Danielle Brault

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Septentrion Danielle Brault L e B âtisseur Roman biographique Extrait de la publication

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LeBât i s s e u rR o m a n b i o g r a p h i q u e

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LE BÂTISSEUR

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LeBâ t i s s e u r

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Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de dévelop pement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres. Nous reconnaissons éga lement l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Pro gramme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Illustration de la couverture : Photo de M. Vanier, Collection Claude Beaulieu.

Illustration de la quatrième de couverture : Le château Vanier, aquarelle de Louise Légaré

Révision : Simon Lamoureux et Chloé Deschamps

Correction d’épreuves : Carole Corno

Mise en pages et maquette de la couverture : Pierre-Louis Cauchon

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Membre de l’Association nationale des éditeurs de livres

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Prologue

Août 1934Ce matin du 19 août, le soleil est déjà chaud dans le ciel de Sainte-Rose. Le chauffeur et la cuisinière de Joseph-Émile Vanier s’échangent les derniers potins du village. Leurs rires filtrent à travers les persiennes de la maison de campagne de leur patron, le « château Vanier » comme disent les villageois.

— Pas si fort, Alfred ! Je crois que monsieur n’a pas beaucoup dormi cette nuit, et la patronne a donné des ordres pour qu’on ne la dérange pas avant midi.

— Tu as raison, Marie ! La lumière est restée longtemps allu-mée chez monsieur Émile cette nuit. J’espère qu’il se sent assez fort ce matin pour aller faire un tour de bateau sur la rivière. En attendant, on ferait mieux de retourner travailler.

En soupirant, les deux domestiques s’éloignent pour conti-nuer leur travail. Ils n’ont pas vu leur patron, habillé depuis déjà longtemps, qui fait quelques pas à l’extérieur. Soutenu par son infirmière, garde Dugas, il arpente lentement des allées bordées de fleurs et de plantes exotiques. Cet homme de soixante-seize ans, malade et amaigri, n’a rien perdu des propos de ses deux employés. Il sait qu’il n’a même plus la force de naviguer sur La Mouette. L’effort de marcher fait déjà perler la sueur à son front et c’est avec soulagement qu’il se dirige vers sa chaise Adirondak préférée.

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— Je vous ai apporté une bonne couverte, monsieur Vanier. Comme ça, vous ne serez pas mouillé par le serein.

— Merci, garde. Vous êtes comme un ange gardien pour moi.

— Un ange… Ça, je ne sais pas ! Mais une gardienne… Là, vous pouvez compter sur moi !

Joseph-Émile s’assoit lourdement, reprend son souffle et jette un coup d’œil sur la route principale, face au château. Des habitants du village, en route pour la messe, le saluent et jettent un coup d’œil admiratif à sa maison d’été et aux parterres de fleurs, encore magnifiques au mi-temps de l’été.

— Je crois que les gens aiment beaucoup votre maison de campagne, monsieur. C’est vrai qu’elle a un air de petit château de France. Vous êtes architecte, n’est-ce pas ? L’avez-vous dessinée vous-même ?

— Oui, garde ! Je suis… ou bien peut-être devrais-je dire j’étais architecte, ingénieur et arpenteur ! Mon beau chalet, j’en ai tellement rêvé et j’ai eu tellement de plaisir à le dessiner et à le faire bâtir !

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Chapitre 1

Septembre 1873— Joseph-Émile Vanier ! Combien de fois faudra-t-il te dire

d’enlever tes bottines avant d’entrer dans la maison ! Pas plus tard que ce matin, ta mère t’a encore averti de ne pas laisser de traces boueuses partout !

— Excusez-moi, papa ! J’étais si énervé à l’idée de vous annoncer une grande nouvelle que j’ai encore oublié ses recom-mandations.

Émilien Vanier et Lucie Soucy sont plus que fiers de ce fils né en pleine tourmente hivernale, le 20 janvier 1858. Considéré comme un brillant élève par ses professeurs du cours primaire, doué pour les mathématiques et le dessin à l’école commerciale du Plateau, il ne se résout pas à prendre la succession de son père dans l’épicerie familiale. Il ne tient pas en place, donne son avis sur tout et met régulièrement les nerfs et la patience de ses parents à rude épreuve. De taille moyenne, déjà bien bâti, il laisse tout sens dessus dessous dès qu’il quitte une pièce. Son visage ouvert, encore joufflu, présente des traits harmonieux et des yeux brillants qui se posent sur les gens et les forcent à répondre à ses éternelles questions. Malgré l’excellente éducation chrétienne dispensée généreusement par sa mère, il réussit à grand-peine à maîtriser son tempérament ardent : les femmes l’intéressent autant que la nourriture, au grand désespoir de madame Vanier.

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Pour l’instant, ce sont d’autres considérations qui allument les yeux du jeune homme. Son père sourit en constatant que Joseph-Émile reste planté devant lui sur ses bas, n’attendant qu’un mot d’encouragement pour partager l’immense joie qui semble le faire frémir de la tête aux pieds.

— Alors, mon garçon, quelle est cette grande nouvelle ?— Je vais m’inscrire… si vous le voulez bien, papa… à l’École

polytechnique de Montréal ! Messieurs Pfister et Archambault de l’Académie commerciale du Plateau se sont mis d’accord pour ouvrir ce nouveau cours scientifique et industriel en janvier. Comme ils n’ignorent pas mes aptitudes, ils m’accepteraient parmi les tout premiers élèves.

— Quand cesseras-tu de harceler ces pauvres hommes ? Tu as dû certainement aller les voir une dizaine de fois pour leur demander la date exacte du début des cours. Je n’aurais jamais dû te tenir au courant de leurs démarches ! Un peu plus et tu m’aurais demandé la permission de les accompagner au bureau du ministre Gédéon Ouimet pour le persuader de leur allouer des fonds.

— Papa… Je sais que vous considérez mes démarches comme exagérées mais… rendez-vous compte ! Mon rêve d’étudier les sciences appliquées à la construction et au génie civil va enfin pouvoir se réaliser. Si vous saviez combien de plans me trottent dans la tête. Je deviendrai peut-être un grand ingénieur ou un architecte réputé. Je veux bâtir des ponts, construire des maisons, des châteaux peut-être…

— Des châteaux en Espagne, oui, voilà ce que sont tes projets, Joseph-Émile ! Tu rêves, tu rêves, mais as-tu seulement pensé que tu vas me laisser tomber au moment où j’ai le plus besoin de toi ? Tu en as pour au moins trois longues années d’études ! Réfléchis, mon garçon ! Ton cours commercial est bien suffisant pour faire ton chemin dans la vie.

— J’ai toujours travaillé avec vous et je vais continuer dès que mes cours me laisseront quelques heures de liberté. Je suis désolé, papa, je ne veux pas devenir épicier. Je souhaite faire partie des premiers élèves qui feront des études d’ingénieur en français à Montréal. Monsieur Pfister et monsieur Archambault planifient même de faire reconnaître le cours par l’Université Laval.

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— Écoute-moi bien ! Si Charles Pfister et Urgel Archambault t’acceptent comme élève, je consens à te donner la permission de suivre ce cours, mais je t’avertis : tu paieras toi-même tes études en travaillant ici dès que tu sortiras de l’école. En attendant, je te conseille de disparaître avant que ta mère ne revienne du marché. Elle est bien capable de te faire laver le plancher à grande eau pour effacer tes traces boueuses, tout génie que tu sois.

— Merci, papa. Je vous jure que vous ne le regretterez pas.Émilien Vanier sourit en constatant la joie de son fils qui

monte quatre à quatre l’escalier menant aux chambres. La famille habite sur la rue Saint-Laurent, non loin de la barrière à péage qui marque les limites du village de Saint-Jean-Baptiste. Cette munici-palité est entourée, au nord, par les villages de Saint-Louis du Mile End et de Coteau-Saint-Louis, au sud, par la ville de Montréal, à l’est, par la municipalité de la Côte-de-la-Visitation, et à l’ouest, par le mont Royal. Les gens s’y établissent de plus en plus nom-breux, parce que les taxes sont moins chères qu’à Montréal et que l’air y est meilleur. Le commerce de monsieur Vanier occupe une partie du rez-de- chaussée du 21, rue Saint-Laurent et la famille s’arrange du reste de l’espace et du deuxième étage pour vivre le plus confortablement possible. Même si son fils ne se plaint jamais de toutes les heures qu’il consacre à l’aider, Émilien sent bien qu’il n’est pas heureux. Comment lui refuser de finir ses études puisque son garçon lui a déjà prouvé qu’il a du talent et de l’endurance. Il se souvient avec nostalgie du jour où il a inscrit son fils à l’école primaire située près de l’école normale Jacques-Cartier, dont les locaux occupent une partie du château Ramesay à Montréal. Cette petite école servant de laboratoire aux apprentis-professeurs a permis au fils du commerçant de prouver sa valeur. Même le directeur de l’école normale, Hospice Verreau, a vu en lui un génie et a suggéré de lui faire suivre un cours classique, ce qui n’a pas été possible, bien sûr !

Janvier 1874— Joseph-Émile Vanier ! Combien de fois faudra-t-il te dire

d’enlever tes pardessus d’hiver en entrant dans la maison ?— Excusez-moi, maman ! J’avais tellement hâte de vous ra-

conter ma journée que j’ai encore oublié vos recommandations.

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Ne vous sauvez pas ! J’en ai pour une minute et je reviens vous expliquer le tout en détail.

Résignée, Madame Vanier s’assoit le plus confortablement possible sur un fauteuil. Pour cette femme des années soixante-dix, toutes les positions sont inconfortables, engoncée qu’elle est dans des vêtements superposés, strictement boutonnés jusqu’au cou. Le froid de janvier combiné à l’humidité du redoux a rendu les maisons à la fois surchauffées et glaciales, ce qui l’a obligée à porter plusieurs épaisseurs de vêtements. Pour ajouter à l’in-confort, la mode de l’époque suggère de porter un corset et une tournure. Tout ce qu’elle a gagné en échappant aux armatures rigides des crinolines des années soixante, c’est de se retrouver avec un coussin « faux-cul ». En soupirant, elle se prépare avec patience à écouter le récit de la journée du nouvel étudiant. Elle sait qu’il est inutile de tenter d’y échapper et que son fils répétera son histoire intégralement quelques heures plus tard quand son mari les rejoindra pour le souper.

Pendant que Joseph-Émile se lance à corps perdu dans son récit à grands coups de gestes et d’exclamations, elle constate qu’elle le voit pour la première fois tel qu’il sera toute sa vie : enthousiaste, débordant d’énergie, capable d’affronter les iné-vitables embûches et doué pour trouver des solutions à tous les problèmes. Elle ressent également la passion qui l’habite et la difficulté qu’il aura à surmonter ce feu intérieur qui risque de le consumer tôt ou tard. Elle a veillé à l’éduquer sévèrement et en bon chrétien, mais les études scientifiques qui intéressent son fils l’inquiètent, car elles alimentent ses interrogations. De plus, la fréquentation des autres étudiants risque de bouleverser le fragile équilibre de sa moralité.

— Imaginez ça, maman : nous ne sommes que dix élèves, mais nous voulons tous réussir ! Aujourd’hui, c’était messieurs Charles Pfister et Joseph Haynes qui nous donnaient des cours et…

— Excuse-moi, Joseph-Émile, mais je dois vérifier si le souper est prêt et…

— Ne vous ne gênez pas pour moi, maman. Je vais vous suivre à la cuisine et continuer à vous raconter ma journée. Je vous disais donc…

En soupirant de nouveau, Madame Vanier réussit à se lever dignement et s’éloigne vers la cuisine, talonnée de près par

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l’orateur infatigable, qui ne manque pas d’écraser le rebord de sa robe à plusieurs reprises tout en continuant son récit. Elle a un peu de répit chaque fois qu’un membre de la famille fait son apparition à la porte d’entrée : il est immédiatement accueilli par un flot d’explications que chacun écoute plus ou moins patiem-ment. Durant le souper, Joseph-Émile est traité tour à tour avec indulgence, avec exaspération, avec patience ou avec agacement selon les différents caractères des membres de sa famille. Ils sont tous au bord de la crise de nerfs lorsqu’Émilien Vanier les rejoint un peu plus tard. Il vient de quitter son commerce et la fatigue laisse des marques profondes sur son visage.

— Bonsoir papa ! Attendez que je vous fasse un exposé sur ma première journée à…

— Tiens ! Voilà le jeune homme qui m’avait promis de me rejoindre lorsque les cours seraient terminés !

— Je m’excuse, papa ! J’étais si content de ma journée que j’ai pris mon temps pour en parler à maman. Laissez-moi vous la raconter en détail.

— Non ! Je suis fatigué et j’ai faim. Tu as sûrement reçu des livres, des cahiers, aujourd’hui ?

— Oh oui ! J’ai un livre d’algèbre, un livre d’arithmétique, un livre de…

— Très bien ! Va donc les recouvrir avec le papier brun que j’ai rapporté pour ne pas qu’ils se détériorent. Quand tu auras fini ton travail, tu pourras venir me rejoindre au salon.

— Vous avez raison. Je vais y aller tout de suite et je reviendrai dès que j’aurai terminé.

Une heure plus tard, c’est un Joseph-Émile bouillant d’éner-gie qui reprend son récit, décrivant les modifications apportées aux locaux de l’école réservés au premier groupe d’une dizaine d’étudiants. Tout en arpentant le salon et en faisant tinter les breloques de verre qui garnissent les lampes, il ne lui épargne ni les remarques sur les professeurs ni la description des appareils servant aux expériences. Lorsque l’orateur s’arrête enfin, son père réussit à prendre la parole à son tour.

— Eh bien, mon garçon, le moins qu’on puisse dire, c’est que tu sembles avoir fait le bon choix ! Va te reposer maintenant et rappelle-toi que tu vas avoir besoin de travailler à l’épicerie pour

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t’acheter beaucoup d’encre, si on en croit les taches laissées sur tes mains !

— Merci papa et bonne nuit. Je vais me lever tôt demain matin pour vous aider et pour jeter un coup d’œil dans mes livres.

Joseph-Émile tient parole et continue de donner un coup de main à son père au long de l’hiver 1874 tout en suivant ses cours à l’École polytechnique. Ses parents ont droit au récit quotidien du jeune étudiant, ce qui leur permet de constater que son enthousiasme pour les études en génie civil ne se dément pas. Cette demi-année d’essai permet aux professeurs d’adapter le contenu de leurs cours et laisse le temps aux élèves de se faire à ces nouvelles exigences. Une seule ombre au tableau vient tempérer l’enthousiasme des fondateurs de l’école : la succursale de Montréal de l’Université Laval ne sanctionne pas encore leurs cours. Les négociations vont bon train, mais pour l’instant les sciences appliquées ne sont pas reconnues de niveau universitaire au même titre que le droit, la médecine et la théologie.

Toutes ces tracasseries administratives ne dérangent pas le futur ingénieur, qui suit avec intérêt ses cours d’arithmétique, de géométrie et d’algèbre, dans lesquels il excelle ; par contre, les cours de géographie, d’histoire naturelle, de physique, de mécani-que et de chimie lui valent des prises de bec avec son frère Joseph, avec qui il partage sa chambre. Celle-ci s’encombre de bocaux contenant des spécimens dont Joseph ne veut pas savoir les noms et d’appareils miniatures qui s’accumulent sur les bureaux.

La partie des études de Joseph-Émile qui perturbe le plus la quiétude de sa famille consiste en des cours de callisthénie. Ces derniers provoquent l’hilarité générale de ses frères Joseph et Justinien et font rougir sa sœur Marie et sa mère : installé en plein milieu du salon, Joseph-Émile n’éprouve aucune gêne lorsqu’il fait des exercices physiques dont il détaille chaque particularité à son public, ébahi. Il explique également les avantages de pra-tiquer des étirements destinés à corriger les problèmes reliés à un travail effectué sur une planche à dessin pendant de longues heures. Toutes ces démonstrations mettent les nombreux bibelots de l’époque victorienne en grand danger. Ils sont sauvés in extremis par le père du nouvel athlète, qui lui conseille de faire ses exercices dans la petite pièce servant de remise à son commerce. Au milieu de tous ces bouleversements, Joseph-Émile, parfaitement heureux

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à l’école, ne perd pas une miette d’explications et décroche sou-vent les meilleures notes lors des examens.

Durant l’année 1874-1875, il continue à suivre ses cours dans une maison de brique tout à côté de l’école du Plateau. Des locaux beaucoup plus vastes ont été aménagés et sont beaucoup mieux adaptés à l’enseignement des sciences. Il en sera ainsi tout le long des études de Joseph-Émile : pour mieux répondre aux besoins académiques du cours scientifique, l’école s’agrandira. Les trois années de formation passent rapidement, et le futur ingénieur doit affronter plusieurs épreuves à la fin de son apprentissage : il passe deux examens, l’un oral, l’autre écrit, sur la physique indus-trielle, les travaux publics, les constructions civiles, le droit civil, le droit administratif et l’économie politique, devant les professeurs de l’école et trois commissaires nommés par le gouvernement.

Juin 1877Âgé de seulement dix-neuf ans, Joseph-Émile Vanier décroche son diplôme d’ingénieur civil avec la mention distinction. Ce diplôme signifie également qu’il a la compétence d’un architecte puisqu’il est apte à faire des plans dans tous les domaines de la construc-tion, autant du côté résidentiel que commercial. Joseph-Émile fait partie de la première promotion et détient le titre de l’élève ayant accumulé le plus de points durant ses années d’études. Lorsque le nouveau diplômé reçoit la médaille d’or, il se fait photographier dans son plus beau costume. La mode de l’époque ne convient guère à ce jeune homme, dont la carrure trahit déjà son goût pour la bonne chère et dont les cols résistent peu de temps à son cou de taureau. Mais quel feu dans son regard et quelle détermination dans ce menton volontaire ! Il a réussi à dompter sa chevelure et adoptera cette coiffure gominée avec la raie à gauche jusqu’à la fin de sa vie. Malgré cette allure de conquérant et son énergie, il ne se doute pas des difficultés à affronter lorsqu’il se cherchera de l’emploi au cours des mois qui suivront car il a peu d’expérience et son jeune âge ne joue pas en sa faveur. De plus, le diplôme qu’il a reçu n’est sanctionné par aucune université.

Grâce à ses nombreuses démarches, il réussit à décrocher un poste d’assistant à la municipalité d’Hochelaga, mais cet emploi ne lui suffit pas. Au mois d’août, il s’assoit, découragé, dans le bureau d’Urgel-Eugène Archambault, le principal de

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l’École polytechnique, et lui fait part de ses difficultés à trouver des contrats lucratifs.

— Ne ne te laisse pas décourager, Joseph-Émile. Tu es bien jeune et les responsables de projets ne te prennent pas encore au sérieux. Encore chanceux que tu aies décroché un emploi !

— Oui, mais je veux travailler davantage, monsieur Archambault, je suis prêt à accepter n’importe quel travail qui me permettra de faire valoir mes connaissances et augmentera mes chances de pouvoir m’ouvrir un bureau.

— Dis-moi… Pourquoi n’enseignerais-tu pas ici, dans ton alma mater ? Les inscriptions augmentent et nous aurons besoin de nouveaux professeurs. Je te verrais très bien donner des cours d’arithmétique.

— Mais… vous l’avez dit vous-même : je suis si jeune. Les élèves ne peuvent pas prendre au sérieux une personne de mon âge.

— Tu es peut-être jeune, mais je connais ta valeur. Pour ce qui est de ta capacité à enseigner, je te crois capable de prendre en charge les débutants.

— Je le crois aussi monsieur ! Je me vois déjà leur suggérant des travaux pratiques sur le terrain et…

— Écoute ! Voilà ce que je te propose : tu continues ta recher-che d’emploi et moi, de mon côté, je vais voir ce que je pourrais trouver pour toi. Si tu es prêt à t’expatrier pour prendre de l’expé-rience sous d’autres cieux, je vais même écrire à Prudent Beaudry, l’entrepreneur établi à Los Angeles. Il cherche une personne qui n’a pas froid aux yeux pour l’aider à développer des réseaux d’aqueduc dans les nouveaux quartiers qu’il construit dans cette nouvelle ville de la Californie.

— Je vous l’ai dit : toute proposition honnête est la bienvenue !— Bien, mon garçon ! Je lui écrirai dès que possible et, cet

automne, si tu n’as toujours pas trouvé d’emploi, je soumettrai ta candidature à notre comité comme professeur. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Votre suggestion me convient parfaitement, monsieur. Vous savez, même si je trouve du travail ailleurs, je vous promets qu’un jour je partagerai mes connaissances avec vos élèves.

— Alors, c’est entendu ! Au revoir Joseph-Émile !

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— Au revoir, monsieur le Principal… et encore merci de toutes vos bontés.

Septembre 1877— Papa ! Maman ! Regardez ! Il y a une lettre qui m’est adres-

sée au soin de monsieur Émilien Vanier. Elle vient de monsieur Archambault de l’École polytechnique.

Émilien Vanier et son épouse se retiennent pour ne pas éclater de rire à la vue du jeune homme qui vient d’entrer par la porte de la cuisine : couvert de boue, garni de « craquias », il est de retour d’un chantier de la rue voisine, où il est allé admirer la construction d’un nouvel édifice. Comme à l’habitude, il s’est présenté très tôt sur le chantier, s’est débrouillé pour parler avec l’ingénieur responsable des travaux et a suivi les ouvriers jusqu’à ce qu’on lui indique poliment, mais fermement, la sortie. Il ne s’est pas découragé pour autant et est revenu à la maison pour se changer avant d’aller hanter les bureaux municipaux. Il est passé par la porte avant, a happé le courrier, pensé à son aspect négligé et aux recommandations de sa mère et a finalement décidé de faire le tour de la maison pour entrer par la cuisine.

— Bon. Nous voyons ta lettre, mais j’imagine que tu ne feras pas que nous la montrer ? Tu peux l’ouvrir et la lire, je t’en donne la permission.

Au fur et à mesure que les lignes défilent devant lui, Joseph-Émile prend un air ahuri qui inquiète ses parents.

— Joseph-Émile, ne nous fais pas languir ! Que se passe-t-il ?— C’est une lettre de M. Archambault qui vous demande si

vous êtes d’accord pour que je rejoigne Prudent Beaudry à Los Angeles…

— Pas si vite mon garçon ! Ménage ta mère et mes oreilles ! Tu as dit monsieur Archambault et monsieur Beau…

— Monsieur Prudent Beaudry, papa ! Vous souvenez-vous de ce Canadien français qui a offert une bourse de 150 $ à l’École polytechnique en 1875 ? Il travaille dans une ville des États-Unis ap-pelée Los Angeles. C’est encore une petite bourgade, mais le climat est très doux et beaucoup de gens veulent s’y établir. Monsieur Beaudry a déjà été maire de la ville et, à présent, il développe des projets immobiliers et des réseaux d’égout et d’aqueduc. À ce sujet, monsieur Archambault vous écrit que monsieur Beaudry se montre

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très satisfait des résultats que j’ai obtenus et qu’il serait d’accord pour me prendre à l’essai comme aide-ingénieur et…

Lucie Vanier qui, jusque-là, écoutait la conversation d’une oreille distraite en faisant l’inventaire de ses provisions, s’adresse avec brusquerie à son fils.

— Tu ne vas pas t’en aller travailler chez des inconnus qui ne sont pas catholiques ! Tu risques de perdre ta foi et ton éducation. Et puis tu es encore si jeune ! Et, en plus, tu vas perdre ton emploi à la municipalité d’Hochelaga !

— Voyons, maman ! J’habiterai chez M. Beaudry, il n’y a pas de danger… Et puis, je vais prendre beaucoup plus d’expérience que si je restais à Hochelaga… Et puis, je vais perfectionner mon anglais… Et puis, je ne serai probablement pas absent plus d’un an… Et puis, il y a des églises catholiques là-bas… Et puis, il y a beaucoup de Français et des Espagnols…

— Un an ! Des Espagnols ? Tu viens de dire que tu voulais travailler en anglais !

Le père de Joseph-Émile, voyant que la conversation risque de sombrer dans un océan de larmes et d’inquiétudes maternelles, se contente de mettre la main sur l’épaule de son fils.

— Je trouve que M. Beaudry est bien bon de s’intéresser à toi et que c’est une excellente occasion de prouver aux Américains que nous avons les meilleurs ingénieurs civils dans notre pays. Je suis d’accord avec la proposition de monsieur Beaudry et je vais écrire à monsieur Archambault que j’approuve ton choix d’aller travailler aux États-Unis. Entretemps, charge-toi de le remercier de son intérêt pour toi. Je te souhaite bonne chance mon garçon !

— Vous allez être fier de moi, papa, je vous en fais le serment. Quant à vous, maman, vous savez bien que je vais rester fidèle à ma langue et à ma foi !

Joseph-Émile se dirige vers sa mère et lui embrasse tendre-ment le front. Elle voudrait bien le serrer contre elle comme elle le faisait autrefois, mais les convenances de l’ère victorienne ne permettent pas de si grands élans de tendresse lorsque les enfants ont presque atteint l’âge adulte. En toutes circonstances, elle s’oblige à conserver une attitude neutre, et les émotions qu’elle a laissé paraître un peu plus tôt lui font honte. Elle se contente de ravaler ses larmes et de suivre son fils des yeux avec indulgence lorsqu’il arrache littéralement la patère du sol en prenant son

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manteau pour aller remercier son bienfaiteur. Si sa mère s’appli-que à garder son calme, Joseph-Émile, lui, ne peut s’empêcher de cabrioler dans la rue, provoquant la curiosité des passants et les quolibets des cochers. Peu lui importe qu’on le trouve trop démonstratif et qu’il mette les pieds dans le crottin de cheval, il est le seul à comprendre l’importance de la chance qui s’offre à lui.

Novembre 1877Dès que la réponse enthousiaste de Prudent Beaudry parvient sur la rue Saint-Laurent, Joseph-Émile commence à faire ses bagages et, quelques semaines plus tard, il s’embarque pour l’aventure. Il voyage d’abord jusqu’à Chicago avec la compagnie du Grand Tronc. Ce sont ensuite différentes compagnies américaines qui prennent le relais jusqu’à San Francisco. Enfin, la Southern Pacific Company, qui vient de terminer le tronçon San Francisco–Los Angeles, mène le voyageur jusqu’à la ville des Anges. Tout en réfléchissant aux merveilleuses possibilités offertes par les transports modernes, il n’en revient pas de la beauté des paysages canadiens et américains qui s’étalent de part et d’autre de la voie ferrée. L’immensité des Grands Lacs lui donne l’envie de naviguer sur l’océan tandis que les vastes paysages du Wyoming, de l’Utah et du Nebraska lui confirment son choix de préférer la convivialité des villes et des villages à l’isolement des grands espaces ruraux. Tout au long du voyage, il étonne périodiquement les autres passa-gers en se penchant dangereusement à la fenêtre pour admirer les ponts et les viaducs. Il marmonne des calculs dans sa tête, sort des instruments bizarres et adore passer dans les tunnels. Il passe de longs moments à examiner les petites localités établies le long de la voie ferrée : toutes sont peuplées de gens affairés, plutôt rustres et occupés à survivre dans un monde tout neuf. Ses yeux brûlent tant il s’applique à ne rien manquer du voyage, mais il s’ennuie de sa famille et de ses amis, à qui il donne de ses nouvelles en écrivant de longues lettres.

Un matin où il est occupé à rédiger une missive à son père, lui racontant son isolement et sa hâte d’arriver à destination, il est interrompu par un étranger qui est monté à bord à Chicago en même temps que lui et qu’il a surpris plusieurs fois à le regarder avec intérêt.

— Bonjour mon gars ! Tu es canadien toi aussi ?

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— Bonjour monsieur. Comment avez-vous deviné que je suis canadien ?

— Tu parles en français dans ton sommeil ! Je m’appelle Henri Meunier et je viens de Longueuil.

— Enchanté, Monsieur Meunier. Je m’appelle Joseph-Émile Vanier et je viens du village de Saint-Jean-Baptiste, en banlieue de Montréal. Je ne m’attendais pas à rencontrer un compatriote durant mon trajet.

— Moi non plus. Où vas-tu, Joseph-Émile ? Moi, je rejoins mon frère qui travaille dans une mine à San Francisco.

— Je vais à Los Angeles. J’espère travailler avec monsieur Prudent Beaudry, ancien maire de la ville, qui voit à développer de nouveaux quartiers. Je suis ingénieur civil.

— Bon sang, quelle chance tu as d’avoir étudié mon garçon. Tu peux me croire, le travail dans les mines n’est pas de tout repos.

— Mais qu’est-ce que vous cherchez dans ces mines monsieur Meunier ?

— De l’or ! Des tonnes d’or !— De l’or ? Mais la ruée vers l’or est terminée depuis au moins

vingt ans.— La ruée, oui. L’exploitation systématique et les méthodes

modernes de recherche du minerai, non.— Au cours de mes études, j’ai appris qu’on utilise des techni-

ques basées sur la force de l’eau pour exploiter des sites aurifères, est-ce que c’est encore le cas ?

— Tu l’as dit ! Bien sûr, il y a encore des gens qui croient qu’il suffit de se baisser pour ramasser des pépites dans les rivières, mais ce temps-là n’existe plus, sauf peut-être pour quelques irré-ductibles… Regarde ce vieil homme là-bas, dans le fond du train ! On voit tout de suite que c’est un orpailleur qui sasse la boue des rivières. Pour l’instant, il dort entouré de toute sa fortune : son sac à dos, sa pelle, son pic, ses batées de fer-blanc, sa couverture, ses poêles à frire, sa cafetière, ses armes et sa paire de botte de rechange !

— Je me demande s’il rêve de montagnes de pépites d’or ! Dites-moi, monsieur Meunier, savez-vous s’il y a des mines d’or à Los Angeles ?

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Table des matières

Prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7Chapitre 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9Chapitre 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . 51Chapitre 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . 85Chapitre 4 . . . . . . . . . . . . . . . . 124Chapitre 5 . . . . . . . . . . . . . . . . 159Chapitre 6 . . . . . . . . . . . . . . . . 198Chapitre 7 . . . . . . . . . . . . . . . . 238Chapitre 8 . . . . . . . . . . . . . . . . 275Chapitre 9 . . . . . . . . . . . . . . . . 305Chapitre 10 . . . . . . . . . . . . . . . 344Chapitre 11 . . . . . . . . . . . . . . . 381Chapitre 12 . . . . . . . . . . . . . . . 410Chapitre 13 . . . . . . . . . . . . . . . 448Chapitre 14 . . . . . . . . . . . . . . . 489Chapitre 15 . . . . . . . . . . . . . . . 528Chapitre 16 . . . . . . . . . . . . . . . 573Chapitre 17 . . . . . . . . . . . . . . . 607Chapitre 18 . . . . . . . . . . . . . . . 642Chapitre 19 . . . . . . . . . . . . . . . 674Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . 708

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cet ouvrage est composé en new baskerville 11.25selon une maquette de pierre-louis cauchon

et achevé d’imprimer en octobre 2008sur les presses de l’imprimerie marquis

à cap-saint-ignacepour le compte de gilles herman

éditeur à l’enseigne du septentrion

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