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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie Paris – janvier 2013 – N°77 Une publication de IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris www.ipc-paris.fr ISSN 2267-0823 Résumé Bien qu’entré dans le domaine du grand public, le TDK souffre d’un certain manque de précision dans la définition des rôles. Le grand apport de Karpman a été de montrer la tripolarité des relations corrompues entre les personnes : l’opposition du Bourreau et de la Victime appelle l’intervention du Sauveur. Cependant, les rôles ne sont pas figés, mais permutables. En examinant le fait qu’un acte est bon s’il est librement voulu en vue d’un bien, et en faisant de la liberté la clé d’interprétation, on aboutit au dédoublement de chaque rôle, selon qu’il est ou non causé par la violence. De plus, le nœud du TDK étant les relations marquées par le mal, il faudrait aussi ajouter un quatrième pôle, qui tente de réduire le Bourreau. Ces distinctions permettent de trouver une issue à des rôles trop stéréotypés et enfermant, en donnant la possibilité d’un discernement libérateur. Pascal Ide, prêtre, docteur en médecine, philosophie et théologie, chef de bureau à la Congrégation pour l’éducation catholique, est l’auteur de très nombreux ouvrages. Pour citer cet article : Pascal Ide, « Le triangle dramatique de Karpman : une interprétation philosophique », Cahiers de l’IPC 77, janvier 2013, p. 101-159. Le triangle dramatique de Karpman : une interprétation philosophique de Pascal Ide

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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie

Paris – janvier 2013 – N°77

Une publication de

IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris

www.ipc-paris.fr

ISSN 2267-0823

Résumé Bien qu’entré dans le domaine du grand public, le TDK souffre d’un certain manque de précision dans la définition des rôles. Le grand apport de Karpman a été de montrer la tripolarité des relations corrompues entre les personnes : l’opposition du Bourreau et de la Victime appelle l’intervention du Sauveur. Cependant, les rôles ne sont pas figés, mais permutables. En examinant le fait qu’un acte est bon s’il est librement voulu en vue d’un bien, et en faisant de la liberté la clé d’interprétation, on aboutit au dédoublement de chaque rôle, selon qu’il est ou non causé par la violence. De plus, le nœud du TDK étant les relations marquées par le mal, il faudrait aussi ajouter un quatrième pôle, qui tente de réduire le Bourreau. Ces distinctions permettent de trouver une issue à des rôles trop stéréotypés et enfermant, en donnant la possibilité d’un discernement libérateur.

Pascal Ide, prêtre, docteur en médecine, philosophie et théologie, chef de bureau à la Congrégation pour l’éducation catholique, est l’auteur de très nombreux ouvrages.

Pour citer cet article : Pascal Ide, « Le triangle dramatique de Karpman : une interprétation philosophique », Cahiers de l’IPC 77, janvier 2013, p. 101-159.

Le triangle dramatique de Karpman : une interprétation philosophique

de Pascal Ide

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Le triangle dramatique de Karpman : une interprétation philosophique

« Malheureux ceux qui font leur propre malheur1 ».

Le triangle dramatique de Karpman (désormais désigné par son acrostiche : TDK) porte le nom de son concepteur, Stephen B. Karpman, qui est disciple d’Éric Berne, l’inventeur de l’analyse transactionnelle2. Longtemps connu surtout des psychothérapeutes en thérapies brèves et des personnes en charge des ressources humaines ou du développement personnel, il est aujourd’hui largement passé dans le grand public. Très opératoire, l’instrument se prête à de multiples développements, par exemple dans le domaine à la mode et important de la manipulation3. Selon Karpman lui-même, il y a !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Is 3,11 (trad. liturgique). 2 Stephen Karpman l’a d’abord décrit dans le cadre de l’analyse transactionnelle, dans l’article suivant : « Fairy tales and script drama analysis », Transactional analysis Bulletin, 7 (1968), n° 26, p. 39-43. Il a été traduit : « Contes de fées et analyse dramatique du scénario », et publié dans Actualités en Analyse Transactionnelle, n° 9 (1972), p. 7-11 et dans Classique en Analyse Transactionnelle, n° 2 (1972), p. 68-72. Pour la bibliographie exhaustive de Karpman, voir Pierre AGNESE et Jérôme LEFEUVRE, Déjouer les pièges de la mauvaise foi et de la manipulation à coup sûr avec le triangle de Karpman, Paris, InterEditions, 2010, p. 177-179. 3 Outre l’ouvrage cité à la note précédente, voir, entre autres, Christel PETITCOLLIN, Victime, Bourreau ou sauveur. Comment sortir du piège ?, Bernex, Jouvence, 2006 ; Bernard RAQUIN, Sortir du triangle dramatique. Ni persécuteur, ni Victime, ni Sauveteur, coll. « Pratiques » n° 134, Bernex, Jouvence, 2007.

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déjà sept ans, en 2006, plus de quinze mille sites Internet étaient consacrés au triangle dramatique4.

Malgré cette diffusion toujours plus ample et l’indéniable performance de l’outil, la clarté de la distinction des trois pôles – Bourreau ou Persécuteur5, Victime, Sauveteur – n’est qu’apparente, les lois d’usage – notamment la circulation des rôles – sont problématiques et les illustrations fournies souvent peu éclairantes6. Par exemple, loin de fournir une définition, les développements consacrés au Bourreau offrent le plus souvent une description : de l’aspect physique7, de paroles clés8, du

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!4 Cette observation lui donna envie de regrouper tous les articles qu’il avait déjà écrits et de rédiger un ouvrage. Pour l’instant, il renvoie à son site : www.karpmandramatriangle.com. Pour la bibliographie exhaustive de Karpman, voir Pierre AGNESE et Jérôme LEFEUVRE, Déjouer les pièges de la mauvaise foi et de la manipulation à coup sûr avec le triangle de Karpman, Paris, InterEditions, 2010, p. 177-179. 5 Certains parlent aussi d’Accusateur. J’utilise ces termes dans un sens équivalent. 6 Tel est le cas de l’illustration fournie par Vincent LENHARDT, L’analyse transactionnelle. Pour un mieux-être du corps et de l’âme, Paris, Retz, coll. « La psychologie dynamique », 1980, p. 86. Un jeune couple part en vacances en voiture, lui conduisant, elle tenant la carte. Lui (P) : « Fais un peu attention quand tu regardes la carte et que tu me donnes les indications ». Elle (V) : « Mais ce n’est pas de ma faute, c’est très mal indiqué ». L’auteur interprète la remarque de l’homme comme celle d’un Persécuteur et la réponse de la jeune femme comme celle d’une Victime. Or, cette réponse peut aussi bien constituer un constat objectif, neutre, qu’une justification Victimaire, potentiellement porteuse de violence. 7 « Il a souvent les bras croisés et le menton rentré, les sourcils froncés, le regard par-dessus les lunettes. Sa voix est critique, indignée, tranchante ou méprisante » (Marie-Laure DURAND-UBERTI, « Persécuteur, sauveur, Victime, Quel est votre rôle ? », http://www.psychologies.com/article.cfm/article/5743/persecuteur-sauveur-Victime-quel-est-votre-role?id=5743&page=1). 8 Le site http://www.mental-health-today.com/articles/drama.htm distingue les trois rôles selon leur parole clé : le Persécuteur accuse : « Tout est de ta faute » (« It’s All Your Fault »), alors que la Victime se lamente : « Pauvre de moi » (« Poor Me ») et que le Sauveur susurre : « Laisse-moi t’aider » (« Let Me Help You »). Sur le site http://www.lepasdecote.org/rubrique.php3?id_rubrique=21, il est dit que le

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comportement9. De même, si, habituellement, la nature du Sauveteur est clairement stabilisée, il arrive toutefois que règne un certain vague : sur un même site, sa définition peut hésiter entre l’effet (« Il essaie d’aider, mais n’est pas efficace, car son but inconscient est d’entretenir la Victime dans son rôle pour rester dans le sien et obtenir de la reconnaissance ») et l’essence même du Sauveteur (« Je suis Sauveteur quand j’aide quelqu’un qui n’a rien demandé10 »). Dernier exemple : les traits du Persécuteur empruntent parfois à ceux de la Victime : « Un Bourreau : critique et dévalorisant, blessant et cruel, menaçant voire violent, et surtout en overdose d’une frustration qu’il cherche à évacuer sur… une Victime innocente, bien sûr11 ».

Nous verrons que ce manque de précision vient de ce que, bien que d’abord à visée pratique, le TDK pose des questions théoriques. De plus, développé en sciences humaines, il soulève des difficultés en philosophie ; or, jusqu’à plus ample informé,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Persécuteur fait appel à des paroles comme : « j’aurai ta peau » ou « tu ne perds rien pour attendre ». 9 Sur le site http://blogosapiens.typepad.com/isabelle_de_penfentenyo/2005/11/triangle_de_kar.html, le Persécuteur est caractérisé à partir de la réponse positive à trois questions portant sur autant de comportements : « Avez-vous déjà souhaité casser la figure de quelqu’un, ou êtes-vous carrément passé à l’acte ? Vous êtes-vous déjà rebiffé contre une personne qui refusait votre aide ? Avez-vous déjà répondu à une injustice par une autre injustice ? ». Sur le site http://www.aventurecoaching.com/triangle.htm, le Persécuteur est présenté comme celui qui « fait des reproches aux autres, sous la forme de « piques », par en dessous ou en ridiculisant la personne… ». Sur le site http://spiritualites.free.fr/psychologies/at.htm, le Persécuteur apparaît comme « celui qui établit ou applique des règles strictes afin de prendre les autres en faute pour prouver qu’il vaut mieux que les autres ». 10 http://www.lepasdecote.org/rubrique.php3?id_rubrique=21 11 Présentation du livre de C. PETITCOLLIN, Victime, bourreau ou sauveur : comment sortir du piège ? sur le site des éditions Jouvences : http://www.editions-Jouvence.com/fr/ouvrages/fiche.cfm?ouvrage=K1684&theme=Psychologie%20pratique

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celle-ci ne s’est pas encore penchée sur ce précieux outil. Cet article souhaiterait réparer cet oubli.

Après avoir proposé une brève présentation cinématographique (1), nous exposerons notre réinterprétation du TDK en sa forme interpersonnelle (2), et sous trois autres formes (3). Puis nous questionnerons l’exhaustivité des trois pôles (4). Enfin, nous évoquerons quelques principes de sortie de cette triangulation infernale (5).

1) Présentation

Les termes de Bourreau, Victime et Sauveteur désignent non des personnes mais les comportements ou les rôles adoptés par des personnes dans un type donné d’interaction (ce que la psychologie appelle « jeu » depuis Éric Berne).

La dénomination de ces trois rôles est suffisamment transparente, en première instance, pour rendre superflue une définition ou description. Nous proposons une illustration cinématographique empruntée à la Palme d’Or du Festival de Cannes 1996, Secrets et mensonges12.

À l’âge de dix-sept ans, Cynthia (Brenda Blethyn) a eu une fille, Hortense, d’un homme de couleur qui l’a ensuite abandonnée. Depuis elle s’est mariée et a eu une autre enfant, Roxanne. Très culpabilisée, elle a caché l’événement à toute sa famille, y compris à son époux, et vit donc dans la dissimulation (d’où le titre du film). Nous retrouvons Cynthia avec Roxanne, dehors, dans leur minuscule jardin (de sorte que tout le monde peut entendre les paroles échangées). La mère est assise dans un

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!12 Drame britannique de Mike LEIGH, 1996.

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fauteuil de jardin ; la fille, assise à côté, lit le journal, ou plutôt essaie de le lire. Le ton ne cessera de monter pour atteindre un niveau d’exaspération extrême chez la fille.

Pour analyser cette scène13, nous plaçons dans une première colonne la retranscription du dialogue, comme le fait un script de scénario ou une pièce de théâtre, dans une deuxième, la posture prise par les deux protagonistes féminins selon la distribution proposée par le TDK et, dans une troisième, un bref commentaire explicatif. Nous vous conseillons de procéder en trois temps. Lisez d’abord le seul dialogue. Puis, même si nous n’avons pas encore défini ces trois rôles (le sens intuitif suffit ici), interrogez-vous sur la posture prise par Cynthia et Roxanne : se situent-elles en Bourreau, en Victime, ou en Sauveteur ? En effet, la violence verbale de plus en plus insupportable des échanges s’explique par le choix (inconscient) d’un de ces trois rôles. Enfin, vous pouvez comparer avec notre proposition.

Dialogue Posture dans le TDK

Commentaire

MERE. – Ton copain, tu le vois pas ce soir ?

Bourreau Tout commence par cette demande apparemment anodine et informative, et réellement intrusive. En effet, la suite montrera qu’elle est dictée par une

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!13 La scène se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

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curiosité intrusive, qu’elle comporte un double message, et que Cynthia cherche déjà à se positionner en Sauveteuse.

FILLE. – J’ai l’intention de me coucher tôt.

MERE. – Tiens-moi compagnie.

Victime Exigeant et non pas demandant de l’aide, le contenu est victimaire. Mais le ton l’est encore davantage. De fait, dans tout l’échange (et presque tout le film), Cynthia adopte cette tonalité plaintive. Si elle joue le rôle de la Sauveteuse avec Roxanne, à cause de la potentielle similitude de situation, sa posture de fond est beaucoup plus celle de Victime face aux hommes qui sont tous des Bourreaux.

FILLE. – J’ai la Victime Plutôt que de dire

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gueule de bois. « non », la fille se justifie en se plaignant.

MERE. – Tu devrais rester plus souvent à la maison.

Sauveteuse La mère donne un conseil que sa fille ne lui a pas demandé. Il pourrait de plus contenir un reproche, d’autant que Cynthia tend à être Victime, mais la suite montre qu’elle cherche plutôt à protéger Roxanne.

FILLE, silencieuse. Bourreau Même les silences, associés au non-verbal, sont éloquents.

MERE. – Tu fais attention avec le garçon, hein, ma chérie ?

Sauveteuse Inconsciemment, Cynthia fait appel à l’interjection « ma chérie », quand elle devient interventionniste. Cette parole ajoute un double bind14 : la gentillesse

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!14 Littéralement : « double lien ». Il s’agit d’une catégorie technique introduite par un penseur de Palo-Alto, Gregory Bateson, qui désigne une double injonction contradictoire. Ici, la mère dit à la fois « je t’aime » (« chérie ») et « je ne t’aime pas » (je te contrains en t’obligeant à faire ce que je veux et non ce que tu veux). C’est l’un des mécanismes les plus violents d’enfermement de l’autre, et l’une des armes favorites des manipulateurs.

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apparente de la demande cache en fait une secrète accusation. De plus, nous sommes encore face à un double message. Le message apparent est « Reste avec moi » et le message réel « Tu ne fais pas attention avec les garçons ».

FILLE. – Comment ça ?

Bourreau

MERE. – Oui, tu prends tes précautions ?

Sauveteuse S’inquiétant pour Roxanne, la mère semble attentionnée. Ce serait oublier le point essentiel : sa fille ne lui a rien demandé. La posture Sauveteuse se présente donc maintenant à visage découvert.

FILLE, silencieuse. Bourreau

MERE. – Tu vas dire que ça ne me regarde pas. Mais,

Sauveteuse

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chérie, tu prends la pilule ?

FILLE. – T’as raison. Ça te regarde pas.

Bourreau L’intrusion Sauveteuse commence à produire son fruit néfaste, quoique non obligatoire : Roxanne répond à l’invasion par l’accusation. L’attitude de rejet se radicalisera de plus en plus.

MERE. – Pourquoi tu l’emmènes pas chez nous ?

Bourreau La mère change soudain de posture, accusant secrètement sa fille de ne pas présenter le garçon. Elle pourrait ainsi poursuivre sur lui son jeu de contrôle.

FILLE. – Lâche-moi.

Bourreau

MERE. – J’aimerais que tu me le présentes. Je ne saurais même pas que c’est lui si je l’avais en face de moi.

Bourreau

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FILLE. – Ne compte pas sur moi là-dessus.

Bourreau

MERE. – Ne le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous pareils.

Sauveteuse On notera à nouveau la parole « ma chérie ». La gentillesse inattendue de la formule, en décalage avec le contenu, redouble la violence de l’intrusion par celle de la manipulation. Dans la suite de l’échange, où le ton ne cesser de monter, la mère, en Sauveteuse, multiplie les propositions de moyens pour éviter une grossesse et la fille, en Persécutrice, multiplie les demandes de « changer de disque ». Jusqu’au moment où, folle de rage, Roxanne fuit le « jardin » pour trouver refuge dans sa chambre.

FILLE, très agacée et menaçante. –

Bourreau

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Maman !

MERE. – J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ?

Sauveteuse

FILLE. – Mêle- toi de ce qui te regarde.

Bourreau

MERE. – Des fois, ça fuit, il faut faire attention.

Sauveteuse

FILLE. – T’es jalouse, c’est ça ?

La fille regarde maintenant sa mère en face, mais celle-ci fuit son regard direct, insupportable d’accusation.

Bourreau

MERE. – Où il est ce soir, d’abord ?

Bourreau La demande est intrusive

FILLE. – J’en sais rien.

Bourreau

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MERE. – Il doit être en train de s’en taper une autre dans un coin. Moi, c’est comme cela que je t’ai eue. J’avais plus de pilule. T’as qu’à te faire poser un stérilet.

Sauveteuse et Victime

On voit réapparaître, derrière le désir d’aider sa fille contre son gré, la problématique fondamentale par laquelle Cynthia se déresponsabilise face à l’agression des hommes assimilés à des prédateurs sexuels.

FILLE. – Change de disque.

Bourreau

MERE. – Tu prends rendez-vous avec le Dr. MacCollins et, après, tu n’y penses plus.

Sauveteuse

FILLE. – Parle moins fort.

Bourreau

MERE. – J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du

Sauveteuse L’absence totale d’écoute de la fille, tant en ce qu’elle dit que dans son attitude de plus en plus colérique, montre combien un Bourreau sommeille en

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talc. C’est pas difficile.

La fille, folle de rage, plie son journal, se lève, quitte le jardin, entre dans la maison et part dans sa chambre.

tout Sauveteur (et ici, il est frappé d’insomnie !)

MERE, désemparée. – Mais où tu vas ?

Bourreau

FILLE. – J’en ai marre de t’entendre.

Bourreau

MERE, faisant irruption dans la chambre de sa fille. – Ma chérie ! Roxanne, si je te dis cela, c’est pour ton bien.

Sauveteuse Telle est la justification qu’avance toujours le Sauveteur. Mais il oublie que le bien à respecter, c’est justement la liberté de l’autre. D’ailleurs, Cynthia nie en acte ce qu’elle affirme en parole et son acte est de haute portée réelle et symbolique : elle pénètre sans autorisation

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le lieu d’intimité par excellence qu’est la chambre de sa fille.

L’échange qui va suivre l’attestera tout en portant la relation à un paroxysme de violence.

FILLE. – Laisse-moi tranquille !

Bourreau

MERE. – Je suis ta mère, enfin.

Sauveteuse et Bourreau

FILLE. – Sors de ma chambre !

Bourreau

MERE. – C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperai.

Sauveteuse

FILLE. – Je tomberai pas enceinte.

Bourreau

MERE. – Je lâcherai mon boulot.

Sauveteuse

FILLE. – Ça te Bourreau

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regarde pas, enfin !

MERE. – Si, ça me regarde ! Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non !

Bourreau L’agressivité inattendue de la réponse de Cynthia démasque, jusque dans sa parole, la Persécutrice qui sommeille toujours dans la Sauveteuse.

FILLE, Se dressant brusquement, en rage. – Fais chier !

Bourreau

MERE, qui cherche à embrasser sa fille et la retient par le bras. – Pardon, chérie.

Victime

FILLE, rejetant brutalement sa mère. – Va te faire foutre ! J’te déteste, pauvre conne !

La porte claque. Le corps secoué de pleurs, la mère est allongée sur le lit

Bourreau Roxanne utilise son petit ami plus qu’elle ne se donne à lui, dans une fièvre des corps qui cherche à exorciser l’insupportable intrusion de la parole maternelle et à se venger d’elle en congédiant toute prudence et en

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de sa fille. L’image d’après, on aperçoit Roxanne se donnant à son petit ami.

accomplissant le contraire même de ce que la parole haïe l’incitait à faire « pour son bien ». De son côté, achevant le processus de confusion incestuelle, Cynthia s’abat, le corps secoué de pleurs, sur le lit de sa fille15.

Sans aucun didactisme, Mike Leigh offre un cas d’école : un régal pour la psychologie, un enfer pour les protagonistes ! De cette première analyse, on peut tirer différents constats sur les relations entre les trois rôles identifiés par le TDK.

1. Ils sont complémentaires : une attitude appelle l’autre (sans que cette corrélation soit nécessaire). Le comportement Sauveteur de Cynthia incite fortement Roxanne à se défendre de manière violente, donc à adopter une attitude de Persécuteur.

2. Ils sont permutables. Cette propriété dynamique est une conséquence du premier trait. Les sujets ne demeurent pas figés dans une posture. C’est ainsi que Cynthia occupe successivement les trois pôles du triangle dramatique.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!15 On l’a compris, la thématique de ses disputes tourne autour de l’angoisse de l’enfant non désiré ; et son scénario de Sauveteuse ne fait que répéter la culpabilité de sa grossesse inattendue et du secret de famille. « J’ai tellement honte. Je ne peux plus vous regarder », dit-elle, lorsqu’elle rencontre Hortense.

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3. Enfin, même si les acteurs réels du TDK ne sont jamais figés et spécialisés en une posture, ils présentent souvent un tropisme pour une entrée favorite. De plus, les mêmes personnes jouent souvent les mêmes rôles avec le même type de partenaire, de sorte qu’ils aboutissent aux mêmes configurations relationnelles. Cynthia entre préférentiellement en relation avec Roxanne dans le registre du sauvetage. Cette répétition quasi compulsive engendre certaines gratifications, mais se fonde aussi sur certaines croyances fondamentales sur soi, sur les autres et sur la vie.

2) Interprétation

a) Point de départ : le mal

Le TDK fait partie des jeux guidant inconsciemment et involontairement les échanges entre les personnes, tels que l’analyse transactionnelle les a définis et individués. Mais qu’est-ce qui constitue le propre de son scénario ?

J’émettrai l’hypothèse suivante : le mal est la clé de lecture qui permet de rendre compte du TDK. Il en éclaire la logique interne et en résout les apories.

J’entends « mal » au sens le plus général du terme. Sa connotation est encore aujourd’hui si légaliste, si pénale ou si moralisante, qu’il pourrait être utile de revenir à la compréhension qu’en ont donné les plus grands philosophes grecs (autant Socrate ou Platon qu’Aristote ou Plotin) : le mal est la privation d’un bien16. Sans entrer dans le détail, disons que

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!16 Sur cette doctrine très classique, voir Charles JOURNET, Le mal. Essai théologique, Paris, DDB, 1961, rééd. : Saint-Maurice, Éditions Saint- Augustin, 1988.!

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le terme « bien » s’entend, comme pour nous, de ce qui fait du bien, de ce qui me fait du bien, mais présente aussi une dimension objective, universelle. Aujourd’hui, au terme trop connoté de « mal », on préfère celui de « violence » – ce qui est tout à fait acceptable à condition de lui accorder toute l’extension nécessaire.

Quoi qu’il en soit de ces précisions, le TDK rend compte des jeux entre personnes. Par conséquent, le mal dont il traite altère – voire corrompt – le bien de la relation à l’autre, il touche l’intégrité du lien. Dans la grammaire de la violence, on dira que les différents rôles décrits par le triangle se mettent en place lorsqu’un homme fait violence à un autre homme.

b) Distinction des trois pôles

À partir du mal ou de la violence se dessinent les trois pôles du TDK. C’est ici qu’interviennent ce que j’estime être les deux grandes découvertes de Karpman.

La première d’entre elles est la tripolarité du TDK. De prime abord, les jeux concernant le mal convoquent deux types d’acteur : celui qui le commet (ou Bourreau), celui qui le subit (ou Victime). Mais le psychologue américain montre que cette description est insuffisante et qu’un troisième type de rôle se met constamment en place : ce que nous allons appeler le Sauveur.

Le Bourreau – ou Persécuteur – constitue l’attitude du sujet qui commet un mal à l’encontre d’un autre. Il est la source de ce préjudice. Précisons aussitôt un point essentiel : pour pouvoir parler de Persécuteur, la violence commise doit être injuste, c’est-à-dire être irrespectueuse de l’autre, ou sortir du cadre légal de la contrainte. Bien que l’hôtesse de l’air qui oblige

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à mettre une ceinture de sécurité au décollage ou à l’atterrissage limite l’usage de la liberté, elle agit dans un cadre légitime et au moins toléré par le passager. Voilà pourquoi on ne peut dire qu’elle soit un Bourreau. En revanche, elle le deviendrait si elle l’obligeait à garder cette ceinture après l’arrêt de l’appareil ou en plein vol alors qu’il n’y a pas de turbulences. Nous reviendrons sur cette question plus loin.

Or à l’activité répond la passivité. Le mal n’est commis d’un côté par un agent que parce qu’il est subi de l’autre par un patient (du latin, patior, « je subis »). Au Bourreau correspond donc nécessairement une Victime. Ces deux rôles sont corrélatifs, car ils décrivent des comportements essentiellement relationnels qui s’appellent l’un l’autre : pas de Victime sans Bourreau, et vice versa. La Victime se définit donc par le fait qu’elle subit la violence infligée par un Persécuteur.

Enfin, le mal subi appelle la présence d’un troisième type de comportement cherchant à le soulager, voire à lui porter remède. Et c’est ce rôle qu’adopte le Sauveur. En effet, le mal est par définition ce qui fait violence, ce qui n’est pas supportable. Celui qui en pâtit cherche donc à en être délivré. Mais l’observation de Karpman, me semble-t-il, va plus loin. Dans la dialectique de maîtrise et servitude que nous évoquerons plus loin, celui qui est asservi trouve en lui les ressources pour dépasser sa posture d’aliénation. Mais est-ce toujours le cas ? Surtout, c’est manquer un fait majeur de l’expérience humaine : face à l’injustice, à la souffrance ou à la misère, des personnes se proposent d’elles-mêmes d’apporter de l’aide. Par exemple, la théorie de la résilience, popularisée en France par Boris Cyrulnik, a montré que les résilients trouvent sur leur chemin

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des « tuteurs » qui gratuitement prennent soin d’eux17. Ce constat en dit long non seulement sur la présence en l’homme qui, si faible soit-il, demeure bon (affectivement et effectivement) vis-à-vis de la souffrance d’autrui, mais aussi sur la forme que prend cette bonté : la serviabilité, qui est l’un des actes du don de soi.

Par conséquent, les trois pôles du triangle se distinguent selon les trois types de relation qu’il est possible d’adopter vis-à-vis du mal : le commettre, le subir ou le guérir. Il est désormais possible de proposer une définition claire des trois pôles du TDK :

- le Bourreau est le rôle de celui qui commet un mal injuste ;

- la Victime est le rôle de celui qui subit un mal injuste (commis par un Bourreau) ;

- le Sauveur est le rôle de celui qui répare un mal injuste (subi par une Victime).

La distinction de ces trois postures est exhaustive, car elles épuisent les différentes attitudes vis-à-vis de la violence.

c) Dédoublement des pôles

Cette explication suscite deux problèmes. Les postures de Victime et de Sauveur sont non-violentes, alors que celle de Bourreau introduit un mal injuste. Dès lors, pourquoi parler d’un triangle dramatique, comme si les trois pôles présentaient un dysfonctionnement ? Ainsi, le film de Sydney Pollack,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!17 Voir par exemple, Boris CYRULNIK, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001.

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L’interprète (2005), met en scène un triangle non dramatique où, face au Bourreau qu’est un chef d’État africain, se rencontrent la Victime, Silvia Broome (Nicole Kidman) et le Sauveur, l’agent fédéral Tobin Keller (Sean Penn), chargé de sa protection. Or, si le Bourreau s’avère effectivement responsable d’un génocide, Silvia n’adopte jamais la posture que nous allons qualifier de Victimaire, puisque, en devenant interprète à l’ONU, elle choisit « les mots et la compassion » comme alternative aux armes ; même lorsque ses certitudes vacillent face au tyran désarmé, elle ne cesse d’assumer ses responsabilités et consent à payer en quittant les États-Unis. De même, lorsqu’il la suspecte d’être impliquée dans la conspiration, Tobin n’entre pas dans ce que nous allons appeler le Sauveteur, qui est la figure pervertie de l’aide.

Voire, et c’est la deuxième difficulté, certaines situations n’incitent-elles pas fortement (sans toutefois jamais y obliger) l’un des partenaires à adopter un comportement de Bourreau ? Nous avons ainsi observé que Cynthia induisait une attitude persécutrice chez Roxanne ; sans même voir la scène, la seule lecture du dialogue suffit souvent à susciter chez le lecteur une colère contre cette mère intrusive.

À côté de la triangulation du mal, le TDK se fonde sur (et modélise) une autre observation, passionnante et inédite : un dédoublement des pôles.

1’) Dédoublement du pôle Victime

La Victime n’a pas toujours l’innocence de l’agneau de la fable, et peut elle-même devenir maléfique (au sens étymologique : « ce[lui] qui fait du mal »). Elle entre dans le cercle vicieux de la violence de trois manières.

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Elle peut d’abord répondre au mal subi en commettant elle-même un mal. Il est bien entendu légitime que la Victime se défende ; c’est même un signe de mésestime de soi – voire d’autodestruction masochiste – que de se laisser piétiner par un agresseur sans réagir. En se défendant, en repoussant l’agresseur, la Victime peut avoir besoin d’employer la force. C’est par exemple souvent la seule manière de s’opposer à un viol. Pour autant, une telle attitude ne s’identifie pas nécessairement à de la violence. À partir de quel moment l’agressivité défensive devient-elle violence ? Autrement dit, quand la Victime se transforme-t-elle en Persécuteur ? Lorsque la réponse est démesurée vis-à-vis de l’agression : elle cesse d’être une défense pour devenir une attaque. Dans une scène du drame de Martin Scorcese, Casino (1995), Nicky Santoro (Joe Pesci) défend son ami d’enfance, Ace Rothstein (Robert de Niro), injustement agressé verbalement par un homme, dans un bar ; cependant, après avoir repoussé l’agresseur et l’avoir mis hors d’état de nuire, Nicky continue à le frapper avec une violence insoutenable : sa riposte est totalement démesurée. Il en est de même lorsque Roxanne insulte sa mère au lieu de se taire ou de détourner la conversation ou, idéalement, de passer en position « méta », afin d’interroger le besoin qui sous-tend sa demande lancinante. On doit donc distinguer deux réactions de la Victime face au tort qu’elle subit : l’une qui est légitime et reste dans le cadre de l’attitude de la Victime et l’autre qui, dans son excès, la fait sortir de son rôle et la transforme en Persécuteur. Là s’amorce le TDK initié par le Bourreau.

Toutefois, en devenant Bourreau, la Victime s’identifie à son agresseur ; il n’y a donc pas création d’un nouveau pôle. Dès lors, il n’y a pas triangle, ni même dipôle Victime-

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Bourreau. Il n’existe plus qu’un seul rôle se distribuant alternativement selon les deux protagonistes. Ce qu’il faut bien comprendre, et que Karpman a vu avec tant d’acuité, c’est que, devenue monopolaire, la relation s’appauvrit considérablement ou dégénère dans une escalade de violence, d’abord verbale puis, probablement, gestuelle, pour se terminer, dans le pire des scénarios, par la mise hors-jeu physique, voire l’élimination d’un des protagonistes.

La violence peut venir se lover au cœur même de l’attitude de la Victime – ainsi que du Sauveur, comme le montrera le paragraphe suivant – et en pervertir l’essence d’une autre manière : lorsqu’elle profite du préjudice subi pour exiger d’autrui un secours qui lui serait dû. Son innocence affichée aurait comme pendant une universelle culpabilité : s’il ne veut pas redoubler le préjudice commis par le Bourreau, l’autre doit désormais endosser le costume du Sauveur ; il a contracté à son insu une dette à l’égard de l’innocent. En réalité, l’attitude de Victime se présente le plus souvent avec moins de radicalité : le sujet se contente de sommer son entourage de l’aider au nom, d’un côté de son incapacité à pouvoir se sortir seule de sa difficulté, et de l’autre des moyens (en temps, compétences, argent, etc.) dont disposent ceux qui sont censés la sauver. La violence naît donc de ce que la Victime se refuse à sa liberté et projette sur l’autre la responsabilité non pas du mal, mais de sa solution.

Enfin, il n’est pas rare que la Victime se contente d’arborer sa souffrance sans en rien chercher d’issues et surtout en refusant systématiquement celles qui lui sont offertes. Elle répète avec Gavroche la lamentation des plaintifs : « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire. Le nez dans le ruisseau,

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c’est la faute à… [Rousseau]18 ». Ici encore, la violence est bien présente, même si elle se réduit à faire d’autrui le témoin impuissant de cette souffrance prétendument insoluble et de le saturer de lamentations répétitives19.

La Victime peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui impose – au lieu de proposer – à autrui d’être aidée. Sa parole scénarique favorite « Vois comme je souffre et il n’y a que toi qui puisses me secourir » occulte une double liberté : celle d’autrui dont on exige l’aide ; et d’abord la sienne propre comme acteur responsable de sa sortie de la souffrance.

Ce propos suscite de multiples objections. N’est-il pas normal d’aider autrui ? Plus encore, n’est-ce pas un devoir dans le cadre de certaines relations comme l’amitié et, a fortiori, le couple (« devoir de support mutuel ») ? Enfin, n’est-ce pas non plus une obligation d’empêcher quelqu’un de se faire du mal, par exemple de s’opposer à une personne qui se suicide (au point que l’attitude contraire, la non-assistance d’une personne en danger, soit pénalement punie) ?

Il est impossible de répondre de manière complète à ces difficultés et, encore plus, d’entrer dans le détail de la casuistique qu’appellent les exemples. Je me contenterai de rappeler une règle éthique essentielle, d’où découleront quatre autres.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!$%!Victor HUGO, Les misérables. Tome V. Livre I, chap. 15.!

$"!Pour approfondir, voir Christophe ANDRE, Vivre heureux. Psychologie du bonheur,

Paris, Odile Jacob, 2003, p. 241, qui propose six critères pour distinguer ce qu’il appelle la « plainte adaptée » de la « plainte toxique », tout en les réorganisant et en les enrichissant en relation avec le TDK.!

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1. Tout adulte présumé sain d’esprit est totalement responsable de son bonheur.

2. Première conséquence : nul n’est cause du bonheur d’une personne adulte psychiquement saine.

3. Deuxième conséquence : tout adulte présumé sain d’esprit est totalement responsable de son malheur.

4. Troisième conséquence : nul ne peut intervenir pour empêcher l’adulte présumé sain d’esprit de se faire du mal – sauf si cet acte touche un tiers.

5. Quatrième conséquence : le service, le soin rendu à autrui ne peut jamais s’imposer, il ne peut que se proposer.

Ces lois se fondent sur la distinction suivante. L’acte humain présente deux pôles : un objet vers lequel elle tend comme son but, et une source qui lui permet de tendre vers cet objet, à savoir la liberté, qui est la capacité active à se déterminer20. Un acte n’est bon que si la finalité poursuivie est humanisante et que s’il est librement choisi. L’amour en offre l’exemple le plus patent : quoi de plus désirable que d’être aimé par quelqu’un ? Quoi de plus détestable que d’apprendre que l’amour de l’autre est commandé ? Or, les résistances qui !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!&'! Sur cette distinction, voir Pascal IDE, Des ressources pour guérir. Comprendre et

évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, p. 397-399. Elle se rapproche, sans s’y superposer, d’un autre dipôle structurant l’acte libre : l’ordre d’exercice et l’ordre de spécification, autrement dit la modalité et l’objet. Je peux décider de sortir de chez moi ou non (ordre d’exercice), puis de me rendre à pied à la mairie ou au théâtre (ordre de spécification). Voir THOMAS D’AQUIN, De malo, q. 6, c., ainsi que l’article très suggestif de Jean-Miguel GARRIGUES, « La personne humaine dans sa réalité intégrale selon saint Thomas », in COLL., Thomistes ou de l’actualité de saint Thomas d’Aquin, Paris, Parole et Silence, coll. « Sagesse et cultures », 2003, p. 99-111.!

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s’élèvent aux énoncés ci-dessus viennent d’une minimisation de la liberté, donc du second pôle, au profit du bien poursuivi, donc du premier pôle, ou, plus souvent, de la subordination de la liberté au bien qui est en jeu. Ce principe (l’évaluation d’un acte se mesure non seulement au bien, mais à la liberté) est si important qu’il s’applique en de nombreux autres domaines, par exemple la pédagogie : interdire (énoncer la loi morale) ne doit jamais se confondre avec empêcher (entraver physiquement l’accomplissement de l’acte, pourtant si fréquent) ; la punition qui fait intervenir cette contrainte, pour légitime qu’elle soit21, doit être retardée le plus possible, afin que le bien à choisir ou le mal à éviter soient choisis du fond du cœur.

2’) Dédoublement du pôle Sauveur

De prime abord, le Sauveur est indemne du soupçon d’un mal commis (le Bourreau) ou d’un mal subi (la Victime) qui serait récupéré et transformé en revendication. En réalité, il peut, lui aussi, entrer dans le processus maléfique. Nous avons vu que la Victime se métamorphosait en son contraire lorsqu’elle pesait sur la liberté d’autrui pour qu’il devienne son objet comblant (du moins vis-à-vis du soulagement du mal). Symétriquement, un Sauveteur fait violence lorsqu’il profite de la souffrance ou du besoin de la Victime (qu’il a une capacité singulière à détecter) pour apporter le remède à l’autre, que l’autre le veuille ou non. Sa parole scénarique favorite : « C’est pour ton bien » (d’ailleurs prononcée par Cynthia) occulte un autre bien fondamental de la Victime : la liberté.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!&$!Pour une évaluation de certaines propositions non-violentes, voir Pascal IDE, Des

ressources pour guérir, op. cit., p. 331-334.!

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Le Sauveur peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui impose – au lieu de proposer – à autrui son aide22.

3’) Dédoublement du pôle Bourreau

Alors que la Victime et le Sauveur sont toujours valorisés, le Bourreau représente, tout au contraire, la figure honnie. De même que le TDK invite à sortir de l’attitude ingénue qui innocente spontanément les deux premiers rôles, de même conduit-il à convertir notre regard sur l’attitude prétendument exécrable et universellement condamnable du Bourreau. Redisons-le, le comportement de Cynthia pousse (sans jamais obliger) sa fille à l’agresser et donc à devenir Persécutrice.

1. Le Bourreau présente d’abord un sens général ou générique : il désigne toute attitude qui commet le mal, qui fait violence à autrui. Selon ce premier sens, le Sauveur et la Victime se présentent comme des Bourreaux. En effet, ils font irruption sans autorisation ni consentement sur le territoire de l’autre. Toutefois, cette violence se présente différemment : à l’état pur, si l’on peut dire, chez le Persécuteur ; mêlé à un état douloureux chez la Victime (à condition que sa souffrance ne soit pas fantasmée, donc inventée) ou à un désir généreux chez le Sauveur.

2. Le Bourreau présente ensuite des sens particuliers ou circonscrits, selon les déclinaisons du mal commis au sein d’une relation entre des personnes. Ce mal peut être ou illégitime ou légitime.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!&&!Une description très fine et très détaillée est proposée par l’ennéagramme (voir

Pascal IDE, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999). Précisément, le Sauveteur et le Sauveur sont les deux faces, compulsive et intégrée, du deuxième des neuf types.!

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Soit le mal est injuste, autrement dit fait violence. Reprenant la distinction faite ci-dessus entre l’objet et la source, entre finalité et liberté, cette agression se présente sous deux formes. Elle fait violence soit en son objet qui est mauvais, soit en sa modalité, parce qu’elle contraint (alors que l’objet, lui, peut être bon). Me moquer de quelqu’un, m’emporter (colère démesurée), faire une queue de poisson, me venger, sont des exemples du premier type de violence. Employer le chantage pour que son enfant rende service, prendre le bras de quelqu’un pour l’obliger à rester assis, parce que ce n’est pas à lui de se lever, sont des exemples du second type de violence.

Le Bourreau peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui violente l’autre, le plus souvent en réponse à une agression.

Soit, dans certains cas, le mal est légitime. Le Bourreau se définit comme celui qui fait violence à la liberté de l’autre. Or, cette contrainte s’exerce parfois dans un cadre juste, soit que la personne ne soit pas encore capable d’exercer de manière totalement responsable sa liberté (l’enfant), soit qu’elle en suspende l’exercice par sa défaillance (le délinquant jugé tel par l’autorité légitime), soit qu’elle adhère de manière consciente et consentie à une loi qui contraint sa liberté (par exemple l’obéissance religieuse). À l’exemple de l’hôtesse de l’air commandant d’attacher sa ceinture, on peut ajouter de manière non limitative : le parent qui force son enfant à prendre un médicament dont il n’aime pas le goût, un juge qui fait emprisonner un délinquant, un gendarme qui oblige un automobiliste à s’arrêter, contraignent la liberté mais dans un cadre défini par le droit.

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À l’instar des deux premiers jeux, nous sommes donc conduits à dédoubler le rôle du Bourreau : celui qui commet une violence injuste et celui qui a le droit d’exercer une contrainte légitime, c’est-à-dire dans le cadre défini par la loi morale naturelle et la loi civile.

d) Six noms pour trois pôles

Le TDK emploie seulement trois termes. Puisque le mot exprime l’idée qui elle-même tente de dire la réalité, ne serait-il pas souhaitable de faire appel à des termes différents pour distinguer les attitudes, violente et non-violente, de la Victime et du Sauveur ? Je ferai trois propositions.

Ne pourrait-on pas d’abord profiter de la présence d’un flottement dans le vocabulaire français ? En effet, l’on parle indifféremment de Sauveur ou de Sauveteur ; or, quand il ne désigne pas une profession ou un diplôme, le second présente une nuance un peu plus péjorative.

Ensuite, ne peut-on créer un doublon de Victime à partir de l’épithète Victimaire ? L’inconvénient de substantiver un adjectif est compensé par l’avantage d’un sens clairement négatif.

Enfin, je dois avouer mon embarras pour trouver deux termes distinguant les deux figures, juste et injuste, de Bourreau. Faute de mieux, je propose de désigner le second par le vocable de Punisseur, puisque la punition est un acte qui appartient aux compétences du juge. L’inconvénient de cette solution est de réduire le rôle du juste Bourreau.

Nous distinguons donc Victime (attitude non-violente) et Victimaire (attitude violente), Sauveur (attitude non-violente)

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et Sauveteur (attitude violente), Punisseur (violence juste) et Bourreau (violence injuste)23. Complétant les trois définitions exposées ci-dessus, les trois nouveaux pôles et rôles peuvent se définir ainsi :

- Le Sauveteur est le rôle joué par celui qui veut apporter une aide sans prendre en compte la liberté de la Victime.

- Le Victimaire est le rôle joué par celui qui veut que l’autre lui apporte une aide (donc devienne son Sauveur) sans prendre en compte la liberté de cet autre.

- Le Bourreau (ou Persécuteur) est le rôle joué par celui qui fait violence à l’autre et donc le transforme en Victime.

Faisant appel à une représentation non plus narrative, mais visuelle, le tableau suivant présente en miroir les trois couples de postures, positives et négatives.

Le dédoublement du triangle de

Karpman

Attitude de celui qui fait

le mal

Attitude de celui qui subit

le mal

Attitude de celui qui soigne le

mal

Pôle non-violent (juste)

Punisseur Victime Sauveur

Pôle violent Bourreau Victimaire Sauveteur

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!23 Me fondant sur ce qui fut dit ci-dessus sur le sens générique de Bourreau, on pourrait proposer les équations suivantes : Victimaire = Victime + Bourreau ; Sauveteur = Sauveur + Bourreau.

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e) La permutation

Il demeure une dernière question : la dynamique, c’est-à-dire la permutation des rôles. Les raisons psychologiques de cette circularité sont bien connues et ont été souvent étudiées. Elles sont liées, en plein, aux gratifications multiples dues à ces postures et, en creux, à l’évitement d’assumer ses responsabilités et d’éprouver les souffrances, parfois très archaïques, qui ont conduit à adopter ces scénarios pourtant si onéreux.

Je ne ferai que deux remarques, s’inscrivant dans le prolongement de l’interprétation du TDK qui a été proposée ci-dessus.

La première porte sur l’ordre entre les rôles. Puisque le TDK traite des dysfonctionnements relationnels introduits par un mal injuste, il commence avec le Persécuteur et continue avec les comportements du Victimaire et du Sauveteur qui entretiennent et même amplifient le processus de déshumanisation, d’aliénation. Il convient donc de hiérarchiser les trois pôles : chronologiquement et logiquement, la figure du Persécuteur est première.

La seconde concerne la raison d’être du TDK. Elle sera approfondie avec l’objection ci-dessous au sujet de la liberté. Nous l’avons déjà évoqué à propos de l’introduction de la Victime à côté du Persécuteur : l’indéfinité, l’extension de la relation (l’on peut s’épuiser une vie entière à tourner entre les trois pôles), vient du potentiel de renouvellement (et de gratification) lié à la multiplication des postures et à leurs combinaisons. Une conséquence en est que la durée d’une relation violente est proportionnelle à la richesse de ses pôles. Les possibilités langagières s’accroissent aussi, évitant le passage

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à l’acte, mais aussi la crise résolutoire qui vient de la prise de conscience. De ce point de vue, la présence d’un troisième rôle contribue beaucoup au potentiel de pérennisation de la relation.

Mais il faudra se rappeler la leçon de l’identification Victime-Bourreau : la violence est au fond sans durée, car elle ne peut engendrer de l’inédit et de l’histoire ; donc, même d’extension indéfinie, la durée de la violence mise en scène dans le TDK n’est que le masque d’une pauvreté qui se ramasse dans un point – qui est aussi un poing. Le triangle introduit donc dans ce que les Grecs appelaient l’ « indéfini » (l’apéiron, étymologiquement « sans-limite ») et Hegel, le « mauvais infini ».

f) Objection relative à la centralité du mal

Ces explications suscitent des difficultés, portant sur chacun des deux concepts clés proposés pour expliquer le TDK, respectivement le mal et la liberté.

La première concerne le mal. Nous faisons du mal la clé herméneutique du TDK, la motivation centrale des rôles en connexion toxique. Or, l’homme n’agit jamais qu’en vue d’un bien, si narcissique soit-il : toute action vise une fin et le mal comme tel est privation, ainsi que nous l’avons rappelé. Par conséquent, le triangle n’est pas adéquatement interprété à partir du mal.

Je répondrai qu’assurément, les différents acteurs du TDK sont mus par la recherche d’un bien. Plus encore, ils sont en quête de deux grands biens, sinon les deux plus grands : du côté du Sauveteur, accomplir le bien – autrement dit aimer – ; du côté de la Victime, recevoir le bien – autrement dit être

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aimé24. Quant au Bourreau, il faut distinguer entre le Bourreau subi et le Bourreau voulu : il me semble que l’intention qui préside à l’agir du premier ne relève pas de l’amour, mais du besoin de respect ou de justice ; les motivations du second, en revanche, sont celles des manipulateurs, voire des pervers narcissiques, c’est-à-dire la recherche démesurée d’amour de soi conduisant à la dévoration totale de l’autre et de l’entourage. Il est d’ailleurs possible de tirer de cette brève analyse une conséquence sur la porte d’entrée plus probable dans le TDK : les besoins d’aimer et d’être aimé étant les plus radicaux, cette entrée se rencontrerait donc plus souvent chez les Victimaires et les Sauveteurs – à bénéfice de vérification par des études statistiques. Quoi qu’il en soit, les trois rôles sont donc habités par la quête du bien.

Mais ces biens sont apparents. En effet, le libre arbitre est notre bien fondamental, celui sans lequel aucun acte bon proprement humain25 ne peut être accompli. Or chacun des trois rôles mutile l’un des acteurs de sa liberté : la sienne propre pour la Victime, l’autre protagoniste pour le Sauveteur, les deux pour le Bourreau (étant offusqué de la sienne, il confisque celle de l’autre). Le bien apparent des jeux décrits par le TDK dissimule une malice réelle. Comme le TDK a pour but de décrypter les mécanismes des interactions entre personnes, il est

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!24 Ces biens ne prétendent pas être exhaustifs, c’est-à-dire rendre compte de tous les aspects des comportements disgraciés ici analysés. En effet, la nature humaine, surtout blessée et fautive, jouit d’être plainte, donc de la passivité du Victimaire (la deuxième objection y reviendra), et d’être active dans le pôle-rôle de Sauveteur. 25 Ce qu’à la suite d’Aristote saint Thomas appelle « acte humain », actus humanus, par opposition à « l’acte de l’homme », actus hominis (voir Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 1, a. 1).

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donc dénommé à partir du mal, c’est-à-dire du drame, et non des motivations bonnes avancées par les acteurs.

g) Objection relative à la centralité de la liberté

La deuxième difficulté porte sur l’autre pôle explicatif, la liberté. Les Lumières, traduisant une conviction présente à l’intime de chaque personne, ont souligné que l’homme est avant tout un être de liberté et que toute aliénation est un renoncement à notre humanité. Pourtant, selon le TDK, le mécanisme fondamental du jeu Victimaire se concentre dans l’abandon de notre libre responsabilité. En termes concrets, comment l’homme, si épris d’autonomie, peut-il trouver quelque jouissance à céder sa liberté à autre que lui, à devenir ce que Sartre appelle un « salaud26 » ?

Cette objection – qui vaut principalement pour le pôle Victimaire, mais retentit sur les deux autres – introduit dans un mystère que la raison seule ne semble pas apte à éclairer. En effet, l’explication psychologique butte : quels que soient les bénéfices secondaires à se complaire dans la posture Victimaire ou les gratifications à subir le rôle de Bourreau, le sacrifice n’est-il tout de même pas disproportionné ?

1. Une première explication ne réside-t-elle pas dans la fameuse dialectique du maître et de l’esclave développée par le

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!26 Selon Jean-Paul Sartre, le « salaud » est une catégorie philosophique. Il fait partie des hommes de « mauvaise foi ». Deux sont les catégories des personnes qui se refusent à assumer leur responsabilité et à s’engager : « Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai salauds » (L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 71).

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philosophe allemand Hegel27 ? À l’instar de celle-ci, le triangle se présente comme une clé de lecture des relations aussi bien interpersonnelles que sociales ; il ne décrit pas les individus mais les fonctions ou les figures (voilà pourquoi il est préférable de parler de dialectique de maîtrise et de servitude) ; il prend en compte la violence inhérente aux rapports humains – en l’occurrence l’aliénation en mode direct, sous mode de mal imposé (le Bourreau) ou indirect, sous couvert du bien dont est exigé l’accomplissement (le Victimaire) ou la réception (le Sauveteur) – ; enfin, et voici le point que nous souhaitions particulièrement souligner, il révèle, à côté de la reconnaissance qu’il est possible de tirer de la domination, la gratification qu’offre la confiscation de sa propre liberté. Le maître ne gagne pas d’abord parce qu’il est plus fort, mais parce qu’il est prêt à placer sa liberté au-dessus d’autres biens comme sa vie, alors que l’esclave tient le raisonnement de celui qui cède aux trois tentations, notamment à la seconde : « Ma sécurité, celle des miens, est plus importante que le sacrifice de ma vie. Sauver ma vie, celle de mes proches, vaut bien que j’abandonne ma liberté ». Ce faisant, il ignore qu’il perd ce qui fait la valeur, le sens et la dignité même de la vie28. C’est ce que révèlera le second moment de la dialectique. Le philosophe allemand offre donc une explication de cette paradoxale immolation de la liberté pour des biens ontologiquement subordonnés. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!27 Georg-Wilhelm Friedrich HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1941, tome 1, p. 155-166. Nous préférerons cette traduction, quoique ancienne. Voir également, entre beaucoup, l’excellent exposé de Guy PLANTY-BONJOUR, Le projet hégélien, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1993, p. 79-84. 28 Pour une illustration historique de cette explication, voir Gaston FESSARD, Le Mystère de la Société. Recherches sur le sens de l’histoire, texte établi par M. Sales et T. Castillo, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997, p. 161-165.

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La dialectique hégélienne se déploie en deux temps : le premier, qui vient d’être rappelé, conduit à la victoire du maître sur celui qui préfère sa vie à la dignité de la liberté, le second au retournement, donc à la victoire de l’esclave sur son Bourreau, grâce à la fécondité du travail, lui-même créateur d’histoire et de socialisation. Or, autant l’aliénation de la liberté est d’une fréquence inquiétante, autant la libération du joug du maître est rare. Tel est l’apport spécifique de l’analyse de Karpman. Le processus ne refuse pas la lecture des évolutions historiques, il explique pourquoi prévalent surtout les stériles compulsions de répétition. C’est donc par fidélité au réel que Karpman s’arrête au premier temps de la dialectique maîtrise-servitude. En revanche, en modélisant le second temps, Hegel offre une voie de sortie de la compulsion victimaire (mais non de l’attitude du Bourreau). Les deux descriptions, celle de Karpman et celle de Hegel, se complètent donc sans se contredire : le premier, adoptant la description des mécanismes psychologiques, conduit à la désespérance ; le second, épousant une visée réaliste mais aussi idéale, en sort. Cette interprétation conduit ainsi à distinguer deux plans – réel et idéal –, donc à montrer que l’homme est double – misérable et digne –, ce qu’il nous faut maintenant interroger29.

2. Une nouvelle strate herméneutique est celle que décrit la légende du Grand Inquisiteur30. D’un mot, rappelons que le

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!29 Ajoutons qu’en intégrant la perversion de l’issue (le Sauveur transformé en Sauveteur), donc en triangulant la relation, Karpman a permis de sortir d’une saisie seulement dialectique, donc bipolaire, de la violence et a montré que même l’opérateur de soin-salut pouvait dysfonctionner – et donc requérait discernement et purification. 30 Fedor DOSTOÏEVSKI, « Le Grand Inquisiteur », Les frères Karamazov, trad. H. Mongault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 267-287.

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récit inspiré d’Aliocha Karamazov est une relecture des trois tentations de Jésus au désert faites par l’Antichrist qu’est le Grand Inquisiteur. Or, dans cette réinterprétation, le cœur de la tentation n’est pas d’abord la révolte contre Dieu, mais contre l’homme, précisément sa liberté. En effet, chacune des tentations démoniaques insinue que l’homme gagne à troquer son libre-arbitre contre le bien (prétendument) plus important ou plus urgent – successivement : le pain, la paix, le pouvoir. Par exemple, pour succomber à la deuxième tentation, il suffit de préférer sa sécurité à sa liberté – ce qui est le contenu du slogan des Verts allemands « Mehr Rot als tot », dont l’anglais garde l’assonance : « Better Red than dead ». Nous retrouvons le même diagnostic que celui de Hegel, la typologie élargissante des motivations principales pour lesquelles l’être humain abandonne sa liberté chérie, ainsi que l’inspiration secrète, qui est la révolte démoniaque, en plus, et l’issue humaine hors de la tentation, en moins.

3. Sans faire appel à notre condition postlapsaire, Dostoïevski, par la voix d’Aliocha, et déjà, a minima, Hegel, décrivent, le premier dans la tentation et le second dans cette lutte à mort, un processus qui ne relève pas que de l’essence de l’homme, mais de son état marqué par la défaillance, d’un mot, par le péché originel. Seul l’homme affaibli (mais pas corrompu) par celui-ci, peut en arriver à ainsi considérer comme un bien d’abandonner sa liberté. En élaborant le projet des Pensées, Pascal décrivait ainsi le paradoxe caractéristique de la condition humaine : « Première partie : Misère de l’homme sans Dieu.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Voir également la relecture qu’en donne Henri de LUBAC, Le drame de l’humanisme athée, Paris, Spes, 1945, p. 335-349.

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Seconde partie : Félicité de l’homme avec Dieu31 ». Dans sa misère, l’homme en arrive à préférer telle gratification au bien suprême de sa liberté ; mais dans son aspiration au bonheur, il désire sortir de cette compulsion, sans en trouver en lui les forces. Ainsi s’expliquerait l’universalité du TDK : ce jeu est coextensif de l’humanité blessée par la chute. Plus encore, cette hypothèse éclairerait la fréquence de ce scénario. En effet, aussitôt après la faute, la toute première manière dont l’homme se défend consiste à entrer dans un jeu Victimaire, et même doublement. Adam s’innocente en accusant sa femme et Dieu qui la lui a donnée : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m'a donné du fruit de l'arbre, et j’en ai mangé » (Gn 3, 12). L’attitude de la femme ne rachète pas celle de l’homme, puisque, à son tour, elle se déresponsabilise en accusant le serpent : « C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé » (Gn 3, 13). Plus tard, après avoir assassiné Abel, Caïn fera de même en rétorquant à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). Le triangle serait donc un indice très vraisemblable du péché originel et celui-ci, en retour, en éclaire le paradoxe, l’extension et la fréquence.

h) Conclusion

Revenons d’abord sur les deux originalités de l’observation si fine qu’offre Karpman des relations humaines, à savoir la triangulation induite par le mal et la place centrale de la liberté, afin de souligner un dernier constat.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!31 Pensées, Jacques CHEVALIER (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 1103.

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Le plus souvent, le TDK décrit des relations quotidiennes où, de prime abord, l’enjeu est bon car il y circule des échanges de biens et de services : Victime et Sauveur se distinguent comme recevoir et donner. Mais il en révèle la violence cachée, violence qui naît de la dissociation entre le bien qui est poursuivi et la liberté qui, elle, n’est pas respectée. J’ajoute, à la lumière de ce dernier développement, une question qui, pour être résolue, requerrait une recherche spécifique. Je me demande si le Bourreau que met en scène le TDK ne se caractérise pas par ce trait : faire du mal non pas ouvertement, mais en camouflant le mal commis, à autrui (par la manipulation), mais aussi le plus souvent à soi-même (par l’autojustification). Il rentrerait ainsi dans le cadre de ce que Hannah Arendt appelait, non sans provocation, la banalité du mal32.

3) Critères diagnostiques

Les définitions des trois pôles, tout en étant précises, demeurent générales. Il est utile de les incarner en en proposant une description. Les traits sont autant de signes qui permettent d’opérer un discernement.

a) Le Bourreau

Le tableau suivant synthétise le diagnostic différentiel entre le Bourreau, par définition injuste, et sa figure juste que, faute de mieux, nous avons appelée Punisseur. La réponse à une objection ci-dessous (5.a) offrira un autre tableau qui permettra !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!32 Voir Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin revue par M.-I. Brudny-de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Folio/histoire » n° 32, 1991. Un film allemand de la cinéaste engagée Margarethe von Trotta, Hannah Arendt, vient de mettre en scène, à mon sens admirablement, le cœur de l’ouvrage et l’engagement très cohérent de la philosophe juive.

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de distinguer les deux formes, volontaire et partiellement involontaire, du Bourreau.

Le Bourreau Le Punisseur

L’objet Exerce une violence illégitime

Exerce une contrainte légitime

La source Agit hors la loi, morale et positive

(énoncée par l’autorité

compétente)

Agit en conformité avec la loi et investi

par une autorité légalement reconnue

Le but Cherche son propre bien, voire le

pouvoir

Cherche le bien de l’autre (comme la peine médicinale), du groupe et de la

société

La liberté Agit souvent contraint

(partiellement) par une situation elle-

même violente

Est responsable de la contrainte qu’il

impose

La relation à l’autre

Dans sa violence cherche parfois la

destruction de l’autre

Dans sa violence ne cherche jamais la

destruction de l’autre

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La limite Agit avec une violence parfois

infinie

Agit avec une violence toujours

limitée

L’affectivité Agit souvent avec une colère

démesurée, voire amertume et haine

Agit avec une colère mesurée

Effets Fait entrer dans le TDK

Ne fait pas entrer dans le TDK

b) La Victime

La Victime se caractérise par une plainte adaptée, le Victimaire par une plainte toxique ou lamentation33.

Le Victimaire La Victime

La liberté Plaide toujours non coupable

Assume ses responsabilités

Le but Est tourné sur lui-même, auto-

entretient sa plainte et ne veut surtout

pas de remède

Est en recherche d’une solution

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!33 Je m’aide du développement de Christophe ANDRE (Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 241) qui propose six critères pour distinguer ce

qu’il appelle la plainte adaptée de la plainte toxique, tout en les réorganisant et en les enrichissant en relation avec le TDK).

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La relation à la réalité objective

Généralisante, sa plainte n’est pas adéquate au réel

Circonscrite, sa plainte est fondée sur un fait donné

La relation à l’autre Accuse toujours l’autre (telle

personne, telle institution)

Fait la part des choses entre ses

responsabilités et celles de l’autre

La limite Vit dans une plainte habituelle,

persistante, voire infinie

Vit dans une plainte ponctuelle, limitée

par le remède

La répétition A peine a-t-il épuisé une écoute

compatissante, qu’il en recherche une

autre

Ignore la répétition

Relation avec l’écoutant

Ne prend pas en compte la

disponibilité de l’interlocuteur

Prend en compte la disponibilité de l’interlocuteur

Le climat affectif Vit dans un climat pessimiste et désespéré ; sa noirceur est contagieuse

Vit dans un climat parfois triste, mais traversé par l’espoir (d’une sortie), donc

dynamisant

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Le triangle dramatique de Karpman

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L’effet de l’aide N’est que très temporairement

soulagé d’être écouté ou aidé

Est consolée d’être écoutée et motivée par une solution ; est reconnaissante

pour l’aide

c) Le Sauveteur

Un dernier tableau synoptique permet de comparer les signes caractéristiques du Sauveteur qui impose son aide (donc fait violence) et ceux du Sauveur qui la propose34.

Le Sauveteur Le Sauveur

La liberté Ne respecte pas la liberté de la Victime : en prend soin qu’elle le veuille ou non

Respecte l’autonomie de la Victime, donc attend la demande

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!34 Une description très fine et très détaillée est proposée par l’ennéagramme (cf. Pascal IDE, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999). Précisément, le Sauveteur et le Sauveur sont les

deux faces, compulsive et intégrée, du deuxième des neuf types. Il n’est toutefois pas possible d’établir une corrélation bijective avec d’autres types, même si l’on peut trouver des affinités ou des propensions entre avec tel type et tel rôle du TDK : ainsi, le type 4 est plus porté à la victimisation, le 8 à être Bourreau et le 6 à être Juge (cf. Ibid., Annexe 6). L’absence de correspondance univoque, l’universalité de ces quatre

rôles ainsi que l’origine – qui n’est probablement pas seulement acquise – des types de l’ennéagramme invitent donc à ne faire appel qu’au type 2.

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Relation à la décision contraire

Ne se sent pas libre de ne pas rendre service, si la Victime a besoin

Se sent libre de ne pas rendre service, même si la Victime a besoin

Le temps immédiat

Anticipe la demande d’aide

Attend la demande d’aide

Le temps à long terme

Un jour, enverra la facture et donc se transformera en Victime

Ne met pas l’autre en dette, car son acte est gratuit

Le but Malgré l’apparence, est narcissique (sa motivation est la gratification liée à l’image du Bon Samaritain)

Recherche de manière désintéressée le bien de l’autre

L’estime de soi Existe principalement pour l’autre et peu pour soi

Est doué d’une réelle autonomie

3) Autres formes du TDK

Jusqu’ici nous avons parlé des relations interpersonnelles. De fait, c’est dans ce cadre que cette triade violente se déploie de la manière la plus patente ; c’est aussi dans ce type

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d’échanges qu’elle fut étudiée. Toutefois, il est possible d’étendre le TDK, en quelque sorte en amont, au plan personnel et, en quelque sorte en aval, au plan communautaire ou social. Voire, il n’est pas absurde de l’appliquer aux relations de l’homme à Dieu même.

a) Une forme personnelle

L’on pourrait se demander s’il ne faudrait pas ajouter un pôle à l’interaction systémique décrite par Karpman. En effet, l’expérience montre que l’une des sorties perverses de cette relation est la culpabilité. Lorsque le sujet reconnaît que l’autre n’est pas responsable du mal, a épuisé ses justifications, il n’est pas rare qu’il se retourne contre lui-même et s’accuse. Or cette auto-accusation qu’est la culpabilité peut être tout aussi démesurée que l’accusation persécutrice de l’autre. Le persécuteur devient alors de lui-même le « vampire », selon la formule de Baudelaire35. La fin de L’associé du diable36 met en scène avec brio ce passage toxique : dans un premier temps, Kevin Lomax (Keanu Reeves) accuse violemment John Milton (Al Pacino) de tous ses malheurs ; avec une impressionnante détermination, celui-ci réfute tous les arguments, un par un ; acculé à regarder la vérité sur lui, Lomax s’effondre soudain et s’accuse pitoyablement avec la même inconditionnalité qu’il

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!35 « Je suis de mon cœur le vampire » (Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, Claude Pichois [éd.], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, tome 1, p. 78-79). Il le redira dans sa préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires quand il parlera de « la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse à la fois homicide et suicide, assassin et Bourreau » (Ibid., 1976, tome 2, p. 323). 36 Drame américain de Taylo KACKFORD, 1998.

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accusait Milton (« C’est vrai, tout est de ma faute. J’ai abandonné37 »).

Cette difficulté se propose donc d’ajouter encore un nouveau pôle/rôle au système de Karman : le Coupable. Précisons d’abord que l’attitude du Coupable est à distinguer de l’attitude Victimaire ou plutôt du passage de l’accusation à la plainte Victimaire. En effet, la Victime passe du mal subi par l’autre (« Tu m’as fait mal, donc je t’accuse ») au mal subi par soi (« J’ai mal, donc je me plains »). Dans les deux cas, nous sommes dans le cadre du mal subi, involontaire. Or, dans la culpabilité, nous entrons dans le cadre du mal commis et, au moins du point de vue du Coupable (celui qui, subjectivement, s’estime coupable), commis de manière intentionnelle. Dans la scène décrite ci-dessus, Lomax s’accuse en vérité et justesse, sans se justifier ni s’effondrer ; en revanche, en le manipulant… diaboliquement, Milton (qui est l’incarnation de Satan) l’excuse et le fait entrer dans une attitude Victimaire, trouvant en Dieu le Bourreau tout désigné qui est le responsable indifférent de tous les maux qui l’accablent.

Venons-en au cœur de l’aporie. En fait, la culpabilité intériorise la distinction Coupable-Victime : le moi se clive entre un moi accusateur et un moi accusé convoqué à la barre. Le TDK décrit donc les relations non plus entre des personnes différentes, mais au sein d’un même sujet. De ce fait, il n’est pas nécessaire de prendre en compte un nouveau pôle que serait la culpabilité38. On objectera que le pôle Sauveteur manque. En

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!37 Cet échange se trouve à partir de 1 h. 52 mn. 10 sec. 38 Il est significatif que la psychanalyse, qui centre son intérêt sur les conflits endopsychiques et fait de toute souffrance ressentie une souffrance fantasmée, ait

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réalité, il est aussi intériorisé, par exemple dans les gratifications, parfois compulsives, que la personne culpabilisée emploie pour compenser son autodestruction.

b) Une forme communautaire

La portée du TDK n’est pas seulement interpersonnelle ou intrapersonnelle, elle est aussi sociale, elle peut s’étendre à la conscience d’un groupe, d’une nation entière, voire plus largement encore.

Un coopérant français en Haïti me rapportait la scène suivante qui s’était déroulée dans un quartier de Port-au-Prince. Un pneu de sa voiture crève sur la route. Aussitôt, un Haïtien présent sur le côté de la route propose son aide. Le Français décline poliment cette offre, lui expliquant qu’il connaît bien la voiture et qu’il a l’habitude de changer de roue. Le Haïtien se met alors en colère et commence à l’invectiver : « Ah, vous êtes bien tous les mêmes, vous les Français ! Quand on vous propose de vous aider, vous refusez, ainsi vous ne versez plus un euro pour nous aider. Les Américains, eux, sont bien différents ; eux au moins, ils aident notre pays ».

Il est toujours périlleux de généraliser indûment à partir d’un exemple, même si celui-ci me fut confirmé par d’autres propos, des lectures ou des confidences d’autochtones. Quoi qu’il en soit, la parole épouse le schéma triangulaire de Karpman, étendu à la largeur de plusieurs nations, en l’occurrence : le Victimaire qu’est Haïti ; le Bourreau qu’est la France ; le Sauveteur que sont les États-Unis.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

analysé ces mécanismes d’auto-persécution mais n’ait pas songé à élaborer le modèle systémique du TDK.

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Pour étayer cette hypothèse d’une extension du TDK à des groupes ethniques, des pays, voire à notre monde globalisé, il faudrait faire appel à des concepts sociologiques en vogue comme ceux d’identité collective et d’imaginaire social39, ainsi qu’introduire une lecture anthropologique de la mondialisation40. Relevons seulement l’importance de cette thématique aujourd’hui. Nous nous limiterons au seul jeu du Victimaire41. L’un des mérites de l’œuvre de Pascal Bruckner42

est d’avoir dénoncé l’omniprésence onéreuse de l’attitude victimaire au plan national et international : il a posé ce diagnostic de désamour de soi avec acribie il y a plus d’un quart de siècle, à propos de la relation de la France à son passé colonial ; il l’a ensuite élargi à toute l’Europe occidentale43 ; il affine encore ce jugement dans un livre sur ce qu’il appelle de manière suggestive « le masochisme occidental44 ». D’autres

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!39 Voir Arjun APPADURAI, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. F. Bouillot, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2005 ; Géographie de la colère. La violence à l'âge de la globalisation, même trad. et même éd., 2009. Voir aussi Benedict ANDERSON, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, trad. P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2002. Voir aussi les travaux pionniers de Cornelius CASTORIADIS. 40 Voir Marc ABELES, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2008. 41 Certains imaginaires nationaux sont davantage habités par la posture Sauveteuse, comme les États-Unis d’Amérique. Quant à ceux qui louchent du côté du Bourreau, il suffit de penser à certains des pays du Proche-Orient qui font l’objet d’une surveillance particulière par les Ministères de la Défense… 42 Pascal BRUCKNER, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, coll. « Points Actuels », 1986 ; La tentation de l’innocence, Paris, Bayard, 1997 ; La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006. 43 Voir La tentation de l’innocence, Paris, Bayard, 1997. 44 Voir La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006.

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auteurs, comme l’anthropologue René Girard45, le psychanalyste Jacques Arènes46, et le magistrat, enseignant et chercheur, Denis Salas47, ont montré que la figure Victimaire tend à se généraliser aujourd’hui. Finissons par une remarque de Jacques Gaillard à l’humour revigorant : « Imaginez qu’Œdipe, flanqué de six lawyers d’une excellente firme, demande des dommages et intérêts, une pension et une canne blanche aux autorités grecques pour avoir laissé divaguer des sphinx au bord des routes départementales48 »…

c) Extension à la relation à Dieu

Assurément, le TDK éclaire un certain nombre de relations avec Dieu, soit que l’on fasse de lui la cause par excellence de tous les maux (Bourreau), soit qu’on lui demande d’assurer notre salut en niant notre part de liberté responsable et la prise en compte des médiations créées (Sauveteur)49. De nombreuses anecdotes mettent en jeu cette négation par l’homme, qui donc se cale en posture Victimaire. L’une, connue sous d’autres formes, est racontée dans un film émouvant, The Pursuit of Happyness50. Un petit garçon, Christopher (Jaden Smith), raconte à son papa, Chris Gardner (Will Smith, qui, dans la vie, est le propre père de Jaden) : « Papa, j’ai une !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!45 Il faudrait convoquer toute son œuvre. 46 Jacques ARENES, « Tous Victimes ? », Études, n° 4031-2 (juillet-août 2005), p. 43-52. 47 Denis SALAS, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005. 48 Des psychologues sont sur place, Paris, Éd. des Mille et une Nuits, 2003, p. 151. 49 L’identification de Dieu à la Victime ou plutôt au Victimaire semble plus factice. Quoi qu’il en soit, la conclusion le redira, Jésus n’est en rien Victimaire, mais est la Victime, « l’agneau sans tâche » (1 P 1, 19) immolé pour le salut du monde. 50 À la recherche du bonheur, Drame américain de Gabriele MUCCINO, 2006. La faute d’orthographe présente dans le titre est intentionnelle, comme le film l’explique.

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histoire. Un jour, un Monsieur se noya dans la mer. Et un bateau passe et lui dit : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Un autre bateau passe » ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Il se noya et il arriva au Paradis. Et il dit : ‘Dieu, pourquoi tu ne m’as pas sauvé ?’ Et Dieu lui dit : ‘Je t’ai envoyé deux gros bateaux, imbécile [dummy]51 ».

Indépendamment de son incarnation éventuelle dans une religion comme l’Islam, ou de certaines conceptions protestantes qui minimisent considérablement la liberté de l’homme, cette interprétation théologique se rencontre chez les fidèles catholiques tentés par le providentialisme – le rôle Sauveteur pouvant alors être transféré de Dieu aux paroisses, aux congrégations religieuses, aux communautés nouvelles. Certains prétendus « appels » au sein de ces groupes sont secrètement surdéterminés par une surdemande d’aide, avec toute l’exigence infinie qu’elle comportera tôt ou tard ; et certaines personnes, chargées du discernement de l’appel, flattées de la confiance absolue des mandants et de l’élan enthousiaste les conduisant à s’engager, oublient de prendre en compte cette motivation qui, dans une société insécuritaire comme la nôtre, ne peut que croître et s’acutiser. Toutefois, cette assignation de Dieu dans le jeu du Sauveteur n’a rien à voir avec la mission de Sauveur qui, dans le catholicisme, convoque notre liberté, d’abord au titre du consentement, ensuite au titre de la coopération.

La relecture des relations pathologiques de l’homme avec Dieu grâce au TDK permet d’en comprendre l’évolution

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!51 La scène se déroule entre 53 mn. 55 sec. et 54 mn. 20 sec.

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puisqu’elle suit la circulation des rôles : celui qui fait de Dieu son Sauveteur (et croit ainsi l’honorer en demandant tout à son aide providentielle) se prépare à bientôt en faire son Bourreau quand il constatera que ce Dieu qui n’est qu’une projection anthropomorphique ne peut ni ne veut répondre à ses attentes. Le constat de ce si fréquent renversement dialectique dû à la désillusion est l’une des réfutations les plus pertinentes et pourtant les moins convoquées de l’objection, initiée par Ludwig Feuerbach, amplifiée par Sigmund Freud, selon laquelle Dieu est le Dieu de l’homme, c’est-à-dire la projection infinie de notre toute-puissance et de nos idéaux.

4) Une distinction exhaustive ?

L’exposé qui précède a permis de clarifier un certain nombre d’objections suscitées par le TDK, notamment quant à la définition des rôles. Relevons-en encore une, relative à l’exhaustivité de la distinction. Dans le TDK, Bourreau et Victime s’opposent comme celui qui commet la violence et celui qui la subit. Or, agir et subir, à l’instar du couple donner et recevoir, sont les deux contraires d’un même genre et ne connaissent pas d’intermédiaire. Le pôle Sauveteur semble donc étranger au triangle ou appelle un quatrième pôle qui en soit le symétrique.

Cette difficulté estime que les pôles de Bourreau et de Victime épuisent la relation, au nom de ce que l’un agit et l’autre subit. Cela serait vrai si l’enjeu du triangle résidait dans le bien, c’est-à-dire dans la valeur positive échangée : la relation se résume alors à l’échange entre celui qui donne et celui qui reçoit. Mais ici il s’agit du mal qui est privation et la privation, que signale la souffrance, n’est pas un état durable ni désirable ; elle appelle sa disparition. Donc, la relation n’est complète que

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lorsqu’intervient le troisième pôle : celui qui apporte le remède à cette souffrance. On serait toutefois en droit de se demander si, pour être complète, la relation ne devrait pas intégrer un quatrième rôle. En effet, le Sauveur n’apporte le remède qu’au pôle Victime ; le mal commis par le Persécuteur demeure donc impuni ; si l’on se souvient que le mal est une privation d’intégrité, la relation n’est donc pas achevée tant que le mal commis n’a pas été réduit. Ne faudrait-il pas alors ajouter un nouveau pôle qui s’attaquerait au fauteur de mal, le Bourreau, pour en évaluer et, le cas échéant, écarter l’action néfaste ?

Le carré du mal Le surgissement du mal

La lutte contre le mal

Commettre le mal Persécuteur Juge

Subir le mal Victime Sauveur

Enfin, comme toujours, ce pôle présente son dédoublement perverti, nouvel avatar du Bourreau entendu au sens générique. Je propose que, selon l’usage courant, la figure légitime se dénomme « Juge » et la figure injuste, « Justicier »52. Nous aboutissons ainsi non plus à un triangle, mais à un octogone dramatique.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!52 On objectera peut-être que la violence commise par le Bourreau suscite souvent une réaction de rejet chez la Victime, réaction qui, si elle est mesurée, la constitue justement dans cette posture de Juge – et, si elle est démesurée, la reconduit, ainsi que nous l’avons vu, au Persécuteur. Mais il importe peu que Victime et Juge soient ou non des personnes disparates ; déjà, nous avons vu qu’un même sujet pouvait en même temps endosser la fonction de Persécuteur et de Victime et, successivement, adopter toutes les fonctions ; plus généralement, redisons-le, le TDK établit une distinction non pas entre des individus mais entre des rôles.

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Mais le Juge (et son double perverti qu’est le Justicier) ne se réduit-il pas au Sauveur-Sauveteur ? En effet, tous deux cherchent à sauver la situation. Si les deux attitudes communient dans le désir d’annuler le mal et donc de sortir du caractère dramatique, leur impact diffère : le Sauveur agit sur la Victime qu’il cherche à aider, le Juge agit d’abord sur le Bourreau dont il cherche d’abord à déterminer la responsabilité pour le punir puis réparer le tort commis. En termes rigoureux, leur finalité ultime est identique, mais pas leur objectif prochain.

5) Sortie du TDK

Le fait de distinguer Sauveur et Sauveteur, Victime et Victimaire – ainsi que les deux autres couples complétant le TDK : Punisseur et Bourreau, Juge et Justicier – permet de ne pas diaboliser les postures. Le risque des étiquettes est l’abstraction. Nécessaire à la compréhension, celle-ci nie, lorsqu’elle est absolutisée, la richesse du concret, toujours plus grande que toute catégorisation53. Ces distinctions permettent aussi d’indiquer une issue à celui qui adopte telle posture. Conjurant le double risque opposé du déni et de l’auto-accusation destructrice, elles peuvent l’aider à discerner au sein de son attitude le bien qu’il poursuit (par exemple, porter ou demander de l’aide) du mal qu’il commet (par exemple, aliéner la liberté d’autrui et la sienne propre). De même, le dédoublement des rôles de Victime, Sauveur, Bourreau et Juge ouvre un chemin de désamorçage de la violence – souvent chronique et désespérante. En prenant conscience de la confusion, en opérant, dans la chair de son existence, la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!53 Ce phénomène de sélection est bien connu de la Sémantique Générale développée par Alfred KORZYBSKI.

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distinction entre le geignement du Victimaire et la parole de la Victime, entre l’intrusion Sauveteuse et la demande du Sauveur, entre la violence du Bourreau et la contrainte juste du Punisseur, entre l’autojustification du Justicier et la légitimité du Juge, la personne accueille ce qui, dans ses postures, révèle sa souffrance et requiert un réajustement, voire une véritable métamorphose.

Il n’existe pas un chemin, une méthode pour sortir du TDK et ainsi conjurer ses effets pervers. Parfois, la personne fait appel ponctuellement à ce jeu (toujours au sens de l’analyse transactionnelle). Alors la prise de conscience du mécanisme, sa description, éclaire et suffit à faire changer d’attitude. Parfois (et j’oserai dire beaucoup plus souvent), celui qui pratique le Triangle est un joueur chronique, ancien, compulsif et, de surcroît, inconscient de ses mécanismes. Plus précisément, de nombreuses personnes repèrent la paille du mécanisme dans le comportement de l’autre, mais ne voient pas la poutre de leur auto-aliénation. Certes, elles en souffrent et s’en plaignent, régulièrement (et de manière victimaire !), mais les avantages (la psychologie parle de « bénéfices secondaires ») sont tels qu’elles ne dépassent pas le stade de l’accusation. Il peut arriver que le mécanisme de défense très puissant qu’est le TDK puisse camoufler des psychismes en grande détresse. Il aide par exemple la personne à résister à une culpabilité intense ou une dépression profonde. Il demeure que le prix à payer de cette grande illusion est l’efficacité très relative du moyen et la souffrance majuscule de l’entourage.

Les issues hors des scénarios du TDK sont donc presque aussi vastes que ceux dont dispose aujourd’hui la psychologie. Les évoquer obligerait à être aussi incomplet que superficiel.

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La sortie du TDK demande de mobiliser aussi un autre chemin, non plus seulement psychologique, mais éthique. Une difficulté fut évoquée en passant : notre interprétation du TDK ne fait-elle pas la part trop belle à la liberté ? Ne pourrait-elle favoriser une indépendance repliée sur elle-même et célébrer la possession paisible de soi comme la finalité de la vie ? Qu’il serait triste que notre but se réduise à nous aimer nous-même ! Si l’éthique commence avec l’éducation à une autonomie authentique et responsable – et sur ce point, la psychologie lui est d’une grande aide –, elle ne s’achève pas avec cette acquisition, mais dans l’ouverture à l’autre, c’est-à-dire l’amitié, l’amour qui est don de soi, le service du bien commun. C’est ce qu’affirme une parole décisive du concile Vatican II : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même [voilà pour l’autonomie], ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même [voilà pour la donation]54. » Ce trop bref rappel permet de préciser deux points. D’abord, il offre un autre critère du TDK, à côté du non-respect de la liberté des protagonistes : la relation blessée et blessante qu’il met en scène s’oppose au vrai don et à la circulation du bien ; chacun des trois personnages est trop en souffrance pour se décentrer réellement de lui – y compris le Sauveteur qui, tôt ou tard, récupère de la main gauche ce qu’il prétend offrir de la main droite. Ensuite, il nomme un risque : reconquérir sa liberté, respecter l’autre et donc sortir du TDK n’est que le premier moment du bonheur ; le second, qui est le but et la félicité de la liberté, consiste à de nouveau entrer en relation, de manière respectueuse, en consentant à donner

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!54 CONCILE ŒCUMENIQUE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n°24, § 3.

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autant qu’à recevoir – pour advenir à ce que Jean-Paul II appelle magnifiquement la « communion des personnes ».

Conclusion

À qui sait entendre la richesse de sens de son adjectif, l’expression « triangle dramatique de Karpman » est une auto-interprétation. En effet, en son sens actuel, le terme « drame » dit la mise en scène d’un événement incluant le mal (qu’il soit surmonté ou non) et, en son sens étymologique, il dit l’action (drama, en grec). Nous retrouvons donc les deux originalités du scénario décrit par Karpman : le mal et la liberté.

Si le TDK est une modélisation singulièrement pertinente des relations violentes dans lesquelles les hommes et les groupes s’enferment, parfois pendant des générations, nous avons observé, chemin faisant, qu’une compréhension totale des attitudes que la violence introduit dans les relations humaines conduit non pas à un triangle dramatique, mais à un octogone dramatique. Rassemblons, pour finir, ces différents rôles en un tableau.

Les contraintes de la bidimensionnalité rendent ce tableau à trois entrées plus difficilement lisible. Surtout, la complexité de cette proposition rebutera certains. Quoi qu’il en soit, le TDK n’en devient nullement caduc : il présente une grande commodité pédagogique ; il a pour mission de décrire la violence (ce qui conduit à éliminer la ligne du pôle non-violent, soit quatre rôles) ; la posture du justicier est plus rare que celles des trois autres (ce qui conduit à éliminer sans inconvénient majeur la dernière colonne, soit deux rôles). Ces trois observations reconduisent aux trois postures du triangle.

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Le surgissement du mal

La lutte contre le mal

L’octogone dramatique

Attitude de celui

qui fait le mal

Attitude de celui qui subit

le mal

Attitude de celui

qui assainit le

mal (la Victime)

Attitude de celui qui assainit le

mal-faisant (le

Persécuteur)

Pôle non-violent (juste)

Punisseur Victime Sauveur Juge

Pôle violent

Bourreau Victimaire Sauveteur Justicier

La scène primordiale de la chute originelle (voir Gn 3), évoquée ci-dessus, confirme de manière inattendue cette typologie. D’abord, l’homme et la femme adoptent une attitude à la fois victimaire et accusatrice. Ensuite, en même temps qu’elle dénonce les fausses postures, la Bible révèle l’identité du véritable Bourreau, c’est-à-dire « l’antique serpent » (Ap 12, 9), le démon – qui, dès l’origine, accuse Dieu de garder pour lui tout bien et qui, au terme, sera dénoncé dans l’Apocalypse comme « l’accusateur de nos frères » (Ap 12, 10)55 –, sans pour

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!55 Le démon joue explicitement le rôle du Bourreau accusateur dans nombre de livres vétérotestamentaires (Jb 1, 6 ; voir aussi 2 S 19, 33 ; 1 R 5, 18 ; Ps 109, 6 ; Za 3, 1-2). S’il peut occasionnellement endosser celui de Sauveteur dans les tentations du

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autant nier la responsabilité humaine. Enfin, dans cette scène originaire, Dieu se présente comme le seul Juge, qui, impartial et connaissant le fond des cœurs, nomme la responsabilité de l’homme vis-à-vis du mal commis, le punit, mais l’annonce aussi comme le seul Sauveur dans la parole pleine d’espérance du Protévangile : « Je mettrai mon hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3, 15). Or, le Fils qui naîtra de la femme sera l’Innocent à qui le Père « a remis tout jugement » (Jn 5, 22) et qui vient pour sauver le monde (voir Jn 3, 16), en répandant son Esprit56. La Bible certifie donc l’octogone dramatique57 tout en ébauchant son issue définitive : le Salut. !

!

!

Résumé : Bien qu’entré dans le domaine du grand public, le TDK souffre d’un certain manque de précision dans la définition des rôles. Le grand apport de Karpman a été de montrer la tripolarité des relations corrompues entre les personnes : l’opposition du Bourreau et de la Victime appelle l’intervention du Sauveur. Cependant, les rôles ne sont pas figés, mais permutables. En examinant le fait qu’un acte est bon s’il est librement voulu en vue d’un bien, et en faisant de la liberté la clé d’interprétation, on aboutit au dédoublement de chaque rôle, selon qu’il est ou non causé par la violence. De plus, le nœud du TDK étant les relations marquées par le mal, il faudrait aussi ajouter un quatrième pôle, celui du justicier ou du juge, qui tente de réduire !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Christ (il en est de même dans la scène de L’associé du diable citée ci-dessus), il n’adopte jamais, semble-t-il, la posture humiliante de la Victime. 56 La sortie de la triade dramatique qui engendre tant de violences et défigure liberté, vérité et amour, est donc la Sainte Trinité qui est source autant de la vérité qui rend libre que de l’amour qui achève la liberté. Le triangle dramatique dit donc quelque chose du Dieu unitrine en son action économique. 57 En toute rigueur, il manque seulement le rôle du Justicier.

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le Bourreau. Ces distinctions permettent de trouver une issue à des rôles trop stéréotypés et enfermant, en donnant la possibilité d’un discernement libérateur. La portée du TDK s’étend non seulement au domaine social, mais aux relations internationales, ainsi qu’à la relation avec Dieu. Pascal Ide, (promotion VI), prêtre, docteur en médecine, philosophie et théologie, chef de bureau à la Congrégation pour l’éducation catholique, est l’auteur de nombreux ouvrages. Des ressources pour guérir (Ed. Desclée de Brouwer, 2012) est le plus récent.