Cycle repertoire

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  • SOMMAIRE

    Le Tempestaire de Jean Epstein p. 3

    La Chute de la maison Usher de Jean Epstein p.11

    Seconds de John Frankenheimer p.19

    Lettre d'une inconnue de Max Ophls p.26

    L'Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz p.38

    Macbeth d'Orson Welles p.43

    Phantom of the Paradise de Brian de Palma p.48

    Boulevard du crpuscule de Billy Wilder p.51

    Les Fraises sauvages d'Ingmar Bergman p.54

    Une question de vie ou de mort de Powell & Pressburger p.60

    Dossier ralis avec le site DVDClassik.com

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  • LE TEMPESTAIRE

    Un film de JEAN EPSTEIN

    France 1947 22 min Format 1.37 Noir et blanc

    L'histoireAlors qu'une tempte se lve sur la baie de Mor braz, une jeune femme reste Belle le s'inquite pour son fianc parti en mer pcher la sardine. Elle se rend au phare s'enqurir de la mto, mais lesgardiens ne sont gure rassurants. Sa grand-mre lui parle alors des temps jadis o les siffleurs de vent taient capables de calmer les temptes. Un vieil homme de l'le, le pre Floch, tait dit-on l'un de ces tempestaires. La jeune fille se rend chez lui et le supplie d'avoir une dernire fois recours samagie...

    Analyse et critiqueSi Jean Epstein s'est trouv peu peu repouss la marge du cinma - que ce soit cause de l'insuccs de ses films ou le fruit d'une dmarche volontaire - la guerre marque un vritable arrt dans sa carrire. A cause de leur nom et de leur origine polonaise, les Epstein sont rapidement suspects aux yeux de l'occupant et de la police franaise qui brille alors tonnamment pour son efficacit. Jean est ainsi radi de la profession cinmatographique sur dcision de la prfecture de police et n'a plus l'autorisation de tourner. Il s'installe avec sa sur en France libre et travaille pour la Croix-Rouge, au service de l'aide aux prisonniers. Le domicile familial de Viroflay (dans les Yvelines) est confisqu et pill par les Allemands, et Jean et sa sur Marie son arrts par la Gestapo, chappant de peu la dportation grce l'intervention de la Croix-Rouge.

    Aprs la Libration, Epstein donne des cours l'IDHEC et crit de nombreux articles et des livres o il dveloppe et enrichit ses rflexions sur le cinma, le plus notable tant le passionnant Intelligence d'une machine en 1946, texte qu'il complte et enrichit en 1947 avec Le Cinma du Diable. La mme anne, il fait son retour derrire la camra avec la ralisation du prologue de La Bataille de l'eau lourde de Jean Drville et c'est galement en 1947 qu'il revient en Bretagne et qu'il peut satteler la ralisation du Tempestaire, projet qu'il caresse depuis longtemps mais qui n'a pu voir le jour cause de la guerre. Ds la Libration, Epstein a essay de monter ce film, mais

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  • sans succs, aucun producteur ne s'intressant alors ce projet. C'est finalement grce au soutien dufidle Nino Constantini que le film peut se faire, son acteur du Double amour et de Mauprat ayantmont sa socit de production Film-Magazine. Constantini montre le scnario Bluette Christin-Falaize, propritaire de la maison de distribution Le Trident, qui est emballe. L'association entre la petite maison de production et le distributeur permet Epstein de tourner ce film qu'il trane dans sabesace depuis dix ans.

    Le dernier cadeau de Jean Epstein au cinma cest Le Tempestaire o il y a le ralenti du son dontpersonne na profit lheure actuelle... voici un chef-doeuvre qui prfigure lavenir, un homme enpleine possession de ses moyens, plus jeune que bien des jeunes... et on a laiss cet homme sept anssans travailler... Mais Epstein nhabitait pas Passy, ce ntait pas un homme la mode ; il tait trop vivant pour accepter de se momifier... il est mort billonn sans pouvoir sexprimer, alors quiltait plein de choses dire, nous apprendre... dira Henri Langlois dans son imposant dossier consacr au cinaste et publi dans Les Cahiers du cinma en 1953.

    Langlois met en avant le ralenti sonore qui est effectivement l'un des lments les plus notables du film. A lire ses crits, on voit qu'Epstein aurait aim travailler la matire sonore autant que la matire visuelle, mais il n'en a pas eu l'opportunit. Les expriences techniquement peu enthousiasmantes de L'Or des mers et des Chansons d'Ar-Mor ainsi que les chansons filmes ne laissaient aucune place l'exprimentation et Epstein a enfin le loisir avec ce film de travailler la bande sonore. Il ralise une bande-son magistrale, retravaillant toutes les ambiances, les mlant minutieusement la musique. Il joue de manire trs originale sur la diction des acteurs, leur imposant un rythme et des intonations qui annoncent le travail de Robert Bresson. Et surtout, il y a ces ralentis sonores, fantastique trouvaille qui s'accorde parfaitement la logique du rcit. A sa demande, l'ingnieur du son Lon Vareille fait des essais et trouve des solutions techniques lui permettant de ralentir les sons jusqu' quatre fois. En ralentissant un son, la tonalit descend, ce qui permet Epstein d'obtenir des tessitures trs variables partir d'un son unique. Il cre ainsi une vritable partition musicale partir de ces effets de ralentis, avec simplement l'ajout d'une ligne mlodique minimaliste signe par le compositeur Yves Baudrier.

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  • Epstein voit galement dans le ralenti sonore une possibilit de dcrypter les sons, d'aller au-del dela perception humaine. De la mme manire que le gros plan et le ralenti permettent de dpasser les limites des capacits de perception et d'analyse de lil humain, le ralenti sonore permet de distinguer dans un son unique une multitude de variations inaudibles sans le recours l'enregistrement sonore. Pour Epstein, c'est un monde qui s'ouvre mais tonnamment aucun cinaste- hormis quelques ralisateurs exprimentaux - ne va utiliser cette capacit de la machine cinma, etle ralenti sonore va rester cantonner aux domaines de la recherche scientifique et de la musique acousmatique.

    Si avec Finis Terrae et Mor Vran Epstein a atteint son apoge artistique, Le Tempestaire constituepeut-tre son chef-duvre. Dans ces trois films, Epstein cherchait le merveilleux dans le rel. Ici, ilopre une vritable transmutation du rel pour le transformer en merveilleux. Par l'usage des imageset des sons, il applique un procd alchimique qui transforme la matire brute en un monde fantastique. Le rel est toujours l et le film repose sur un fort aspect documentaire (les scnes du port, le phare, les tisseuses...) et la captation en direct des vnements (la tempte qu'il aurait pu reconstituer ou retravailler par les optiques mais qu'il choisit de filmer rellement). Mais ce rel se couvre d'une autre dimension, Epstein nous invitant par le biais du langage cinmatographique avoir une autre perception du monde qui nous entoure. C'est en observant les choses et en jouant surles cadres et les lumires qu'Epstein cre cette sensation d'inquitante tranget qui parcourt tout le film. Il ne fabrique pas ce merveilleux, ce fantastique, il l'arrache du rel. Par la puissance du cinmatographe, les faits les plus quotidiens se transforment, deviennent autre chose, se chargent designification, se font symboles et mtaphores. Ce n'est pas inventer. J'ai essay. Il est dfendu d'inventer. Car si la plus laborieuse, prudente et vraisemblable lucubration, conventions admises, peut tre figure satisfaction par d'adroits symboles : acteurs, dcors, jamais elle ne s'applique sans prendre l'air d'un masque, sur hommes et choses qui sont, sur pays qui vivent. ( Les approches de la vrit , Photo-cin, nov 1928)

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  • Cette transmutation du rel passe notamment par la faon dont Epstein utilise des lments qui se transforment avec le temps, qui voluent l'cran mais dans une autre temporalit que celle qui nous serait donne voir l'tat naturel, sans en passer par cette machine d'enregistrement, de restitution et de transformation du rel qu'est le cinma. Le temps est une question qui parcourt toute l'uvre d'Epstein, son uvre filme mais plus encore son oeuvre crite. C'est, d'vidence, sa grande obsession et il n'a cess jusqu' la fin de sa vie d'tudier, de dcortiquer, de triturer ce concept. Epstein voit le cinma en quatre dimensions. S'il prophtise souvent dans ses crits l'arrive proche du relief (mais aussi de la couleur et du son), il voit dj le cinma muet et en noir et blanc dot d'un dimension supplmentaire : le temps. Un temps que la machine ne fait pas que capter mais dont elle met aussi en vidence la relativit, dmontrant sa nature vritable faite de variations et de modulations en fonction des perspectives, tout comme l'espace.

    Le temps est la quatrime dimension de l'univers qui est espace-temps. Le cinmatographe est actuellement le seul instrument qui enregistre lvnement dans un systme quatre rfrences. En cela, il s'avre suprieur l'homme qui ne parat pas constitu pour saisir lui-mme une continuit quatre dimensions et, plus loin, S'il est des clairvoyants, leur don est celui-l : concevoir simultanment le temps et l'espace ( Intelligence d'une machine , 1946) : le pre Floch est certainement de ces clairvoyants et Le Tempestaire est la mise en images, l'incarnation de ce concept. Epstein ralentit, acclre, remonte le temps. Il le droule, le fait sortir des rails de la temporalit classique qui va de la cause l'effet. Un cinaste, un photographe ou un metteur en scne de thtre peuvent jouer sur les perspectives spatiales - qui ne sont que des conventions - pourmodifier notre perception du monde et Epstein prouve avec ce film-essai qu'il est possible galement de jouer sur les perspectives temporelles.

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  • Un autre lment marquant du Tempestaire est la faon dont Epstein s'y prend pour que la tempte dpasse sa simple figuration l'cran et que sa prsence s'tende chaque seconde du film. Les premires images nous montrent une camra mouvante, comme battue par le vent, qui survole le large. Puis c'est le calme du port, les bateaux qui dorment. Epstein utilise des photogrammes de marins regardant la mer et de deux femmes qui cousent. Temps fig, stase. Cet emploi d'images fixes sert le rythme du film comme on va le voir, mais fait galement songer un vieil album photos, ce qui nourrit un autre aspect du film qui est le surgissement du pass dans une Bretagne entre de plain-pied dans le monde moderne.

    Ces images - le port, les pcheurs, les tisseuses - se mettent doucement en mouvement, accompagnant la sensation du temps qui repart mais aussi de la tempte qui arrive. La mer bouge doucement, les femmes travaillent au ralenti, les arbustes bruissent. Puis les vagues se font plus vivaces et avancent sur la plage, le vent forcit. Les deux femmes interrompent leur ouvrage et nous regardent lorsque la porte se met grincer : C'est un mauvais signe... dit la plus jeune.

    Les vagues se font de plus en plus violentes. Les nuages samoncellent et l'le est plonge dans la nuit. Bientt, c'est le fracas des vagues sur les rocs, le hurlement du vent.

    Epstein orchestre une monte en puissance d'une force incroyable. On ressent le ct terrible, implacable de la tempte, sa force brute. Jean Rouch se rappelle en 1991 de Marie Epstein racontantle tournage de la tempte : Lorsquil tourna Le Tempestaire au milieu de la tempte et des embruns, accroch la camra pour lempcher de senvoler, loprateur affol scriait "Il ny aura rien sur la pellicule." "Ne vous occupez pas de cela, lui disait Epstein, mettez cet objectif, ouvrez tant, faites ceci, faites cela", et loprateur revenu Paris dcouvrit avec stupeur que non seulement la pellicule tait impressionne, mais que les images taient dune merveilleuse beaut. Mais ce n'est pas seulement de voir l'cran la mer qui se soulve, le vent qui balaye les plaines, lesvagues qui frappent le falaises qui nous fait ressentir la tempte, c'est tout ce mouvement, ce rythmesouterrain qu'Epstein impulse sa mise en scne qui immerge ds les premires images le spectateur dans l'ouragan. La force de cette squence tient aussi sa charge motionnelle, car ce quinous est donn voir n'est pas simplement la nature qui se dchane, c'est le cur de la femme qui s'inquite pour son homme parti en mer. La tempte, en se chargeant ainsi d'une motion toute humaine, n'en est que plus terrible et inquitante...

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  • Un combat va s'installer entre la tempte et le cur de la jeune fille, entre l'espoir et la peur. Car malgr la tempte, le phare continue luire, percer les tnbres, quelques rayons de soleil franchissent le mur noir des nuages et le chant de la jeune fille parvient couvrir la fureur du vent etde la mer... autant de signes qui nous permettent de croire que l'espoir de la jeune fille peut triompher de la nature vorace. La faon dont Epstein enregistre et restitue le rel est soumis la vision intrieure de la jeune dentellire. On est avec elle, dans son angoisse de la perte, dans son amour pour son homme. Et c'est son courage, sa volont qui vont rveiller des forces du pass et sauver son marin, du moins c'est ce qu'Epstein choisit de nous montrer.

    Comme pour L'Or des mers, il s'inspire d'une lgende bretonne, celle des siffleurs de vent, ces hommes capables de calmer les temptes. Epstein montre la jeune fille aller des gardiens du phare au vieux tempestaire, de la technologie la magie. Lorsqu'elle va voir le pre Floch et le supplie de calmer les lments, le rel va se plier son dsir, cder la passion avec laquelle elle rclame le retour de son homme. Le film devient son incantation aux forces du pass, ce rve ancien o l'homme pouvait commander la nature. Elle provoque la rsurgence de ce temps des croyances en un monde invisible, ce temps de la magie qui a t rejet, chass par le catholicisme avant d'tre repouss jusqu'aux confins (ici Belle le en mer) par le monde moderne. Si le tempestaire accepte d'aider la jeune fille, c'est parce qu'elle lui propose en change sa mdaille de baptme, offrant sa foichrtienne au "druide", acceptant son monde magique.

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  • La mise en scne d'Epstein fait corps avec les penses de la jeune fille et avec sa volont de croire en la capacit du vieil homme matriser la nature. Epstein utilise pour cela des ralentis psychologiques qui consistent faire varier la vitesse de dfilement des images en fonction des penses du personnage, une technique qu'il utilise depuis longtemps mais qui atteint ici la perfection. Les ralentis - du son et de l'image - lui servent galement calmer les vents et les vaguessuite aux incantations du tempestaire. Si Epstein pouse le point de vue de la magie, il montre dans un mme temps que celle-ci tient un pacte trs fragile pass entre le tempestaire et une nature qui restera toujours une force qui dpasse l'homme. Les images de la mer occupent en minutage presque la moiti du film et les personnages sont souvent rduits dans le cadre de minuscules silhouettes crases par le ciel ombrageux. Et lorsque la nature n'apparat pas l'cran directement, elle est toujours prsente via la bande sonore o se font entendre le fracas des vagues et le souffle du vent. Les hommes ne peuvent que se rsoudre aux caprices de la nature et lorsque cette dernire se dchane, ils ne peuvent que se terrer. Dans les scnes d'intrieurs, Epstein ressert les cadres, emprisonne ses personnages qui sont comme les otages d'une nature indomptable.

    L'une des plus grandes puissances du cinma est son animisme. A l'cran, il n'y a pas de nature morte. Les objets ont des attitudes. Les arbres gesticulent. Les montagnes, ainsi que cet Etna, signifient. Chaque accessoire devient un personnage. Les dcors se morcellent et chacune de leurs fractions prend une expression particulire. Un panthisme tonnant renat au monde et le remplit craquer. (Le Cinmatographe vu de l'Etna) Ce qu'Epstein couchait dans ses crits lorsqu'il arpentait les flancs du volcan en 1926, il en fait un film vingt ans plus tard. Mais cette pense magique le film l'incarne autant qu'il n'en fait le deuil. C'est qu'en 1947, Epstein travaille sur des ides de mise en scne qui n'ont plus vraiment cours et il sent qu'il n'appartient pas ce nouvel ge du cinma. Le cinma est une langue, et comme toutes les langues, il est animiste, c'est--dire qu'il prte une apparence de vie tous les objets qu'il dsigne. Plus un langage est primitif, plus cette tendance animiste y est marque. Il est inutile de souligner quel point la langue cinmatographique est encore primitive dans ses termes et dans ses ides : ce qui tait vrai en 1923, lorsque qu'Epstein crivait ces lignes, ne l'est plus en cette fin des annes 40. Le cinma a grandi, volu. Comme la Bretagne est entre dans la modernit, le cinma est entr dans une nouvelle re laquelle Epstein se sent tranger.

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  • Ainsi, symboliquement, le tempestaire parvient calmer la tempte mais le bris de sa boule de cristal nous dit que c'est la dernire fois que la nature accepte de respecter le pacte pass dans des temps immmoriaux. Cette pense magique, que la mise en scne pouse, se heurte donc quelque chose de grave, une profonde mlancolie. Le globe de verre qui se brise au sol, c'est l'image d'une poque qui s'achve, d'un monde magique qui ne sera jamais plus. Mais cette image ralentie nous dit aussi quelque chose du cinaste, elle nous fait ressentir sa tristesse et sa fatigue. C'est comme si Epstein savait qu'il ne tournera plus, que sa carrire de cinaste touchait sa fin. Lui qui a t jadis -10un peu malgr lui - un prcurseur de l'avant-garde cinmatographique, lui qui a connu l'oubli et lempris, lui qui s'est ressourc au contact de la Bretagne et du rel ne trouve plus sa place dans le cinma d'aprs-guerre. Cette image nous bouleverse car elle clt un cycle, elle clt une vie.

    Olivier Bitoun

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  • LA CHUTE DE LA MAISON USHER

    Un film de JEAN EPSTEIN

    France 1928 61 min Format 1.33 Noir et blanc

    L'histoireHiver 1840. Allan est appel par son ami Roderick Usher le rejoindre dans sa vieille demeure familiale. Il peine trouver un cocher qui accepte de le conduire dans cette btisse sise au fond des marais et rpute maudite. Roderick le reoit avec grande joie, peinant cependant cacher sa fbrilit. Dernier descendant d'une vieille famille aristocratique, il vit isol du monde avec sa compagne Lady Madeline et un mdecin charg de veiller sur la sant vacillante de son pouse. Roderick est hant par le dsir imprieux de peindre le portrait parfait de Madeline et celle-ci s'puise lors de longues sances de pauses. Roderick ne la laisse pas en paix car il refuse de rompre ce qui est une tradition ancestrale de la famille Usher. Allan finit par comprendre que c'est en fait le tableau qui absorbe les forces vives de Madeline et qu'elle se meurt un peu plus chaque nouveau coup de pinceau...

    Analyse et critiqueAvec ses deux prcdentes ralisations (Six et demi, onze et La Glace trois faces), Epstein a pu enfin se livrer des expriences cinmatographiques correspondant sa vision du 7me art. Seulement, en 1928, ses recherches esthtiques ne sont suivies que par un nombre trs restreint d'admirateurs et de curieux qui assistent aux rares sances qui ont lieu dans les quelques salles spcialises des grandes villes. Et ce cercle d'amateurs et de fidles a tendance se rduire, ils passent autre chose, la mode tant alors au cinma surraliste, dadaste et abstrait. Toute cette rflexion qu'Epstein propose sur des formes antrieures nintresse plus vraiment les cinphiles avides de nouveauts qui commencent juger son travail archaque et dpass. Il aura plus tard des mots trs durs contre le surralisme, mais ds fvrier 1927 il crit un article dan Photo-Cin o il gratigne en passant aussi bien le dadasme que Man Ray, Eggeling et Richter. En remontant encore, il dit du cubisme et de l'expressionnisme qu'ils ce ne sont qu'un accessoire du cinma et

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  • presque une maladie de cet accessoire ( L'Essentiel du cinma en 1923) ou encore en 1926 propos du cinma de Fernand Lger : Si ce cinma abstrait en enchante quelques-uns, qu'ils achtent un kalidoscope !

    Cette acrimonie ne tient donc pas au dsintrt du public pour ses propres films et son engouement pour cette frange du cinma. La rupture est plus profonde et correspond vraiment la vision qu'il a du cinma et qui n'est pas compatible avec ce type de propositions extrmes. Les exprimentations et recherches formelles intressent bien sr Epstein et il ne s'en prive pas mais pour lui elles ne doivent se suffire elles-mmes. Rien de plus terrible ses yeux qu'un cinma enivr par sa propre audace. Mais son rejet est encore plus profond. Ce qu'il reproche aux cinastes surralistes, alors qu'au dpart ce mouvement attire son attention, c'est qu'ils forcent le fantastique en dtournant les objets de leurs usages et de leur sens communs. Epstein est quant lui persuad que le fantastique doit merger de la matire mme du rel car le cinma a cette capacit ontologique transformer le geste le plus banal, l'objet le plus quotidien et le charger de cette inquitante tranget que les artistes surralistes recherchent en dtournant ces gestes et ces objets de leur rle logique.

    Ses critiques vis vis de l'expressionnisme sont du mme ordre. Il s'intresse plusieurs des aspectsdu mouvement, mais regrette que tout le fantastique soit dj prpar avant mme d'tre film et que les cinastes n'utilisent pas les caractristiques propres de la machine cinma pour le faire merger. C'est un adepte des jeux de lumire, des dformations, des surimpressions, des perspectives fausses... mais condition que tout cet art de la reprsentation soit en accord avec les psychologies recrer et non de simples prouesses artistiques et techniques. L'expressionnisme triomphe lorsqu'il donne du monde un aspect plus vrai que la ralit ; si la vision qu'on prsente auspectateur peut tre errone absolument, elle doit tre exacte relativement (confrence de dcembre 1930).

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  • Epstein ne se sent donc plus du tout raccord avec ce mouvement que l'on nommera plus tard seconde Avant-garde et dont les chefs de file sont Man Ray, Viking Eggeling et Hans Richter. Un mouvement picturaliste qui s'tend aux travaux de Fernand Lger et de Marcel Duchamp et que vont rejoindre Germaine Dulac et Ren Clair auxquels Epstein tait jusqu'ici associ. Il faut cependant dire que ces classifications qui tendent cloisonner les artistes sont surtout affaire de critiques et de spcialistes et que des cinastes comme Dulac ou Clair qui passent d'un cercle et unautre ne le font pas par opportunisme ou par mode, mais bien parce qu'ils voluent dans leurs pratiques du cinma. Mais de tout temps, cinphiles et critiques aiment que chacun soit bien dans sacase afin que les querelles aillent bon train entre dfenseurs d'une doctrine et d'une autre.

    Mme s'il les alimente parfois, Epstein n'est pas l'aise avec ces querelles de chapelle qui n'ont que peu voir avec la passion du cinma qui l'anime. Surtout, il sent bien qu'il n'est plus au got du jour, que son cinma n'intresse plus et qu'il est temps pour lui de voguer vers de nouveaux horizons. Mais avant de partir, il signe La Chute de la maison Usher, ce film somme qui va venir clore le cycle des Films Jean Epstein. Un film o il va reprendre et amplifier l'ensemble de ses recherches formelles. Un film pictural o il va utiliser la palette la plus largie possible du langage cinmatographique (surimpressions, transparences, ralentis, mouvements de camra...) en la mettantconstamment au service de la psychologie du rcit. Mais aussi un film o il va viser l'pure, envie priori contradictoire avec ses ambitions esthtiques et qui pourtant est bien au cur de ce projet qui annonce finalement, malgr le gouffre qui semble les sparer, ses futures ralisations bretonnes.

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  • La Chute de la maison Usher est mon impression en gnral sur Poe. Que l'on me reproche, si l'on veut, d'avoir reprsent carr le portrait ovale (Jean Epstein, entretien dans le magazine Pour vous d'octobre 1929).

    Comme toujours dans ses adaptations littraires, Epstein s'intresse plus retranscrire l'atmosphre, l'ambiance du rcit qu' en respecter la trame. Comme il le prcise dans le gnrique - d'aprs les motifs d'Edgar Allan Poe - il n'adapte pas littralement le texte mais travaille partir des souvenirs qu'il en a. Ce qui compte pour lui, c'est transmettre l'empreinte laisse en lui par le roman ou la nouvelle et non suivre prcisment sa trame narrative. Il mle d'ailleurs ici plusieurs lments issus d'autres nouvelles de l'crivain comme Le Portrait ovale.

    Epstein va crer cette atmosphre par toute une armada d'ides et de trouvailles qui vont s'tendre toutes les composantes de la mise en scne : au cadre, au dcoupage, aux mouvements de camra, la vitesse de dfilement de la pellicule, au jeu des acteurs. Son ambition est de faire de la maison Usher un monde hors du monde, un espace frontalier entre la vie et la mort, entre le rel et le rve. Et pour cela, rien d'autre que la matire brute du rel que la machine camra va transformer. C'est l'essence de ce qu'Epstein appelle la photognie, ce terme invent par Louis Delluc en 1919 et dont il apporte un dfinition qui lui est propre : J'appellerai photognique tout aspect des choses, des tres et des mes qui accrot sa qualit morale par la reproduction cinmatographique. Et tout aspect qui n'est pas major par la reproduction cinmatographique n'est pas photognique, ne fait pas partie de l'art cinmatographique .

    La photognie est plus traditionnellement associe une valeur esthtique. Epstein voit les choses de manire radicalement diffrente et cette photognie au sens d'une beaut des tres et des choses qui serait amplifie par son enregistrement cinmatographique n'intresse pas Epstein. Il se mfie mme de la belle image qui peut venir parasiter un film. Pour lui, la force de sidration de l'image photographique est telle qu'elle peut trs facilement prendre le pas sur le rcit cinmatographique. L'image est tellement forte que le ralisateur peut s'y abandonner et alors perdre le fil de son film. Pour Epstein, il faut utiliser cette puissance de l'image de manire pense et ponctuelle, comme des pics qui aiguillonnent le spectateur. Il ne faut surtout pas lcher la bride aux images au risque de se laisser emporter par elles...

    L'intrt du cinma n'est pas pour Epstein dans les images, mais dans la manire dont elles se succdent d'o bien videmment l'importance primordiale du travail de montage dans son travail de cinaste. Epstein travaille trs prcisment sur la dure des plans, essayant mme de tirer des rgles mathmatiques de ses expriences de cinaste (sans grand succs il faut l'avouer...). Les transitions sont galement un sujet de rflexion constant, le rcit cinmatographique rsidant dans le rapport que les images entretiennent entre elles. Epstein cite Poe ce propos : Il existe, sans doute aucun,

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  • des combinaisons d'objets trs simples et naturels qui dtiennent la force de nous mouvoir , phrase qu'il se rpte souvent et qu'il voit comme une intuition du cinmatographe . De fait, au-del des exprimentations formelles, Epstein est toujours la recherche de l'pure, de la simplicit. Il sait que chaque image porte en elle normment de choses, de sens et pour matriser un film il faut matriser les images qui le compose. Il travaille ainsi dans le sens d'une mise en scne univoque, cherchant non pas le foisonnement des ides et des thmes mais au contraire la plus grande simplicit. Il s'attache ce que le spectateur n'ait pas plusieurs interprtations possibles car pour lui il faut que luvre n'ait qu'un seul sens, qu'elle ne porte qu'une vision, qu'un discours. pure de sens qui s'accompagner d'une volont de dpouiller la mise en scne de tout superflu, de fuir la surcharge sensorielle et la confusion. Il rsumera ainsi sa dmarche en 1947 : Pour rendre un dcoupage bien comprhensible au spectateur, il importe d'abord de limiter rigoureusement l'image qui a toujours tendance dire tout et trop la fois, l'utile et l'inutile ne montrer que ce qui est ncessaire et suffisant pour provoquer l'motion souhaite () ensuite, entre les plans, c'est avec la mme stricte conomie, qui deviendra clart, qu'il y a lieu d'tablir les liaisons syntaxiques en les rendant aussi univoques qu'il sera possible ( Dcoupage construction visuelle , La Technique cinmatographique, mai 1947). Usher est une tentative limite de trouver l'quilibre entre ses envies d'exprimentations et cette recherche de l'pure, un film qui se situe vraiment entre les tentatives plus formalistes que sont La Glace trois face et Six et demi, onze et letrs pur Finis Terrae qui marquera une nouvelle tape dans sa qute cinmatographique.

    Une autre rgle qui pour Epstein dfinit la photognie cinmatographique, c'est qu'elle ne peut s'appliquer qu' ce qui est mobile. Un aspect est photognique s'il se dplace et varie simultanment dans l'espace et le temps (confrence du 1er dcembre 1923) ou, en renversant le paradigme : La Loi fondamentale de toute l'esthtique et de toute la dramaturgie cinmatographique est la photognie du mouvement .

    Pour Esptein, la spcificit du cinma, sa matrice, sa matire premire c'est le mouvement, son enregistrement et sa restitution par la machine. Mouvement des choses dans l'espace et dans le temps, le cinma pouvant enregistrer les deux comme aucun autre art ne peut le faire. C'est sa singularit, son essence. Lorsqu'il pense au cinma en couleur, au son, il imagine l encore le mouvement partout : qu'il s'agisse du cinmatographe en relief, nous dcouvrirons le mystre du relief ; la gomtrie descriptive sera concrte. Qu'il s'agisse du cinmatographe en couleurs, nous connatrons, pour la premire fois, le mouvement des couleurs. Qui n'a vu des rouges et des jaunes ? Mais qui sait comment le jaune nat du rouge ? On peut encadrer une seconde de couchant, mais on pourra faire durer une heure la dernire, tout fait la dernire flamme du soleil (confrence dcembre1930).

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  • La photognie de l'image fixe n'intresse donc que peu Epstein, ce qui lui importe c'est la photognie du mouvement. Pour beaucoup, la perception du mouvement au cinma se fait par le dfilement d'images fixes. Pour Epstein, il n'y a mme pas d'image fixe, chaque photogramme possdant dj en lui la promesse du mouvement, l'annonce du photogramme suivant et le souvenir de celui qui le prcde. Le cinma casse l'ide de temps continu et dans un mme temps il cre de lacontinuit partir de l'intermittence. Autrement dit, les images figes fabriquent du temps l o il n'y avait que de la discontinuit et le temps n'est plus une continuit fixe et universelle mais quelquechose de changeant, de mouvant, d'irrgulier et mme de rversible.

    Epstein a normment crit sur ce phnomne, central dans sa philosophie du cinma. Pour lui, il il y a d'abord la capacit de la machine cinma nous donner une autre vision du monde : Dans l'enchantement qui attache le regard au ralenti d'un coureur s'envolant chaque foule ou l'acclr d'une herbe se gonflant en chne ; dans des images que l'oeil ne sait former ni si grandes, ni si proches, ni si durables, ni si fugaces, on dcouvre l'essence du mystre cinmatographique, le secret de la machine hypnose : une nouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle possession du monde par les yeux (Le livre d'or du cinma franais, 1947).

    Et parmi ces outils que la machine utilise, il y a les modifications de la vitesse de dfilement de la pellicule : Tous deux, ralenti et acclr, ont ainsi fait surgir ct des trois mondes dj plus ou moins connus ceux de l'chelle humaine, de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, un quatrime univers qui embrasse, d'ailleurs, les trois autres : celui de l'infiniment mobile, infiniment lent ou infiniment rapide et, sous l'acceptation psychologique de l'infiniment humain . ( Rapidit

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  • et fatigue de l'homme-spectateur , Mercure de France novembre 1949) ; Un tel pouvoir de sparation du sur-oeil mcanique et optique fait apparatre clairement la relativit du temps. Il est donc vrai que des secondes durent des heures ! Un nouvelle perspective, purement psychologique, est obtenue ( L'me au ralenti , Paris-Midi-Cin, mai 1928)

    Pour Epstein, l'essence du cinma c'est la cration d'un monde que lil et le cerveau humain ne peuvent concevoir seuls. C'est une porte sur un monde qui nous tait jusqu'ici invisible, ce qui rejoint d'ailleurs dans le cas du film qui nous occupe l'imaginaire de Poe. Et ce monde qui nous est donn voir, ce n'est pas seulement la nature qui dvoilerait soudainement ses mystres, mais galement un monde humain, un monde psychologique qui nous serait dsormais rendu accessible : L'il et l'oreille du cinmatographe commenant explorer le monde, nous montrent dj que le mouvement, que la vie y sont rigoureusement universels. voques l'cran, synthtiques, suprieures en puissance et en dure, ont approch l'me du visible et de l'audible, ont rvl tanttles apparences de l'esprit, tantt l'esprit des apparences, ont rduit la diffrence entre l'esprit et la matire une limite de nos sens qui sparent tout aussi arbitrairement le froid du chaud, les tnbres de la lumire, le futur du pass. Mais quand surgit l'instrumentation qui aiguise un sens oul'autre, la frontire que nous croyions entre la vie et la mort se dplace et nous dcouvrons qu'elle n'existe gure ( Photognie de l'impondrable , Corymbe nov 1934).

    Ce film doit le meilleur de son atmosphre tragique et mystrieuse l'emploi systmatique d'un ralenti discret, du rapport de un et demi ou deux crira Epstein propos de La Chute de la maison Usher. De fait, ce qui marque peut-tre le plus dans ce film, c'est cet usage des ralentis qui sert intensifier chaque scne, chaque mouvement, chaque geste et expression des acteurs. Tout le film ainsi lgrement ralenti possde un aspect fantastique naturel qui nat de ce lger dcalage avecnotre perception habituelle du monde. Ce ralenti cre galement une sourde mlancolie, soit un quivalent visuel extrmement bien senti ce thme de la pesanteur de l'existence humaine qui revient sans cesse chez Poe. Un ralenti qui dsanime et dvitalise les tres tout comme le tableau de Roderick qui vide Madeline de sa vie.

    Le film devient une hypnotique danse contre le temps, Epstein opposant au temps rel un temps purement cinmatographique. Quelques secondes pourraient ici durer une ternit, le rythme du film pousant celui mental des personnages et non celui de la temporalit universelle. Je ne connais rien d'absolument plus mouvant qu'au ralenti un visage se dlivrant d'une expression. Carc'est la dramaturgie, l'me elle-mme du film que ce procd intresse .

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  • Epstein va plus loin encore, son projet tant d'accompagner une action vcue par un personnage de manire la fois subjective et objective. Il ne veut pas tre devant, derrire ou ct du personnage mais en lui. Il veut voir par ses yeux, totalement, mais veut voir aussi ses actions extrieurement et c'est ce double mouvement qu'il va rechercher par le dcoupage des plans. Epstein brouille constamment nos repres. Ainsi, lorsqu'il utilise des plans subjectifs, ils nous fait passer d'un personnage un autre sans qu'il y ait de transition cohrente, le changement de point de vue troublant alors notre perception de l'espace et de ce qui s'y droule. L'espace lui mme est contrari et il est impossible de faire une topologie des lieux, un plan de la maison : les raccords ne sont pas cohrents et l'on est trs vite dsorient par cette absence de repres gographiques.

    On serait bien en peine de relever toutes les inventions du film. Celui-ci fourmille de mille ides de cinma, vritable apothose des recherches d'Epstein sur l'criture cinmatographique. Il y a ce montage musical fantastique avec Roderick qui pince les cordes de sa guitare et des plans sur la mer, une fort, un lac et une colline qui se suivent, images sans lien avec le rcit qui sont l pour incarner visuellement les ondes acoustiques, reprsentation des humeurs et du rythme de la mlodie.Et on entend vraiment cette mlope muette uniquement par le dcoupage et la juxtaposition des plans. Epstein parviendra plus tard nous faire entendre le bruit du marteau frappant les clous qui viennent clre le cercueil de Madeline.

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  • On remarque galement la camra trs en mouvement, comme les nombreux travellings arrire ou avant qui accompagnent Roderick, avec des cadres trs serrs sur son visage ou sa nuque (1). La camra incarne alors la perfection ses motions, ses emportements, sa fougue, sa passion, sa frayeur. On se rappellera galement le mouvement qui suit en travelling arrire le cortge qui emporte le cercueil de Madeline, avec la camra place au ras du sol qui suit les efforts des porteurs. Ou encore cet autre mouvement o la camra rase toute allure le plancher, devenant ce vent qui s'engouffre dans la maison Usher et fait s'envoler les feuilles.

    Et il y a ces magnifiques fondus qui lient les plans, fils troits entre deux mondes, ponts dresss entre la vie et la mort. L'horreur, chez Poe, est due davantage aux vivants qu'aux morts, et la mortelle-mme y est une sorte de charme. La vie aussi est un charme. La vie et la mort ont la mme substance, la mme fragilit. Comme la vie soudain se rompt, ainsi la mort se dfait. Tous ces mortsne sont morts que lgrement. Madeleine et Roderick sentent qu'ils vont mourir comme nous sentons le sommeil nous gagner. Puis Roderick guette les bruits au seuil du tombeau, comme nous guettons la porte d'une chambre qu'un hte nocturne et fatigu s'veille ( Quelques notes sur Edgar Poe et les images doues de vie , Photo-Cin avril 1928)...

    Olivier Bitoun

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  • SECONDS / L'OPERATION DIABOLIQUE

    Un film de JOHN FRANKENHEIMER

    Etats-Unis 1966 107 min Format 1.85 Noir et blanc

    L'histoireArthur Hamilton, banquier d'ge mr, teint par sa routine professionnelle comme conjugale, accepte la proposition d'une organisation secrte qui lui propose de changer de vie, de nom et de visage. Il devient ainsi Tony Wilson, plus jeune, plus beau, plus athltique, plus talentueux... mais pas forcment plus heureux...

    Analyse et critiqueSeconds - LOpration diabolique pourrait tre vu, dans la carrire de John Frankenheimer, comme lultime volet dune impressionnante trilogie de la paranoa dbute avec le clbre Un crime dans la tte (The Manchurian Candidate - 1962) et poursuivie avec le plus mconnu mais non moins gnial 7 jours en mai (Seven Days in May - 1964). Dans ces trois films, le trouble et leffroi, intimement lis au contexte de Guerre Froide, viennent en effet natre, conjointement, dune forme imptueuse et du sentiment de malaise provoqu par une menace impalpable, inexplicite. Mais si dans les deux premiers films cits, ctait ladministration amricaine, travers son Prsident ou son Etat-major, qui tait vise par cette menace sourde, Seconds soumet lAmricain moyen, lindividu lambda, un questionnement pour le moins angoissant : et si Je tait un autre ?

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  • Fidle son habitude - on se souvient par exemple de la sidrante meute douverture de 7 jours enmai -, John Frankenheimer attaque (le terme est probablement le bon) son film avec une nergie et une dbauche deffets peu communes. Si on arrivait dfinir les contours dun expressionnisme amricain dans lhistoire du 7me art, nul doute que John Frankenheimer devrait, en tout cas sesdbuts, tre considr comme lun de ses chefs de file : dformant ou stylisant la ralit par des biais purement cinmatographiques (angles de prises de vues, jeux sur les focales ou les objectifs, resserrement du cadre, montage syncop...), il parvient en effet comme peu de ses pairs susciter chez le spectateur une motion immdiate, quelque part entre la fascination et le vertige. Plusieurs squences de Seconds savrent parfaitement emblmatiques de ce style minemment personnel : lasquence douverture, donc, dans Grand Central Station - faisant, qui plus est, suite un gnrique durant lequel Saul Bass et Jerry Goldsmith auront, chacun leur manire, contribu faire natre le malaise - saisit demble par la diversit des moyens mis en uvre pour faire natre une tension sourde partir de bien peu (un homme suit un autre dans une gare) : photographie vaporeuse, ambiance sonore indistincte, mouvements de camra vifs (avec des zooms ou des panoramiques inquisiteurs), cadrage au niveau des pieds ou encore, et de faon assez inattendue, utilisation du procd de SnorriCam.

    Un peu plus tard, cest par exemple une squence la vocation narrative dans un premier temps indfinie (cauchemar, fantasme, ralit ?) qui donnera John Frankenheimer loccasion de dmontrer ltendue de sa palette formelle : Arthur Hamilton sassoupit sur le canap de lOrganisation, et le voil dans un couloir au bout duquel une belle jeune femme dort. Il se rapproche delle, elle hurle, il se couche sur elle, elle se dbat, il se rveille... Pour accentuer la perturbante force de cette brve squence (1 minute 20, une quarantaine de cuts), Frankenheimer use de tous les effets sa disposition : suppression du son (le cri de la jeune femme est ainsi muet) au profit de la partition fivreuse de Goldsmith ; variation des jeux de lumires (notamment avec unenchanement faon jump cut de gros plans a priori identiques mais clairs diffremment) ; utilisation du champ et du contre-champ subjectifs, mais aussi de points de vue externes, qui placentle spectateur en position de voyeur ; multiplication des trs gros plans, souvent mobiles et parfois denouveau la SnorriCam ; et effets de distorsion des plans larges, avec par exemple un effet fisheye obtenu avec un oculaire trs courte focale (moins de 10 mm), quil rutilisera plus tard, lors de la toute dernire squence du film. Le rsultat, la limite du psychdlisme, est absolument ttanisant.

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  • On voit assez vite les reproches que ce type de dmarche ultra-formaliste peut faire affleurer : ne sagit-il pas finalement dun exercice de virtuosit un peu vain ? cela nourrit-il vraiment le propos du film ? et au fait, yen-a-t-il rellement un ? La rponse vient assez vite en mesurant quel point, fondamentalement, Seconds est un film politique, au sens o il dlivre un constat, plutt svre, sur la socit de son poque. Il faut se souvenir du contexte trs particulier, international mais aussi intrieur, de lAmrique de la premire moiti des annes 60 : Un crime dans la tte et 7 Jours en mai, leur manire, rsonnaient dj de faon cinglante avec lactualit politique en invoquant indirectement les figures de McCarthy, Le May ou Mac Arthur. Seconds, son tour, tmoigne avec force ironie des illusions dune Amrique qui, sous prtexte daccomplir ses rves, se recroqueville alors dangereusement sur des principes chimriques, sur sa frustration et sur ses peurs. Seconds - comme son titre original lindique - parle du mythe consumriste de la seconde chance, de cette ide que lon peut racheter sa russite, racheter son bonheur ou racheter sa vie. Pour ce faire, Frankenheimer imagine donc une socit mystrieuse, nomme lOrganisation, et lui fait adopter tous les contours de la compagnie prospre, allgorie souriante et sinistre la fois du capitalisme triomphant : Je voulais quils soient trs gentils, comme une banque ou une compagnie dassurances. Tout lair dtre tudi pour vous faciliter la vie, jusquau jour o vous refusez de payer la note.

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  • En un sens, Seconds est, sinon un film ouvertement communiste - ce qui tait proprement impossible lpoque -, un film profondment subversif, du type ver dans la pomme (3), qui pousse jusqu son extrme la logique dune socit pour en montrer labsurdit : Je voulais dire que le rve amricain, cest du vent...Vous tes ce que vous tes. Vous devez vivre avec cette ide et laccepter. Cela ne sert rien de vouloir rver que vous changez compltement lintrieur de la mme socit. Au contraire, vous devez apprendre vivre avec vous-mme, vous accepter tel que vous tes. Ensuite vous pourrez essayer de progresser et de faire progresser le monde autour de vous, condition que vous acceptiez votre pass. Si vous liminez votre pass, vous tes foutu. Le rve que caresse le hros est une chappatoire. Vous navez pas le droit dchapper ce qui vous entoure, vos responsabilits. Vous ne pouvez pas y chapper, contrairement ce quon vous enseigne en Amrique. Il faut les accepter et essayer de progresser intrieurement (...) Seconds est un film terriblement pessimiste, mais je narrive pas du tout croire au thme de la seconde chance. Ce nest pas seulement un thme amricain, il devient important en France : je lis vos journaux, vos magazines, et l, je crois que vous vous amricanisez dangereusement. (2) Quaranteans plus tard, et alors que les alternatives la ralit (et donc la responsabilit individuelle) nont cess de se dvelopper dans tous les domaines, langoissante prophtie de John Frankenheimer semble stre accomplie.

    Seconds est ainsi, avant tout, un film qui parle du rapport de lindividu au rel, donc un film autour de la perception, ce qui nous ramne aux procds formels voqus prcdemment. On peut en priorit voquer le montage et le dcoupage, qui, en multipliant les angles (donc les points de vue) et en ajustant son rythme ltat nerveux du personnage (avec ces phases de quasi-syncope), participent brouiller la perception individuelle. Mais les jeux de focales et les choix dobjectifs mentionns brivement allaient dans le mme sens : Dans Seconds, lide de la distorsion tait terriblement importante. La distorsion de ce que la socit avait fait de cette homme, de ce en quoi lOrganisation lavait transform et quand finalement il se dirigeait vers la mort, il ne restait que cette distorsion de la ralit et le constat que tout a navait absolument aucun sens. (4)

    Pour ces raisons (vivacit des mouvements de camra, diversit des angles de vue, utilisation de grand angle...), la spcificit autant que la russite de Seconds tiennent beaucoup la virtuosit de ses oprateurs, dirigs par James Wong Howe, directeur de la photographie alors sexagnaire qui savra le collaborateur idal du fougueux trentenaire qutait Frankenheimer. Il sagit dailleurs du dernier film en noir et blanc tourn par Howe : celui-ci, n en Chine en 1899, avait dbut Hollywood lpoque du muet, collaborant ensuite avec dautres illustres migrs tels que Michael Curtiz (La Glorieuse parade), Josef von Sternberg (Shanghai Express), Fritz Lang (Les Bourreaux meurent aussi) ou Charles Vidor (LAdieu aux armes). Pour Seconds, il dut non seulement grer les excentricits formelles de Frankenheimer, auxquelles il tait assez rticent, maisgalement les difficults provoques par les camras multiples : pour la scne de lorgie paenne, oupour la scne douverture Grand Central, il y eut jusqu 7 camras portes navigant au milieu desfigurants, certaines caches dans des valises. On raconte quune figurante blonde fut sollicite pour

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  • se dvtir dans un coin de la gare, afin de crer une diversion permettant lquipe de tourner les prises de vues dsires au milieu de la foule des passants !

    Cette complexit formelle revendique par Frankenheimer, et les nombreuses exprimentations auxquelles il se sera livr, font de Seconds un film certes riche mais souvent htrogne et parfois difficile apprhender. Le film, prsent Cannes en 1966, ne suscita gure lenthousiasme, et sa sortie savra un chec assez cuisant. Parmi les reproches qui lui furent adresss, et outre sa forme tarabiscote, il y eut le choix de Rock Hudson. Linfluente journaliste Judith Crist eut par exemple ce mot svre : Aprs 55 minutes formidables, quest-ce quon obtient ? Rock Hudson... Pour autant, ce choix tait cohrent avec les intentions propres au film : avec sa beaut virile un peu lisse,Hudson incarnait merveille lide du fantasme masculin, y compris dans son inassouvissement : LAmricain qui acceptera de se faire oprer de cette manire, de souffrir ainsi, voudra comme rcompense ressembler Rock Hudson, cest absolument certain. (2) Le comdien John Randolph, qui incarne Arthur Hamilton avant lopration, dut ainsi travailler assidument pour acqurir un certain nombre des attitudes ou des postures de Hudson, afin de rendre la transition crdible. Au dpart, John Frankenheimer avait envisag de confier les deux visages au mme comdien (Kirk Douglas tant son premier choix) mais la lourdeur extrme des prothses et du maquillage len dissuada.

    Rtrospectivement, et probablement en consquence directe de cet chec, Frankenheimer concda plusieurs fois quil en avait probablement trop fait dans Seconds, et quune mise en scne moinstarabiscote, plus raliste, aurait peut-tre t aussi efficace. Il y a, en effet, dans la deuxime partie du film, une scne extrmement puissante que Frankenheimer filme sans affteries, avec un champ/contre-champ lmentaire : celle o Arthur Hamilton/Tony Wilson retourne chez lui et discute avec sa femme, qui ne le reconnat pas. Mais lefficacit de la squence provient justement, en partie, du contraste qui se cre entre sa forme discrte et le tumulte du reste de luvre.

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  • En tous les cas, aprs quelques annes de purgatoire - et probablement grce cette forme sophistique toujours aussi impressionnante - Seconds sera progressivement parvenu reconqurir un franc lustre et une influence notable, lgitimes plusieurs gards. Nous avons dj voqu la dimension anticipatrice de son propos, non ngligeable, mais on peut aussi trouver dans le motif de lOrganisation (et travers elle, ce rapport ingal entre l'individu et une socit indfinie qui lenserre et le dtruit) la matrice dun courant fort du cinma amricain des annes 70 quil est convenu dappeler aujourdhui le film de complot . Avant Conversation secrte, A cause dun assassinat, Capricorn One, Les Trois jours du Condor et parmi d'autres La Thorie des dominos, il y eut donc Seconds - LOpration diabolique, film admirable de John Frankenheimer auquel il est aujourdhui temps de redonner... une seconde chance.

    Antoine Royer

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  • LETTRE D'UNE INCONNUE

    (LETTER FROM AN UNKOWN WOMAN)

    Un film de MAX OPHLS

    Etats-Unis 1948 86 min Format 1.37 Noir et blanc

    L'histoireA Vienne vers 1900, au beau milieu d'une nuit pluvieuse un carrosse ramne chez lui un homme puis moralement et physiquement. Stefan Brand est attendu au petit matin pour se battre en duel contre un mari outrag, il sait avec certitude que la mort l'attend. Doit-il fuir ou se soumettre ? Brand est plutt du genre se drober. Alors qu'il ne lui reste peine que trois heures pour se prparer, son valet de chambre lui remet une lettre provenant d'une patiente mourante de l'Hpital Sainte-Catherine. Celle-ci a t rdige son attention par une femme qui lui est inconnue, une dnomme Lisa Berndle qui jure de l'avoir aim passionnment depuis toujours et qui entreprend, via cette missive la tonalit morbide, de lui raconter sa vie et son amour absolu pour sa personne. Stefan plonge dans la lecture de cette lettre, et le spectateur de suivre par des flashbacks et la voix off de Lisa trois poques de l'existence de l'amante plore, de sa premire rencontre 15 ans avec le beau Stefan Brand, un pianiste dou promis un bel avenir qui vient d'emmnager tout prs de chez elle, jusqu' la dernire une vingtaine d'annes plus tard, en passant par quelques rares moments de grce et surtout de nombreux drames, dchirements et frustrations.

    Analyse et critique

    Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-tre morte.

    Ds l'entame du film, avec son atmosphre lugubre et pluvieuse, avec son personnage de sducteur us et clairement en sursis, saisi en pleine lecture d'une lettre crite par une femme probablement dj dcde qui lui conte une histoire d'amour obsessionnelle et illusoire, avec la douce voix de Joan Fontaine qui surgit d'outre-tombe pour nous faire passer de l'ombre la lumire tout au long de

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  • son rcit dchirant, nous savons que Lettre d'une inconnue appartient au genre du mlodrame ; un mlodrame d'une puissance dramatique peu commune certes, mais galement une oeuvre typique deson pays d'origine - les tats-Unis - et de son poque - l'immdiate aprs-guerre. Pourtant, une fois l'oeuvre acheve, il nous apparat tout aussi distinctement que Lettre d'une inconnue n'est pas un mlodrame comme les autres, qu'il offre une complexit inattendue du fait des personnages mis en scne, de la nature de leur relations, et surtout par le regard que porte le ralisateur sur ces derniers et par le basculement des points du vue fminin et masculin qui s'opre subtilement au sein du film. La recration d'un univers ancien disparu, la mlancolie qui innerve profondment le film, l'importance de la musique, le mouvement perptuel qui emporte les personnages dans une danse sans fin autre que la mort, l'impression d'un rv veill qui subit les assauts d'une ralit normative,le passage du temps qui dtermine la tragdie, le monde vu comme un thtre dans lequel le destin d'une femme qui s'abme dans ses emportements passionnels croise celui d'un homme-artiste pris de doutes qui ne russira se rvler lui-mme qu'une fois cern par la mort... incontestablement nous sommes en prsence d'un film de Max Ophuls.

    Pourtant, l'origine, Lettre d'une inconnue n'est pas du tout un projet personnel d'Ophuls. Dfendue depuis des annes par William Dozier, cette adaptation d'une nouvelle de Stefan Zweig, eut bien du mal se monter, principalement en raison de son sujet jug scabreux et donc bien trop moralement condamnable pour tre port l'cran. C'est qu' l'poque svissait le Breen Office, un organisme de censure toujours prompt trancher dans le vif des scnarios ds qu'il s'agissait de morale publique. La nouvelle de Zweig, avec sa sexualit explicite et ses personnages aux comportements heurtant la biensance, ne pouvait raisonnablement faire l'objet d'un film hollywoodien. Dozier, devenu vice-prsident de Universal, par sa force de conviction et grce unestratgie consistant convaincre le Breen Office de l'intrt des nombreux changements apports l'histoire originale, finit par mettre le film en chantier avec comme partenaire John Houseman, un producteur dont il avait fait la connaissance lors de son passage la Paramount. Houseman a l'ide d'engager le scnariste Howard Koch (qui avait travaill sur les scripts de L'Aigle des mers, Sergent York ou encore Casablanca) qui lui-mme insiste fortement pour que Max Ophuls assure la mise en scne. De son ct, William Dozier avait cr une petite compagnie - Rampart Productions - dont le but tait de produire des films pour son pouse, une certaine Joan Fontaine. Lettre d'une inconnue est ainsi leur premier projet (un seul autre film sera produit par cette compagnie, le plutt insignifiant L'Extravagant Mlle Dee avec Fontaine et James Stewart). Max Ophuls arrive donc en dernier sur cette production Rampart / Universal, mais sa collaboration avec Howard Koch dans l'criture du scnario va s'avrer confraternelle et fructueuse.

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  • Lettre d'une inconnue est le deuxime film que tourne Ophuls aux tats-Unis aprs L'Exil, un film de cape et d'pe avec Douglas Fairbanks Jr. Le cinaste allemand, contrairement d'autres cinastes europens migrs Hollywood suite l'avnement du nazisme, peina longtemps trouver du travail, souffrant d'un manque de renomme malgr une dj longue exprience sur le Vieux Continent. Arriv aux USA en 1941, il dut attendre six ans avant de pouvoir retrouver le chemin des plateaux, soutenu essentiellement par son compatriote Robert Siodmak. Pourtant, malgr des dbuts difficiles, il parvient, en dpit de son fort caractre, s'adapter peu ou prou aux exigences des grands studios amricains et surtout contourner les diktats et subvertir le matriau qu'il avait disposition. En ralit, c'est en profitant de l'impressionnante logistique hollywoodienneet en collaborant avec les meilleurs artistes et techniciens du monde que Max Ophuls put franchir un nouveau palier dans son art de la mise en scne et affiner son style. Lettre d'une inconnue va ainsi reprsenter la quintessence de l'art ophulsien aux Etats-Unis, avant que ce dernier ne vienne s'panouir encore plus librement en France dans un quatuor de chefs-d'uvre dont la rputation n'est plus faire (La Ronde, Le Plaisir, Madame de..., Lola Monts). La prparation du film ainsique son tournage ne connurent que trs peu de heurts, l'entente entre Koch, Ophuls, Dozier et Houseman fut mme relativement excellente... jusqu' la phase du montage. En effet, le style du cinaste, fait de grands blocs de squences plus ou moins autonomes et de longs plans squences la fluidit stupfiante, ne russit vritablement jamais convaincre les responsables des studios amricains et les monteurs - aux ordres - qui ne se privaient pas de tailler dans le mouvement dans le but d'acclrer la narration. L'Exil avait t littralement "charcut" au montage, et Lettre d'une inconnue allait connatre le mme triste sort. Heureusement, Ophuls et Koch parvinrent faire revenir William Dozier sur sa dcision aprs un premier montage calamiteux. Il subsiste l'vidence, hlas, quelques raccords ici ou l altrant un peu les options spatio-temporelles de Max Ophuls, mais ceux-ci n'empcheront en aucun cas le ralisateur et le scnariste d'accomplir un petit miracle, et Lettre d'une inconnue de tmoigner vif chacun de ses plans de son empreinte ophulsienne.

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  • Brief einer Unbekannten, tel est le titre de la nouvelle de Stefan Zweig publie en 1922. L'crivain autrichien fascin par la psychanalyse, et virtuose dans l'art de mler les sentiments romantiques les plus exalts une sexualit dvorante, avait fait de son personnage principal un crivain (sans doutepour se projeter plus facilement en lui). Cette histoire romanesque la sexualit explicite, qui explore la dpendance affective d'un personnage de tragdie confiant avant de mourir son comportement masochiste, et dont la narration la premire personne joue constamment entre les thmes de prsence et de l'absence, ne pouvait certes que terrifier Hollywood, mais l'inverse trouver des rsonances fortes chez Ophuls, le ralisateur finalement idal pour en assurer la transposition cinmatographique. Modifier de faon considrable la nouvelle de Zweig ne rpondaitdonc pas seulement des contraintes de production dues une logique de censure (et d'autocensure), mais galement au besoin du cinaste de s'approprier un matriau original fait pour lui. Ainsi l'crivain devient un pianiste dou mais insatisfait pour un Max Ophuls la fois sducteuret mlomane dans la vie, doubl d'un artiste pointilleux toujours en proie aux doutes dans l'exercice de son art. (Dtail amusant : le concert dont le poster est affich sur le mur de l'appartement de Stefan Brand est dat du 6 mai... le jour de naissance d'Ophuls.) De plus, le cinaste, qui ne partageait pas la cruaut envers l'humanit qui pouvait saisir Zweig, et dont l'lgance suprme de la mise en scne tmoignait aussi de son raffinement spirituel, ne pouvait raisonnablement condamner son personnage une forme de chtiment moral ternel. La ncessit de racheter ce dernier se faisait sentir pour Ophuls, qui introduisit l'ide du duel devant sceller le destin de Stefan. Ainsi, en lisant la lettre crite par Lisa, il se rvle progressivement lui-mme ; et c'est dans la mort que le sducteur, jusqu'ici vid de tout affect, trouve une noblesse aux yeux du cinaste en retrouvant la mmoire de ses rares moments heureux passs avec la jeune femme. Dans une temporalit et un espace diffrents, Stefan et Lisa se sont chacun brl les ailes en voulant chapper une dure ralit.

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  • Car pour Max Ophuls - tout ses films en tmoignent - l'univers est une scne de thtre sur laquelle nous avons tous une fonction assigne. Ses personnages (fminins surtout, mais pas seulement) aspirent s'extraire des rles que l'existence nous attribue, et ce quel que soit le milieu social dpeint (la haute bourgeoisie, les femmes du monde ou celles de petite vertu, le monde des artistes, les corps d'arme). A diffrents moments du rcit, Ophuls filme souvent travers des rideaux ou desobjets qui rappellent explicitement leur forme thtrale, et s'ingnie les ouvrir ou les refermer, faire passer des personnages au travers. Ainsi le tapis que l'on poussette au premier plan dans la cour de la proprit Vienne et qui tombe au moment o la scne dmarre ; les nombreux plans qui montrent Lisa observer le monde derrire des rideaux ou des tentures ; les rideaux qui encadrent les deux amants dans le salon priv du restaurant ; les rideaux la fentre du petit train au Prater donnant sur les faux paysages dfilants ; le surgissement travers un grand rideau de la modiste dans la boutique o travaille Lisa, au tout dbut de la scne qui suit son premier baiser chang avecStefan ; les rideaux l'hpital o Lisa accouche et, o plus tard, elle rdige sa lettre prs de son lit de mort.

    Pour un cinaste aussi mticuleux que Max Ophuls, la lumire comme les dcors ou les accessoires peuvent aider inscrire les personnages dans leur environnement, et rvler leur situation prsenteou future. Adolescente vivant chez sa mre, Lisa comprend subitement que celle-ci va se remarier, la discussion qui s'ensuit est filme en intrieur avec une cage d'oiseau omniprsente prs de la fillette (l'clairage dur mis au point ce moment-l par Franz Planer avec ses ombres rectilignes participe de cet enfermement visuel). Plus tard Linz, alors qu'un militaire lui fait la cour en vue

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  • certainement d'un "bon mariage", un berceau se tient juste derrire elle pour voquer une vie future de mre nourricire prisonnire de son foyer. La squence Linz est filme de manire quasi gomtrique dans une lumire aveuglante ne laissant place aucune nuance ; un petit orchestre jouesans gnie alors que les quelques personnages visibles (soldats comme civils) dambulent en suivant ce qui apparat l'cran comme un parcours millimtr. Rien voir avec l'effervescence qui rgnait Vienne, les alles et venues de la camra de l'ombre la lumire, les bruits d'ambiance savamment dissmins, les gens vadrouillant dans tous les sens, que ce soit dans la cour du domaineo s'activent ses locataires ou bien dans les rues. La libert laquelle aspirait d'entre Lisa se ressent travers ses chappes dans le dcor, comme la squence sur la balanoire qui forme des ellipses semblant vouloir carter les limites de l'image. Dans la mme optique, Ophuls organise rgulirement son cadre autour de Joan Fontaine travers des entres d'immeubles ou d'appartements, des portes-fentres, des grilles : il s'agit de vouloir changer d'univers, de pntrer dans une autre dimension, de fuir un enfermement, de remplir un manque. A une chelle personnelleou collective, on remarque donc ds le dbut un dialectique entre le plein et le vide : au niveau physique lorsque la scne du petit thtre de la vie se remplit ou de dsemplit de monde, et au niveau psychologique et sentimental quand Stefan et Lisa ne sont quasiment jamais sur la mme longueur d'onde (l'une sait prcisment ce qu'elle veut, l'autre non). C'est pour cette raison que les instants de bonheur, mme illusoires, sont toujours teints de tristesse et de nostalgie, avec la sensation que le temps file entre les doigts comme des grains de sable et alors que l'envers du dcor nous ramne assez tt la ralit la plus prosaque.

    Le jeu entre l'imaginaire et la ralit participe de cette volont d'chapper l'alination ; hlas, le rsultat est presque systmatiquement la fuite en avant qui mne soit la destruction soit la mort. Ce jeu atteint son point d'orgue lors de la parenthse enchante que constitue la premire rencontre amoureuse entre Stefan et Lisa, plus prcisment l'intrieur du petit train du parc d'attractions au Prater Vienne en plein hiver. Le voyage propos est totalement artificiel, mais Ophuls met en place une squence exquise dans laquelle l'illusion est un moyen d'affirmer sa foi dans un rve qu'on espre voir se raliser. Dans ce train Lisa et Stefan parcourent plusieurs sites (Venise, les Alpes Suisses) qui sont en fait des toiles peintes dfilant derrire la vitre du wagon ; la premire s'abandonne ses rveries quand le second en sourit. On remarque que chaque moment vcu par la jeune femme prend la valeur d'une vie entire alors que le dandy sducteur fait rgulirement montre de son incomprhension ou de sa trop grande lgret face aux commentaires de sa partenaire. Cette scne oscille constamment entre humour et tristesse, car les deux personnages ne souhaiteraient pas vraiment quitter ce lieu suspendu dans l'espace et dans le temps. Mais Max Ophuls filme toujours les coulisses, et l'on aperoit l'oprateur pdaler et changer les toiles peintes quand Stefan demande ce qu'on relance l'attraction. Nous revisiterons les dcors de notre

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  • jeunesse lance-t-il... Cette phrase dite sur un ton humoristique cache en fait une mlancolie sourdecar elle semble avoir t crite pour Lisa, la fois narratrice et actrice de cette squence et qui se construit une existence totalement dcale de la ralit. Le baiser tant attendu ne sera pas montr l'cran, Ophuls prfrant prendre de la distance et rester " quai", si l'on peut dire, et cadrer le wagon de l'extrieur en laissant le couple leurs illusions respectives.

    Comme d'autres oeuvres du cinaste, Lettre d'une inconnue accorde une place importante l'artifice, source de merveilleux mais aussi rvlatrice d'une ralit dprimante. Et le train dans l'espace rel, celui de l'Autriche au dbut du XXme sicle, n'a rien d'un endroit chimrique. Comme dans tout bon mlodrame qui se respecte, l'univers de la gare dans le film prend une signification particulire et bien connue des cinphiles : il oriente le destin cruel des principaux protagonistes. Dans deux squences symtriques, Lisa devra dire adieu sans le savoir l'homme qu'elle chrit ardemment, et dix ans plus tard son fils - celui de Stefan, rest dans l'ignorance - destin mourir du typhus pour tre brivement entr dans un compartiment contamin. A chaque fois, elle devait revoir chacun d'eux dans deux semaines mais le destin en aura dcid autrement.

    Les ressorts du mlodrame dans Lettre d'une inconnue sont amplifis par le figure stylistique de larptition des actions engags par Lisa (quand elle visite l'appartement de Stefan pour la premire fois, quand elle revient Vienne et lors de retrouvailles une dizaine d'annes plus tard) et celle de la symtrie entre les scnes. Le corps principal du film, subordonn au registre de l'interprtation et del'imaginaire, est encapsul entre deux squences qui renseignent sur le caractre bien rel et inluctable de la tragdie en cours. Cette structure narrative propice au dploiement d'une pense

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  • libre et sinueuse permet Ophuls de dcliner l'envi ses arabesques lgantes mettant en jeu des mouvements de camra trs labors qui vont saisir les personnages pour ne plus les lcher. Il conoit ainsi une sorte de chorgraphie qui les arrachent la thtralit de leur existence avec une fluidit impressionnante pour les fondre dans un environnement vecteur de posie, de rve, mais aussi de profond dsenchantement. Comment se traduit cette fluidit ? Les acteurs ne se dplacent quasiment jamais seuls et dans une simple direction, ils sont toujours suivis par une camra mobile qui ne se prive pas d'oprer plusieurs mouvements contraires leur dplacement. Derechef, le cinaste s'arrange souvent pour dconnecter la base du travelling de la camra pour que chacun opre un mouvement contraire l'autre. Tous ces effets combins permettent de confrer chaque squence une pulsation propre, un flottement particulier et un caractre indpendant l'une de l'autre (une approche qui irritait les producteurs hollywoodiens, qui ne supportaient pas que Max Ophuls assurt le montage du film durant le processus mme du tournage). Enfin cette mise en scne dveloppe une temporalit diffrente, propre une uvre d'une grande mlancolie qui cherche lutter contre le passage destructeur du temps. L'autre effet de style concerne bien sr les escaliers (en spirale surtout) dont le cinaste fut un grand amateur. L'escalier permet au personnage de prendre son lan, la monte de l'escalier arrache ce dernier la pesanteur, mais la vrit - belle ou dcevante - l'attend toujours son sommet. Et l'effet est double car aprs l'ascension survient invitablement la descente, souvent dans un espace dsert par la foule, comme dans la fin de la squence du hall de l'opra de Vienne qui a permis Max Ophuls de diriger son fameux plan squence.

    Dans ce plan squence lgendaire, le ralisateur extraie lentement Lisa de l'agitation - provoque par les spectateurs qui se dplacent de droite gauche et de l'avant vers l'arrire du cadre - pour la faire gravir le grand escalier menant au premier tage. Alors qu'elle entend des commentaires peu amnes sur Stefan Brand, c'est en haut qu'elle aperoit le pianiste aux tempes grises, affaibli et isol en contrebas, et qu'elle subit un choc dvastateur en retour. Ce plan squence magnifiquement excut a t raccourci au montage sur les conseils du producteur John Houseman, qui parvint convaincre tant bien que mal Ophuls de tourner deux plans de coupe sur les deux protagonistes. On aurait bien aim dcouvrir les plans initiaux du cinaste, voir comment il aurait organis dans un mme mouvement l'espace scnique sparant Lisa de Stefan, mais force est d'admettre que les deux plans rapprochs sur les personnages ne nuisent pas rellement la puissance de la mise en scne. Et c'est au beau milieu du spectacle que Lisa quittera sa loge et descendra ce mme grand escalier en plan large dans un hall compltement vide. Lisa qui avait pous Johann Stauffer, un officier au rang social lev, pour duquer confortablement son fils, est alors ramene vers son pass et sa seule certitude demeure l'amour inconditionnel qu'elle porte Stefan. C'est donc nouveau une forme d'isolement que Lisa se retrouve condamne, mesure qu'elle se spare psychologiquement

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  • puis physiquement de son mari pour esprer retrouver le bonheur qu'elle s'tait imagine dix ans auparavant. Alors qu'elle a regagn sa maison aprs sa brve rencontre avec Stefan, Ophuls a la sagacit de filmer un plan de Stauffer se tenant debout devant deux pes croises accroches au mur et annonant son pouse qu'il n'entend pas se laisser humilier : cette image nous apprend ainsil'identit de l'homme que Stefan devra affronter en duel. A partir de cet instant nombreux seront les plans, nocturnes cette fois, o Lisa marchera seule vers un arrire-plan lumineux semblant dessiner une trajectoire en profondeur qui l'emmne vers la fin. Ce sera notamment le cas lorsqu'elle abandonnera l'appartement de Stefan, quittant l'lu de son cur pour la dernire fois aprs s'tre rendu compte avec douleur que celui-ci l'avait compltement oublie.

    Max Ophuls apprcie peu les gros plans et quand il y a recours, l'effet est saisissant. C'est le cas prcisment de deux cadrages sur un Stefan plusg, l'un l'intrieur de l'opra, l'autre l'extrieur face Lisa lors de leur retrouvailles. Dans le premier plan, le cinaste montre un homme la mine dfaite, qui n'exprime rien, dont chaque trait du visage renseigne sur le vide intrieur d'un personnage en plein dsarroi, totalement perdu et absent lui-mme. Dans le deuxime plan, Stefana tous les traits d'un vampire, grce la lumire expressionniste qui dcoupe violemment l'entiret de son visage ; c'est un prdateur qui apparat ici, mais un prdateur ignorant de ce qu'il recherche, un homme sans pass ni avenir qui a totalement perdu pied. La haine de soi transparat dans toute sacruaut. Et l'on se souvient d'une squence ayant pris place une dizaine d'annes auparavant, dans laquelle Stefan et Lisa se trouvaient devant une vitrine de mannequins en cire. La jeune amoureuse se demandait si l'on ferait un jour un personnage de cire de Stefan, future clbrit de la musique. Ce dernier lui demandait son tour si elle paierait un penny pour le voir. Ce quoi elle rpondait : Si vous vous animez. C'est l que survient la triste ironie de la situation : nous avons d'un ct une femme se faisant sa propre ide de la personne qu'elle aime passionnment au point de l'imaginer comme un modle parfait cr par ses soins, et de l'autre ct un homme qui dans la ralit finit par arborer un masque de cire, un masque qui traduit tout le vide de son existence et son absence totale d'motion. Cette manire subtile qu'a Ophuls de soigner la psychologie de ses personnages par l'alliance troite entre le texte et l'image dans des scnes fonctionnant en miroir l'une de l'autre fait galement le prix de cette uvre profondment attachante.

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  • A premire vue, Lettre d'une inconnue raconte l'histoire de Lisa. L'ensemble est film de son pointde vue puisque c'est la lettre rdige de sa main qui dicte la narration travers trois flashbacks. Koch et Ophuls respectent en cela la figure de style littraire propre Stefan Zweig, qui fait raconter un ou plusieurs personnages le rcit travers des enchevtrements temporels qui mlent la mmoire l'imaginaire - tout rcemment, en 2013, Wes Anderson reprend dlibrment cette figure de style dans son magnifique Grand Budapest Hotel, librement inspir des oeuvres du romancier autrichien. Dans Lettre d'une inconnue, Lisa Berndle voque le cours de sa vie et ce que nous voyons est cens reflter sa vision toute personnelle. Dans le premier flashback, un formidable mouvement vertical de grue semble la propulser (et nous avec) dans le monde de ses souvenirs. Stefan Brand nous est prsent via son point de vue ds que le son du piano se fait entendre grce au plan en camra subjective de la balanoire, l'endroit d'o elle regarde la fentre dusoliste. Durant quasiment tout le film, Lisa sera logiquement en position d'observatrice en accord avec la voix off qui droule le fil de sa pense. Mais la mmoire est par essence subjective et slective, elle est autant l'interprtation du rel qu'une projection vasive de nos vux, conscients ou inconscients. C'est ce qui peut expliquer la forte sympathie que nous, spectateurs, prouvons pour Lisa et son amour-passion malgr le fait que son attitude obsessionnelle et mme masochiste pourrait facilement la caractriser de faon trs ngative. C'est tout l'art d'Ophuls d'empcher cela parce que le cinaste joue trs habilement avec les points de vue. On se rendra vite compte que Lettres d'une inconnue, par le truchement seul de sa mise en scne, raconte en fait l'histoire de Stefan Brand, un personnage masculin insignifiant car goste, dilettante et vaniteux qui deviendra un mondain revenu de tout aprs avoir gaspill son talent, et dont le manque de souvenirs renvoie sa vacuit ; vu d'abord travers les yeux d'une femme aveugle par son amour, petit petit il prendra de l'paisseur. Le film montre ainsi un homme comblant son absence de mmoire par les souvenirs d'une autre personne, un cheminement psychologique qui amne son existence prendre enfin un sens juste avant de prir.

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  • Un plan attire assez vite l'attention, d'autant plus qu'il montre la toute premire rencontre entre Stefan et Lisa ge de 15 ans. Celle-ci lui ouvre la porte d'entre de son immeuble. Elle se tient derrire, encadre par la vitre vers laquelle regarde Stefan dont le reflet se superpose sur la jeune femme. Ce plan pourtant rapide est proprement incroyable en ce qui rvle le sujet mme du film. Nous voyons un plan issu du souvenir de Lisa dans lequel cette dernire regarde avec ses yeux fascins un homme qui la regarde en retour avec un effet grossissant d au sur-cadrage, et dans lequel on voit son propre reflet faire le lien entre les deux regards ! Par ailleurs ce lieu n'est absolument pas anodin puisque c'est ici-mme, la toute fin du film, qu'apparatra le "fantme" de Lisa devant un Stefan se souvenant enfin de la jeune femme juste avant d'aller prendre son carrosse qui le conduira la mort. Deux autres scnes essentielles, mises habilement en parallle, fonctionnent avec la mme intention. Par deux fois nous voyons Stefan film exactement de la mme faon en plonge du haut de l'escalier (et avec le mme panoramique circulaire) en train de ramener une femme chez lui : la premire fois il s'agit du point de vue de Lisa adolescente qui observe la scne d'en haut ; la deuxime fois personne ne se trouve au sommet des marches et c'est une Lisa plus mature qui accompagne le pianiste dans sa demeure. Quel est donc le point de vue dictant cette deuxime squence en miroir ? Celui de Lisa la "narratrice" qui se voit elle-mme monter les marches, sans s'imaginer un instant que cette image d'une frocit terrible l'associe aux donzelles qui se sont succd dans le lit de Stefan ? Ou est-ce plutt le point de vue d'Ophuls qui, l'intrieur de la vision de Lise, prend le relais pour nous prsenter la triste ralit ? Cette mise en scne vertigineuse fait galement tout le prix de ce mlodrame tiroirs. Car tout l'objet de Lettre d'une inconnue, pour Max Ophuls, est d'oprer une translation de point de vue pour aboutir une fusion la toute fin du film.

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  • Aprs avoir achev la lecture de la longue lettre par l'avis de dcs de Lisa, Stefan se remmore les moments de flicit qui l'ont temporairement uni elle. Ophuls filme ces courts extraits de scnes en les nimbant d'un cercle de fume tournant dans le sens des aiguilles d'une montre afin de figurer le temps qui passe inexorablement et qui ne peut tre rattrap. Le dernier de ces extraits est celui du plan en plonge o Lisa, saisie en gros plan et assise devant les touches du piano, contemple en adoration Stefan jouant pour elle dans la salle dserte par l'orchestre. A cet instant, le cinaste utilise un fondu enchan pour revenir au temps prsent, qui fait superposer exactement le visage deStefan celui de la jeune femme : le basculement de point de vue et le transfert de mmoire sont complets, la fusion est totale. Il s'agit ici d'une ide sublime, nous assistons l'un des plus beaux et plus signifiants fondus enchans de l'histoire du cinma (Steven Spielberg saura s'en souvenir en 1998 dans Saving Private Ryan, mme s'il en fera un usage un peu diffrent et en deux temps). Ce que le rcit a t impuissant raconter, ce que les amants ont t incapables d'accomplir, le cinma, lui, peut l'exprimer. Et de quelle manire ! La romance qui n'a jamais exist dans les faits prend soudainement vie grce un pur exercice de mise en scne. C'est l'acm du film, le point d'orgue de sa respiration profonde.

    Fondu enchan avec les deux visages qui se superposent exactement.

    A ce moment prcis de Lettre d'une inconnue, Max Ophuls, vingt ans aprs la fin du muet, retrouve la puissance vocatrice et l'inspiration lyrique de ralisateurs tels que Borzage ou Murnau et se hisse leur sommet, trs haut. Et nous, cinphiles trangls par l'motion, d'accompagner Stefan qui s'en retourne rassrn ; il est parvenu combler son vide existentiel par l'entremise de lavoix intrieure de Lisa avant d'accepter son funeste destin. Et enfin l'migr juif allemand Ophuls de revisiter une nime fois avec lucidit et nostalgie sa Mitteleuropa chrie qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale ( peine 2-3 ans sparent le film de sa fin), aprs le suicide de Stefan Zweig en 1942 puis la destruction systmatique des Juifs d'Europe Centrale et Orientale qui furent pour une bonne partie l'origine de son effervescence culturelle, n'est plus qu'une chimre, un souvenir vanescent destin sortir de la pnombre au gr seulement des volonts d'un artiste qui portera en lui sa mmoire jusqu' sa propre disparition.

    Ronny Chester

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  • L'AVENTURE DE MME MUIR

    (THE GHOST AND MRS. MUIR)

    Un film de JOSEPH LEO MANKIEWICZ

    Etats-Unis 1947 104 min Format 1.37 Noir et blanc

    L'histoireAu dbut du sicle Londres, Lucy Muir, jeune et belle veuve, quitte sa belle-famille pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa servante. Lucy loue un cottage quon dit hant par le fantme du capitaine Clegg. Il lest en effet et apparat Lucy qui, loin dtre terrorise, lui voue aucontraire une grande tendresse malgr son caractre frustre et bougon. La belle veuve ayant des ennuis dargent, le fantme propose de lui dicter ses mmoires de marin grce auxquelles elle pourrait se renflouer. Mais chez lditeur qui elle va proposer le manuscrit, elle rencontre Miles Farley, un crivain gentleman avec qui elle pense se remarier, dlaissant pour cela son fantme. Comment va ragir ce dernier ? Tout ceci ntait-il pas seulement un rve ? Le final dune somptueuse beaut viendra nous apporter la rponse

    Analyse et critiqueNy allons pas par quatre chemins et nattendons pas la fin de cette critique pour clamer haut et fort que ce film fantastique est un pur chef duvre, le premier dune longue srie pour Mankiewicz. Mais attention le terme fantastique ne sapplique ici ni la science-fiction, ni lpouvante. Ce film fait partie de ce courant quon pourrait nommer fantastique romantique ou comdie fantastique qui a connu son apoge dans les annes 40 en Europe comme Hollywood et qui a amen sur les crans son lot de gentils fantmes et de morts en sursis. En ces priodes troubles et au milieu dun monde chaotique, la Mort au cinma reprsente alors souvent un idal inaccessible, Mme Muir, par exemple, attendant patiemment son dernier soupir pour esprer enfin retrouver son fantme bien aim. Ce genre dlicieux par excellence est compos duvres comme Peter

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  • Ibbetson de Henry Hathaway, Le Ciel peut attendre de Ernst Lubitsch, Le Portrait de Jennie de William Dieterle, La Vie est belle de Frank Capra ou, dans une veine plus humoristique, le dlicieux Ma femme est une sorcire de Ren Clair. Une mode qui a travers aussi lAtlantique puisque Michael Powell et Emeric Pressburger tourneront le merveilleux Une question de vie et demort et David Lean LEsprit samuse en Angleterre alors que Claude Autant-lara ralisera en France Sylvie et le fantme. Lexquise alchimie constituant la recette de ces uvres sest malheureusement vapore, car hormis quelques russites parses, les grands succs du genre de ces dernires annes ont gagn en mivrerie ce quils ont perdu en magie et en posie, lexemple le plus flagrant tant le mdiocre et pourtant ultra bnficiaire Ghost de Jerry Zucker. Au lieu de nous lamenter, revenons en arrire jusquau film qui nous proccupe ici.

    Mme Muir est une jeune veuve qui dcide aprs la mort de son mari de sextirper du carcan oppressant de sa belle-famille pour enfin aller vivre sa propre vie et ne plus subir celle des autres. Lasse du cynisme et de lhypocrisie environnante, elle sinstalle dans une maison isole au bord dela mer. Elle est fascine par le tableau reprsentant le portrait dun capitaine, ex-propritaire de ces lieux, accroch dans le salon. Comme Dana Andrews faisant apparatre Laura force dy penser trs fort dans le film dOtto Preminger, Lucy est, elle aussi, si puissamment attire par ce visage, quelle va finir par rencontrer le fantme du capitaine ; une amiti assez forte va natre entre eux. En effet, tous deux sont sduits par la mme chose, savoir une vie aventureuse. Le fantme la vcu et naura de cesse de la lui narrer mais Lucy, notre Emma Bovary anglaise, frustre par une vieterne et monotone aux cts dune belle-famille touffante et dun mari qui devait tre ennuyeux, a toujours fantasm une vie romanesque. Quand le marin baroudeur, malgr son caractre frustre, irascible et ronchonneur, lui dit "Je suis ici parce que vous croyez en moi. Continuez le croire et jeserais toujours rel pour vous", comment la jeune femme rveuse nen serait-elle pas aussitt tombe amoureuse ? Cependant, elle sera incapable de tout lui sacrifier quand, pousse par le fantme lui-mme, accabl de ne pas pouvoir lui offrir de plaisirs terrestres, elle se mettra aimer un homme en chair et en os, crivain de son tat, qui lui fera miroiter monts et merveilles mais qui se rvlera en fait un vritable mufle, monstre dgosme et de cynisme. Quand elle se rendra compte de son erreur, il sera trop tard : le fantme, ragissant aussi humainement que les tres rels, savoir, avec jalousie et dception sen ira aprs avoir parl Lucy dans son sommeil lui murmurant une bouleversante dclaration damour.

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  • Encore une fois, nous pouvons raisonnablement nous poser la question de savoir sil sagit dun rve ou de la ralit puisque le personnage de Gene Tierney est endormi lors de la dernire apparition du capitaine et que, son rveil, tout est termin. Et cest la dernire partie du film qui commence, profondment mlancolique, au cours de laquelle nous voyons la sublime Gene Tierney vieillir sous nos yeux. Ses enfants et petits enfants se marieront tous leur tour, la laissant solitaire, errer sur les plages et les grves balayes par les vagues, symbole du temps qui passe inlassablement. Mais le spectateur retrouvera le visage magnifique de lactrice et du personnage lorsdun final blouissant de beaut et dmotion port par le somptueux thme damour de Bernard Herrmann. Encore une fois, comme dans tous les grands films romantiques, de Peter Ibbetson de Henry Hathaway Brigadoon de Vincente Minnelli en passant par Le Rveil de la sorcire rouge de Edward Ludwig, la force de lamour sera telle quelle runira les deux amants au-del de la mort ou du temps. Comme le dit Patrick Brion, "Le temps perd la valeur quil est habituel de lui accorder et le prsent ne sert qu mriter lavenir."

    Prsent comme ceci, nous pourrions raisonnablement penser que le film aurait pu tomber dans la mivrerie ou dans un trop plein de guimauve mais nous vous avons annonc ds le dpart quil nentait rien. Comme les plus beaux romans damour de la littrature, le style transfigure tout. Et ce film est un mlange harmonieux dlments tous ports la perfection. Ayant commenc sa carrirede ralisateur lanne prcdente avec Le Chteau du dragon, Mankiewicz manie dj la camra avec une fluidit et une lgance qui ne le quittera jamais plus. Le travail sur le montage est lui aussi transparent et irrprochable. La photographie de Charles Lang est dune belle sensualit et

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  • avec laide des autres techniciens de la Fox restitue merveille lAngleterre de lpoque du Roi Edouard et les paysages champtres et marins de des superbes ctes anglaises. Et que dire du score de Bernard Herrmann, peut-tre le plus beau quil ait compos avant celui de Vertigo, si ce nest quil est blouissant ? Cette musique fait beaucoup pour ajouter lmotion que nous prouvons de nombreuses reprises. A signaler aussi que lun des thmes de cette bande originale fait fortement penser celui clbre qui ponctuera Vertigo justement qui pourrait dailleurs en tre une variation.

    Troisime film du ralisateur pour la 20th Century Fox, auparavant scnariste trs justement rput, auteur de scripts extraordinaires comme ceux de Fury de Fritz Lang, Indiscrtions de George Cukor et surtout Trois camarades de Frank Borzage, Mankiewicz na bizarrement pas crit le scnario de Mme Muir. Il a juste contribu peaufiner le personnage interprt par George Sanders en lui crivant certaines lignes de dialogues. Cest Philip Dunne, auteur de la magnifique adaptationde Quelle tait verte ma valle que ralisera John Ford et de quelques pplums plus intelligents que la moyenne tels David et Bethsabe de Henry King ou LEgyptien de Michael Curtiz, qui crira cette histoire dune qualit potique extraordinaire, la fois drle et mouvante, romantique et mystrieuse mais aussi intelligente et dsillusionne puisque lamour vritable ne peut saccomplir pleinement que dans lau-del. A la fois comdie brillante et spirituelle, surtout dans sa premire partie, le film se transforme en fine mditation sur la supriorit mlancolique du rve sur la ralit et nous nous retrouvons devant une seconde partie tout simplement dchirante et poignante. Tous les sentiments dfilent sous nos yeux merveills et embus dmotion devant ce mlange donirisme, de charme, de sduction sans oublier la tendre ironie habituelle de Mankiewiczqui est un des lments qui constituera en quelque sorte sa marque de fabrique pour les films venir.

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  • Nous ne pourrions achever ce texte sans parler de ce trio dacteurs extraordinaire. George Sanders, dans le rle de lcrivain sducteur mais cynique, est trs son aise puisquil a trs souvent jou ce genre de personnages fort peu recommandables. Dans la peau, ou plutt lenveloppe charnelle du fantme, nous trouvons le superbe acteur Rex Harrison qui ne sera jamais aussi bon que chez Mankiewicz puisque son autre interprtation la plus mmorable est sans doute son personnage de Jules Csar dans Cloptre. Il excelle dans ce personnage au langage peu chti, rleur invtr, romantique et mme cultiv puisquil ira jusqu citer des pomes de Keats. Quant Mme Muir, inutile de sappesantir sur lune des actrices les plus adules des cinphiles du monde entier, la sublime Gene Tierney qui trouve peut-tre ici son plus beau rle. La voir dans la scne finale, ayant retrouve son apparence de jeune femme radieuse, sloigner main dans la main avec son capitaine est un des moments les plus tendrement fort de lhistoire du cinma. Et Mankiewicz commence iciavec le personnage de Lucy, le dbut dun catalogue impressionnant de rle fminin sur mesure, avant entres autres, ceux de Eve Harrington, Maria Vargas ou Cloptre. Notons aussi le tout petit rle de la future Maria de West Side Story : Nathalie Wood. Laissons le mot de la fin Jacques Lourcelles qui crit ceci dans son dictionnaire du cinma : "Alliage rare, presque unique, entre lexpression dune intelligence dlie et caustique et un got romantique de la rverie sattardant sur les dceptions, les dsillusions de lexistence."

    Erick Maurel

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  • MACBETH

    Un film d'ORSON WELLES

    Etats-Unis 1948 89 min Format 1.37 Noir et blanc

    L'histoireMacbeth, un seigneur cossais, vient de remporter une guerre contre un prtendant au trne dAngleterre. Trois sorcires sadressent lui pour livrer leur prophtie : sa destine sera de devenirRoi aprs avoir t nomm Thane de Cawdor. Cette nomination prend effet lorsquil revient sur ses ter