DARBEAU Poesie Et Lyrisme

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Qu'appelle-t-on " poésie lyrique " ? Une œuvre destinée à être accompagnée d'une lyre ? Une forme subjective et personnelle où les sentiments intimes du poète sont exacerbés ? De l'Antiquité jusqu'à nos jours, la poésie lyrique a recouvert des réalités différentes : la musicalité, peu à peu prise en charge par les mots, a été reléguée au second plan par l'expression d'un moi omniprésent, elle-même sévèrement critiquée après l'âge romantique. Une certitude : le lyrisme est bien vivant aujourd'hui, il constitue même l'une des tendances les plus importantes de la production poétique contemporaine... Le dossier prolonge l'anthologie en approfondissant une forme poétique par excellence lyrique : l'ode (de Pierre de Ronsard à Paul Claudel) ; il propose en outre l'étude du registre lyrique dans d'autres genres que celui de la poésie.

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  • POSIE ET LYRISME APOLLINAIRE . ARAGON . BAUDELAIRE

    DU BELLAY . BONNEFOY CHARLES D'ORLANS CLIFF . CORBIRE . FLAUBERT . GOFFETTE

    GUILLAUME DE MACHAUT . HEGEL . HUGO LAB . LAFORGUE LAMARTINE . MALLARM . MICHAUX . NIETZSCHE PONGE RDA RIMBAUD . RONSARD . SCVE . SENGHOR STFAN

    VERLAINE . VILLON VIRGILE

    Qu'appelle-t-on posie lyrique ? Une uvre destine tre accompagne d'une lyre? Une forme subjective et perso=elle o les sentiments intimes du pote sont exacerbs? De l'Antiquit jusqu' nos jours, la posie lyrique a recouvert des ralits diffrentes: la musicalit, peu peu prise en charge par les mots, a t relgue au second plan par l'expression d'un moi omniprsent, elle-mme svrement critique aprs l'ge romantique. Une certitude: le lyrisme est bien vivant aujourd'hui, il constitue mme l'une des tendances les plus importantes de la production potique contemporaine ...

    Le dossier prolonge l'anthologie en approfondissant une forme potique par excellence lyrique : l'ode (de Pierre de Ronsard Paul Claudel) ; il propose en outre l'tude du registre lyrique dans d'autres genres que celui de la posie.

    Prsentation et dossier par Bertrand Darbeau

    3,70 Pri x France

    ISBN .978-2-0812-0473-7

    911~11~111IlIIII1~1!IJIJIJII www.editions.flammarion .com

    , TON NAN T 5 CLASSIQUES . LaLi LL~' '< Lure.L .

    Vu tte6 LUH'lJ

    POSIE ET LYRISME

    Flam] , Anthologie

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    POESIE ET LYRISME

    PrrselllatioJl. Iloles. chrollo[o[jie el dossier Jlllr BERTRAND DARBEAU.

    CE Flammarion

  • La posie dans la mme collection AIL nom de la libert (anthologie) l'ohnes rie 1([ Renaissance (anthologie) BIIUllELAIRf., Les Fleurs dll mal BAUDELAIRE, RIMBAUD, VERLAINE. l'o!!ayes en bohme CI lE!)]!), Ftes et Lubil's Huc;o, Fnfrmces (l'osirs 1)

    Dl' NaJlololl le,- li NaJlolron III (Posies 2) LA FONTAINE, Fablrs

    ditions Flammarion, 2004 dition revue, 2007. ISBN: 978-2-0812-0473-7 ISSN : 1269-8822

    Prsentation Histoires du lyrisme Le lyrisme, de la musique la voix L'nonciation lyrique

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    Chronologie .. , .. ".......................... 23

    Posie et lyrisme 1. LE LYRISME: MUSIQUE ET POSIE

    1. ORPHE, LA SOURCE LYRIQUE 30 Virgile, Gorgiques 30 Pierre de Ronsard, Les Amours,

    Laisse de Pharaon la terre gyptienne ... 32 Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortge d'Orphe,

    Orphe 35 La Tortue 36

    2. DE LA CHANSON AU POME: LA NAISSANCE DU LYRISME

    Guillaume de Machaut, Le Lipre du Voir Dit Charles d'Orlans, Ballades et rondeaux,

    Le temps a laissi son manteau ...

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  • ~3. LE l.YRISME COMME UIM"':T. OU LE RlivE D'UNE POSIE MUSICALE

    Paul Verlaine. Jadis et 1/([{fllre, "Art potique Yves ,Bonnefoy. IIier rf/mmt dsert,

    "A la voix de Kathleen Ferrier Lopold Sc'dar Senghor, Cha/lts dombre." Nuit de Sine"

    II. LE SUJET LYRIQUE: JE AUTOBIOGRAPHIQUE OU JE FICTIF?

    1. LE ,1101 ROMA;\JTIQUI:. OU LE TOURNANT DU LYRISME

    Alphonse de Lamartine, Des destl1l'es de la Jiosie Alphonse de Lamartine. Mditatio11s potiqlles,

    L'Automne G.W.F. Hegel. Esthtique

    2. POSIE PERSONNELLE ET AUTOI3IOGRAPHIE Joachim Du Bellav. Les Reyrets.

    "CC n 'est le neuve tusque au superbe rivage ... " Victor Hugo. [,es Contrlllplations. Demain, ds l'aube ... William Cliff. /\lltobioqraphir.

    " je suis n Gembloux en mil neuf cent quarante ... 3. LE SUrET LYRIQUE C:Ol\IME FICTION DU MOI

    Arthur Rimbaud. Premire Lettre du Vovant Arthur Rimbaud. [Jne saison en enfer, Alcl;imie du verbe" Henri Michaux. Plume. "Postface

    4. L'i'VA:'\OUISSEME;\JT DU IF: LIMITE DU LYIUSME? Stl'phane Mallarml'. Crise de Ders Stphane Mallarm" Posies.

    "Ses purs ongles trs haut d~diant leur onvx ... Friedrich Nietzsche. ra Naissance de la traydie

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    III. LE DESTINATAIRE LYRIQUE 1. LE NOM DE L'AUTRE: LA LYRIQUE AMOUREUSE

    Maurice Scve, Dlie. Comme Hcat tu me feras errer. .. "

    Guillaume Apollinaire, Pomes Lou, Adieu" Louis Aragon, Les Yeux d'Elsa, Elsa-Valse"

    2. PE MOI TOI: POME LYRIQUE, POME DIALOGIQUE Louise Lab, Sonnets.

    Tant que mes yeux pourront larmes pandre ... " Guy Goffette. Le Pcheur d'eau, Tant de choses Jacques Rda, Rcitatif Rcitatif

    3. L'UNIVERSALIT LYRIQUE: JE EST TOI Franois Villon, Posies diverses,

    L'pitaphe de Villon en forme de ballade" Victor Hugo, Les Contemplatio11s, Prface" Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Au Lecteur"

    IV. LE LYRISME EN QUESTIONS 1. CRITIQUES DU LYRISME

    Gustave Flaubert, Madame Bovary Francis Ponge, Pices, La pompe lyrique f)

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    2. L'INVENTION D'UN LYRISME CRITIQUE 101 Charles Baudelaire, Le., Fleurs du mal, Une charogne" 101 Jules Laforgue, Les Complaintes,

    Complainte des Printemps" 104 Tristan Corbire, Les Amours jaunes. Le Crapaud" 106 Jude Stfan, la vieille Parque, bordel 85" 107

    Dossier ........................................ 111 L'ode, forme lyrique par excellence Le registre lyrique hors de la posie Pour en savoir plus Glossaire

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  • Histoires du lyrisme Le lyrisme: itinraire d'un nologisme

    Le substantif ( lyrisme n'apparat que trs tardivement: nologisme forg par les potes romantiques au XIX e sicle, il dsigne un style lev, une exaltation, un enthousiasme propres aux potes lyriques, voire une faon de vivre passionne et po-tique. On voit d'emble que le mot recouvre des ralits trs diffrentes, et donc que sa signification est trs vague. En effet, le genre littraire de la posie lyrique n'est qu'une acception parmi d'autres du lyrisme: c'est le premier indice de la difficult que l'on rencontre vouloir dfinir ce genre et donc en dlimi-ter les contours. Le dtour par l'adjectif I)'rique,racine du mot lyrigne n, est pls~clafrant: apparu au XVIe sicle pour qualifier ce qui est relatif la lyre ", autrement dit l'instrument de musique qui est l'origine du mot, il a vite dsign les potes antiques qui composaient des pomes destins tre accompagns par une lyre. Le sens de l'adjectif s'largit au cours du XVIIIe sicle et caractrise des pomes qui expriment les senti-ments intimes du pote et, dans le domaine thtral, des uvres destines tre chantes (ainsi parle-t-on encore aujourd'hui d'" art lyrique pour l'opra). Peu peu, le mot tend sa sphre de significations pour prendre d'autres acceptions; ainsi, au XIXe sicle, il dsigne toute uvre de style potique, en prose ou

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  • en vers 1 et, au xxe sicle, il prend une connotation pjorative pour devenir synonyme, hors de toute rfrence 'l'ti'stique, d' excessif , de trop enthousiaste )'.

    Le substantif lyrisme et l'adjectif lyrique se caractrisent donc par leur polysmie et par l'ampleur de leurs dnotations; ils font rfrence l'origine musicale de la posie, dsignent aussi, dans le systme des genres littraires, une forme de posie sub-jective et personnelle, et leur sens s'est peu peu largi jusqu' revtir une connotation pjorative qu'ils n'avaient pas d'abord. Retracer l'histoire du lyrisme et de la posie lyrique permettra peut-tre de comprendre comment ces mots ont pu signifier tant de choses diffrentes.

    Le lyrisme dans l'Antiquit L'histoire du lyrisme est celle de la lente constitution d'un

    genre, qui ne s'est pas faite sans difficults. Ainsi, alors mme qu'il est apparu dans la plus ancienne Antiquit, le lyrisme, au cours de cette priode, n'a pas atteint la dignit d'autres genres littraires. On peut dater la naissance du lyrisme des Vile ou Vie sicles av: 1.-C: cette poque, des potes itinrants par-courent la Grce en proposant leurs uvres des auditoires divers; il ne s'agit pas seulement alors de posie, mais d'une synthse de parole, de danse et de musique; il ne nous en reste aujourd'hui que quelques fragments, grce auxquels nous avons connaissance des premiers potes lyriques, qui ont pour nom Archiloque, Anacron, Sapho ou Pindare. Cependant, la posie lyrique n'est pas encore constitue comme genre: il lui manque une approche gnrale et thorique qui permettrait d'unifier ces uvres diverses autour d'une dfinition du genre. Platon, le

    1. Aujourd'hui, on observe une certaine confusion entre les adjectifs lyrique >1 et potique,,: l'enjeu est donc aussi de dterminer avec plus de prcision ce que peut tre le lyrisme littra ire.

    si Posie et lyrisme

    premier, en propose une au ve sicle av. J.-C: dans ses diffrents dialogues, il classe cette posie dans l'ensemble plus large de la mousik, qui comprend la musique, le chant et la danse. On ne parle pas encore de pome mais de me/os, autrement dit de ({ chant)}: c'est dire que le pome lyrique n'est pas considr par Platon comme un objet indpendant, mais comme un art musi-cal qui se rapproche de la chanson. Comme le rappelle Gustavo Guerrero 1, ces compositions potiques taient surtout desti-nes la performance publique ou collective, au symposium 2 ou aux crmonies, et constituaient par dfinition une posie pour la voix .

    L'importance grandissante de l'criture et le passage d'une posie orale une posie crite expliquent donc en partie le dclin du lyrisme grec: puisque le mefos tait avant tout une performance et un spectacle, la constitution progressive d'une littrature crite l'exclut de fait des genres littraires. C'est fina-lement la Potique d'Aristote, l'une des premires thories gn-rales de la littrature, qui lgitime l'exclusion: ce texte, en effet, voque peine la posie lyrique, juste pour rappeler que le pote doit tre pote d'histoires plutt que de mtres 3, puisque c'est en raison de la reprsentation (mimsis) qu'il est pote, et que ce qu'il reprsente, ce sont des actions. Ainsi, le fait qu'Aris-tote fonde la littrature sur la notion de mimsis, autrement dit sur la reprsentation des actions, la limite trois grands genres: l'pope (posie narrative), la comdie et la tragdie (posie dra-matique). Que faire, ds lors, de la posie lyrique, puisqu'elle ne reprsente aucune action? Est-ce dire qu'elle n'a pas sa place dans une thorie gnrale de la littrature?

    Il faut ainsi attendre les Ille et Ile sicles av. J.-C pour voir la constitution du genre lyrique proprement dit, et pour que la

    1. Voir Pour en savoir plus, p. 124. 2. Symposium: banquet. 3. Mtres: mesure d'un vers, puis le vers lui-mme.

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  • posie lyrique soit considre comme un genre littraire part entire: c'est la construction du canon alexandrin", autrement dit la liste des neuf potes de l'ge lyrique grec - parmi lesquels Pindare, Sapho ou Anacron -, qui donne une premire homog-nit ce genre. Ce n'est pas par hasard si la mme poque apparat l'adjectif lurikos pour qualifier ces potes: la posie lyrique est ne, rtrospectivement, lorsque le canon alexan-drin" a reconnu l'existence de ce genre en relevant les traits communs des uvres des neuf potes. l'influence du canon alexandrin" fut importante tout au long de l'Antiquit, et suffit elle seule faire vivre le genre lyrique: ainsi le pote latin Horace s'en inspire et multiplie dans son uvre les rfrences au chant et la lyre, ces allusions identifiant alors sa posie comme lyrique. L'Antiquit s'achve donc sans avoir donn une thorie littraire du genre lyrique, ni mme une dfinition per-mettant de rendre compte des textes qui le composent.

    Le Moyen ge et la Renaissance: naissance du lyrisme franais

    les potes du Moyen ge franais renouent avec la tradition des premiers potes lyriques grecs: les trouvres fondent leur posie sur la performance orale et proposent eux aussi, comme leurs illustres ans, une synthse de plusieurs arts. Si la danse ne semble plus faire partie intgrante de l'art lyrique, celui-ci est encore une alliance de la parole et du chant. C'est au XIIe sicle qu'apparat la premire posie occidentale en langue vulgaire (autrement dit en ancien franais, et non plus en latin): les trou-badours, en langue d'oc, et un sicle plus tard les trouvres, en langue d'O'll, inventent une posie lyrique tourne vers l'expres-sion de l'amour courtois. La forme dominante est celle de la canso, la chanson)l, dont le nom montre quel point ce pre-mier lyrisme mdival est indissociable de son accompagnement

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    mu~ical. C~mme le note Paul Zumthor 1, le fait capital, en effet, mais ausSI le moins saisissable, c'est le caractre musical de la chanson. ~erbe et mlodie procdent d'un lan unique, s'en-gendrent reciproquement en un rapport si troit que toute ana-Iyse,devrait porter simultanment sur l'un et l'autre)l.

    A ce titre, le XIVe sicle marque un tournant important dans l'hf:toire du lyrisme: c'est cette poque que, sous l'impulsion de GUillaume de Machaut, la posie lyrique s'affranch'it de son accom~agnement musical. Dans Le Livre du Voir Dit, il distingue les poemes destins tre chants et ceux qui n'ont aucun acco~pagnement musical 2 la posie lyrique peut ds lors se constituer comme un genre littraire indpendant; en se dta-chant ~e ,la .musique et du chant, elle devient une uvre pure-ment I1tteralre. Cette priode correspond aussi une vritable explosion des formes lyriques: en s'inspirant des anciennes formes m~sjc~les. Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps. Charles d Orleans ou Franois Villon mettent l'honneur les formes de la ballade * 3, du chant royal *, du rondeau * ou du vire-

    I~i *. En fait, les potes lyriques n'abandonnent pas totalement 1 accompagnement musical, mais ils le transposent simplement dan~ les. formes potiques et dans la versification. Aprs la musique lO:tr~m.entale, c'est la musique des mots que le lyrisme ~ureme?t h~eralre donne entendre: les rythmes et les sons. Jusque-la priS en charge par l'accompagnement musical sont prsent produits par les seuls mots. '

    . la Ren.aissa,nce co~res~ond au couronnement de la posie lyrique, grace d abord a Clement Marot, qui joue un rle essentiel dans la transition du lyrisme mdival au lyrisme renaissant. En effet, il poursuit l'hritage du Moyen ge en usant des anciennes formes, telles que le rondeau ou le virelai. Mieux. il renoue avec

    . 1. Pa~1 ~umt~r, E5S~i de potique mdivale, Seuil, coll. Potique ,1972. 2. VOIr 1 extraIt du LIVre du Voir Dit, p. 37. 3. les astrisques renvoient au glossaire, p. 125.

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  • l'art des premiers trouvres, puisque certains de ses pomes, que l'on dsigne par le nom de Chansons , furent mis en musique et destins tre chants. Posie lyrique d'inspiration simple, proche du style des chansons populaires, la chanson telle que Marot la pratique se situe donc, trs directement, dans la tradi-tion musicale du lyrisme. Mais, paralllement cet usage de formes anciennes, Marot introduit des formes nouvelles, soit imi-tes des grands genres de l'Antiquit, comme l'lgie', soit importes de l'Italie du Quattrocento \ comme le sonnet *. Si les potes de la Pliade rejettent l'hritage mdival, ils poursuivent l'uvre de Marot en exploitant les formes que celui-ci a intro-duites en France; aussi les premiers pomes publis par Ronsard sont-ils des Odes (1550), comme les formes potiques dfendues par Du Bellay dans sa Dfense et illustration de la Janguefranaise (1549) sont l'lgie et le sonnet. C'est toujours en se rclamant de la tradition lyrique que ces potes revendiquent l'usage de ces formes: Ronsard s'affirme ainsi, dans la prface du premier livre des Odes, comme le premier auteur lyrique franais >1. Quant Du Bellay, il fixe au pote la tche de chanter ces odes inconnues encore de la Muse franaise, d'un luth bien accord au son de la lyre grecque et romaine . Le lyrisme triomphe avec la Pliade, et finit par constituer un genre littraire part entire, non moins digne que l'pope.

    XVlle-XXle sicles: le lyrisme, de l'ombre la lumire

    Les potes de l'ge baroque largissent considrablement le champ de la posie, au sein duquel le lyrisme tend s'effacer. Nanmoins, la posie amoureuse et le lyrisme religieux contri-buent lui donner encore un peu d'importance. Celle-ci va

    1. Quattrocento: xv e sicle, en italien; plus largement, le mot dsigne la Renais-sance italienne dans les arts.

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    considrablement dcrotre dans la deuxime moiti du XVIIe sicle: la posie reste prsente dans le classicisme, mais elle est surtout hroque, religieuse, galante ou mondaine; nulle place, ds lors, pour la tradition lyrique. Si l'on a souvent l'image d'un sicle dnu de posie, c'est parce qu'il met au second plan la posie lyrique, lui prfrant d'autres genres potiques que les sicles prcdents avaient peu pratiqus. La posie lyrique reste dans l'ombre durant toute la priode classique, c'est--dire jus-qu' la fin du XVIIIe sicle, qui consacre la victoire de la prose au dtriment du vers 1. Cela ne signifie pas pour autant que le lyrisme ait totalement disparu: il s'est en fait rfugi dans des genres autres que la posie, dans la tragdie du XVIIe sicle par exemple, ou dans les crits autobiographiques du XVIIIe sicle 2. Cela montre certes que la posie lyrique connat une crise durable dans l'esthtique classique, mais aussi que le lyrisme ne se limite pas son expression potique: on peut le retrouver dans le thtre ou dans le rcit.

    La fin du sicle des Lumires, que l'on appelle souvent, par une illusion rtrospective, le prromantisme, correspond un retour au premier plan de la posie lyrique. Andr Chnier en est le principal artisan: entre 1785 et 1794, il compose des Buco-liques, des lgies et des Odes qui se rattachent, de manire vidente, la tradition lyrique. Ce faisant, il ouvre la voie au renouveau romantique, vritable explosion potique qui consti-tue, sous l'influence du romantisme allemand, l'apoge de la posie lyrique. Au moment o la littrature tout entire se comprend comme expression du rel, et non plus comme son imitation (selon la doctrine aristotlicienne de la mimsis), la posie lyrique devient le genre littraire par excellence. En mars 1820 paraissent les Mditations potiques de Lamartine: c'est

    1. Rousseau a ainsi not, dans "un de ses carnets: "Comment tre pote en prose? 2. Sur ce point, voir dossier, p. 121.

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    l'acte de naissance de la posie romantique, en mme temps que le signe d'un retour au premier plan du lyrisme potique. Ds 1822, Hugo publie ses Odes, suivies par les premiers recueils de Vigny et de Musset. Le lyrisme connat alors son ge d'or et se trouve redfini: dans l'esthtique romantique, le moi du sujet lyrique est mis en avant, et compte au moins autant que la musicalit du lyrisme par laquelle on caractrisait le genre jusque-l. Avec les potes romantiques, le lyrisme passe donc d'un rgime musical un rgime nonciatif: c'est de cette poque que l'on peut dater la conception qui fait du lyrisme l'expression des sentiments et des motions d'un moi omnipr-sent 1. La dimension musicale reste nanmoins prsente, princi-palement chez les successeurs des romantiques, comme les symbolistes: dans la posie, Verlaine demande ainsi de la musique avant toute chose 2 . C'est finalement le nouveau ver-sant du lyrisme, c'est--dire celui de l'expression subjective, qui pose problme aprs l'ge romantique. les potes qui s'y sont illustrs ont en effet donn sa pleine mesure au moi, et l'emphase de leur posie n'a fait que souligner l'omniprsence de ce sujet lyrique. Ds la fin du XIXe sicle, les critiques se multi-plient l'encontre du lyrisme romantique, et d'abord de sa dimension subjective: Nietzsche refuse la possibilit qu'existe un art subjectif 3, Rimbaud rclame l'avnement d'une posie objec-tive, Flaubert raille les mivreries romantiques et affirme qu'il faut couper court avec la queue lamartinienne et faire de l'art impersonnel; ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu'il soit trange, dsordonn, tellement intense enfin que cela devienne une cration 4 .

    1. Voir la deuxime partie de l'anthologie, et plus prcisment Le moi roman tique, ou le tournant du lyrisme , p. 51. 2. Voir Art potique ", p. 43. 3. Voir l'extrait de La Naissance de la tragdie, p. 72. 4. Da ns une lettre Louise Colet, date de ja nvier 1854.

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    le lyrisme a d affronter de nombreuses critiques, qui n'ont jamais vraiment faibli aprs le romantisme. Toutefois, au lieu de disparatre au second plan de la production potique, comme il l'avait fait au moment du classicisme, il a su s'adapter et se renou-veler, pour faire face ces reproches et proposer une posie dbar-rasse des lments les plus caricaturaux que le romantisme lui avait lgus. Mallarm rpond la critique de la subjectivit par un lyrisme impersonnel, qui met en scne la disparition locu-toire du pote 1; Baudelaire invente un lyrisme fond sur la laideur, dans lequel le monstrueux devient un objet esthtique 2; Corbire et Laforgue 3 proposent un lyrisme ironique, trs loign de l'emphase romantique. Quant aux potes contemporains, ils renouvellent le lyrisme par la simplicit et la banalit, comme Goffette, par le prosasme et le sublime, comme Stfan, ou par la veine autobiographique, comme William (Iiff4. Le lyrisme, qui a survcu aux crises qu'il a d traverser, constitue aujourd'hui l'une des tendances les plus fortes et les plus tenaces de la production potique contemporaine. Du Vile sicle av. J,-c. au XXl e sicle de notre re, il reprsente finalement l'un des genres littraires les plus durables, malgr, ou peut-tre grce , ses mutations travers les sicles.

    1. Voir l'extrait de Crise de vers, p. 68. 2. Voir l'exemple que constitue Une charogne", p.10l. 3. Voir" le Crapaud et la Complainte des Printemps", respectivement p. 106 et p.104. 4. Voir {( Tant de choses", p. 86, bordel 85 , p. 107, et le sonnet 4 d'Autobio-graphie, p. 59.

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  • Le lyrisme, de la musique la voix

    La musique et le chant L'tymologie du mot lyrisme>! en fait un genre indissociable

    de la musique et l'on a vu combien, de sa naissance jusqu' la fin du Moyen ge, il s'apparentait une forme de chant. partir du XIVe sicle, se constitue un lyrisme dtach de tout accompagne-ment musical: c'est ce moment-l que nat vraiment le genre littraire de la posie lyrique. Pour autant, elle n'a pas abandonn ni reni son origine musicale, bien au contraire: par mtaphore, les pomes lyriques continuent - encore aujourd'hui - se don-ner comme chants . Il suffit de lire quelques-uns de ces pomes et de voir quel point le mot y est rcurrent: de Louise Lab Lopold Sdar Senghor, de Ronsard Mallarm, de Verlaine Corbire, tous ou presque font rfrence au chant , la chan-son , ou encore la musique . S'il ne s'agit l que d'images, celles-ci ont une importance capitale, parce qu'elles identifient elles seules le caractre lyrique de ces uvres. Ainsi, se rclamer du chant, c'est pour un pote s'inscrire directement dans la tradi-tion lyrique, la naissance de laquelle se trouvait la musique.

    L'accompagnement musical a certes disparu, mais la musica-lit a t prise en charge par l'criture elle-mme: c'est aussi parce qu'elle tait chante l'origine que la posie lyrique, plus que toute autre peut-tre, porte une attention particulire aux mots. La musicalit originelle s'est ainsi inscrite dans le vers, dans les contraintes rythrr:'iq~,~~,~ri96ores qu:iI impose au pote, et danst:rprent{qui le lie la musique. Comme elle, en effet, le vers superpose sons et rythmes, qui permettent alangaged se fi:iTre chanson. Ds lors, la subjectivit et la musicalit de la

    161 Posie et lyrisme

    posie lyrique sont indissociables: comme le note Louis ae' Jlourt'dans l'artide,(Posie lyrique de l'Encyclopdie (1765), la posie lyrique et la musique doivent avoir entre elles un rapport intime, fond dans les choses mmes, puisqu'elles ont l'une et l'autre les mmes objets exprimer i et si cela est la musique tant une expression des sentiments du cur par 'les sons inarticuls, la posie musicale oulyriqueser l'expression des sentiments par les sons articuls, ou, ce qui est la mme chose, par les mots. On peut donc dfinir la posie lyrique, celle qUfxptlmele sentiment dans une forme de versification qui est ctfiltante Il.

    La voix /la posie lyrique est ainsi par excellence celle de la voix: trs

    longtemps, elle fut destine une performance orale, dans laquelle elle tait lue (ou chante) haute voix. Cela explique d'ailleurs la prsence de nombreuses marques d'oralit dans les textes lyriques: les exclamations, les apostrophes et mme la syntaxe familire et populaire que l'on remarque dans certains pomes 1 font toutes signe vers cette oralit fondatrice du genre. C'est aussi par la lecture haute voix que le lecteur s'approprie le pome, qu'il devient son tour, aprs le pote, l'nonciateur 2 de ces vers, reconduisant ainsi cette performance originaire du genre, ou son souvenir.

    Le motif de la voix est mme plus prsent que celui du chant dans la posie lyrique moderne: cela est certes li la disparition de l'accompagnement musical, mais aussi la remise en question du statut de l'nonciateur. Lorsque Mallarm, dans Crise de vers 3, demande la disparition locutoire du pote ", il affirme qu'il

    1. Comme ta Complainte des Printemps" de Laforgue, p. 104. 2. Sur "importante question de l'nonciation lyrique, voir p. 18-22. 3. Voir "extrait, p. 68.

    Prsentation 117

  • s'agit d'une condition ncessaire pour que s'lance le chant . le lyrisme devient alors un chant sans chanteur, autrement dit une voix dtache de tout nonciateur, la voix du pome lui-mme, bien plus que celle du sujet lyrique. le pote contemporain Jacques Rda met son tour en scne, dans son recueil intitul Rcitatir, la lente disparition du sujet de l'nonciation, qui affirme: J'ai disparu. Ne reste alors que la voix, une voix dsin-carne, qui demande: coutez-moi 1 parler encore un peu le cur rpandu dans ce vide 1 qui gonfle comme un sac, se ferme comme un sac - au sac Iles derniers dbris de la voix, du cur qu'on vacue . la voix se confond alors avec le pome, voix du pote autant que voix du lecteur, ce VOUS}) qui est pri d'couter et de s'approprier cette voix finalement sans corps ni identit. Voix, ou chant, la posie lyrique est celle qui dborde l'criture pour toucher l'oralit, celle qui se veut vivante et ne peut rester fige sur le blanc de la page. Voix qui se plaint, voix qui s'mer-veille ou qui appelle, la posie lyrique est ainsi indissociable de la bouche qui la profre ou de l'oreille qui la recueille. Cela explique pourquoi les thories de l'nonciation occupent une place pr-pondrante dans les dfinitions de la posie lyrique.

    L'nonciation lyrique Le sujet lyrique: qui dit je?

    la tradition critique identifie assez clairement le genre lyrique comme celui de la subjectivit: c'est l'ide que dfend par exemple Hegel dans son Esthtique, videmment informe par

    1. Voir l'extrait, p. 87.

    18 1 Posie et lyrisme

    le lyrisme romantique et l'importance que ses potes ont accor-de au moi. Nanmoins, cette perspective semble trouver sa raison dans l'ensemble du corpus lyrique, tant la premire per-sonne du singulier y est omniprsente, des lyriques grecs aux potes contemporains. S'il est donc entendu que, le plus souvent, le pome lyrique est celui qui dit je 1, l'identit laquelle ce pronom rfre est loin d'tre vidente et reste sujette dbats. l'important essai deJ5ate Hamburger, intitul Logique des genres littraires 2, illustre qrpoi"nt il s'agit l d'une question diffi-cile: partant des critres de la fiction et de ce qu'elle appelle la non-fiction pour caractriser les trois grands genres littraires (l'pique, le dramatique et le lyrique; autrement dit le rcit, le thtre et la posie), elle prcise que le sujet de l'nonciation, dans les deux premiers, est fictif. le narrateur du roman, tout comme le personnage d'une tragdie ou d'une comdie, sont des tres fictifs; ds lors, l'acte d'nonciation qui leur est li est lui-mme fictif, ce qu'on pourrait appeler une nonciation feinte li. l'inverse, le sujet de l'nonciation lyrique, selon Kate Hamburger, est rel, tout comme l'acte d'nonciation qu'il prend en charge. Or, si elle prcise bien que cela ne suffit pas pour conclure que celui qui ait je dans la posie lyrique est le pote lui-mme, et que ;, l'exprience peut tre fictive , elle ajoute que le sujet de l'exprience, et, avec lui, le sujet d'non-ciation, le "j(_!yriqt,l~, ne peut tre que rel . Ds lors, la seule faon d'assrer la ralit du sujet de l'nonciation serait de l'identifier une personne relle; et qui d'autre, sinon celui qui a crit je, autrement dit au pote? .

    " faut reconnatre que certains pomes lyriques lgitiment cette identification du sujet de l'nonciation et de l'auteur: 1. Cette perspective elle-mme mriterait pourtant d'tre discute: lorsque Mal-larm demande dans Crise de vers la "disparition locutoire du pote , autrement

    . dit j'effacement du je, cesse-t-il d'tre lyrique? Sur ce point, voir L'vanouisse-.. ment du je: limite du lyrisme? ", p. 68.

    2. Voir Pour en savoir plus, p. 124.

    Prsentation 119

  • l'histoire de ce qu'on appelle la poesie personnelle ne manque pas d'exemples pour qui voudrait prouver que c'est le pote qui parle dans ses vers. Certains ont pouss cette logique jusqu' son terme, en envisageant la possibilit d'crire leur autobiographie sous forme de pomes: tel est le cas de William Cliff, pote lyrique contemporain, dont l'un des recueils porte le titre vocateur d'Autobiographie 1. Cependant, d'autres pomes dmontrent que l'on ne peut identifier le sujet de l'nonciation et l'auteur: le recueil de Sainte-Beuve intitul Vie, posies et penses de Joseph Delorme, ou celui de Valery larbaud intitul Les Posies de A.G. Barnabooth montrent, ds leur titre, que le sujet de l'nonciation est un personnage fictif, joseph Delorme dans un cas, A.O. Barnabooth" dans l'autre. Il n'empche: il s'agit bien l d'uvres lyriques. Si l'on admet que le lyrisme est le genre d'une nonciation subjective, il faut aussi reconnatre que l'identit du je lyrique ne se confond pas avec celle de l'auteur: c'est pour cette raison que, tout comme l'on distingue dans un roman l'auteur et le narrateur, on diffrencie dans la posie lyrique le pote et le sujet lyrique >l, c'est--dire celui qui dit je dans le pome, qu'il soit rel ou fictif. On admet tra donc, dans la sphre lyrique, les textes qui reposent sur une nonciation feinte", alors que Kate Hamburger les exclut du lyrisme pour les intgrer au genre dramatique (ils seraient comparables des monologues de thtre). Ce sujet lyrique peut certes tre l'auteur lui-mme, mais aussi une figure imper-sonnelle du Pote, un personnage fictif ou mme - pourquoi pas? - un objet. 1\ faut alors se garder de dire que, dans la posie lyrique, c'est le pote qui parle: rares sont les pomes qui retranscrivent un tat d'me authentique. le lyrisme n'est pas l'autobiographie 2.

    1. Voir p. 59, et, sur la question d'une posie autobiographique, l'encadr p.61. 2. Pour aller plus loin sur ce point et tudier les rapports entre lyrisme et autobiographie, voir l'encadr p. 61.

    20 1 Posie et lyrisme

    Le destinataire lyrique: qui est tu? Le pome lyrique n'est pas seulement celui dans lequel

    s'exprime un je: il est aussi celui dans lequel on s'adresse un tu. le destinataire lyrique a donc dans cette posie une grande

    . importance, proportionnelle celle du sujet lyrique. Nombreux , sont les pomes qui s'adressent explicitement un tu ou un vous, mme lorsque le rfrent de ces pronoms n'est pas identi.

    fiable: cette ralit est finalement explicable par la structure de l'nonciation lyrique. Puisque le lyrisme est le genre de la subjec-tivit, celui o le je domine, il est forcment aussi celui du tu, parce que l'un ne va pas sans l'autre. mile Benvniste l'a tabli dans ses Problmes de linguistique gnrale l : je n'emploie "je" qu'en m'adressant quelqu'un, qui sera dans mon allocution un "tu" .le genre lyrique est donc essentiellement dialogique, parce qu'il retranscrit l'change d'un je et d'un tu, quelle que soit l'iden-tit de ces deux personnes.

    Il arrive parfois que cette deuxime personne ait un rfrent explicite et prcis: c'est plus particulirement le cas dans la lyrique amoureuse, lorsque le sujet de l'nonciation s'adresse la femme aime et qu'il donne son nom, voire lorsqu'il joue avec lui, comme le fait Apollinaire dans ses Pomes Lou 2. Mais, le plus souvent, ce tu ou ce vous n'a pas de rfrent particulier. Il s'ouvre alors au lecteur, ou plutt tous les lecteurs, dans une universalit qui finit par dsigner "ensemble des hommes. C'est ainsi que le lecteur d'un pome lyrique peut parfois se sentir mis en jeu par celui-ci, comme dans Tant de choses Il de Guy Goffette 3 : c'est bien chacun de nous que s'adresse le pome, dans l'intimit de "exprience lyrique. Mieux encore, le lecteur est d'autant plus investi dans la relation lyrique qu'il est non

    1. mile Benvn iste, Problmes de linguistique gnrale, Gallimard. coll. Tel ", 1966. 2. Voir Adieu n. p. 76. 3. Voir p. 86.

    Prsentation 121

  • i(

    seulement le tu du pome, mais aussi, finalement, son je. C'est ce qu'affirme Hugo dans la prface des Contemplations, lorsqu'il dit son lecteur: Ah! insens qui crois que je ne suis pas toi 1! C'est aussi ce que dit Baudelaire lorsque, dans le pome liminaire des Fleurs du mal, il s'exclame: Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frre 2! Je et tu se rvlent finalement comme une seule et mme personne, que celle-ci soit le pote, son lecteur ou n'importe quel tre humain: la particularit de la posie lyrique, c'est en fait de dire sur un mode subjectif l'exp-rience humaine, de traduire dans la singularit d'une voix des motions et des sentiments ouverts l'autre, de dissimuler, sous l'apparente individualit d'un je, l'unanimit des existences humaines. C'est aussi pourquoi il faut lire un pome lyrique haute voix: on s'approprie alors le je du pome, on dit soi-mme je, on devient le sujet de l'nonciation. L'exprience lyrique est celle d'un partage - des pronoms, des voix, et des vies.

    1. Voir p. 92. 2. Voir p. 93.

    221 Posie et lyrisme

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    IIII! IIII!

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  • '1.1, 1 : ! i l' 1 i

    Vite s. av. 1.-C. V!" S. av. J.-c.

    V" s. av. J.-C. 1er S. av. J.-C. 30-20 av. J.-C. 28 av. 1.-C. 27-22 av. 1.-C. 2625 av.1.-C. 1514 av.1.-C. 1261-1262 1362-1365 1394-1410 XVe S.

    1532 1544 1552 1555

    1558 1578

    1621-1624 1630 1785-1789 1820 1834 1835

    Archiloque, lgies (fragments). Sapho, Odes, Hymnes (fragments). Anacron, Odes (fragments). Pindare, Odes triomphales. Catullc, Carmina (fragmcnts). Horace, Odes. Virgile, Gorgiques 1. Properce. lgirs. Tibullc, lyies. Ovide, Les Amours. Rutebeuf, Lu Complainte Rutebruf. Guillaume de Machaut, Le Lit,re du Voir Dit. Christine de Pisan, Cent Ballades d'amant et de darne. Charles d'Orlans, Ballades et rondeaux. Franois Villon, Posies ditJerses (publi en 1489). Clment Marot, ildolesccnce clmentine. Maurice Scve, Dlie. Pierre de Ronsard, Odes. Traduction du Canzoniere de l'Italien Ptrarque par Vasquin Philieul. Louise Lab, Sonnets. Joachim Du Bellay, Les Regrets. Pierre de Ronsard, Les Amours, jj Sonnets pour Hlne. Thophile dc Viau, upres potiques. Franois de Malherbc, upres (publication posthumc). Andr Chnicr, lgies. Alphonse de Lamartine, Mditations potiques. Alphonse de Lamartine, De, destines de la posie. G.W.F, Hegel, Esthtique.

    1, Sont dt's en gras les textes figurant dans le volume.

    241 Posie et lyrisme

    1835-1837 1853 1856 1857

    1862 1866 1868-1870 1869

    1872

    1873

    1874 1881 1884 1885 1886 1887 1897 1910 1911 1912 1913

    1914-1915

    1920

    Alfred de Musset, l,es !VIIi/s. Grard de Nerval, Odelettes. Victor Hugo, Les Contemplations, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal. Thodore dl' Banville, Odes jil11an/hllle,l'qu('!,'. Charles Baudelaire, Prtits Pomes ('/1 J)1'08e. Paul Verlaine, PO(>n/I'S .Wl/IIl'I1iens. Arthur Rimhaud, PoC>sie8. Lautrllllont, Lrs Chants dl' Afaldomr. Paul Verlaine, F/rs galan/l'S. Friedrich Nietzsche, La Nai,,(/1lce de la traydie. Arthur Rimbaud, [fne saison en enfer. Tristan Corbire, Les Amours ,jaunes. Paul Verlaine, !lon/1lI1('e,'; .1'1/1/,

  • Il: l, 1942 Louis Aragon, Les Yeux d'Elsa.

    Francis Ponge, LI' Parti ]Iris des choses. 1945 Lopold Sdar Senghor, Chants d'ombre. 1947 Jean Follain, Rxister. 1948 Ren Char, Furl'ur et Mystre. 1958 Yves Bonnefoy, Hier rgnant dsert. 1959 Anr Du Bouchet, Dans la chaleur vacante. 1962 Francis Ponge, Pices. 1963 Henri Michaux, Plume.

    Eugne Guillevic, Sphre. 1967 Georges Perros, Une vie ordinaire.

    l'III 1970 Jacques Rda, Rcitatif. 1977 Philippe Jaccottet, la lumirr d'hi!)e}'.

    li

    1978 Loran Gaspar, Approche de la parole. 1989 Jude Stfan, la "ieille Parque. 1993 William Cliff, Autobiographie. Il

    ,1 Guy Goffette, Le Pcheur d'eau. 1995

    Posie et lyrisme

    261 Posie et lyrisme

  • Jules Machard, Orphe aux Enfers, 1865. Orphe est aux Enfers et, arm de sa lyre, il s'adresse au dieu Pluton et son pouse Persphone (en haut droite). Autour de lui, tous les esprits infernaux se sont tus, touchs par la grce de son chant. Le peintre donne donc voir le pouvoir de la posie lyrique travers la figure d'Orphe, qui occupe le centre du tableau et dont la blancheur semble irradier les ombres des Enfers.

    1. Le lyrisme: musique et posie

    L'une des caractristiques majeures du lyrisme, ce qui constitue mme son trait distinctif, est le lien qu'il dvoile entre musique et posie. Comme l'indique l'tymologie du mot, le lyrisme a partie lie avec la lyre, et son histoire montre comment, de ses origines grecques jusqu'au Moyen ge, la posie lyrique unit de manire indissoluble langage et musique. Ce n'est donc pas sans raison qu'Orphe, le clbre pote de la mythologie grecque, est devenu la figure tutlaire du pote lyrique: le pouvoir qu'il tire de ses mots et des sons de sa lyre est celui de tout lyrisme potique. Nombreux sont les auteurs qui, travers les ges, se sont identifis Orphe pour inscrire leur uvre dans cette tradition potique. Le lyrisme s'est pourtant peu peu mancip de la musique pour finalement distinguer le pome de la chanson; la vritable naissance de la posie lyrique correspond peut-tre ce moment du Moyen ge o les potes se sont affranchis de l'accompagnement musical pour ne plus compter que sur la musique des mots eux-mmes. Le rve d'une posie musicale par essence continue de hanter la posie jusqu' ses textes les plus contempo-rains: en se donnant comme chants, les pomes lyriques poursuivent, mtaphoriquement, la dfinition du lyrisme comme le genre qui, plus que tout autre, cherche la musique dans la littrature.

    Le lyrisme: musique et posie 129

  • Jules Machard, Orphe aux Enfers, 1865. Orphe est aux Enfers et, arm de sa lyre, il s'adresse au dieu Pluton et son pouse Persphone (en haut droite). Autour de lui, tous les esprits infernaux se sont tus, touchs par la grce de son chant. Le peintre donne donc voir le pouvoir de la posie lyrique travers la figure d'Orphe, qui occupe le centre du tableau et dont la blancheur semble irradier les ombres des Enfers.

    1. Le lyrisme: musique et posie

    L'une des caractristiques majeures du lyrisme, ce qui constitue mme son trait distinctif, est le lien qu'il dvoile entre musique et posie. Comme l'indique l'tymologie du mot, le lyrisme a partie lie avec la lyre, et son histoire montre comment, de ses origines grecques jusqu'au Moyen ge, la posie lyrique unit de manire indissoluble langage et musique. Ce n'est donc pas sans raison qu'Orphe, le clbre pote de la mythologie grecque, est devenu la figure tutlaire du pote lyrique: le pouvoir qu'il tire de ses mots et des sons de sa lyre est celui de tout lyrisme potique. Nombreux sont les auteurs qui, travers les ges, se sont identifis Orphe pour inscrire leur uvre dans cette tradition potique. Le lyrisme s'est pourtant peu peu mancip de la musique pour finalement distinguer le pome de la chanson; la vritable naissance de la posie lyrique correspond peut-tre ce moment du Moyen ge o les potes se sont affranchis de l'accompagnement musical pour ne plus compter que sur la musique des mots eux-mmes. Le rve d'une posie musicale par essence continue de hanter la posie jusqu' ses textes les plus contempo-rains: en se donnant comme chants, les pomes lyriques poursuivent, mtaphoriquement, la dfinition du lyrisme comme le genre qui, plus que tout autre, cherche la musique dans la littrature.

    Le lyrisme: musique et posie 129

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    Il 1

    1. Orphe, la source lyrique

    Natif de Thrace, fils du dieu-fleuve agre et de Calliope, muse de la posie lyrique, Orphe est le chanteur par excellence, la fois pote et musicien. Ses chants taient si beaux qu'ils charmaient les btes sauvages et les hommes les plus inflexibles, les arbres et les plantes, et jusqu'aux divinits infernales: en effet, le plus clbre des mythes relatifs Orphe est celui de sa descente aux Enfers. Eury-dice, sa femme, fut pique par un serpent et en mourut; inconso-lable, Orphe alla la chercher aux Enfers, o les accents de sa lyre murent les mes des morts, les monstres et les dieux. Hads, roi des Enfers, consentit lui rendre Eurydice, la condition qu'il remontt la lumire du jour sans se retourner sur elle, qui le suivait. Mais, alors qu'ils taient presque arrivs au monde des vivants, Orphe fut pris d'une vive inquitude et se retourna: Eurydice disparut aussitt et resta jamais prisonnire du royaume des morts. Malgr l'chec de sa qute, Orphe incarne la figure du Pote lyrique, dont l'art pos-sde un pouvoir sans limite, celui d'enchanter le monde.

    Virgile, Gorgiques, IV, v. 457-484 (28 av. J.-c.) Mme si l'nide, son uvre la plus clbre, relve du genre

    pique, Virgile (v. 70-19 av. J.-c.) s'essaya aussi la posie lyrique, notamment avec les Bucoliques. Dans les Gorgiques, il chante, la suite d'Hsiode (Ville-Vile sicle av. J.-c.), les travaux des champs et de la campagne; la quatrime Gorgique voque les abeilles et raconte l'histoire d'Ariste, jeune berger dont les abeilles ont t tues par les dieux. C'est Prote, un dieu marin possdant le don de divination, qui lui rvle qu'il a t chti pour avoir provoqu la mort d'Eury-dice, la femme d'Orphe: il lui racont~ alors comment celui-ci est all la chercher aux Enfers, et comment il a su charmer les habitants du royaume des morts. Ce clbre passage, consacr aux pouvoirs de la posie lyrique, est ici donn dans la traduction de Jacques Delille, abb et rudit mondain du XVIIIe sicle, dont l'un des mrites est

    30 1 Posie et lyrisme 1

    d'avoir conserv la forme versifie pour transposer les Gorgiques en franais.

    Un jour tu 1 poursuivais sa tidle Eurydice: Eurydice fuyait, hlas! et ne vit pas Un serpent que les fleurs recelaient 2 sous ses pas. La mort ferma ses yeux: les Nymphes ses compagnes De leurs cris douloureux remplirent les montagnes; Le Thrace belliqueux:1 lui-mme en soupira; Le Rhodope -+ en gmit, et l'bre" en murmura. Son poux s'enfona dans un dsert sauvage: L, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,

    10 Tendre pouse! c'est toi (, qu'appelait son amour, Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour. C'est peu: malgr l'horreur cie ses profondes votes, Il franchit de l'enfer les formidables routes; Et, perant ces forts o rgne un morne effroi,

    15 Il aborda cles morts l'impitoyable roi 7, Et la Parque H inflexible, et les ples Furies 9, Que les pleurs des humains n'ont jamais attendries . Il chantait; et ravis jusqu'au foncl des enfers, Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,

    --_ .. _--_ .... ----

    1. C'est Prote qui parle; il s'adresse Ariste,c. 2. Recelaient: cachaient. 3. Le singulier dsigne ici le type du Thrace, rput rude et sauvage. 4. Montagne de Thraee. 5. Fleuve de Thrace. 6. Prote s'adresse maintenant Eurydice, la ,

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    Les lgers habitants de ces obscurs royaumes, Des spectres plissants, de livides fantmes, Accouraient, plus presss que ces oiseaux nombreux Qu'un orage soudain ou qu'un soir tnbreux Rassemble par milliers dans les bocages sombres; Des mres, des hros, aujourd'hui vaines ombres, Des vierges que l'hymen 1 attendait aux autels, Des fils mis au bcher sous les yeux paternels, Victimes que le Styx 2, dans ses prisons profondes, Environne neuf fois des replis de ses ondes; Et qu'un marais fangeux, bord de noirs roseaux, Entoure tristement de ses dormantes eaux. L'enfer mme s'mut; les fires Eumnides;~ Cessrent d'irriter leurs couleuvres livides; Ixion" immobile coutait ses accords; L'hydre affreuse oublia d'pouvanter les morts; Et Cerbre", abaissant ses ttes menaantes, Retint sa triple voix dans ses gueules bantes.

    Pierre de Ronsard, Les Amours, Sonnets pour Hlne , livre Il, 16 (1578)

    Les Amours de Ronsard (1524-1585) comptent parmi les recueils lyriques les plus clbres. Chantant tour tour Cassandre, Marie et Hlne, il consacre ces femmes des sonnets * amoureux, dont ce

    1. Hymen: mariage. 2. Le Stvx est l'un des fleuves des Enfers dans la mythologie grecque, qui enferme les morts entre ses neuf mandres. 3, Les Eumnides. ou "hienveillantes", sont en fait les rinyes: on les appelait ainsi pour les flatter ct viter d' attirer sur soi leur colre. 4, Ixion l'tait un roi thessalien douhlement sacrilge: pour le punir, Zeus l'attach,l il une roue enflamme. tournant sans cesse dans les Enfers: seul Orphe, par la beaut de son chant. parvint l'arrtcr. 5. Cerbre est le chien trois ttes qui garde les Enfers.

    321 Posie et lyrisme

    Laisse de Pharaon la terre gyptienne ... . Ronsard exploite ici un intertexte biblique et mythologique pour conseiller Hlne de se dtourner d'une cour hypocrite o rgnent les apparences. Le vers de chute identifie Hlne Eurydice et le Pote Orphe: cette seule mention suffit inscrire le sonnet dans la sphre de la posie lyrique.

    Laisse de Pharaon la terre gyptienne, Terre de servitude, ct viens sur le Jourdain 1 ; Laisse-moi cette Cour ct tout ce fard mondain, Ta Ciree 2, ta Sirne:~, ct ta magicienne.

    Demeure en ta maison pour vivre toute tienne, Contente-toi de peu: l'ge s'enfuit soudain. Pour trouver ton repos, n'attends point demain, N'attends point que l'hiver sur les cheveux te vienne.

    Tu ne vois ta Cour que feintes ct soupons, 10 Tu vois tourner une heure en cent mille faons,

    Tu vois la vertu fausse, ct vraie la malice. Laisse ces honneurs pleins d'un soin ambitieux:

    Tu ne verras aux champs que Nymphes et que Dieux, Je serai ton Orphe. ct toi mon Eurydice .

    1. Ronsard compare la retraite loin de la Cour au dpm1 des Hbrl'Ux, qui quittrent l'gypte de Pharaon pour gagner le Jourdain. la Terre promise. Il s'identifie ainsi au prophte Mose. 2. CirC(', ou Circ, est une magicienne qui. clans l'Odyssre d'Homre. trans-forme les compagnons d'Ulysse en diwrs animaux. 3. Lcs Sirnes sont, dans ],Odyssre, des dmons mi-femmcs mi-oiscaux.

    Le lyrisme: musique et posie 133

  • Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortge d'Orphe (1920)

    Au xx e sicle encore, la figure d'Orphe continue identifier la posie et le pote lyriques; ainsi, Guillaume Apollinaire (1880-1918) la rinvestit et voque le pouvoir du Thrace magique n dans les trente pomes brefs du Bestiaire, qu'il sous-titre Cortge d'Orphe. Le recueil s'ouvre sur deux quatrains qui chantent le pote puis la tortue dont la carapace a servi, selon la lgende, fabriquer la lyre d'Orphe. Si Apollinaire recherche dans ces vers une forme d'obscu-rit, c'est parce qu'il s'attache suggrer la magie de l'art orphique, qu'il place sous le patronage d' Herms Trismgiste 1 n. Sous la plume de l'auteur d'Alcools, la facult d'enchanter le monde que dtient la posie lyrique devient un pouvoir magique que les dieux ont offert quelques hommes. Ces deux brefs pomes sont accompagns, ds l'dition originale, de gravures de Raoul Dufy (1877-1953) reprsentant le mme objet que les quatrains; Apolli-naire semble alors renouer avec une tradition ditoriale de la Renais-sance, dans laquelle la pratique des emblmes n remportait un grand succs.

    1. Herms Trismgiste: tymologiquement, ({ Herms trois fois trs grand . C'est le surnom donn par les Grecs au dieu gyptien Thot, patron des magiciens, qu'ils assimilrent Herms.

    341 Posie et lyrisme

    Orphe

    Admirez le pouvoir insigne Et la noblesse de la ligne! : Elle est la voix que la lumire fit entendre Et dont parle Herms Trismgiste en son Pimandre 2.

    1. Il loue la ligne qui a form les images. magnifiques orncme11ls de ce divertissement potique fnote dApollinaire]. 2. "Bientt, lit-on dans le "Pimandre". descendirent des tnhres ... ct il en sortit un cri inarticul qui semhlait la voix de la lumire. Cette ,'voix de la lumire, n'est-cc pas le dessin. c'est--dire la ligne? Et quand la lumire s'exprime pleinement tout se colore. La peinture est proprement un langage lumineux [note d'Apollinaire].

    Le lyrisme: musique et posie 135

  • La Tortue

    Du Thrace magique l, dlire! Mes doigts srs font sonner la lyre. Les animaux passent aux sons De ma tortue, de mes chansons.

    1.(' Reslillire ou Cortyr d'Orphe, Gallimard / ADAGP.

    1. Orphl'l' (tait natif de la Thnlce. Ce sublime pote jouait d'unc lyre que Mercure lui avait donne. Elle tait composl'e d'une carapace de tortue, de cuir coll l'entour. de deux branches. d'un chevalet et de cordes faites avec des boyaux de brebis. Mercure donna galement de ces lyres Apollon et

    An~phion. Quand Orphe jouait en l'hantant, les animaux sauvages eux-ml'mes \'l'naient l'l'outer son cantique. Orphl'c iIl\'Cnta toutes les sciences, tous les arts. fond dans la magie. il connut l'avenir et prdit chrtiennement l'm-tll'Illent du S,\U\'FUR [note d'Apollinaire].

    361 Posie et lyrisme

    ----

    2. De la chanson au pome: la naissance du lyrisme

    La vritable naissance du lyrisme littraire correspond au moment o les potes ont abandonn l'accompagnement musical pour ne plus faire entendre que le chant de leurs mots. Le lyrisme mdival est ce titre de premire importance: alors que les trou-vres poursuivaient l'hritage antique en accompagnant leurs chants de divers instruments, ce que prouvent les manuscrits du XIIIe sicle, le XIVe sicle a vu la posie s'affranchir progressive-ment de la musique qui jusque-l lui tait associe. Guillaume de Machaut, dans son Livre du Voir Dit, opre sur ce point une distinc-tion essentielle, de laquelle on peut dater l'apparition d'un lyrisme purement potique. La musique a nanmoins continu occu-per une place centrale dans la posie lyrique mdivale: mme si les instruments n'accompagnaient plus cette dernire, elle ne cessa de s'inspirer des formes musicales et des chansons, comme en tmoignent par exemple les Bal/ades et rondeaux de Charles d'Orlans.

    Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir Dit, v. 508-529 (1362-1365)

    Dans Le Livre du Voir Dit, Guillaume de Machaut (v. BOO-v. 1377) mle un rcit prtendument autobiographique, des rflexions gn-rales sur le monde et l'criture, et des pices proprement lyriques qui viennent illustrer ces diffrents dveloppements. Le Voir 1 Dit, le dit * sincre et authentique, rapporte la rencontre du pote et d'une jeune admiratrice, qui sert de prtexte l'criture d'un vritable art potique *. Dans le dbut de ce trs long pome (reproduit en ancien franais, p. 38, et traduit en regard, p. 39), Machaut expose ses intentions et justifie l'originalit de son uvre; surtout, il distingue

    1. Voir est l'ancienne forme de l'adjectif vrai.

    Le lyrisme: musique et posie 137

  • explicitement les choses notees " et les balades non chantees que l'on trouve dans le texte, autrement dit les pomes chants et ceux qui n'ont aucun accompagnement musical. Ce n'est pas la moindre originalit de Guillaume de Machaut que d'tre l'un des premiers envisager une posie en dehors de la sphre musicale: c'est l'acte de naissance du lyrisme proprement potique.

    Et s'aucunes choses sont dittes Deu17: fois en ce livre ou eseriptes,

    :>10 Mi seigneur, n'en haiez merveille, Quar celle pour qui amour veille Veult que je mete en ce voir dit Tout ce que j'ai pour li fait et dit, Et tout ce qu'elle a pour moy fait,

    ii tG Sans rien celer qui face au fait; Et "uelt que toutes les rassemble Pour les y mettre tout ensemble. Le Voir Dit veuil je qu'on appelle Ce traiti que je fais pour elle,

    :i20 Pour cc que ja n'i mentirai. (Des autres choses vous diray Se diligemment les quers, Sans faillir vous les trouvers Aveuques les choses notees

    020 Et es balades non chantees; Dont j'ay mainte pense e Que chascuns n'a mie see, Car cil>': qui vuet tel chose faire Penser li faut ou contrefaire.)

    1. Les pices notes" sont les pomes chants sur un accompagnement musical. par opposition aux ballades non chantes ".

    381 Posie et lyrisme

    Et si certaines choses sont dites Ou crites deux fois en ce livre,

    510 Mes seigneurs. ne vous en tonnez pas, Car celle sur qui veille l'Amour Veut que je mette en ce Dit de Vrit Tout ce que j'ai fait et dit pour elle, Et tout ce qu'elle a fait pour moi,

    515 Sans rien cacher qui s'y rapporte. Et elle veut que je rassemble ces choses Pour les runir toutes ensemble. Je veux qu'on appelle Le Voir Dit Ce livre que je fais pour elle,

    520 Parce que je n'y mentirai jamais. propos des autres morceaux je vous dirai Que, si vous les cherchez avec attention, Vous les trouverez sans aucun doute Parmi les pices notes

    525 Et les ballades non chantes; Je les ai longuement mdites, Ce que tout le monde n'est pas capable de faire. Car celui qui veut composer de tels pomes Doit soit les mditer. soit les contrefaire.

    Trad. Bertrand Darbeau.

    Le lyrisme: musique et posie 139

  • 10

    Charles d'Orlans, Ballades et rondeaux (xve sicle) L'uvre de Charles d'Orlans (1394-1465) est essentiellement

    compose de ballades * et de rondeaux *, formes inspires de la chanson dont elles conservent la musicalit. Par exemple, le rondeau est structur autour d'un refrain, dont le retour systmatique donne son rythme au pome. Ainsi, dans une de ses pices les plus clbres, Charles d'Orlans renouvelle le clich potique de l'vocation du printemps par la reprise systmatique de l'image centrale du ron-deau, le temps a laissi son manteau; l'importance de ce refrain est telle qu'il constitue le point de dpart d'une mtaphore file, celle du manteau, qui va traverser tout ce bref pome.

    Le temps a laissi son manteau De vent, de froidure et de pluye, Et s'est vestu de hrouderie 1, De soleil rayant 2, cler et beau.

    Il n'y a beste, ne oyseau. Qu'en son jargon ne chante ou crie: Le temps a laissi son manteau!

    Rivire, fontaine et ruisseau Portent, en livree:l jolie, Gouttes d'argent d'orfaverie, Chascun s'abille de nouveau: Le temps a laissi son manteau.

    1. Brouderie: broderie. 2. Rayant: radieux. rayonnant. 3. Livree: habits. vtements.

    401 Posie et lyrisme

    Posie et chanson: les formes fixes du lyrisme mdival

    Les potes des XIVe et xve sicles, au premier rang desquels Guillaume de Machaut, empruntent aux poques prcdentes des formes jusque-l rserves la musique et la danse, tel le rondeau, pour en faire des modles de la posie lyrique. l'aban-don de l'accompagnement musical se double donc, paradoxa-lement, de l'mergence de formes directement inspires de la musique et de la danse, La posie lyrique russit ainsi procla-mer son indpendance et son caractre strictement littraire, tout en raffirmant sa particularit et son origine musicale. Parmi ces nombreuses formes fixes drives de la chanson, on peut citer la ballade, le chant royal, le rondeau et le virelai.

    La ballade est certainement la forme fixe la plus clbre du lyrisme mdival. Elle consiste en trois strophes le plus souvent isomtriques *, suivies d'un envoi *, Toutes les strophes sont construites sur le mme schma de rimes, et l'envoi reprend en gnral celui de la deuxime moiti d'une strophe. Enfin, chaque strophe s'achve par un refrain. On distingue la petite ballade (trois huitains d'octosyllabes' suivis d'un quatrain *) et la grande ballade (trois dizains * de dcasyllabes' suivis d'un quintil *), comme la clbre pitaphe de Villon en forme de ballade 1 .

    Le chant royal a vu ses rgles fixes en mme temps que celles de la ballade. C'est une forme inspire de la grande ballade, mais comprenant cinq strophes et un envoi (et non trois strophes et un envoi). Le mtre du chant royal est toujours le dcasyllabe.

    Le rondeau doit son nom la ronde que l'on dansait lors-qu'on le chantait l'origine; nanmoins, au XIV sicle, il n'est plus chant, Sa forme varie beaucoup d'un pome l'autre, mais, le plus souvent, il s'agit du rondeau double, qui comprend trois strophes d'octosyllabes ou de dcasyllabes, la premire tant un

    1: Voir p. 89.

    Le lyrisme: musique et posie 141

  • quintil, la deuxime un tercet" la dernire nouveau un quintil. Ces strophes sont construites sur deux rimes seulement, et les deux dernires s'achvent par un refrain qui reprend le premier hmistiche' du tout premier vers du pome, ou ce vers en entier. Le rondeau simple, comme Le temps a laissi son manteau ... " de Charles d'Orlans l, comprend un quatrain, un distique' et nouveau un quatrain. Dans tous les cas, le refrain qui s'ajoute aux deux dernires strophes n'est pas compt.

    Le virelai tait lui aussi le nom d'une danse avant de devenir, au XIVe sicle, celui d'une forme potique. Il a connu de nom-breuses formules diffrentes, par exemple celle d'un pome en vers brefs, construit sur deux rimes et compos de trois strophes de structure semblable prcdes et suivies d'un refrain qui quivaut une demi-strophe .

    1. Voir p. 40.

    421 Posie et lyrisme

    3. Le lyrisme comme chant, -- ou le rve d'une posie musicale

    Le lyrisme n'a jamais oubli son origine musicale; il semble mme en tre nostalgique, tant il rve d'acqurir une musicalit qui lui soit propre. Il suffit de remarquer quel point le mot chant revient, d'un pome l'autre, pour se rendre compte que le lyrisme semble continuer se penser lui-mme en terme de musique: c'est qu'il a trouv en elle, qu'elle soit relle (lorsque la posie tait accompagne par des instruments) ou mtaphorique (lorsque la posie recherche la musicalit du langage), l'originalit qui fonde sa spcificit de genre littraire. Ainsi, le chant et la musique restent l'horizon du lyrisme et paraissent mme le plus sr moyen d'identifier un pome comme lyrique, au-del de la subjectivit qui s'y nonce ou des sentiments qui y sont donns lire.

    Paul Verlaine, Jadis et nagure, Jadis (1884) L'un des pomes les plus clbres de Verlaine (1844-1896), dont

    le titre, Art potique, indique explicitement qu'il a pour ambition de dfinir la posie et de dterminer les rgles de sa composition, fait de la musique et du chant les principes fondateurs du lyrisme; pour atteindre cette musicalit de la langue, Verlaine conseille son destinataire de favoriser les vers impairs I, de s'affranchir d'une pra-tique trop technique de la rime, et de concevoir la posie comme un art de la suggestion. C'est ce prix seulement qu'il pourra atteindre la lgret essentielle du lyrisme, cette chose envole, car tout le reste est littrature .

    1. Cet Art potique est lui-mme compos d' ennasyllabes ".

    Le lyrisme: musique et posie 143

  • 1',

    10

    1:')

    20

    Art potique

    De la musique avant toute chose, Et pour cela prfre l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pse ou qui pose.

    Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque mprise: Rien de plus cher que la chanson grise O l'Indcis au Prcis sc joint.

    Charles Mariee 1

    C'est des beaux yeux derrire des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attidi, Le bleu fouillis des claires toiles!

    Caf nous voulons la Nuance encor. Pas la Couleur, rien que la Nuance ! Oh ! la Nuance seule fiance Le fl've au rve ct la f1te au cor!

    Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel ct le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur. Et tout cet ail de basse cuisine!

    Prends l'l~loquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'nergie, De rendre un peu la Rime assagie: Si l' on n 'v veille, elle ira jusqu'o '?

    1. Char/es Morce : pote et critique symboliste (lB61-1919).

    44 Posie et lyrisme

    30

    35

    qui dira les torts de la Rime '? Quel enfant sourd ou quel ngre fou Nous a forg ce bijou d'un sou Qui sonne ereux et faux sous la lime '?

    De la musique encore ct toujours! Que ton vers soit la chose envole Qu'on sent qui fuit d'une me en alle Vers d'autres cieux d'autres amours.

    Que ton vers soit la bonne aventure parse au vent crisp du matin Qui va fleurant la menthe et le thym ... Et tout le reste est littrature.

    Yves Bonnefoy, Hier rgnant dsert, cc Le Chant de sauvegarde )) (1958)

    Yves Bonnefoy (n en 1923) est l'un des auteurs les plus impor-tants de la posie contemporaine; son uvre, empreinte d'une cer-taine gravit et fonde sur le rle central de l'image potique, est traverse d'accents lyriques, comme dans le pome qu'il adresse la voix de Kathleen Ferrier, clbre cantatrice anglaise morte en 1952.

    C'est le pouvoir du chant, lyrique ou potique, que clbre ici Bonnefoy: capable de rconcilier les contraires et d'atteindre le seul absolu, il parvient, comme Orphe, connatre les deux rives, celle des vivants et celle des morts.

    Le lyrisme: musique et posie 145

  • 10

    la voix de Kathleen Ferrier Toute douceur toute ironie se rassemblaient Pour un adieu 1 de cristal et de brume, Les coups profonds du fer faisaient presque silence, La lumire du glaive s'tait voile.

    Je clbre la voix mle de couleur grise Oui hsite aux lointains du chant qui s'est perdu Comme si au-del de toute forme pure Tremblt un autre chant et le seul absolu.

    lumire et nant de la lumire, larmes Souriantes plus haut que l'angoisse ou l'espoir, cygne, lieu rel dans l'irrelle eau sombre, source, quand ce fut profondment le soir!

    Il semble que tu 2 connaisses les deux rives, L'extrme joie et l'extrme douleur. L-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumire, Il semble que tu puises de l'ternel.

    -----~---~-~---~

    Hier rgnant dsert, Mercure de France, 1978.

    1. Bonnefov fait ici rfrence au dernier mouvement du Chant de III Terre de Gustav Mahler (1860-1911), intitul Adieu. Kathleen Ferrier a donn une clbre interprl'tation de cette uvre. 2. Comme le titre du pome l'indique. il s'adresse la voix de Kathleen Ferrier.

    461 Posie et lyrisme

    Lopold Sdar Senghor, Chants d'ombre {1945} Homme de lettres et homme politique, Lopold Sdar Senghor

    (1906-2001) fit beaucoup pour l'mancipation de l'Afrique noire. Son uvre potique se nourrit des paysages, des coutumes et des chants du Sngal, son pays d'origine. Nuit de Sine exploite ainsi la musicalit du verset' pour voquer le rythme du tam-tam et l'apai-sement que provoque la tombe de la nuit. Inspir par la posie orale et les chants traditionnels, ce pome parvient retranscrire, par la seule musique des mots, le silence rythm et le pouls profond de l'Afrique.

    Nuit de Sine 1

    Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques 2, tes mains douces plus que fourrure.

    L-haut les palmes 3 balances qui bruissent dans la haute brise nocturne

    5 peine. Pas mme la chanson de nourrice. Qu'il nous berce, le silence rythm, coutons son chant, coutons battre notre sang sombre, coutons Battre le pouls profond de l'Afrique dans la brume des villages

    perdus.

    10 Voici que dcline la lune lasse vers son lit de mer tale Voici que s'assoupissent les clats de rire, que les conteurs eux-

    mmes Dodelinent de la tte comme l'enfant sur le dos de sa mre Voici que les pieds des danseurs s'alourdissent, que s'alourdit la

    15 langue des churs alterns.

    l, Le Sine est un fleuve du Sngal. affluent du Saloum. Il a donnl' son nom un royaume. 2. Balsamiques: qui calment. qui apaisent. 3. Palmes: rameaux du palmier.

    Le lyrisme: musique et posie 147

  • C'est l'heure des toiles et de la Nuit qui songe S'accoude cette colline de nuages, drape dans son long pagne

    de lait. Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si

    20 confidentiels, aux toiles? Dedans, le foyer s'teint dans l'intimit d'odeurs cres et douces.

    Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour lcs Anctres comme les parents, les enfants au lit.

    coutons la voix des Anciens d'Elissa 1 eomme nous exils. 25 Ils n'ont pas voulu mourir, que se perdt par les sables leur torrent

    sminal. Que j'coute, dans la case enfume que visite un reflet d'mes

    propices Ma tte sur ton sein chaud comme un dang 2 au sortir du feu et

    :JO fumant Que je respire l'odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur

    voix vivante, que j'apprenne Vivre avant de descendre, au-del du plongeur, dans les hautes

    profondeurs du sommeil. Chants d'om/lre [19451. uvre potique.

    Seuil, 1964. 1973. 1979. 1984. 1990.

    1. Elissa: village de Haute-Guine. que les anctres de Senghor ont d quitter aprs une bataille. 2. Dang: graines de couscous cuites la vapeur sous forme de boulettes.

    481 Posie et lyrisme

    Il. le sujet lyrique: je autobiographique ou je fictif?

    La dfinition la plus courante et la plus traditionnelle du lyrisme fait de lui le mode d'expression privilgi du moi. S'il peut sembler vident, la lecture des grands pomes de la tradition lyrique, que le je y appa-rat de faon rcurrente, cette caractrisation de la posie lyrique comme expression de la subjectivit ne va pourtant pas de soi, comme le montre le dbat qui, au XIX e sicle, a oppos les philosophes alle-mands Hegel et Nietzsche 1. Surtout, l'identification du rfrent de ce pronom reste extrmement problmatique: qui est ce moi? Qui dit je dans le pome lyrique? L'une des attitudes les plus rpandues consiste considrer qu'il s'agit du pote lui-mme, et donc regarder l'ensemble du lyrisme au prisme de la posie personnelle. Or, mme si cette identification du sujet de l'nonciation lyrique et de l'auteur peut en certains cas se justifier, elle rsulte souvent d'une lecture htive qui refuse au pome lyrique la possibilit de la fiction et de l'invention: nombre de textes, en effet, mettent en scne un moi fictif, imaginaire, que l'on ne peut considrer comme une reprsentation directe du pote. Il faut donc faire preuve d'une certaine prudence dans l'tude de l'nonciation lyrique: son sujet peut certes tre le moi rel du pote, mais aussi un moi fantasm, voire un personnage fictif, ou mme la figure du Pote, instance diffrente de celle du pote-auteur. Cette ncessaire prudence a engendr la cration d'un nouveau concept cri-tique, celui du sujet lyrique: comme les spcialistes du rcit distinguent le narrateur et l'auteur, ceux de la posie, le sujet lyrique et le pote.

    1. Voir p. S4 ct p. 72.

    Le sujet lyrique :je autobiographique oujefictif? 149

  • 1. Le moi romantique, --- ou le tournant du lyrisme

    --

    Le romantisme consacre le triomphe du lyrisme, mais un lyrisme dont la dfinition a sensiblement volu: c'est le moment o, comme l'crit Yves Vad \ la voix lyrique devient [ ... lla voix de l'intime. Si le pote lyrique avait dj, avant le XIX e sicle, trouv son inspiration dans sa vie et ses expriences, ce sont les potes romantiques qui ont pouss cette logique son point le plus abouti pour faire du moi l'objet mme de leurs pomes. Avec eux, la posie lyrique devient donc le mode d'expression de la subjectivit, le genre dans lequel s'expose l'intimit de l'auteur. Mme de Stal crit dans le chapitre x de son De l'Allemagne (1810): le don de rvler par la parole ce qu'on ressent au fond du cur est trs rare; il Y a pourtant de la posie dans tous les tres capables d'affections vives et profondes; l'expression manque ceux qui ne sont pas exercs la trouver. Le pote ne fait pour ainsi dire que dgager le sentiment prisonnier au fond de l'me .

    Alphonse de Lamartine, Des destines de la posie (1834)

    Lamartine (1790-1869) est l'un des principaux artisans de cette redfinition du lyrisme: il conoit la posie comme le reflet de l'me du pote. Dans la prface des Mditations potiques (1849), il crit cette formule reste clbre: je suis le premier qui ait fait descendre la posie du Parnasse, et qui ait donn ce que l'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre sept cordes de convention, les fibres mmes du cur de l'homme, touches et mues par les innombrables frissons de l'me et de la nature. Lamartine dveloppe cette ide dans Des destines de la posie, texte dat de 1834; il Y annonce l'avnement d'une posie purement subjective, autrement dit intime surtout,

    1. Voir Pour en savoir plus, p. 124.

    Le sujet lyrique: je autobiographique ou je fictif? 151

  • 1. Le ma; romantique, ou le tournant du lyrisme

    Le romantisme consacre le triomphe du lyrisme, mais un lyrisme dont la dfinition a sensiblement volu: c'est le moment o, comme l'crit Yves Vad \ la voix lyrique devient [ ... lla voix de l'intime. Si le pote lyrique avait dj, avant le XIXe sicle, trouv son inspiration dans sa vie et ses expriences, ce sont les potes romantiques qui ont pouss cette logique son point le plus abouti pour faire du moi l'objet mme de leurs pomes. Avec eux, la posie lyrique devient donc le mode d'expression de la subjectivit, le genre dans lequel s'expose l'intimit de l'auteur. Mme de Stal crit dans le chapitre x de son De l'Allemagne (1810): le don de rv ler par la parole ce qu'on ressent au fond du cur est trs rare; il Y a pourtant de la posie dans tous les tres capables d'affections vives et profondes ; l'expression manque ceux qui ne sont pas exercs la trouver. Le pote ne fait pour ainsi dire que dgager le sentiment prisonnier au fond de l'me .

    Alphonse de Lamartine, Des destines de ./a posie (1834)

    Lamartine (1790-1869) est l'un des principaux artisans de cette redfinition du lyrisme: il conoit la posie comme le reflet de l'me du pote. Dans la prface des Mditations potiques (1849), il crit cette formule reste clbre : je suis le premier qui ait fait descendre la posie du Parnasse, et qui ait donn ce que l'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre sept cordes de convention, les fibres mmes du cur de l'homme, touches et mues par les innombrables frissons de l'me et de la nature. Lamartine dveloppe cette ide dans Des destines de la posie, texte dat de 1834 ; il Y annonce l'avnement d'une posie purement subjective, autrement dit intime surtout,

    1. Voir Pour en savoir plus, p . 124.

    Le sujet lyrique :je autobiographique oujefictif? 151

  • personnelle: la nouvelle fonction du lyrisme, plus encore que d'enchanter le monde, est de montrer l'homme lui-mme et non plus son image, pour que le lecteur puisse chercher l'me du pote sous sa posie .

    La posie sera de la raison chante, voil sa destine pour longtemps: elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les poques que le genre humain va traverser: eUe sera intime surtout, personneUe, mditative et grave: non plus un jeu de J'esprit, un caprice mlodieux de la pense lgre ct superfi-cieUe, mais J'cho profond, re\' sincre, des plus hautes concep-tions de J'inteUigence, des plus mystrieuses impressions de J'me. Ce sera J'homme lui-mme ct non plus son image. Les signes avant-coureurs de cette transformation de la posie sont

    10 visibles depuis plus d'un sicle: ils se multiplient de nos jours. La posie s'est dpouille de plus en plus de ~a forme artificieUe, ~lle n'a presque plus de forme qu'elle-mme. A mesure que tout s est spiritualis dans le monde, elle aussi se spiritualise. EUe ne veut plus de mannequin, elle n'invente plus de machine: car la pre-

    \" mire chose que fait maintenant l'esprit du lecteur, c'est de dpouiller le mannequin, c'est de dmonter la machine et de chercher la posie seule dans l'uvre potique, ct de chercher aussi J'me du pote sous sa posie. Mais sera-t-elle morte pour tre plus vraie, plus sincre, plus relle qu'eUe ne le fut jamais?

    20 Non sans doute: eUe aura plus de vie, plus d'intensit, plus d'action qu'elle n'en eut encore! et j'en appeUe ce sicle nais-sant qui dborde de tout ce qui est la posie mme. amour, religion. libert, ct je me demande s'il y eut jamais dans les poques littraires un moment aussi remarquable en talents clos ~5 et en promesses qui cloront leur tour.

    52 1 Posie et lyrisme

    Mditations potiques, 23 (1820) Les diffrents pomes des Mditations potiques illustrent la dfi-

    nition de la posie lyrique que Lamartine donne dans les prfaces de ce recueil; ainsi, l'vocation de L'Automne , vritable lieu commun de la tradition potique, devient pour le pote l'occasion de chanter ses sentiments et ses tats d'me, dans l'omniprsence d'un je sou-verain. Le pome se fait mme autobiographique lorsque Lamartine voque une me [qu'il] ignore , dans laquelle on peut choisir de voir la jeune Anglaise Mlle Birch, qu'il pousa quelque temps aprs.

    L'Automne

    Salut, bois couronns d'un reste de verdure! Feuillages jaunissants sur les gazons pars! Salut, derniers beaux jours! le deuil de la nature Convient la douleur et plat mes regards.

    Je suis d'un pas rveur le sentier solitaire; J'aime revoir encor, pour la dernire fois, Ce soleil plissant, dont la faible lumire Perce peine mes pieds l'obscurit des bois.

    Oui, dans ces jours d'automne o la nature expire, 10 ses regards voils je trouve plus d'attraits;

    C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire Des lvres que la mort va fermer pour jamais.

    Ainsi, prt quitter l'horizon de la vie, Pleurant de mes longs jours l'espoir vanoui,

    15 Je me retourne encore, ct d'un regard d'envie Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui.

    Le sujet lyrique :je autobiographique ou je fictif? 153

  • Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, Je vous clois une larme aux borcls cie mon tombeau! L'air est si parfum! la lumire est si pure! ~o Aux regards cI'un mourant le soleil est si beau!

    Je voudrais maintenant vicier jusqu' la lie 1 Ce calice 2 ml cie nectar et de fiel 3 : Au fond de cette coupe o je buvais la vie, Peut-tre restait-il une goutte cie miel!

    2:' Peut-tre l'avenir me gardait-il encore Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu! Peut-tre, dans la foule, une me que j'ignore 4 Aurait compris mon me, et m'aurait rpondu L ..

    La fleur tombe en livrant ses parfums au zphyre 5 ; :lO la vie, au soleil, ce sont l ses adieux:

    Moi, je meurs; et mon me, au moment qu'elle expire, S'exhale comme un son triste et mlodieux.

    G.W.F. Hegel, Esthtique (1835) La personnalisation du lyrisme mene par les potes roman-

    tiques trouve sa lgitimation thorique dans l'uvre du philosophe allemand Hegel (1770-1831). Dans l'Esthtique, celui-ci aborde les trois grands genres que la tradition littraire a distingus (posie pique, posie lyrique et posie dramatique), et dfinit plus par-ticulirement la posie lyrique comme la forme subjective de la 1. Jusqu' la lie: jusqu'au bout. 2. Calice: coupe; en botanique, le calice est l'enveloppe extrieure de la fleur qui, en s'ouvrant avec les ptales, prend la forme d'une coupe ou d'un vase. 3. Fiel: bile. 4. Allusion probable une future pouse. 5. Zphyre: vent doux et lger (gl'nralement orthographi zphyr).

    541 Posie et lyrisme

    poesie n; il affirme qu'elle satisfait au besoin que nous avons d'exprimer ce que nous sentons, et de nous contempler nous-mmes dans la manifestation de nos sentiments n. Nanmoins, pour que cette expression des sentiments devienne uvre d'art, il lui faut atteindre une forme de gnralit et s'incarner dans une culture intellectuelle et artistique: ainsi, les sentiments du pote deviendront aussi ceux de son lecteur.

    La forme subjl'cti1){) de la posie a d'autant plus le droit cie se dvelopper dans un cercle part, indpendant de l'pope 1. Ds lors, en effet, l'esprit, se dtachant des objets, se replie sur lui-mme, regarde en sa propre conscience et donne satisfaction au

    5 besoin qui le sollicite de se reprsenter, non la chose dans sa ralit extrieure, mais ce qu'elle est dans l'impression subjectit)l', clans l'exprience sentimentale, dans la rflexion; en un mot, le foncl de sa pense et les mouvements de sa vie intime. D'un autre ct, pour que cette rvlation cie l'me ne se confonde pas avec l'ex-

    10 pression accidentelle des sentiments ordinaires, et qu'elle affecte la forme de la pense potique, il est ncessaire que les ides et les impressions que le pote dcrit, tout en lui tant personnelles, conservent une valeur gnrale, qu'ils soient les sentiments et les observations vrais de la nature humaine pour lesquels la posie

    15 cre, d'une manire vivante, une expression galement vraie. [ ... ] Comme toute vraie posie, la posie lyrique doit exprimer les

    vritables sentiments du cur humain. Mais, quelque solides et substantiels que soient les sujets qu'elle traite, pour devenir lyriques, ils doivent tre sentis, conus, imagins, ou penss d'une

    20 manire subjective ou personnelle. En seconcllieu, il ne s'agit pas seulement, ici, d'exprimer simplement l'intriorit individuelle en lui aclaptant le premier mot qui s'offre spontanment et qui dit piquement ce qu'est la chose, mais de crer une expression artis-tique du sentiment potique, diffrente de l'expression ordinaire.

    1. Hegel a d'abord trait de la posie pique, avant d'aborder la posie lyrique.

    Le sujet lyrique :je autobiographique ou je fictif? 155

  • 1.

    'I

    20 Par consquent, en raison mme de ce qu'au lieu de rester concen-tre en elle-mme, l'me du pote s'ouvre des impressions plus varies et des penses plus vastes, en raison de ce qu'il a conscience de son sentiment potique au milieu d'un monde dj marqu d'une empreinte prosaque, la posie lyrique exige, main-

    :lO tenant aussi, une culture intellectuelle et artistique. Trad. Ch. Bnard

    (1840-1851).

    2. Posie personnelle et autobiographie

    Si le romantisme marque un vrai tournant dans l'histoire du lyrisme, c'est aussi parce qu'il change la perspective du lecteur sur les textes qui la constituent: d'une part, la dfinition du lyrisme comme expression du moi rvle une dimension constitutive de la posie lyrique, que l'on pourrait appeler la tentation autobiogra-phique; d'autre part, elle conduit reconsidrer (au risque de l'ana-chronisme) les uvres lyriques antrieures au romantisme - ou du moins certaines d'entre elles - pour les lire au prisme de la posie personnelle. 11 faut pourtant se garder de transformer cette person-nalisation en principe systmatique du lyrisme: si certaines uvres s'y prtent particulirement bien, d'autres invalident clairement une telle hypothse.

    Joachim Du Bellay, Les Regrets, 10 (1558) Dans son recueil des Regrets, Du Bellay (1522-1560), clbre

    pote de la Pliade, voque son sjour Rome, la dception, l'ennui et le dgot que provoqua en lui cette ville qu'il avait tant dsir voir, et o il dut rester quatre ans 1. Comme son titre le laisse

    1. Du Bellay est parti il Rome de 155:3 il 1558, en qualit d'intendant de son oncle, le cardinal Jean Du Bellav.

    561 Posie et lyrisme

    10

    entendre, le recueil est habit par la plainte douloureuse du pote, qui prend souvent les accents de l'lgie *. Dans ce sonnet', Du Bellay rpond son ami Ronsard et lui explique pourquoi il a d abandonner le franais, aprs l'avoir pourtant si ardemment sou-tenu dans la Dfense et Illustration de la langue franaise (1549). Ce texte a donc clairement l'apparence d'un pome personnel; pour-tant, il faut garder l'esprit que l'motion est la consquence du texte plutt que sa cause: il ne faut pas forcment croire en l'authenticit des sentiments exprims, en une poque o la sinc-rit n'est pas un principe de la cration littraire.

    Ce n'est le neuve tusque 1 au superbe rivage, Ce n'est l'air des Latins, ni le mont Palatin 2, Qui ores :1, mon Ronsard, me fait parler latin, Changeant l'tranger mon naturcllangage 4.

    C'est l'ennui de me voir trois ans, et davantage, Ainsi qu'un Promthe", clou sur l'Aventin, O l'espoir misrable et mon cmel destin, Non le joug 6 amoureux, me dtient en servage 7.

    Eh quoi, Ronsard, eh quoi, si au bord tranger Ovide B osa sa langue en barbare changer Afin d'tre entenclu, qui me pourra reprendre

  • 1-

    D'un change plus heureux'? nul. puisque le franois l, Quoiqu'au grec et romain gal tu te sois, Au rivage latin ne se peut faire entendre~.

    Victor Hugo, Les Contemplations, livre IV, Pauca me~ ", 14 (1856)

    Avec Les Contemplations, Hugo (1802-1885) creuse le sillon de la posie personnelle plus profondment encore que ne l'avait fait Lamartine: ds la prface de ce recueil, il annonce que celui-ci aurait pu s'intituler les Mmoires d'une me 3". C'est dire quel point la subjectivit a t dveloppe par les potes romantiques, jusqu' faire de la posie lyrique un genre voisin de l'autobiographie. L'archi-tecture du recueil porte la trace de cette forte dimension person-nelle, puisqu'elle comporte deux grandes parties, Autrefois et Aujourd'hui", spares par le drame terrible qu'a t pour Hugo la mort de sa fille Lopoldine. Il voque son souvenir dans ce pome extrmement clbre, qui s'achve par la date de sa composition. Celle-ci renforce encore la dimension autobiographique et rfren-tielle du texte: il devient l'expression d'un tat d'me prsent, donn comme sincre et authentique.

    Demain, ds l'aube, l'heure o blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu +. je sais que tu mattends. J'irai par la fort, j'irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

    1. Franois: franais. 2. Entendre: comprendre. 3. Voir l'extrait de cette clbre prface, p. 92. 4. Le pote s 'adresse Lopoldine.

    581 Posie et lyrisme

    5 Je marcherai les yeux fixs sur mes penses, Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit Seul, inconnu, le dos courb, les mains croises, ' Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

    Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe, 10 Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur 1,

    Et quand j'arriverai 2, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyre en fleur.

    3 septembre 1847.

    William Cliff, Autobiographie, Enfance)J, 4 (1993) Il ne manquait plus qu'un pas franchir pour que la posie

    lyrique se fasse autobiographie: William Cliff, pote contemporain de nationalit belge, l'a franchi en 1993 en publiant un recueil de cent sonnets' rguliers intitul Autobiographie. L'emploi de cette forme fixe caractristique du lyrisme inscrit explicitement cette uvre dans la grande tradition lyrique: pourtant, Cliff transgresse les rgles du genre en nouant, ds le titre du volume, un vritable pacte autobiographique avec le lecteur. Ce faisant, il semble pour-suivre la logique romantique en la menant son terme, mais il pose aussi la question des limites du lyrisme: Autobiographie est-il un recueil de posie lyrique ou une autobiographie? Les deux genres peuvent-ils se confondre? Autrement dit, le lyrisme est-il soluble dans l'autobiographie?

    1. Harfleur: ville de Normandie, qui possde un port sur le canal de Tancarville. 2. Villequier. village normand o sc trouve la tombe de Lopoldine.

    Le sujet lyrique: je autobiographique ou je fictif? 1 59

  • i 10

    je suis n cl Gemhloux J en mil neuf cent quarante mon pl'ft' tait dentiste et je l'ai dj dit ma mre eut neuf enfants et je l'ai dit aussi pourquoi faut-il que je revienne cl cette enfance '?

    j'tais un gosse grosse bouche et grands yeux vides qui se jetaient partout pour comprendre le monde et plus ils se jetaient plus ils taient avides ct moins ils comprenaient tout ce monde qui gronde

    l'enfant ne comprend pas pourquoi il doit souffrir il pleure gorge dployi'e pour crier son malheur mais la moindre btise aussi le fait sourire

    sans qu'il comprenne pourquoi cc bonheur l'effleure je fus un gosse riant lamentablement dans un pays oceup par les Allemands

    -_._--_. ---_ .. _--

    1. Gemblo1lx: ville de Belgique.

    11ll1obiournphie. La Diffrence. coll. "Clepsvdre". 1993.

    60' Posie et lyrisme

    L'autobiographie potique, un genre impossible? Dans L'Autobiographie en France 1, Philippe Lejeune, spcia-

    liste incontest du genre, dfinit trs clairement l'autobiographie comme" le rcit rtrospectif en prose que quelqu'un fait de sa propre existence, quand il met ,'accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalit". Si l'autobiographie est un rcit [ ... ] en prose", cela exclut d'emble le vers - donc la posie (mme lyrique) - de la sphre autobio-graphique.

    Lejeune justifie cette exclusion partir d'un critre formel: l'autobiographie doit absolument donner au lecteur une impres-sion de vraisemblance, or le vers" porte dj simple lecture les "signes extrieurs" de la fiction et de l'art [ ... J et empche le lecteur d'entrer dans le jeu autobiographique . S'il est vrai que la forme versifie peut paratre moins naturelle que la prose aux yeux du lecteur contemporain, on peut tout de mme douter du fait que c'est l un critre suffisant pour exclure toute possibilit d'une posie autobiographique: d'une part ,'artificialit du vers est seulement plus apparente que celle de la prose, tout aussi peu naturelle; d'autre part cette artificialit ne signifie pas que le propos, autrement dit l'histoire raconte, soit lui-mme fictif. la "fiction et "" art ", que Lejeune confond volontairement, ne sauraient s'identifier.

    Philippe Lejeune revient sur cette dfinition dans Le Pacte autobiographique, publi en 1975: il y maintient l'exclusion de la forme versifie hors du genre autobiographique, mais donne une nouvelle dfinition de ce dernier, partir de la notion de "pacte autobiographique . Ainsi, pour qu'il y ait autobiographie (et plus gnralement littrature intime), il faut qu'il y ait identit de ,'auteur, du narrateur et du personnage z . C'est ,'affirmation

    1. Voir Pour en savoir plus, p. 124. 2 . .Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, p. 15.

    Le sujet lyrique :je autobiographique oujefictif? 161

  • explicite de cette triple identit que Lejeune appelle le pacte autobiographique; or il prcise qu'il peut tre nou ds le titre, lorsque celui-ci ne laisse aucun doute sur le fait que la premire personne renvoie au nom de l'auteur (Histoire de ma vie, Auto-biographie, etc.) 1 Il. Autobiographie, tel est justement le titre du recueil de William Cliff. Celui-ci noue donc un pacte autobiogra-phique avec son lecteur et, qui plus est, lui propose bien, un rcit rtrospectif [ ... ] de sa propre existence" qui met l'accent ({ sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa person-nalit}). La forme versifie, ds lors, ne change rien, parce que le lecteur le sait: il n'a pas l'impression qu'il s'agisse de la fiction [ou] de l'art. Autobiographie de William Cliff est bien une autobiographie, certes en vers, peut-tre la premire du genre, mais une autobiographie nanmoins ... et ce, selon les critres mmes de Philippe Lejeune. _

    1. Ibid., p. 27.

    621 Posie et lyrisme i

    3. Le sujet lyrique comme fiction du moi --- Quelques exemples ne suffisent pas difier une rgle gnrale:

    si certains pomes lyriques portent explicitement la marque d'une posie personnelle, voire autobiographique, d'autres au contraire sont frapps du sceau de la fiction. On ne peut ds lors considrer que le lyrisme soit par essence l'expression de la subjectivit du pote: le je qui s'y exprime peut tre celui d'un personnage imagi-naire, d'un fantasme du pote, une voix dsincarne qui ne se confond pas avec celle de l'auteur. La subjectivit peut ainsi consti-tuer un lment fondateur du genre de la posie lyrique, mais il faut alors prciser que ce sujet lyrique qui dit je dans le pome a une identit fluctuante, variable selon les uvres et les textes. C'est en effet ce que montre la posie hallucinatoire de Rimbaud, tout comme les multiples moi que se donne Michaux dans la postface de Plume.

    Arthur Rimbaud, Premire Lettre du Voyant )) (1871) Dans cette lettre du 13 mai 1871 adresse son professeur et

    ami Georges Izambard, Rimbaud (1854-1891) expose les grands principes de son esthtique potique dans quelques formules cl-bres: le pote doit se faire voyant", c'est--dire arriver l'inconnu par le drglement de tous les sens". Le lyrisme rimbaldien n'est donc plus tourn vers l'intriorit du pote, vers sa subjectivit, mais vers le monde qui l'entoure et qu'il cherche percevoir par tous les moyens possibles. C'est que le moi n'est pas une donne imm-diatement perceptible et comprhensible: Je est un autre", le moi ne se confond jamais to