De l'âme à la psyché Lou Andreas-Salomé et la question de la nature humaine (Isabelle Mons, dans...

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  • DE L'ME LA PSYCHLou Andreas-Salom et la question de la nature humaineIsabelle Mons

    Socit d'tudes sorliennes | Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle

    2004/1 - n 22pages 217 234

    ISSN 1146-1225

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2004-1-page-217.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Mons Isabelle, De l'me la psych Lou Andreas-Salom et la question de la nature humaine, Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2004/1 n 22, p. 217-234. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • ISABELLE MONS

    Lorsque Lou Andreas-Salom 1 rencontre Sigmund Freud enseptembre 1911, au IIIe Congrs international de psychanalyse Weimar, elle est sur le seuil dune vie consacre lanalyse cliniquede ltre humain. Son nom, souvent accompagn de celui deFriedrich Nietzsche ou du pote Rainer Maria Rilke, est connu dansles cercles philosophiques et littraires en Allemagne, en Autriche eten France. De Saint-Ptersbourg, sa ville natale, Zurich o ellefrquente lune des premires universits ouvertes aux femmes,depuis sa rencontre avec Nietzsche Rome, en 1882, jusqu Berlin,Vienne et Paris, elle parcourt lEurope du tournant du sicle, dotedun triple patrimoine linguistique (russe, franais et allemand). Au-del de lhistoire des femmes, son uvre appartient lhistoire desides et lunivers de la psychanalyse. Figure charismatique de lafemme fin de sicle, Lou Andreas-Salom est critique, essayiste, dia-riste, biographe, pistolire et romancire. Elle est surtout lune despremires intellectuelles tablir un lien entre les disciplines : leslettres (pense nietzschenne et Lebensphilosophie, posie rilkenne,thtre naturaliste), les arts (peinture, sculpture), les religions (leurhistoire et leurs diffrences) rpondent aux sciences (psychologie,

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    1. Luvre de Lou Andreas-Salom (1861-1937), femme de lettres et psychana-lyste, est reste longtemps mconnue. Lintrt croissant de la critique europenne etnord-amricaine permet desprer une meilleure reconnaissance lorsque DorotheePfeiffer, responsable des archives prives de Gttingen, achvera le dpt des manus-crits aux archives littraires allemandes de Marbach (Deutsches Literaturarchiv).

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    biologie, entomologie, zoologie, psychanalyse). Lou Andreas-Salom les rassemble pour leur complmentarit autour du thme delhumain (der Mensch), apportant ainsi une interprtation nouvellede lpoque de la modernit. Dfini comme le sujet dune rflexioncritique ou esthtique sur lexistence individuelle, soumise auxconsquences de la modernisation technique et sociale, lhommemoderne acquiert, dans son uvre, une identit lie la notiondorigine. Il est, selon Michel Foucault, cet homme assignable enson existence corporelle, laborieuse et parlante 2 qui, au cur de lre de lillusion , traverse une singulire crise de lidentit : PaulRicur voit en Nietzsche, Marx et Freud, les trois matres dusoupon , ceux qui la dnoncent 3. Le dbat anthropologiquetrouve, dans luvre dAndreas-Salom, un cho philosophique, lit-traire et scientifique. Durant plus de cinquante annes, elle vaapprendre les notions de la psychologie nietzschenne et de la tho-rie psychanalytique : sa dfinition de ltre humain repose sur lana-lyse du langage intrieur lorsquil reflte les maux de lme, peruspar lanalyste comme des troubles psychiques.

    Lvolution de la terminologie ne modifie pas le fond mme de laquestion de lhomme. Londres, en 1913, Pierre Janet 4 relve auXVIIe Congrs international de mdecine que les termes utiliss parles psychanalystes pour dsigner, par exemple, le fait sexuel signifienttout autant llan vital des mtaphysiciens. En introduisant son essai Psychosexualit par cette remarque du psychologue franais 5,Lou Andreas-Salom confirme lorientation quelle donne soncriture philosophique et romanesque depuis sa rencontre avec lespionniers de la psychanalyse ; elle prouve aussi la complmentaritdes disciplines lorsquil sagit dtudier la nature profonde delhumain, et cristallise autour de ce thme de nombreuses probl-matiques de son poque. Elle dpasse ainsi, fort heureusement, lapolarit masculin-fminin, cadre rducteur dans lequel lcriture de

    2. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archologie des sciences humaines, Paris,Gallimard, 1966, p. 329.3. Paul Ricur, Le conflit des interprtations. Essais dhermneutique, Paris, d. duSeuil, coll. Lordre philosophique , 1969, p. 149.4. lve de Jean Charcot, Pierre Janet (1859-1947) annonce loccasion de cecongrs que S. Freud et J. Breuer seraient dbiteurs de sa thorie de lanalyse psy-chologique, ce qui lui vaudra les foudres des psychanalystes viennois.5. Lou Andreas-Salom, Psychosexualit (1917), in Eros, trad. dHenri Plard,Paris, d. de Minuit, 1984, p. 131.

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    femmes-crivains est souvent enferme. Ses textes biographiques etles essais psychanalytiques, sa critique littraire, une vaste corres-pondance et les journaux posthumes 6 contribuent dfinir ltre dutournant du sicle sans se limiter tre le miroir des grandes thories.Andreas-Salom btit sa propre pense sur lhumain partir duneinterprtation des philosophes, potes, thologiens et scientifiquesquelle a souvent ctoys et rpond la question anthropologique enrunissant les disciplines : philosophie, littrature et psychanalyse.

    De la philosophie de la vie la mtapsychologie

    Entre 1871 et 1914, lEurope, catalysateur de contradictions, estune mosaque de pays qui voient lmergence de nationalits et bien-tt laffrontement des nationalismes. Les annes 1900 marquent untournant dans lexistence de Lou Andreas-Salom, alors reconnuedans les cercles intellectuels pour avoir crit avec succs la premiretude sur Nietzsche 7 dont elle fut la disciple. cette poque, elleadhre au courant de pense post-nietzschen centr autour du prin-cipe de vie . La dfinition de la philosophie de la vie (Lebens-philosophie) repose, en allemand, sur une terminologie prcise : vivre , dans le sens de leben, traduit lide de vie comme actionextrieure un moi agissant ; vivre , dans le sens de erleben, exigeun sujet qui vive la vie . Tandis que le phnomne vital se prsentecomme un cycle dtermin par des lois biologiques fixes, il apparataux contemporains dAndreas-Salom, critiques de la thorie kan-tienne et successeurs de Nietzsche, comme un progrs imprvisibleauquel le discours mtaphysique peut apporter une interprtationnouvelle.

    La question kantienne Quest-ce que lhomme ? fonde lapense anthropologique du XIXe sicle. Kant relance le dbat sur lanature humaine dfinie, avant lui, selon une conception mtaphy-

    6. Pour ne citer que quelques ouvrages, Ma vie. Esquisse de quelques souvenirs, trad.de D. Miermont et B. Vergne, Paris, Puf, 1986, ou Lamour du narcissisme. Textes psy-chanalytiques, trad. dI. Hildenbrand, Paris, Gallimard, 1980, enfin Fnitchka, suivide Une longue dissipation, trad. de N. Casanova, Paris, d. Des Femmes, 1987. VoirIsabelle Mons, Lou Andreas-Salom et l anthropologie de son temps, thse de doctorat,Paris, Universit de Paris III-Sorbonne Nouvelle, 2003.7. Lou Andreas-Salom, Friedrich Nietzsche travers ses uvres (1894), trad. deJ. Benoist-Mchin, Paris, Grasset, 3e d. 2000 (1re d. 1932).

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    sique, ou daprs la psychologie mdicale dite exprimentale . Cesdeux directions donnes de manire indpendante un seul et mmesujet celui de ltre humain se rejoignent lorsquen 1798, le dbatanthropologique connat un tournant avec la publication deLanthropologie dun point de vue pragmatique. Le kantisme cre uneanthropologie dorientation philosophique dont Andreas-Salomprend connaissance durant son adolescence Saint-Ptersbourg.Dans la juste continuit de la philosophie des Lumires, ltre doude raison slve, dans lEurope des annes 1880, un stade sup-rieur dhumanit, sous limpulsion du scepticisme nietzschen etschopenhaurien. La connaissance et la recherche de la vrit for-ment le socle de la philosophie de la vie. Le ich en est le fondement :il connat en allemand cette double signification, je et moi, surlaquelle la tradition philosophique et scientifique du je sujet est btie.Le savoir encyclopdique dfinit le moi comme un terme employ enphilosophie et en psychologie pour dsigner la personne humaine,consciente delle-mme et objet de la pense.

    Dans la pense philosophique du tournant du sicle, le discoursdu moi est li la revendication de lindividualisme. la suite deSchopenhauer, Nietzsche dnonce lexistence illusoire de lhommemoderne. La conscience de soi est reconnue comme une valeurfausse de lidalisme kantien. Dans le domaine psychanalytique, ilest question de la psych de lindividu. Dlimit dans un systmeappel la premire topique, le terme dsigne, chez Freud, dabord lesige de la conscience. Le malaise de lhomme moderne dvoile autournant du sicle une nouvelle crise de lidentit que seul un doublediscours, philosophique et scientifique, peut expliciter. Le penseur etle clinicien sintressent la faon dont ltre humain rvle etaffirme sa nature intrieure. Il convient de sarrter linfluencecapitale que Nietzsche exerce sur la pense dAndreas-Salomdepuis 1882 : il lui fournit une mthode de lecture .

    Un nouveau mode dinterprtation

    Lou Andreas-Salom fait son entre dans les cercles littraires ber-linois et viennois quand elle livre au public allemand en 1892, etscandinave en 1893, louvrage intitul Les personnages fmininsdHenrik Ibsen. Portraits psychologiques daprs ses six drames familiaux.Lorsque Nietzsche place la psychologie la base de la dmarchephilosophique, il emprunte de nouveau la voie qui conduit aux

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    problmes fondamentaux 8. Il reconnat ainsi la psychologie unrle capital dans linterprtation des faits. Les fondements philoso-phiques dun discours ne sont plus prioritaires, tandis que le rle etlidentit de lcrivain sont remis en cause. En voulant donner unsens au texte, le philosophe devient un interprte si bien que sondiscours adopte une double fonction : il est cration et inter-prtation. Michel Foucault a dfini ce double enjeu du discoursphilosophique : On ninterprte pas ce quil y a dans le signifi,mais on interprte au fond : qui a pos linterprtation. Le principede linterprtation, ce nest pas autre chose que linterprtation, etcest peut-tre le sens que Nietzsche a donn au mot de psycholo-gie 9. Lorsqu on se mit sonder lme humaine , comme le rap-pelle Andreas-Salom dans ses Mmoires 10, le rle de Nietzschefut essentiel et ses disciples adoptrent la spcificit psychologisantede ces temps. Lmergence dune philosophie de lhumain, mais aussidune criture littraire, est domine par cette nouvelle critiquedorientation psychologique . Elle suppose le remaniement desdonnes anthropologiques du langage philosophique, tandis que lafonction joue par le philosophe, la fois philologue et psychologue,est modifie. Nietzsche, en rejetant le rigorisme kantien, veut acc-der une profondeur suffisante pour rendre compte de la relation aumonde par lobservation, lanalyse et la critique : ltude de la naturehumaine rpond davantage au principe de rciprocit entre le sujetobservant et lobjet observ. Le philosophe, crit alors Foucault, diagnostique ltat de la pense 11 : lusage du vocabulaire mdi-cal nest pas un fait du hasard lpoque o mergent les nouvellessciences de lhomme. Pour rpondre cette ncessit de profon-deur , il faut dbarrasser la psychologie des prjugs moraux, recon-natre le rle primordial des instincts et des affects qui sont uneexpression la fois organique (langage du corps) et morale (thorie

    8. Friedrich Nietzsche, Par del le Bien et le Mal (1886), in uvres, trad. dH.Albert, rvise par J. Lacoste et J. Le Rider, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins ,1993, t. II, fragment 23, p. 579.9. Michel Foucault, Nietzsche, Freud et Marx , in Nietzsche. Cahiers deRoyaumont, actes du colloque du 4-8 juillet 1964, Paris, d. de Minuit, 1967,p. 191-192.10. L. Andreas-Salom, Ma vie, op. cit., p. 89.11. Michel Foucault, Quest-ce quun philosophe ? , in Dits et crits, Paris,Gallimard, 1966, t. I, p. 552-553. Entretien avec M-G. Foy, publi in Connaissancedes hommes, 22, automne 1966, p. 9.

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    de la spiritualisation des mauvais instincts en bons instincts). Une psycho-physio-philologie 12 dfinit la psychologie nietzschenne comme une morphologie et une thorie volutionniste de lavolont de puissance 13. Instincts, affects, pulsions et passionsprouvent que laffectivit domine le comportement humain. Entracer la gnalogie est la tche du philosophe-psychologue, dontla rflexion sappuie sur chaque manifestation de lme et du corps.La psychologie est donc interprtation. Puisque linterprtationest un moyen en elle-mme de se rendre matre de quelque chose ,elle constitue la volont de puissance 14. Ignorer la psychologie nietz-schenne, cest donc faire abstraction dun concept essentiel. Dansson tude de la pense nietzschenne, Lou Andreas-Salom metlaccent sur le rle mdiateur de Nietzsche : la psychologie empi-rique et descriptive des Lumires ne suffit plus pour analyser lindi-vidu du XIXe sicle, acteur dun matrialisme grandissant. Seule lapsychologie des profondeurs conduit mieux cerner les conflits int-rieurs de ltre humain, en proie une puissante vie instinctive quimenace son quilibre.

    De Kant et dune mtaphysique psychologique 15 la nietz-schenne psychologie des profondeurs, avant Freud et une psy-chologie de larrire-plan du conscient que celui-ci aimerait, en1898, baptiser mtapsychologie 16 , la comprhension de lesprit,de lme ou de la conscience est au centre de toutes les formes dediscours. Le dbat reste encore ouvert lorsque Andreas-Salom livresa conception personnelle.

    12. Selon Patrick Wotling, Der Weg zu den Grundproblemen. Statut et struc-ture de la psychologie dans la pense de Nietzsche , Nietzsche-Studien, 26 (1997),p. 1-33.13. Friedrich Nietzsche, Par del le Bien et le Mal , in uvres, op. cit., t. II,p. 578.14. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887 ,in uvres philosophiques compltes, G. Colli et M. Montinari (eds.), trad. deJ. Hervier, Paris, Gallimard, 1979, t. XII, p. 141.15. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. de A. Tremesaygues etB. Pacaud, Paris, Puf, coll. Quadrige , 1997, p. 279 : Moi, en tant que pensant,je suis un objet du sens interne, et je mappelle une me. Ce qui est un objet des sensexternes, prend le nom de corps. Donc, le mot moi, en tant qutre pensant, indiquedj lobjet de la psychologie, qui peut tre appele science rationnelle de lme .16. Lettre de Freud Wilhelm Fliess le 10 mars 1898, in Sigmund Freud, La nais-sance de la psychanalyse, trad. dAnne Berman, Paris, Puf, 1996, lettre n 84, p. 218.

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    Lhumain comme espace de contradictions

    La contribution de Lou Andreas-Salom la Lebensphilosophie estlie un aspect capital : lorigine de la vie est aussi lorigine delhumanit. Berlin, dans les annes 1890, alors quelle exerce lafonction de critique littraire pour les revues la Tribune libre et lcholittraire, Lou Andreas-Salom assiste lessor des thories biolo-giques. Suite son change intellectuel avec Nietzsche, elle noueun contact avec le naturaliste Wilhelm Blsche, influenc par ErnstHaeckel, mdiateur allemand de la thorie darwinienne. Les dis-cours sur la nature humaine relvent, entre 1880 et 1914, de plu-sieurs disciplines. Penseurs et scientifiques sinterrogent sur loriginede lhomme pour mieux comprendre son volution vers un tatconscient et civilis.

    Il faut attendre les annes 1930, alors quelle est analyste Gttingen, pour lire dans ses Mmoires, une dfinition explicite delhumain, en hommage son mari, lorientaliste Friedrich CarlAndreas :

    En lhomme, les lments originels sopposent ceux qui sontdevenus conscients, de mme que primitif soppose culturel ;mais les uns ne font que prolonger les autres sans les abolir, puisquetoutes les constructions de l esprit ne peuvent chapper leurdomaine dorigine et sont labores partir de lui. [] Et fina-lement, cest cette nature contradictoire, notre lot commun tous,qui constitue la problmatique humaine par excellence, impossible rsoudre 17.

    Luvre de Lou Andreas-Salom, dans son ensemble, repose surce principe de la contradiction, troitement li au thme de lori-gine : ses textes biographiques Carnets intimes des dernires annes(1934-1936) , ses premiers essais sur la religion De lorigine duchristianisme (1895) et Jsus le Juif (1896) ou les articles surles sciences naturelles, comme ltonnant Insecte et guerre (1917)en rfrence lentomologiste Jean-Henri Fabre, appartiennent laTiefenpsychologie, avant quelle nait lusage des concepts psycha-nalytiques.

    17. L. Andreas-Salom, Ma vie, op. cit., p. 189-190.

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    Ltre est humain parce quil subit une volution : deux oppo-sitions le constituent. En passant de ltat originel la conscience, delanimalit dite primitive llvation spirituelle, ralise dansleffort de se cultiver, donc de se civiliser, ltre humain se construitsur des contrastes, voire des antinomies.

    lorigine de la vie existe la non-humanit , soit le vivant,lanimal, le vgtal. lorigine de lhumanit se trouve ltat nonconscient, soit ltre non duqu ni civilis lhomme primitif,lenfant, la crature de Dieu. Les notions doriginel et de primitifconstituent alors le socle dune interrogation fondamentale : quelsstades ltre traverse-t-il pour devenir humain, civilis et enfin,conscient de lui-mme ?

    La gnration des nouveaux romantiques de 1900 est marquepar le principium individuationis qui explique, selon ArthurSchopenhauer, lintervention du mal dans lexistence individuelle 18 :ltre humain est isol de son entourage, encourag lindividua-lisme. Pour Lou Andreas-Salom qui, semblable ses contempo-rains, proclame le culte de la Vie, ltre humain doit rester enracindans lunivers. Lorigine savre tre, en revanche, un bien prcieuxquil ne peut prserver. Car le fait mme de venir au monde le spareinluctablement du confort universel auquel il appartenait avant lanaissance, fonds primitif de la vie . Lentre de lenfant dans lavie se fait au prix de la rupture du lien qui le rattachait la totalit.Lexprience de ce choc dtermine sa relation au monde terrestre. Ilest dornavant un tre dficient et son seul objectif consiste recons-tituer cette entit quil formait avec lunivers. tre de contradictions,il est aussi ltre de la disparition celle de la totalit universelle ,vnement qui le laisse amput dune part de lui-mme. Il est untre diffrenci, individualis, oblig de sloigner de ltat originel/primitif pour parvenir ltat de conscience et de culture, secondsupport contradictoire de la problmatique anthropologique.

    Aprs la connaissance physiologique de la nature humaine dontLou Andreas-Salom dtermine les contradictions, la connaissancepragmatique est fonde sur le cheminement de la pense humaine :lvolution de ltat primitif ltat de conscience et de civilisationimplique la ncessit daffiner, par lducation, lindividualit, soitle je. La question anthropologique, ainsi pose, revt la seconde

    18. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volont et comme reprsentation (1818),trad. dA. Burdeau, revue par R. Roos, Paris, Puf, 1992, p. 457.

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    caractristique : Kant la dit pragmatique en observant ce quelhomme fait de lui-mme 19. Aprs laffirmation de la consciencede soi , ltre humain doit se livrer la connaissance de soi en secultivant. La connaissance du monde vient seulement ensuite. Laquestion kantienne Quest-ce que lhomme ? devient ainsi Quest-ce que lhomme fait de lui-mme, et comment ? Lduca-tion fait de lindividu un tre humain (au sens de celui qui disci-pline ses mauvais penchants et ses instincts, la diffrence delanimal). Elle pallie ses imperfections. Tandis que chez LouAndreas-Salom, lenfant, pareil au premier homme, fils de Dieu,constate au cur de la souffrance, le silence et labandon de Dieu, lamenace de retourner ltat primitif, dabandonner le bnfice desannes dducation se fait plus grande.

    Lvolution des tres, depuis leur non-humanit jusqu leur accs la conscience, est le thme permettant de poser les jalons dunefiliation entre Andreas-Salom et les reprsentants de lanthropolo-gie philosophique. La prsentation de la nature humaine comme unensemble runissant des contradictions (originel/conscient, primi-tif/culturel) et la disparition de la totalit originelle jettent les basesde sa pense anthropologique. Cependant, lapprhension spirituelledu monde donnera naissance chez elle une conception trs per-sonnelle, voire mystique, de lunivers religieux et du rapport Dieu.

    La disparition soit lachvement de ltat prnatal a pourconsquence la perte de lidentit originelle. Ltre doit ragir aumorcellement de lexistence : perdu dans la ralit consciente, il doitfaire face la scission de son identit, aprs son passage de sujet ,en dedans de lui-mme, en objet au dehors de lui-mme, selon laformule dAndreas-Salom.

    La perte de lidentit originelle

    Suivant une conception panthiste de lexistence, le souvenir de lacommunaut originelle est lcho des no-romantiques qui aspirent lunion de ltre humain avec la Nature. Le panthisme roman-tique repose, en effet, sur la fusion avec la Mre-nature : elle est un cycle infini o chaque individualit nest quun lment de

    19. Emmanuel Kant, Anthropologie, trad. dA. Renault, Paris, Garnier Flammarion,1993, p. 41.

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    lensemble gigantesque, quun fragment de lunit perdue. Il sagitalors de rintgrer lharmonie universelle, de retrouver lunit cos-mique et les pouvoirs que ltre humain possdait avant la sparation.

    Lou Andreas-Salom pose la question anthropologique la suitedu panthisme romantique dont lobjet est la Mre-nature, mais ellese sent plutt parente de la conception spinoziste, laquelle assimileDieu la nature. Le thme-cl de sa pense soit le principe de viecomme pivot de linterprtation de lhumain est-il remis en ques-tion travers le thme de lidentit originelle lorsque lancienne dis-ciple de Nietzsche fait lapprentissage du discours freudien ?

    Daprs elle, ltre humain est menac de vivre isol et doit doncrefuser le morcellement de lexistence. Il cherche les moyens decompenser labsence du confort originel. Peut-il nanmoins saffir-mer en acceptant la ralit extrieure telle quelle se prsente, etformer avec elle une unit ? Les efforts pour pallier cette perte sontvains sils ne sont pas accomplis dans la ralit terrestre. Quadvient-il alors de la croyance en Dieu ? Subissant la disparition du moi ori-ginel, et dans son dsir de reconstituer lunion, ltre humain serfugie dans une approche religieuse de lexistence, formulant ainsisa qute inextinguible du moi.

    Vers Freud

    la lecture de louvrage de Freud Le malaise dans la civilisation,Andreas-Salom dcouvre locanisme 20 de Romain Rollandqui, dans une sensation de lternit [], y verrait le sentiment dequelque chose dillimit, dinfini, en un mot ocanique. Sentimentdonc dun lien indissoluble, dune appartenance la totalit dumonde extrieure 21. Elle y reconnat ses propres aspirations revivre lharmonie dune origine universelle, car ce sentiment est lasource du besoin religieux : la perte de lidentit originelle permet-trait dexpliquer la sensation de lternel et de justifier lorigine dela foi en Dieu.

    Lorsquen rapport au sentiment ocanique , Andreas-Salom

    20. Lettre de Lou Andreas-Salom Freud le 4 janvier 1930, in Lou Andreas-Salom, Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal dune anne (1912-1913), trad. de L. Jumel, Paris, Gallimard, 1970, p. 226.21. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, trad. de P. Cotet, R. Lain et J. Stute-Cadiot, Paris, Puf, 1995, chap. 1er, p. 5-6.

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    affirme ensuite Freud que ltre humain rgresse plus loin dans levague complet de lindistinct et sy trouve en quelque sorte mater-nellement berc 22, elle met en cause linterprtation freudienne dela naissance du sentiment religieux : le lien originel rtabli avec lanature, donc avec Dieu, entrane et accentue la dfigurationde la religiosit : Dieu tait indispensable la tenue, lattache-ment par lamour, lobissance et combien plus indispensableencore quand on se sparait de lexaltante liaison au prehumain 23. Il convient, selon elle, de montrer la ncessaire spa-ration tant de linceste que de Dieu, [] libratrice et heureuse 24. Ce propos fondamental dtermine le contenu religieux de sa pense :le sentiment est li au pre, humain et divin. Il est pour Freud, enrevanche, li la nostalgie du pre , thme-cl de la scne primi-tive et du concept ddipe.

    Linterprtation psychanalytique place au centre le nourrissonqui, envahi dun sentiment de plnitude avant la sparation psycho-logique davec sa mre, prouve, dans la ralit, un besoin de pro-tection que seul son pre peut assouvir. Le symbole paternel sparelcole freudienne et la tradition philosophique : le pre incarne, chezle psychanalyste, la Raison, tandis quen dclarant labsence pater-nelle, la vague romantique met en valeur, de prfrence, la mrecomme terre gnratrice de vie. Le retour au chaos originel, laconfusion entre lhomme et la nature ne suffisent pas pour dcrireensuite lpoque de la modernit. La force de la thorie freudienneconsiste prcisment, selon Andreas-Salom, traiter de linvi-sible : Cest cet homme tout entier dvou au rationnel, cest lerationaliste en lui qui dmasqua indirectement lirrationnel 25. Enaccordant la prdominance la raison, Freud recule devant touteinterprtation spculative de la psych, toute effusion sentimentaleou mystique. Thomas Mann, comme lcrit Andreas-Salom, luifera dailleurs le reproche de rester de marbre face lesprit dutemps, qui selon son diagnostic serait un nouveau romantisme 26 ,

    22. Lettre de Lou Andreas-Salom Freud le 4 janvier 1930, in L. Andreas-Salom, Correspondance avec Sigmund Freud, op. cit., p. 227.23. Ibidem.24. Ibid., p. 228.25. L. Andreas-Salom, Ma vie, op. cit., Rencontre avec Freud , p. 156.26. Voir Lou Andreas-Salom, Lettre ouverte Freud, trad. de D. Miermont et A. Lagny, Paris, Lieu Commun, 1983, p. 2 n.

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    et accusera ainsi sa rationalit. La pense lie au principe de ralitlest aussi lunivers paternel. Retrouver le pre marque la victoire dela raison, victoire contre linterprtation scientifiquement nonfonde de la nature humaine, contre lunion avec lorigine (tat pr-cdant la naissance).

    Pour sa part, Lou Andreas-Salom accorde au pre une placeessentielle : sa perte, tant physique (le pre humain) que spirituelle(le pre divin), dtermine sa pense puisque le vide demande trecombl. Elle conjugue labsence du pre, propre aux romantiques, etsa disparition telle que Freud la dcrit dans la cellule familiale ousociale. La figure paternelle va de pair avec la qute de lorigine et delidentit perdue. La tentative de revivre le confort de la totalit estprcisment due la perte des repres que cette prsence rassuranteapporte la ralit. Gustav von Salom, pre de Lou, aura des hri-tiers fictifs : Dieu, le prcepteur hollandais Hendrik Gillot durantladolescence, mais aussi Freud. Leffacement de cette figure suscite,chez elle, le dsir immdiat de le retrouver pour se rfugier auprs delui, et revivre le confort originel quest la mre. Ltymologie mriteici quon sy arrte : tout concept li lorigine, au primitif, est intro-duit en allemand par le prfixe Ur-. Andreas-Salom crit Urgrund(le fonds primitif ), Ur-Ur-Kindheit (lorigine de lenfance primi-tive). Le concept freudien primordial, au sein duquel on trouve dieUrszene (scne primitive ou originaire) est celui des Urphantasien(fantasmes originaires) : ce sont les structures fantasmatiquestypiques (vie intra-utrine, scne originaire, castration, sduction)que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasma-tique 27. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis compltentenfin : Dans leur contenu mme, dans leur thme [], les fan-tasmes originaires indiquent cette postulation rtroactive : ils se rap-portent aux origines 28. Cette question des origines prendra chezAndreas-Salom des formes multiples : le retour en Russie lapatrie , la recherche du pre Dieu, ducateur ou mari commeUrvater ( le pre originaire ) , lanalyse de lhomme originaire Urmensch ( lhomme primitif ) , le retour en soi thorie dunarcissisme , enfin, la dcouverte de la psychanalyse limage

    27. Jean Laplanche, Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (1967),Paris, Puf, 2002, p. 157.28. Jean Laplanche, Jean-Baptiste Pontalis, Fantasme originaire, fantasme des ori-gines, origines du fantasme, Paris, Hachette, coll. Littrature , 1985, p. 67.

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    paternelle de Freud. Elle est de lordre du fantasme puisquelle estlie la vie psychique de ltre humain et son droulement dans letemps, depuis la vie intra-utrine. Le prfixe Ur alerte le lecteuret se dfinit alors, selon Lina Balestrire, comme le moyen pourFreud d laborer un rapport originel de la psych au temps, demme quun rapport du temps la psych, temps transindividuel de lhistoire de lhumanit 29. Mais laspiration au tout, lunit, lorigine unique, reprsente pour Freud, une tentation mystique 30. Il sen ouvre Andreas-Salom dans une lettre du 30 juillet 1915 :

    Chaque fois que je lis une de vos lettres si pertinentes, jemtonne de lart que vous possdez daller au-del de ce qui est dit,de complter et de faire converger le tout. Je ressens rarement un telbesoin de synthse. Lunit de ce monde mapparat comme allantde soi, ne mritant pas dtre mentionne. Ce qui mintresse, cestla sparation et l organisation de ce qui, autrement, se perdraitdans une bouillie originaire 31.

    Freud juge ncessaire la perte de lorigine normale , du fait dela prsence de celui qui diffrencie, spare et organise lexistence dessiens, quils soient les membres dune famille ou dune tribu : le pre(Urvater) 32. Les deux qutes, originelle et paternelle, sont, enrevanche, indissociables chez sa disciple. Il est tonnant de consta-ter le discours avant-gardiste quelle tient en 1894 dans lessai Dela bte au dieu .

    lorigine de lhumanit, lanimal-totem appartient la ralitpsychique de la tribu, effraye devant le pouvoir des dmons et desbtes sauvages ; de plus, la relation rattachant les tres et les forces dela nature ne vaut pas la relation de consanguinit avec le dieu tribal,laeul dans lequel Freud voit, vingt ans plus tard, le pre primitif.Lou Andreas-Salom considre que la pit et lamour dont jouis-sait laeul renfermaient sans doute le plus intime du sentiment reli-gieux dont lhomme tait capable ; et il fut impossible, mme lareligion parvenue au plus haut degr de culture, de dpasser cette

    29. Lina Balestrire, Freud et la question des origines, Paris-Bruxelles, De BoeckUniversit, 1998, p. 119.30. Cest lopinion de nombreux critiques, de L. Balestrire galement, ibid., p. 155.31. Lettre de Freud Lou Andreas-Salom le 30 juillet 1915, in L. Andreas-Salom, Correspondance avec Sigmund Freud, op. cit., p. 43-44.32. Voir L. Balestrire, Freud et la question des origines, op. cit., p. 156.

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    relation pre-enfant 33. Le totem serait-il finalement le substitut dupre ? Andreas-Salom pose la question, Freud y rpondra en 1912-1913 dans Totem et tabou. Pour cet ouvrage, celui-ci emprunte lathorie volutionniste de Darwin et Haeckel, entre autres, le prin-cipe de la horde. Louvrage est lorigine des dbats entre psy-chanalystes et anthropologues ; il hrite du pass philosophique dun sicle qui trouve dsormais dautres repres dans ltude psy-chanalytique de lhomme. Andreas-Salom qui sinspira, en 1894,des mmes sources que Freud 34, voque seulement linstauration dutotmisme dans la perspective de la relation existant entre ltrehumain et lanimal, afin de vnrer laeul de la tribu. En illustrantainsi les thmes de lanimal-totem et de la naissance du dieu,Andreas-Salom crit indirectement les prmisses du roman freu-dien des origines. Sa dfinition de la nature de lhomme sappuiesur des fondements onto- et phylogntiques : les premiers signes devie sont dabord ceux de chaque tre dans son individualit lors-quil prend conscience de son existence. Jamais Andreas-Salomnenvisage ltre humain sans le situer dans son rapport aveclhumanit en gnral. Selon une double perspective, ltre humainest concevoir en fonction du destin de ses semblables depuis lori-gine de la vie.

    Linterprtation de la notion dorigine est, chez Andreas-Salom,la marque dune indpendance de pense certaine. Loin du morcel-lement schopenhaurien de lexistence, la menace de vivre isolsvanouit car lhomme, dont lidentit brise peut tre reconstitue,cherche les moyens pour accder la totalit de la vie et de la nature.La recherche du pre participe de la qute du moi originel. Cethme, li au sentiment religieux, montre combien Andreas-Salomhrite de la tradition philosophique sans que cela forme un obstacle linterprtation analytique de lhomme. Largumentation connatun tournant lorsquelle part en 1912 Vienne, rencontrer les pion-niers de la psychanalyse.

    33. Lou Andreas-Salom, De la bte au Dieu. Du totmisme chez les premiersSmites (1894), in Cration de Dieu. Essais sur la religion, trad. de A. Baudart, Paris,Maren Sell, 1991, p. 44-45.34. William Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites, dimbourg,Adam ans Charles Black, 1889. Lou Andreas-Salom avance et ordonne les argu-ments de faon identique celle de Freud dans le chapitre 4 de Totem et tabou. Laconcidence est troublante.

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    Un possible retour lorigine

    Le thme de la totalit peut laisser croire une certaine margina-lit de la pense de Lou Andreas-Salom. La runion de la ralitspirituelle et de la vie corporelle est un enjeu que ltre humain doitremporter pour saccomplir. En vue de cet panouissement, lexp-rience rotique et esthtique le guide vers la communion avec luni-vers afin de rparer le traumatisme de la naissance.

    Dans les annes 1880-1890 en Allemagne, dans un climat depessimisme et de dcadence, vivre avait le sens de ce qui est acquis parlexprience. Lhymne nietzschen la vie, symbole de haute puis-sance, devient ensuite un hymne lexprience et llan vitallorsque la sociologie avec Georg Simmel, les sciences de lesprit avecWilhelm Dilthey, la phnomnologie de Max Scheler ou HenriBergson revisitent les fondements de la philosophie de la vie, deve-nue un autre axe de la question anthropologique. Lou Andreas-Salom les lit quand elle ne les rencontre pas, et place son tourlhumain au centre dun nouvel esthtisme : l exprience de lacration, rvlatrice de la structure psychique de lcrivain, une nou-velle forme dindividualisme permettant une meilleure adquationavec lunivers, le travail de la mmoire sont les principales caract-ristiques de la Lebensphilosophie post-nietzschenne. Les disciplinessavrent plus complmentaires encore lorsquen 1910, elle rdigelessai Lrotisme pour la revue la Socit qui a, sa tte, le philo-sophe de laltrit Martin Buber, prdcesseur dEmmanuel Lvinas.

    La mdiation de l Eros

    La pense de Lou Andreas-Salom sur lrotisme repose sur loppo-sition de lme et du corps. Depuis le discours biologisant tenu en1899 dans Lhumanit de la femme 35 jusqu lessai Du typefminin (1914), le corps est dfini comme le mdiateur de lesprit.

    Il est dabord cette nouvelle altrit que le sujet ne sait comment aborder : celui-ci a limpression que cette prsence le spare de

    35. La rflexion de Lou Andreas-Salom est lcho des thories scientifiques etpositivistes de lpoque : elle tudie La vie amoureuse dans la nature (1898) de W. Blsche, lembryologie de C. Darwin et H. Spencer, ainsi que les lments dezoologie (1876) du professeur viennois danatomie compare, Carl Claus. Elle exposeles diffrents aspects du principe fminin (biologique, corporel, spirituel, sexuel,social), annonant ainsi les crits des annes freudiennes.

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    son partenaire, que leur union spirituelle svanouit soudain souslemprise dune nouvelle force. Les Mmoires expriment cette idefondamentale, prs de quarante annes aprs les Rflexions sur leproblme de lamour (1900) : Quand notre esprit et notre mesont engags dans lamour, nous pouvons tre victimes de ltrangeillusion de planer, dlivrs du corps, dtre comme unis au-del delui 36. Le sujet ne se sent plus domin par le pouvoir de laconscience. Le corps est la fois linstance unifiante et clate .Ses limites, qui cernaient la prsence de lindividu dans lunivers,sont abolies. Lunion spirituelle donne au sujet la force de transgres-ser les frontires de son tre : il part la rencontre de lautre dontltranget lattire car elle reprsente la grandeur dun univers prt tre conquis. Mais la prsence de ltre aim qui avait dclench la passion, perd de son importance. Lou Andreas-Salom le dfinitalors comme une occasion : il acquiert un rle rducteur danslunion physique. Le sujet vit davantage lunion des corps commelexprience dun retour au moi originel. Les limites de son proprecorps disparaissent pour laisser lme senivrer dune motion sup-rieure dont il ne matrise plus la puissance : ce qui pourrait tre leplaisir rotique devient chez Andreas-Salom lentre la plus pro-fonde en soi . Elle conoit aussi que la relation rotique puisse treune chimre car ce bonheur de la totalit retrouve dans lacte sexuelest illusoire. Mais lorsque le sujet recouvre cet tat de flicit, cest un enfant quil ressemble alors, et il est en effet redevenu enfant,dans cette galit originelle du corps et de lesprit 37. Il cre alors denouveau le moi des origines. Si lamour de lautre conduit auxretrouvailles avec le moi profond, lamour de soi devient invitable.

    Tandis que Freud en fait, en 1914, le fondement du narcis-sisme , Lou Andreas-Salom accorde ce concept une doubleorientation, apportant ainsi un largissement la thorie freudienne.Le narcissisme correspond linvestissement de la libido sur le moi.Il contribue aussi, chez la disciple de Freud, revivre la beaut et leconfort universels de ce stade prcdant la naissance, soit lorigine.Ltre incarnant la meilleure mdiation dans ce retour soi est, dansla tradition goethenne et nietzschenne, la femme. Linterprtationpsychanalytique dAndreas-Salom fait date puisquelle prcde les

    36. Lou Andreas-Salom, Ma vie, op. cit., p. 33.37. Lou Andreas-Salom, Rflexions sur le problme de lamour (1900), in Eros,op. cit., p. 54.

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    confrences de Freud sur La sexualit fminine (1931) et La fminit(1932). Si les scientifiques du XIXe sicle tablissaient une diffrencedes sexes partir de lanatomie, la dcouverte de la bisexualit inh-rente chaque tre met en place de nouveaux critres dinvestigationdu psychisme fminin. Lternel fminin des philosophes aura chezAndreas-Salom dabord la valeur dun principe fminin , syno-nyme dhumanit, porte-parole de la vie originelle, que la Mre et laVierge incarnent essentiellement. La femme devient ensuite, faceau partenaire masculin, l autre dont elle tente de dgager lastructure psychique 38 et la vie pulsionnelle. Au sein mme delanalyse clinique, Andreas-Salom maintient que la femme, tredou de bonheur, assure la profondeur de la vie et son renouvel-lement. Sa qute dunit est lcho dun narcissisme salutaire pourlhumanit puisquelle est troitement lie lunivers.

    Lme devenant la psych, le symptme remplaant le symbole,llvation esthtique tant nomme la sublimation, Lou Andreas-Salom prsente, dans ses crits des annes 1900, les mdiateurs deltre humain vers lorigine. Le crateur reflte cette mme qute. tre artiste, ce nest quune faon dtre humain 39 : pareil lafemme, lenfant, il est cet tre indiffrenci qui peroit la vie dansson immdiatet. Le plaisir de la cration est li la vie : seul lecrateur sait que son uvre est le moyen de restaurer lunit. Ceprincipe participe de la reconstitution du moi, dune esthtiqueabsolue et exigeante. De la mme faon, ltre pieux a recours limaginaire afin de retrouver la voie des origines : lenfant, sem-blable lhomme primitif, cre son dieu 40, instance mdiatrice entreltre humain et son entourage. LEros, lart et la religion commeremdes lidentit morcele de lhomme moderne ne peuvent luttercependant contre la rgression dont il est menac chaque instant.

    Les essais analytiques sur la femme, la sexualit et la religionconfirment ce que Lou Andreas-Salom avait appris au cours de sonchange avec Nietzsche : toute prsence de vie nest pas synonyme

    38. Lou Andreas-Salom, Du type fminin (1914), in Lamour du narcissisme.Textes psychanalytiques, trad. dI. Hildenbrand, Paris, Gallimard, 1980, p. 76.39. Lou Andreas-Salom, Grundformen der Kunst. Eine psychologie Studie ,Pan, 4 (1898-1899), p. 182 n.t.40. Andreas-Salom est fidle la thse de Nietzsche : Lhomme est le meurtrierde Dieu . Seule la mort de Dieu lui permet de vivre et de crer ses propres valeurs.Il se rfugie dans un imaginaire palliant labsence de religion. La connaissancecomble aussi ce vide, au prix dy laisser la vie, pourvu que la vrit soit mise au jour.

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  • dhumanit. Il faut apprendre tre humain, et surtout le rester. Unefois civilis, lindividu vit labandon de sa nature primitive commeune chance. Mais le processus volutionniste lui impose aussi deslimites : ne pas pouvoir laisser libre cours sa vie pulsionnelle. Il estfrein dans sa progression vers un stade civilis voire cultiv, et sesent oblig de refouler sa part danimalit. La perte de sa libert aucontact de la civilisation le prdestine seffondrer. Le dsquilibreissu de cet chec est aboli au cours de lanalyse, espace o lexpres-sion des symptmes nvrotiques marque leffort de ltre maladepour reconqurir son identit fracture grce la verbalisation desmaux pathologiques (talking cure).

    Dans luvre de Lou Andreas-Salom, ltude de la structurepsychique marque la note finale inattendue dune pense aux fon-dements religieux et psychologisants. De lme la psych, il fallaittrouver le moyen dentrer dans larrire-plan du conscient. En choaux concepts de la mtapsychologie freudienne, Andreas-Salomsoumet Freud en 1915 le plan dune tude consacre lincons-cient : UBW (ICS). Trois parties dcrivent son rle dans la psy-chanalyse, sur les plans pratique et thorique, en tant quepsychosexualit dabord, puis dans les divers domaines de lart, de laphilosophie et de la religion. Le thme de linconscient rsonne dansson uvre, malgr le scepticisme de Freud, comme un cho sacroyance en une unit originelle : le discours clinique, contrairementaux thories cognitives, rend intelligible le processus du re-devenirhumain par le retour linconscient, tat semblable celui qui aprcd le chaos originaire.

    La contribution de Lou Andreas-Salom au dbat anthropolo-gique du tournant du sicle est dabord la marque dune adhsionprudente, voire partielle aux motifs de la philosophie de la vie carAndreas-Salom remanie les paradigmes psychologisants et religieuxissus de la critique nietzschenne de la modernit. Les antcdentsmtapsychologiques de la psychanalyse freudienne montrent ensuitecombien son parcours dessayiste, de critique, de biographe et deromancire formait une prparation inestimable au discours cliniquesur lhumain, o limaginaire garde toutefois une place de choix : leretour au moi profond, thme fdrateur, participe dune apologie dela vie. Andreas-Salom met son regard danalyste et sa sensibilitdcrivain au service dune meilleure comprhension de la naturehumaine et de ses paradoxes.

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