CR Reliques et sainteté

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J.-L. Deuffic [éd.], Reliques et sainteté dans l’espace médiéval, 656 p., PECIA, vol. 8-11 (2005). PECIA « Ressources en médiévistique », entité multiforme dont l’âme et l’animateur sont réunies en la même personne de Jean-Luc Deuffic — bien connu en Bretagne, notamment pour ses travaux sur Landévennec et sur Daoulas — est également le titre générique d’une série de publications particulièrement appréciées du public des spécialistes, mais aussi de celui des amateurs distingués. Le beau volume paru avec le millésime 2005 sous le titre Reliques et sainteté dans l’espace médiéval (RSEM) renferme vingt neuf contributions de taille différente mais d’égal intérêt, encadrées par une « note éditoriale » (p. 9) de M. Deuffic, qui est également l’un des contributeurs, et un commode index des noms des saints dont les reliques sont mentionnées dans l’ouvrage (p. 651-656) ; il s’honore d’un avant-propos (p. 11-15) par André Vauchez, dont tout le monde connaît le travail monumental sur La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge. RSEM n’est pas exempt de quelques défauts de forme : disons-le dès le début de cette recension — car le compte-rendu de lecture est un exercice convenu où les critiques doivent nécessairement avoir leur place, même si l’ouvrage est en l’occurrence très apprécié par son lecteur — pour ne plus avoir à en reparler à la fin, in cauda venenum ! Comme c’est le cas pour la plupart des publications de nos jours, surtout quand il s’agit d’entreprises aux moyens modestes, il n’existe plus de relecture par des correcteurs professionnels et, la saisie des textes étant faite par leurs auteurs eux-mêmes, on assiste à une recrudescence de coquilles typographiques, dont même autrefois les romans de gare étaient exempts : établir le relevé de ces coquilles (qui ne sont pas après tout si nombreuses) serait un exercice fastidieux et vain, dont le résultat en outre demeurerait incertain et nous laissons aux autres lecteurs le soin de faire mentalement les corrections nécessaires. Un autre reproche de forme nous paraît autrement plus fondé : les contributions qui figurent dans RSEM ne font l’objet d’aucun résumé, à l’inverse de ce qui s’observe aujourd’hui dans la plupart des publications scientifiques. Le résumé ne permet pas seulement au recenseur pressé de travailler sans avoir nécessairement à lire tout l’ouvrage (ce qu’à Dieu ne plaise, bien sûr !) ; mais, surtout, dans une publication française, il donne — du moins quand il est rédigé en français, ce qui n’est bien sûr nullement exclusif de résumés dans d’autres langues — un accès, restreint certes, mais direct, aux articles écrits dans la langue des auteurs étrangers : outre l’anglais (cinq contributions), c’est le cas ici de l’italien et de l’espagnol (deux contributions dans chacune des deux langues) et de l’allemand (une contribution). Dans son avant-propos, synthétique et fondamental, André Vauchez rappelle combien le culte des reliques au Moyen Âge, loin de cantonner celles-ci à leur seule dimension mystique de « fragments d’éternité » (selon la belle formule empruntée à L. Canetti), est au coeur même de la problématique du pouvoir, car ces objets sacrés furent souvent « manipulés et mobilisés par les divers pouvoirs — gouvernants, institutions ecclésiastiques ou entités politiques — qui s’en servirent comme marqueurs de leur autorité ou de leur territoire » ; ainsi, l’importance qui leur était attribuée constitue-t-elle « un des traits fondamentaux de la civilisation

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J.-L. Deuffic [éd.], Reliques et sainteté dans l’espace médiéval, 656 p., PECIA, vol. 8-11 (2005).

PECIA « Ressources en médiévistique », entité multiforme dont l’âme et

l’animateur sont réunies en la même personne de Jean-Luc Deuffic — bien connu en Bretagne, notamment pour ses travaux sur Landévennec et sur Daoulas — est également le titre générique d’une série de publications particulièrement appréciées du public des spécialistes, mais aussi de celui des amateurs distingués.

Le beau volume paru avec le millésime 2005 sous le titre Reliques et sainteté

dans l’espace médiéval (RSEM) renferme vingt neuf contributions de taille différente mais d’égal intérêt, encadrées par une « note éditoriale » (p. 9) de M. Deuffic, qui est également l’un des contributeurs, et un commode index des noms des saints dont les reliques sont mentionnées dans l’ouvrage (p. 651-656) ; il s’honore d’un avant-propos (p. 11-15) par André Vauchez, dont tout le monde connaît le travail monumental sur La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge.

RSEM n’est pas exempt de quelques défauts de forme : disons-le dès le début de cette recension — car le compte-rendu de lecture est un exercice convenu où les critiques doivent nécessairement avoir leur place, même si l’ouvrage est en l’occurrence très apprécié par son lecteur — pour ne plus avoir à en reparler à la fin, in cauda venenum ! Comme c’est le cas pour la plupart des publications de nos jours, surtout quand il s’agit d’entreprises aux moyens modestes, il n’existe plus de relecture par des correcteurs professionnels et, la saisie des textes étant faite par leurs auteurs eux-mêmes, on assiste à une recrudescence de coquilles typographiques, dont même autrefois les romans de gare étaient exempts : établir le relevé de ces coquilles (qui ne sont pas après tout si nombreuses) serait un exercice fastidieux et vain, dont le résultat en outre demeurerait incertain et nous laissons aux autres lecteurs le soin de faire mentalement les corrections nécessaires.

Un autre reproche de forme nous paraît autrement plus fondé : les contributions qui figurent dans RSEM ne font l’objet d’aucun résumé, à l’inverse de ce qui s’observe aujourd’hui dans la plupart des publications scientifiques. Le résumé ne permet pas seulement au recenseur pressé de travailler sans avoir nécessairement à lire tout l’ouvrage (ce qu’à Dieu ne plaise, bien sûr !) ; mais, surtout, dans une publication française, il donne — du moins quand il est rédigé en français, ce qui n’est bien sûr nullement exclusif de résumés dans d’autres langues — un accès, restreint certes, mais direct, aux articles écrits dans la langue des auteurs étrangers : outre l’anglais (cinq contributions), c’est le cas ici de l’italien et de l’espagnol (deux contributions dans chacune des deux langues) et de l’allemand (une contribution).

Dans son avant-propos, synthétique et fondamental, André Vauchez rappelle

combien le culte des reliques au Moyen Âge, loin de cantonner celles-ci à leur seule dimension mystique de « fragments d’éternité » (selon la belle formule empruntée à L. Canetti), est au coeur même de la problématique du pouvoir, car ces objets sacrés furent souvent « manipulés et mobilisés par les divers pouvoirs — gouvernants, institutions ecclésiastiques ou entités politiques — qui s’en servirent comme marqueurs de leur autorité ou de leur territoire » ; ainsi, l’importance qui leur était attribuée constitue-t-elle « un des traits fondamentaux de la civilisation

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médiévale, non seulement sur le plan religieux et artistique, mais aussi dans le domaine économique, social et juridique ». Toute l’économie de RSEM se trouve ainsi résumée et présentée de manière magistrale et l’on pourrait distribuer selon les différentes thématiques ainsi rappelées par M. Vauchez les diverses contributions de ce volume ; mais, ici comme ailleurs, nous ne sommes plus à l’ère des cloisonnements entre disciplines et l’on voit désormais le juriste emprunter à l’historien de l’art, et le spécialiste des mentalités faire son miel des travaux de l’historien des institutions, croisements parfois inattendus que permet le type d’ouvrage dont il s’agit ici. Le riche avant-propos de M. Vauchez apporte surtout un éclairage renouvelé et pertinent sur l’histoire du culte des reliques en Occident : après la reconnaissance officielle du christianisme, l’Eglise répond, à coups de multiples inventions, dans un premier mouvement qui dure jusqu’aux lendemains de l’An Mil, « à la pression insistante des masses » ; le culte des reliques relaie ainsi, fort efficacement, durant six ou sept siècles, la christianisation progressive des campagnes et contribue « à diffuser chez les laïcs un sens très fort et concret de la communion des saints ». Cependant, dès le XIIe siècle, s’élèvent les premières critiques sur les abus générés par une dévotion trop exclusive à l’égard des reliques, critiques invariables sur le fond (existence de reliques douteuses, sinon fausses, pratiques superstitieuses voire magiques, …) et que l’on retrouvera, formulées de manière similaire, à l’époque de la Réforme : d’où la nécessité pour l’Eglise d’instaurer très tôt une véritable police des saints, qui consiste notamment « à mettre l’accent, à travers l’hagiographie et bientôt les procès de canonisation, sur l’exemple fourni par les saints de leur vivant et sur leurs vertus plutôt que sur le rayonnement bénéfique qui émanait de leurs restes et surtout à promouvoir auprès des fidèles la dévotion à la Vierge Marie et à l’eucharistie qui, en principe du moins, ne pouvaient pas donner de prise à l’erreur ou à la superstition ».

Deux des principales contributions de RSEM — elles occupent respectivement 69 et 37 pages sur un total de quelques 650, soit plus du sixième du volume — sont consacrées aux reliques de Bretagne [« L’exode des corps saints hors de Bretagne (VIIe-XIIe siècles) : des reliques au culte liturgique », par Jean-Luc Deuffic (p. 355-423)] et à celles de Normandie [« Les princes normands et les reliques (Xe-XIe siècles). Contribution du culte des saints à la formation territoriale et identitaire d’une principauté », par Lucie Tran-Duc (p. 525-561)]. La Bretagne apparaît au demeurant assez favorisée, sinon même privilégiée dans RSEM, car on y trouve également une étude sur les « Reliquaires médiévaux du département du Finistère en Bretagne » par Y.-P. Castel (p. 163-177), inventaire descriptif d’un corpus comprenant une quarantaine de pièces que l’auteur, spécialiste bien connu de ces questions, a classées de manière systématique : nous signalerons seulement, parce nous sommes là en plein dans le ‘fief’ de M. Deuffic, que la châsse reliquaire de sainte Nonne, à Dirinon (dont une photographie est donnée à la p. 178), décorée des armes de familles du pays (Goulezre, Maufuric, Rouazle et Simon de Kerbringal) et conservée dans un écrin de cuir ad hoc, le tout daté vers 1450, est donc contemporaine du « tombeau de sainte Nonne », en pierre de kersanton, sur lequel se retrouvent deux au moins des quatre blasons mentionnés ci-dessus ; peut-être conviendrait-il en conséquence, comme l’avait conjecturé le regretté Léon Fleuriot, de faire remonter à cette époque la composition de la pièce de théâtre en breton, Buez santez Nonn, autre monument élevé à la gloire de la sainte et qui fait d’ailleurs référence à son « tombeau flambant neuf » (bez a neuez flam) ? D’autant que, si l’on admet que cet ouvrage a été composé, ou du moins transcrit, par un chanoine régulier de Daoulas, le nécrologe-obituaire du lieu, dont la mise en

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forme définitive est datée 1490, pourrait s’inscrire, lui aussi, dans ce mouvement de valorisation du passé de l’abbaye qui intervient au cours de la seconde moitié du XVe siècle, sous les abbatiats de Guy Maufuric et Guillaume Le Lay.

Les contributions de M. Deuffic et de Mme Tran-Duc s’inscrivent, avec treize

autres, dans la thématique de la relation entre « Reliques et territoires ». M. Deuffic, qui déclare limiter ses ambitions à « exposer un ‘état de la question’ à partir du dossier de la Translatio sancti Maglorii ‘travaillée’ il y a déjà quelques années par le regretté Hubert Guillotel », nous procure une nouvelle édition commentée par ses soins de deux inventaires des reliques conservées à l’abbaye Saint-Magloire de Paris, datés respectivement du XIIe siècle et de 1319 (p. 374-415), ainsi qu’une nouvelle transcription du texte de la Translatio (p. 415-419) et la liste des reliques du trésor de la cathédrale de Vannes, telle qu’elle nous a été conservée par un texte du début du XIIIe siècle, lui-même transcrit dans un ms. du XVe siècle (p. 420-423). La présentation de ces différents documents (p. 355-373) a ainsi donné à M. Deuffic « l’occasion d’établir et de rassembler quelques données éparses », notamment en ce qui concerne les incursions scandinaves dans la péninsule armoricaine ; mais, naturellement, de même que la vita d’un saint est moins précieuse à connaître en ce qui concerne l’histoire du saint que ‘l’histoire de son histoire’, ces inventaires de reliques nous renseignent sur le ‘collectionnisme’ médiéval et, éventuellement, sur les collectionneurs plutôt que sur le contexte précis de leurs différentes ‘translations’ : la Translatio sancti Maglorii nous apparaît à cet égard comme une tentative de ‘reconstitution’ historique à partir de l’inventaire le plus ancien.

Au passage, M. Deuffic rappelle opportunément que « la ‘bourrasque’ normande sur les terres de Bretagne n’explique pas à elle seule la dispersion des reliques. Des moines gyrovagues aux vols intentionnels, nombreuses sont les situations qui ont permis l’émiettement de ces ‘parcelles d’éternité’ » ; mais il nous semble que les initiatives princières, dont M. Deuffic fait mention au sujet du monastère de Plélan, richement doté par Salomon, n’ont pas encore fait, ici ou ailleurs, l’objet d’une prise en compte systématique : peut-être en effet pourrait-on expliquer la présence de reliques bretonnes dans des sanctuaires de la Francia — comme cela était le cas à Chelles par exemple — dès avant l’époque des raids des Vikings en Bretagne, par le biais de pratiques de don et de contre-don dont les reliques auraient pu être l’objet et qui, à l’instar du vol, dont il sera question un peu plus loin, ont constitué, comme l’ont récemment rappelé Ana Rodriguez et Reyna Pastor, « des formes fondamentales de transfert de propriété à l’époque du haut Moyen Âge » ?

C’est cette dimension d’instrumentalisation du culte des saints et de leurs

reliques par le pouvoir temporel qui, au contraire, constitue tout le sujet et le principal matériau de l’étude de Mme Tran-Duc. Sa lecture se révèle donc particulièrement stimulante, notamment parce que plusieurs des problématiques qu’elle introduit font ainsi écho à celles, explicites ou implicites, qui figurent dans le travail de M. Deuffic, et tout d’abord en ce qui concerne l’exode des corps saints hors de la Neustrie : la fuite des religieux devant les « envahisseurs scandinaves, emportant avec eux l’essentiel de leurs trésors », image inlassablement reprise à Ordéric-Vital, avait été avalisée par Lucien Musset, pour qui « les départs devant la menace nordique sont innombrables » et d’ailleurs bien documentés par les dossiers hagiographiques des saints concernés ; mais cette explication ne fait plus

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aujourd’hui l’unanimité et d’autres chercheurs ont souligné que, plus encore que des phénomènes d’exode devant le péril scandinave, ce sont des vols, commandités parfois par le pouvoir royal, qui seraient à l’origine, « dès avant l’irruption des Vikings dans la basse vallée de la Seine », de ces mouvements de reliques. En ce qui concerne les pérégrinations des moines de Fontenelle, par exemple, « ce qui passe traditionnellement pour un exode ressemblerait davantage à un simple voyage de reliques », dans un contexte où il s’agissait pour les religieux de « remplir leurs devoirs spirituels vis-à-vis de leurs dépendants ». Du coup, les théories sur la ‘désertification’ de la Neustrie à l’époque des incursions normandes doivent être largement reconsidérées, notamment en ce qui concerne le Cotentin, mais aussi la basse vallée de la Seine : « en d’autres termes, les nouveaux venus s’insèrent dans les cadres préexistants. De même, il faut rester prudent quant à l’idée d’une rupture avec la classe dirigeante du royaume franc ». Voilà ce qu’il conviendrait d’adapter à une réflexion historiographique renouvelée sur la Bretagne des IXe et Xe siècles.

Certes, la disparition des reliques et conséquemment leur déficit dans la province ecclésiastique de Rouen au début du Xe siècle sont incontestables, dans un contexte, rappelé à deux reprises par Mme Tran-Duc à la suite de Mathieu Arnoux, marqué par la rivalité entre le monastère de Saint-Ouen et la cathédrale de Rouen, pour assurer la conduite spirituelle de l’Église normande ; mais, à l’instigation des Rollonides et souvent à leur initiative directe, se sont produites de multiples ‘inventions’, dont ces princes semblent se servir « pour affermir leur pouvoir à une époque où ce dernier est en construction et encore fragile » : c’est dans ce contexte que s’aperçoivent de possibles pratiques de don et contre-don, « notamment dans le cas de la translation des saints Maxime et Vénérand en 964 », qui a peut-être permis au duc Richard Ier « de détacher le monastère de Fontenelle de l’orbite flamande afin de mieux l’insérer dans une sphère d’influence normande alors en formation ». A chaque phase de leur extension territoriale, « ou en cas de soumission d’une puissance rivale », les princes normands ont sollicité les reliques de leurs saints tutélaires ou procédé à des translations vers les centres de pouvoir : « dans ce cas, les translations de restes saints équivaudraient à des transferts de pouvoir ». Cet emprunt aux travaux particulièrement féconds d’Edina Bòzoky, Mme Tran-Duc l’illustre de façon très convaincante : outre la translation des saints Maxime et Vénérand déjà mentionnée, elle évoque le toit de Saint-Marcouf apporté miraculeusement à Fécamp et le rassemblement de reliques organisé à Caen en 1047 par Guillaume le Bâtard.

C’est un autre aspect de cette relation entre pouvoir temporel et pouvoir des

reliques que Mme Bòzoky a privilégié dans sa contribution : cette chercheuse a inscrit en effet son « étude des offrandes de reliquaires par les princes » (p. 91-110 et illustrations p. 111-116) dans le cadre de la thématique qui, sous l’intitulé « Reliques et sainteté : la mise en images », regroupe six contributions, dont celle de l’abbé Castel déjà signalée. Cette ‘mise en images’ intéresse au premier chef les reliquaires, mais également les vitraux, la statuaire, les peintures, au travers d’une démarche hagio-iconographique qui s’apparente parfois à une véritable « mise en scène du culte » rendu au saint : c’est cette dimension presque ‘théâtrale’, telle qu’on peut la percevoir par exemple à Saint-Hilaire de Poitiers, qu’a voulu souligner Cécile Voyer, qui se livre à cette occasion (p. 141-156 et illustrations p. 157-162) à un minutieux travail de description iconographique, mais également à un essai d’interprétation des ressorts ‘scénographiques’ cachés de ces

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images profuses et cependant organisées. Le rapprochement du travail de Mme Bòzoky avec celui de Mme Voyer fait instantanément ressortir que — si tant est qu’ils furent souvent et longtemps réunis dans une même perspective d’art sacré, à laquelle justement il n’est pas possible de les réduire — les reliquaires d’une part, les autres œuvres à vocation hagio-iconographique qui habitent les sanctuaires d’autre part, ne sont absolument pas réductibles les uns aux autres : leurs commanditaires, puissants laïques dans un cas, clergé encore empreint de son héritage gallo-romain de « gardien du temple » dans l’autre, appartiennent à des sphères très éloignées, qui ne communiquent pas sur le même mode, — même quand il s’agit de pouvoir, — même quand il s’agit de reliques, — même quand il s’agit de sacré.

Deux autres thématiques regroupent chacune trois contributions. La thématique

placée au début du volume est intitulée « Reliques : questions de droit », l’autre, qui le ferme ou presque, est consacrée aux « Reliques du Christ ». Naturellement, le décloisonnement et la pluridisciplinarité chers à l’éditeur et au présentateur de RSEM jouent là encore à plein et renvoient largement aux autres études contenues dans ce recueil. Les questions de droit canonique affleurent à de nombreuses reprises, car elles sont au cœur de multiples débats touchant les reliques : leur provenance, leur authenticité, leur transmission, leur regroupement en collections, etc. Quant aux différentes reliques ‘réelles’ du Christ, elles ont occupé une place centrale dans l’imaginaire médiéval, à l’instar du pèlerinage à Jérusalem. Chiara Mercuri, de façon très convaincante, montre, dans sa courte mais dense contribution sur l’hagio-iconographie christique (p. 117-125), comment « un radical changement iconographique » s’est produit dans la représentation du Christ en Occident suite à « la translation en France de la couronne d’épines » ; changement auquel il n’a guère été prêté attention « parce qu’il s’est produit dans une période de transformation de la sensibilité religieuse qui conduisit à un succès généralisé de la thématique de la Passion et de l’humanité du Christ ». Mme Mercuri ne sous-estime pas, bien sûr, les autres hypothèses qui ont prévalu jusqu’à maintenant pour rendre compte de ce changement ; mais elle n’hésite pas à affirmer que « si on cédait à une analyse contrefactuelle, on devrait en conclure que si Louis IX n’avait pas acquis la couronne d’épines, et surtout s’il n’avait pas soutenu la naissance de son culte avec une forte action de propagande, on ne trouverait probablement pas aujourd’hui dans les églises les images du Christ alourdi par cette couronne. En effet il n’y avait pas dans les évangiles des éléments qui autorisait (sic) à opérer une transposition de la couronne d’épines de la scène du palais de Caïphe à celle du calvaire. Dans les siècles précédents en effet, on l’a vu, on représentait la première scène et pas la seconde ».

André Fage, par ailleurs peintre d’icônes, auteur d’un traité intitulé Tradition et Modernité de l’icône ou Initiation pratique à sa technique et à sa spiritualité suivie d'une présentation commentée de douze icônes, propose de rétablir l’équation controversée « Saint Suaire de Turin : Linceul du Christ… » (p. 629-634), en donnant un écho qu’elles ne méritent sans doute pas aux intéressantes représentations iconographiques qui figurent dans le Codex Pray (daté vers 1192-1195) et dans le Codex Skylitzès (XIVe siècle) : pour notre part, nous ne sommes pas entièrement convaincu par les arguments de ceux qui estiment la question tranchée et désignent la ‘relique’ en question comme une supercherie médiévale destinée à donner plus de lustre à des cérémonies proprement ‘ostentatoires’, d’autant plus que, pour les plus catégoriques de ces critiques, leur démonstration

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s’apparente elle-même bien souvent à une opération de ‘mise en scène’, ainsi que l’on pourra le constater en consultant le site Internet du Cercle Zététique (http://www.zetetique.ldh.org), lequel se présente comme un appendice « officieux » du Laboratoire (universitaire) de Zététique (http://www.unice.fr/zetetique), — et surtout le site de l’écrivain Paul-Eric Blanrue (http://www.blanrue.com/auteur.html), qui se qualifie « diplômé d’histoire », sans autre précision ; mais à l’inverse, l’appartenance de M. Fage au Centre international d'études sur le Linceul de Turin (CIELT), ne nous apparaît pas non plus comme la meilleure garantie de son objectivité. Les quelques pages que ce dernier a donc consacrées au Saint-Suaire ne sont certainement pas sans intérêt ; mais nous pensons qu’elles n’avaient pas leur place dans RSEM, car elles nous paraissent s’écarter de la problématique d’ensemble du volume, en introduisant la question d’une validation moderne de l’authenticité des reliques et en venant ainsi polluer celle des procédés médiévaux d’authentification.

La dernière partie de RSEM est intitulée « Projet et initiatives : elle met

notamment en avant la démarche collective, entreprise en 2003, qui souhaite « recenser, caractériser, comparer, dater les cryptes » situées en domaine capétien et analyser leurs fonctions (p. 637-647). La fonction ‘reliquaire’ et les aménagements que cette fonction implique pour permettre la vénération des reliques font partie de cette problématique large, qui s’efforce de prendre en compte « une approche globale du culte des saints », dans sa double dimension liturgique et populaire.

Les quelques lignes qui précèdent ne prétendent pas avoir donné le compte

rendu exhaustif d’une riche matière, dont le suc continue d’être distillé au travers de plusieurs autres articles ; mais nous espérons qu’elles sauront toucher l’intérêt du lecteur et l’encourager à se procurer un ouvrage qui a toute sa place sur les rayons du chercheur et du lettré.

André-Yves Bourgès