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1 CRISE DE LA SOUVERAINETÉ ET CRISE DE LA MONNAIE : L’HYPERINFLATION ALLEMANDE DES ANNEES 1920 1 André Orléan 2 - 010305 L’hyperinflation allemande (1914-1923) compte parmi les crises monétaires les plus intensément étudiées. Si l’on s’en tient à la seule époque contemporaine, il s’agit même très vraisemblablement de la crise monétaire la plus étudiée. Point remarquable, cette même richesse d’analyse se retrouve tout autant du côté des économistes que de celui des historiens 3 , même si l’intérêt de ces derniers pour la période est plus récent 4 . Cette abondance de travaux trouve la plus grande partie de ses motivations dans le caractère proprement exceptionnel du phénomène : la destruction totale de la monnaie d’un pays fortement développé, en temps de paix. Ce cas unique constitue pour la pensée monétaire, historique ou économique, un terrain d’observation sans équivalent. Dans le mouvement même de sa crise poussée à son acmé, l’ordre monétaire y révèle, avec une acuité rare, ses enjeux les plus fondamentaux. On comprend, en conséquence, que cet épisode ne pouvait pas ne pas être présent dans un ouvrage consacré à « la monnaie dévoilée par ses crises ». Pour autant la tâche n’est pas facile en raison même de l’abondance des sources et de la multiplicité des études dont on dispose : était-il utile d’ajouter une nouvelle réflexion à cet ensemble déjà fort riche en analyses puissantes ? Si nous avons cru pouvoir oser une réponse affirmative à cette question, c’est parce que l’enjeu du présent article n’est pas tant de produire un nouveau récit circonstancié de l’hyperinflation allemande, ce qui a déjà été fait et fort bien, que de tester la pertinence et la force des hypothèses théoriques qui font l’originalité de notre analyse, dans la perspective ouverte par La monnaie souveraine. Vu sous cet angle, il nous semble même que cette confrontation s’impose en raison de la richesse exceptionnelle du cas allemand. Cependant, pour être menée à bien dans le cadre restreint d’un article, il a été nécessaire de limiter drastiquement cette confrontation, aussi bien du point de vue théorique qu’empirique. Ce sont essentiellement deux propositions qui ont retenu notre attention, la première portant sur la nature de la crise et la seconde sur la sortie de crise. Qui plus est, pour les « tester », nous avons circonscrit notre examen aux faits les plus étroitement en relation avec les questions posées, sans prétendre à une analyse exhaustive ni même à une description globale 1 Une version corrigée de ce texte est parue dans La monnaie dévoilée par ses crises. Vol. II : Crises monétaires en Russie et en Allemagne au XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2008, 187-219, sous la direction de Bruno Théret. 2 Pour l’écriture de cet article, j’ai pu largement bénéficier des trésors de la bibliothèque de Ramine Motamed- Nejad comme de sa connaissance approfondie des sources de l’entre-deux-guerres. Qu’il en soit ici vivement remercié. 3 Concernant les travaux historiens, on ne peut manquer de citer l’important et décisif programme « Inflation et reconstruction en Allemagne et en Europe, 1914-1924 », lancé en 1978 sous la direction conjointe de Gerald D. Feldman, Carl-Ludwig Holtfrerich, Gerhard A. Ritter et Peter-Christian Witt. Voir sur ce point Hubbard (1990). 4 Feldman (1983)

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CRISE DE LA SOUVERAINETÉ ET CRISE DE LA MONNAIE : L’HYPERINFLATION ALLEMANDE DES ANNEES 19201

André Orléan2 - 010305

L’hyperinflation allemande (1914-1923) compte parmi les crises monétaires les plus intensément étudiées. Si l’on s’en tient à la seule époque contemporaine, il s’agit même très vraisemblablement de la crise monétaire la plus étudiée. Point remarquable, cette même richesse d’analyse se retrouve tout autant du côté des économistes que de celui des historiens3, même si l’intérêt de ces derniers pour la période est plus récent4. Cette abondance de travaux trouve la plus grande partie de ses motivations dans le caractère proprement exceptionnel du phénomène : la destruction totale de la monnaie d’un pays fortement développé, en temps de paix. Ce cas unique constitue pour la pensée monétaire, historique ou économique, un terrain d’observation sans équivalent. Dans le mouvement même de sa crise poussée à son acmé, l’ordre monétaire y révèle, avec une acuité rare, ses enjeux les plus fondamentaux. On comprend, en conséquence, que cet épisode ne pouvait pas ne pas être présent dans un ouvrage consacré à « la monnaie dévoilée par ses crises ». Pour autant la tâche n’est pas facile en raison même de l’abondance des sources et de la multiplicité des études dont on dispose : était-il utile d’ajouter une nouvelle réflexion à cet ensemble déjà fort riche en analyses puissantes ? Si nous avons cru pouvoir oser une réponse affirmative à cette question, c’est parce que l’enjeu du présent article n’est pas tant de produire un nouveau récit circonstancié de l’hyperinflation allemande, ce qui a déjà été fait et fort bien, que de tester la pertinence et la force des hypothèses théoriques qui font l’originalité de notre analyse, dans la perspective ouverte par La monnaie souveraine. Vu sous cet angle, il nous semble même que cette confrontation s’impose en raison de la richesse exceptionnelle du cas allemand. Cependant, pour être menée à bien dans le cadre restreint d’un article, il a été nécessaire de limiter drastiquement cette confrontation, aussi bien du point de vue théorique qu’empirique. Ce sont essentiellement deux propositions qui ont retenu notre attention, la première portant sur la nature de la crise et la seconde sur la sortie de crise. Qui plus est, pour les « tester », nous avons circonscrit notre examen aux faits les plus étroitement en relation avec les questions posées, sans prétendre à une analyse exhaustive ni même à une description globale 1 Une version corrigée de ce texte est parue dans La monnaie dévoilée par ses crises. Vol. II : Crises monétaires en Russie et en Allemagne au XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2008, 187-219, sous la direction de Bruno Théret. 2 Pour l’écriture de cet article, j’ai pu largement bénéficier des trésors de la bibliothèque de Ramine Motamed-Nejad comme de sa connaissance approfondie des sources de l’entre-deux-guerres. Qu’il en soit ici vivement remercié. 3 Concernant les travaux historiens, on ne peut manquer de citer l’important et décisif programme « Inflation et reconstruction en Allemagne et en Europe, 1914-1924 », lancé en 1978 sous la direction conjointe de Gerald D. Feldman, Carl-Ludwig Holtfrerich, Gerhard A. Ritter et Peter-Christian Witt. Voir sur ce point Hubbard (1990). 4 Feldman (1983)

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du phénomène. Avant de présenter ces deux propositions, un ultime avertissement s’impose. Malgré les limites posées précédemment, il arrivera fréquemment dans le corps du texte qu’il soit fait référence à certains processus historiques essentiels pour la compréhension des phénomènes étudiés sans qu’il ait été possible d’en fournir une explicitation satisfaisante dans le cadre du présent article. Nous nous contenterons alors d’en proposer une analyse schématique, à titre d’hypothèses provisoires, reportant à un travail ultérieur une démonstration complète. Malheureusement, cela nous obligera, plus souvent que nous l’aurions voulu, à solliciter l’indulgence et la charité du lecteur.

Conformément aux thèses développées dans La monnaie souveraine, notre idée directrice est que la monnaie moderne a une nature holiste en ce qu’elle est « expression de la société comme totalité » (Aglietta et Orléan éds, 1998, 10). Dans le cas particulier qu’est la société marchande5, sur laquelle a porté l’essentiel de notre réflexion, nous soutenons que l’ordre monétaire se construit dans la convergence des désirs privés de richesse/monnaie sur un même objet. C’est dans l’adhésion unanime à une même monnaie que l’ordre marchand se construit. En cela, la monnaie peut être dite expression de la totalité marchande. La crise monétaire, dans cette perspective, s’interprète immédiatement comme crise de cette unité, i.e. comme résurgence des désirs privés de monnaie en réaction à une politique monétaire jugée partiale. Telle est la première proposition que nous avons cherché à « tester ». Sur ce point, la crise monétaire allemande est sans ambiguïté. On y observe un intense besoin monétaire donnant naissance à une prolifération de monnaies privées sous la forme d’indexations diverses ou d’émissions multiples de « monnaies de secours ». Cette observation confirme notre analyse théorique qui fait du désir de richesse/monnaie la forme primordiale que prend, dans l’ordre marchand, le rapport au groupe. L’idée que le troc pourrait constituer une forme plausible du lien marchand ne trouve, dans le cas hyperinflationniste allemand, aucune confirmation. Autant chacun s’y montre intensément préoccupé des questions monétaires, jusqu’à la névrose, autant le recours au troc n’y joue qu’un rôle parfaitement anecdotique.

La seconde proposition que nous avons cherché à « tester » considère la sortie de crise, i.e. le processus par lequel cette multiplicité monétaire trouve sa solution dans l’émergence d’une nouvelle norme, unanimement acceptée, pour insister sur sa dimension proprement politique. En effet, dans la mesure où la question posée est celle de l’unité du groupe, elle ne peut manquer d’interférer avec le politique : tel est notre point de vue. Ceci est apparent dans le fait que les projets de réforme monétaire sont toujours plus que des projets économiques en ce qu’ils dessinent une communauté d’appartenance qu’il convient alors impérativement de légitimer au travers de son projet collectif. La non neutralité de la monnaie est ici manifeste : le projet monétaire scelle l’accord de certaines forces politiques au détriment d’autres forces politiques. Á nouveau, sur ce point, le cas allemand est sans ambiguïté. D’une part, la prolifération des monnaies privées ne débouche pas spontanément sur un nouvel ordre monétaire. Si, assurément, cette prolifération est une réaction spontanée du corps social à la politique gouvernementale, elle ne constitue pas en elle-même une solution à la crise mais bien plutôt participe à son exacerbation. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que la société civile parle d’une seule voix pour faire connaître son accord sur une certaine monnaie et le propager. Or, précisément, cette expression unique relève du domaine politique. D’autre part, conformément à notre proposition, ce qu’on constate dans le cas allemand est bien une extrême activité des forces politiques pour capter à leur profit l’intense

5 Rappelons que La monnaie souveraine voit l’unité du phénomène monétaire dans le fait que toute monnaie est « expression de la société comme totalité » (page 10), à partir de quoi ce livre conçoit, sur fond de cette invariance, l’existence de monnaies différentes dans la mesure où les totalités sociales peuvent se construire sur la base de principes différents : « A tout social différent, monnaie différente » (page 14). Ma propre théorie se comprend alors comme une tentative pour penser cette totalité sociale particulière qu’est la totalité marchande.

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désir de monnaie que manifeste le corps social dans son entier. Ceci, on l’observe aussi bien du côté des autorités politiques régionales (Bavière, Prusse, Rhénanie, Hambourg) qui proposent des réformes monétaires locales aux visées autonomistes plus ou moins affirmées que du côté des luttes politiques au niveau du gouvernement central du Reich qui accouchent effectivement le 15 novembre 1923 du rentenmark. Autrement dit, si on constate bien une concurrence monétaire, il s’agit essentiellement d’une concurrence politique opposant des projets de réforme monétaire. Conformément à notre analyse théorique, ce lien entre politique et monnaie ne doit pas être pensé comme la mise en relation de deux forces déjà constituées, parfaitement extérieures l’une à l’autre, mais bien comme un processus conjoint où chacun trouve dans l’autre des ressources à sa propre légitimation. C’est l’élucidation de cette complexité qui constitue l’enjeu premier de l’analyse de cette crise. Pour aboutir à ces résultats, nous commençons, dans une première section, par rappeler très succinctement et schématiquement, le cadre théorique général dans lequel se situe notre réflexion. Nous y débattons avec certains courants de la théorie économique mais sans jamais prétendre en proposer une vision complète. Notre but n’est pas là. Il s’agit pour nous de présenter nos propres thèses et c’est uniquement en tant qu’elle est utile à ce projet que la confrontation avec la théorie économique de la monnaie a été mobilisée. Une telle démarche a l’avantage de permettre une présentation claire de nos positions mais l’inconvénient de fournir une image biaisée de nos rapports à la théorie économique par le fait qu’elle y insiste sur les oppositions au détriment des complémentarités. La deuxième section situe notre cadre théorique par rapport aux différentes interprétations de l’hyperinflation. La troisième section entre dans le vif du sujet en spécifiant la forme que prend la destruction du mark, à savoir la diminution drastique et paradoxale des marks en circulation. Bien que la Reichsbank impriment des billets sur une échelle jamais connue auparavant, la hausse des prix encore supérieure est telle que le pouvoir d’achat de la totalité des marks en circulation diminue fortement jusqu’à ne plus représenter qu’une fraction infime de la circulation d’avant-guerre. Cette baisse de la masse monétaire réelle, M/P, est un trait caractéristique qu’on retrouve dans toutes les hyperinflations. C’est là un indicateur synthétique qui permet de saisir quantitativement la perte de confiance que subit le mark. Il faut noter que ce rejet du mark n’est en rien un processus linéaire. Il connaît d’importantes phases de rémission durant lesquelles la confiance dans le mark renaît, conduisant à un arrêt de la baisse de M/P. La réaction du corps social à la situation hyperinflationniste consiste, d’une part, à émettre des monnaies indexées pour faire face à la pénurie des moyens de paiement officiels et, d’autre part, à pratiquer l’indexation des prix pour ne pas se trouver spolié en vendant au-dessous du coût de revient. Le premier phénomène fait l’objet de la quatrième section et le second de la cinquième. Ce sont là les points centraux de notre analyse en ce qu’ils donnent à voir la crise monétaire comme crise de l’unité de la monnaie, conformément à notre première proposition. L’inadéquation du mark face à ses fonctions traditionnelles d’unité de compte, d’instrument de circulation et de moyen de réserve fait naître, en réaction, des « monnaies privées partielles » aux fins d’évaluer, d’échanger et de thésauriser. Il s’ensuit une situation où la monnaie centrale se trouve concurrencée par différents principes monétaires privées. Ce fractionnement monétaire est ce que nous avons appelé, dans notre section théorique, la « scène originelle ». Comprendre comment cette configuration de concurrence entre principes monétaires privés débouche sur la création d’une monnaie unique, jouissant de la confiance collective, constitue la question centrale pour qui cherche à comprendre ce qu’est un ordre monétaire. On comprend, dans ces conditions, l’intérêt que présente pour le théoricien l’hyperinflation allemande. Elle nous donne à voir des processus qui, d’ordinaire, restent invisibles. Dans la sixième et dernière section, on souligne le rôle essentiel que joue les forces politiques dans la construction d’une nouvelle monnaie, conformément à notre seconde proposition théorique. C’est peut-être dans cette dernière section que nous solliciterons le plus

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l’indulgence du lecteur en ce qu’il était strictement impossible, dans le cadre d’un article déjà trop long, de mener l’analyse complète des processus historiques complexes qui sont ici à l’œuvre. Aussi se limitera-t-on à l’énoncé de nos hypothèses générales et à la présentation de certains faits saillants qui semblent les corroborer. L’essentiel pour nous est de convaincre le lecteur de la cohérence et de la richesse du cadre théorique proposé dans sa capacité à dialoguer avec l’histoire. Il s’ensuit que le présent travail doit se comprendre comme la première pierre d’un travail plus large qui présentera l’ensemble de l’argumentation. 1. Qu’est-ce que la monnaie ? « La monnaie est un rapport social » : telle est, résumée sous sa forme la plus succincte et la plus schématique, l’idée directrice qui commande à toute la réflexion que j’ai menée dans le champ de la théorie monétaire depuis La violence de la monnaie jusqu’à La monnaie entre violence et confiance. Par cette expression quelque peu énigmatique, il faut simplement entendre que la monnaie n’est pas une marchandise ou un instrument facilitant les échanges, mais le lien institutionnel qui met en relation les producteurs les uns avec les autres et qui, par ce fait même, rend les échanges possibles. Au regard de cette perspective d’analyse, la monnaie constitue le rapport premier, fondateur de l’ordre marchand. Cette mise en relation monétaire des producteurs passe, en particulier, par la commune adhésion à une même représentation objectivée des prix, sous la forme de l’unité de compte. Pour les approches économiques se réclamant du principe de valeur, il en va tout autrement. Á leurs yeux, le lien marchand n’est que secondairement de nature monétaire : rendre intelligibles les relations marchandes implique d’aller par-delà les apparences monétaires et les prix nominaux, pour saisir directement les dépendances objectives qui lient les producteurs-échangistes entre eux du fait de la division du travail et de la rareté des biens. Le concept qui répond à cette vision théorique fort répandue est précisément celui de valeur, concept par lequel la réalité ultime du rapport entre les acteurs marchands est supposée être saisie comme fait objectif, préexistant à la monnaie et indépendant d’elle. Aussi bien est-ce la valeur qui constitue l’objet privilégié de réflexion et d’études de ces théoriciens en tant qu’expression synthétique et complète des interactions économiques. Or, selon nous, l’hypothèse de valeur interdit toute pensée véritable du fait monétaire. Et cela pour une raison très simple à comprendre : dès lors que la commensurabilité des marchandises se trouve fondée en amont de l’échange monétaire, dans le principe de valeur, quel rôle peut-il rester à la monnaie ? Ni l’échangeabilité en elle-même, ni la détermination des rapports quantitatifs à travers lesquels celle-ci se manifeste n’est plus de son ressort. La monnaie, dans cette approche, n’a d’utilité qu’instrumentale : rendre plus aisées des transactions dont la logique lui échappe totalement parce qu’elle relève tout entière du principe de valeur6.

On ne saurait trop insister sur ce lien logique profond qui va de l’hypothèse de valeur, quelle que soit l’expression spécifique qui en est retenue, travail ou utilité, à l’inessentialité de la monnaie, réduite au rôle d’instrument facilitant les échanges. Autrement dit, il faut choisir entre théorie de la valeur et théorie de la monnaie. Ce point est d’une importance théorique capitale. La valeur et la monnaie constituent deux manières divergentes, et exclusives l’une de l’autre, de saisir l’ordre marchand en tant que totalité structurée. 6 On peut voir comme une preuve indirecte de cette hypothèse dans le fait que l’émergence de l’idée de valeur dans le champ de la théorie économique au milieu du 18ème siècle a conduit simultanément à une certaine « disparition » de la monnaie, pour reprendre le terme employé par Faccarello et Steiner (2004). Les raisons invoquées par ces auteurs pour expliquer cette « disparition » sont en tout point conformes à notre analyse. Ils écrivent : « Avec Turgot, (les) transactions (marchandes) sont prises en compte, mais au travers d’une théorie de la valeur utilité qui montre que, derrière les échanges et l'expression nécessairement monétaire des valeurs, se noue et se joue quelque chose de plus fondamental : des liens sociaux d'utilité noués par les agents, et des lois de proportion — entre les dépenses, entre le volume des différentes classes, entre les prix des marchandises, etc. ».

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L’illustration la plus exemplaire de cette proposition nous est donnée par la théorie de l’équilibre général walrassien qui développe une analyse de la totalité marchande certes brillante mais dans laquelle la monnaie est absente. Plus généralement, l’inessentialité de la monnaie apparaît dans le fait que, dans de nombreux modèles supposés expliquer le pourquoi de la monnaie, équilibre monétaire et équilibre de troc coexistent ! On ne saurait mieux dire que la monnaie n’y est pas nécessaire. Elle n’est qu’un instrument, certes désirable, mais dont il est tout à fait possible de se passer ! Rappelons à ce propos que le concept de « neutralité monétaire » qui joue un rôle si fondamental et structurant dans la pensée économique signifie stricto sensu que le passage d’une économie monétaire à une économie de troc ne modifie ni les prix réels, ni les quantités produites, ni celles échangées. Don Patinkin écrit : « Au sens strict, une telle neutralité n’existe que si la transformation pure et simple d’une économie de troc en une économie monétaire n’affecte pas les prix relatifs et l’intérêt d’équilibre » (Patinkin, 1972, 96). Peut-on dire de manière plus forte que la monnaie n’est qu’un voile superficiel ? Par ailleurs, et pour conclure sur ce point, je défendrais volontiers l’idée suivante : qu’un modèle puisse sérieusement considérer le troc comme une forme plausible d’organisation des échanges marchands est, à soi seul, le signe d’une incompréhension majeure de ce qu’est une économie marchande. En effet, le développement d’une production de masse orientée vers le marché est absolument impossible sur la base du troc. Un tel développement suppose une représentation abstraite du marché et de son pouvoir d’achat qui vienne donner sens à la production anonyme et l’orienter efficacement. Tel est le rôle incontournable des prix monétaires.

Notre approche théorique est différente en ce qu’elle pense le rapport monétaire comme étant le rapport premier au sens propre, celui par lequel l’économie marchande accède à l’existence. On peut certes continuer à y parler de la « valeur des biens », mais dans un sens différent, en désignant simplement par là le fait que ces biens ont un prix. Dans notre perspective, c’est le rapport à la monnaie, et lui seul, qui fait que les marchandises « valent » quelque chose. En conséquence, c’est la dépendance universelle de tous les acteurs marchands à l’égard de la monnaie qui constitue le fait théoriquement essentiel, celui qui demande à être compris. C’est l’adhésion de tous à la monnaie en tant que forme « socialement reconnue et légitimée de la richesse » (Aglietta et Orléan, 2002, 67) qui lui confère son statut. C’est à partir de là que l’on peut expliciter toutes ses propriétés. Il s’ensuit une démarche très différente de celle usuellement suivie par la théorie économique : notre conception a pour signe distinctif de chercher à saisir la réalité de la monnaie, non pas dans la classique énumération de ses fonctions, comme il est fait traditionnellement, mais dans sa capacité à recueillir l’assentiment généralisé du groupe social et à l’exprimer de manière objectivée. L’accent mis sur cette capacité de la monnaie à faire unanimité et, ce faisant, à construire la communauté marchande en lui procurant son unité et son identité, se révèle avec force dans des formules comme « la monnaie, expression de la société comme totalité » (Aglietta et alii, 1998, 10) ou encore « la monnaie, opérateur de totalisation » (Orléan, 2002). Autrement dit, la monnaie est, dans l’ordre marchand, ce par quoi la société est rendue présente et s’impose à tous les individus sous la forme objectivée du tiers médiateur. C’est ce que souligne Simmel avec une grande clarté lorsqu’il écrit : « (Dans l'achat monétaire), il intervient entre les deux parties une tierce instance : l'ensemble du corps social qui pour cet argent met à disposition une valeur réelle correspondante » (Simmel, 1987, 195). Au fondement de la médiation monétaire et des formes institutionnelles spécifiques qui la caractérisent, il faut donc reconnaître l’autorité de la société et des valeurs qu’elle promeut. Pour cette raison, la monnaie a une nature fondamentalement holiste. Cela est vrai de toutes les monnaies, au-delà des seules « monnaies marchandes ». Comme l’écrivent certains anthropologues, « Il n’y a pas de monnaie sans un ordre transcendant qui lui donne cette qualité d’être une matérialisation de la totalité sociale » (Barraud et alii, 1984, 459).

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Bien que minoritaire en sciences sociales et, tout particulièrement, en économie, cette conception de la monnaie n’est pas sans précédent. Elle appartient à une tradition ancienne et négligée qu’illustrent les noms de Marcel Mauss, François Simiand et Georg Simmel. L’accent mis sur la confiance est sa marque de fabrique caractéristique en tant que la confiance donne à voir un mouvement généralisé d’adhésion excédant de beaucoup le seul exercice de la rationalité instrumentale. Pour caractériser cette confiance, Simmel va même jusqu’à parler de « foi socio-psychologique apparentée à la foi religieuse » (Simmel, 1987, 198). Quant à Simiand, il soutient que « toute monnaie est fiduciaire » en ce qu’elle est le produit d’une « croyance et d’une foi sociale » (Simiand, 1934, 46 et 39). Enfin Mauss, lorsqu’il réfléchit sur la monnaie, insiste sur « l’importance de la notion d’attente, d’escompte de l’avenir, qui est une des formes de la pensée collective. Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel ou tel résultat ; c’est la forme essentielle de la communauté » (Mauss, 1974b, 117). La monnaie révèle sa nature éminemment sociale en tant qu’objet de l’attente de tous. Nous y reviendrons lorsque nous introduirons le concept de richesse.

Il y a un monde entre l’énoncé de ces principes généraux et leur mise en œuvre analytique. Nous nous y sommes essayés dans La monnaie entre violence et confiance (2002), tout particulièrement dans son chapitre deux. Rappelons que l’objet de cette réflexion ne porte aucunement sur les origines historiques de la monnaie, c’est-à-dire sur la manière dont elle a été inventée et s’est diffusée. La question posée est tout autre. Il s’agit de comprendre comment les rapports marchands, une fois supposés advenus, appellent logiquement la monnaie pour accéder à une existence stabilisée. Autrement dit, l’analyse est synchronique : on cherche à expliciter les conditions institutionnelles par lesquelles la reproduction de cette structure sociale abstraite qu’est l’économie marchande est obtenue. Ce point devait être souligné car, dans le passé, nous avons pu donner l’impression de vouloir construire une analyse de l’émergence historique de la monnaie.

Notre idée de base, très succinctement formulée, consiste alors à caractériser les rapports marchands par la forte pression sociale à laquelle ils soumettent les producteurs-échangistes en raison du risque permanent de disparition/exclusion qu’ils font peser sur eux. Il en est ainsi dans la mesure où l’avènement des rapports marchands signifie la disparition des liens sociaux d’entraide mutuelle grâce auxquels, dans les sociétés antérieures, les individus trouvaient réconfort et aide lorsqu’ils subissaient un revers de fortune. Ce risque fait naître en réaction, chez les producteurs-échangistes, un besoin impérieux d’assurance pour leur permettre d’affronter les errements du sort7. Ce besoin, dans l’ordre marchand, prend la forme spécifique d’un désir de « richesse », la richesse étant définie précisément comme ce qui permet de maintenir son autonomie individuelle face à des chocs imprévus dans un univers social où les liens interpersonnels de solidarité ont disparu8. Autrement dit, la richesse 7 Notons que l’analyse proposée dépend étroitement des hypothèses faites quant à la nature de l’incertitude. Si l’incertitude est représentée sous la forme d’une liste spécifiée d’événements, alors on peut imaginer des formes d’assurance n’appelant en rien la notion de richesse : à chaque événement possible, on peut faire correspondre le panier de biens qui permet de l’affronter au mieux, du type : « s’il pleut, un parapluie ». C’est cette voie que prend le modèle Arrow-Debreu d’équilibre général (La monnaie entre violence et confiance, pages 61 et suivantes). Si, au contraire, l’incertain est véritablement incertain et ne prend pas de forme déterminée, il faut imaginer un « bien » polymorphe, capable d’affronter toutes les situations, même celles qu’on n’est pas capable d’imaginer. C’est cela que recouvre la richesse. Telle est la voie que nous explorons. 8 La place manque pour développer ce point. Soulignons, simplement, qu’il n’est nullement dit ici que la richesse soit la seule réponse possible aux besoins de sécurité des agents. Il existe d’autres réponses, mais dont la mise en œuvre repose sur d’autres rapports sociaux que les rapports marchands. Aussi, cette étude les laisse-t-elle de côté. Par ailleurs, dans la mesure où notre analyse se veut synchronique, il ne s’agit donc pas pour nous, ici, de penser l’origine historique de ce désir de richesse. Nous limitons notre propos à démontrer qu’un tel désir est inscrit dans la structure marchande, ou encore qu’il s’agit des deux faces d’une même réalité, en laissant de

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se comprend, dans cette approche, comme une forme de « talisman » (Mauss, 1974a, 108) dont le pouvoir libératoire réside uniquement en ceci que tous ceux qui lui reconnaissent cette qualité sont prêts à échanger leurs marchandises pour l’acquérir. Á ce propos, nous avons parlé d’une définition « autoréférentielle » de la richesse (Aglietta et Orléan, 2002, 77) : chercher la richesse, c’est chercher ce que le plus grand nombre considère comme étant la richesse de façon à s’assurer des échanges avec ce plus grand nombre. Dans la situation originelle que nous considérons, chaque producteur-échangiste se forme sa propre hypothèse quant à la définition de l’objet « susceptible d’après lui d’être acceptée par pratiquement tout le monde en échange du produit de son industrie » (Smith, 1995, Livre 1, 25) pour reprendre une formule d’Adam Smith. Dans le désir de richesse, c’est la nécessité du lien aux autres qui s’affirme, mais sous la forme d’un désir d’objet9. La monnaie résulte alors de cette quête généralisée de richesse lorsque le groupe marchand se polarise sur une même définition de celle-ci. Par le fait même de l’unanimité, le signe élu devient richesse véritable au sein du groupe considéré puisque, en tant qu’objet des désirs de tous ses membres, il permet effectivement de tout y acquérir10.

Ce modèle très schématiquement décrit, en ce qu’il fait de l’adhésion collective des sociétaires le moment crucial de la construction monétaire, les diverses fonctions s’en déduisant, répond pleinement aux attentes précédemment énoncées quant à ce que devrait être une théorie pertinente de la monnaie. Il saisit l’essence de la monnaie dans sa nature de lien institutionnel, comme ce qui réunit les agents marchands séparés en leur offrant une définition légitime de la richesse. C’est la fonction « unité de compte » qui exprime certainement le plus adéquatement cette dimension intégratrice que revêt la monnaie dans notre approche, en tant que langage commun grâce auquel les producteurs-échangistes peuvent se reconnaître, dialoguer et échanger. Contrairement aux approches instrumentales, nous ne pensons pas que le langage des prix soit un voile cachant une réalité signifiante enfouie, antérieure à la monnaie, à savoir les rapports de valeur. L’analyse des crises met ce fait en pleine lumière. Lorsque la monnaie éprouve des difficultés, on ne constate pas un retour du troc11 conformément à des rapports de valeur objectifs qui se feraient alors connaître, mais bien, tout au contraire, une perte généralisée des repères, rendant de plus en plus problématique l’activité marchande jusqu’à y faire totalement obstacle. Des questions aussi basiques que « mon entreprise fait-elle des profits ou des pertes ? » n’y trouvent plus de réponses satisfaisantes. Il s’ensuit la recherche effrénée d’une nouvelle monnaie, ce qui illustre de manière exemplaire la thèse au centre de notre approche : l’économie marchande n’existe qu’en tant qu’économie monétaire.

côté le rapport entre cette forme marchande de la richesse et les autres formes que peut prendre la richesse. Enfin, ce désir de richesse en tant qu’il est par excellence le médium de l’autonomie individuelle est simultanément désir de se protéger et volonté de puissance. Il y a là une ambivalence irréductible, caractéristique des rapports marchands : « la lutte concurrentielle est indissolublement agression des autres et défense contre l’agression des autres. Il est souvent impossible de savoir lequel de ces deux motifs, la survie ou l’expansion, prévaut » (Aglietta et Orléan, 2002, 68). 9 Cette idée que la richesse renvoie à un rapport aux autres et non à un contenu substantiel, comme le pensent les théoriciens de la valeur, est longuement analysée par Simmel dans son génial Philosophie de l’argent [1ère édition 1900]. C’est ainsi qu’il explique la fascination pour les métaux précieux : « le métal précieux, par sa signification en tant que parure, indique une relation entre les individus : on se pare pour d’autres. La parure est un besoin social et les métaux précieux justement par leur brillance, conviennent tout particulièrement pour attirer les regards sur soi » (193-4). La richesse a pour contenu d’attirer à soi les regards des autres. 10 Le modèle présenté de concurrence entre divers prétendants au rôle de richesse débouchant sur l’unanimité du groupe partage avec le modèle mengérien d’origine de la monnaie de nombreux points communs (Aglietta et Orléan, 2002, 91-96). 11 Sur la critique du troc, voir le chapitre 22 de Pépita Ould-Ahmed dans le présent livre.

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Pourtant l’unanimité monétaire ne va pas de soi. Certes, chacun est à la recherche d’un principe de richesse partagé lui permettant de stabiliser son rapport aux autres échangistes, mais les intérêts des uns et des autres ne sont pas nécessairement convergents lorsqu’il s’agit de déterminer une même norme monétaire commune. C’est là un fait essentiel. Il en est ainsi car l’accès à la liquidité centrale est un des éléments clef de la puissance économique et sociale. Il s’ensuit que la règle monétaire est l’enjeu d’intenses luttes, chacun défendant ses propres visées stratégiques, ce que nous constaterons à l’envi dans le cas allemand et qui dément à soi seul la thèse de la neutralité monétaire. Plus profondément, au-delà des luttes engagées entre individus et groupes sociaux pour peser sur la définition des règles monétaires, c’est la dimension proprement politique de la monnaie que met en avant notre réflexion dès lors qu’elle pense la monnaie comme constitutive de l’unité du groupe et de sa communauté de destin. En tant que l’être-ensemble est la question politique par excellence, la monnaie apparaît, dans notre perspective, comme étant absolument politique (Mairet, 1997). Pour cette seule raison, sans même compter le besoin vital qui est le sien d’un accès aux ressources marchandes nécessaires à l’exercice du monopole de la violence légitime, l’État ne peut rester indifférent à la question monétaire. Aussi l’État s’impose-t-il comme un acteur essentiel du processus d’unanimité monétaire. Il existe entre la monnaie et l’État une connivence objective : promouvoir l’unité du corps social et la légitimer. En ce sens, tout écart entre la définition de l’espace monétaire et de l’espace politique marque un conflit des appartenances et, ce faisant, un point de tension potentiel, à la manière d’une communauté étrangère qui, bien que travaillant dans l’espace national, ne participerait pas à la délibération démocratique et au vote qui la sanctionne.

Si cette approche est pertinente, on devrait constater un certain recouvrement entre espaces monétaires et espaces politiques, du type « une monnaie pour chaque pays ». C’est là une remarque qui doit paraître bien triviale. Ce n’est cependant pas le cas pour les économistes qui, cohérents avec eux-mêmes, tirent les conséquences de leur conception instrumentale de la monnaie et conditionnent l’usage de celle-ci à une analyse comparée de ses bénéfices et de ses inconvénients : les bénéfices sont liés à l’abaissement des coûts de transaction lorsque chacun compte et paye dans la même monnaie ; les inconvénients trouvent leur source dans la dureté et l’ampleur des ajustements qu’impose l’unicité monétaire. Cette analyse a conduit au concept de « zone monétaire optimale », concept auquel est étroitement associé le nom de Robert Mundell et qui lui a valu le prix Nobel 1999. La conception instrumentale de la monnaie y trouve sa forme emblématique puisque l’unité monétaire y est totalement subordonnée au calcul des utilités et désutilités. Selon cette théorie, il n’y a aucune raison pour qu’il y ait coïncidence entre espaces monétaires et espaces politiques. Par exemple, un pays pourrait avoir plusieurs monnaies ou plusieurs pays pourraient partager la même monnaie. Si l’on compare ces deux approches sur le terrain des faits, c’est très clairement l’hypothèse politique qui l’emporte (Goodhart, 1997). A titre d’exemple, il n’est que de penser à la situation de ces fédérations qui ont éclaté pour donner naissance à une série de nouveaux États, comme l’URSS, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie ou l’Autriche-Hongrie ou bien des groupes de pays qui se sont unifiés pour former une fédération plus large, comme l’Allemagne de 1871 ou les Etats-Unis. Notre théorie qui prévoit que la fragmentation politique doit conduire à un fractionnement monétaire et l’unification politique à une centralisation monétaire, est validée par les faits alors même qu’il est impossible de réconcilier cette observation avec la théorie des zones monétaires optimales.

Il ne faudrait pas déduire de ces analyses l’idée selon laquelle la monnaie serait un instrument servile aux mains de l’État ou même qu’il serait dans le pouvoir de l’État de faire valoir l’instrument monétaire de son choix. A contrario, notre analyse a bien souligné qu’aux fondements de la monnaie moderne, se trouve la quête de richesse des acteurs marchands, c’est-à-dire la recherche d’un médium capable de stabiliser les relations de l’individu au

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groupe en lui offrant les moyens d’une autonomie élargie. Si la monnaie choisie ou gérée par l’État ne répond pas à ce besoin, alors les acteurs marchands chercheront à contourner cette « mauvaise » monnaie, voire à produire une monnaie adéquate à leurs intérêts. Pour désigner ce rapport complexe entre l’État et la monnaie, qui ne se réduit ni à la domination, ni à l’indépendance, j’ai proposé provisoirement le terme de « rapport de captation ». En effet, au terme de notre analyse, il apparaît que le besoin de monnaie est une donnée constitutive de la structure marchande, donnée que l’État tente de « capter » à son profit, conformément à ses intérêts, mais sans jamais pouvoir en faire un pur outil. L’idée de captation rend bien compte de l’extériorité relative de l’État par rapport au rapport monétaire. L’image ici mobilisée est celle d’une puissance sociale indépendante, à savoir le désir de monnaie, que l’État cherche à orienter au mieux de ses visées stratégiques, mais sans en dominer le principe, comme EDF dresse des barrages pour exploiter l’énergie hydraulique. Pourtant cette dernière image reste trompeuse en ce qu’elle pousse trop loin l’indépendance de l’État et de la monnaie. Elle minore l’importance du rôle actif qui est celui de l’État pour faire advenir l’unification monétaire. En tant que l’État est porteur d’un projet d’unification politique et qu’il en a les moyens, il joue un rôle qui peut être déterminant pour conduire le processus monétaire jusqu’à sa réussite, en particulier en tant qu’il possède la légitimité permettant d’affronter les puissants antagonismes d’intérêt que la définition de la monnaie ne peut manquer de faire naître. Par ailleurs, pour ajouter encore à la complexité du rapport de captation, il ne faut pas perdre de vue que l’État lui-même trouve, dans ce processus de constitution de la monnaie, de nouvelles ressources, symboliques, politiques et économiques, grâce auxquelles sa souveraineté est affermie. Les analyses que développent Jean Andreau, Guillaume Carré, Jean Michel Carrié et Christian Lamouroux à propos de la confiance et de la « fiduciarité », dans le chapitre 24 du présent ouvrage, sont sur ce point sans ambiguïté : « Il nous semble que la fiduciarité est non pas la manifestation d’une autorité complètement et définitivement assurée mais un élément de la construction de l’État ou, pour rester au plus près des expériences historiques dont chacun de nous est familier, un symptôme et un facteur de centralisation du pouvoir politique et de la dynamique des rapports sociaux ». Bien que conceptuellement il faille distinguer les processus de légitimation politique et de légitimation monétaire, historiquement ils se trouvent toujours étroitement imbriqués. On verra, dans le cas allemand, que la question monétaire ne peut être pensée correctement, indépendamment de la question nationale. Démêler l’écheveau des interactions entre sphère politique et sphère marchande constitue un des enjeux fondamentaux d’une analyse réussie de la crise hyperinflationniste.

Pour conclure et avant d’en venir à l’étude historique, peut-être n’est-il pas inutile de souligner les quelques inflexions que la présente présentation a apportées aux conclusions proposées dans La monnaie entre violence et confiance. D’une part, et c’est là l’inflexion majeure, désormais je ne considère plus que les désirs de richesse convergent nécessairement sur un même objet par la seule grâce de la polarisation mimétique. Si nous conservons l’idée d’une « scène originelle » (Aglietta et Orléan, 2002, 79) dans laquelle s’affrontent des définitions concurrentes de la richesse/monnaie, on ne peut plus en identifier l’issue à la seule polarisation mimétique spontanée, même si elle demeure une issue théoriquement possible. Il en est ainsi parce que, précisément, comme ce texte l’a fortement souligné, la question de l’unité a une dimension irréductiblement politique. Aussi, la capacité des désirs de richesse à converger sur une même définition de la norme monétaire commune dépend-elle étroitement des forces politiques et de la manière dont la question de l’unité interfère avec leurs propres finalités. En particulier, il devient possible de concevoir des régimes institutionnels divers, intégrant des degrés variables de pluralisme monétaire. Il est probable que, sur ce point, l’analyse conceptuelle ne puisse guère aller au-delà de l’énoncé de principes théoriques généraux, sans fournir des spécifications plus précises. D’autre part, on aura noté une définition plus explicite des liens entre État et monnaie. On a vu que l'Etat peut s'avérer un

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acteur indispensable pour constituer l'unanimité monétaire en se montrant seul capable de neutraliser les oppositions violentes que la détermination d’une norme monétaire commune ne peut manquer de produire, mais sans que cette action puisse, pour autant, s’identifier à une instrumentalisation pure et simple de la monnaie, conformément aux intérêts de l’État, dans la mesure où le besoin de richesse des agents doit être respecté. C’est ce modèle subtil que nous avons résumé sous le terme de « rapport de captation », signifiant ni indépendance, ni domination.

Au terme de l’approche qui vient d’être succinctement rappelé, la monnaie se donne à comprendre comme « fait social total », comme le lieu d’une totalisation « où se noue l’ensemble des rapports qu’une société est à même de tisser entre les individus et les sous-groupes qui la composent » (Karsenti, 1994, 44). Cette conception se veut complémentaire des approches instrumentales qui dominent actuellement l’économie théorique. En effet, avancer de telles thèses ne signifie en rien qu’il faille rejeter toutes les analyses monétaires proposées par l’économie, loin s’en faut. En effet, une monnaie qui fait l’objet d’une confiance sans faille de la part de tous les acteurs économiques, se comporte de facto comme un simple instrument des échanges qu’il est alors possible de saisir au travers de ses trois fonctions cardinales : unité de compte, moyen de réserve et moyen de circulation. Cependant, il nous semble qu’au moment des crises, l’approximation instrumentale n’est plus valide, c’est-à-dire lorsque les enjeux fondamentaux de la monnaie resurgissent sur le devant de la scène, à savoir la monnaie comme lien aux autres, comme unité du groupe, comme question politique. Penser ces enjeux exige en conséquence un cadre d’analyse qui restitue la nature globale de la monnaie. La crise monétaire allemande des années vingt va nous fournir l’occasion de tester nos hypothèses et d’en montrer la fécondité. 2. Un cadre théorique pour penser l’hyperinflation allemande Au cœur de l’approche théorique qui vient d’être rappelée, se trouve l’idée que la société marchande est le lieu de luttes puissantes ayant pour enjeu l’appropriation de la richesse12. Le plus souvent, ces luttes restent contenues dans le cadre strict des règles de la concurrence marchande. Elles ont alors principalement pour objet la détermination des prix. C’est cette configuration classique qu’étudie avec succès la théorie économique. Il faut souligner que cette configuration repose sur un cadre institutionnel particulier qui suppose, en particulier, la présence d’un appareil juridique et répressif, mais également l’existence d’une monnaie admise par tous. Notre analyse introductive a montré que cette dernière condition n’allait pas de soi. La monnaie n’est pas un instrument neutre et exogène. Tout au contraire, elle est elle-même l’enjeu de luttes intenses au cours desquelles individus et groupes cherchent à faire prévaloir une définition de la richesse qui soit conforme à leurs intérêts stratégiques. Cette hypothèse est au cœur de notre compréhension des crises monétaires. Á nos yeux, la crise monétaire se définit comme le moment où l’unanimité monétaire qui prévalait antérieurement se délite sous l’action d’intérêts antagonistes de telle sorte que la définition de la richesse sociale redevient à nouveau enjeu de luttes ouvertes. Parce que la question monétaire pose centralement la question politique de l’être-ensemble du groupe, cette crise met en branle un processus social global dans lequel toutes les forces politiques, économiques et sociales se trouvent impliquées. Dans une telle perspective, penser la crise monétaire, c’est repérer les tensions marchandes qui poussent à la destruction de l’ordre monétaire ancien parce que le maintien des règles monétaires sur lesquelles cet ordre était construit impose des transferts de propriété ou de richesse inacceptables pour certains groupes 12 On trouve cette même perspective défendue par Frédéric Lordon (2005) à partir d’une modélisation spinoziste, axée sur le heurt des forces conatives.

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sociaux assez puissants pour prétendre s’y opposer. Ces tensions se repèrent concrètement dans la structure des créances/dettes. Ce cadre général d’analyse est bien adapté pour aborder la crise monétaire allemande des années vingt. En effet, d’un point de vue financier, ce qui caractérise la situation allemande, à la sortie de la première guerre mondiale, est une structure de dettes, à la fois intérieures, sous la forme des emprunts publics émis pour financer la guerre, et extérieures, sous la forme des réparations exigées par les puissances victorieuses, conduisant à des transferts massifs de richesse. Il s’en est suivi une lutte intense entre les différents groupes sociaux pour faire en sorte de ne pas avoir à en supporter la charge, quitte à la repousser sur d’autres. Les deux domaines impliqués au premier chef dans ces luttes sont la politique fiscale et la politique monétaire. Cela va de soi pour la première tant l’évidence de son rôle dans la question des transferts est manifeste. Étrangement, cela est moins clairement perçu pour la seconde alors même que son implication y est tout aussi fondamentale. Á mon sens, cela tient au fait que l’on pense le plus souvent la monnaie comme étant un instrument passif et extérieur. On ne perçoit pas à quel point les règles monétaires sont impliquées fortement dans la définition et la réalisation des transferts selon deux modalités centrales, d’une part, l’unité de compte qui spécifie le libellé des obligations et, d’autre part, l’accès aux moyens monétaires qui conditionne le financement de ces transferts et son coût. Or, loin d’être des données institutionnelles exogènes, ces règles sont l’objet d’intenses conflits sous l’influence desquels ils peuvent connaître d’importantes variations. C’est dans ce cadre qu’il s’agit de comprendre l’inflation, comme étant l’une des manifestations possibles de ces conflits d’appropriation étendus à la question monétaire.

Pour ce faire, il est impérieux de resituer la question du règlement des dettes allemandes dans le cadre plus large d’une situation sociale et politique extrêmement difficile. En effet, la période inflationniste (1918-23) est une période d’intenses tensions politiques, marquées par les menées subversives de l’opposition de droite et d’extrême droite (à titre d’exemple, le putsch de Kapp-Lüttwitz en mars 1920 et le putsch d’Hitler en novembre 1923) comme par l’agitation d’extrême gauche (à titre d’exemple, les grèves insurrectionnelles de mars 1921 et l’ « octobre allemand » décrété par le KPD en 1923). On est plus d’une fois au bord de la guerre civile (janvier-mars 1919, mars 1920, mars 1921, octobre-novembre 1923). Le recours systématique à l’assassinat politique (Luxembourg, Liebknecht, Eisner, Erzberger ou Rathenau) y donne une juste idée de l’intensité des haines idéologiques13. Pour le dire schématiquement, la République de Weimar souffre d’un manque structurel de légitimité : « elle ne suscite pas l’adhésion de l’ensemble de la société allemande, qui reste éclatée en des univers sociopolitiques strictement cloisonnées, porteurs chacun d’une vision du monde spécifique » (Solchany14, 2003, 53). Cette situation trouve son expression politique dans le fait que la « coalition de Weimar » (SPD, Zentrum et DDP) qui est à l’origine de la constitution se retrouve minoritaire dès les élections de juin 1920, résultat encore accentué en 1924. Il s’ensuit des gouvernements faibles face à l’organisation des intérêts privés. Cette

13 De janvier 1919 à juillet 1922, Gumbel recense 354 assassinats fomentés par la droite contre 22 assassinats par la gauche. On aura une juste appréciation de l’orientation idéologique et politique des magistrats si l’on note qu’aucune condamnation à mort n’a été prononcée contre les assassins de droite alors qu’il y en eut 10 contre ceux de gauche. Cité dans (Badia, 184). Dans Charle, à la note 57 de la page 335, on trouve sur le même sujet, des références à d’autres sources avec des données très légèrement différentes. Voir également l’analyse faite par Mosse de la « brutalisation du champ politique allemand » (Mosse, 1999, chapitre VII). 14 Ou encore du même auteur : « Reste que la république de Weimar est moins morte d’une quelconque tare constitutionnelle que de la fragilité du consensus démocratique qui a rendu problématique la mise en œuvre effective du compromis weimarien négocié en 1919 » (Solchany, 29).

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faiblesse pèsera d’un grand poids dans l’avènement de l’hyperinflation, ne serait-ce qu’en favorisant le recours à la planche à billets comme moyen d’acheter la paix sociale. De manière plus générale, sans qu’on puisse s’y étendre davantage dans le cadre du présent article, on peut soutenir que c’est dans la légitimité chancelante de la constitution weimarienne qu’il convient de rechercher les racines les plus significatives de l’inflation allemande L’idée selon laquelle, pour être analysée dans sa complexité, l’inflation doit être saisie dans la perspective d’une conflictualité sociale globale aux origines multiples, était déjà au centre de la réflexion que nous avions menée sur la crise allemande dans le chapitre cinq de La violence de la monnaie (1982). La thèse directrice est restée inchangée : « Á la base de toute crise monétaire, il y a l’émergence d’une structure d’actifs dont les conditions de validation s’avèrent incompatibles avec la reproduction des rapports sociaux dominants » (183). Dans un article fameux où il développe ce qu’il a nommé « Un point de vue structural sur l’inflation allemande », Kindleberger (1984) avance une conception analogue, comme en témoigne la citation suivante : « L’école structurale prend pour point de départ le fardeau imposé à la société … lequel fardeau doit être alloué. Le problème est de savoir comment l’allouer de manière acceptable, autrement dit, d’une manière acceptable pour les détenteurs du pouvoir politique et économique » (20). Cette perspective théorique le conduit, comme nous, à une appréciation critique de l’économie formalisée : « La majeure partie de la littérature économique technique consacrée à l’inflation allemande est à côté de la plaque parce qu’elle ne réussit pas à spécifier la matrice socio-politique dans le cadre de laquelle les événements économiques prennent place » (31). Le trait le plus distinctif de cette approche critique est de rompre radicalement avec la mise à l’écart du politique considéré comme exogène aux enchaînements économiques. C’est là un point aux conséquences fondamentales tant la partition exogène/endogène joue un grand rôle dans les diagnostics proposés par les économistes. Considérons, pour bien le comprendre, la question, centrale pour notre propos, du caractère monétaire de l’inflation, pierre de touche du monétarisme. Elle va nous permettre de préciser notre point de vue. Prenons pour point de départ de notre raisonnement la fameuse « équation quantitative ». Elle s’écrit : YPVM .. = où M désigne la masse monétaire, V la vitesse de circulation de la monnaie, P le niveau général des prix et Y le revenu global. Cette équation est une pure tautologie. Il faut y voir une simple définition de V, la vitesse de circulation de la monnaie. On en déduit immédiatement que, si V et Y sont constants, alors il ne peut y avoir d’augmentation des prix que s’il y a augmentation de la masse monétaire, conformément à l’équation : PM && = en notant par un point au dessus de M et de P, respectivement, le taux de croissance de la monnaie et le taux de croissance des prix. En schématisant grandement pour aller à l’essentiel, la lecture monétariste de l’inflation prend pour base cette dernière équation, en elle-même incontestable et incontestée, et lui adjoint l’hypothèse que la masse monétaire est une variable exogène contrôlée par la banque centrale. Dès lors on obtient ce qu’on peut nommer une « théorie monétaire » de l’inflation au sens où l’inflation y apparaît comme résultant de la politique d’émission monétaire de l’autorité publique, et d’elle seule. Les

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monétaristes peuvent alors soutenir que, si la Reichsbank avait contrôlé fermement l’émission monétaire, l’augmentation des prix aurait été rendue intenable15. C’est cette soi-disant liberté du banquier central que notre analyse conteste. Conformément à l’approche structurale défendue par Kindleberger, il faut considérer que « les banquiers centraux sont endogènes et qu’ils sont contraints de répondre aux pressions du système d’une certaine manière » (Kindleberger, 16). Il s’agit donc d’endogénéiser la politique fiscale et monétaire16 en prenant pour base d’analyse la matrice des rapports de forces économiques et politiques. Par ailleurs, ce même cadre de pensée permet de rendre intelligible le fait qu’il n’existe pas une seule forme, qui serait ahistorique et éternelle, des enchaînements économiques, mais des formes diverses, variant en fonction des données institutionnelles et de la structure des forces politiques et sociales, idée défendue de longue date par la théorie de la régulation (Boyer, 1986). Cette thèse possède une pertinence particulière au regard de notre objet d’études dans la mesure où la causalité entre prix, monnaie et taux de change connaît tout au long du processus inflationniste des régimes distincts, observation qui contredit les explications monocausales traditionnelles17. 3. La destruction du mark et les phases distinctes du processus hyperinflationniste Le trait spécifique de la crise allemande des années vingt réside dans son caractère extrême. Conséquence directe de la monétisation forcenée des déficits budgétaires, la remise en cause de la monnaie y a été menée jusqu’à un point très rarement observé auparavant, à savoir la destruction totale ! Cette observation demande cependant quelques commentaires et éclaircissements dans la mesure où, à proprement parler, les billets libellés en marks n’ont jamais été réellement détruits. Tout au long du processus, y compris dans sa dernière phase la plus extrême, le mark a continué à être monnaie légale et même à servir comme moyen de transaction pour les achats journaliers (Fourgeaud, 1926, 179 ; Webb, 1989, 15-16). Par ailleurs, rappelons que la quantité de monnaie fiduciaire officielle, pour l’essentiel constituée des billets de la Reichsbank, n’est pas une variable qu’il est dans le pouvoir des agents privés de contrôler. Elle leur est imposée par le système bancaire. Ainsi, lorsque les agents privés se débarrassent de leurs billets en les échangeant frénétiquement contre des marchandises ou des actifs jugés plus sûrs, ne font-ils que transférer la monnaie non désirée à une autre personne, sans en modifier la quantité. Dans ces conditions, quel sens donner au terme « destruction de la monnaie » ? Pour répondre à cette question essentielle, il faut bien comprendre que ce qui se trouve modifié sous l’action de ces comportements de fuite, ce n’est pas la quantité nominale de monnaie centrale officielle, qui, comme on vient de le rappeler, reste fixe, mais sa « valeur », soit que le niveau général des prix augmente, soit que le taux de change du mark baisse. C’est de cette manière-ci, au travers de sa dépréciation interne ou externe extrême, que s’est exprimé le rejet du mark. Le ratio M/P, à savoir la masse monétaire réelle en circulation, en fournit une mesure synthétique. Il indique, à tout moment, quel est le montant réel de monnaie. Le trait caractéristique de toutes les hyperinflations est la baisse

15 En réalité, l’analyse est bien plus subtile dans son appréciation des mécanismes. Par exemple, elle admet des variations à court terme de la vitesse de circulation, ce qui conduit à faire de la pression sur les taux d’intérêt un élément important de la mécanique causale qui conduit à ramener les prix à leur niveau d’équilibre. Pour une analyse théorique rigoureuse, voir, par exemple, Patinkin (1955). Cela ne modifie cependant pas notre diagnostic quant au rôle central que joue l’hypothèse d’exogénéité dans la compréhension du phénomène. 16 On rejoint ici l’idée d’une « macroéconomie politique » avancée par Stéfano Palombarini (2001) pour analyser la situation italienne du début des années 90. On y retrouve cette même conception de la crise pensée « comme le résultat de l’épuisement endogène des marges de médiation politique entre les différents intérêts ». 17 C’est là un point qui n’a pas échappé aux économistes de l’entre-deux guerres. Albert Aftalion (1927) consacre à cette question de judicieux développements.

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drastique de cet indicateur. C’est de cette façon que le refus de la monnaie se donne à voir. Cette baisse est d’autant plus remarquable que, dans le même temps, l’émission monétaire officielle M connaît des proportions titanesques. La volonté de tout un chacun de se débarrasser de cette monnaie se trouve alors réalisée au travers de la hausse générale des prix P jusqu’à un point tel que la quantité réelle de monnaie M/P atteigne une valeur très faible, alors même que son montant nominal M peut croître vertigineusement. C’est selon ce processus que la destruction du mark se réalise. L’exemple allemand illustre pleinement ce phénomène paradoxal : la monnaie officielle en circulation y atteint un niveau dérisoire en termes réels sous l’effet d’une dévalorisation extrême de la monnaie, encore supérieure à son accroissement nominal, pourtant phénoménal.

En effet, lorsque la crise monétaire allemande se dénoue à la fin 1923, la monnaie fiduciaire en circulation se mesure en centaines de quintillions18 de marks-papier ! C’est là un chiffre à proprement parler astronomique dont il est très difficile de prendre la véritable mesure. Pour ce faire, Adrien Grosbuis propose l’image suivante : « Á raison d’un centimètre par deux milliards, la courbe de la circulation, jusqu’à la fin de 1918, ne s’élève pas à 17 centimètres. Sur la même base, à la fin de 1923, elle s’étalerait sur 2 480 000 kilomètres, soit 62 fois le tour de la terre » (Grosbuis, 1930, 164). Pourtant, cette masse monétaire nominale gigantesque ne représente qu’une très faible valeur réelle, qu’on la mesure grâce à un indice de prix ou au taux de change. Ainsi, le 15 novembre 1923, jour de la réforme monétaire, la valeur réelle de la totalité des billets de la Reichsbank en circulation ne vaut que 154.7 millions de marks-or (Bresciani-Turroni, 1968, 158). Encore cette évaluation est-elle des plus optimistes car elle se fonde sur la valeur officielle du mark-papier. Si on prend comme référence le taux de change à New York du mark19, c’est un montant de 97.4 millions de marks-or qui serait trouvé ! Si l’on se souvient qu’en 1913, la circulation monétaire s’élevait à 6070 millions de marks-or, on peut se faire une idée de la pénurie extrême de moyens de paiements officiels que connaît, à cette époque, l’Allemagne20. Á l’évidence, le montant de monnaie officiel est grandement insuffisant pour permettre des échanges normaux, alors même que, dans le même temps, paradoxalement, la production de billets n’a jamais connu une telle intensité ! Pour s’en faire une idée, notons qu’à la fin d’octobre 1923, le papier nécessaire à la production des seuls billets de la Reichsbank mobilisait 30 fabriques de papier, travaillant pour 133 imprimeries qui maintenaient en fonctionnement, jour et nuit, 1783 presses à billets21 (Schacht, 1927, 105). Pourtant, tout cet effort et toute cette énergie n’y suffisaient pas. Dans un mémorandum du 25 octobre 1923, la Reichsbank rapporte que, durant cette seule journée, elle a produit des billets pour un montant de 120 000 trillions de marks. Malheureusement, le jour en question, la demande s’est élevée à un million de trillions. Aussi, la Reichsbank fait-elle savoir qu’elle va, en conséquence, augmenter la

18 Le système de numération retenu, à savoir le système français et américain, commence avec le billion qui vaut 1000 million (109), puis le trillion qui vaut 1000 billions (1012), puis le quatrillion qui vaut 1000 trillions (1015), puis le quintillion qui vaut 1000 quatrillions, soit 1018. Signalons que système allemand et anglais diffère en ce qu’il définit le billion comme valant un million de millions (1012), le trillion comme un million de millions de millions, et ainsi de suite. Voir Baumgartner (77) ou Fourgeaud (8, note 2). 19 La valeur en mark-or est calculée à partir de la valeur en dollar telle que la donne le marché des changes en se souvenant que le dollar vaut 4.2 marks-or. 20 Dans Baumgartner (1925, 37), on trouve les évaluations suivantes rapportées au nombre d’habitants : « En 1914, la circulation atteignait 90 marks-or par tête ; à la fin de 1919, 51 ; au 1er octobre 1922, 11 ; au 1er novembre 1923, 1 ». 21 Se reporter à Schacht (1927, 105). Selon Lewinsohn , « l’imprimerie officielle de Berlin occupait alors plus de dix mille personnes à l’impression du papier-monnaie » (30). Voir également Feldman (1993, 785) qui ajoute que 29 fabriques de plaques galvanisées délivraient 400 mille plaques d’imprimerie (785). Voir également Bresciani-Turroni (82). Durant les années d’inflation, il y aura eu la totalité de 10 milliards de billets fabriqués (Widding, 2001, 92).

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production de sorte à porter son émission quotidienne à 500 000 trillions (Bresciani-Turroni, 1968, 82). Pourtant, l’augmentation des prix est telle que, malgré cette croissance de la production de billets, la monnaie officielle réelle ne cesse de se maintenir à un niveau très faible. La Reichsbank se trouve alors à la merci d’une grève des imprimeurs qui peut conduire à la paralysie totale du pays22 comme, par exemple, ce fut le cas le 10 novembre 1923 (Feldman, 1993, 789-90).

Figure 1 : La valeur réelle de la base monétaire entre 1919 et 1923(1 en 1913), d'après (Holtfrerich, 1986, 187)

janv-1

9

mars-19

mai-19

juil-1

9

sept-

19

nov-1

9

janv-2

0

mars-20

mai-20

juil-2

0

sept-

20

nov-2

0

janv-2

1

mars-21

mai-21

juil-2

1

sept-

21

nov-2

1

janv-2

2

mars-22

mai-22

juil-2

2

sept-

22

nov-2

2

janv-2

3

mars-23

mai-23

1

La variable M/P en ce qu’elle évalue la quantité de monnaie réelle désirée par les acteurs économiques est un bon indicateur pour appréhender, tout au long de la période, les progrès de la crise monétaire. On peut y voir une mesure grossière du degré de confiance éprouvée par la population allemande pour sa monnaie nationale. Considérons son évolution depuis janvier 1919 jusqu’en novembre 1923, date de l’introduction du rentenmark23 (graphique 124). On observe une chute tendancielle de la confiance, mais selon des rythmes très hétérogènes qui apparaissent directement à la lecture du graphique : d’abord une période de stabilité jusqu’en juin 1919, suivie d’une forte baisse jusqu’en février 1920, puis une période de stabilisation jusqu’à juillet 1921, puis une baisse jusqu’en juin 1922, enfin une baisse accentuée jusqu’en juin 1923. Les fluctuations à partir de décembre 1922 sont artificiellement accentuées sur notre graphique par le fait qu’est considéré le logarithme de M/P. Á partir de cette date, le ratio tombe à un niveau très bas qui signifie la quasi-disparition des marks-

22 Á ce sujet, Lewinsohn écrit : « un arrêt de la presse à billets pendant quelques jours suffisait pour provoquer la suspension complète et le désarroi de la vie économique » (30). 23 Il existe plusieurs manières de mesurer cet indicateur selon qu’on retienne telle ou telle définition de la masse monétaire, telle ou telle définition du prix, qu’on choisisse des valeurs mensuelles moyennes ou à la fin du mois. On a retenu la variable proposée par Holtfrerich (1986, 187) pour le début de période, complétée, en fin de période, par celle de Cukierman (1995, 130), en base 1 pour l’année 1913. 24 Le déflateur utilisé par Holtfrerich est l’indice des prix de gros (moyenne mensuelle). La base monétaire nominale correspond au stock en fin de mois. Voir (Holtfrerich, 1986, 187).

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papier dans l’économie allemande. Pour rendre la lecture plus aisée, on a grossi sur le graphique les quatre points de bifurcation : juin 1919, février 1920, juillet 1921, juin 1922. Si l’on fait débuter notre période d’étude en août 1914 pour la faire se terminer en novembre 1923, ce sont sept phases qui apparaissent, dont les caractéristiques sont reproduites dans le tableau 1. Cette périodisation se retrouve chez de nombreux auteurs (Aftalion, 1940 ; Balderston, 2002; Bresciani-Turroni, 1968; Feldman, 1983 ; Holtfrerich, 1983) avec quelques variations mineures. Notons simplement que la date de mai 1921 est systématiquement préférée à celle de juillet 1921 qui apparaît sur notre graphique, sur la base d’une analyse qui prend essentiellement pour variable clef l’évolution du taux de change dollar contre mark25. Nous nous conformerons à ce résultat, ce qui donne le tableau 1 : Tableau 1 : Les sept phases de l’inflation allemande

Moyenne mensuelle en %

Phase

Indice des prix de gros (fin de période)

Dollar en marks (fin de période)

Prix de gros Dollar en marks

1. Août 1914 – novembre 1918

2.34 1.77 1.7 1.1

2. Novembre 1918 – juillet 1919

3.39 3.59 4.7 9.2

3. Juillet 1919 – février 1920

16.85 23.60 25.4 31.0

4. Février 1920 – mai 1921

13.08 14.83 -1.7 -4.0

5. Mai 1921 – juin 1922

70.30 75.62 14.0 13.5

6. Juin 1922 – juin 1923

19 385 26 202 60.0 62.8

7. Juin 1923 – novembre 1923

725 700 000 522 000 000 3171 2783

Source : Holtfrerich (1986, 17). On trouve de nombreux résumés de ces événements26 et nous n’y reviendrons pas. Indiquons simplement ici que de nombreux auteurs, et non des moindres (Feldman, 1983; Holtfrerich, 1983; Webb, 1986), ont insisté sur le rôle qu’ont joué les facteurs politiques dans cette périodisation. C’est le cas de Steven Webb qui ouvre son livre en rappelant que « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire », pour immédiatement corriger : « mais, en Allemagne après la première guerre mondiale, ce fut également un phénomène de part en part politique » (Webb, 1989, v). Á l’évidence, analyser avec rigueur et précision la manière dont la logique politique a conditionné le processus hyperinflationniste dépasse très largement le cadre du présent article. Á titre d’indications, nous nous contenterons de noter que toutes les périodes charnières (à l’exception de l’été 1923) correspondent à des événements politiques

25 Notons que divers auteurs considèrent l’après-guerre, jusqu’en février 1920, comme une seule période (Feldman (1983) ou Kindleberger) alors que d’autres, comme Balderston, prennent pour point de rupture mai 1919 et non juillet comme nous le faisons en accord avec Bresciani-Turroni. 26 Par exemple, le chapitre 3 de Balderston (2002), le chapitre 5 d’Aglietta et Orléan (1982), les articles déjà cités de Feldman (1983), Holtfrerich (1983) ou Kindleberger (1984).

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ayant donné lieu à des transformations majeures dans l’exercice de la souveraineté27. Á savoir : l’armistice du 11 novembre 1918 ; la signature du Traité de Versailles par les allemands, le 28 juin 1919 ; le putsch de Lüttwitz-Kapp du 13 mars au 17 mars 1920, qui conduit à une première exclusion du SPD du pouvoir28 ; l’Ultimatum de Londres du 6 mai 1921 ; l’assassinat de Walther Rathenau, le 24 juin 1922 alors que, le 9 juin 1922, ont été rendues publiques les recommandations du Comité de banquiers dirigé par J.P. Morgan faisant valoir que les conditions d’un prêt international à l’Allemagne ne sont pas réunies. Á notre sens, juin 1923 est d’une nature différente. Cette période correspond essentiellement à une modification endogène du processus hyperinflationniste dont l’expression la plus forte est à trouver dans la mise en circulation de monnaies de secours à valeur stable en quantités significatives (voir infra), permettant une continuation des activités marchandes, même si cette continuation se fait à un niveau notablement bas.

Indiquons que la période proprement hyperinflationniste29 correspond aux phases 6 et 7 de notre tableau. Le taux de dépréciation du mark y atteint des niveaux extravagants30. Ainsi, en octobre, les prix augmentent-ils d’un peu plus de 20% par jour, ce qui implique un doublement des prix en moins de quatre jours. C’était une période où la hausse des prix était si rapide que le coût d’un repas variait entre le hors d’œuvre et le dessert. Aussi, les salaires étaient-ils payés journellement et les grands magasins avaient créé des équipes spéciales dont le seul travail était de changer les étiquettes. Les cartes postales étaient devenues inutilisables car, comme on ne pouvait imprimer des timbres nouveaux au rythme de la hausse des prix, il devenait nécessaire, pour l’affranchissement, d’utiliser les timbres anciens en si grand nombre qu’ils recouvraient la totalité de la surface (Richard, 1983, 95-97). On pourrait multiplier les histoires. Considérons pour finir la citation que Webb (1989) place au tout début de son livre :

« Un homme qui croyait avoir une petite fortune en banque reçut une lettre polie des directeurs de celle-

ci, ainsi formulée : “La banque regrette profondément de ne pouvoir administrer plus longtemps votre dépôt de 68 000 marks mais les coûts de gestion sont devenus hors de proportion du capital. Aussi, prenons-nous la liberté de vous retourner ce capital. Comme il n’existe pas de billets de dénomination suffisamment petite, à notre disposition, pour ce faire, nous avons arrondi la somme à un million de marks. Ci-joint un chèque d’un million de marks”. L’enveloppe utilisée portait un timbre de cinq millions de marks ». 4. La réaction du corps social : la prolifération des « monnaies de secours » Comme on vient de le souligner, la crise monétaire hyperinflationniste trouve son expression la plus synthétique et la plus significative dans la chute drastique que connaît la quantité réelle de monnaie officielle. S’exprime ainsi de la manière la plus directe qui soit l’absolue perte de confiance dans le mark et son rejet. Il s’en est suivi une pénurie extrême de moyens de paiement officiels à tel point que les banques, assiégées par leurs clients, étaient contraintes de rationner les offres de numéraire. Certains jours, elles étaient même contraintes

27 Soulignons que ces indications succinctes ne constituent en rien une preuve. Comme l’a fait remarquer Eric Dehay, dans une discussion publique du texte, que dire alors d’événements politiques, comme le meurtre de Matthias Erzberger, le 26 août 1921 ou l’occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges, le 11 janvier 1923, qui, bien que pleinement comparables par leur portée, n’apparaissent pas dans cette chronologie ? 28 Formellement le ministère Müller (SPD) succède le 27 mars 1920 au ministère Bauer (SPD), mais « il était entendu que (ce maintien au pouvoir de la coalition de Weimar) aurait un caractère provisoire » (Baechler, 267) jusqu’aux élections du 6 juin 1920 conduisant au gouvernement minoritaire de Fehrenbach. 29 Cagan (1956) dans son fameux article retient le critère d’une inflation mensuelle supérieure à 50% comme définissant une hyperinflation : « I shall define hyperinflations as beginning in the month the rise in price exceeds 50 per cent and as ending the month before the monthly rise in prices drops below that amount and stays below for at lesat a year » (25) ; ce qui le fait retenir le mois d’août 1922 comme mois où débute l’hyperinflation allemande et le mois de novembre 1923 comme celui où elle se termine. 30 L’hyperinflation allemande vient cependant après le cas hongrois (août 1945 – juillet 1946) (Cagan, 27).

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soit de suspendre leurs paiements, soit de n’ouvrir que quelques heures. Snyers écrit : « J’ai fait l’expérience personnelle du manque de numéraire au mois d’août 1922 à Berlin : pendant quelques jours j’ai eu un chèque de 20 000 marks (alors 175 francs) en poche et, faute de pouvoir le changer dans un délai raisonnable, j’ai failli avoir faim » (Snyers, 1923, 30). Encore n’était-on qu’en août 1922 ! Pour faire face à cette disette extrême de moyens de paiement, le corps social eut essentiellement recours à l’innovation monétaire, sous la forme de la création de « monnaies de secours », appelées « notgeld ». Il est à souligner que le troc ne connut qu’un développement très marginal31.

Ces émissions de Notgeld étaient encadrées par la loi du 17 juillet 1922 qui imposait des conditions strictes de couverture32. Le manque grandissant de numéraire conduisit à la prolifération de ces monnaies de secours : les entreprises y eurent recours pour payer leurs salariés ; les municipalités également, non seulement pour payer leurs employés, mais aussi pour financer l’aide sociale aux chômeurs et aux pauvres et pour fournir en liquidité les entreprises n’ayant pas la capacité d’imprimer elles-mêmes leurs propres billets. Cependant, les émissions de notgeld libellés en marks-papier eurent rapidement à souffrir des mêmes maux que ceux endurés par les billets de la Reichsbank : la dépréciation accélérée du mark rendit leur montant réel grandement insuffisant. Dans ces conditions, ce qui permit une continuation de l’activité marchande, ce fut l’innovation monétaire majeure consistant à émettre des monnaies dites « à valeur constante », c’est-à-dire indexées sur des grandeurs échappant à la dépréciation. Ce phénomène débute en décembre 1922 par l’émission d’emprunts indexés sur le seigle. C’est le cas des États d’Oldenbourg et de Mecklembourg-Schwerin. De même, la Roggenrentenbank, créée en 1922, émet en décembre de cette année des titres (Rentenbriefe ou lettres de rente) libellés en livres de seigle33.

En 1923, cette pratique d’emprunts indexés se généralise au fur et à mesure que la crise hyperinflationniste s’amplifie34. Plusieurs entités publiques - villes, États et services publics - ainsi que des grandes entreprises privées proposent à leur tour des emprunts libellés dans les marchandises les plus diverses, telles que le seigle, le charbon, la potasse, la lignite, l’or fin ou même le kilowatt-heure d’électricité35. Franco (1989) écrit que « la valeur de ces emprunts demeurait constante parce que détenir ces billets équivalait à détenir des marchandises ayant des prix stables en dollar, souvent cotés sur des marchés internationaux ».

31 De manière très révélatrice, le terme « Barter » est absent du très complet index de Feldman (1993). On ne le trouve pas non plus chez Holtfrerich (1986). On trouve dans l’index de Webb (1989, 81-82) l’entrée « Barter », mais pour désigner la pratique consistant pour certaines firmes importantes à développer des magasins destinés prioritairement à leurs ouvriers, les achats s’y faisant en monnaie, ce qu’il appelle lui-même « a quasi-barter system ». Feldman (1993, 729) mentionne néanmoins très allusivement l’existence de « barter arrangements » entre des coopératives agricoles. Richard écrit également « le troc était roi » (Richard, 1983, 100), mais cela semble en fait limité à une toute petite fraction des échanges au détail. Il cite le cas des médecins et des avocats recevant de la viande ou des œufs pour paiement de leurs honoraires. 32 « To back the Notgeld, firms were supposed to keep deposits at the Reichsbank or deposit Treasury bills with the Reichs Credit Corporation » (Webb, 1989, 14). Ce à quoi il faut ajouter l’autorisation requise du ministre des finances (de Moriès, 1925, 67). Sur ce point, voir également (Baumgartner, 1925, 10) et (Feldman, 1993, 561). 33 En allemand, seigle se dit roggen. 34 De Moriès écrit : « Les émissions qui n’avaient été que de 3 ou 4 par mois jusqu’en août 1923, passent à 14 en septembre, 21 en octobre, 24 en novembre, 35 en décembre et 36 en janvier 1924 », mais sans indiquer de sources. Ces chiffres ne sont pas compatibles avec ceux fournis par Franco (1989) dans son chapitre 10. 35 Dans le tableau 10-1 du chapitre 10 de Franco (1989), on trouve un récapitulatif des emprunts indexés sur des « valeurs matérielles » (material values), cotés dans la Frankfurt Gazzette. Voir également (Schacht, 78) ou (Webb, 1989, 19). De Moriès propose les exemples suivants : « La ville de Baden-Baden émit un emprunt de 10000 mètres cubes de bois. La ville de Kaufbeuren choisit pour valeur de ses titres 400 kilowattheures. L’État prussien vit couvrir plusieurs fois son emprunt potasse ... La Hamburg Amerika Linie calcula le prix de ses obligations d’après les tarifs du fret international. La Badische lance un emprunt charbon de 125 tonnes. Le Ferngaswerk de Thuringe libella ses titres en poids de coke » (73).

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Á titre d’exemple, une émission de l’État d’Oldenburg consistait en titres valant 125 kilogrammes de seigle. L’intérêt est de 5% en seigle et doit être payé à l’échéance, soit quatre années plus tard, de telle sorte que le prêteur recevra la valeur de 150 kilos de seigle. Soulignons que le remboursement à l’échéance ne se faisait pas en seigle mais bien en marks-papier pour un montant calculé sur la base du cours du bien considéré au moment du remboursement, conformément aux stipulations du contrat. Il arrivait fréquemment que ces emprunts fussent émis en petites coupures de manière à pouvoir circuler comme moyens de paiements, ce qui, au vu de la pénurie extrême de monnaies, répondait à un besoin impérieux. Schacht note que ces émissions spontanées de monnaie « connurent une grande popularité36, non affectée par les fluctuations de prix des marchandises concernées » (Schacht, 1927, 78).

Tableau 2 : Recettes et Dépenses Budgétaires entre mai et décembre 1923 (en millions de marks-or)

Période Dépenses Recettes Recettes en %

des dépenses Mai 284.7 123.3 43.3 Juin 496.4 48.2 9.7 Juillet 473.9 48.3 10.2 Août 883.6 11.7 1.3 Septembre 689.2 14.4 2.1 Octobre 235.8 1.2 0.5 1-10 novembre 134.2 0.1 0.1 10-20 novembre 28.5 0.4 1.5 20-30 novembre 258.7 10.6 4.1 Novembre 421.4 11.1 2.6 Décembre 499.4 164.5 32.9

Source : Franco, 1990, 183, tableau 6.

L’État ne pouvait manquer de suivre cet exemple devant ses propres difficultés à financer son déficit en raison de la valeur rapidement décroissante des billets de la Reichsbank. Rappelons que la détresse fiscale du Reich est à cette époque sans égal, comme le montrent les chiffres du tableau 2 comparant dépenses et recettes. Comme l’écrit Feldman, « Les impôts ne sont plus qu’incidemment un moyen de financement des dépenses du Reich » (Feldman, 1993, 711). Á partir d’août 1923, et cela jusqu’à la réforme monétaire du 15 novembre, ils n’interviennent au plus que pour quelques pour-cents dans la couverture des dépenses, descendant même jusqu’au millième aux premiers jours de novembre. Notons qu’en sa plus grande partie, ce déficit est une conséquence directe de l’inflation comme l’indique la montée significative de la couverture des dépenses par les recettes à partir du 20 novembre 1923 alors qu’aucune nouvelle taxe n’a été collectée, ni les dépenses diminuées (Franco, 1989 et 1990). Ce qu’on appelle classiquement « l’effet Olivieira-Tanzi ».

L’émission de monnaies à valeur constante répondait par ailleurs à une autre nécessité, encore plus impérieuse : fournir des moyens de paiement susceptibles d’être acceptés par les agriculteurs. En effet, la situation alimentaire du Reich est devenue proprement dramatique au début de l’été 1923. La cause n’en est nullement une production insuffisante37 mais la 36 Feldman (1993) note qu’au début 1923, la demande pour les titres libellés en seigle ou en charbon est si grande que les émissions existantes ont toutes déjà été achetées en masse (641). 37 La récolte est satisfaisante, en tous cas meilleure que celles des années précédentes. Voir Feldman (1993, 707) et Fourgeaud (80) ou Holtfrerich (1986, 182).

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dépréciation accélérée du mark qui conduisit les agriculteurs à refuser de plus en plus systématiquement d’échanger leurs produits contre une monnaie sans valeur. Fourgeaud note :

« le grain et les autres denrées agricoles ne venaient au marché que « par à coups ». Il y a mieux : plutôt

que de vendre leurs grains, leurs pommes de terre, leurs betteraves et leur lait contre des marks-papier, les fermiers préféraient les utiliser à engraisser le bétail et à nourrir les animaux… (Au Reichstag, on) proposa de confisquer le bétail nourri avec du grain panifiable » (Fourgeaud, 1926, 81).

Le sucre était devenu presque introuvable. La famine menaçait les villes. Selon le mot

du comte Westarp, « l’Allemagne meurt de faim avec des greniers bien remplis ». On assistait à une sorte de « blocus intérieur ». Les conséquences de la perte de confiance dans le mark sont également visibles dans la croissance vertigineuse des prix des quelques biens agricoles qui continuaient à être vendus. Un pain qui valait 450 millions mi-septembre 1923, vaut deux milliards et demi le 22 octobre, 5 milliards et demi le 23, 7 milliards et demi le 24, 10 milliards le 28, 25 milliards le 2, 145 milliards le 5 novembre (de Moriès, 1925, 82). De manière plus significative, l’indice-or des denrées alimentaires passe de 59.8 en août 1923 à 69.7 en septembre, puis 90.3 en octobre et 130 en novembre (ibid.). En trois mois, le prix des denrées alimentaires exprimé en or a plus que doublé.

Cette situation de pénurie alimentaire, au-delà même de ses effets sur la santé38, a nourri un climat d’intense tension sociale et de grand ressentiment des populations. Ce fut le temps des émeutes et des razzias à main armée dans les campagnes, la population des villes cherchant, par ce moyen, à éviter la famine. Par exemple,

« le 16 août (1923), 500 ouvriers de l’usine de porcelaine Hutschenreuter à Radeberg organisèrent une descente au village voisin de Kleindittmannsdorf où ils découvrirent et confisquèrent de larges quantités de produits laitiers. En échange des produits saisis, des reçus furent laissés aux fermiers, et on obligea ces derniers à promettre d’approvisionner Radeberg » (Feldman, 1993, 701).

De même les vols de magasins et de véhicules contenant des denrées alimentaires

étaient devenus fréquents, comme les heurts avec la police. Le ministre prussien de l’intérieur, von Richter, avertissait que « les villes mourront de faim s’il n’était offert aux fermiers une monnaie valorisée » (ibid., 790). C’est cependant dans les territoires occupés que la situation était la plus préoccupante. On y rapporte une situation proche de l’anarchie, comme des combats entre fermiers et mineurs au chômage. Le maire de Bochum, à l’occasion d’un voyage à Hagen en octobre 1923, déclare n’avoir jamais rencontré « de telles hordes de gens mourrant de faim et vagabondant » (ibid., 768). Le lien entre cette disette et la montée du mouvement communiste dans certaines régions de l’Allemagne centrale est très net.

Face à cette situation qui, à partir du début de l’été 1923, devient proprement désespérée et ne cesse de se détériorer, il était impératif d’émettre des moyens de paiements acceptés par les ruraux de façon à atténuer les conséquences les plus dramatiques de la crise monétaire et, ce faisant, permettre de « tenir » jusqu’à ce qu’une vraie réforme monétaire vienne apporter une solution définitive. Aussi, suivant l’exemple réussi des emprunts indexés, l’État décida-t-il d’émettre à son tour des monnaies à valeur constante. La loi du 14 août 1923 décréta l’émission d’un emprunt libellé en marks-or (Goldanleihe) pour un montant de 500 millions de marks-or. Une partie de cet emprunt fut émis en petites coupures allant de 0,42 marks-or, soit 1/10 de dollar, jusqu’à 21 marks-or, soit 5 dollars, de façon à mettre en circulation des moyens de paiement. Ces petites coupures ne comportaient pas de coupons, 38 « La sous-alimentation des enfants était dramatiquement la règle. Selon une enquête dans les écoles, 15 à 40% des élèves présentaient divers symptômes de malnutrition. Á Cassel, 46% seulement avait le poids moyen correspondant à peu près à leur taille… De façon générale, une infime minorité recevait trois repas par jour, et 15 à 20% partaient le matin sans avoir absorbé quoi que ce fût » (Richard, 1983, 95).

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contrairement aux grosses coupures, mais devaient être remboursées39, à l’échéance, le 2 septembre 1935, avec une prime de 70%. Schacht souligne que « le Reich, avec l’émission de cet emprunt, peut être considéré comme ayant abandonné officiellement le mark-papier » (Schacht, 1927, 77). Mais quelles étaient les garanties de cet emprunt-or ? Bresciani-Turroni note qu’elles se limitaient à la phrase suivante contenue dans la loi du 14 août 1923 :

« De façon à garantir le paiement des intérêts et le remboursement de l’emprunt de 500 millions de marks-or, le gouvernement du Reich est autorisé, si les recettes ordinaires ne fournissent pas une couverture suffisante, à lever un supplément à l’impôt sur le capital » (Bresciani-Turroni, 1968, 334), en l’occurrence le Vermoegensteuer. Ces seuls mots vagues constituaient l’entièreté de la garantie de l’emprunt-or40. Pourtant, les billets ne se déprécièrent pas car : « Le public s’est laissé hypnotisé par le terme « valeur constante » (wertbeständig) écrit sur la nouvelle monnaie de papier. Et, en conséquence, il accepta et thésaurisa ses billets (l’emprunt-or disparut presque entièrement de la circulation) alors même qu’il rejetait le vieux mark-papier » (ibid., 344).

De ce point de vue, ce fut une réussite qui traduit l’intensité du besoin de monnaie

présent, à cette époque, dans le corps social allemand. Selon le professeur Hirsch41, si le phénomène de répudiation du mark-papier était clairement apparent dès la fin de juin 1923, d’abord dans les territoires occupés et, plus tard, dans le reste de l’Allemagne, l’emprunt-or quant à lui fut accepté par les populations rurales. Une part considérable de la récolte de 1923 a été achetée par les consommateurs grâce à cet emprunt. Dans les villes, à cette même époque, le mark-papier continuait à être accepté pour le commerce de détail, même si les devises étrangères ou les monnaies à valeur constante étaient préférées.

Mais l’État va plus loin et, devant les difficultés de plus en plus aiguës que provoque le manque de monnaies, il autorise et même encourage l’émission de monnaies de secours à valeur constante (wertbeständiges Notgeld). C’est l’objet du décret du 26 octobre 1923 qui vient réglementer ces émissions en imposant une couverture en coupures de l’emprunt-or d’août 1923. Cet emprunt se révélant insuffisant face aux besoins, le gouvernement émet un emprunt spécial, libellé en marks-or sur les mêmes bases que l’emprunt-or, dont l’échéance était fixée au 1er décembre 1932. Les émetteurs de ces nouvelles monnaies libellées en or étaient principalement les provinces, les villes, les chambres de commerce et les grandes firmes. L’administration des chemins de fer fut également autorisée à émettre pour 200 millions de marks-or de monnaies de secours à valeur constante, libellées en or. On comprend aisément que cette prolifération des monnaies de secours conduisit à un intense chaos monétaire : « Toutes sortes de monnaie étaient émises par les firmes, les municipalités, les États et autres agences publiques et privées » écrit Feldman (1993, 785). D’autant plus qu’en raison des désordres administratifs, les émissions illégales, contrevenant aux lois de juillet 1922 ou d’octobre 1923, ne cessèrent de se multiplier. Le montant des Notgeld non couverts par des titres devint singulièrement élevé42. Ces émissions non 39 « Le paiement des intérêts et le remboursement sont prévus en monnaie légale selon le cours moyen du dollar à la bourse de Berlin pendant la période du 15 juillet au 14 août inclus de l’année envisagée » (Grosbuis, 150). 40 Le montant souscrit ne fut que de 168 millions (Schacht, 1927, 77). Mais, par un communiqué du 16 octobre, le gouvernement annonça l’émission sous forme de petites coupures du contingent non souscrit de l’emprunt-or (Baumgartner, 1925, 40). Pour en montrer le caractère transitoire, il était décidé que les titres nouveaux seraient échangeables en janvier contre les rentenmarks sur la base d’un rentenmark pour un mark-or de valeur nominale. 41 Cité in Bresciani-Turroni (date, note de la page 345). 42 D’autant que le 12 novembre, le général von Seeckt, investi des pleins pouvoirs depuis le 8, « rendit une ordonnance où il semblait outrepasser la limite des pouvoirs humains : pour rendre plus aisé le trafic des denrées, les pays, provinces, communes pouvaient émettre des notgeld dont l’ordonnance décidait qu’ils seraient

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couvertes furent l’occasion, pour certains, d’importants enrichissements. Elles nous fournissent une illustration exemplaire de ce que signifie la destruction du bien public qu’est la monnaie au profit de quelques-uns. De Moriès écrit : « Le procédé était infiniment pratique. Les billets étaient remboursés au bout de trois ou quatre mois. Pendant ce temps chacun pouvait payer ses dépenses en imprimant le mot 10 billions sur un chiffon de papier. Et au bout de trois mois, on remboursait pour 30 centimes l’émission. Cette opération a été courante. On vit même mieux. Deux villes employèrent le quart de ces émissions à acheter du dollar ; elles vécurent plusieurs mois en mettant en circulation leurs billets au fur et à mesure de leurs paiements. Et le temps venu, ceux-ci n’ayant plus aucune valeur, elles achetèrent, avec le produit de leur réserve, des maisons et des terrains43 » (De Moriès, 1925, 68). L’émission des monnaies de secours constitua pour la firme Krupp l’équivalent d’un emprunt sans intérêt de 23 millions de marks-or, soit 4 millions de plus que son revenu moyen de l’année 1923-24. La majeure partie de ces monnaies n’était pas couverte. Mais le nom de Krupp était tel que même la Reichsbank l’acceptait. Cette monnaie était principalement employée par les salariés de Krupp et les citoyens d’Essen pour acheter de la nourriture. Typiquement, elle était dépensée dans les magasins de Krupp. Un rapport interne note : « Le magasin de la société, d’une part, et l’usine d’imprimerie de monnaie de l’autre, étaient les opérations les plus importantes de la firme ; tous deux ont rendu possible la continuation de la firme et de la population et, de ce fait, ont sauvé leur existence. Que la production de monnaies de secours, conséquence de l’inflation, apporta à la firme un profit qui ne fut pas inconséquent ne doit pas être ignoré » (Feldman, 1993, 786). Feldman (1993, 785) évalue à 5800 le nombre d’émetteurs de Notgeld ! Il remarque que, pour une part, ces monnaies étaient essentielles si l’on voulait que l’économie puisse continuer à fonctionner, mais que, de l’autre, elles exacerbaient encore l’hyperinflation. On peut imaginer le degré de difficultés que leur prolifération posait au quotidien des particuliers. Personne ne pouvait reconnaître les différentes formes de monnaie et certains voyageurs voyaient leur monnaie régionale refusée lors de leurs déplacements. Cela créait un climat d’intense anxiété : « la nervosité du public se nourrit naturellement du fait qu’il ne sait pas distinguer entre les diverses formes de monnaie en circulation selon leur valeur. L’emprunt-or est confondu avec les certificats dollar, et la nouvelle monnaie municipale dénommés en fractions de dollar n’est pas du tout familière » (Feldman, 1993, 786). 5. La réaction du corps social : l’indexation

Par delà la baisse drastique de la quantité réelle de monnaie officielle en circulation, le processus inflationniste touche principalement l’activité économique en tant que crise de l’unité de compte. C’est là, conformément à notre modèle théorique, un fait essentiel puisque nous soutenons que c’est via le système des prix nominaux que l’individu marchand construit son rapport à son environnement. Les relations marchandes sont tissées, pourrait-on dire, dans l’unité de compte. Il n’existe pas de « valeur » objective sur laquelle les producteurs-échangistes pourraient s’appuyer en cas de perturbation de l’unité de compte. Certes, les acteurs ne sont pas dupes de l’illusion monétaire, mais, pratiquement, quels que soient les

à valeur constante et que le public les accepterait comme instrument légal des paiements. Sans doute il était prévu que ces émissions seraient garanties, mais en termes si généraux que la fraude semblait recommandée » (Baumgartner, 39). Voir également Feldman (1993, 791) et Baumgartner (10). 43 Sur ces émissions illégales, voir également Feldman (1993, 786). Il rapporte, en particulier, le cas de la ville rhénane de Ödenkirchen qui émit des trillions de monnaies de secours en sus du montant requis par la population pour les prêter à différentes personnes et banques au taux de 200% par mois, puis refusa de rembourser celles qui avaient abouti dans les coffres de la Reichsbank à Mönchen-Gladbach.

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efforts individuels, en l’absence de repères sociaux stabilisés, l’univers économique devient de plus en plus incertain et impénétrable jusqu’à rendre les acteurs incapables de savoir s’ils font des pertes ou des profits.

Considérons pour le comprendre, l’exemple proposé par André Fourgeaud. Un épicier de Düsseldorf a acheté un stock de boîte de sardines du Portugal à la fin de février 1922. Chaque boîte vaut 1/10ème de dollar, soit 10 cents. Comme, à ce moment, le dollar vaut 220 marks, cette boîte lui revient donc 22 marks. Il la vend à 66 marks. Son profit est donc de 44 marks par boîte. Au début d’octobre 1922, son stock n’est pas épuisé et le dollar vaut 2200 marks. En fraude de la loi qui interdit tout autre référence que le coût historique, notre épicier a suivi le mouvement de la dépréciation interne et a doublé le prix de vente de ce même bien. Il vend maintenant la même boîte de sardines 132 marks. Il peut croire avoir augmenté notablement son profit qui est passé de 44 marks par boîte à 110 marks par boîte (132 – 22). Mais, en octobre 1922, 132 marks, son prix de vente, ne représentent plus que 6 cents US. Il vend donc au-dessous de son prix de revient qui est de 10 cents et subit, sans s’en douter, une perte sèche de 4 cents, soit 88 marks d’octobre 1922, alors qu’il croit faire un profit de 110 marks ! Son erreur lui apparaîtra lorsqu’il lui faudra reconstituer son stock. Avec l’argent obtenu, il ne pourra obtenir qu’un nombre de boîtes beaucoup plus faible que celles achetées avec son capital initial44. Cet exemple décrit une réalité générale. Il montre qu’en situation inflationniste, la formation du prix à partir du coût historique conduit à la ruine. Préserver la substance de l’entreprise impose de former le prix de vente sur la base du coût de remplacement, et non pas du coût historique.

Face à cette situation dramatique, les individus ne restèrent pas passifs. Ils cherchèrent à sortir du piège qu’était devenu le mark-papier pour tenter de refonder sur de nouvelles bases leurs relations aux autres grâce à l’indexation. Ce faisant, il s’agit de construire une nouvelle organisation marchande substituant au mark défaillant des unités de compte nouvelles, moins instables. On a alors assisté à une multiplication des indexations, dans tous les domaines. On a déjà vu ce qu’il en a été en matière d’emprunts et de monnaies à valeur constante, mais tous les secteurs d’activité furent concernés, chacun d’entre eux inventant des indexations conformes à ses spécificités, par exemple le « Festmark » (Feldman, 1993, 684 ; Fourgeaud, 1926, 177) utilisé par les compagnies d’assurance ou encore les nombreux indices du coût de la vie mobilisés lors des diverses négociations salariales. Á la fin de la période, c’est l’indexation sur le dollar qui devint la pratique dominante. Cependant, ces pratiques d’indexation n’apportent qu’une réponse partielle aux questions posées. La réalité est qu’en l’absence d’une unité de compte stable, il est extrêmement difficile de savoir ce que les choses valent. Par exemple, évaluer le coût de remplacement pour un producteur ou un détaillant dans une situation d’augmentation générale et continue des prix suppose plus que l’indexation. Il s’agit alors de prévoir ce que sera l’évolution future des coûts ! Ainsi, même lorsqu’on utilise, à tout instant, le cours du dollar pour former le prix, il ne s’ensuit pas moins que la somme reçue, par exemple un salaire, verra son pouvoir d’achat amputée au moment de sa dépense par le fait même que celle-ci ne se fera que le lendemain ou la semaine suivante. Il s’ensuit qu’à partir d’août 1923, on observe des accords salariaux qui stipulent de calculer les salaires sur la base des prix anticipés pour la semaine suivante (Bresciani-Turroni, 1968, 310). Et on retrouve cette même pratique de surindexation pour l’ensemble des prix (Fourgeaud, 1926, 181-1822). Cependant, en agissant ainsi, on met en branle une dynamique

44 J’ai un peu remanié pour le rendre plus lisible l’exemple qui se trouve à la page 33 du livre de Fourgeaud. Plus loin (46-58), il revient sur ces questions. Il écrit : « Après avoir eu l’illusion de la richesse, le petit commerçant constate tout à coup, comme l’exportateur, son appauvrissement et l’usure rapide subie par ses fonds de roulement. La fantasmagorie des chiffres exprimant des marks-papier a fait perdre au négociant le sens des réalités » (46).

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autoréférentielle fortement instable puisqu’elle valide hic et nunc toutes les anticipations de hausse future ! D’ailleurs, on peut observer qu’en raison même de ce phénomène, dans les derniers mois de l’hyperinflation, les prix allemands se mirent à dépasser significativement les niveaux mondiaux.

L’analyse dynamique de telles configurations où coexistent des indexations diverses par leur support et par leur périodicité est fort complexe. Comme le note Franco (1990, chapitre 6), la manière dont ces indexations partielles se propagent et affectent l’inertie globale du système de prix procède d’un « mélange obscur de facteurs institutionnels, d’anticipations mal informées et d’interactions stratégiques ». Au nombre des facteurs institutionnels, il faut souligner le rôle stratégique joué par la volonté gouvernementale, maintes fois exprimée, de défendre le mark dans sa fonction d’unité de compte45. C’est le fameux principe « Un mark est un mark », slogan revendiqué par l’État allemand pour signifier son attachement au mark comme unique monnaie légale. Cette position politique trouve ses justifications dans une grande diversité de considérations, au premier rang desquelles le fait d’avoir contracté pendant la guerre un important endettement public libellé en mark. Mais, elle ne s’y réduit pas. Il me semble que la question salariale y joue également un rôle de premier plan : le but poursuivi par les autorités gouvernementales est d’éviter un salaire formé directement en dollar ou en mark-or aux conséquences économiques dommageables, tout particulièrement pour les industries d’exportation. Cependant, pour qu’un tel but soit atteint, cette politique exige que les grandes dépenses des salariés soient également préservées de l’indexation automatique. C’est précisément ce que le gouvernement a cherché à obtenir grâce à une politique énergique de contrôle des prix en matière de loyer, de commerce au détail et de services publics. De cette manière, l’État a fait en sorte de maintenir le circuit du revenu salarial dans l’orbite du mark, argument crucial pour faire obstacle aux revendications en faveur d’une indexation automatique des salaires.

Les conséquences de ces contrôles sont évidemment dramatiques pour les catégories interdites d’indexation. Par le jeu de la fixation de loyers maxima qui n’étaient réévaluées que dans des proportions infimes, « les loyers n’atteignirent en 1921 et 1922 que le trentième ou le quarantième du loyer d’avant-guerre. En 1923, ils tombèrent à des fractions plus petites. Comme l’Economist de Londres l’a très bien formulé, la propriété immobilière urbaine en Allemagne a subi une véritable expropriation » (Lewinsohn, 1926, 40). L’impact de cette politique sur la formation des salaires est souligné par de nombreux analystes : « Durant l’inflation les loyers furent réduits presque à zéro, ce qui autorisa les employeurs à diminuer en conséquence les salaires nominaux » (Bresciani-Turroni, 1968, 197), ou encore :

« La compression artificielle du prix des loyers profita surtout à l’industrie d’exportation qui pouvait

payer des salaires très bas (permettant d’obtenir) des prix de vente notablement inférieurs à ceux du marché mondial » (Lewinsohn, 1926, 40).

De même, les contrôles de prix des détaillants sont assimilables à une véritable

expropriation. Rappelons que, jusqu’à très tard dans l’hyperinflation (été 1923), la loi a prohibé aux détaillants de se référer à la dépréciation monétaire pour fixer leur prix de vente, sous peine de poursuites, sans même parler de la possibilité d’être payé en devises étrangères. Il était exigé des détaillants qu’ils forment leurs prix sur la base du coût historique : l’indexation, sous quelque forme que ce soit, leur était interdite (Feldman, 1993, 681) alors même que la majeure partie de l’économie calculait déjà en or ou en dollar ! Ainsi, l’ordonnance du 14 mai 1923 dans son paragraphe 2 déclarait :

45 Voir le chapitre 19 d’Eric Dehay dans le présent ouvrage.

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« Dans le commerce intérieur, les paiements au moyen d’instruments de paiement étrangers, ou les stipulations en devises étrangères ne doivent pas être exigés, offerts, demandés, effectués ou acceptés … Dans le commerce de détail, la fixation des prix en signes monétaires étrangers ou sur la base des devise étrangères est interdite » (Fourgeaud, 1926, 55) 46.

Comme l’indique Feldman à propos des lois de contrôle des prix à l’été 1923 :

« Quelle qu’ait pu être la justification pour contrôler le commerce de détail à une époque précédente, si jamais une telle justification a existé, (poursuivre ce contrôle) était certainement devenu de plus en plus cynique et hypocrite dès lors que tout le reste de l’économie, au premier rang duquel la grande industrie, calculait et opérait en termes valorisés » (Feldman, 1993, 681).

Cet attachement des autorités publiques au principe « Un mark est un mark » est

important à souligner car il permet de comprendre pourquoi, contrairement à de nombreuses situations observées à partir des années 70, l’Allemagne n’a pas connu de dollarisation totale de son économie. Comme on l’a déjà noté, le mark a continué à circuler dans le petit commerce même au plus fort de l’inflation. Pour être comprise, cette politique doit être étudiée en relation avec la politique de la Reichsbank et son refus obstiné d’émettre aussi bien des crédits valorisés que d’ouvrir des comptes libellés en or ou en « valeurs réelles » (Feldman, 1993, 689-693). Plus généralement, c’est la question de l’indépendance nationale qui est ici posée implicitement. Mais, à nouveau, ce sont là des objets dont l’analyse complète dépasse le cadre du présent article.

Qu’on considère la question de l’indexation ou la mise en circulation de monnaies à valeur constante, ce que donne à voir la crise hyperinflationniste est un immense besoin de monnaie de la part de la population. Ce phénomène est pour nous d’une très grande portée parce qu’il montre bien, en plein accord avec la présentation théorique introductive, que l’individu marchand est prioritairement tourné vers les autres dont il dépend en tout pour son existence alors même qu’il en est séparé : son souci premier est de sécuriser son rapport au groupe au travers d’un principe d’évaluation bénéficiant d’une reconnaissance sociale suffisamment étendue. Dans notre analyse, c’est la quête de richesse/monnaie qui est l’expression privilégiée de ce souci primordial. On ne peut trouver meilleure illustration de ces thèses que l’hyperinflation allemande. On y observe une demande effrénée de monnaie, sous toutes ses formes, d’autant plus intense que sévit une extrême disette de monnaie officielle. Cette intensité dans la recherche de monnaie est un fait que les modèles fondés sur l’hypothèse de valeur ne sont guère capables de reproduire. En effet, l’univers de la valeur est un univers de marchandises disponibles pour l’échange sans qu’un intermédiaire soit nécessaire pour peu que, via le troc, soit fournie la valeur correspondante. Comment, dans un tel monde, pourrait-on mourir de faim dès lors que les contraintes de valeur sont satisfaites ? Dans la réalité, les individus concernés savent bien que les biens peuvent être parfaitement réels, potentiellement disponibles comme le furent les denrées alimentaires chez les paysans, mais qu’en l’absence d’une confiance sociale concrétisée par une monnaie unanimement acceptée, il n’est aucun moyen de les obtenir, si ce n’est le vol. Dans l’ordre marchand, le besoin des autres prend la forme d’une demande de monnaie et c’est vers elle, et non vers les marchandises, que se tourne en priorité l’attention des individus. 6. Le rôle des forces politiques dans la sortie de crise À partir de l’été 1923, cette situation conduisit à une circulation monétaire hétéroclite, composée de signes très variés. Á côté des monnaies de secours à valeur constante d’origines diverses et des petites coupures d’emprunts indexés, il faut également signaler les devises

46 Pour Fourgeaud, l’inflexion dans cette politique date de la nouvelle ordonnance du 28 juillet 1923 (56).

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étrangères qui circulaient largement en Allemagne et, tout spécialement, dans les régions frontalières (Feldman, 1993, 732-733). Holtfrerich évalue la totalité de cette circulation, en novembre 1923, à environ quatre milliards de marks-or, ce qui donne un chiffre pas très éloigné de ce qui prévalait en 1913 (Holtfrerich, 1989, 312-313). Cet état de fait illustre pleinement ce que nous avons appelé en introduction notre « scène originelle », c’est-à-dire une situation de rivalités entre une multiplicité de prétendants au statut de monnaie socialement reconnue. Aux yeux d’Holtfrerich, elle révèle une remarquable capacité d’adaptation de l’économie allemande qui a su spontanément se doter de la quantité d’instruments monétaires nécessaires à son fonctionnement, en abandonnant le mark malade. Holtfrerich en déduit que la crise de novembre 1923 est plus une crise de l’État que de l’économie proprement dite. Il écrit : « La comparaison des agrégats (monétaires entre novembre 1923 et l’avant-guerre) démontre clairement que ce qui a rendu la stabilisation du mark impérative fut plus un crise de l’État allemand et moins une crise de l’économie allemande. L’économie fonctionnait déjà largement sous un régime de monnaie étrangère forte et était capable de se débrouiller de manière tout à fait satisfaisante sur une telle base : un tel expédient ne conduisait pas nécessairement à un effondrement de la production ou une rupture de l’offre. La crise résulta du refus du Reich de permettre à l’économie d’utiliser, comme elle le désirait, des moyens de paiement étrangers dans les transactions domestiques ; en vérité le Reich ne pouvait pas admettre cette pratique en raison de la menace qu’elle faisait peser sur la souveraineté nationale, tout spécialement aussi longtemps que l’inflation demeurait nécessaire en tant qu’ « impôt » » (Holtfrerich, 1989, 313).

Cette analyse n’est pas fausse, en particulier dans son appréciation positive de la capacité du corps social marchand à produire spontanément des monnaies. On peut noter cependant qu’elle sous-estime grandement l’intensité de la crise que traverse l’Allemagne en 1923 lorsqu’Holtfrerich avance que « l’économie était capable de se débrouiller de manière satisfaisante sur une telle base » ! Autant le débat est ouvert concernant les conséquences économiques de l’inflation durant la période 1919-1922, autant l’année 1923 est, sans conteste, une année extrêmement noire pour l’économie allemande, quel que soit l’indicateur retenu. Mais c’est un autre aspect de la thèse défendue par Holtfrerich qui retiendra notre attention, à savoir le rôle des forces politiques dans le processus de sortie de la crise. Pour Holtfrerich, l’État est pensé principalement comme un acteur qui fait obstacle à l’adaptation spontanée de l’économie en raison de son attachement au principe « Un mark est un mark » qui le conduit à refuser la libre circulation des devises. C’est là une vision qui n’est peut-être pas fausse mais qui fait comme si la question monétaire pouvait être traitée séparément de la question de la souveraineté. Tout au contraire, de notre point de vue, ce que révèle l’exemple allemand est la manière dont ces deux questions sont étroitement imbriquées. Penser l’action des forces politiques comme une perturbation inefficace, c’est ne pas prendre en considération le fait que la crise monétaire, parce qu’elle est une crise de souveraineté, active de facto d’intenses luttes politiques. L’analyste se doit d’interpréter ce phénomène qui fait partie de la réalité indéniable des crises monétaires et de la manière dont elles sont surmontées.

Conformément à notre cadre théorique introductif, si la crise s’interprète comme un retour du fractionnement monétaire, penser la sortie de crise revient à étudier comment ce chaos monétaire est surmonté grâce à l’émergence d’un nouveau principe monétaire hiérarchiquement supérieur, permettant l’unification de la circulation des monnaies au travers de l’acceptation d’une nouvelle unité de compte et de nouvelles règles d’émission. C’est donc le processus par lequel se construit l’acceptation unanime d’une nouvelle monnaie qu’il s’agit de rendre intelligible. Notons avec George Selgin que c’est là une question peu traitée par la théorie économique :

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« Quelles sont les conditions – légales, institutionnelles et psychologiques – autorisant l’introduction réussie d’une nouvelle fiat monnaie qui ne soit pas la simple re-dénomination d’une monnaie déjà existante et qui implique un authentique changement de régime ? L’analyse monétaire contemporaine parce qu’elle se situe presque exclusivement dans le cadre de l’équilibre walrassien, n’a que peu à dire sur ce problème » (Selgin, 1994, 808).

Pourtant cette question est à nos yeux primordiale en ce que la nature fondamentale de

l’ordre monétaire s’y donne à penser. Comme je l’ai rappelé dans l’introduction, c’est une question sur laquelle j’ai été amené à évoluer. Ainsi La violence de la monnaie faisait-elle la part belle à l’idée que la concurrence entre les monnaies, telle que la donne à voir notre « scène originelle », débouchait naturellement sur l’élection d’une monnaie unique, à la manière de ce que sous-entend Holtfrerich. Il est clair que de telles forces sont à l’œuvre dans l’économie. On le voit clairement avec la situation allemande de l’automne 1923 qui nous montre un corps social prêt à adhérer à n’importe quel projet crédible de réforme monétaire. Pour s’en persuader, il n’est que de constater la popularité dont jouissent les monnaies à valeur constante ou même, plus généralement, d’observer les progrès de l’indexation. Le « miracle » du rentenmark, comme on l’a appelé, trouve là ses racines les plus solides47. Pourtant l’exemple allemand montre que cette demande de monnaie pour être satisfaite doit rencontrer une offre politique adaptée, c’est-à-dire apte à la faire exister institutionnellement. Il montre même bien plus, à savoir des forces politiques extrêmement intéressées par la question monétaire et qui s’y investissent fortement parce qu’elle conditionne leur propre devenir et leur propre extension. Il s’ensuit que se construit un ensemble de projets concurrents de réforme monétaire, liés à des perspectives et à des intérêts rivaux. Dans ces conditions, analyser la réussite de telle ou telle réforme, c’est comprendre comment le bloc d’intérêts qui la formule et la propage affirme politiquement sa suprématie. Mener cette étude à son terme dépasse très largement la taille d’un article. Contentons-nous, dans ce qui suit, d’énumérer les forces politiques impliquées dans ces projets de réforme sans prétendre expliquer la réussite du rentenmark. Ce qui compte pour nous ici est de montrer que la concurrence entre les monnaies passe essentiellement par une rivalité entre projets politiques.

Tout d’abord, on constate une activité monétaire importante du côté des forces politiques régionales. Si Hambourg fut le seul État48 à fonder une authentique banque d’émission (Feldman, 1993, 787 et 788), l’idée est dans l’air et donne lieu à des projets plus ou moins affirmés dans de nombreuses régions du Reich. Un cas particulier est celui des quatre États possédant des droits d’émission, à savoir la Bavière, le Würtemberg, le Grand-Duché de Bade et la Saxe. Le fait pour eux d’avoir dépassé les contingents approuvés par le Reichsrat (ibid., 789) constitue un premier défi à l’autorité de la Reichsbank et du gouvernement. L’émission par ces États de nouvelles monnaies valorisées est alors interprétée comme une nouvelle et dangereuse étape dans leur autonomisation à l’égard du pouvoir central. Ainsi, en Bade, a été créée une banque d’émission à la seule fin de financer la récolte, création à laquelle le gouvernement a participé en plaçant ses forêts en gage. La monnaie créée à cette occasion est nommée « Baden-Dollar ». On trouve des projets similaires au Würtemberg et en Saxe. La Bavière menaça d’émettre sa propre monnaie, qui plus est en utilisant pour la garantir les stocks de métaux précieux que la Reichsbank avait eu l’imprudence d’y déposer. Brême, la Hesse et Oldenburg ont travaillé également sur des projets d’émission monétaire. Plus dangereuse encore fut la pression exercée par le ministre

47 Á nos yeux, il convient de distinguer soigneusement entre les conditions qui ont fait qu’en novembre 1923, le rentenmark fut accepté largement et spontanément par la population allemande, et les conditions qui ont permis, début 1924, que l’inflation ne reparte pas et que l’expérience réussisse sur le long terme. 48 Ou plutôt « pays » puisque la constitution de Weimar du 11 août 1919 ne reconnaît pas des États mais des Pays (Land).

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prussien de l’agriculture dans le but de créer une monnaie valorisée et une banque d’émission prussiennes afin de satisfaire les agriculteurs. Ce rapide survol est sans ambiguïté. On y observe une dislocation du Reich au travers de la montée en puissance des autorités régionales. Les projets monétaires sont également des projets politiques : s’ils prennent appui sur des besoins monétaires d’autant plus cruellement ressentis par tous les citoyens qu’ils conditionnent l’accès au ravitaillement, ils ne s’y réduisent pas. Il s’agit toujours, par-delà la monnaie, d’étendre les prérogatives des Etats émetteurs dans le sens d’une autonomie politique grandissante. Ainsi, « la Bavière et la Saxe ne tardèrent pas à demander d’anciens droits fédératifs tels que celui d’avoir un chef d’État, et mieux encore, le droit d’avoir des représentants extérieurs » (Fourgeaud, 1926, 121). En conséquence, on assiste à une crise aiguë de l’autorité politique centrale. Dans tout le pays, le séparatisme gagne et l’unité nationale risque d’éclater.

C’est sans conteste dans les territoires occupés par les troupes franco-belges que cette crise est la plus alarmante, d’une part parce que le Reich est dans l’impossibilité d’y exercer tout contrôle sur les Notgeld, d’autre part parce que les autorités françaises poursuivent une politique énergique de saisie des fonds (y compris en confisquant les sommes contenues dans les coffres des succursales de la Reichsbank) qui intensifie encore la pénurie de numéraire. Cette situation trouve sa traduction monétaire dans une anarchie elle-même sans équivalent dans le reste du Reich :

« Chaque ville, chaque industrie d’un peu d’importance, pour parer au manque de numéraire, multiplie l’émission abondante et désordonnée de monnaies de secours. Leurs conditions d’émission, leur valeur, leur champ d’application, sont des plus variables. L’absence totale de contrôle ajoute encore à la confusion, et rend les transactions de plus en plus difficiles » (Jeannesson, 1998, 315).

Cette anarchie monétaire ne peut durer et conduit diverses municipalités à s’adresser directement aux autorités françaises pour donner aux monnaies de secours « un semblant de légitimité » en violation avec la politique officielle de résistance passive49. Un comité monétaire dans lequel siègent des maires, des banquiers, des industriels et des commerçants rhénans est constitué sous les auspices du HCITR (Haute Commission Interalliée des Territoires Rhénans). Il aboutit à l’ordonnance 212 du 20 septembre organisant l’émission des monnaies de secours. C’est la première collaboration entre autorités d’occupation et représentants des populations locales, sans participation des autorités allemandes : « Pour la première fois, sur un sujet particulièrement sensible, s’est formé un groupement d’intérêts rhénans représentatif, qui a bien voulu travailler avec et sous la tutelle de la HCITR » (ibid., 317). On note ici, à nouveau, l’imbrication du politique et du monétaire. Durant les semaines suivantes, la crise monétaire en s’approfondissant rend, aux yeux des divers responsables et observateurs, la séparation entre la Rhénanie et le Reich de plus en plus probable. Ainsi, la réunion du 25 octobre à Hagen entre Gustav Stresemann, venu tout exprès de Berlin, et cinquante-deux personnalités rhénanes donne « l’impression d’une discussion entre le Reich prusso-allemand et les représentants de la Rhénanie » (Bariéty, 1972, 258) : « Tout le monde pense qu’une rupture entre les territoires occupés et le Reich est devenue inévitable, mais il reste à en définir la nature et à savoir si elle résultera ou non de négociations avec l’adversaire » (ibid., 259). Tel est l’état d’esprit général. Stresemann, lui-même, au cours du conseil des ministres précédant cette rencontre, a déclaré : « Nous ne pouvons plus financer la lutte. Le but doit être de se séparer dans l’amour et non dans la haine » (ibid., 258). C’est bien la question monétaire qui est au centre de toutes les préoccupations car elle cristallise toutes les tensions. Chacun partage l’analyse de Louis Hagen, président de la chambre de commerce

49 Elle ne sera abandonnée que le 25 septembre 1923, annoncée le 26 (Jeannesson, 1998, 295).

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de Cologne, lorsqu’il déclare que, sans une monnaie acceptée, la Rhénanie court à la guerre civile :

« Il ne fait aucun doute qu‘une solution immédiate de la question monétaire est ressentie comme le plus urgente des priorités. La dépréciation monétaire dans les territoires occupés a atteint un tel niveau qu’on peut s’attendre à une cessation des paiements en marks-papier dans les huit prochains jours » (Feldman, 1993, 769).

En conséquence, pour faire face à l’intense crise sociale qui découle de cette situation,

on voit des hommes aussi puissants que Konrad Adenauer, Louis Hagen et Hugo Stinnes se faire les défenseurs d’un projet de banque d’émission rhénane indépendante50 avec le soutien actif de la France. Ce projet a été très près de réussir. S’il n’en a pas été ainsi, c’est parce que, durant la même période, le Reich a enfin réussi à mettre sur pied sa propre réforme monétaire. Dès lors que les français échouent à interdire la circulation du rentenmark en Rhénanie, en raison de l’opposition des britanniques, le rheinmark est condamnée. Á nouveau, ce dénouement met en avant le rôle directeur des forces politiques dans la concurrence entre monnaies, en l’occurrence le rôle de la Grande-Bretagne: « Entre la banque rhénane et la Reichsbank, entre les intrigues françaises et le redressement monétaire allemand, l’Angleterre a fait son choix. D’un jour à l’autre, elle enterre les projets français et concrétise ceux de Schacht » (Jeannesson, 1998, 359).

Á côté des intérêts régionaux et des rivalités internationales entre allemands, anglais et français, il reste à visiter une dernière scène, à vrai dire essentielle : le gouvernement central. Sur une question aussi difficile, nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, que nous placer sous l’autorité de Gerald Feldman qui, dans son magnus opus, lui a consacré de très longs développements :

« La question de la réforme monétaire, en dernière analyse, est une affaire de haute politique aussi bien qu’une lutte entre intérêts économiques particuliers et qu’un conflit entre partisans de positions théoriques différentes en matière de politique monétaire et économique. C’est pourquoi il s’agit d’une question à la nature très complexe » (Feldman, 1993, 720).

Ces développements nous montrent un processus aux nombreuses facettes au cours duquel se construit un accord politique entre intérêts agraires et intérêts industriels pour défendre une réforme monétaire conforme à leurs visées stratégiques : « L’initiative de la réforme vint de l’agriculture et de l’industrie et elle fut conçue comme devant servir leurs intérêts » (ibid., 719). Avec Charles S. Maier, on doit considérer que « l’exclusion des socialistes » (Maier, 1984, 117) joua un rôle stratégique dans la réussite de cette stratégie tout comme la suppression de facto de la journée de huit heures, pièce centrale des réformes structurelles voulues par le patronat. Cette victoire politique des classes possédantes trouve dans l’organisation même de la Rentenbank son illustration directe puisque l’ordonnance de création du 15 octobre 1923, dans son article premier, écrit : « la Deutsche Rentenbank est fondée par les représentants de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, y compris les banques »51.

La nouvelle monnaie52 est gagée sur une créance dont les débiteurs obligés sont les agriculteurs, les industriels, les commerçants et les banquiers. Luther, ministre ayant joué un

50 Il importe de distinguer rigoureusement entre le mouvement séparatiste, très faiblement implanté, et les tendances autonomistes d’autant plus illustratives de l’intensité des difficultés monétaires qu’elles sont le fait de milieux farouchement opposés au séparatisme car absolument attachés à l’identité allemande. 51 Citée in (Baumgartner, 1925, 25). 52 Rappelons que cette monnaie s’ajoute à la circulation du mark qui n’est pas supprimé. Pour une présentation complète de la réforme, y compris dans ses aspects techniques, Baumgartner (1925) reste l’ouvrage de référence en langues autres que l’allemand.

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rôle moteur dans la réforme, écrivit : « La solidarité des classes productrices, qui s’exprime dans l’acte de fondation de la Rentenbank, est la meilleure garantie de la confiance qu’inspirera l’instrument de paiement émis par le nouvel institut » (ibid., 35). On ne peut être plus clair. Il n’empêche que c’est là un gage bien étrange puisque, comme on s’en doute, les possesseurs de rentenmarks ne pouvaient demander, en échange de leurs billets, à recevoir une partie de la propriété allemande ! Aussi, au-delà de cette créance hypothécaire qui constitue le capital de la Rentenbank et qui justifie son statut de banque privée contrôlée par les représentants des classes possédantes, un véritable mécanisme de couverture a-t-il été proposé : les propriétaires de rentenmarks pouvaient demander la conversion de leurs billets en titres de rente ou lettres de rente (Rentenbriefe) libellées en marks-or et procurant un intérêt de 5%. Ce sont ces lettres de rente qui servent de succédané à l’encaisse métallique absente de la réforme. « D’après les créateurs de ce singulier système, cette convertibilité absolue devait assurer la stabilité de la nouvelle monnaie, car elle rendait le gage foncier liquidable ; tout porteur des nouveaux billets – les marks-rente – pouvait les convertir instantanément en lettres de rentes de 500 marks-or, et négocier ces titres en bourse contre des espèces légales de l’ancien mark-papier, circulant concurremment, et ce, sur la base du cours du dollar » (Fourgeaud, 1926, 200). Or, il est clair que cette couverture est, d’un point de vue strictement technique, des plus insuffisantes car à la fin de l’année 1923 et en 1924, sur le marché obligataire, le rendement des titres indexés est bien supérieur aux 5% des rentenbriefe. Il se situe entre 15% et 20%. D’ailleurs, on note que les porteurs de nouveaux billets n’ont pas usé de la faculté de conversion : « la délivrance de titres de rente contre billets n’a pas dépassé 230 000 marks-or pour une circulation qui a atteint la limite d’émission fixée par les statuts de la Rentenbank, soit 3200 millions de marks-or » (ibid., 202). Aussi, sans cette convertibilité, le rentenmark serait-il resté tout aussi stable. On est donc confronté à une monnaie purement fiduciaire qui illustre bien nos propres thèses quant au rôle fondateur que joue la confiance dans la création d’une monnaie. Comme l’indique Fourgeaud : « On peut donc affirmer que les nouveaux billets ont pratiquement réalisé et justifié l’hypothèse de la théorie du Professeur Knapp, d’une circulation interne, affranchie de toute encaisse métallique et réalisant pourtant une stabilité remarquable par rapport à l’étalon d’or choisi pour unité de compte ; et l’on ne peut voir d’autre raison à cette stabilité que la modération dans l’émission de cette monnaie » (Fourgeaud , 1926, 203). Le gage est ici puissant en raison de ses effets symboliques ou réputationnels, en tant qu’il signifie l’engagement absolu du pouvoir monétaire dans une politique rigoureuse de gestion. C’est ce qu’ont bien compris les acteurs économiques. De ce point de vue, le refus opposé aux demandes gouvernementales pour obtenir un prêt supérieur à celui prévu par l’ordonnance d’octobre a également eu un impact puissant sur les esprits (Baumgartner, 1925, 80-81). Conclusion La réflexion qui vient d’être menée apporte de l’eau au moulin de notre hypothèse théorique centrale : la monnaie est essentielle au sens où aucune économie marchande ne saurait fonctionner sans elle. De ce point de vue, la situation allemande est sans ambiguïté : on n’a pas assisté à un développement du troc qui serait venu se substituer aux déficiences de la monnaie. Aussi, les modèles économiques qui considèrent la monnaie comme étant une « technologie de transaction » parmi d’autres, pouvant, en cas de difficulté, être remplacée par le troc, ne trouvent-ils pas de confirmation dans la configuration allemande des années vingt. Les analyses qui pensent la monnaie à la manière d’un voile ou d’un instrument neutre mis au

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service de rapports de valeur objectifs s’avèrent tout aussi inadaptées. En effet, ce qui frappe dans le cas allemand, c’est le fait que la dépréciation monétaire a débouché sur une perte généralisée des repères conduisant à une crise globale du calcul économique. Aucun principe de valeur ne se fit jour qui aurait fourni aux agents une base stable d’évaluation, substituable aux prix monétaires. Comme l’écrit Lewinsohn : « Le changement continuel dans la valeur de la monnaie rendit impossible de fixer même approximativement, pour une certaine période, la fortune d’une personne, d’une société, ou d’une unité économique quelconque ; tout avait aujourd’hui telle valeur et demain telle autre » (Lewinsohn, 1926, 32).

Il fallut attendre la réévaluation des bilans en 1924 pour que les acteurs prennent connaissance de ce qu’était réellement leur situation économique53. Preuve manifeste du caractère irréductible de l’estimation monétaire, pour ce qui est de l’expression sociale des valeurs marchandes. Cette crise du repère monétaire conduisit à un dérèglement global de la régulation concurrentielle comme l’indique, par exemple, la chute du nombre des faillites qui devint très faible puisqu’il tomba à une moyenne mensuelle de 13 contre 815 en 191354. Ainsi, à l’occasion de la crise allemande, la monnaie apparaît-elle, non pas comme un instrument ou un voile, ni même une technologie de transaction, mais comme le cœur même des relations marchandes, dont la perturbation affecte l’ensemble des rapports économiques et sociaux. C’est l’idée d’essentialité de la monnaie qui alors se donne à voir. La monnaie est ce par quoi les acteurs économiques sont mis en relation les uns avec les autres ; elle est ce par quoi se construit le rapport de chacun au groupe tout entier. Sans elle, l’homo oeconomicus est totalement perdu dans un monde opaque et dangereux parce qu’il a perdu le lien à autrui. Pour cette raison, un monde marchand sans monnaie est un monde de violences déchaînées. L’Allemagne hyperinflationniste, par ses excès même, nous permet de l’observer sans fard : violences sociales, violences politiques, violence antisémites se conjuguent comme autant de symptômes de la crise global du groupe et du rapport à autrui. S’il en est ainsi, c’est parce que la crise monétaire est crise de la souveraineté. Les deux processus ne peuvent être dissociés. Ce sont les deux faces d’une même réalité. On est ici aux antipodes de l’idée de neutralité monétaire : la monnaie a pour enjeu rien moins que l’unité politique allemande, c’est-à-dire l’existence même de l’Allemagne. « La perte de l’unité de la monnaie signifiera la perte de l’unité du Reich » écrit fort bien Ernst von Richter55. Mais, au-delà même de l’existence politique du groupe, c’est l’ordre social lui-même dans ses fondements les plus essentiels qui se trouve mis en péril. Comme l’écrit Luther : « La famine dans les villes et l’impossibilité de continuer les activités économiques sur la base du mark-papier étaient si évidentes dans les jours qui ont précédé le 15 novembre qu’on s’attendait à une dissolution de l’ordre social presque d’heure en heure »56. Ou encore, pour conclure, cette terrible remarque de Konrad Adenauer, alors maire de Cologne : « s’il n’y a plus de monnaie, alors les gens se battront à mort les uns contre les autres »57. Phrase remarquable qui saisit bien l’enjeu fondamental : la monnaie ou la guerre de tous contre tous. 53 Voir l’exemple des banques commerciales dans Orléan et Aglietta, 1982, 209-213. 54 Voir Aglietta et Orléan (1982, 208) ou Webb (1989, 99). 55 Cité par Feldman, 1993, 733. 56 Cité in Bresciani-Turroni, date ?, 336. 57 Cité par Feldman (1993, 772).

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