalitarisme.

André Sénik: Sans doute, il y a là innovation. Mais elle est dans le programme! Laquestion est de savoir si une autre voie que celle de bâtir le parti léniniste était pos-sible. Je ne parle pas seulement de la Russie. Est-ce qu’une révolution voulue parMarx pouvait trouver une autre forme d’incarnation que celle-là? Ma réponse estnon. Et la matrice de Marx ayant été expérimentée en Russie, en Chine, enTchécoslovaquie, etc., on voit que c’est partout le même résultat. Aucun marxiste n’apu imposer son pouvoir autrement. Tous les marxistes qui ont pris le pouvoir ontprocédé de manière totalitaire. Tous les marxistes qui voulaient faire autre chose ontété éliminés et il n’y a aucune raison de penser qu’un miracle peut se produire.

Je reconnais l’existence d’un seul contre-exemple qui démente cela, c’est le kib-boutz. Mais c’est à une échelle et dans des conditions vraiment très particulières…

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