Cours de Droit Civil IV - M. Ravarani[1]

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Université du Luxembourg Faculté de droit, d'économie et de Finance Droit – Deuxième année (Bachelor 2) Droit civil IV (Obligations II) LA RESPONSABILITÉ CIVILE

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Université du Luxembourg Faculté de droit, d'économie et de Finance

Droit – Deuxième année (Bachelor 2) Droit civil IV (Obligations II)

LA RESPONSABILITÉ

CIVILE

Année 2010

© G. Ravarani 2010

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PLAN

Introduction: I. Historique sommaireII: Perspectives d'avenirIII. Positionnement et délimitation de la matière Positionnement et délimitation de la matière 1) responsabilités morale, politique et juridique

2) responsabilités civile et pénale 3) responsabilités civile et administrative 4) responsabilités contractuelle, quasi-contractuelle, délictuelle et quasi-délictuelle a) Les responsabilités contractuelle et délictuelle b) Les responsabilités contractuelle et quasi-contractuelle c) Les responsabilités délictuelle et quasi-délictuelle

Chapitre premier: Le fait générateur de la responsabilité Section 1e: La responsabilité du fait personnel Sous-section 1e: Les auteurs responsables § 1er: Les mineurs § 2: Les majeurs incapables § 3: Les personnes morales A. Les personnes morales de droit privé B. Les personnes morales de droit public Sous-section 2: Le fait personnel extra-contractuel § 1er: Le concept fondamental: la faute A. Définition de la faute 1. Transgression d'un devoir déterminé 2. Inobservation d'un devoir général de prudence B. Les différents aspects de la faute C. La gravité de la faute D. L'appréciation de la faute E. Applications particulières 1. L'abus de droit a) L'abus du droit d'agir en justice

b) L'abus du droit de propriété c) L'abus du droit d'exprimer ses opinions

d) L'article 6-1 du code civil 2. La responsabilité de l'Etat et des collectivités publiques a) L'administration 1° L'activité réglementaire 2° Les décisions individuelles 3° Les décisions et activités de gestion concrète b) Le fonctionnement défectueux des services judiciaires c) La responsabilité de l'Etat du fait de ses lois

§ 2: Concept alternatif: la responsabilité sans faute (prouvée) A. Le principe B. Des applications 1. Les troubles du voisinage

2. Les responsabilités étatiques a) La responsabilité sans faute de droit commun b) La responsabilité de l'Etat en cas de détention injustifiée c) Les collaborateurs du service public

Sous-section 3: La défaillance contractuelle § 1er: Les conditions de droit commun de la responsabilité contractuelle A. Le champ contractuel 1. Une relation contractuelle

a) Nécessité d'un contrat 1° La période pré-contractuelle 2° La période post-contractuelle 3° Les relations de service gratuit

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4° Les groupes de contrats b) Un lien contractuel entre la victime et le responsable

2. L'étendue du champ contractuel a) Les obligations principales b) Les obligations accessoires 1° L'obligation accessoire de sécurité 2° L'obligation accessoire de renseignement et de conseil B. L'inexécution contractuelle 1. La faute contractuelle 2. Les obligations de moyens et de résultat 3. La sanction de l'inexécution contractuelle § 2: Les aménagements conventionnels de la responsabilité contractuelle A. Les clauses limitatives ou exclusives de responsabilité 1. La validité des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité

2. La preuve de l'acceptation des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité B. Les clauses pénales 1. Le principe: une évaluation forfaitaire des dommages-intérêts 2. L'exception: l'annulation ou la réduction des clauses excessives § 3: La protection juridique du consommateur A. Les personnes protégées B. Les objectifs de la réglementation 1. Le maintien de l'équilibre contractuel

a) Les clauses abusives b) La garantie de conformité

2. Le maintien de la liberté contractuelle C. Les sanctions de l'inobservation de la loi de 1983 § 4: La responsabilité contractuelle des pouvoirs publics Section 2: La responsabilité du fait des choses Sous-section 1e: La responsabilité du fait des choses inanimées § 1er: Une chose § 2: Le fait de la chose

A. Contact avec la victimeB. Chose inerte – chose en mouvementC. Intervention d'une pluralité de choses

§ 3: La garde des choses inaniméesA.Les caractéristiques de la gardeB. L'éclatement de la garde 1. L'éclatement horizontal: pluralité de gardiens 2. L'éclatement vertical: garde de la structure et du comportementC. Présomption - transfert de gardeD. Les personnes pouvant invoquer l'article 1384, alinéa 1er

Sous-section 2: La responsabilité du fait des animaux Sous-section 3: La ruine des bâtiments Sous-section 4: Les produits défectueux Sous-section 5: Les accidents de la circulation Section 3: La responsabilité du fait d'autrui Sous-section 1e: La responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants § 1er: La règle de fond A. Garde et cohabitation B. Un fait imputable au mineur § 2: La règle de preuve Sous-section 2: La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés § 1er: Les conditions de la responsabilité des commettants A. Le lien de préposition B. Un fait dommageable du préposé en rapport avec ses fonctions § 2: Les effets de la responsabilité des commettants A. Les droits de la victime à l'égard du commettant B. Les droits de la victime à l'égard du préposé C. Le recours du commettant contre le préposé Sous-section 3: Les responsabilités étatiques du fait d'autrui § 1er: Les personnes faisant l'objet d'une mesure privative de liberté A. Les personnes dont répondent les pouvoirs publics 1. Les majeurs délinquants

2. Les mineurs inadaptés 3. Les malades mentaux internésB. Le lien de causalité

§ 2: Les élèves

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A. Les auteurs du dommageB. Les responsablesC. Domaine de la responsabilitéD. Incidence de la législation sur la sécurité sociale

§ 3: Les victimes de certaines infractionsA. Les conditions de l'indemnisationB. La procédure

Sous-section 4: La responsabilité des artisans du fait de leurs apprentis Sous-section 5: Vers un régime général de responsabilité du fait d'autrui ?

Chapitre 2: Le lien de causalité Section 1e: L'établissement du lien de causalité Sous-section 1e: Les théories § 1er: L'équivalence des conditions § 2: La proximité de la cause § 3: La causalité adéquate Sous-section 2: Applications § 1er: Vol d'une voiture § 2: Prédispositions de la victime Sous-section 3: Pluralité de causes – pluralité de responsables § 1er: La victime face à plusieurs responsables A. Plusieurs auteurs B. Auteur titulaire d'une assurance responsabilité civile § 2: Le recours entre coresponsables Sous-section 4: Cause inconnue § 1er: Dommage causé par un membre indéterminable d'un groupe de personnes déterminées § 2: Auteur inconnu d'un accident de la circulation Section 2: L'exonération Sous-section 1e: L'exonération en matière de comportement défectueux prouvé § 1er: Faits justificatifs, excuses et immunités § 2: Le fait de la victime A. Participation de la victime à la réalisation du dommage 1. Les victimes privées de raison

2. L'incidence du caractère pénal de la faute de la victime B. L'acceptation des risques § 3: Le fait d'un tiers Sous-section 2: L'exonération en matière de responsabilité présumée § 1er: L'exonération en matière de présomption de faute § 2: L'exonération en matière de présomption de responsabilité A. Preuve d'une cause étrangère 1. Les caractères de la cause étrangère 2. Variétés de causes étrangères a) Les événements de la nature b) La faute ou le fait de la victime c) La faute ou le fait d'un tiers B. Exonération par la preuve du rôle passif de la chose 1. Preuve du rôle passif joué par une chose inerte ou une chose qui n'est pas entrée en contact avec la

victime2. Preuve du rôle passif joué par une chose en mouvement

Chapitre 3: Le dommage Section 1e: Le dommage réparable Sous-section 1e: Les caractères du dommage § 1er: Licéité du dommage A. La victime ne doit pas se trouver en situation illicite B. La lésion d'un intérêt juridiquement protégé § 2: Certitude du préjudice A. Le principe B. Un aménagement: la perte d'une chance § 3: Caractère direct du dommage § 4: Caractère personnel du dommage A. Le préjudice des victimes par ricochet B. Les dommages collectifs § 5: Le caractère réparable du dommage causé par les pouvoirs publics § 6: Caractère prévisible du dommage Sous-section 2: Les différents éléments de préjudice § 1er: Le préjudice de la victime directe

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A. Le préjudice matériel B. Le préjudice moral 1. L'atteinte à l'intégrité physique, aspect moral 2. La souffrance (pretium doloris) 3. Le préjudice esthétique 4. Le préjudice sexuel 5. Le préjudice d'agrément 6. Le préjudice juvénile C. Le préjudice corporel § 2: Le préjudice des victimes par ricochet A. Le préjudice matériel B. Le préjudice moral § 3: Le dommage écologique Section 2: La réparation du dommage Sous-section 1e: Les modes de réparation § 1er: Le principe: la réparation en nature § 2: La réparation par équivalent: l'allocation de dommages-intérêts Sous-section 2: L'évaluation de l'indemnité § 1er: La date de l'évaluation A. L'adaptation au coût de la vie B. L'allocation d'intérêts C. Le sort des provisions payées en cours d'instance § 2: La détermination de la quotité du préjudice

A. Évaluation du préjudice résultant d'une atteinte aux biensB. Évaluation du préjudice résultant d'une atteinte aux personnes 1. Les victimes directes a) L'incapacité de travail temporaire b) L'incapacité de travail permanente c) Autres chefs de préjudice 2. Les victimes par ricochet 3. La révision des indemnités

Sous-section 3: Incidence de la législation sur la sécurité sociale § 1er: Les effets procéduraux A. Les accidents de droit commun B. Les accidents de travail et de trajet § 2: Les recours des organismes de sécurité sociale A. Le régime juridique du recours B. L'exercice du recours Sous-section 4: L'action en réparation du dommage § 1er: La règle du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle § 2: L'obligation de qualifier l'action en responsabilité, notamment quant à sa cause § 3: La nécessité d'une mise en demeure préalable en matière contractuelle § 4: La nécessité d'agir dans un bref délai en matière contractuelle ? § 5: L'influence d'une assurance responsabilité civile sur l'exercice de l'action en responsabilité § 6: L'interdépendance des instances pénale et civile A. L'action civile exercée devant les juridictions répressives B. L'influence du procès pénal sur l'instance civile 1. Le procès pénal est en cours: la règle «le criminel tient le civil en l'état» a) mise en mouvement de l'action publique b) risque de contrariété de jugements 2. Le procès pénal est terminé: l'autorité de la chose jugée § 7: Particularités d'un procès en responsabilité civile dirigé contre la puissance publique

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ÉLÉMENTS DE RESPONSABILITÉ CIVILE

Introduction: Positionnement et délimitation de la matière

1) Responsabilités morale, politique et juridique

Le droit et l'éthique ont ceci en commun qu'ils ont le même objet en ce qu'ils portent l'un et l'autre sur la volonté de l'individu. Mais alors que les lois juridiques portent sur l'exercice extérieur de la liberté, s'assurant de la conformité des actions au droit – la légalité –, les lois éthiques évaluent la pureté morale des mobiles de l'action, c'est-à-dire leur accord intérieur avec la forme universelle de la loi – la moralité. On pourrait croire, naïvement, que droit et morale se recouperaient, dans ce sens que le droit devrait refléter les conceptions morales d'une société, et que, réciproquement, les citoyens respecteraient le droit parce qu'il serait moral. Le fameux droit naturel incarne-t-il la morale au niveau du droit ? En fait, les conceptions morales des citoyens sont tellement différentes et évoluent si rapidement qu'il serait parfaitement illusoire de vouloir fonder le droit sur sa conformité avec la morale. Ceci ne veut pas dire que la coïncidence ne puisse se réaliser – en quelque sorte accidentellement – de temps en temps: si l'obéissance à la loi est mue par le respect du devoir comme devoir, il y a morale; si elle relève plutôt d'une contrainte extérieure, il y a droit.

Ce qui distingue donc le droit de la morale, c'est la sanction – juridique (pénale, civile, disciplinaire) – dont sa violation est assortie.

Si, à première vue, morale et politique occupent à leur tour des plages communes, la philosophie politique moderne s'attache précisément à contester leur proximité: une communauté doit pouvoir être juste sans attendre la vertu des citoyens. Les fins de la politique ne sont donc pas celles de la morale. Nul cynisme dans cette affirmation: simplement un certain pragmatisme essentiel au politique. Si, pour instituer une communauté, il fallait attendre de chaque citoyen une parfaite vertu, l'exercice serait d'avance voué à l'échec. Le politique doit donc être légitime sans rien changer à la moralité des citoyens, ni rien attendre d'eux que le souci bien compris de leur propre intérêt. Le politique est alors l'instance qui va assurer la possibilité de la vie commune par l'exercice d'une contrainte considérée comme légitime – et dont le droit constitue l'incarnation institutionnelle – par ceux auxquels elle s'applique. A une époque où le fondement du pouvoir politique ne repose plus sur le droit divin, mais sur l'idée de contrat (social), ce pouvoir a besoin d'une adhésion des citoyens, et donc de leur foi dans celui auquel ils se soumettent.

Les responsabilités qui se dégagent des exigences tirées de la morale, du droit et de la politique reflètent – ou plus précisément devraient refléter – leurs différences et leurs spécificités: les violations des obligations morales engagent la responsabilité de tout individu devant sa conscience, celle du droit devant l'autorité étatique, et celle des obligations politiques, pouvant se solder par la perte de confiance des citoyens dans ceux auxquels ils ont délégué leurs intérêts communs, devrait, en bonne logique, se résoudre par une responsabilité politique (en principe démission de ses fonctions de l'homme politique ne jouissant plus de la confiance des citoyens).

Or, on assiste aujourd'hui à une quasi disparition de toute forme de responsabilité morale, en tout cas publiquement assumée, ce phénomène allant de pair avec une égale perte de la culture de la responsabilité politique. Les exemples de refus d'assumer des responsabilités

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politiques sont nombreux, mais le plus éloquent est peut-être celui du sang contaminé en France.

On aurait tort, cependant, d'admettre que le problème des responsabilités morale et politique se résoudrait ainsi par lui-même. Il ne s'en trouve au contraire que déplacé: comme conséquence de la crise des responsabilités morale et politique, c'est la responsabilité juridique qui se voit diligentée outre mesure, ce qui force le juge à intervenir dans des domaines qui ne sont pas, a priori, les siens.

2) Responsabilités civile et pénale

Les deux ordres de responsabilité pénale et civile coexistent tout en ayant des domaines distincts (ex.: infractions pénales n'engendrant pas de responsabilité civile: tentatives en général, excès de vitesse n'ayant entraîné aucun dommage – ex.: responsabilité civile exclusive de toute infraction pénale: responsabilité du fait des choses; non-paiement de dettes) et des objectifs différents (droit pénal: punir au nom de la société qui se protège; droit civil: assurer la réparation individuelle du dommage).

Les frontières entre les deux ordres de responsabilité sont cependant essentiellement mouvantes. C'est ainsi qu'on assiste actuellement, en France surtout, à une pénalisation à outrance de la vie civile (le «tout-pénal»). Bien plus, les deux matières ont des plages d'interférence, tant en ce qui concerne le fond du droit (identité des fautes pénale et civile) que la procédure (action civile exercée devant les juridictions répressives, autorité de la chose jugée au pénal sur le civil).

3) Responsabilités civile et administrative

En matière de responsabilité administrative, les différences entre le droit français et le droit luxembourgeois sont radicales:

- en France, depuis l'arrêt BLANCO du tribunal des conflits du 8 février 1873, les règles de la responsabilité administrative sont autonomes. La responsabilité administrative relève des juridictions administratives, et elle n'est pas soumise aux règles des articles 1382 et s. du code civil. Il ne faut cependant pas exagérer la différence entre les deux ordres de responsabilité: la pratique montre que les évolutions se font de manière concertée plutôt que contradictoire; de plus, les accidents de la circulation relèvent dans leur intégralité des tribunaux civils;

- au Luxembourg, l'article 84 de la Constitution attribue aux seuls tribunaux judiciaires la connaissance des litiges ayant pour objet des droits civils. Toute créance de réparation étant un droit civil, toute action en responsabilité, même dirigée contre une personne morale de droit public, relève donc des tribunaux de l'ordre judiciaire et obéit, de plus, aux règles de droit commun de la responsabilité civile.

4) Responsabilités contractuelle, quasi-contractuelle, délictuelle et quasi-

délictuelle

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a) Les responsabilités contractuelle et délictuelle

A priori, la distinction entre ces deux ordres de responsabilité est facile: la responsabilité contractuelle est celle qui se déduit de l'inexécution d'un contrat, tandis que la responsabilité délictuelle tend à la réparation du dommage causé en dehors de toute relation contractuelle. Les deux matières sont envisagées de manière distincte par le code civil: la responsabilité contractuelle est envisagée comme un effet de l'obligation contractée (articles 1146 et s.), la responsabilité délictuelle étant un engagement qui se forme sans convention (articles 1382 et s.)

Or, la doctrine moderne conteste jusqu'à l'existence d'une responsabilité contractuelle1, taxée de "faux concept." Les «contestataires» partent de l'idée que contrairement aux dommages-intérêts accordés à la victime en matière délictuelle, ceux alloués au créancier en cas d'inexécution de l'obligation n'ont pas pour objet de réparer un préjudice. Ils sont uniquement destinés à lui procurer la satisfaction qu'il pouvait attendre de l'exécution du contrat. Il ne s'agit pas d'indemniser, mais de payer. En matière de responsabilité contractuelle, les dommages-intérêts payés au créancier sont destinés à le placer dans la situation qui aurait été la sienne si l'obligation avait été exécutée. Autrement dit, il ne s'agirait pas de réparer un préjudice mais simplement de lui donner ce à quoi il avait droit en vertu du contrat. Dans la rigueur des principes, il ne devrait y avoir qu'une forme de responsabilité (la responsabilité délictuelle) pour la réparation des dommages qui ne proviennent pas de l'inexécution de l'obligation contractuelle, les autres relevant de l'exécution par équivalent, du paiement.

Le problème provient en grande partie du fait des obligations contractuelles accessoires qui ne font pas partie des prévisions des parties et ne se rattachent que de manière artificielle au contrat. La tentation de les séparer du contrat et de les soumettre aux règles de la responsabilité délictuelle est grande. Une fois de plus, le problème consiste à déterminer lesquelles de ces obligations correspondent réellement à un devoir général – extra-contractuel – ce qui est certainement le cas de l'obligation accessoire de sécurité, avec moins de certitude déjà de l'information et du conseil, et lesquelles découlent directement du contrat.

Selon la théorie classique et la jurisprudence, l'obligation de réparation consécutive à l'inexécution contractuelle est distincte de l'obligation d'exécuter le contrat. A la prestation promise mais non fournie se substitue une dette de réparation, en général par équivalent. Dans ce sens les deux responsabilités convergent pour avoir la même fonction réparatrice.

L'abandon de la distinction ne se fera certainement pas du jour au lendemain, et il est cantonné, pour l'instant, à un débat doctrinal.

b) Les responsabilités contractuelle et quasi-contractuelle

Comme l'indique son nom, le quasi-contrat est voisin du contrat. Les quasi-contrats sont réglés par les articles 1371 et s. du code civil. Il s'agit de la gestion d'affaires (articles 1372 et s.), de la répétition de l'indu (article 1376 et s.), et de l'enrichissement sans cause (action de in rem verso), d'origine prétorienne. Ils ne sauraient être assimilés aux contrats, puisqu'il n'y a pas accord de volontés, mais ils s'en rapprochent concernant leurs effets.

1 Ph. REMY, La "responsabilité contractuelle": histoire d'un faux concept, R.T.D.C. 1997, p. 323 et s.; pour une position plus nuancée, v. E. SAVAUX, La fin de la responsabilité contractuelle ?, R.T.D.C. 99, p. 1 et s.

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Pour la responsabilité consécutive à la violation des obligations découlant des quasi-contrats légaux, c'est-à-dire de la gestion d'affaires et de la répétition de l'indu, il est proposé de recourir par analogie aux règles de la responsabilité contractuelle, à titre supplétif, lorsque le code ne donne pas de solution. L'enrichissement sans cause possède en revanche aujourd'hui un régime très élaboré et original qui l'écarte de la responsabilité civile au sens large et dont une pièce maîtresse est la subsidiarité.

c) Les responsabilités délictuelle et quasi-délictuelle

Tandis que la responsabilité délictuelle est celle qui découle d'une faute, incriminée par l'article 1382 du code civil, celle qui découle d'une simple négligence ou d'imprudence, envisagée par l'article 1383 du même code, est quasi-délictuelle. Il n'y a aucune différence de régime, ni quant aux conditions de mise en oeuvre, ni quant aux effets, entre l'une et l'autre: elles peuvent être envisagées de manière absolument parallèle.

Chapitre premier: Le fait générateur de la responsabilité

Trois groupes de responsabilités seront examinés dans ce chapitre, à savoir la responsabilité du fait personnel (section 1e), celle du fait des choses (section 2), ainsi que celle du fait d'autrui (section 3).

Section 1 e : La responsabilité du fait personnel

Après avoir envisagé les personnes pouvant engager leur responsabilité personnelle (sous-section 1e), on passera en revue le fait personnel extra-contractuel (sous-section 2), puis la responsabilité sans faute (sous-section 3).

Sous-section 1 e : Les auteurs responsables

Trouver une personne responsable d'un fait dommageable pose en réalité la question de l'imputabilité du fait à un individu ou à une entité. Pour la plupart des auteurs, l'imputabilité constitue, en réalité, un élément de la faute, à savoir son élément subjectif, complétant l'illicéité qui en constitue l'élément objectif. Ils parlent alors d'élément moral ou psychologique de la faute, étant entendu que les causes de non-imputabilité tendent, dans cette optique, à supprimer la faute elle-même.

Cette conception est critiquée par une partie de la doctrine qui voit d'une part dans l'imputabilité un élément extérieur à la faute, et distingue d'autre part entre imputabilité morale, les causes de non-imputabilité morale étant les troubles psychiques et le manque de discernement dû au jeune âge, et non-imputabilité physique, se résumant à la cause étrangère (ou force majeure), l'imputabilité physique – mais non l'imputabilité morale – étant un élément de la faute de nature à faire disparaître celle-ci lorsqu'elle n'est pas donnée.

Dans son aspect moral, l'imputabilité correspond à l'existence, chez l'agent, d'une volonté libre, non du résultat de l'acte (qui caractérise l'acte intentionnel), mais la volonté de l'acte lui-même, indépendamment de ses effets, qui ne se conçoit que chez l'agent doté d'un libre arbitre. L'acte imputable est l'acte accompli librement. Le contenu de l'imputabilité

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apparaît donc essentiellement psychologique. L'imputabilité ainsi conçue sert essentiellement à justifier le jugement de reproche qu'implique une déclaration de responsabilité. La notion apparaît ainsi comme une condition d'ordre moral de la faute, et en tout cas de la responsabilité. Le critère de l'imputabilité est souvent celui du discernement. L'acte est imputable à l'agent s'il avait la capacité de discerner entre le bien et le mal.

L'imputabilité est présumée, le libre arbitre est postulé. La non-imputabilité doit donc être prouvée. Cette preuve ne se conçoit guère dans l'hypothèse où la personne concernée est une personne physique adulte ayant la pleine jouissance de ses capacités physiques et intellectuelles. Certaines catégories de personnes posent en revanche a priori des problèmes.

§ 1er: Les mineurs

La minorité n'est pas une cause d'irresponsabilité. L'article 1310 du code civil exprime ce principe de manière claire, encore qu'indirecte: à la différence de ses engagements contractuels, qui sont rescindables pour cause de lésion, le mineur "n'est pas restituable contre les obligations résultant de son délit ou quasi-délit".

Ceci étant dit, la jurisprudence éprouvait traditionnellement des réticences à engager la responsabilité pour faute d'un mineur qui n'était pas capable de se rendre compte de la portée, et moins encore de l'imputabilité morale, de ses actes. Les tribunaux s'efforçaient partant de dégager l'âge à partir duquel le mineur avait le discernement nécessaire pour être conscient des implications de ses actes. Cet âge était en général fixé à l'âge de fréquenter l'école, c'est-à-dire à six à sept ans.

Sous l'impulsion de la jurisprudence française et dans le courant tendant à détacher de plus en plus la faute de la question de l'imputabilité morale, la jurisprudence, après avoir passé par des stades intermédiaires, affirme aujourd'hui sans ambages que, du point de vue de l'imputabilité de ses faits au regard des exigences de l'article 1382 du code civil, un enfant est assimilé à un adulte.1 Il en découle qu'un enfant de deux ans peut être rendu responsable du dommage qu'il cause à autrui, tant par sa «faute» que par sa «négligence».

La victime d'un dommage qui entend rechercher la responsabilité d'un mineur doit assigner en justice ses représentants légaux, et le tribunal prononcera, le cas échéant, contre eux, ès qualités, une condamnation qui sera exécutoire sur les biens du mineur. Comme le patrimoine de celui-ci n'est en règle générale pas très bien fourni, la victime a tout intérêt à rechercher directement la responsabilité des père et mère du fait de leur enfant mineur (article 1384, alinéa 2 du code civil).

§ 2: Les majeurs incapables

La question de l'imputabilité morale aux majeurs incapables, précisément inconscients de la portée de leurs actes, de leurs comportements défectueux, a posé un problème similaire que celui des mineurs. Mais tandis que pour ces derniers, c'est la jurisprudence qui a aménagé des solutions, le législateur est intervenu pour les premiers, par une loi du 11 août 1982 ayant

1 Cour d'appel 9 décembre 1992, n° 13641 du rôle; 5 juillet 1995, n° 16411 du rôle; 27 janvier 1999, n° 20338 du rôle

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introduit un nouvel article 489-2 au code civil: "Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu'il était sous l'empire d'un trouble mental, n'en est pas moins obligé à réparation".

Si désormais, la solution découle clairement d'une loi en ce qui concerne les personnes atteintes d'un trouble mental (notion qui englobe la démence ou encore l'insanité d'esprit), la problématique reste entière pour celles qui sont frappées d'un malaise physique. Le cas peut effectivement se présenter d'un conducteur, conduisant une voiture automobile, subitement atteint d'un infarctus du myocarde. En cas d'accident, en sera-t-il déclaré responsable sur base de l'article 1382 du code civil ?

§ 3: Les personnes morales

A. Les personnes morales de droit privé

La jurisprudence luxembourgeoise n'a jamais éprouvé de difficultés à engager la responsabilité des personnes morales, dotées d'une volonté propre. Se fondant essentiellement sur la réalité de la personne morale, elle admet que celle-ci peut parfaitement commettre une faute par l'intermédiaire de ses organes qui ne servent qu'à exprimer sa volonté, et que dans cette mesure la personne morale doit être considérée comme étant directement responsable.

Les tribunaux luxembourgeois n'ont pas suivi les doctrine et jurisprudence belges très attachées à la théorie de l'organe, consistant à soumettre la possibilité de mettre en oeuvre la responsabilité d'une personne morale à la constatation préalable de la responsabilité individuelle de l'organe ayant pris la décision, auquel la responsabilité de cet individu et celle de la personne morale sont engagées in solidum.

Il reste le problème de savoir si un individu agissant comme organe d'une personne engage ou non sa responsabilité personnelle s'il prend une décision au nom de cette personne. Il est en tout cas acquis sans discussion qu'il engage cette responsabilité s'il agit en dehors de ses fonctions. Il s'agit alors d'un acte détachable de la fonction.

B. Les personnes morales de droit public

Parmi les personnes morales de droit public susceptibles de voir engager leur responsabilité, il y a en avant tout l'Etat, avec tous ses services.

Certaines administrations étatiques, bien que dotées d'une certaine autonomie interne, n'ont pas la personnalité juridique, et ne sont partant pas à considérer comme des collectivités publiques pouvant engager leur responsabilité civile (l'administration des douanes, des contributions, etc..). Les agissements fautifs de ces administrations engagent la responsabilité de l'Etat.

Les autres personnes morales de droit public pouvant engager leur responsabilité sont les communes, les seules collectivités territoriales dotées de la personnalité juridique (les districts et les cantons ne l'ayant pas). Il y a lieu d'ajouter les syndicats de communes, les chambres professionnelles, et les établissements publics, de plus en plus nombreux.1

1 Ils peuvent, aux termes de l'instruction du gouvernement en conseil du 11 juin 2004 (M. 2004, A, p. 1762), être à caractère administratif, industriel et commercial ou culturel. L'article 1 er, alinéa 4 de ladite instruction qualifie

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Sous-section 2: Le fait personnel extra-contractuel

Si le concept fondamental sur lequel est et reste basée la responsabilité civile est la faute (§ 1er), il est désormais concurrencé par le concept alternatif de la responsabilité sans faute (§ 2).

§ 1er: Le concept fondamental: la faute

Après avoir essayé de décrire les caractéristiques de la faute (A à D), on passera en revue quelques-unes de ses manifestations (E).

A. Définition de la faute

La faute constitue le principe fondamental de la responsabilité civile, son fait générateur et le fondement du droit à réparation.

En dépit des attaques dont le concept de faute fait l'objet, il reste pour l'instant le fondement principal, incontournable, de la responsabilité civile.

Le concept de la faute n'est pas défini par le code civil. Essayer de présenter un catalogue des comportements fautifs possibles constituerait une entreprise vouée d'avance à l'échec, autant la réalité des comportements humains et l'imagination des individus est multiforme et riche.

La force de l'article 1382 est sa vocation universelle: il énonce la règle de base, le droit commun de la responsabilité: en l'absence de toute règle d'indemnisation spéciale d'un dommage, le recours à cette disposition est toujours possible, sauf exception légale, et elle a ainsi vocation de protéger les victimes de quelque dommage que ce soit, y compris les plus inédits.

Si on pouvait traditionnellement affirmer qu'il appartient aux juges du fond de constater la réalité des faits imputés à faute, il incombe à la Cour de cassation d'apprécier si les faits dont l'existence est ainsi reconnue constituent une faute et le caractère de gravité de celle-ci1, certains arrêts plus récents de la Cour de cassation paraissent aller dans le sens de s'en remettre à l'appréciation souveraine des juges du fond.2

PLANIOL a défini la faute comme "la violation d'une obligation préexistante", dans le sens d'un manquement à une régie préétablie, ou, mieux, de la transgression d'un devoir préexistant.

La formule a toute sa valeur par rapport aux transgressions de devoirs déterminés et précisés par une norme (1.), tandis qu'elle n'embrasse pas toute la problématique au cas où la

d'établissement public "toute personne morale de droit public chargée par une disposition législative de gérer un ou des services publics déterminés sous le contrôle tutélaire de l'Etat, et qualifiée comme telle par la loi portant création de l'établissement public." Désormais, c'est la Constitution, dans son article 108 bis, introduit par une loi du 19 novembre 2004, qui prévoit que la loi peut créer des établissements publics dotés de la personnalité civile, dont elle détermine l'organisation et l'objet.1 Cass. 24 novembre 1977, Pas. 24, 32 Cass. 13 janvier 2005, n° 04/05; 10 mars 2005, n° 15/05; 26 mai 2005, n° 37/05

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faute consiste dans l'inobservation d'un devoir général de conduite indéterminé dans son contenu (2.).

1. Transgression d'un devoir déterminé

La preuve d'une faute est simple lorsqu'elle se matérialise dans l'inobservation d'une norme spéciale imposant aux citoyens un comportement défini dans les situations qu'elle prévoit. Tel est le cas des règles en matière de circulation routière, d'urbanisme, de construction, d'hygiène et de sécurité, etc., mais également des devoirs découlant du mariage. Le fait de ne pas avoir eu l'attitude prescrite par la réglementation en question constitue l'auteur a priori en faute. Il ne s'agit, à strictement parler, que d'une présomption de faute, très forte il est vrai, mais l'auteur du fait incriminé peut toujours établir que son attitude était commandée par un devoir supérieur.

Dans ce contexte, il faut citer également la règle de l'unicité de la faute pénale et de la faute civile, découlant du principe de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, critiqué en doctrine et désormais remis en question par les jurisprudence et législation françaises.1

2. Inobservation d'un devoir général de prudence

Outre son impossibilité, une démarche consistant à définir a priori tous les comportements considérés comme fautifs n'est de surcroît pas nécessaire dans un système basé sur l'article 1382 du code civil. En réalité, le code n'énumère ni ne définit les comportements qui sont à considérer comme fautifs, mais le système invite le juge à apprécier, par un contrôle a posteriori, si tel ou tel comportement ayant été à l'origine d'un dommage, peut être considéré comme procédant d'une attitude répréhensible.

Il existe, à côté des obligations de comportements déterminés dans des situations définies au préalable par la loi, un devoir général imposant à toute personne, en toutes circonstances, de se comporter de manière à ne pas causer à autrui un dommage. Pour apprécier le respect du devoir général de prudence et de diligence, les juges observent les pratiques habituelles des hommes, recherchent dans chaque activité quels sont les usages en vigueur. Il semble que dans ce contexte, un rôle normatif revienne à l'usage, à la morale et à l'équité.

Le désavantage de la notion est son caractère vague et indéterminé. Le juge compare, par un pronostic rétrospectif, l'attitude de l'auteur recherché à celle d'un homme normalement prudent, diligent et avisé. Ce bon père de famille n'est pas un surhomme, ni un génie, mais

1 Dans un arrêt du 30 janvier 2001 (D. 2001, sommaires commentés, p. 2232, obs. P. Jourdain; JCP 2001, I, 338, chronique de responsabilité par G. VINEY), la 1e chambre civile a en effet cassé, pour violation des articles 1351, ensemble 1147 et 1383 du code civil, un arrêt qui, pour écarter la responsabilité d'une personne, au sens de l'article 1383 du code civil, avait retenu que la faute civile lui imputée était de nature identique à la faute pénale non intentionnelle qui sous-tendait la prévention sous laquelle elle avait comparu et été relaxée, et que le juge civil était tenu de respecter l'autorité de la chose jugée au pénal. - Le législateur français s'est à son tour engagé dans la voie de l'abandon de l'allégement de l'autorité du criminel sur le civil et, par voie de conséquence, de l'identité des fautes pénale et civile, par le vote de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels en insérant dans le code de procédure pénale un article 4-1 en vertu duquel la déclaration, par le juge répressif, de l'absence de faute pénale non intentionnelle ne fait pas d'obstacle à ce que le juge civil retienne une faute civile d'imprudence ou de négligence sur le fondement de l'article 1383 du code civil.

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un homme ordinaire, moyen. Il faut concéder que c'est tout de même un être tout à fait spécial, voire inexistant, étant donné que par définition, il n'adopte un comportement fautif ni négligent par rapport à aucune situation.

B. Les différents aspects de la faute

L'acte volontaire, avec ou sans l'intention de causer un dommage, et l'acte involontaire, commis par imprudence, peuvent engager la responsabilité de leur auteur, à condition qu'ils soient fautifs et entraînent un dommage.

Après certaines hésitations jurisprudentielles, il est aujourd'hui admis sans restriction que l'omission peut à son tour être fautive et engager la responsabilité de celui qui, par son abstention, a causé un dommage.

Il peut y avoir abstention dans l'action (l'automobiliste qui omet de freiner à temps) – et alors la distinction avec la négligence est particulièrement difficile à déceler – tout comme l'abstention peut être pure et simple.

Il y a faute d'abstention non seulement lorsque l'omission dommageable constitue la violation d'une obligation légale d'agir (omission de porter secours, incriminée par la loi pénale1), mais également en cas d'abstention d'une mesure de prudence simplement utile, lorsque le fait omis a eu pour conséquence de porter atteinte à la sécurité d'autrui et qu'un homme normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, ne se serait pas abstenu d'agir. L'obligation d'agir peut se déduire des usages, de la morale ou encore de l'équité. C'est ainsi qu'un défaut de surveillance, une insuffisance de mesures de sécurité, même dans le cadre d'une activité privée et même si l'omission fautive ne se rattache à aucune activité particulière, peuvent servir de base à une action en responsabilité. En résumé l'abstention est fautive si l'agent pouvait prévoir et éviter le dommage.

La jurisprudence est ainsi arrivée à une assimilation complète de la faute d'abstention à la faute dans l'action.

Cependant, l'abstention, loin d'être systématiquement fautive, s'impose au contraire comme la seule attitude raisonnable dans certaines circonstances. – La tâche de l'homme normalement prudent, diligent et avisé n'est évidemment pas facilitée par l'affirmation récente du principe de précaution, qui connaît actuellement les faveurs de la doctrine et de la jurisprudence. Dans sa formulation la plus générale, il est entendu comme un principe de conduite s'appliquant à "toute personne qui a le pouvoir de déclencher ou d'arrêter une activité susceptible de présenter un risque pour autrui,"2 qui doit par conséquent s'imposer à tous les décideurs. Ce principe est affirmé à propos d'activités humaines données qui sont de nature à avoir, maintenant ou à l'avenir, des effets nuisibles que la science n'est pas actuellement en mesure de déterminer avec certitude. On en voit des manifestations à propos de la maladie de la vache folle, de violences à la télévision, en matière d'environnement, et il a même déjà été défini légalement.3 – Son application ne se situe pas, essentiellement, en

1 v. les articles 410-1 et 410-2 du code pénal luxembourgeois et l'art. 223-6 du nouveau code pénal français2 rapport KOURILSKY-VINEY sur la définition du principe de précaution du 15 octobre 19993 v., en France, en matière d'environnement, la n°95-101du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement (loi Barnier): "Le principe de précaution est le principe selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à

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matière de responsabilité civile. Il est en effet avant tout destiné à prévenir des dommages potentiels, en l'absence même de certitude sur l'existence d'un risque de dommage. Mais il sert aussi, en cas de réalisation du dommage, à mesurer l'attitude fautive ou non de l'auteur du dommage. Le principe engendre alors un renversement de la charge de la preuve, la faute se caractérisant dans ce cas dans le fait même de ne pas s'être abstenu de l'activité potentiellement risquée. – Eu égard au domaine d'application potentiellement très étendu du principe, il peut se révéler, à terme, une bombe à retardement en ce qui concerne la mise en œuvre de la responsabilité civile.

C. La gravité de la faute

Le propre de la responsabilité délictuelle est de rendre l'auteur d'un comportement déterminé responsable des suites dommageables du moindre écart de conduite. Le code civil a abandonné la distinction, faite sous l'Ancien droit, entre faute grave, faute légère et faute très légère. On est responsable non seulement des suites de sa faute intentionnelle (qui peut ou non se doubler d'une faute pénale), mais encore de son comportement simplement volontaire déraisonnable, sans qu'il soit besoin que le dommage ait été recherché sinon du moins envisagé. Il suffit de la faute la plus légère (culpa levissima) pour qu'il soit responsable, et cela pleinement: à la différence d'autres systèmes juridiques, en effet, l'étendue de la responsabilité n'est pas proportionnée au degré de gravité de la faute. La responsabilité est à la mesure du dommage, non de la faute. On affirme que tout le monde a droit à la simple erreur, mais la jurisprudence ne semble pas la tolérer, tant elle se montre sévère dès que, pour n'importe quel dommage, il s'agit de trouver un responsable.

Au niveau de l'obligation à réparer le dommage, la simple négligence est assimilée à une faute. L'article 1383 du code civil énonce de manière claire le principe: "Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence".

Eu égard à ce principe, il y a assimilation complète entre la faute et la négligence concernant le régime de la responsabilité du fait personnel, l'article 1383 n'instituant aucun régime dérogatoire à celui découlant de l'article 1382, ce qui explique que la disposition de l'article 1383 ne soit même guère invoquée dans les assignations en justice. L'article 1383 disparaît dans l'ombre de l'article 1382 qui l'absorbe.

A l'autre bout de l'échelle, on trouve la faute intentionnelle et la faute dolosive. L'effet le plus important du principe d'après lequel "le dol échappe à toutes les règles" est celui qui s'est manifesté à propos des conventions par lesquelles les contractants décident de limiter ou même d'écarter la responsabilité du débiteur. Dans cette logique, l'article 14, alinéa 1er de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance dispose que nonobstant toute clause contraire, un contrat d'assurance ne peut couvrir les dommages causés par une faute intentionnelle ou dolosive.

Les notions de faute inexcusable et de faute lourde ou grave n'ont, en principe, une portée qu'en matière contractuelle. Dans la hiérarchie des fautes, elles viennent après la faute intentionnelle. En vertu de l'article 14, alinéa 2 de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance, l'assureur répond des conséquences de la faute lourde; il a cependant la faculté

l'environnement à un coût économique acceptable."

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d'exclure contractuellement la couverture des dommages causés par une telle faute. La faute lourde est à interpréter restrictivement.

La faute inexcusable est plus grave que la faute lourde. Il s'agit d'une faute d'une exceptionnelle gravité, dérivant d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience que devait avoir son auteur du danger qui pouvait en résulter et de l'absence de toute cause justificative. Elle n'a d'incidence sur la responsabilité que dans certains domaines.

Dans une conception objective, la faute lourde consiste dans l'inexécution de l'obligation essentielle du contrat. Dans sa conception subjective, elle consiste en une négligence grossière que l'homme le moins averti ne commettrait pas dans la gestion de ses propres affaires. – La jurisprudence l'assimile au dol pour aggraver la responsabilité contractuelle du fautif: les limitations découlant du caractère imprévisible du dommage sont exclues; ces fautes ne sont pas susceptibles d'être couvertes par les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité.

D. L'appréciation de la faute

Tandis que le dommage doit toujours être apprécié concrètement, la faute s'apprécie in abstracto, objectivement, c'est-à-dire par rapport à un modèle de référence abstrait, à savoir l'homme normalement diligent, prudent et avisé, le bon père de famille.

Pour procéder à cette appréciation le juge ne peut pas, cependant, faire totalement abstraction des circonstances concrètes ayant entouré l'action dommageable. C'est ainsi qu'il doit prendre en compte toutes les circonstances de temps et de lieu ainsi que la nature de l'activité exercée, c'est-à-dire les circonstances externes dans le sens d'extérieures à l'auteur. Le juge ne va pas, en effet, se poser la question ce qu'aurait fait un homme prudent et diligent, mais ce qu'il aurait fait dans telle circonstance précise. Il prend encore en compte les particularités internes à l'individu lorsqu'elles sont objectivables, c'est-à-dire aisément saisissables de l'extérieur. Ainsi sont retenues les circonstances internes d'ordre matériel, physique ou économique, notamment l'âge, l'état de santé et les aptitudes physiques ou encore les ressources de l'agent.

En revanche, il faut faire abstraction de toutes les circonstances internes de nature intellectuelle ou psychique, telles que l'intelligence, le degré d'instruction, le caractère, les mobiles de l'action qui seraient de nature non seulement à expliquer, mais encore à excuser l'attitude de l'auteur du dommage. A la limite, tout comportement dommageable s'explique, par la faiblesse, l'état pathologique, voire la bêtise de l'auteur. S'il est alors encore humainement noble de comprendre, voire d'excuser un tel comportement, il est impossible d'en voir une cause d'absence d'imputabilité, sous peine d'abolir la notion de responsabilité individuelle.

C'est cela qui montre le détachement de la faute civile de son support moral: si le comportement, humainement compréhensible voire excusable en raison des faiblesses individuelles de l'auteur, a engendré un dommage et qu'un tel dommage n'aurait pas été causé par un homme normalement prudent, diligent et avisé, placé dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, il y a comportement anormal, il y a faute au sens technique du terme et son auteur est civilement obligé à réparer le dommage qui en est la suite.

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Il y a lieu de préciser, enfin, que si le juge ne prend pas en considération les faiblesses intellectuelles et de caractère de l'auteur d'un dommage, il a égard, en revanche, à ses supériorités, telles ses compétences professionnelles, ses connaissances spéciales, ses aptitudes physiques, pour apprécier son comportement en relation avec l'origine d'un dommage, à condition que ces aptitudes soient objectivables. Ainsi, on peut observer que les tribunaux se montrent plus sévères avec des professionnels qu'avec des profanes.

E. Applications particulières

1. L'abus de droit

A priori, la formule elle-même est contradictoire, car contraire à l'ancien adage "Neminem laedit qui suo iure utitur." Cependant, les tribunaux, dès la fin du 19e siècle, ont admis qu'il peut y avoir de l'excès dans l'exercice d'un droit et ont dès lors reconnu un droit à indemnisation à la victime de l'exercice abusif d'un droit. Très tôt, la jurisprudence a par ailleurs admis qu'il peut y avoir abus de droit non seulement s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi, inspiré par la volonté de nuire, mais également lorsque l'exercice du droit procède d'une erreur grossière équivalente au dol.

En principe, tout droit est susceptible d'abus. Le domaine des droits considérés comme discrétionnaires, c'est-à-dire comme non susceptibles d'abus, tend à se rétrécir, voire à disparaître.

La jurisprudence en matière d'abus de droit est particulièrement fournie en matière du droit d'agir en justice, en matière d'exercice du droit de propriété, ainsi qu'en celle d'exprimer publiquement ses opinions.

a) L'abus du droit d'agir en justice

La jurisprudence affirmait traditionnellement, et certaines décisions le font encore aujourd'hui avec vigueur, que l'exercice d'une action en justice ne dégénère en faute que si elle constitue un acte de malice ou de mauvaise foi ou au moins une erreur grossière équipollente au dol, ou, selon une autre formule, si l'attitude du plaideur révèle une intention malicieuse ou vexatoire, une volonté mauvaise ou dolosive ou encore une faute lourde, grossière, inexcusable, sinon même, si le plaideur a agi avec une légèreté blâmable.1 Selon cette conception, il convient de sanctionner, non pas le fait d'avoir exercé à tort une action en justice ou d'y avoir résisté injustement, mais celui d'avoir abusé de son droit en commettant une faute indépendante du seul exercice des voies de droit.2Plusieurs décisions vont plus loin en sanctionnant l'exercice déraisonnable du droit d'agir en justice au-delà de la notion, assez étroite, d'abus de droit. On peut ainsi relever une décision qui, jurisprudence française à l'appui, affirme que toute faute dans l'exercice des voies de droit est de nature à engager la responsabilité des plaideurs. Elle vise les "fautes spécifiquement processuelles que sont les procédés «dilatoires», c'est-à-dire «tout comportement habile mais non toujours illicite en soi qui tend à retarder le cours de la justice ou l'aboutissement d'une opération en soulevant des incidents en général mal fondés et en exploitant tous les moyens de gagner du temps».3

1 v. Cour d'appel 12 juillet 2006, n° 30882 du rôle2 Cour d'appel 4 février 2009, n° 32445 du rôle3 Cour d'appel 29 juillet 2002, n° 24074; v. dans le même sens Cour d'appel 10 mai 2006, n° 30173 du rôle

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Si aucune objection de principe ne s'oppose à considérer comme abusif l'exercice originaire d'une action en justice, dès lors qu'elle répond aux critères ci-avant dégagés (et réciproquement, le fait par un débiteur de résister par malice ou de mauvaise foi aux prétentions justifiées de son créancier, le constitue pareillement en faute), la jurisprudence a le plus souvent l'occasion d'affirmer un abus de droit dans le cadre de l'exercice des voies de recours. L'inanité des moyens invoqués, voire leur absence, sont de nature à témoigner de l'exercice abusif des voies de recours; il en est de même lorsque l'opposition ou l'appel sont basés sur des contrevérités. Si la procédure ne peut se comprendre que par l'intention d'arrêter le cours le la justice, elle est à son tour abusive.

Les voies d'exécution peuvent également être exercées de manière abusive. Il est bien entendu fautif – il ne s'agit pas même d'un abus de droit, puisqu'il n'y a aucun droit – de procéder à l'exécution d'un jugement frappé d'une voie de recours (p. ex. un appel) à caractère suspensif. Mais c'est en matière de saisie que les juridictions sont le plus sollicitées. La jurisprudence s'est sensiblement orientée vers un assouplissement des conditions de gravité de la faute requises en matière de voies d'exécution.

La loi elle-même prévoit, en matière pénale, que la partie civile qui a elle-même mis en mouvement l'action publique, peut être condamnée envers le prévenu relaxé au paiement de dommages-intérêts pour abus de constitution de partie civile pour autant qu'il est établi que la partie civile a agi de mauvaise foi ou témérairement. Cette action ne peut être exercée à l'encontre d'une personne qui a déposé une simple plainte au parquet ou encore à la police, même si par la suite le plaignant s'est constitué partie civile au cours de l'information. En effet, une fois la plainte déposée, l'opportunité des poursuites appartient au ministère public et même un retrait de la plainte serait sans incidence sur l'action publique. Mais il y a abus de droit, sanctionné par une action en dommages-intérêts basée sur l'article 1382 du code civil si le droit de porter plainte entre les mains du ministère public, ou de se constituer partie civile en cours de procédure, a été exercé de mauvaise foi, avec témérité ou avec légèreté blâmable.

Même si la condamnation au paiement d'une indemnité de procédure revêt un caractère indemnitaire, sa nature juridique est différente de celle pour procédure abusive. Le fondement de l'article 240 du Nouveau code de procédure civile1 n'est pas la faute: il s'agit de considérations d'équité qui justifient le principe d'une condamnation et qui déterminent en même temps le montant de celle-ci. L'équité est donc le seul critère qui intervient pour la condamnation au titre de l'article 240 du Nouveau code de procédure civile. Rien ne s'oppose par ailleurs à ce que les dommages-intérêts pour procédure vexatoire et une indemnité de procédure soient cumulés.

b) L'abus du droit de propriété

L'abus du droit de propriété est une des applications les plus célèbres du principe, et elle a donné lieu, en France, à certaines affaires spectaculaires.2

1 art. 700 du NCPC français 2 v. l'exemple du propriétaire ayant élevé sur son toit, pour obscurcir la maison de ses voisins, une fausse cheminée (C.A. Colmar 2 mai 1855, D.P. 1856, II, 9); pose de pieux hérissés de pointes de fer sur le terrain avoisinant le point d'envol et d'atterrissage de ballons dirigeables («Zeppelin») (Cass. Req. 3 août 1915, D.P. 1917, I, 79); plus récemment, plantation de peupliers dans l'axe de descente d'avions (C.A. Pau 30 septembre 1986, D. 89, somm. p. 32)

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Il est incontesté que celui qui use de son droit de propriété dans l'intention de nuire, par des agissements aussi nuisibles qu'inutiles, engage sa responsabilité délictuelle.

La notion d'abus du droit de propriété, basée sur la faute, se trouve passablement troublée par l'existence d'une notion voisine, celle des troubles du voisinage, qui se situe, quant à elle, à cheval entre une responsabilité pour faute et une responsabilité sans faute, étant donné qu'il est admis que la victime d'un tel trouble peut agir, soit sur base des articles 1382 et 1384 du code civil, auquel cas elle doit prouver respectivement une faute dans le chef de l'auteur du trouble, ou l'intervention d'une chose dans la genèse du dommage, soit sur base de l'article 544 du code civil qui institue une responsabilité sans faute.

Etant donné que la base principale des troubles du voisinage est constituée par l'article 544 du code civil, qui institue une responsabilité sans faute, la matière sera traitée dans le cadre de la responsabilité sans faute.

L'action tendant à faire cesser un empiétement sur une propriété trouve son fondement dans l'article 545 du code civil et a une autre cause que celle tendant à faire cesser un trouble de voisinage.

Par ailleurs, depuis l'introduction, dans le code civil, du nouvel article 6-1, la jurisprudence a eu l'occasion de situer l'abus du droit de propriété par rapport à la conception large de l'abus de droit telle qu'elle se dégage de cette disposition législative.

c) L'abus du droit d'exprimer ses opinions

Le droit d'exprimer ses opinions est constitutionnellement garanti (art. 24 de la Constitution).

Comme d'autres droits cependant, il n'est pas sans bornes et il est susceptible d'abus. C'est ainsi que celui qui traite autrui de manière injurieuse, soit verbalement, soit dans des courriers, soit encore par commérage, engage de ce fait sa responsabilité pénale autant que civile.

Les opinions publiquement exprimées ont d'autant plus d'impact qu'elles sont véhiculées par la voie de la presse, et, plus généralement, dans les médias.

L'article 24 de la Constitution garantit pareillement la liberté de la presse. Il en est de même de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par une loi du 29 août 1953.

Une abondante jurisprudence, tant pénale que civile, a tracé les contours de cette liberté dans le cadre de procès intentés à des journalistes par les personnes s'estimant lésées par les paroles ou écrits de ceux-ci.

La Cour de cassation a souligné que la portée des articles 1382 et 1383 du code civil n'est pas limitée en matière de presse.1

1 Cass. 20 mars 1998, nos. 17/97 et 18/97, nos. 1315 et 1355 du registre

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Plusieurs affaires retentissantes, dont certaines ont abouti devant la Cour européenne des droits de l'homme et ont donné lieu à une condamnation du Luxembourg et les polémiques qui se sont ensuivies ont amené les pouvoirs publics à réformer la loi du 20 juillet 1869 sur la presse, à caractère essentiellement répressif, et à réglementer d'une manière plus complète la profession de journaliste. Une des revendications récurrentes des associations de journalistes était l'abandon de l'applicabilité des articles 1382 et 1383 du code civil aux journalistes.

Un des objectifs de la loi du 8 juin 2004 sur la liberté d'expression dans les médias a été de réglementer la responsabilité civile des journalistes.1

Les obligations du journaliste: La loi du 8 juin 2004 énonce que la liberté d'expression comprend le droit de recevoir et de rechercher des informations, de décider de les communiquer au public dans la forme et suivant les modalités librement choisies, ainsi que de les commenter et de les critiquer. Le journaliste a cependant un devoir d'exactitude et de véracité par rapport aux faits communiqués. Il a l'obligation de les vérifier préalablement, dans la mesure raisonnable de ses moyens et compte tenu des circonstances de l'espèce. Dès qu'une nouvelle se révèle être fausse, il doit la rectifier spontanément.

Il semble qu'il faille faire une distinction nette entre les faits, d'une part, et les commentaires et critiques, d'autre part. La loi elle-même exige que la distinction entre la présentation d'un fait et le commentaire y relatif soit perceptible pour le public.

La présentation de faits, à condition que ceux-ci soient véridiques ou que le journaliste ait eu des raisons suffisantes pour conclure à leur véracité, n'engage pas la responsabilité du journaliste, alors même qu'elle est attentatoire à l'honneur ou la réputation de la personne visée. En revanche, les commentaires et critiques formulés à propos de faits, même avérés, ne semblent pas conférer d'immunité au journaliste.

Une jurisprudence constante a par ailleurs fait bénéficier la satire d'une plus grande marge de liberté, mais elle a toujours affirmé qu'un auteur ne saurait ne saurait tirer prétexte du caractère satirique de la publication pour s'attaquer méchamment à une personne, ni faire accréditer à son sujet des faits matériellement inexacts.

Il est vrai que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme admet que la liberté d'expression vaut aussi pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction de la population. La liberté journalistique comprend à ses yeux le recours à une certaine dose d'exagération, voire de provocation.

La liberté de la presse ne peut complètement tenir en échec la présomption d'innocence. Il est vrai que le journaliste, qui ne concourt pas aux procédures d'instruction, n'est pas tenu au secret de l'instruction. La loi lui interdit cependant de présenter comme coupable, avant toute condamnation définitive, une personne qui fait l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire.

Dans certains domaines, la question de l'obligation à la véracité est supplantée par

celle de l'obligation à la discrétion: la presse n'a pas le droit de faire des publications sur des

1 La loi réglemente par ailleurs le statut du journaliste, la protection des sources, le droit d'auteur du journaliste, sa responsabilité pénale, le droit de réponse et d'information postérieure, le régime des publications et elle réorganise le conseil de presse

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faits qui relèvent de la vie privée des individus, notion définie dans aucun texte. On s'accorde cependant à reconnaître que la vie privée inclut "la vie sentimentale, la santé, les convictions religieuses, la vie familiale, conjugale et sexuelle."1

Les différentes instances législatives ont insisté sur le fait que la sphère de la vie privée d'une personne est susceptible de varier selon les fonctions qu'elle exerce. Ainsi, la loi considère que n'est pas fautif le journaliste qui communique au public des informations qui sont en rapport direct avec la vie publique de la personne concernée.

Aux yeux des tribunaux, l'interdiction de révéler des faits qui touchent à la vie privée des individus s'applique même aux faits constatés et relatés dans les décisions judiciaires prononcées en audience publique.

Les infractions pénales ne font pas indistinctement partie de la catégorie des faits publics ou de ceux de la vie privée. Il y a lieu de distinguer selon la gravité des faits et de l'impact sur l'ordre public, ainsi que de la personnalité de leurs protagonistes.

L'honneur et la réputation d'autrui sont souvent directement mis en cause par l'exercice de la liberté d'expression. Outre sa punition par la loi pénale (art. 443 du code pénal), une atteinte à ces valeurs est susceptible d'engager la responsabilité civile de son auteur, la loi du 8 juin 2004 prenant le soin d'énumérer la protection de l'honneur et de la réputation parmi les devoirs découlant de la liberté d'expression.

Dans les cas cependant où la loi admet la preuve légale des faits, si cette preuve est rapportée, et même en l'absence de cette preuve, lorsque le journaliste prouve qu'il avait des raisons suffisantes pour conclure à la véracité des faits rapportés et qu'il existe un intérêt prépondérant du public à connaître l'information litigieuse, leur publication n'engage pas la responsabilité du journaliste. Pour profiter de cette disposition, il ne suffit cependant pas que le journaliste allègue voire prouve sa bonne foi, mais il doit établir avoir accompli les diligences nécessaires, c'est-à-dire avoir procédé aux démarches et vérifications préalables qui incombent à un journaliste normalement diligent.

La loi du 8 juin 2004 interdit par ailleurs la communication au public par la voie d'un media d'informations relatives à l'identité ou permettant l'identification d'un mineur ayant quitté ses parents, d'un mineur délaissé, d'un mineur qui s'est suicidé ou d'un mineur victime d'une infraction.

La sanction des abus: L'applicabilité pure et simple du droit commun des articles 1382 et 1383 du code civil aux journalistes implique que "la faute la plus légère, une simple imprudence, le plus léger manquement, suffisent pour engendrer la responsabilité de l'auteur et de l'éditeur qui ont manqué à leur obligation générale de prudence et de diligence."2

On a cru pouvoir observer, sous l'influence libérale en la matière de la Cour européenne des droits de l'homme, une tendance des juridictions luxembourgeoises à ne plus se contenter d'une faute légère pour engager la responsabilité d'un journaliste : "Comme il y a lieu de respecter un équilibre entre l'exercice de la liberté d'expression et les valeurs protégées par le § 2 de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et des

1 rapport de la commission des media et des communications, commentaire des articles, sub art. 14, doc. parl. n° 491018, p. 512 Cour d'appel 23 octobre 1996, n° 16432 du rôle; 14 janvier 1998, n° 19811 du rôle

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libertés fondamentales, une condamnation sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil suppose la preuve d'une faute suffisamment caractérisée. Par contre, la « faute la plus légère » ne pourrait être retenue pour justifier une restriction au principe de la liberté d'expression de la presse."1 – Mais cette décision a été critiquée par un obiter dictum par la Cour de cassation pour avoir affirmé qu'en matière de presse, la portée générale des articles 1382 et 1383 du code civil serait limitée.2

Il est dès lors permis d'affirmer que ni la nouvelle loi ni la jurisprudence ne remettent pas en question la soumission du journaliste au régime sévère qui le rend responsable de la moindre erreur de conduite, si légère soit-elle, à condition bien entendu que cette erreur ait causé un dommage.

La loi a prévu, à propos des obligations tenant au respect de la présomption d'innocence, de la vie privée, de la réputation et de l'honneur ainsi que des mineurs, certaines circonstances qualifiées de causes exonératoires de responsabilité dans les travaux préparatoires de la loi.

Il n'y a tout d'abord pas lieu à responsabilité en cas d'atteinte à la présomption d'innocence ou à la vie privée lorsque la communication au public est faite avec l'autorisation de la personne concernée.

Il en va de même lorsque cette communication est faite à la demande des autorités judiciaires pour les besoins ou dans le cadre d'une enquête ou instruction judiciaire.

De plus, à propos de l'ensemble des obligations spécifiques énumérées par la loi à charge du journaliste (respect de la présomption d'innocence, de la vie privée, de la réputation et de l'honneur ainsi que des mineurs) la loi l'exonère de toute responsabilité lorsqu'il procède à la citation fidèle d'un tiers, à condition que la citation soit clairement identifiée comme telle, que l'identité de l'auteur des propos cités soit révélée et que la communication au public de cette citation soit justifiée par l'existence d'un intérêt prépondérant du public à connaître les propos cités, un tel intérêt impliquant, aux termes de la loi, que la valeur de l'information communiquée est telle que sa connaissance est utile pour la formation de l'opinion publique.

Finalement, le journaliste est encore exonéré lorsque l'atteinte à la présomption d'innocence survient à l'occasion d'une communication au public en direct, à condition que toutes les diligences aient été faites et toutes les précautions prises afin d'éviter une atteinte à la présomption d'innocence et que l'indication de l'identité de l'auteur des propos attentatoires à cette présomption accompagne l'information communiquée.

Les personnes responsables: en droit commun de la responsabilité, toutes les personnes qui ont concouru par leurs fautes respectives à la production d'un dommage en sont responsables in solidum. Transposant la règle de la responsabilité pénale en cascade applicable en matière de délits de presse à la matière de la responsabilité civile, la loi du 8 juin 2004 apporte une dérogation à cette règle en disposant que la responsabilité civile pour faute commise par la voie d'un média incombe au collaborateur (selon la définition légale, toute personne, journaliste ou non qui, auprès ou pour compte d'un éditeur, participe à la collecte, l'analyse, le commentaire et le traitement rédactionnel d'informations), s'il est connu, à défaut à l'éditeur et à défaut au diffuseur.

1 Cour d'appel 24 octobre 2001, nos. 23150 et 23277 du rôle2 Cass. 19 juin 2003, n° 35/03

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La réparation du préjudice: Le préjudice causé par l'abus de la liberté d'expression peut être réparé par l'allocation de dommages-intérêts. Par ailleurs, la loi du 8 juin 2004 prévoit qu'en cas d'atteinte à la présomption d'innocence, à la vie privée ou à l'honneur et la réputation, le juge peut, même en référé, prescrire toutes mesures telles qu'une rectification ou la diffusion d'un communiqué, au besoin sous astreinte, aux fins de faire cesser l'atteinte.

d) L'article 6-1 du code civil.

C'est dans le contexte d'une jurisprudence particulièrement touffue et élaborée, ayant conféré à la notion d'abus de droit un domaine très large, qu'est intervenue, en 1985, une initiative du gouvernement pour consacrer la notion de manière législative, et à l'instar d'autres réformes tendant à fixer de manière législative le droit jurisprudentiel, elle a été très fraîchement accueillie tant par le Conseil d'Etat que par l'ensemble des juridictions, appelées à émettre un avis sur le projet de loi.

Eu égard à la souplesse dont avait fait preuve la jurisprudence dans l'application de la notion, le but poursuivi par le législateur, à savoir, eu égard au fait "que la jurisprudence est déjà parvenue partiellement à élaborer une théorie de l'abus de droit ne devrait pas s'opposer à une consécration législative de principes élaborés en marge de la loi, mais devrait au contraire y inviter dans l'intérêt de la sécurité du droit reflétant le sentiment de la conscience collective, cela d'autant plus que cette consécration devra entraîner une généralisation à laquelle ne pourrait que difficilement parvenir la jurisprudence", semble effectivement quelque peu démenti par la réalité.

Il reste que la volonté du législateur de respectivement souligner et consacrer la "finalité sociale des droits", a abouti à la loi du 2 juillet 1987 qui a introduit dans le code civil un article 6-1 de la teneur suivante: "Tout acte ou tout fait qui excède manifestement, par l'intention de son auteur, par son objet ou par les circonstances dans lesquelles il est intervenu, l'exercice normal d'un droit, n'est pas protégé par la loi, engage la responsabilité de son auteur et peut donner lieu à une action en cessation pour empêcher la persistance dans l'abus."

Le texte en question peut se réclamer d'une prestigieuse généalogie1, mais le seul vrai ajout au système élaboré par la jurisprudence consiste dans la consécration législative d'une action en cessation des agissements abusifs, donc d'une sanction directe de l'exercice malveillant des droits par leur titulaire.

Il est difficile de dégager avec certitude si les juridictions entendent procéder à une ouverture, en généralisant la notion de fonction sociale des droits, voire en dégageant une responsabilité sans faute à l'occasion de l'exercice des droits, ou si la conception traditionnelle, basée sur la faute, reste d'application. En définitive, il ne semble pas que l'adoption de l'article 6-1 ait conduit à une remise en cause de la jurisprudence dégagée antérieurement.

1 il est en effet inspiré de l'article 7 du titre préliminaire du code civil espagnol, du § 14, alinéa 2 de la loi fondamentale allemande et des articles 226 et 906 du BGB allemand, de l'article 2, alinéa 2 du code civil suisse, ainsi que de l'article 147 de l'avant-projet de révision du code civil français

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2. La responsabilité de l'Etat et des collectivités publiques

En l'espace d'un siècle, les tribunaux luxembourgeois ont édifié un système cohérent de responsabilité civile des pouvoirs publics. Alors qu'au début du 19e siècle prédominait encore l'idée d'une irresponsabilité quasi totale de l'Etat, la jurisprudence a fini par assimiler, dans la mesure du possible, les pouvoirs publics aux particuliers dans l'appréciation du comportement pouvant donner lieu à responsabilité civile. Ce faisant, elle s'est inspirée à la fois de la jurisprudence belge (concernant les aspects «droit public», la Constitution luxembourgeoise présentant de larges similitudes avec la Constitution belge) et de la jurisprudence française (concernant l'aspect «droit civil» de la matière, les tribunaux luxembourgeois alignant leur jurisprudence sur celle des tribunaux français en matière de responsabilité civile des particuliers).

Cette jurisprudence a été élaborée par les seuls tribunaux judiciaires. En effet, aux termes de l'article 84 de la Constitution, les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux (judiciaires). – Cette disposition apparemment anodine relative à la compétence des tribunaux traduit cependant un principe important: la compétence étant déterminée non par les sujets titulaires de droits, mais par l'objet des contestations, tout droit civil qui fait l'objet d'une contestation est de la compétence des tribunaux de l'ordre judiciaire, donc également les contestations entre particuliers et les pouvoirs publics. – Partant du principe que la lésion d'un droit subjectif donne lieu à une créance de réparation de nature civile, les tribunaux judiciaires ont admis que la responsabilité civile de l'Etat et des autres personnes morales de droit public (dont principalement les communes) peut être engagée devant les tribunaux de droit commun.

En 1983, le gouvernement déposa un projet de loi relatif à la responsabilité civile de l'Etat et des collectivités publiques. Se méfiant apparemment de la jurisprudence, il prévoyait d'une part de fixer définitivement le système élaboré par les tribunaux en matière de responsabilité de droit commun des pouvoirs publics, et, d'autre part, il se proposa d'introduire des régimes spéciaux de responsabilité.

Ce projet a abouti, après certaines vicissitudes, à la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité civile de l'Etat et des collectivités publiques. Elle comporte sept articles, dont seulement l'alinéa 1er de l'article 1er est relatif au régime de responsabilité de droit commun des pouvoirs publics, les autres dispositions instaurant des régimes particuliers de responsabilité. On ne traitera ici que le régime de droit commun.

L'article 1er, alinéa 1er de la loi du 1er septembre 1988 dispose: "L'Etat et les autres personnes morales de droit public répondent, chacun dans le cadre de ses missions de service public, de tout dommage causé par le fonctionnement défectueux de leurs services tant administratifs que judiciaires, sous réserve de l'autorité de la chose jugée."

Ce texte lapidaire n'institue pas un système complet et autonome de la responsabilité civile de l'Etat se superposant au régime existant développé par la jurisprudence à partir des règles de droit commun applicables en matière de responsabilité civile (art. 1382 à 1386 du code civil). Tout d'abord, il ne couvre pas la responsabilité contractuelle de l'Etat et des autres personnes morales de droit public, qui reste soumise aux règles du code civil applicables aux particuliers. De plus, en matière extra-contractuelle, il ne régit qu'un aspect de la responsabilité des pouvoirs publics, en introduisant la notion de "fonctionnement défectueux" du service public; en revanche, il laisse intacte l'applicabilité des autres règles régissant la

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responsabilité civile délictuelle et quasi-délictuelle de droit commun. – Par conséquent, on passera en revue les différents aspects de la responsabilité des pouvoirs publics en ayant égard à la fois aux dispositions nouvelles introduites par la loi du 1er septembre 1988 et aux solutions dégagées antérieurement par la jurisprudence.

La responsabilité de droit commun de la puissance publique est une responsabilité pour faute. Ce concept est sous-jacent à toutes les activités dont les pouvoirs publics ont à répondre. On passera en revue, successivement, les activités des trois pouvoirs constitués de l'Etat qui peuvent causer des dommages aux particuliers, à savoir celles du pouvoir exécutif, du pouvoir judiciaire et du pouvoir législatif.

a) L'administration

En matière de responsabilité du pouvoir exécutif, la loi du 1er septembre 1988 n'a pas institué un nouveau régime général de responsabilité, celle-ci restant toujours basée sur la faute et restant de ce fait dans la lignée de la jurisprudence très complète élaborée depuis plus d'un siècle par les tribunaux luxembourgeois à partir de l'article 1382 du code civil, sous l'impulsion des solutions dégagées en la matière par la jurisprudence belge.

Non seulement la loi du 1er septembre 1988 n'a-t-elle pas instauré un régime de responsabilité spécifique, dans ce sens que la responsabilité des pouvoirs publics reposerait sur d'autres bases que celle des particuliers, mais les règles instituées par ladite loi n'ont pas davantage un caractère exclusif dans la matière qu'elles régissent. Il reste partant possible d'invoquer à l'encontre des personnes morales de droit public les articles 1382 et suivants du code civil, et en particulier l'article 1384, alinéa 1er, instituant une présomption de responsabilité à charge du gardien d'une chose inanimée.1

Même après l'introduction du concept de fonctionnement défectueux du service, l'appréciation du comportement adéquat des pouvoirs publics n'a pas changé. Il s'agit d'apprécier, in abstracto, si le service public a fonctionné de manière conforme aux normes d'action générale qui devraient être celles d'un service normalement diligent et prudent.2

Il est vrai que l'opinion a été émise que la loi du 1er septembre 1988 invite à apprécier le comportement fautif d'un service administratif avec plus de rigueur que celui d'un

1 La jurisprudence est désormais bien fixée dans ce sens. V. Cass. 24 avril 2003, n° 26/03: "L'article 1er, alinéa 1er de la loi du 1er septembre 1988, sans instaurer un régime spécifique, ne fait qu'appliquer aux personnes morales de droit public dans une terminologie adaptée à celles-ci, le principe de la responsabilité civile délictuelle de droit commun qui se fonde sur le concept de la faute" 2 Il ne s'agit donc pas de rechercher si tel ou tel agent a agi fautivement ou de manière négligente ( théorie de l'organe telle qu'elle s'applique en Belgique où, par ailleurs, par une loi du 10 février 2003, le domaine d'application de la théorie a été restreint aux plus hauts représentants de l'autorité publique, ministres, bourgmestres, etc.), mais de voir si l'administration en tant que telle a rempli sa mission de manière convenable. Dans ce sens, le droit luxembourgeois applicable en la matière se rapproche davantage de la faute anonyme de service applicable en droit administratif français. – La question de la responsabilité personnelle du fonctionnaire est très controversée en jurisprudence luxembourgeoise. Face à un texte constitutionnel clair, l'article 30 de la Constitution disposant que "nulle autorisation n'est requise pour exercer des poursuites contre les fonctionnaires publics (…)", certaines décisions affirment l'absence d'une responsabilité civile personnelle du fonctionnaire pour les dommages causés fautivement dans l'exercice de ses fonctions (Cour d'appel 2 juillet 1986, n° 8531 du rôle; 9 mai 2001, n° 24398 du rôle; 7 juillet 2004, n° 27701 du rôle, qui n'admet de responsabilité qu'en cas de faute détachable du service), d'autres l'admettent dans le seul cas d'une faute lourde du fonctionnaire (Cour d'appel 13 juillet 1990, n° 144/90) et d'autres encore affirment sa responsabilité pleine et entière (Lux. 21 octobre 2004, n° 247/2004 XI).

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particulier. La notion de «fonctionnement défectueux» employée par l'article 1er, alinéa 1er de la dite loi serait plus large que celle de «faute» en ce qu'elle permettrait de viser, au-delà de toute appréciation morale, chaque comportement qui ne répond pas à ce que les administrés devraient être en droit d'attendre d'une administration bien organisée. Le critère de référence constituerait ainsi non pas le service concrètement en cause avec ses éventuelles imperfections, mais le service idéal pour satisfaire à sa mission.

Un certain nombre de décisions de justice se sont ralliées à ce point de vue. – On peut se demander si ces opinions peuvent être partagées, alors qu'elles paraissent partir d'une vue singulière de la faute de l'article 1382 du code civil. Celle-ci est à son tour dépourvue de tout contenu moral en ce que le moindre manquement au comportement qu'aurait eu un homme normalement diligent, prudent et avisé, est considéré comme une faute ou négligence engageant la responsabilité de son auteur. La simple erreur de conduite ("culpa levissima"), moralement neutre, appréciée in abstracto, est source de responsabilité.1

S'il est indéniable que l'action de l'administration est foncièrement différente de celle des particuliers, rien ne justifie cependant d'apprécier l'action étatique a priori de manière plus sévère que celle des autres catégories socioprofessionnelles. Qu'on apprécie la faute in concreto ou in abstracto, toujours est-il que, sur le plan des principes, il n'y a pas de raison d'appliquer le critère de la faute avec plus ou moins de sévérité selon qu'on apprécie le comportement de l'administration ou celui des particuliers.

L'administration peut causer fautivement des dommages aux particuliers à propos de trois activités différentes ayant chacune sa spécificité au niveau du régime de la responsabilité.

1° L'activité réglementaire

L'activité réglementaire, qui trouve sa base dans l'article 36 de la Constitution, se manifeste par des règlements et des arrêtés grand-ducaux, destinés en principe à l'exécution de la loi. – Les règlements se distinguent de la décision administrative en ce qu'ils ont toujours un caractère normatif, c'est-à-dire le caractère d'une disposition générale et abstraite. S'ils n'ont pas la même nature que la loi, ils ont pourtant la même force obligatoire.

En Belgique, la jurisprudence judiciaire admet depuis longtemps que la responsabilité de l'administration peut être engagée à propos des actes accomplis dans l'exercice de la fonction réglementaire, qu'ils soient de commission ou d'omission. Toute la légalité de l'activité réglementaire est soumise au contrôle des tribunaux, à l'exception des questions d'opportunité (c'est-à-dire tout ce qui fait la valeur du contenu d'un règlement sur le plan politique – utilité, efficacité...). – Au Luxembourg, la jurisprudence paraît désormais emboîter le pas à la jurisprudence belge.

Un pas supplémentaire a été franchi par la Cour d'appel dans un arrêt du 22 novembre 1995. La Cour a en effet retenu la responsabilité de l'administration dans le cadre de

1 Des exceptions au principe de l'exigence d'une faute simple existent en matière de responsabilité découlant d'un dysfonctionnement du services des Postes et en matière de responsabilité de certains organes de surveillance investis d'une mission de service public, comme la CSSF

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l'élaboration d'une disposition objectivement légale.1 Il s'agit, en dernière analyse, d'une manifestation de plus de la notion d'abus de droit.

2° Les décisions individuelles

A la différence des juridictions administratives de France et de Belgique, et avant que la loi du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif ne change fondamentalement les données du problème en conférant aux juridictions administratives le pouvoir d'annuler des dispositions à caractère réglementaire, le Conseil d'Etat luxembourgeois, dans sa fonction de juridiction administrative, s'était toujours refusé à examiner les recours en annulation introduits à l'encontre de dispositions réglementaires à caractère général, et limitait l'ouverture du recours aux seules décisions administratives réglant certaines situations déterminées sur la base des lois ou des arrêtés généraux du pouvoir central ou local. – Cette particularité du droit administratif luxembourgeois n'est pas restée sans conséquences sur le plan du droit civil, et en particulier sur celui de la responsabilité civile des pouvoirs publics du fait de leurs actes administratifs.

Le système développé par la jurisprudence judiciaire pivote autour de l'annulation de la décision administrative par le juge administratif, qui est considérée comme une condition à la fois nécessaire et suffisante de la mise en œuvre de la responsabilité de l'administration.

D'une part, l'annulation (ou la réformation) par le juge administratif constitue une condition suffisante de la mise en œuvre de la responsabilité de l'administration. La reconnaissance de ce principe s'est faite au prix d'un revirement de jurisprudence. En effet, si la jurisprudence considérait traditionnellement qu'une illégalité censurée ne constituait pas nécessairement une faute mettant en jeu la responsabilité de l'administration, étant donné qu'il "serait excessif de rendre responsable l'Administration de toutes les erreurs de droit qu'elle commet"2, une telle attitude relevant de la théorie de la dualité des notions de faute et d'illégalité ayant fait l'objet de violentes critiques doctrinales, elle a fini par admettre, dès 1983, qu'un acte administratif annulé par le juge administratif "est un acte illicite même s'il est imputable à une simple erreur d'interprétation ou d'appréciation, et constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, une fois établie la relation entre l'acte fautif et le

1 Pas. 30, 1672 v. Cour d'appel 23 mars 1976, Pas. 23, 360; Cass. 24 novembre 1977, Pas. 24, 3

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préjudice subi"1, se ralliant dès lors à la théorie de l'unité des notions de faute et d'illégalité, consacrée antérieurement par la jurisprudence de la Cour de cassation belge.2

D'autre part, la jurisprudence a traditionnellement considéré l'annulation comme une condition nécessaire à la mise en œuvre de la responsabilité des pouvoirs publics du fait de leurs décisions individuelles, en affirmant que les tribunaux de l'ordre judiciaire sont incompétents pour examiner la légalité des décisions administratives à portée individuelle, ce pouvoir appartenant au seul juge administratif.

La Cour de cassation de Belgique reconnaît aux tribunaux de l'ordre judiciaire le pouvoir d'apprécier la légalité des actes administratifs. La jurisprudence luxembourgeoise est pour l'instant divisée sur la question, y compris au niveau des différentes chambres de la Cour d'appel.

3° Les décisions et activités de gestion concrète

Pendant de longues années, la jurisprudence opérait une distinction entre, d'une part, les décisions de gestion concrète du service public, et, d'autre part, la mise en œuvre matérielle de ces décisions, estimant que l'administration peut souverainement ou de manière discrétionnaire décider des actes matériels de mise en œuvre du service public, et qu'elle n'engage sa responsabilité qu'à l'occasion de l'exécution défectueuse de ces décisions.

La distinction n'était claire qu'à première vue et menait à bien des difficultés d'interprétation.

Par une série de cinq arrêts du 29 janvier 19813, la Cour de cassation a opportunément abandonné cette distinction. A propos d'une décision administrative à portée générale, elle retint que les tribunaux peuvent, "sans s'immiscer dans l'exercice des autres pouvoirs constitutionnels, statuer sur la responsabilité de l'Etat en raison des fautes commises par ses organes dans l'exercice de ses diverses fonctions, sans qu'il y ait lieu de distinguer a priori entre actes d'autorité et actes de gestion, ni même entre exercice d'un pouvoir discrétionnaire et exercice d'une compétence liée."

1 Cour d'appel 13 décembre 1983 (Etat / NILLES), solution constamment réaffirmée dans la suite. - Le tribunal d'arrondissement de Luxembourg, dans un jugement du 19 décembre 1984 (Pas. 26, 285) a été plus explicite encore en retenant que "les pouvoirs publics que la loi attribue à l'administration dans un intérêt général ne soustraient pas celle-ci au devoir de prudence qui s'impose à tous. Or en vertu des articles 1382 et 1383 du code civil, toute faute ou négligence, même légère, engage la responsabilité des particuliers, notamment en cas de fausse application d'une disposition légale ou réglementaire. On ne saurait excepter de cette règle générale l'Administration sous peine d'apprécier de façon plus indulgente les erreurs d'interprétation et d'application commises par les auteurs des normes obligatoires que celles commises par ceux qui subissent ces normes." – Cette formule a été reprise par la Cour d'appel dans un arrêt du 21 avril 2004, n° 27674 du rôle. V. encore, pour une affirmation très claire du principe, Cour d'appel 7 juin 2007, n° 30680 du rôle. L'arrêt précise que "la faute résultant de l'annulation d'un acte administratif ne laisse pas de place à un partage des responsabilités." – Mais l'unanimité ne règne pas au sein de cette juridiction. C'est ainsi qu'on peut relever un arrêt de la Cour d'appel du 18 juin 2003, n° 26224 du rôle, qui opte de façon très nette pour la théorie de la dualité des notions d'illégalité et de faute2 Cass. b. 19 décembre 1980 et 13 mai 1982, J.T. 1981, p. 417 et 1982, p. 772; et plus récemment, dans un arrêt du 21 juin 1990, Pas. b. 1990, p. 11993 nos. 6/81 à 10/81

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Dès lors, il paraît permis d'affirmer que dans leurs activités concrètes, que celles-ci consistent dans des décisions ou dans des actes matériels, l'Etat et les autres personnes morales de droit sont soumis à l'obligation générale de prudence qui s'impose à tous.

Les fautes et négligences que peut commettre l'administration sont à l'image de la variété de ses activités de gestion journalière du service public. – C'est surtout à propos de la voirie étatique et communale qu'une jurisprudence assez abondante s'est développée en matière de responsabilité du chef d'agissements concrets de l'administration: l'Etat et les communes ont l'obligation de n'ouvrir à la circulation que des routes suffisamment sûres. Et si l'autorité crée exceptionnellement un état de choses dangereux, elle doit prendre des précautions particulières, en signalant de façon adéquate le danger qui se présente, afin de ne pas déjouer la légitime confiance de l'usager.

b) Le fonctionnement défectueux des services judiciaires

Traditionnellement la jurisprudence luxembourgeoise distinguait entre les actes juridictionnels proprement dits et les actes émanant des services de l'administration judiciaire.

La première catégorie d'actes était soustraite aux règles du droit commun de la responsabilité civile, l'Etat n'étant pas tenu de réparer le dommage causé par des décisions de justice. La loi n'admettait l'action en réparation du dommage qu'ont pu causer les magistrats que dans les cas exceptionnels où il y a lieu à prise à partie.

La deuxième catégorie d'actes n'échappait pas, en règle générale, à la responsabilité dans les conditions du droit commun. Mais la jurisprudence était peu fournie.

Les auteurs de la loi du 1er septembre 1988 ont entendu instaurer le "principe que quiconque subit un préjudice à la suite du mauvais fonctionnement d'un rouage de l'Etat a droit à réparation, ce rouage fût-il une autorité judiciaire"1. Désormais, les victimes des préjudices résultant d'actes juridictionnels (jugements, mesures d'instruction) peuvent réclamer réparation.

Il n'est cependant pas possible de mettre en cause l'autorité de la chose jugée, c'est-à-dire le jugement lui-même, par une sorte de super-appel. L'autorité de la chose jugée ne se caractérise pas, ici, par la triple identité de parties, d'objet et de cause, mais par la cohérence du système judiciaire. Ce qui est défendu, c'est de remettre en question dans un procès en responsabilité dirigé contre l'Etat du fait du mauvais fonctionnement de ses services judiciaires, ce qui a été définitivement jugé, même entre d'autres parties.

La principale originalité du système institué par la loi du 1er septembre 1988 consiste dans ce que, à la différence des législations des pays voisins, qui, ou bien excluent toute possibilité de mise en cause de la responsabilité de l'Etat du fait du fonctionnement défectueux de sa justice, ou bien exigent l'existence d'une faute lourde dans le chef du juge ayant rendu une décision qui cause un dommage, une faute quelconque suffit pour engager la responsabilité de l'Etat du fait de ses juridictions. La transposition du droit commun, selon lequel la faute la plus légère, la moindre erreur de conduite suffit pour engager la responsabilité de son auteur, dans le domaine de la responsabilité de l'Etat du fait de sa fonction juridictionnelle pose des problèmes délicats: un jugement réformé en droit, ou sur

1 prise de position du ministre de la Justice, doc. parl. n° 2665-2, p. 3

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base des même faits, interprétés différemment, ne procède-t-il pas invariablement d'une erreur d'appréciation, ne constitue-t-il pas nécessairement un «mal-jugé», en d'autres termes ne traduit-il pas immanquablement une faute du juge? Si le jugement a causé un dommage qui n'est pas réparable par la voie de la réformation (ceci peut être le cas des décisions exécutoires par provision, ou encore de décisions ayant refusé de reconnaître un droit à une partie, ce droit ne lui étant reconnu qu'en instance d'appel, après l'écoulement d'un délai irrécupérable), la responsabilité de l'Etat sera alors engagée automatiquement, le jugement de réformation constatant péremptoirement l'existence de la faute du premier juge. La juridiction qui est appelée à toiser la question de la responsabilité peut, en effet, difficilement désavouer le juge d'appel en décidant qu'il n'y a pas eu d'erreur d'appréciation...

La Cour de justice de l'Union européenne a par ailleurs affirmé à son tour la responsabilité des Etats membres en cas de violation du droit communautaire par une juridiction nationale.1

c) La responsabilité de l'Etat du fait de ses lois.

Avant la loi du 12 juillet 1996 portant création de la Cour constitutionnelle (article 95 ter de la Constitution), les tribunaux judiciaires se refusaient majoritairement à procéder au contrôle de la conformité des lois à la Constitution.

En revanche, une jurisprudence constante reconnaissait aux tribunaux le pouvoir d'écarter l'application d'une loi nationale contraire à un traité international, ce qui conduisait à des solutions paradoxales en cas d'identité de la teneur d'une disposition constitutionnelle et de celle d'un traité international, les juges devant alors à la fois exercer et refuser le contrôle de la conformité d'une loi par rapport à une même norme.

Désormais, la Cour constitutionnelle, créée par la loi précitée du 12 juillet 1996 et organisée par une loi du 27 juillet 1997, est appelée à statuer, par voie d'arrêt, sur la conformité des lois à la Constitution.

La Cour est saisie, à titre préjudiciel, par toute juridiction pour statuer sur la constitutionnalité des lois, à l'exception de celles qui portent approbation de traités.

Quant à la responsabilité de l'Etat du fait d'une loi contraire à la Constitution ou à un traité international, la jurisprudence se refusait traditionnellement à engager une telle responsabilité des pouvoirs publics, tant sur le terrain de la faute que sur celui de l'égalité de tous devant les charges publiques (responsabilité sans faute de la puissance publique), hormis le cas où la loi elle-même prévoyait expressément un doit à indemnisation au profit des citoyens.

La non-application d'une loi contraire à la Constitution constitue bien entendu un progrès de toute première importance pour un Etat de droit.

L'exception d'inconstitutionnalité ne constitue pas, cependant, un remède contre toutes formes de dommages susceptibles d'être subis par les particuliers du fait d'une loi contraire à

1 CJCE 30 septembre 2003, affaire C-224/01, KÖBLER, Juris-Classeur Europe, novembre 2003, Chronique 12, par D. SIMON

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la Constitution, le préjudice pouvant très bien s'être réalisé de manière irrémédiable dès avant toute contestation judiciaire.

Il est permis de se demander si l'institution du contrôle de la constitutionnalité des lois va changer le refus des juridictions à allouer des dommages-intérêts du chef d'une loi anti-constitutionnelle. Contrôle de la constitutionnalité et allocation de dommages-intérêts du chef du dommage causé par une loi inconstitutionnelle sont en effet deux choses bien différentes. – D'autre part cependant, cette position des tribunaux luxembourgeois risque d'être sérieusement malmenée par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne qui exige que les victimes de normes nationales contraires aux règles communautaires puissent être individuellement et concrètement indemnisées.1

§ 2: Concept alternatif: la responsabilité sans faute (prouvée)

On verra que le principe d'une responsabilité sans faute est séduisant (A), mais qu'il ne constitue pas, à l'heure actuelle, le fondement de droit commun de la responsabilité civile qui reste basée sur la faute, la responsabilité sans faute ne se retrouvant qu'à propos de certaines matières particulières (B).

A. Le principe

On peut partir de deux constats: certains faits dommageables ne sont pas le résultat d'un comportement fautif, mais d'événements plus ou moins fortuits (accidents). Certaines activités rendent excessivement difficile la détermination de l'auteur de la faute. D'où l'idée d'abandonner, sinon de remplacer la notion de faute: l'idée sous-jacente à toutes les formes alternatives de responsabilité est celle de risque, lui-même étant l'aboutissement de différents constats. – Il semble équitable de rendre responsable celui qui tire un profit d'une activité qui engendre un risque de dommage (pollueur-payeur), ou encore de le rendre responsable parce que, étant à la source des risques, il est le plus à même d'en empêcher la réalisation.

Cette justification est à combiner avec l'aptitude particulière à l'assurance: on recherchera comme responsable celui qui par sa position, ses relations avec la cause du dommage, est le mieux placé pour contracter une assurance. Dans la même optique, c'est un souci d'efficacité de l'indemnisation de la victime qui amène à ajouter certains répondants généralement plus solvables que les auteurs directs des dommages. Techniquement, ce n'est pas l'auteur fautif qui est alors recherché, mais celui qui exerce un pouvoir, une autorité ou une maîtrise sur une autre personne ou sur une chose.

On passera en revue certaines responsabilités sans faute du fait personnel non fondées sur le concept de faute.

B. Des applications

1. Les troubles du voisinage

1 v. la jurisprudence inaugurée par l'arrêt FRANCOVITCH du 19 novembre 1991, Rec. CJCE, I, p. 5357; JCP 1992, II, 21783

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Le siège de la matière est l'article 544 du code civil qui, dans une rédaction telle qu'elle se dégage d'une loi du 2 juillet 1987, dispose que "la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ou qu'on ne cause un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage rompant l'équilibre entre des droits équivalents."

Ce texte met en relief le caractère objectif de la responsabilité basée sur les inconvénients du voisinage. Il est clair, en effet, que désormais, la théorie des troubles de voisinage constitue un fondement juridique autonome, indépendant de ceux des articles 1382 et 1383 ou encore 1384, alinéa 1er ou 1385 du code civil, à l'appui d'une action en responsabilité du fait de nuisances provenant de faits de voisins.

L'action tendant à faire cesser un empiétement sur une propriété trouve son fondement dans l'article 545 du code civil et a une autre cause que celle tendant à faire cesser un trouble de voisinage.

Depuis l'introduction l'article 544 du code civil dans son nouveau libellé, la jurisprudence énonce avec force, et de manière constante, que "le trouble du voisinage suppose la création d'un déséquilibre entre l'usage de leurs droits par des propriétaires voisins, c'est-à-dire l'existence d'un dommage excessif ayant pour cause un fait non fautif du propriétaire dans sa manière d'user de son droit de propriété."1 Selon une formule employée par la Cour de cassation, il s'agit d'une responsabilité "particulière du propriétaire, non conditionnée par la faute."2 Deux conséquences importantes en découlent.

Tout d'abord, seul un propriétaire peut être l'auteur d'un trouble de voisinage, l'article 544, relatif à l'exercice du droit de propriété, considérant le trouble de voisinage comme une conséquence de la propriété.3 Les juridictions du fond tentent occasionnellement d'élargir le cercle des personnes qui peuvent être considérées comme auteurs de troubles de voisinage, en soumettant au régime des troubles du voisinage des constructeurs ou des locataires d'immeubles.

S'il se dégage de la jurisprudence luxembourgeoise, en tout cas de celle qui suit l'interprétation donnée à l'article 544 du code civil par la Cour de cassation, que seul le propriétaire d'un bien immobilier peut voir sa responsabilité engagée du fait d'un trouble de voisinage, aucun texte n'exige en revanche que le trouble émane de la propriété contiguë. Il faute toutefois que les troubles prennent leur origine dans le voisinage, c'est-à-dire dans un espace géographiquement délimité extérieur à l'espace de la victime.

D'autre part, la victime d'un trouble de voisinage n'a pas besoin de prouver une faute de l'auteur du trouble. Celui-ci est obligé de dédommager la victime quand bien même le trouble serait inhérent à une activité licite et qu'aucune faute ne pourrait être reprochée à celui qui le cause. L'anormalité du trouble suffit à entraîner une réparation. Les tribunaux insistent sur ce que les inconvénients normaux qu'entraîne le voisinage doivent être tolérés sans indemnisation, à la différence des dommages matériels ou corporels accidentels. Les inconvénients qui excèdent les limites de la tolérance réciproque entre voisins, qui rompent

1 Cour d'appel 14 juillet 1997, n° 18395 du rôle; 8 avril 1998, Pas. 31, 282 Cass. 29 juin 2000, n° 38/003 En France au contraire, la personne dont émane le trouble est indifférente; le trouble peut être le fait d'un locataire ou d'un occupant, d'un entrepreneur, d'un promoteur voire d'un architecte.

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l'équilibre entre les charges du voisinage, obligent le propriétaire à réparer le dommage qu'il a causé par son fait.

Le déséquilibre est caractérisé par la durabilité et la répétitivité du trouble qui bien souvent le rendent intolérable. En tout cas, le trouble du voisinage paraît ainsi s'opposer au dommage purement accidentel se produisant de façon instantanée: explosion, incendie, effondrement d'un immeuble. Les dommages causés par des travaux de construction sont très souvent causés par un fait unique, comme des travaux d'excavation ou de démolition réalisés sur la propriété voisine et sont malgré tout reconnus par la jurisprudence comme constituant des troubles de voisinage (en fait, les troubles se manifestent, dans leur grande majorité, à propos de constructions immobilières). Il faut donc conclure que le critère de durabilité et de répétitivité du trouble ne paraît pas constituer le critère déterminant pour la mise en jeu de l'article 544 du code civil. Le trouble peut consister, non seulement dans une gêne actuelle, mais également dans la création d'un risque de dommage pour le voisin. L'existence même d'un risque est, en effet, de nature à altérer la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui y est exposé. Il peut se traduire par un préjudice moral – ainsi en va-t-il de la pression psychologique qu'implique la conscience permanente d'un danger – ou matériel – lorsqu'il implique des mesures préventives ou une dévalorisation du bien du voisin.

Le juge ne saurait déduire l'existence de troubles anormaux de voisinage de la seule infraction à une disposition administrative, sans rechercher s'ils excèdent les troubles normaux de voisinage. Réciproquement, l'existence d'une autorisation administrative n'a aucun effet justificatif et n'exclut pas les demandes de ceux qui s'estiment lésés.

Le trouble peut émaner de l'action des pouvoirs publics. En effet, il n'y a aucun principe général de droit consacrant la prééminence de l'intérêt public sur l'intérêt particulier.

Les atteintes à l'environnement représentent aujourd'hui un champ largement ouvert au développement de la théorie des troubles du voisinage. Le législateur est d'ailleurs intervenu pour consacrer une responsabilité écologique sans faute.1

Il se pose la question de savoir si celui qui s'est en premier lieu installé dans une certaine aire géographique est en droit d'imposer aux futurs arrivants un certain mode de vie, soit en les obligeant à subir certains désagréments, soit en leur interdisant toute activité perturbatrice. D'une manière générale, l'anormalité du trouble ne se mesure pas par rapport à la situation antérieure, mais par rapport à celle que les autres habitants du quartier en cause ou de quartiers semblables doivent d'une façon générale supporter. La jurisprudence refuse de reconnaître au premier occupant un droit acquis à faire du bruit, émettre des fumées pernicieuses, des odeurs nauséabondes. Si la pré-occupation individuelle n'est pas admise pour modérer l'indemnité mise à charge de l'auteur de la nuisance, en revanche la pré-occupation collective est prise en considération pour mesurer l'existence et l'intensité de troubles de voisinage. Il s'agit en effet de prendre en considération les spécificités d'un endroit telles qu'établies par la communauté qui y vit afin de déterminer si l'exercice d'une nouvelle activité peut y causer des troubles excessifs de voisinage: p. ex. dans une zone industrielle, près d'un aéroport, l'inconvénient doit être considéré comme normal; s'y installer c'est accepter les inconvénients, en prendre les risques, c'est adopter un comportement déchargeant de sa responsabilité l'auteur du trouble.

1 v. infra, sub "Les différents éléments de préjudice"

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Dès que le déséquilibre au détriment du voisin est constaté, le propriétaire est responsable du dommage causé par l'exercice de son droit de propriété, et il ne saurait s'exonérer de sa responsabilité, ni en rapportant la preuve que le dommage est dû à l'action d'un tiers, ni même à un cas de force majeure.

Etant donné que tout dommage causé par un trouble de voisinage n'est pas réparable, que seuls les troubles excessifs méritent réparation, l'indemnisation de la victime n'est pas, dans une certaine mesure, intégrale. Les troubles peuvent donner lieu, outre la réparation du préjudice matériel par l'allocation de dommages-intérêts, sinon par la remise en état, à la condamnation du voisin au paiement d'une indemnité en réparation du préjudice moral engendré par le trouble.

Le propriétaire voisin condamné pour trouble du voisinage peut exercer un droit de recours contre le tiers – très souvent un entrepreneur de constructions – dont la faute est la cause véritable du dommage, ce recours aboutissant à une garantie intégrale de la condamnation prononcée contre le propriétaire – maître de l'ouvrage – à moins qu'une faute de celui-ci, en relation causale avec le dommage, ne soit établie.

2. Les responsabilités étatiques

La loi du 1er septembre 1988 a instauré, à côté de la responsabilité de droit commun des pouvoirs publics, certains régimes spécifiques ayant comme trait commun qu'ils sont tous basés sur une responsabilité sans faute. On passera en revue, outre le régime général de responsabilité sans faute, la matière de la détention préventive inopérante, ainsi que la situation des collaborateurs du service public.

a) La responsabilité sans faute de droit commun

Déjà avant l'entrée en vigueur de la loi du 1er septembre 1988, la Cour d'appel avait, dans un arrêt du 19 décembre 19851, dégagé le principe de la responsabilité sans faute de l'Etat: "Le particulier qui, par le fonctionnement des services publics, subit un préjudice qui excède, en raison de l'une ou de l'autre circonstance, ce qui constitue la charge incombant normalement aux individus de la collectivité, même en l'absence d'une faute ou d'une négligence des agents publics, lorsqu'un lien de causalité est dûment établi entre le fonctionnement des services publics et le préjudice subi."

Désormais la responsabilité sans faute (prouvée) des pouvoirs publics est consacrée législativement. L'article 1er alinéa 2 de la loi du 1er septembre 1988 a pour objet l'indemnisation des personnes victimes, sans faute de leur part, d'un acte d'une autorité administrative, même objectivement régulier, mais dont la finalité légale n'était pas de faire supporter à la victime les conséquences dommageables qui en ont résulté. Le dommage doit donc être la conséquence indirecte, normalement non voulue, d'un acte qui avait ou qui devait avoir un objectif différent. Cet objectif s'apprécie par rapport à la finalité que la loi confère à l'acte qui se trouve à l'origine du dommage, l'administration ne pouvant agir que dans le cadre des pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi. – Une certaine jurisprudence limite l'application de l'article 1er, alinéa 2 de la loi du 1er septembre 1988 aux seuls actes positifs, excluant ainsi les dommages résultant d'une abstention. A vrai dire, on peut se

1 Pas. 27, 220

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demander si le critère de distinction entre les activités étatiques visées ne réside pas plutôt dans la volonté de l'auteur d'une attitude dommageable, que cette attitude constitue un acte positif ou une omission, de sorte que la responsabilité sans faute de l'Etat serait engagée chaque fois qu'un dommage spécial et exceptionnel constitue la conséquence non volontaire d'un comportement volontaire, qu'il soit de commission ou d'omission.

Pour pouvoir prétendre à indemnisation, la victime ne doit pas être elle-même à l'origine du dommage. D'autre part, son dommage doit être spécial et exceptionnel: partant de l'idée que si le préjudice était général, la charge en serait déjà répartie sur l'ensemble de la collectivité et il n'y aurait pas rupture de l'égalité devant les charges publiques, les auteurs du projet se sont efforcés de formuler l'exigence que le dommage causé dépasse les inconvénients normaux découlant pour chacun des impératifs («préjudice anormal et spécial», «préjudice spécial et anormalement grave», «préjudice exceptionnel»), le texte finalement adopté exige que le dommage soit:

a) "spécial, en ce sens qu'il atteint un ou plusieurs individus placés dans la même situation et non toute une catégorie de personnes; le dommage doit dépasser les inconvénients et sujétions normales découlant pour chacun des impératifs de la vie en société";

b) "exceptionnel, c'est-à-dire un dommage qu'il ne serait pas équitable de laisser supporter par la victime; le dommage exceptionnel consiste dans un dommage dépassant par sa nature ou son importance les gênes et les sacrifices courants qu'imposent la vie en société et devant être considéré comme une violation de l'égalité des citoyens devant les charges publiques".

Parmi les hypothèses envisagées par les auteurs du projet, on peut citer l'exemple typique, se trouvant même dans le texte du projet initial, de blessures subies par des passants au cours d'une poursuite de police, la saisie d'objets auprès d'un tiers non concerné, le cas de commerçants d'une rue qui, pour des raisons impérieuses de réfection, doit être fermée à toute circulation ce qui entraîne une perte de clientèle sensible.

La jurisprudence confirme que la loi ne prévoit pas seulement en faveur de la victime un recours en justice afin de se voir octroyer une indemnité dont le principe et le montant seraient soumis à l'appréciation du juge suivant de vagues considérations d'équité et d'opportunité, mais qu'elle confère à la victime un véritable droit subjectif à une réparation suffisante si les conditions tenant au dommage sont réunies afin de faire disparaître la rupture de l'égalité des administrés devant les charges publiques.

b) La responsabilité de l'Etat en cas de détention injustifiée

La détention préventive de personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction d'une certaine gravité est un mal nécessaire, dont même un Etat de droit ne peut se dispenser, encore qu'elle constitue une entrave au principe de la présomption d'innocence. – La matière de la détention préventive est minutieusement réglementée par le code d'instruction criminelle; cependant, malgré les garanties importantes tendant à limiter au strict minimum les cas et la durée de la détention préventive, il arrive que des personnes innocentes soient privées de leur liberté et que leur innocence ne soit constatée que plus tard.

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La loi du 30 décembre 1981 portant indemnisation en cas de détention préventive inopérante tend à remédier à ces situations en prévoyant une compensation financière pour les victimes d'une telle détention.

Si une détention est incompatible avec les dispositions de l'article 5 de la Convention pour la sauvegarde des droits de l'homme du 4 novembre 1950 (malgré l'intitulé de la loi, il ne doit pas nécessairement s'agir d'une détention préventive dans ce cas), ou si une détention préventive est inopérante (ordonnance ou arrêt de non-lieu, acquittement par une décision judiciaire définitive ou mise hors cause indirecte par une décision judiciaire définitive), et si, en plus, cette détention a duré plus de trois jours, elle donne lieu, en principe, à indemnisation.

Encore faut-il que l'arrestation ou la détention n'ait pas été provoquée par la faute de l'inculpé. Différentes hypothèses ont été avancées: en cas d'ivresse au volant d'un accident, le compagnon du conducteur déclare qu'il conduisait; cas d'un inculpé faisant disparaître des preuves qui pourraient l'accabler; cas d'un inculpé qui rétracte ses aveux spontanés.

La victime d'une détention injustifiée dispose d'un véritable droit à réparation. Tant le préjudice moral que le préjudice matériel sont à réparer intégralement selon les critères du droit commun. La jurisprudence a opéré une distinction entre deux aspects du dommage moral, le premier étant le même pour tout détenu injustement et directement proportionnel à la durée de la détention, et le deuxième étant fonction de la publicité qu'a connue l'arrestation et variant donc de cas en cas.

Les dispositions respectives des lois du 30 décembre 1981 et 1er septembre 1988 ne s'excluant pas réciproquement mais étant complémentaires, les préjudices non réparés par la loi du 30 décembre 1981 relèvent du droit commun.1

c) Les collaborateurs du service public

L'article 2 de la loi de 1988 confère droit à indemnisation au collaborateur qui spontanément ou sur réquisition se met au service d'autrui ou de la collectivité en effectuant des prestations qui devraient être assurées par un service public.

Collaborent au service public, le sauveteur bénévole qui tente de porter secours à une personne en train de se noyer, le volontaire qui aide à éteindre le feu, le volontaire qui tente de s'opposer à un cambriolage ou qui se lance à la poursuite et à l'arrestation des coupables en cas de flagrant délit, les personnes invitées par les agents de l'autorité à leur prêter assistance.

Ont droit à indemnisation le collaborateur lui-même, pour le préjudice qu'il subit personnellement, le tiers, pour le dommage lui causé par le collaborateur, et les héritiers du collaborateur, lorsque son intervention a coûté la vie à celui-ci.

Il faut que l'intervention ait été faite de manière désintéressée. Ceci exclut les professionnels, c'est-à-dire ceux qui, de par leurs fonctions sont chargés de veiller à la sécurité des personnes et des biens, comme les agents des différents services privés de sécurité ou de bureaux de détectives. Pour ces catégories de personnes, il s'agit de risques professionnels qu'ils assument contre paiement et contre lesquels il appartient à leurs employeurs de les prémunir par des mesures adéquates. Sont encore exclus du bénéfice de l'indemnisation par

1 Cour d'appel 30 janvier 2002, n° 24442 du rôle

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l'Etat les particuliers qui défendent leur personne ou leurs biens contre une agression, leur cas devant trouver une solution au titre du régime d'indemnisation des victimes d'actes de violence commis par des auteurs inconnus ou insolvables.

En cas de collaboration spontanée, celle-ci doit être commandée par une urgente nécessité. Celui qui, sans nécessité prend l'initiative de se substituer à un service public, ne peut prétendre à indemnisation s'il en subit un dommage. Les auteurs de la loi ont voulu parer au risque d'ingérence maladroite ou seulement inopportune d'un particulier dans un service public.

L'intervention doit par ailleurs être proportionnée à la gravité de la situation à combattre. Ainsi, selon le projet gouvernemental, le sauvetage d'un chat ne saurait justifier que le sauveteur mette en péril sa vie en se lançant dans une maison en flammes.

Il a paru superflu aux auteurs de la loi de préciser que, selon le droit commun il n'y aura indemnisation que lorsque le collaborateur occasionnel à un service public n'a commis aucune faute, l'existence d'une faute entraînant, suivant les cas, soit l'exonération totale de l'Etat ou de la personne morale de droit public, soit un partage des responsabilités. Il a cependant été souligné, dans la suite, au cours de l'élaboration de la loi, que seule une faute lourde commise par le collaborateur peut entraîner une exonération partielle ou totale. – La loi s'écarte du droit commun en excluant la possibilité d'exonération par la preuve du fait d'un tiers. L'Etat a bien entendu un droit de recours contre le tiers responsable lorsqu'il a procédé à l'indemnisation.

Sous-section 3: La défaillance contractuelle

Contrairement à la responsabilité délictuelle, qui n'est pas à la disposition des parties, la responsabilité contractuelle peut être aménagée dès la conclusion du contrat et dès avant l'événement dommageable (§ 2). Bien entendu, à défaut de convention concernant la responsabilité, c'est le droit commun de la responsabilité contractuelle qui s'applique (§ 1 er), le législateur ayant cependant édicté certaines règles protectrices des droits des consommateurs (§ 3). – En principe, lorsque ce sont les pouvoirs publics qui contractent, ils sont soumis aux mêmes règles que les particuliers concernant leur responsabilité (§ 4).

§ 1er: Les conditions de droit commun de la responsabilité contractuelle

Pour qu'il y ait responsabilité contractuelle, il faut que le dommage subi par la victime s'inscrive dans un champ contractuel (A) et qu'il procède de l'inexécution ou de l'exécution défectueuse de ce contrat (B).

A. Le champ contractuel

Le champ contractuel dont peut découler une responsabilité contractuelle se définit par l'existence d'une relation contractuelle (1.). Il y a lieu d'en préciser l'étendue des obligations qu'elle engendre (2.).

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1. Une relation contractuelle

La relation contractuelle présuppose l'existence d'un contrat (a), et un lien contractuel entre la victime et le responsable (b).

a) Nécessité d'un contrat

La nécessité d'un contrat comme condition d'une responsabilité contractuelle n'exige pas de longs développements. Cependant, la situation perd en netteté à propos de situations marginales, comme les périodes pré-contractuelle (1°) et post-contractuelle (2°) ou incertaines, comme les relations de service gratuit (3°) et les groupes de contrats (4°). A remarquer que la jurisprudence admet, de manière exceptionnelle il est vrai, qu'un engagement unilatéral de volonté puisse être une source d'obligations.1

1° La période pré-contractuelle

Les comportements pré-contractuels sont exclus du domaine de la responsabilité contractuelle puisque, précisément, il n'y a pas encore de contrat.

La responsabilité pré-contractuelle (culpa in contrahendo), qui est de nature délictuelle, se retrouve essentiellement dans deux domaines.

Il pèse d'une part sur certains professionnels une obligation de renseignement et d'information au profit de leurs éventuels futurs cocontractants, et ce pendant toute la période de négociation du contrat. Les professionnels doivent fournir à leurs clients toutes les informations nécessaires sans lesquelles ces derniers, soit n'auraient pas conclu le contrat, soit l'auraient conclu à des conditions différentes et, en cas de manquement, ils peuvent engager leur responsabilité délictuelle selon la jurisprudence et une doctrine majoritaire mais non unanime. En un mot, on exige des cocontractants un comportement loyal. La responsabilité du débiteur de l'obligation est encourue tant en cas de comportement volontaire – il s'agit alors d'un dol (le débiteur livre de feux renseignements ou s'abstient de livrer les renseignements indispensables – il s'agit alors du dol par réticence) – qu'en cas de simple négligence.

D'autre part, la rupture de pourparlers contractuels peut être abusive et donner lieu à responsabilité. Le principe reste que tant que les parties n'en sont qu'aux simples pourparlers, n'ayant pas encore abouti à une offre véritable, la rupture est en principe licite et n'engage pas la responsabilité de son auteur. La liberté de ne pas aboutir doit en effet être préservée, chacun supportant seul les frais engagés par les négociations, et notamment le coût d'études et de devis préalables. La liberté de mettre fin aux pourparlers peut cependant être exercée de mauvaise foi ou à la légère et témoigne alors d'un exercice abusif de cette liberté: il en est ainsi si les pourparlers ont été entamés par une partie sans l'intention de négocier sérieusement, ou traînées en longueur après la décision de ne pas contracter, ou encore, si après une longue période de tergiversations, il est mis brutalement fin et sans préavis à toute relation. La confiance légitime trompée constitue, en effet, la faute; or, la confiance du partenaire s'accroît légitimement à mesure que progressent les négociations.

1 Cour d'appel 12 décembre 2001, n° 24768 du rôle

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La jurisprudence la plus récente, tant en France qu'au Luxembourg, opte pour une conception restrictive du dommage réparable causé par la rupture fautive des pourparlers contractuels, en limitant le dommage réparable aux frais occasionnés par la négociation et par les études préalables auxquelles la victime de la rupture a fait procéder, excluant ainsi toute indemnisation de la perte de gains espérée du contrat avorté et de la perte d'une chance de réaliser de tels gains.1

2° La période post-contractuelle

Lorsque le contrat n'existe plus, parce qu'il a achevé ses effets, a été résilié ou résolu, la responsabilité qui pourrait être postérieurement engagée entre les anciens contractants, est délictuelle.

Il en est ainsi du salarié qui, après avoir quitté son ancien patron, commet des actes de concurrence déloyale à l'égard de celui-ci. Sa responsabilité est contractuelle s'il est lié par une clause de non-concurrence ou de non-réembauchage, à condition que ces clauses répondent à certaines conditions pour être valables. – Mais sa responsabilité peut aussi être délictuelle s'il divulgue des secrets de fabrique à son nouvel employeur ou s'il utilise des moyens déloyaux pour attirer les clients de l'ancien employeur chez le nouvel employeur.

3° Les relations de service gratuit

Il y a absence de contrat en cas d'autorisation ou de «coup de main» par pure courtoisie, donc gratuit, ou encore de transport à titre bénévole2, à moins que le juge ne découvre l'existence d'une «convention d'assistance bénévole», notion qui connaît une faveur grandissante de la jurisprudence, encore qu'elle aboutisse à une extension peut-être excessive des règles du contrat, le contrat étant évidemment purement imaginaire, un «fantôme de contrat», et qu'elle soit inutile dans les hypothèses où il y a intervention d'une chose.

L'existence d'une telle convention n'est pas douteuse lorsque l'aide a été sollicitée. Ce qui caractérise la convention d'assistance bénévole, c'est que l'exécution de l'obligation principale, l'assistance, ne saurait être réclamée en justice. En revanche, les obligations accessoires engendrées par une telle espèce de convention, et essentiellement l'obligation accessoire de sécurité, peut obliger l'assisté: la convention d'assistance emporte nécessairement pour l'assisté l'obligation de réparer les conséquences des dommages corporels subis par celui auquel il a fait appel. La convention d'assistance bénévole engendre donc une obligation contractuelle de sécurité au profit de l'assistant et à charge de l'assisté. L'assistant sera indemnisé même lorsqu'il a commis des fautes lors de l'action qu'il accomplit par dévouement, à l'exception des dommages qui sont une suite d'une faute caractérisée, lourde ou grave.

Si la convention d'assistance emporte nécessairement pour l'assisté l'obligation de réparer les conséquences des dommages subis par celui auquel il a fait appel, l'assisté peut à son tour être victime dans le cadre de cette convention d'assistance et être indemnisé. 1 v. Cass. fr. 3e civ. 28 juin 2006, D. 2006, 2963; Cour d'appel 13 février 2008, n° 32877 du rôle. V. cependant Cour d'appel 5 mars 2008, n° 19272 du rôle, qui a déclaré également réparable, à côté des frais exposés, les possibilités sacrifiées pour se mettre en mesure de s'engager.2 La victime peut alors invoquer contre le gardien conducteur du véhicule l'article 1384, alinéa 1 er du code civil, v. Cass. 25 juin 1970, Pas. 21, 295

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L'obligation à laquelle est tenu l'assistant ne saurait cependant, dans ces circonstances, être qu'une obligation de moyens et il appartient à la victime de prouver la faute dont le débiteur aurait à répondre.

Dès lors que le juge découvre dans les relations des parties une convention d'assistance bénévole, il déclarera la demande d'indemnisation basée sur la responsabilité délictuelle irrecevable, par application du principe de non-cumul des deux ordres de responsabilité contractuelle et délictuelle.

Pour les opérations de sauvetage se déroulant en l'absence de manifestation de toute volonté expresse ou tacite du bénéficiaire, la jurisprudence tend à écarter la base contractuelle au profit de la responsabilité délictuelle.

4° Les groupes de contrats

Les groupes de contrats correspondent à la situation dans laquelle deux ou plusieurs contrats sont liés entre eux de telle sorte que les événements affectant l'un peuvent avoir un effet sur les autres. Il est hors de doute que le membre du groupe qui subit un dommage causé par une inexécution contractuelle imputable au débiteur de son débiteur, peut engager la responsabilité de celui-là: ainsi, le bailleur victime du sous-locataire peut agir contre celui-ci, de même que le maître de l'ouvrage a une action en responsabilité contre le fournisseur de matériaux défectueux à l'entrepreneur. Ce qui importe dans le cadre de la présente étude, c'est de savoir si celui qui n'a pas de lien contractuel direct avec le responsable du dommage dispose contre ce dernier d'une action en responsabilité délictuelle ou contractuelle. On peut observer, dans ce contexte, un alignement de la jurisprudence luxembourgeoise sur la jurisprudence française qui a eu en la matière un cheminement mouvementé.

Pendant longtemps, en France, le strict respect de l'effet relatif des conventions imposé par l'article 1165 du code civil a conduit à considérer que l'action en responsabilité entre parties non contractantes était soumise aux règles de la responsabilité délictuelle.

Exception était cependant faite de l'action en garantie exercée par le sous-acquéreur contre le fabricant ou le vendeur initial1, la justification en étant que, dans cette hypothèse, il y a acquisition d'un droit de propriété sur la chose, l'action étant transmise avec celle-ci. Cette solution ne vaut pas seulement en cas de ventes successives, mais également en cas de successions de contrats de vente et de louage d'ouvrage, p. ex. en matière de construction immobilière, où le maître de l'ouvrage peut alors exercer une action en responsabilité contractuelle contre le fournisseur auprès duquel l'entrepreneur a acquis des matériaux pour les incorporer dans l'ouvrage. La jurisprudence admet pareillement que la créance de garantie découlant des articles 1792 et 2270 du code civil est transmise comme un accessoire de la chose vendue aux sous-acquéreurs. Par conséquent, ceux-ci peuvent rechercher directement la responsabilité du constructeur sur le fondement des articles 1792 et 2270 du code civil, la base délictuelle étant exclue. – Le mécanisme de la transmission des actions en garantie contractuelles a pour corollaire nécessaire l'application du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, et partant l'interdiction pour le sous-acquéreur d'agir contre le vendeur initial ou contre un autre vendeur antérieur sur la base de la responsabilité délictuelle.

1 Cass. fr. ass. plén. 7 février 1986, D. 1986, p. 293, note A. BÉNABENT, JCP 1986, II, 20616, note P. MALINVAUD

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Ces solutions ont en commun la circonstance qu'elles s'appliquent à une chaîne de contrats impliquant un transfert successif d'un droit de propriété sur un bien donné.

Dans le cas de figure où la chaîne de contrats ne réalise en revanche pas un tel transfert successif du droit de propriété sur un bien donné, la jurisprudence française a éprouvé de sérieuses difficultés à trouver sa voie jusqu'à ce que, par un arrêt du 12 juillet 1991, l'assemblée plénière de la Cour de cassation tranche en faveur de la nature délictuelle de l'action exercée entre des personnes qui ne sont pas contractuellement liées.1 L'arrêt a été rendu à l'occasion d'une sous-traitance immobilière, l'action dirigée par le maître de l'ouvrage contre les sous-traitants de l'entrepreneur étant de nature délictuelle. La jurisprudence luxembourgeoise est dans le même sens.2

La doctrine française s'accorde pour affirmer que l'arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 1991 ne condamne que la qualification contractuelle des actions qui ne sont pas fondées sur la transmission de la chose et laisse intacte la solution adoptée antérieurement au sujet des groupes de contrats réalisant une transmission d'une chose entre les différents membres de la chaîne.

De cette manière, l'état actuel de la jurisprudence peut être résumé comme suit: en cas de chaînes de contrats translatives de propriété, qui réalisent la transmission d'une chose entre les différents membres d'une chaîne, que les contrats soient homogènes (ex.: ventes) ou hétérogènes (ex.: vente et louage d'ouvrage), l'action en responsabilité entre membres du groupe est de nature contractuelle, tandis qu'en cas de groupes de contrats n'emportant pas transmission de la propriété d'une chose (ex.: action du maître de l'ouvrage contre le sous-traitant de l'entrepreneur; chaîne formée d'une location et d'une sous-location), l'action est de nature délictuelle.

b) Un lien contractuel entre la victime et le responsable

Le régime de la responsabilité contractuelle entre en jeu dès lors que le dommage subi par le créancier résulte de l'inexécution, par le débiteur, de l'obligation – principale ou secondaire – mise à sa charge par le contrat. En revanche, dès lors qu'il est constaté que la défaillance du débiteur ne consiste pas dans l'inexécution d'une obligation née du contrat, celle-ci ne peut être génératrice que des règles de la responsabilité délictuelle, quand bien même une convention existerait entre les deux protagonistes. Il doit y avoir un rapport nécessaire entre le contrat et le dommage. La solution découle de l'effet relatif des contrats.

Les domaines respectifs des deux régimes de responsabilité sont ainsi délimités selon cette équation très simple à énoncer: si les conditions positives de la responsabilité contractuelle ne sont pas remplies, le régime délictuel doit être retenu. Ayant une vocation générale et résiduelle, ce dernier constitue le droit commun de la responsabilité. – La règle du non-cumul des deux ordres de responsabilité assure le respect effectif des frontières entre les deux régimes.

1 Cass. fr. ass. plén. 12 juillet 1991, BESSE, D. 1991, 549, note J. GHESTIN; JCP 1991, II, 21743, note G. VINEY; de manière moins nette Cass. fr. 3e civ. 28 novembre 2001, D. 2002, p. 1442, note J.-P. KARILA, JCP 2002, I, 186, n° 2, obs. G. VINEY, R.T.D.C. 2002, p. 104, obs. P. JOURDAIN, et dans le sens d'une remise en cause de la solution retenue par l'arrêt de l'assemblée plénière du 12 juillet 1991, Cass. fr. com. 22 mai 2002, R.T.D.C. 2003, p. 94, obs. P. JOURDAIN2 Cass. 11 janvier 1990, Pas. 27, 350

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La réalité des choses révèle cependant des hypothèses dans lesquelles la distinction ne s'impose pas avec évidence.

La question de savoir si la responsabilité délictuelle à l'égard du tiers ne peut être engagée que si la faute contractuelle se double en quelque sorte d'une «faute extérieure» ou «détachable du contrat», ce qui exprime le principe de la «relativité de la faute contractuelle», ou si, en revanche, l'inexécution contractuelle constitue de plein droit une faute délictuelle de nature à engager la responsabilité du débiteur envers les tiers dès lors que ceux-ci ont subi un dommage causé par cette inexécution, est controversée. – Il semble que la jurisprudence française s'oriente désormais dans le sens de l'abandon de l'exigence d'une faute délictuelle autonome, détachable du contrat. Désormais, tout "manquement contractuel" causant, en quelque sorte par ricochet, un dommage à un tiers, autorise celui-ci à s'en prévaloir contre son auteur.1

Le tiers peut être victime d'une faute contractuelle, on vient de le voir. Il peut encore être complice de l'inexécution d'une obligation contractuelle: lorsqu'il participe sciemment à la violation d'une obligation contractuelle par le débiteur, il encourt de ce chef une responsabilité. S'il ne manque pas, sans doute, à un devoir contractuel, il faillit au devoir général de ne pas nuire à autrui, sanctionné par les règles de la responsabilité délictuelle.

2. L'étendue du champ contractuel

Les obligations du contrat ne se limitent pas à l'objet directement négocié par les parties (a). La jurisprudence a découvert un certain nombre d'obligations accessoires qui alourdissent la responsabilité du débiteur (b).

a) Les obligations principales

Pour qu'une responsabilité contractuelle puisse être engagée, il ne suffit pas que le dommage ait été causé à l'occasion de l'exécution d'un contrat, il faut encore qu'il résulte de l'inexécution d'une obligation engendrée par le contrat à charge de l'un des contractants.

Il n'y a pas de problème majeur lorsqu'il s'agit de la violation d'une obligation contractuelle principale, comme p. ex. l'obligation du vendeur de livrer la chose vendue, ou celle de l'acheteur d'en payer le prix. Or, pratiquant «l'art de faire parler le contrat», les tribunaux ont découvert et découvrent des obligations «accessoires» que ni les parties ni la loi n'ont expressément prévues.

b) Les obligations accessoires

On peut trouver la base légale des obligations contractuelles accessoires que les parties n'ont pas expressément prévues dans l'article 1135 du code civil qui dispose que les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature. La défaillance contractuelle peut naître de l'inexécution d'une obligation principale, contenue expressément dans le

1 Cass. fr. ass. plén. 6 octobre 2006, D. 2006, p. 2825, note G. VINEY

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contrat, ou de l'inexécution d'une obligation secondaire découlant tacitement et objectivement du contrat comme étant une des suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature.

On ne passera en revue que les deux obligations accessoires les plus importantes, à savoir l'obligation de sécurité (1°) et l'obligation de renseignement et de conseil (2°).

1° L'obligation accessoire de sécurité

L'obligation contractuelle accessoire de sécurité a été «découverte», en France, en 19111, dans le contrat de transport2 de personnes aux fins d'une meilleure indemnisation des dommages subis par les voyageurs au cours de l'exécution du contrat. L'obligation de sécurité présentait en effet l'avantage considérable, dans la mesure où elle n'était alors conçue que comme une obligation de résultat, de soulager la victime d'avoir à rapporter la preuve de la faute du transporteur comme c'était le cas jusqu'alors. Cette obligation de sécurité était en quelque sorte le pendant, en matière contractuelle, de l'interprétation audacieuse de l'article 1384, alinéa 1er du code civil que la Cour de cassation française avait retenue dès 1896 en mettant à charge du gardien de la chose une présomption de faute doublée d'une garantie des vices de la chose.

L'obligation de sécurité connut dans la suite un succès grandissant et elle fut étendue au-delà du contrat de transport à tous les contrats par lesquels un professionnel met à la disposition de sa clientèle un matériel ou des installations dont l'utilisation peut être source d'accidents.

La jurisprudence luxembourgeoise affirme l'existence d'une telle obligation, qui peut être de résultat ou de moyens, selon les hypothèses, dans le chef de la plupart des professionnels. Elle écarte en revanche toute obligation de sécurité à charge de l'exploitant d'un magasin à l'égard des personnes entrant dans les locaux commerciaux en vue d'y effectuer des achats éventuels. La responsabilité du négociant du fait de l'organisation, du fonctionnement et de la surveillance de son magasin, dont l'entrée est libre, doit être recherchée sur le fondement de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle. La même solution doit s'appliquer en cas d'accident survenu au parking mis à la disposition de la clientèle par l'exploitant. Il en est encore de même du garagiste qui n'assume pas d'obligation de sécurité à l'égard des personnes qui entrent dans son garage en vue de s'y livrer à des achats. – Il en va différemment lorsque le dommage est causé par une chose prêtée par le magasin, comme un chariot à roulettes, auquel cas la responsabilité contractuelle de l'exploitant est retenue.

L'obligation de sécurité est aujourd'hui très fortement contestée par la doctrine qui reproche aux tribunaux de lui reconnaître un domaine excessivement étendu. Eu égard à la circonstance qu'en dépit du principe affirmé par la jurisprudence selon lequel l'obligation de sécurité est de résultat, sauf circonstances spéciales, l'écrasante majorité des obligations de sécurité est de moyens, et que par l'effet du principe du non-cumul des responsabilités

1 Cass. fr. Civ., 21 novembre 1911, S. 1912, I, 73, note Lyon-Caen2 En France, il n'y a pas de loi sur le contrat de transport de personnes et l'affirmation d'une obligation contractuelle accessoire de sécurité n'a pu se faire que par une interprétation des dispositions du code civil. Au Luxembourg, c'est une loi du 8 février 1908, ayant modifié l'article 1784 du code civil, qui établit à charge du transporteur de personnes (comme de marchandises) une obligation de résultat de mener les passagers sains et saufs à destination.

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contractuelle et délictuelle, les victimes se voient privées de se prévaloir du régime favorable de la responsabilité délictuelle, et surtout de la présomption de responsabilité découlant de la responsabilité du fait des choses.

2° L'obligation accessoire de renseignement et de conseil1

Le professionnel se voit imposer, outre l'exécution de son obligation principale, une obligation accessoire de renseignement et de conseil, l'obligeant d'éclaircir le client profane afin que son choix soit effectué en pleine connaissance de cause, de lui indiquer la voie la meilleure et de le pousser à l'adopter.

L'obligation de renseignement se retrouve d'ailleurs tant dans la phase pré-contractuelle, par exemple au sujet des propriétés d'un matériel à acheter, auquel cas son inobservation est sanctionnée par les règles de la responsabilité délictuelle, que dans la phase d'exécution du contrat où elle donne lieu à une responsabilité contractuelle. Dans certaines circonstances, la frontière entre obligation pré-contractuelle et obligation contractuelle est difficile à tracer, tout comme celle entre l'obligation de sécurité et l'obligation de renseignement, l'une pouvant prendre la place de l'autre.

L'obligation d'information est en général de moyens. La jurisprudence française la plus récente semble cependant vouloir opérer un renversement de la charge de la preuve en exigeant, à propos de l'obligation de conseil du médecin. La doctrine approuve généralement la solution et souhaite même son extension à tous les professionnels tenus d'une obligation d'information.

Le but recherché par les tribunaux, lorsqu'ils affirment l'existence d'une obligation d'information ou de conseil, consiste à compenser l'inégalité de compétence des contractants. Une telle obligation existe chaque fois qu'il existe un déséquilibre des connaissances entre les contractants, c'est-à-dire lorsque l'une des parties ignore légitimement des informations qui lui étaient utiles et que l'autre connaissait ou se devait de connaître. Ces conditions de l'obligation de renseignement existent très souvent entre professionnels et consommateurs, mais pas exclusivement, elles peuvent également exister entre profanes ou entre professionnels de spécialités différentes.

Le vendeur a l'obligation de fournir à l'acheteur toutes les informations utiles pour le bon usage de la chose vendue, ce qui se fait d'ailleurs la plupart du temps par le mode d'emploi joint au produit. Cette obligation n'est pas une simple manifestation de la garantie des vices cachés, mais une obligation autonome.

L'étendue de l'obligation d'information varie avec la qualification de l'acheteur. Ce dernier ne saurait se contenter d'un rôle passif et doit solliciter l'information de la part du vendeur et lui préciser l'usage auquel il destine la chose. Il a une véritable obligation de s'informer lui-même. Ce rôle de l'acheteur est à apprécier d'autant plus strictement s'il est un professionnel de la même spécialité que le vendeur, ou qu'étant profane, il se fait assister par un spécialiste. Dans certains contrats en effet, l'information est réciproque, un dialogue devant

1 Une partie de la doctrine opère une distinction entre l'obligation de renseignement d'une part, et l'obligation de conseil d'autre part. Etant donné que la jurisprudence luxembourgeoise ne fait en général pas la distinction, sauf en ce qui concerne certains contrats bancaires, on traitera l'obligation de renseignement et l'obligation de résultat comme deux aspects d'une même obligation.

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s'instaurer entre les partenaires. C'est ainsi qu'il a été affirmé que la mise en place d'un système informatique exige un dialogue entre le fournisseur et l'utilisateur.

B. L'inexécution contractuelle

En matière de responsabilité contractuelle comme en matière de responsabilité délictuelle, le principe reste l'exigence d'une faute (1.). Cependant, sous l'influence de la doctrine, la jurisprudence a été amenée à alléger l'exigence de la preuve d'une faute au sujet de certaines obligations contractuelles n'impliquant que très peu d'aléas quant au résultat promis (2.). La victime a, en principe, le choix entre l'exécution forcée du contrat ou l'allocation de dommages-intérêts (3.).

1. La faute contractuelle

Encore que l'article 1147 du code civil n'emploie pas le mot de faute, il est admis que le manquement à une obligation contractuelle soit qualifié de faute contractuelle. Il a été affirmé qu'il n'existe pas de différence fondamentale entre ce qu'il est convenu d'appeler «faute contractuelle», «défaillance contractuelle», ou encore «inexécution contractuelle», et la faute délictuelle ou quasi délictuelle. Ceci entraîne que tant la «faute» contractuelle que la faute délictuelle doivent être appréciées in abstracto.

Malgré la similitude entre la faute contractuelle et la faute délictuelle, il ne semble pas inutile d'insister sur ce que le point de départ pour le comportement fautif est quand-même différent: en matière contractuelle, les parties sont déjà en relations et c'est dans l'exécution de celles-ci qu'elles doivent se comporter de manière convenable. Le code civil contient une disposition qui formule l'exigence à l'égard des parties en la matière: l'article 1134 dispose que les conventions doivent être exécutées de bonne foi.

Les tribunaux sont amenés à insister de plus en plus sur cette exigence de bonne foi qui constitue un véritable principe d'exécution de tout contrat et qui englobe les exigences de confiance réciproque et de loyauté, voire d'efficacité en vertu desquelles chacune doit à l'autre une collaboration qui permette au contrat de produire son plein effet. S'il n'est pas demandé aux parties d'être désintéressées et d'avoir une visée purement altruiste, le contrat doit cependant être équilibré, chacune des parties devant y trouver un avantage comparable.

A la différence de la responsabilité délictuelle, la responsabilité contractuelle accorde une importance à la gravité de la faute. Le code civil lui-même prévoit une aggravation de la responsabilité du débiteur contractuel coupable d'une faute intentionnelle. Ainsi par exemple, l'article 1150, qui exclut en principe la réparation du dommage imprévisible, réserve le cas du dol qui justifie une réparation intégrale. – Par ailleurs, les conventions limitatives ou exclusives de responsabilité ne couvrent pas le dommage causé par une faute intentionnelle ou lourde.

L'abus de droit se retrouve également en matière contractuelle.

2. Les obligations de moyens et de résultat

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Pour apprécier l'influence du contrat sur les responsabilités auxquelles sont exposés les contractants, il faut d'une part connaître les différentes obligations qui découlent directement ou accessoirement du contrat. Il faut d'autre part préciser le contenu ou la portée des obligations qui découlent du contrat.

A cet effet, deux articles du code civil fournissent des indications à première vue contradictoires. C'est ainsi que l'article 1147 dispose que "le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au payement de dommages-intérêts, soit à raison de l'inexécution, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part." A cette disposition qui envisage le contenu de l'obligation de manière sévère, de sorte à n'admettre l'exonération du débiteur qu'en cas de survenance d'une cause étrangère, s'oppose celle de l'article 1137 qui prévoit que "l'obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n'ait pour objet que l'utilité de l'une des parties, soit qu'elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y apporter tous les soins d'un bon père de famille," et fait donc peser la charge de la preuve de l'inexécution contractuelle sur la victime.

C'est à l'explication fournie par René DEMOGUE1, qui distingue entre «obligations de moyens» d'une part et «obligations de résultat» d'autre part, que la doctrine, suivie par la jurisprudence, s'est ralliée dans sa majorité. D'après cet auteur, l'article 1137 qui impose au débiteur d'apporter à l'exécution de son obligation "les soins d'un bon père de famille" concernerait uniquement les obligations dites «de moyens» ou encore «de prudence et de diligence», c'est-à-dire celles par lesquelles le débiteur s'engage à fournir la diligence normalement suffisante pour satisfaire le créancier, tandis que l'article 1147 ne viserait que les «obligations de résultat» ou «obligations déterminées», c'est-à-dire celles qui exigent du débiteur l'obtention d'un résultat précis et déterminé. D'après cette doctrine, la loi n'édicte pas une norme unique permettant de définir uniformément le contenu de toutes les obligations contractuelles. Elle admettrait au contraire que ces obligations peuvent avoir un contenu variable et se contenterait de les regrouper en deux catégories.

Le principal intérêt de la distinction se situe au niveau de la charge de la preuve. En présence d'une obligation de moyens, il ne suffit pas pour le créancier de prouver l'absence de résultat pour obtenir réparation, puisque le débiteur n'avait pas promis ce résultat. Il doit positivement établir que l'inexécution de l'obligation convenue tient au fait que le débiteur ne s'est pas comporté avec toute la diligence nécessaire, en d'autres mots qu'il a commis une faute. – En revanche, chaque fois que l'obligation inexécutée était une obligation de résultat, le créancier n'a plus à prouver la faute du débiteur; il se contente de prouver que le contrat comportait tel engagement déterminé à son profit et que cet engagement n'a pas été tenu. Le débiteur est alors présumé responsable et ne peut échapper à sa responsabilité qu'en prouvant la survenance d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure, la simple preuve d'une absence de faute n'étant pas suffisante. – Qu'il s'agisse cependant d'une obligation de résultat ou d'une obligation de moyens, le créancier doit rapporter la preuve que l'inexécution contractuelle qu'il invoque est imputable à la défaillance du débiteur contractuel. L'obligation de résultat n'engendre en effet pas de responsabilité objective sans faute, mais l'absence du résultat promis fait présumer de l'inexécution fautive du contrat.

Toute la difficulté réside alors dans la détermination des critères de distinction entre l'obligation de moyens et l'obligation de résultat.

1 Traité des obligations en général, tome V, Paris 1925, n° 1237

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En partant de la division classique entre obligations de donner, de faire et de ne pas faire, qui résulte du code civil, les deux premières catégories constituent invariablement des obligations de résultat.

Concernant les obligations de faire, qui peuvent être de résultat ou de moyens, toute la difficulté réside dans la détermination des critères de distinction entre l'obligation de moyens et l'obligation de résultat. Un premier critère, préalable en quelque sorte, consiste dans l'inexécution totale par opposition à l'exécution partielle ou défectueuse de l'obligation. En effet, des obligations qui sont en principe de moyens peuvent devenir des obligations de résultat en cas d'inexécution totale.

Les tribunaux accueillent favorablement deux des critères de distinction proposés par la doctrine, découlant l'un et l'autre du contenu de l'obligation: il s'agit du critère fondé sur l'existence d'un aléa dans l'exécution du contrat, d'une part, et de celui du rôle plus ou moins passif joué par la victime, de l'autre.

L'obligation qui tend à la réalisation d'un résultat en lui-même aléatoire, comme l'obligation de soins du médecin, ou celle que contracte l'avocat vis-à-vis de son client lorsqu'il lui promet son assistance, est une obligation de moyens car le débiteur ne garantit pas de résultat. En revanche, lorsque le résultat envisagé doit être normalement atteint par la mise en œuvre des techniques dont dispose ou devrait disposer le débiteur et qu'il maîtrise ou devrait maîtriser, comme c'est le cas du vendeur qui promet de livrer une chose conforme à la commande et sans vice, pour le transporteur qui s'engage à conduire le voyageur sain et sauf à destination, pour le constructeur qui s'engage à édifier un immeuble conforme aux règles de l'art et exempt de malfaçons, l'obligation est généralement de résultat.

Par ailleurs, l'attitude plus ou moins active du créancier dans l'exécution de l'obligation, la liberté d'action dont il dispose constitue un indice de la qualification d'obligation de moyens, tandis que l'attitude passive du créancier, son impuissance à s'affranchir des conditions imposées par le débiteur sont considérées comme signes de l'appartenance à la catégorie des obligations de résultat. En définitive, le critère de l'attitude du créancier apparaît être un doublet du critère fondé sur la prise en considération du caractère aléatoire de l'obligation, sa contre-épreuve. En effet, la participation active du créancier est créatrice d'un aléa pour le débiteur. C'est dans ce contexte que la jurisprudence a recours à la notion d'acceptation des risques par la victime. La pratique de tout sport implique de la part de ceux qui s'y livrent l'acceptation de certains risques. La victime d'un accident n'est cependant censée accepter que les risques normaux inhérents à une activité, et non des risques anormaux. Si le fait de prendre des risques anormaux est prouvé, alors l'attitude de la victime est fautive et elle conduit à une exonération partielle du débiteur de l'obligation de sécurité.

Finalement la jurisprudence se montre plus exigeante à l'égard de celui dont les services sont rémunérés qu'à l'égard de celui qui assume une obligation de manière gratuite.

La jurisprudence prend par ailleurs le soin de souligner le caractère subsidiaire des critères fondés sur l'aléa et la participation plus ou moins active du créancier dans l'exécution de l'obligation. En effet, ces critères n'entrent en ligne de compte qu'à défaut d'autres circonstances permettant de découvrir la volonté des parties. Ils ne constituent, dans cette optique, que des indices permettant de scruter la volonté implicite des parties. Mais il est tout

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à fait loisible à celles-ci de stipuler expressément que les obligations assumées respectivement sont de résultat ou de moyens.

Dans certaines circonstances, en particulier en cas de perte de la chose confiée au cocontractant, par exemple en vue d'y effectuer un travail, la qualification d'obligation de résultat ou de moyens perd de son importance en ce que le régime d'exonération est le même: tirant argument de l'article 1302 du code civil en vertu duquel lorsque le corps certain et déterminé qui était l'objet de l'obligation vient à périr, l'obligation est éteinte si la chose a péri ou a été perdue sans la faute du débiteur, les tribunaux admettent, en cas de perte ou de destruction de la chose, que le débiteur peut échapper à sa responsabilité en prouvant qu'il n'a pas commis de faute. Il y a dans ce cas entrecroisement entre l'obligation de restitution – qui reste de résultat – et l'obligation de garde. Concernant cette dernière obligation, en cas de perte de la chose, il existe donc, une présomption de faute à charge du débiteur qui reste en deçà de la présomption de responsabilité qui pèse sur lui en cas d'obligation de résultat ordinaire, mais qui va alourdir la situation normale du débiteur d'une obligation de moyens en ce qu'il doit rapporter la preuve qu'il a apporté les soins d'un bon père de famille à la conservation de la chose, donc qu'il n'a pas commis de faute. – Les obligations respectives sont donc, dans ces cas, soit une obligation de résultat atténuée, dans ce sens que le débiteur est présumé en faute et qu'il lui appartient de s'exonérer par la preuve, non d'une cause étrangère, il est vrai, mais de l'absence de faute, soit une obligation de moyens renforcée, impliquant une appréciation plus sévère du comportement du débiteur, la charge de la preuve incombant cependant, en principe, au créancier.

3. La sanction de l'inexécution contractuelle

En matière de responsabilité contractuelle, le rétablissement de la légalité est obligatoire pour le juge. Il faut en distinguer la réparation, dont la forme et l'étendue relèvent de l'appréciation du juge.

Le créancier d'une obligation de faire a le droit de réclamer l'exécution en nature chaque fois qu'il y a possibilité de l'imposer et il ne doit se contenter de dommages-intérêts, c'est-à-dire d'une satisfaction par équivalent que lorsque l'exécution en nature est impossible. La solution, bien ancrée en jurisprudence, est contraire au texte de l'article 1142 du code civil, aux termes duquel "toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages-intérêts en cas d'inexécution", ce qui a amené un auteur à estimer que ce texte a subi le sort d'une peau de chagrin.

Toute inexécution d'un contrat ouvre par ailleurs une action en paiement par équivalent au créancier de l'obligation inexécutée, mal exécutée ou exécutée avec retard. Toutefois, lorsque le débiteur, assigné par le créancier en dommages-intérêts pour inexécution, offre d'exécuter sa prestation, le juge doit ordonner l'exécution de l'obligation contractuelle. L'offre d'exécuter émanant du débiteur ne s'impose cependant que si elle est satisfactoire. Elle n'est pas satisfactoire si le créancier a légitimement pu perdre confiance dans la compétence de son cocontractant. Dans ce contexte, il ne faut pas perdre de vue qu'en principe, le créancier ne s'adresse à la justice qu'après une mise en demeure restée infructueuse. Ce n'est en effet qu'après une telle démarche que le débiteur peut être considéré comme ayant défailli à ses obligations contractuelles, hormis le cas, bien entendu, où la mise en demeure ne se conçoit pas ou n'est pas nécessaire. Dans les hypothèses où une mise en

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demeure est nécessaire, le juge accordera donc «une deuxième chance» au débiteur qu'il autorise à s'exécuter en nature.

Faculté de remplacement: les tribunaux restent attachés avec une certaine sévérité au principe posé par l'article 1144 du code civil qui dit qu'en cas d'inexécution contractuelle, le créancier peut être autorisé à faire exécuter lui-même l'obligation aux dépens du débiteur. En se remplaçant lui-même sans autorisation judiciaire préalable, en procédant donc unilatéralement à la résolution du contrat, le créancier ne saurait répercuter le prix du remplacement sur le débiteur. – Certains arrêts précisent cependant que l'urgence, voire un besoin impérieux de rapidité, fait disparaître cette obligation. – D'autres décisions posent comme conditions la mise en demeure préalable du débiteur, un temps raisonnable laissé au débiteur pour qu'il puisse exécuter son obligation, et un remplacement aussitôt après l'expiration du délai imparti par la mise en demeure infructueuse. Il faut ensuite que le cocontractant qui a failli à son obligation soit averti du remplacement de manière qu'il ne prenne plus ses dispositions pour tenter encore d'exécuter le contrat.

Le créancier a par ailleurs, en vertu de l'article 1143 du code civil, la faculté de demander la suppression du résultat d'une activité contraire aux engagements contractuels, p. ex. des constructions illicites, exécutées par inobservation d'un engagement de ne pas construire.

Le choix entre l'exécution forcée et la résolution du contrat n'existe que lorsque les deux solutions demeurent réalisables. Tel n'est plus le cas lorsque l'exécution des obligations du débiteur est devenue impossible, que ce soit par son propre fait ou pour cause de force majeure, ou que la partie envers laquelle le contrat n'a pas été exécuté, n'est elle-même plus en mesure de fournir la prestation à laquelle elle s'est engagée, p. ex. lorsque le litige a trait à des services d'ores et déjà rendus.

Lorsque la résolution du contrat ne suffit pas à désintéresser intégralement le créancier, celui-ci peut obtenir, en plus, des dommages-intérêts. Les dommages-intérêts sollicités en plus de la résolution du contrat ne sont, par définition, pas une exécution par équivalent, le contrat étant en effet résolu dans cette hypothèse. Les dommages-intérêts en question se justifient par la considération que la résolution ne suffit pas à désintéresser le créancier. Ils ne doivent pas représenter une forme d'exécution totale ou partielle du contrat.

Même la victime d'une erreur ou d'un dol, qui aurait le droit de demander l'annulation d'un contrat, peut se limiter à demander des dommages-intérêts. Elle peut également demander l'annulation et des dommages-intérêts, au cas où l'annulation ne répare pas intégralement le dommage causé par le vice du consentement.

Aucune disposition légale ne soumet l'allocation de dommages-intérêts pour inexécution d'une obligation contractuelle à la condition préalable d'une résolution du contrat.

§ 2: Les aménagements conventionnels de la responsabilité contractuelle

A la différence de la responsabilité délictuelle, qui ne saurait faire l'objet de conventions avant qu'elle ne soit encourue, la responsabilité contractuelle est, en principe, à la disposition des parties qui peuvent, sous le contrôle du juge toutefois, prévoir des aménagements conventionnels aux responsabilités qu'elles peuvent le cas échéant encourir en

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cas d'inexécution ou d'exécution défectueuse de leurs obligations contractuelles. Ces aménagements peuvent porter soit sur la responsabilité encourue (A), soit sur le dommage, en d'autres mots sur le montant des dommages-intérêts à payer en cas d'inexécution (B).

A. Les clauses limitatives ou exclusives de responsabilité

Si les tribunaux admettent, avec certaines réticences, l'efficacité des clauses contractuelles d'exclusion ou de limitation de responsabilité (1.), la jurisprudence et le législateur ont posé des règles strictes concernant la preuve de l'acceptation de telles clauses (2.).

1. La validité des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité

La validité des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité est admise par la jurisprudence et même, de manière implicite, par la loi.1

De telles clauses s'interprètent de manière restrictive, mais même des clauses de style sont valables.

Par ailleurs, l'efficacité des clauses en question est limitée par la jurisprudence qui décide de manière constante qu'elles ne sauraient couvrir les fautes lourdes. Comme les fautes pénales ne peuvent à leur tour être couvertes par de telles clauses, seules les fautes légères peuvent l'être.

Une telle clause ne saurait davantage vider le contrat de sa substance, en faisant porter la clause sur une obligation essentielle du contrat.

Contrairement à une opinion largement répandue, les dommages causés à la personne ne sont pas, a priori, exclus du champ d'application des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité.

Des clauses relatives à la non-garantie du fait de l'existence de vices cachés, insérées dans un contrat de vente, sont des clauses valables, sauf en cas de contrat de vente conclu entre un professionnel et un consommateur, mais elles ne peuvent jouer en faveur du vendeur que si celui-ci est de bonne foi. La preuve de la connaissance du vice doit être rapportée par l'acheteur. – Entre vendeurs occasionnels, les clauses de non-garantie sont valables. Mais de telles clauses ne sauraient couvrir la mauvaise foi du vendeur, en ce sens qu'il ne saurait être déchargé de la garantie des vices lorsqu'il les a connus au moment de la vente, mais a omis d'en avertir son cocontractant. La mauvaise foi du vendeur doit être établie par l'acquéreur.

Une clause selon laquelle un objet est vendu "dans l'état où il se trouve, bien connu de l'acheteur", et une clause selon laquelle un objet est vendu "en l'état", ne constituent pas de clauses de non-garantie des vices cachés.

1 cf. l'article 2, 21° de la loi modifiée du 25 août 1983 relative à la protection juridique du consommateur

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2. La preuve de l'acceptation des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité

Les clauses exclusives ou limitatives de responsabilité sont normalement contenues dans des conditions générales et la question de la preuve de leur acceptation s'inscrit dans le cadre du problème général de l'acceptation de ces conditions générales qui ne sont pas librement négociées par les parties, mais préétablies dans des contrats d'adhésion.

Le siège de la matière est l'article 1135-11 du code civil qui consacre pour l'essentiel une jurisprudence bien assise.

On ne saurait d'ailleurs trop insister sur ce qu'à la différence des articles 1er et 2 de la loi du 25 août 1983 relative à la protection juridique du consommateur, qui sanctionnent les clauses abusives, mais seulement en tant qu'elles sont stipulées au détriment des consommateurs, l'article 1135-1 est d'application générale et régit donc les relations tant des consommateurs que des non-consommateurs, y compris les commerçants, qu'il y ait ou non un déséquilibre économique entre les parties.

Les conditions générales de vente ne sont opposables que si le cocontractant les a connues lors de la conclusion du contrat et les a acceptées. L'article 1135-1, al. 1 er du code civil n'exige pas que la partie contractante ait signé les conditions générales d'un contrat préétabli, mais qu'il suffit qu'elle ait été en mesure de les connaître lors de la signature du contrat. Ainsi, si les parties mettent leur signature sous la mention, en caractères gras et bien lisibles, qu'elles déclarent avoir pris connaissance des conditions générales et spéciales de vente imprimées au verso du contrat et qu'elles les acceptent sans réserve ni limitation, elles sont censées les connaître et les accepter. En revanche, lorsque les conditions générales se trouvent imprimées sur le verso du contrat alors que l'acheteur a uniquement signé le recto du contrat qui, lui, ne contient pas de mention spéciale renvoyant aux conditions générales, le client n'ayant par ailleurs pas signé le verso, l'acceptation des conditions générales n'est pas prouvée. Les conditions générales peuvent même se trouver intégrées dans le corps du contrat.

B. Les clauses pénales

Si les clauses pénales jouissent d'un engouement certain, tant auprès des personnes privées que parmi les professionnels, en raison de leur efficacité (1.), il a été souligné qu'elles constituent l'instrument de la tyrannie des groupes, des puissants ou des habiles, ce qui a incité d'abord les tribunaux, puis le législateur, à en tempérer les conséquences les plus injustes (2.).

1 art. 1135-1 du code civil:"Les conditions générales d'un contrat préétablies par l'une des parties ne s'imposent à l'autre que si

celle-ci a été en mesure de les connaître lors de la signature du contrat et si elle doit, selon les circonstances, être considérée comme les ayant acceptées.

Il appartient à la partie qui prétend qu'une clause d'un contrat n'a pas été préétablie d'en rapporter la preuve.

Une clause est toujours considérée comme n'ayant pas fait l'objet d'une négociation individuelle lorsqu'elle a été rédigée préalablement par l'une des parties et que l'autre partie n'a, de ce fait, pas pu avoir d'influence sur son contenu, notamment dans le cadre d'un contrat d'adhésion.

Le fait que certains éléments d'une clause ou d'une clause isolée aient fait l'objet d'une négociation individuelle n'exclut pas l'application du présent article au reste d'un contrat si l'appréciation globale permet de conclure qu'il s'agit malgré tout d'un contrat d'adhésion."

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1. Le principe: une évaluation forfaitaire des dommages-intérêts

La clause pénale est celle par laquelle une personne, pour assurer l'exécution d'une obligation s'engage à quelque chose en cas d'inexécution (article 1226 du code civil). Elle constitue "une évaluation conventionnelle et forfaitaire des dommages et intérêts contractuels qui a précisément pour but d'éviter les difficultés d'évaluation judiciaire des dommages et intérêts en établissant un forfait qui supprime toute discussion sur la réalité et l'importance du préjudice."1 Selon une autre formule, la clause pénale est une évaluation conventionnelle et forfaitaire des dommages-intérêts redus "indépendamment de la question des consistance, voire existence d'un préjudice quelconque causé par l'inexécution visée, le préjudice résultant de ce manquement étant présumé correspondre au montant forfaitairement fixé par les parties."2 Elle a pour effet de dispenser le créancier, en cas d'inexécution, d'établir qu'il a subi un dommage et de fixer conventionnellement le montant de ce dommage. Certains arrêts sont allés jusqu'à affirmer que les parties sont libres de déterminer les moyens de contrainte destinés à assurer "même à défaut de préjudice", l'exécution de leurs conventions. Ces décisions mettent en évidence la double fonction de la clause pénale: à côté de sa fonction indemnitaire, celle-ci a également une fonction comminatoire.

Il n'en demeure pas moins qu'étant donné que la clause pénale sanctionne une inexécution contractuelle, le créancier reste toujours obligé de rapporter la preuve d'une telle inexécution ou d'un retard dans l'exécution imputable au débiteur. Au demeurant, le débiteur peut échapper à l'application de la clause pénale lorsqu'il rapporte la preuve, respectivement qu'il n'a pas commis de faute ou que l'inexécution est due à une cause étrangère.

La clause pénale ne doit pas être confondue avec la clause de dédit qui offre au débiteur la faculté de se dispenser de son engagement en payant un montant convenu d'avance.

Le montant de la clause pénale peut être alloué par le juge des référés à titre de provision.

2. L'exception: l'annulation ou la réduction des clauses excessives

Il est apparu à un certain moment, surtout avec l'emploi généralisé des contrats d'adhésion, que le recours systématique au mécanisme de la clause pénale en faveur des fournisseurs, conduisait à des abus.

Les tribunaux inférieurs furent les premiers à réagir. C'est ainsi qu'ils commencèrent par déclarer nulles comme étant contraires à l'ordre public (art. 6 c. civ.) certaines clauses pénales. Mais ces décisions ne trouvèrent grâce ni devant la Cour d'appel ni devant la Cour de cassation qui estimaient que la clause pénale fait la loi des parties qui sont libres de déterminer les moyens de contrainte destinés à assurer, même à défaut de préjudice, l'exécution de leurs conventions.

Par une loi du 15 mai 1987, le législateur a modifié les articles 1152 et 1231 du code civil3 pour conférer au juge, dans l'intérêt de la protection des plus faibles, un pouvoir dérogatoire à l'autonomie de la volonté, lui permettant de modérer la peine en équité en cas

1 Cour d'appel 2 octobre 1996, Pas. 30, 1452 Cour d'appel 29 octobre 1997, n° 17996 du rôle

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d'abus évident dans la stipulation du montant de la clause pénale ou d'exécution partielle de l'obligation. Les nouveaux articles 1152 et 1231 du code civil sont la reproduction littérale des dispositions introduites en France par une loi du 9 juillet 1975.

Il est vrai que même sous le nouveau régime, le maintien de la peine convenue est la règle et la modification de cette peine est l'exception. – D'autre part cependant, les tribunaux sont désormais plus enclins à réduire les clauses pénales qu'ils jugent manifestement excessives. En principe encore, la réduction n'est possible que si la clause pénale est manifestement excessive, et non lorsqu'elle est seulement supérieure au préjudice subi. Le caractère manifestement excessif d'une clause pénale se mesure selon plusieurs critères admis par la jurisprudence. Il faut qu'il y ait une trop grande disproportion entre la peine et le dommage réellement subi par le bénéficiaire de ladite clause et le montant de l'indemnité stipulée. Un autre critère consiste dans l'examen de la situation respective des parties pour le cas où la clause pénale devrait être appliquée dans toute sa rigueur; il serait en effet injuste que par son application, le créancier tire un avantage plus grand de l'inexécution de l'obligation que de son exécution normale.1

Constituent des clauses pénales manifestement excessives celles qui procurent au créancier un bénéfice plus grand que l'exécution. Il en est de même en cas de revente sans perte du bien. La réduction est à opérer dans une limite située entre le préjudice effectivement souffert et le seuil au-delà duquel elle aurait un caractère manifestement excessif.

Réciproquement, lorsque le préjudice est supérieur au montant de la clause pénale stipulée, sans que celle-ci soit manifestement dérisoire, le créancier de dommages-intérêts doit se contenter du montant de la clause pénale, qui prévoit une réparation forfaitaire du préjudice subi.

La question de savoir si le bénéfice de la réduction des clauses pénales excessives doit être limité aux débiteurs de bonne foi, n'est pas résolue de manière univoque par la jurisprudence.

§ 3: La protection juridique du consommateur

La liberté contractuelle et l'autonomie de la volonté constituaient les bases du droit des obligations tel qu'il était conçu par les rédacteurs du code civil en 1804.

Ceci n'était pas sans présenter des inconvénients. En effet, l'égalité théorique de tous ignore l'inégalité économique des parties. En réalité il n'existe pas de liberté de contracter. Les contrats ne sont que très rarement le fruit d'une discussion entre partenaires égaux, mais constituent presque toujours l'adhésion d'une partie à un ensemble de stipulations préétablies. Il n'y a donc que la liberté ou bien de contracter ou bien de s'abstenir de contracter. Or, celui qui désire se faire ouvrir un compte en banque ou acquérir une voiture automobile n'a pas de

3 art. 1152 du code civil: "Lorsque la convention porte que celui qui manquera de l'exécuter paiera une certaine somme à titre de dommages-intérêts, il ne peut être alloué à l'autre partie une somme plus forte ni moindre.

Néanmoins, le juge peut modérer ou augmenter la peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire. Toute stipulation contraire est réputée non écrite."art. 1231: "Lorsque l'engagement a été exécuté en partie, la peine convenue peut être diminuée par le juge à proportion de l'intérêt que l'exécution partielle a procuré au créancier. Sans préjudice de l'application de l'article 1152 toute stipulation contraire est réputée non écrite."1 Cour d'appel 13 février 2008, n° 32290 du rôle

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véritable choix: s'il veut participer à la vie sociale normale, il n'a qu'à signer, à l'occasion d'actes somme toute assez banaux, des stipulations contractuelles pré-imprimées qu'il ne prend même pas la peine de lire, car de toute façon, il en ignore la signification et la portée. L'exercice serait inutile de surcroît car, dans la plupart des cas, on lui opposerait que c'est à prendre ou à laisser. Il n'est pas armé contre les spécialistes dont la tâche consiste précisément d'élaborer des contrats-type réalisant un déséquilibre en faveur du professionnel et au détriment du consommateur. Par ailleurs sa liberté contractuelle est mise à l'épreuve par une publicité agressive, d'une part, et par une volonté d'affirmation sociale à tout prix, de l'autre.

Le législateur a réagi en apportant des restrictions à la liberté contractuelle dans différentes matières (ex.: réglementation de la concurrence déloyale, contrôle des prix, réglementation de la vente à tempérament, interdiction du colportage).

De même, la jurisprudence a essayé de rétablir l'équilibre contractuel dans différents domaines où des abus se sont manifestés (ex.: acceptation de conditions générales de vente, clauses pénales excessives, clauses d'irresponsabilité).

Toutes ces interventions, bien utiles, n'ont pourtant eu qu'une portée limitée, de sorte qu'en 1978, un projet de loi tendant à assurer de manière efficace la protection juridique du consommateur fut déposé. Suite à certaines critiques émanant des milieux du commerce, le projet fut scindé en deux, une première partie ayant abouti à la loi du 25 août 19831 relative à la protection juridique du consommateur, et la deuxième à la loi du 15 mai 1987 "modifiant et complétant certains articles du code civil et complétant la loi du 25 août 1983 relative à la protection juridique du consommateur."

Ces lois ont été élaborées, en partie, sous l'influence de l'Union européenne qui, sur le fondement du principe de la libre concurrence, notamment en vue d'éviter des distorsions de concurrence, a estimé devoir intervenir, entre autres, dans le domaine des clauses abusives dans les contrats.

Le domaine d'application de la loi de 1983 est moins vaste qu'on pourrait le penser à première vue. On le cernera par rapport aux personnes protégées (A) ainsi que par rapport aux objectifs poursuivis par la loi (B). On envisagera ensuite les sanctions prévues par la loi (C).

A. Les personnes protégées

Pour que la loi soit applicable, il faut qu'on se trouve dans une constellation de contractants très précise: il faut un professionnel en face d'un consommateur.

Côté professionnel, sont visés à la fois les fournisseurs de biens (durables ou non) et les prestataires de services.

Côté consommateur, est visée toute personne acquérant des biens ou des services pour son usage personnel ou celui des membres de sa famille et qui agit à des fins qui n'ont pas de rapport direct avec son activité professionnelle ou commerciale.2

1 maintes fois modifiée dans la suite, voire complétée par des lois séparées, comme celle du 4 avril 2004 relative à la garantie de conformité2 Une personne morale peut-elle être un consommateur ? La Cour de justice de l'Union européenne a répondu par la négative dans son arrêt CAPE du 22 novembre 2001, JCP 2002, II, 10047, note G. Paisant. V. cependant Cass. fr. Civ. 1e 5 mars 2002, JCP 2002, II, 10123, note G. Paisant, qui paraît vouloir appliquer la législation

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Sont donc exclus du champ d'application de la loi, les contrats conclus entre deux

consommateurs, ainsi que les relations contractuelles existant entre deux professionnels.

B. Les objectifs de la réglementation

La protection juridique du consommateur est réalisée à partir de deux principes: maintien de la liberté contractuelle (1.) et rétablissement de l'équilibre contractuel (2.).

1. Le maintien de l'équilibre contractuel

C'est essentiellement moyennant la prohibition de clauses rompant l'équilibre contractuel (a) et la garantie de la conformité due par le vendeur de biens meubles corporels (b) que le législateur a entendu assurer le maintien de l'équilibre contractuel entre les professionnels d'une part, et les consommateurs de l'autre.

a) Les clauses abusives

Aux termes de l'article 1er de la loi modifiée du 25 août 1983, "dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur, toute clause ou toute combinaison de clauses qui entraîne dans le contrat un déséquilibre des droits et obligations au préjudice du consommateur est abusive et comme telle réputée nulle et non écrite."

L'article 2 fournit une énumération de clauses considérées notamment comme abusives:

"Sont notamment à considérer comme abusives:1° Les clauses excluant ou limitant la garantie légale en cas de vice caché ou de

défaut de conformité (loi du 21 avril 2004)2° Toute clause conventionnelle portant augmentation de la créance en raison de sa

réclamation en justice.3° Les clauses interdisant au consommateur de suspendre en tout ou en partie le

versement des sommes dues si le fournisseur ne remplit pas ses obligations.4° Les clauses, selon lesquelles le fournisseur se réserve le droit de modifier ou de

rompre unilatéralement le contrat sans motif spécifique et valable stipulé dans le contrat.5° Les clauses excluant le droit pour le consommateur de demander la résiliation du

contrat, lorsque la fourniture ou la prestation n'est pas effectuée dans le délai promis ou, à défaut d'indication d'un délai, dans un délai raisonnable ou d'usage.

6° Les clauses, par lesquelles le fournisseur se réserve, sans motif valable et spécifié dans le contrat, le droit de fixer unilatéralement la date d'exécution de son obligation.

7° Les clauses prévoyant que les biens ne doivent pas correspondre à leurs éléments descriptifs essentiels pour le consommateur ou à l'échantillon ou à l'usage spécifié par le consommateur et accepté par le fournisseur ou, à défaut de cette spécification, à leur usage normal.

8° Les clauses réservant au fournisseur le droit de déterminer unilatéralement si le bien ou la prestation est conforme ou non au contrat.

protectrice aux personnes morales à propos de contrats qui n'ont pas de rapport direct avec leur activité.

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9° Les clauses, selon lesquelles le contrat est prorogé pour une durée supérieure à un an si le consommateur ne le dénonce pas à une date déterminée.

10° Les clauses prévoyant la détermination du prix au moment de la fourniture ou des fournitures successives ou permettant au stipulant de l'augmenter, même en considération de critères objectifs, si le consommateur n'a pas corrélativement le droit de résilier le contrat lorsque le prix définitif devient excessif pour le consommateur par rapport à celui auquel il pouvait s'attendre lors de la conclusion du contrat.

11° Les clauses imposant au consommateur un délai anormalement court pour faire des réclamations au fournisseur.

12° Les clauses excluant le droit pour le consommateur de résilier le contrat lorsque le fournisseur a l'obligation de réparer le bien et n'a pas satisfait à cette obligation dans un délai raisonnable.

13° Les clauses excluant pour le consommateur le droit de recourir aux tribunaux de droit commun.

14° Les clauses permettant au fournisseur de substituer à la fourniture ou à la prestation promise une fourniture ou une prestation différente, à moins que celle-ci n'ait été spécifiée au contrat et expressément acceptée par le consommateur.

15° Les clauses imposant au consommateur la charge de la preuve incombant normalement au fournisseur.

16° Les clauses interdisant au consommateur d'invoquer la compensation à l'égard du fournisseur.

17° Les clauses contenues dans des contrats portant sur la fourniture de gaz, d'électricité ou de combustibles et obligeant à un minimum de consommation.

18° Les clauses, par lesquelles celui qui s'engage à effectuer un travail déterminé sur une chose qui lui est remise à cette fin, exclut ou limite son obligation de veiller à la conservation de cette chose et de la restituer après le travail effectué.

19° Les clauses, par lesquelles le consommateur renonce à l'égard du réparateur d'une chose ou à l'égard de celui qui effectue sur elle des travaux, d'invoquer la garantie incombant à un vendeur professionnel en raison des travaux et pièces nouvelles fournis par celui-ci.

20° Les clauses, par lesquelles un consommateur final privé consent à une cession de créance au profit d'un tiers en renonçant à faire valoir contre celui-ci les droits et exceptions qu'il pouvait faire valoir contre son cocontractant.

21° Les clauses excluant ou limitant la responsabilité légale du professionnel en cas de mort d'un consommateur ou de dommages corporels causés à celui-ci, résultant d'un acte ou d'une omission de ce professionnel (loi du 26 mars 1997).

22° Les clauses qui permettent au professionnel de retenir des sommes versées par le consommateur lorsque celui-ci renonce à conclure ou à exécuter le contrat, sans prévoir le droit, pour le consommateur, de percevoir une indemnité d'un montant équivalent de la part du professionnel lorsque c'est celui-ci qui renonce (loi du 26 mars 1997).

23° Les clauses qui constatent de manière irréfragable l'adhésion du consommateur à des clauses dont il n'a pas eu, effectivement, l'occasion de prendre connaissance avant la conclusion du contrat (loi du 26 mars 1997).

24° Les clauses qui ont pour objet de restreindre l'obligation du professionnel de respecter les engagements pris par ses mandataires ou de soumettre ces engagements au respect d'une formalité particulière (loi du 26 mars 1997)."

La liste de l'article 2 présente-t-elle des lacunes que l'article 1er a vocation à combler?

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Certaines décisions ont déclaré contraires à l'article 1er, et partant nulles, des clauses pénales exorbitantes. – Désormais, on peut en tout état de cause se baser sur les nouveaux articles 1152, alinéa 2 et 1231 du code civil pour solliciter une réduction du montant dû. La stipulation en elle-même d'une clause pénale n'est pas contraire à la loi du 25 août 1983.

Il est assez étonnant que, hormis en matière de garantie de conformité (n° 1) et de préjudice corporel (n° 21), l'article 2 ne contienne pas de disposition générale relative aux clauses d'irresponsabilité qui se retrouvent fréquemment dans les contrats d'adhésion. En effet, il n'y a pas de raison majeure pour ne pas admettre qu'une telle clause introduit en toute hypothèse un déséquilibre dans les relations contractuelles et doit donc toujours encourir la nullité.

b) La garantie de conformité

Transposant, avec retard, une directive européenne1, la loi du 21 avril 2004 relative à la garantie de conformité fait un premier pas vers l'unification, du moins dans les relations entre professionnels et consommateurs, des régimes juridiques de la garantie pour défaut de conformité de la chose vendue et du fait des vices cachés.

Dans le cas d'une vente de biens meubles corporels, le consommateur dispose, à partir de la délivrance de la marchandise, d'un délai de deux ans pour dénoncer au vendeur un défaut de conformité, étant précisé que cette notion englobe la conformité contractuelle (l'objet vendu doit présenter les caractéristiques définies d'un commun accord par les parties et répondre à la description donnée par le vendeur ou le producteur dans la publicité et l'étiquetage) et fonctionnelle (l'objet vendu doit être propre à l'usage auquel il est destiné – notion qui rejoint le vice de l'article 1641 du code civil). Pour les biens d'occasion, une durée de garantie plus courte peut être conventionnellement stipulée.

L'acheteur n'est pas en droit de se prévaloir de défauts de conformité apparents (c'est-à-dire qu'il a connus ou qu'il ne pouvait ignorer lors de la délivrance du bien).

A partir de la dénonciation, qui peut se faire par un moyen quelconque, l'acheteur dispose d'un délai d'action en justice de deux ans, susceptible d'interruption en cas de pourparlers ou d'instruction judiciaire relative au défaut. Sauf preuve contraire, les défauts de conformité qui apparaissent dans un délai de six mois à partir de la délivrance du bien sont présumés exister au moment de celle-ci. Au-delà, cette preuve de la préexistence appartient à l'acheteur.

Le consommateur peut choisir entre quatre remèdes: réparation, remplacement, réduction du prix ou résolution du contrat si le défaut est grave, le tout sans préjudice de dommages-intérêts. Lorsque l'acheteur opte pour mise en conformité, celle-ci doit avoir lieu dans le délai d'un mois.

Les actions de droit commun contractuelles ou extra-contractuelles (actions estimatoire et rédhibitoire en cas de vices cachés prévues par les articles 1641 et s. du code civil, action résultant d'un défaut de conformité), restent possibles. L'objet de la directive n'a

1 Directive 1999/44/CE du Parlement et du Conseil du 25 mai 1999 sur certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation

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pas été, en effet, d'harmoniser les législations européennes en la matière, mais de créer un socle minimum de garanties.

A part la garantie légale, la loi donne encore un cadre à la garantie commerciale qui reste cependant soumise, concernant son étendue, à la liberté contractuelle. L'utilité des dispositions relatives à la garantie commerciale provient de la circonstance que le vendeur est lié non seulement par les garanties qu'il accorde dans des documents contractuels, mais également par les engagements et caractéristiques mentionnés dans les documents publicitaires distribués ou publiés par ses soins.

2. Le maintien de la liberté contractuelle

Estimant que le consommateur est mal armé contre certaines pratiques commerciales malsaines, le législateur a prévu des dispositions tendant soit à réprimer certaines pratiques risquant de pousser le consommateur à des achats inconsidérés, soit à l'assurer d'une meilleure information préalablement à ses engagements.

La loi de 1983 contient deux dispositions rentrant dans la catégorie de la réglementation ou répression de certaines pratiques du commerce, à savoir celle relative aux contrats par correspondance, et celle du démarchage à domicile.

Le démarchage reste en principe interdit, et le respect des contrats conclus en violation de la législation réprimant le colportage ne saurait être sanctionné civilement.

La loi du 25 août 1983 a par ailleurs institué certaines dispositions tendant à assurer une information sincère au consommateur.

Le réparateur d'une chose doit indiquer dans la facture la nature des travaux effectués en précisant les pièces remplacées ou ajoutées ainsi que la durée des travaux afin que la garantie des vendeurs puisse pleinement jouer (article 9). – Par ailleurs, celui qui répare une chose qui lui a été confiée à ces fins ou qui y apporte des améliorations ne peut retenir cette chose en garantie du paiement de ces réparations ou améliorations lorsqu'il y a disproportion caractérisée entre la valeur de la chose et le montant réclamé (article 10). Cette disposition laisse intact le régime général du droit de rétention dont l'usage est seulement exclu à l'encontre d'un consommateur de la part du réparateur d'une chose à lui confiée à cet effet lorsque le montant réclamé du fait de cette réparation est hors de proportion avec la valeur du bien retenu et ne justifie pas raisonnablement le recours à cette méthode. Il appartient aux tribunaux (et plus particulièrement au juge des référés, car il s'agit toujours d'une mesure urgente) d'apprécier au cas par cas si le montant réclamé justifie l'exercice du droit de rétention. – Mais le droit de rétention subsiste au profit du garagiste qui répare la voiture d'un commerçant.

En cas d'un contrat de prêt, la loi exige un contrat écrit contenant, entre autres, l'indication du taux annuel effectif global et les conditions dans lesquelles ce taux peut être modifié, l'indication du montant ou du plafond éventuel du crédit, l'indication de la durée du crédit, l'indication des modalités de remboursement du crédit, notamment quant au montant, au nombre, à la périodicité ou aux dates des versements à effectuer par le consommateur pour rembourser le crédit et pour payer les intérêts et autres frais. Des dispositions spéciales réglementent la conclusion du crédit sous forme d'avance sur compte courant.

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La loi du 14 août 2000 sur le commerce électronique comporte plusieurs dispositions destinées à protéger plus spécialement les consommateurs.

Une loi du 16 avril 2003 protège plus spécialement le consommateur en matière de contrats à distance.1

C. Les sanctions de l'inobservation de la loi de 1983

La loi de 1983 prévoit des sanctions civiles et pénales.

Concernant les sanctions civiles, la loi prévoit que toute clause jugée abusive est réputée nulle et non écrite. Si celle-ci tient à l'essence du contrat, elle peut entraîner la nullité du contrat en entier (ex.: clause portant que seul l'acquéreur est engagé par sa signature, le vendeur pouvant à sa guise considérer le contrat comme conclu ou non).

L'article 5 de la loi introduit une action en cessation concernant les clauses abusives.2

Les originalités de cette disposition consistent dans ce qu'en dehors de tout litige dans lequel un commerçant invoquerait une clause en sa faveur, on peut prendre les devants et faire déclarer nulle, par le président de la chambre commerciale du tribunal d'arrondissement, siégeant comme en matière de référé, une clause qu'on estime abusive et ceci avant tout procès concernant l'application de la clause, et qu'une association, qui n'est même pas partie au contrat et ne subit pas personnellement de préjudice, peut faire déclarer abusive une clause.3

Sanctions pénales: Le fournisseur professionnel qui invoque à l'encontre d'un consommateur final privé une clause ou une combinaison de clauses déclarée abusive et comme telle nulle et non écrite, par une décision judiciaire irrévocable intervenue à son égard, est puni d'une amende de 75 à 2.500 €.4 Les personnes, les groupements professionnels et les associations représentatives de consommateurs sont recevables à se constituer partie civile devant les juridictions répressives relativement aux faits portant un préjudice à leurs intérêts particuliers ou collectifs.

§ 4: La responsabilité contractuelle des pouvoirs publics

La notion de contrat administratif comme catégorie de contrat conclu par les pouvoirs publics et régi par des règles particulières dérogatoires au droit commun des contrats, est inconnue en droit luxembourgeois. Lorsqu'ils contractent, l'Etat et les autres personnes morales de droit public sont soumis, à l'instar des personnes privées, aux règles 1 Cette loi abroge l'article 7 de la loi du 25 août 1983 ayant assuré la protection du consommateur dans les contrats par correspondance. Désormais une loi spéciale renforce cette protection. Le consommateur doit en particulier bénéficier d'une série d'informations préalablement à son engagement (article 3), et il dispose d'un délai de rétractation d'au moins sept jours ouvrables, sans pénalité et sans indication de motif (article 5).2 La loi du 21 avril 2004 relative à la garantie de conformité introduit pareillement une action en cessation à l'égard de tout acte contraire aux dispositions de cette loi.3 Une loi du 19 décembre 2003 fixe les conditions d'agrément des organisations habilitées à intenter de telles actions en cessation4 La loi du 21 avril 2004 relative à la garantie de conformité prévoit une amende de 251 à 50.000 € pour tout manquement aux injonctions ou interdictions prises dans le cadre d'une action en cessation d'actes contraires aux dispositions de cette loi.

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énoncées par les articles 1134 et suivants du code civil. Leur responsabilité, en cas d'inexécution ou d'exécution défectueuse, est identique à celle des personnes privées.

Ceci ne veut pas dire que l'Etat jouirait de la même liberté de contracter que les particuliers. Etant donné qu'il ne peut s'engager qu'en vue de satisfaire à l'intérêt général, il est soumis à des contraintes qui ne s'appliquent pas aux personnes privées. La manifestation la plus éclatante de ces contraintes est constituée par la législation sur les marchés publics qui restreint considérablement la liberté contractuelle des pouvoirs publics. La responsabilité en cas d'irrégularités commises dans la procédure de passation du marché est délictuelle. Mais la responsabilité en cas de mauvaise exécution ou d'inexécution d'un tel contrat est la responsabilité contractuelle de droit commun.

Section 2: La responsabilité du fait des choses

S'il est vrai que le code civil et certaines lois subséquentes édictent une responsabilité du fait de certaines choses ou catégories de choses (sous-sections 2 à 5), le principe de responsabilité de droit commun du fait des choses inanimées dans leur généralité est de loin le plus important au vu des applications qu'en a faites la jurisprudence (sous-section 1e).

Sous-section 1 e : La responsabilité du fait des choses inanimées

Il n'était pas dans les intentions des auteurs du code civil de consacrer un principe général de responsabilité du fait des choses. Historiquement, l'article 1384, alinéa 1er ne fait qu'annoncer certaines responsabilités du fait d'autrui qu'édictent les alinéas suivants de l'article 1384, ainsi que deux cas particuliers de responsabilité du fait de choses, à savoir celle des animaux (article 1385) et celle des bâtiments (article 1386), qui, en 1804, étaient pratiquement les seules causes habituelles de dommages dus à des choses.

C'est avec l'industrialisation de la société au cours de la seconde moitié du 19e siècle, avec la multiplication des accidents, surtout de travail, causés par des machines que la jurisprudence a été amenée à «découvrir» le principe général de responsabilité du fait des choses, à partir d'une interprétation audacieuse de l'alinéa 1er de l'article 1384 du code civil. – En 1896, la Cour de cassation française, en admettant responsabilité de l'employeur d'un ouvrier tué par l'explosion de la chaudière d'un remorqueur, alors que la cause du dommage résidait dans un vice de la chose, retint la responsabilité en l'absence de toute faute prouvée contre le responsable.1

L'arrêt JAND'HEUR des chambres réunies de la Cour de cassation française du 13 février 19302, rendu dans une affaire d'accident de la circulation, a marqué le pas décisif dans la généralisation du principe de responsabilité du fait des choses, en ce que toute distinction fondée sur la nature ou les caractéristiques de la chose fut écartée. Cet arrêt a par ailleurs reconnu l'existence d'une présomption de responsabilité à charge du gardien de la chose, ne pouvant céder que devant la preuve d'une cause étrangère. La Cour de cassation luxembourgeoise s'est engagée sur la même voie dès l'année suivante.3

1 arrêt TEFFAINE, Cass. fr. Civ. 16 juin 1896, D. 1898, I, 433, note SALEILLES, concl. SARRUT; S. 1897, I, 117, note ESMEIN2 Cass. fr. ch. réun. 13 février 1930, D. 1930, I, 57, note RIPERT; S. 1930, I, 121, note ESMEIN3 Cass. lux. 26 février 1931, Pas. 12, 193

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§ 1er: Une chose

Toute chose est susceptible de faire jouer l'article 1384, al. 1er du code civil: les plus solides comme les immeubles mais également les plus volatiles comme les gaz; les choses dangereuses comme les choses non dangereuses par nature; les choses atteintes d'un vice comme celles exemptes de vice; les choses actionnées par la main de l'homme. En principe, l'article 1384, alinéa 1er ne s'applique pas au corps humain, qui n'est pas une chose, sauf si le corps peut être considéré comme le prolongement d'une chose, ce qui est le cas, p. ex., d'un cycliste, voire d'un skieur.

Mais il faut bien que la chose existe, un dommage ne pouvant être causé par une chose qui n'existe pas. Ainsi, par exemple, on ne saurait engager la responsabilité de l'Etat en tant que gardien d'un signal routier dont on incrimine l'absence ! Il y a pareillement quelque artifice, p. ex. en cas de chute dans une piscine vide, à considérer que la chose est constituée par le contenant alors que la véritable cause du dommage est bien le vide.

Il est parfois difficile de déterminer avec précision laquelle, parmi plusieurs choses, est celle qui est effectivement intervenue dans la production du dommage. Le problème se complique lorsque plusieurs choses a priori individualisées sont imbriquées de manière à former une nouvelle chose, ou lorsqu'une chose tend à conférer à une autre une certaine propriété. Dans ce sens, on s'est posé la question de savoir si le verglas est une chose pouvant mettre en jeu la responsabilité de son gardien. La jurisprudence répond par la négative en décidant que le verglas recouvrant une chaussée n'est qu'une propriété de celle-ci, capable de rendre son état anormal suivant les circonstances. - Pareillement, il a été constaté qu'une couche d'huile diesel recouvrant la chaussée s'est incorporée à celle-ci de façon à faire corps avec celle-ci, de sorte que la chose intervenue dans la production du dommage était la chaussée huileuse et glissante.

La chose intervenue dans la genèse de l'accident est dès lors la route verglacée ou huileuse ... La détermination de la chose se résume parfois dans des acrobaties linguistiques.

Une nouvelle qualité de la problématique vient d'être atteinte en France où la Cour de cassation a qualifié un simple risque de fait de la chose déclenchant le mécanisme de l'article 1384, alinéa 1er du code civil.1

§ 2: Le fait de la chose

C'est à propos de l'intervention de la chose que joue la présomption de causalité: l'intervention matérielle (causalement neutre) de la chose est présumée active (synonyme de causale).

L'intervention matérielle de toute chose n'est cependant pas présumée causale. Il y a lieu de faire encore deux distinctions, suivant que la chose a été ou non en contact avec la

1 Cass. fr. 2e civ. 26 septembre 2002, note O. AUDIC, D. 2003, 1257; JCP 2003, 154, n° 34, obs. G. VINEY; R.T.D.C. 2003, p. 100, obs. P. JOURDAIN. La décision en question présage la réapparition en droit français d'une action préventive

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victime ou le bien endommagé et, dans l'affirmative, si elle était ou non en mouvement au moment du contact matériel.

A. Contact avec la victime

Pour que la présomption de la causalité s'applique, il faut que la chose incriminée soit entrée en contact matériel avec la victime ou le bien endommagé. En cas d'absence de contact entre la chose et le siège du dommage, les probabilités jouent en faveur du gardien de la chose: à défaut d'autre élément rendant vraisemblable que ce fut la chose qui a provoqué le dommage, on admet que la chose n'a pas été à son origine.

Or, l'absence de contact ne signifie nullement que la chose n'ait pas malgré tout causé le dommage: ainsi dans le cas d'un un piéton qui, effrayé par une voiture qui ne respecte pas la priorité de celui-ci alors même qu'il se trouve sur un passage à piétons, est obligé de se sauver sur le trottoir et fait une chute, c'est le fait de la voiture qui est à l'origine du dommage, alors même qu'il n'y a pas contact entre celle-ci et la victime.

La question du contact avec la victime n'obéit pas à une rigueur scientifique: c'est ainsi qu'on s'accorde à considérer, en cas de blessures subies par le passager d'une voiture automobile heurtée par une autre voiture, qu'elle est entrée en contact matériel avec la voiture dans laquelle elle a pris place, ce qui rend responsable de son dommage le gardien de cette voiture le conducteur d'une voiture automobile; en revanche, le conducteur de la même voiture blessé lors du même accident peut invoquer l'article 1384, alinéa 1er contre le conducteur de l'autre voiture, alors même qu'à strictement parler, son corps n'a été en contact matériel qu'avec la voiture pilotée par lui-même.

En l'absence de contact avec la victime, celle-ci doit prouver "que la chose inanimée a participé à la production du dommage, soit par l'anomalie de son comportement, soit par l'anomalie de sa position lors de la réalisation du sinistre"; cette participation de la chose étant démontrée, la présomption de causalité établie par l'article 1384, al. 1er du code civil s'impose au gardien.1 Selon une autre formule, "l'anormalité de la chose par sa position, son installation ou son comportement sont des faits constitutifs du rôle actif et causal de la chose".2 D'autres arrêts semblent vouloir ajouter un autre élément caractéristique du rôle actif en décidant que le "rôle actif est établi par la preuve d'un vice de la chose, ou de son comportement anormal ou encore de sa position anormale".3

Il ne s'agit, même en cas de preuve du rôle actif de la chose, que d'une présomption de causalité, susceptible de preuve contraire.

B. Chose inerte – chose en mouvement

S'il y a contact entre la chose et la victime ou le bien endommagé, il faut encore examiner le comportement de la chose: la présomption de responsabilité ne joue que si la chose incriminée était en mouvement.

1 Cour d'appel 8 mars 1978, Pas. 24, 95; 9 janvier 1980, Pas. 25, 27; 6 février 2002, n° 25170 du rôle; 2 juillet 2003, n° 27115 du rôle2 Cour d'appel 15 décembre 1982, Pas. 25, 3923 Cour d'appel 5 juillet 1995, n° 16479 du rôle; 3 juillet 1996, n° 17267 du rôle

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Quid des choses inertes ? En cas de contact avec une chose inerte, c'est-à-dire immobile, il faut prouver que la chose intervenue matériellement dans la réalisation du dommage a joué un rôle actif. En effet les choses inertes sont présumées avoir joué un rôle passif. On peut détruire cette présomption en prouvant que la chose a joué un rôle causal (synonyme d'actif) en établissant son anomalie par sa position, son installation ou son comportement.

Pour résumer, on peut affirmer que

- la présomption de responsabilité joue, sans qu'il soit nécessaire de prouver plus, dès que la chose sous garde qui est intervenue matériellement dans le dommage était en mouvement au moment de cette intervention, tandis que

- en l'absence de contact de la personne blessée ou de l'objet endommagé avec la chose sous garde ou en cas de contact avec une chose inerte ou immobile, la présomption n'est déclenchée que si la preuve de la position ou du comportement anormal de cette chose est rapportée.

A partir de ce certains cas concrets, des décisions ont dégagé un principe d'application générale: l'état d'une chose est à considérer comme anormal lorsque, dans une situation donnée, eu égard aux circonstances de temps et de lieu, cet état n'était pas raisonnablement prévisible. – Inversement, il est à qualifier de normal si, eu égard aux circonstances de temps et de lieu de l'espèce, cette chose présente pour une personne moyennement prudente, diligente et avisée, compte tenu des expériences de la vie, les caractéristiques habituelles.

Cette appréciation se fait-elle in abstracto, à l'instar de celle de la faute, en ce sens qu'on traite de la même façon toute personne placée dans les mêmes circonstances de temps et de lieu? On serait tenté de l'admettre. On trouve effectivement des décisions qui affirment résolument qu'il y a lieu de se livrer à une appréciation in abstracto. – D'autres décisions témoignent cependant d'une attitude contraire. Elles se livrent en effet à un examen concret de la connaissance, par la victime, de la configuration des lieux. Dans l'affirmative, elles concluent à un état normal de la chose intervenue dans la réalisation du dommage.

C. Intervention d'une pluralité de choses

Deux cas sont à distinguer, à savoir celui où la victime actionne plusieurs personnes sur base de l'article 1384, alinéa 1er du code civil, et celui où deux victimes invoquent réciproquement ladite disposition.

Dans le premier cas, par hypothèse, la victime n'assigne pas plusieurs personnes en leur qualité de gardiens d'une même chose intervenue seule dans la production du dommage, une telle action se heurtant à la règle que la garde est alternative et non cumulative.

Si la victime estime que plusieurs choses sont intervenues de manière causale dans la production du dommage, il faut, en principe, qu'elle prouve l'intervention matérielle de chacune. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'il n'y a pas de présomption concernant l'intervention matérielle.

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Par conséquent, si la victime d'un dommage ne réussit pas à prouver laquelle, parmi plusieurs choses possibles, est intervenue matériellement dans la production du dommage, elle sera déboutée de sa demande.

Dans certains cas, la jurisprudence a été amenée à pallier aux inconvénients du principe: ainsi, à propos du problème d'un piéton heurté par deux automobilistes contestant que le choc avec sa voiture ait été mortel, il a été affirmé, par application du principe selon lequel en cas de dommage unique causé par une pluralité de faits défectueux, chacun est censée avoir produit l'entier dommage, que lorsqu'il y a dommage unique, et que la part des différentes choses intervenues dans la production de ce dommage est indéterminable, chacune est censée avoir produit l'entier dommage, de sorte que leurs gardiens respectifs sont responsables, in solidum, de la réparation de l'intégralité du dommage.

Il ne faut cependant pas étendre ce principe au-delà du cas où il y a effectivement un seul dommage mais plusieurs choses ayant contribué à le provoquer. La présomption de causalité ne s'applique qu'au dommage produit par le contact entre le siège du dommage et la chose en mouvement, de sorte qu'il appartient à la victime de prouver l'étendue du dommage. Par conséquent, si une voiture est heurtée à l'avant par une voiture et à l'arrière par une autre voiture, il y a en réalité deux accidents et deux applications autonomes de l'article 1384, al. 1er.

En cas de collision en chaîne entre véhicules se suivant, la détermination de la responsabilité dépend de la question de savoir si le dommage occasionné à chaque conducteur est la conséquence ou d'un choc isolé entre la voiture, dernière arrêtée, et celle qui est venue s'immobiliser derrière elle, au rythme des arrivées ou, au contraire, d'un choc répercuté entre une ou plusieurs voitures déjà arrêtées, sous l'effet d'une violente poussée d'un conducteur qui n'a pas pu freiner utilement. En vertu du principe que la présomption de causalité ne joue qu'en cas de contact matériel entre une chose sous garde en mouvement au moment de la production du dommage et la personne blessée ou le bien endommagé, la victime bénéficie bien de la présomption de causalité à l'égard du gardien de la voiture avec laquelle sa propre voiture est entrée directement en contact, mais à l'égard des autres voitures, elle doit prouver leur intervention causale dans la genèse de son préjudice.

L'hypothèse de l'invocation réciproque de l'article 1384, al. 1er du code civil se rencontre en cas de collision entre deux véhicules.

En principe, en cas de collision de deux véhicules en mouvement, il existe à charge des gardiens des deux véhicules une présomption de responsabilité en vertu de laquelle chaque gardien doit indemniser le dommage causé au propriétaire de la voiture avec laquelle il est entré en collision.

En revanche, lorsque les circonstances de l'accident ont pu être établies, un partage des responsabilités est possible (par le mécanisme de l'exonération partielle de la présomption de responsabilité par la preuve de la faute de la victime).

§ 3: La garde des choses inanimées

Pour pouvoir prospérer sur base de l'article 1384, alinéa 1er du code civil, il faut rapporter la preuve, non seulement de l'intervention d'une chose dans la production du

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dommage, mais il faut en plus établir un lien, à savoir un rapport de garde entre cette chose et une personne responsable.

Or si souvent, garde et propriété se recoupent, ce n'est pas toujours et forcément le cas.

A. Les caractéristiques de la garde

La garde se caractérise, se définit même par les pouvoirs de direction, de contrôle et d'usage qu'une personne exerce sur une chose. Le gardien est celui qui a l'usage, la direction et le contrôle de la chose et qui peut exercer sur elle une surveillance; c'est la personne qui, au moment de la réalisation du dommage, exerçait en toute indépendance un pouvoir d'usage, de direction et de contrôle sur la chose.

La garde constitue bien un pouvoir, non forcément d'un droit, le terme employé autrefois de «garde juridique» paraissant actuellement abandonné. Il a malgré tout tendance à réapparaître dans certains arrêts.

Une difficulté se pose en raison du fait que direction et contrôle d'une part, et usage au sens commun du terme d'autre part, ne coïncident pas toujours, ce qui a amené la jurisprudence à préciser davantage les caractéristiques de la garde.

Ainsi, pour qu'on puisse être considéré comme gardien, il faut qu'outre l'usage de la chose, on y exerce un pouvoir effectif, autonome et réellement indépendant de direction et de contrôle. Par conséquent, on ne devient pas gardien par la simple détention matérielle de la chose. C'est ainsi que celui qui est laissé conduire une voiture en recevant des ordres précis (auto-école), ou le tiers qui se voit confier le volant, le propriétaire demeurant dans le véhicule, n'en devient pas gardien, et cela même lorsqu'il se voit confier le volant par le propriétaire en raison d'un malaise dont celui-ci est frappé. On ne devient pas non plus gardien lorsqu'on aide quelqu'un à garer sa voiture en lui donnant des signes, même si à cause des mauvaises indications, le chauffeur provoque un accident. – En revanche, la jurisprudence estime que celui qui ouvre une porte qui devient ensuite l'instrument du dommage, acquiert sur celle-ci les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle caractérisant la garde. – Décidément, la détermination de la garde d'une chose inanimée ne s'opère pas en fonction de critères rationnels. Pourrait-on voir une ligne de partage entre garde et détention matérielle dans l'utilité qu'une personne tire d'une chose dans ce sens que celui qui en retire une utilité en devient le gardien ?

Une jurisprudence invariable décide que le préposé n'a que la détention de la chose lui confiée par le commettant qui en reste gardien. Mais il faut que le préposé ait utilisé la chose inanimée dans le but qui lui était contractuellement assigné. Tel n'est pas le cas d'un préposé qui se déplace de son domicile vers son lieu de travail en se servant de la voiture mise à sa disposition par son employeur.

Faut-il disposer du discernement nécessaire pour pouvoir exercer la garde ?

En cas de trouble (physique ou mental), la Cour de cassation avait estimé que "est gardien d'une chose celui qui exerce sur elle les pouvoirs de direction, d'usage et de contrôle. Ces pouvoirs impliquent nécessairement l'exercice des fonctions vitales de la part de celui qui est présumé gardien. – Doit être cassé pour fausse application de l'article 1384, alinéa 1er du

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code civil le jugement qui retient contre le gardien présumé de la chose ayant causé un dommage la présomption de responsabilité édictée par le prédit article et ce après avoir rejeté l'exception de force majeure tirée du fait que par suite d'une syncope, le gardien n'était au moment du fait dommageable pas en possession des facultés mentales et physiques, au motif qu'il serait irrelevant de rechercher si la syncope alléguée avait privé le gardien présumé des pouvoirs de direction, d'usage et de contrôle de la chose."1

Il a cependant été affirmé par après que "la garde se caractérisant par l'autorité sur une chose, les pouvoirs d'usage, de contrôle et de direction sur cette chose, celui qui se trouve sous le coup d'un trouble mental ne perd pas pour autant cette autorité respectivement ces pouvoirs, quitte à ce qu'il ne les exerce plus convenablement. Il s'ensuit que le gardien d'une chose qui perd momentanément des facultés intellectuelles ou physiques ne perd pas pour autant la garde sur cette chose (cf. Cass. fr. 18 déc. 1964, arrêt Trichard, J.C.P. 1965, II, 14304;Ph. Le Tourneau, La responsabilité civile des personnes atteintes d'un trouble mental, J.C.P. 1971, I, 2401, n° 8)."2

L'article 489-2 du code civil dispose qu'on est responsable du dommage qu'on cause sous l'empire d'un trouble mental. Cette disposition est sans application en matière de troubles physiques.

B. L'éclatement de la garde

En principe, il y a un gardien pour une chose. Exceptionnellement, une chose peut avoir plusieurs gardiens, soit qu'une pluralité de personnes exerce sur celle-ci les mêmes pouvoirs (1.), soit que plusieurs personnes y exercent des pouvoirs différents (2.).

1. L'éclatement horizontal: garde cumulative (ou collective)

La garde d'une chose est alternative et non cumulative, ce qui veut dire qu'en principe, elle ne peut elle ne peut pas être exercée en commun par plusieurs personnes, mais uniquement par une seule personne, à savoir celle qui exerce les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle sur cette chose. La victime peut assigner deux gardiens éventuels, mais elle supportera les frais d'une mise en cause inutile.

Il est de principe qu'un préposé ne peut pas être gardien en même temps que le commettant.

Exceptionnellement, lorsque plusieurs personnes ont des droits égaux sur une même chose et que chacune d'elles dispose non seulement juridiquement, mais encore en fait, des pouvoirs d'usage, de contrôle et de direction identiques à ceux des autres, ces personnes sont en même temps gardiens de la même chose et responsables in solidum du dommage causé par celle-ci. Il en est ainsi notamment en cas de copropriété où les différents copropriétaires exercent collectivement des pouvoirs qui constituent la garde, soit qu'il s'agisse d'une indivision ordinaire, soit des parties communes d'une copropriété organisée.

1 Cass. 13 juin 1963, Pas. 19, 1092 v. Lux. 7 mars 1983, n° 170/83 I, confirmé par arrêt du 26 novembre 1984

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C'est ainsi que le syndicat est gardien de l'immeuble et comme tel responsable des dommages résultant d'un défaut de conception ou d'entretien de l'immeuble; il y a encore garde en commun en cas de sport pratiqué ensemble (football, tennis), mais non pas en cas d'occupation d'une voiture par deux copropriétaires, p. ex. des époux communs en biens.

2. L'éclatement vertical: garde de la structure et du comportement

Pendant une certaine période, on pouvait admettre qu'une autre exception avait vécu, elle semble regagner du terrain ces derniers temps: il s'agit de la distinction entre garde de la structure et garde du comportement. En fait, la distinction paraît bien inutile: on peut en effet toujours se diriger contre le gardien du comportement, celui-ci disposant alors d'une action contractuelle en garantie contre le gardien de la structure.

La jurisprudence semble cependant retrouver un certain engouement pour la distinction. Certaines décisions affirment la dualité de la garde, se décomposant en garde de la structure et garde du comportement, à une double condition cependant: - il faut qu'il s'agisse d'une chose ayant une force d'expansion ou un dynamisme propre susceptibles de se manifester dangereusement; - celui que l'on va désigner comme gardien de la structure (propriétaire actuel ou antérieur, fabricant) doit avoir le pouvoir de contrôler la composition dangereuse de la chose. En cas de vice interne de la chose, la distinction entre garde du comportement et garde de la structure s'impose également, la garde de la structure demeurant normalement dans le chef du propriétaire, du moment surtout si celui-ci a conservé sur la chose la surveillance et la possibilité de déceler ou de faire déceler le vice l'affectant et d'y remédier ou d'y faire remédier.

C. Présomption – transfert de garde

Partant du constat que, dans l'immense majorité des cas, le propriétaire d'une chose en est aussi le gardien, la jurisprudence a posé une présomption de garde à charge du propriétaire d'une chose inanimée. C'est donc ce dernier qui doit établir qu'au moment de l'accident, il n'avait pas la garde ou ne l'avait plus.

L'Etat et les communes sont gardiens des routes dont ils sont propriétaires.

L'Etat est toujours gardien des routes dont il est propriétaire, même si elles sont en chantier et que l'exécution des travaux a été confiée à un entrepreneur. L'Etat a le contrôle et la direction d'une route par l'intermédiaire de son administration des Ponts et Chaussées et l'usage par l'intermédiaire de ses administrés qui y circulent.

Concernant les chemins repris, la jurisprudence qualifie de rapports entre un usufruitier et un nu-propriétaire les rapports entre l'Etat et les communes, l'Etat, en tant qu'usufruitier étant considéré comme gardien de ces chemins.

Les communes, étant tenues d'assurer la sécurité de la circulation sur leur territoire, sont gardiennes des trottoirs se trouvant sur leur territoire.

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Les res nullius, qui n'ont pas de propriétaire, ne sont en principe pas susceptible de garde. Cette règle s'applique au gibier, aux objets abandonnés et, avec des fluctuations jurisprudentielles, à la neige.

Le verglas n'est qu'une propriété du sol qu'il recouvre et il n'est donc pas susceptible d'une garde différente que le sol qu'il recouvre. – Un principe semblable a été appliqué à propos d'une flaque de mazout sur la chaussée; il a été décidé qu'elle n'était pas susceptible d'une garde différente que la route qu'elle recouvre.

Il est possible de transférer la garde d'une chose par contrat, ou même sans contrat.

Ainsi, ce transfert peut s'opérer en vertu d'un contrat de bail: le locataire devient gardien de la chose. Si une partie de l'immeuble loué sert à l'usage commun de plusieurs locataires (p. ex. un escalier), le propriétaire demeure gardien de ces parties de l'immeuble. – Comme on l'a vu, ce principe reçoit exception au cas où la chose est affectée d'un vice interne, la garde de la structure n'étant alors pas transférée.

Le transfert de garde peut encore avoir lieu en vertu d'un contrat d'entreprise. Afin de déterminer ceux des contrats qui emportent transfert de garde et ceux qui n'ont pas cet effet, il y a lieu de distinguer selon que le propriétaire de la chose la remet à un professionnel afin que celui-ci en fasse l'usage que comporte l'exercice de sa profession ou si le contrat passé sur la chose n'est pas destiné à nourrir l'activité professionnelle du contractant auquel elle est remise. Est ainsi considéré comme gardien celui qui, par lui-même ou ses préposés, fait l'usage de la chose que comporte l'exercice de sa profession et d'une manière qui implique pour lui un bénéfice économique. Dans ce cas, la responsabilité de l'entrepreneur remplace celle du propriétaire qui, privé de l'usage, du contrôle et de la surveillance de la chose, n'en a plus la garde. – Si, au contraire, le propriétaire, maître de l'ouvrage, s'est réservé un contrôle personnel sur le déroulement des opérations, il n'a pas abandonné le pouvoir sur la chose et il en demeure le gardien. – En cas de contrat de sous-traitance, le sous-traitant est présumé gardien de la chose lui confiée et l'entrepreneur principal n'est responsable à l'égard des tiers que s'il est établi qu'il a conservé la garde de la chose.

L'Etat, en vertu de sa mission d'intérêt public, ne peut pas se décharger contractuellement de la garde d'une route sur un entrepreneur p. ex.1 Par ailleurs, il fait toujours surveiller les chantiers par ses agents et impose, dans les cahiers des charges, des contrôles rigoureux des activités des entrepreneurs travaillant sur les chantiers. Il peut en revanche, par convention spéciale, se décharger de sa responsabilité civile sur autrui, mais une telle convention est inopposable à la victime. Concernant de simples terrains, l'Etat peut se décharger de la garde sur un tiers.

Si les communes peuvent imposer aux riverains l'obligation de dégager les trottoirs de la neige et du verglas, cette obligation n'opère pas un transfert de garde.

En matière de prêt à usage ou d'une simple permission d'utiliser une chose (p. ex. une voiture automobile), il y a transfert de la garde.

1 Ceci n'empêche pas, bien entendu, que l'entrepreneur puisse engager sa responsabilité à l'égard des tiers sur base de l'article 1382, le cas échéant in solidum avec les pouvoirs publics, v. Cour d'appel 24 mai 2006, nos. 30212 et 30446 du rôle

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Celui qui ouvre une porte qui devient ensuite l'instrument d'un dommage acquiert sur celle-ci les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle caractérisant la garde.

En cas de vol, en vertu d'une jurisprudence constante, le voleur devient gardien de la chose volée.1

Pareillement, le préposé qui utilise une chose appartenant au commettant en dehors des fonctions en devient gardien.

D. Les personnes pouvant invoquer l'article 1384, alinéa 1er du code civil

En principe, toutes les victimes de dommages causés par le fait d'une chose peuvent invoquer l'article 1384, alinéa 1er, à condition que le dommage ne résulte pas de l'inexécution d'une obligation contractuelle.

La jurisprudence pose cependant deux restrictions à ce droit.

La première concerne le cas exceptionnel de la garde cumulative d'une chose. Si l'un des gardiens de la même chose est victime d'un accident, il ne peut pas invoquer l'article 1384, alinéa 1er du code civil à l'encontre du co-gardien. – Mais cela ne vaut qu'entre co-gardiens: les victimes par ricochet peuvent encore invoquer l'article 1384, alinéa 1er.

La seconde constitue une application de la théorie de l'acceptation des risques et s'applique principalement en matière sportive. Lorsque des dommages sont causés au cours d'une compétition sportive, p. ex. une course automobile, les participants à cette compétition sont censés renoncer réciproquement à invoquer l'article 1384, alinéa 1er. Cette renonciation est opposable aux victimes par ricochet.

Par ailleurs la restriction ne s'applique qu'à propos d'activités objectivement dangereuses. C'est ainsi qu'elle ne saurait être opposée au passager transporté dans un véhicule à titre bénévole.

De toute manière, la victime d'un dommage conserve la faculté d'invoquer contre l'auteur du dommage l'article 1382, ce qui comporte évidemment l'obligation de prouver une faute ou une négligence dans le chef de celui-ci.

Sous-section 2: La responsabilité du fait des animaux

La responsabilité du fait des animaux, prévue par l'article 1385 du code civil, est soumise à un régime en tous points identique à celui du fait des choses, tant en ce qui concerne l'établissement de la présomption de la responsabilité (intervention de l'animal) qu'en ce qui concerne les principes d'exonération.

Il régit tous les animaux sur lesquels il existe un droit de propriété, à l'exclusion des animaux qui sont des res nullius, essentiellement le gibier, et donc non susceptibles de garde.

1 Cour d'appel 2 avril 1952, Pas. 15, 352; à l'image de l'arrêt FRANCK de la Cour de cassation française, chambres réunies du 2 décembre 1941, DC 1942, 25, note G. RIPERT

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Il s'agit d'une responsabilité sans faute qui pèse sur le gardien de l'animal. La garde des animaux obéit aux mêmes principes que celle des choses inanimées. Comme en matière de responsabilité du fait des choses, le juge recherchera si l'animal a été la cause génératrice du dommage, ou s'il a eu dans sa réalisation un rôle actif ou simplement passif. Quand il n'y a pas eu de contact entre la victime et l'animal, la victime doit prouver le rôle actif de l'animal dans la réalisation du dommage.

En vertu du texte même de l'article 1385, est considéré gardien de l'animal, outre le propriétaire, celui qui s'en sert pendant qu'il est à son usage. Il se dégage encore du même texte que la présomption de responsabilité pèse sur le gardien alors même que l'animal s'est égaré ou échappé, ce qui implique que le gardien ne saurait plaider la perte de la garde par le fait que l'animal s'est égaré ou échappé.

Le principe de la garde alternative s'applique également à l'égard des animaux. Le propriétaire est présumé avoir la garde de l'animal jusqu'à preuve du contraire. Il n'y a transfert de la garde que si elle a lieu en vertu d'un contrat ou des circonstances impliquant que le propriétaire de l'animal a perdu sur ce dernier et au profit du tiers, soit momentanément, soit définitivement tout pouvoir de direction, de contrôle et d'usage, sa simple détention matérielle de l'animal n'étant pas suffisante pour entraîner le transfert de la garde. Il y a en particulier transfert de garde en faveur de ceux qui utilisent un animal pour en tirer un avantage pécuniaire tels le locataire, l'usufruitier et le fermier, ou encore le maréchal-ferrant appelé à ferrer un cheval. Il est indifférent, à cet égard, que le propriétaire du cheval ait assisté ou pris part à l'opération de ferrage. – Il n'y a en revanche pas de transfert de garde au cas où le propriétaire d'un chien le confie à une connaissance pour le faire promener. – La présomption de responsabilité pèse sur le gardien alors même que l'animal s'est égaré ou échappé.

Sous-section 3: La ruine des bâtiments

L'article 1386 du code civil, qui dispose que le propriétaire d'un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu'elle est arrivée par une suite du défaut d'entretien ou par le vice de sa construction, établit à son tour une responsabilité sans faute à charge du propriétaire. En effet, le vice de construction, et même le défaut d'entretien, peuvent être le fait d'autres personnes, du constructeur ou du locataire p. ex.

Le bâtiment au sens de l'article 1386 apparaît d'après la jurisprudence contemporaine comme une construction immobilière achevée résultant de l'assemblage de matériaux durables réalisés par la main de l'homme. Elle doit être composée de matériaux assemblés et reliés artificiellement de façon à procurer entre eux une union durable et à condition de se trouver incorporée au sol ou à un autre immeuble par nature. De cette manière, l'article 1386 s'applique à une tuile qui se détache de la toiture, mais non à la neige qui s'y est accumulée.

Le dommage doit trouver son origine dans la ruine du bâtiment. L'effondrement total du bâtiment n'est pas requis; il peut s'agir d'une dégradation partielle du bâtiment, d'une partie de celui-ci ou de tout élément mobilier ou immobilier qui y est incorporé de façon indissoluble. Mais la ruine du bâtiment implique nécessairement la chute d'un élément de construction, le seul mauvais état d'un élément de construction n'étant pas à considérer comme ruine. – Il faut encore que la ruine provienne d'un défaut de construction ou d'entretien de l'immeuble. Le demandeur en responsabilité doit administrer la preuve de ces éléments, sans

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être pourtant être obligé de démontrer qu'ils sont imputables au propriétaire; dans ce sens la responsabilité édictée par l'article 1386 est objective. – Par ailleurs, le propriétaire déclaré responsable dispose d'un recours contre le locataire responsable du défaut d'entretien ou contre l'architecte ou l'entrepreneur responsables du vice de construction.

La victime d'un dommage dû à la ruine d'un bâtiment peut-elle invoquer contre le gardien de l'immeuble l'article 1384, alinéa 1er du code civil ? Le régime de droit commun de la responsabilité du fait des choses s'applique en dehors des circonstances dans lesquelles la responsabilité est soumise à l'article 1386, mais que dès lors qu'un dommage est causé par la ruine d'un immeuble bâti, la victime ne peut pas se baser sur le régime de droit commun, p. ex. pour éviter de devoir démontrer un défaut d'entretien ou un vice de construction. Les deux régimes ne se cumulent donc pas. Une brèche a cependant été ouverte par un arrêt de la Cour de cassation française qui a retenu que l'article 1384, alinéa 1er peut être invoqué contre le gardien non propriétaire de l'immeuble.1 Il est à prévoir que la jurisprudence luxembourgeoise emboîtera le pas. A terme, la disposition de l'article 1386 est vouée à la disparition.

Sous-section 4: Les produits défectueux

Issue d'une directive communautaire du 25 juillet 1985 obligeant les Etats membres à transposer les règles y contenues dans un délai de trois ans, la responsabilité du fait des produits défectueux fait l'objet d'une loi du 21 avril 1989, modifiée le 6 décembre 1989. L'esprit du texte, tel qu'il se dégage de la directive, consiste d'une part dans l'harmonisation des législations européennes en vue de promouvoir la circulation des produits, leur disparité pouvant "fausser la concurrence et la libre circulation des biens", et d'autre part dans la protection du consommateur, cette considération ayant conduit à prévoir une responsabilité sans faute du producteur, seule une telle responsabilité permettant de "résoudre de façon adéquate le problème, propre à notre époque de technicité croissante, d'une attribution juste des risques inhérents à la production technique moderne".

L'article 1er de la loi du 21 avril 1989 énonce le principe selon lequel "le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit."

Est considéré comme producteur, le fabricant du produit, l'assembleur pour le produit fini, le fabricant d'un composant, ainsi que, pour les produits fabriqués dans les Etats non membres de l'Union européenne, l'importateur de celui-ci dans l'Union. – Ce n'est que subsidiairement que d'autres personnes peuvent être mises en cause, à savoir le fournisseur, lorsque le producteur ou l'importateur ne peuvent être identifiés dans un délai raisonnable. Est assimilée au producteur "toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif." Cette dernière disposition vise les grands distributeurs qui font fabriquer des produits de grande série qu'ils vendent sous leur propre nom ou sous leur propre marque.

Est considéré comme produit au sens de la loi "tout bien mobilier, même s'il est incorporé dans un autre meuble ou dans un immeuble". Est également visée l'électricité. Renonçant à user d'une faculté offerte par la directive, le législateur n'a pas exclu du champ d'application de la loi les matières premières agricoles et les produits de la chasse. Cette solution évite des discussions délicates sur la question de savoir à partir de quel moment un

1 23 mars 2000, JCP 2000, II, 10379, note DAGORNE-LABBE

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produit agricole transformé devient un produit. – En revanche, sont exclus les biens immobiliers ainsi que les biens immatériels, comme les prestations de services.

Si la loi ne voit aucune limitation concernant l'indemnisation du dommage corporel qui n'est notamment pas plafonnée (malgré la faculté offerte aux Etats membres par la directive), et englobe la réparation du dommage tant matériel que moral (souffrance endurée, préjudice esthétique, d'agrément, etc.) des victimes directes et des victimes par ricochet, elle ne couvre pas l'intégralité des dommages causés aux biens. La loi exclut ainsi le dommage causé au bien lui-même (est donc également exclu tout ce qui a trait à la performance du produit). Il faut par ailleurs que la chose endommagée ait été d'un type normalement destiné à l'usage et à la consommation privés, et qu'elle ait été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés. Dès que l'objet défectueux était donc destiné à un usage professionnel, ou que, destiné à un usage privé, il était, en fait, principalement utilisé à des fins professionnelles, le recours à la loi du 21 avril 1989 est exclu, ce qui est dans la logique d'une protection du consommateur. – Finalement, conformément aux exigences de la directive, la loi prévoit une franchise1 en ce qui concerne l'indemnisation des dommages causés aux biens. La franchise est absolue en que l'indemnisation ne se fait que sous déduction du montant de la franchise, quelle que soit son importance.

L'élément caractéristique de l'établissement de la responsabilité du producteur est le manque de sécurité du produit lors de l'utilisation à laquelle on peut légitimement s'attendre compte tenu de toutes les circonstances, et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut raisonnablement en être attendu, ainsi que du moment de la mise en circulation du produit. Cependant un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un produit plus perfectionné a été mis en circulation postérieurement à lui. La directive 2001/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 3 décembre 2001 relative à la sécurité générale des produits, transposée en droit luxembourgeois par une loi du 31 juillet 2006, formule l'obligation générale de sécurité et les critères d'évaluation de conformité des produits.

L'origine du défaut importe peu: le manque de sécurité peut résulter indifféremment d'une erreur de conception, d'une erreur de fabrication, d'une erreur de conditionnement, et même d'un manque d'information. En dépit de la faculté lui offerte par la directive, le législateur n'a pas exclu la responsabilité du producteur dans les cas où l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit ne lui a pas permis de déceler l'existence du défaut.

L'action en réparation se prescrit dans les trois ans à compter de la date à laquelle la victime a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur. La loi prévoit par ailleurs un délai de forclusion de dix ans, à compter du jour de la mise en circulation du produit défectueux, à moins que durant cette période la personne lésée n'ait engagé une procédure judiciaire contre le producteur. Il se pose bien entendu des problèmes délicats en cas de dates de mise en circulation distinctes des différentes composantes d'un produit.

La responsabilité du producteur ne peut pas être limitée ou écartée à l'égard de la victime par une clause limitative ou exonératoire de responsabilité.

1 la loi prévoit une franchise de 22.500 francs dont la conversion donne 557,76 €. Or, la directive prévoyait 500 Ecus, donc 500 €

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Dans la mesure où le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et une faute de la victime, il y a lieu à partage des responsabilités, le fait d'un tiers n'ayant cependant aucune force exonératoire.

Le producteur n'est pas responsable s'il prouve qu'il n'a pas mis le produit en circulation, ainsi que lorsqu'il établit que, compte tenu des circonstances, il y a lieu d'estimer que le défaut ayant causé le dommage n'existait pas encore au moment où le produit a été mis en circulation par lui ou que ce défaut est né postérieurement. Il échappe par ailleurs à la présomption de responsabilité qui pèse sur lui lorsqu'il prouve que le produit n'a été ni fabriqué pour la vente ou pour toute autre forme de distribution dans un but économique du producteur, ni fabriqué ou distribué dans le cadre de son activité professionnelle, et lorsqu'il prouve que le défaut est dû à la conformité du produit avec les règles impératives émanant des pouvoirs publics. Finalement, le fabricant d'une partie composante est encore admis à prouver, pour échapper à la responsabilité, que le défaut est imputable à la conception du produit dans lequel la partie composante a été incorporée ou aux instructions données par le fabricant du produit.

Face à toutes ces dispositions restrictives, combinées à un plafond absolu quoique modeste, et en présence, surtout, de la survivance concurrentielle du droit commun – découlant tant de la responsabilité contractuelle que de la responsabilité extra-contractuelle – somme toute plus favorable à la victime d'un dommage causé par un produit défectueux, il n'est pas étonnant que depuis l'entrée en vigueur de la loi du 21 avril 1989, celle-ci n'ait donné lieu à pratiquement aucun contentieux. La Cour de justice de l'Union européenne semble cependant voir d'un mauvais œil cette coexistence de deux régimes, l'un communautaire, l'autre national, et vouloir s'engager dans une jurisprudence tendant à restreindre autant que possible le domaine du droit national en la matière.1

Sous-section 5: Les accidents de la circulation

Les voix qui dénonçaient l'inadéquation des règles issues du droit commun de la responsabilité du fait des choses s'étant faites de plus en plus vives2, et la jurisprudence DESMARES de la Cour de cassation française ayant forcé le législateur à intervenir dans la matière, la France s'est dotée, le 5 juillet 1985, de la loi "tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation", dite «loi BADINTER».

Encore que certains aient, au début, appelé de leurs vœux que le Luxembourg suive l'exemple français, un tel projet ne s'est jamais concrétisé et la matière reste, pour l'instant, régie par le droit commun de la responsabilité du fait des choses inanimées tel qu'il découle de l'article 1384, alinéa 1er du code civil.1 v. C.J.U.E. 25 avril 2002, affaire. C-193/00, 5e ch., J.T. 2002, 220: "Les droits conférés par un Etat membre aux victimes d'un dommage causé par un produit défectueux, au titre d'un régime général de responsabilité ayant le même fondement que celui mis en place par [la] directive, peuvent se trouver limités ou restreints à la suite de la transposition de celle-ci dans l'ordre juridique interne dudit Etat." L'enseignement qu'il faut, semble-t-il, tirer de cet arrêt est celui que la directive n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle reposant sur des fondements différents, mais qu'elle interdit à la victime de se prévaloir d'un régime de responsabilité du producteur reposant sur le même fondement que celui mis en place par la directive et non limité à un secteur déterminé de production. Pour l'instant, le recours à la garantie des vices cachés, régime de responsabilité général au fondement différent de celui de la responsabilité du fait des produits défectueux, semble préservé.2 dès 1960, le professeur TUNC avait proposé un système de «sécurité routière» comparable à la sécurité sociale

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La loi française de 1985 a créé un régime d'indemnisation favorable aux victimes et qui écarte les moyens de défense que le droit commun de la responsabilité civile du fait des choses accorde au gardien. La Cour de cassation lui reconnaît un caractère autonome et une vocation à s'appliquer exclusivement, à l'exclusion du droit commun, aux accidents de la circulation qu'elle régit.1

Le domaine d'application de la loi est déterminé par l'accident de la circulation, envisagé par la jurisprudence comme événement imprévu caractérisé par son aléa et sa soudaineté. Cette définition exclut les dommages recherchés volontairement par le conducteur d'un véhicule.

La circulation s'entend du fait de se déplacer d'un endroit à un autre. Peu importe cependant que le véhicule soit en mouvement ou à l'arrêt, qu'il se produise ou non sur la voie publique. Il faut et il suffit que l'accident puisse être rattaché à la circulation.

Sont visés les véhicules terrestres à moteur ainsi que leurs remorques ou semi-remorques. Sont en revanche exclus les bicyclettes, les chemins de fer et tramways circulant sur des voies qui leur sont propres, les avions même roulant sur le sol.

La loi du 5 juillet 1985 a entendu alléger la condition de rattachement du fait dommageable au dommage, caractérisé par le lien de causalité en y substituant la notion plus large d'implication du véhicule: il suffit que le véhicule soit intervenu d'une manière quelconque dans l'accident, même si son rôle causal n'est pas démontré. Selon la jurisprudence, le véhicule à l'arrêt peut être impliqué dans un accident. Le fait qu'il n'y ait pas eu de contact entre le véhicule et la victime n'exclut pas l'implication mais oblige à la prouver. Mais en cas de collision en chaîne, la causalité reprend, en fait, son empire.

Du fait que le véhicule est impliqué dans l'accident, il est présumé avoir causé le préjudice concomitant à l'accident. Au contraire, pour les dommages qui se sont révélés après l'accident, il appartient à la victime de faire la preuve de leur imputabilité à l'accident.

La loi a été essentiellement faite pour les piétons et les cyclistes. Mais les conducteurs peuvent à leur tour en bénéficier. Cependant, une différence de traitement de ces différentes catégories de victimes se manifeste au plan de l'exonération. La force majeure et le fait d'un tiers ne constituent pas de causes d'exonération. La faute de la victime non conducteur ne constitue pas non plus une cause d'exonération, sauf si elle est inexcusable et constitue la cause exclusive du dommage. Même si la faute est inexcusable et la cause unique du dommage, certaines victimes, «privilégiées», à savoir les personnes âgées de mois de 15 ans ou de plus de 70 ans, sont encore indemnisées, sauf si elles ont volontairement recherché le dommage. En revanche, le conducteur victime de l'accident peut toujours se voir opposer sa faute qui constitue alors, selon les cas, une cause exonératoire partielle ou totale de la responsabilité.

Section 3: La responsabilité du fait d'autrui

On n'étudiera ici que la responsabilité délictuelle du fait d'autrui. – En matière contractuelle, celui qui emploie des personnes est responsable de leur fait (cf. l'article 1797 du code civil). Cette formule est interprétée comme englobant non seulement les propres

1 Cass. fr. 2e civ. 4 mai 1987, B.C. 1987, II, n° 87

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salariés de l'entrepreneur, mais aussi les sous-traitants auxquels l'entrepreneur principal fait appel, y compris les préposés du sous-traitant. L'entrepreneur est responsable envers son créancier dans les mêmes conditions que s'il avait exécuté le travail lui-même. Pour décider de la responsabilité encourue par l'entrepreneur à la suite de l'intervention de son préposé ou sous-traitant, il y a donc lieu d'apprécier le comportement de ce dernier.1

En matière délictuelle, outre la règle que l'on est responsable du fait des choses que l'on a sous sa garde, l'article 1384 du code civil institue le principe qu'on est responsable du dommage causé par le fait des personnes dont on doit répondre, à savoir, les père et mère du dommage causé par leurs enfants (alinéa 2), les commettants, de celui causé par leurs préposés (alinéa 3), et les artisans, de celui occasionné par leurs apprentis (alinéa 4).2

Les fondements de ces différentes responsabilités du fait d'autrui varient. Pour un même type de responsabilité, la doctrine affirme par ailleurs différents fondements.

Concernant les père et mère, on affirmait traditionnellement qu'en cas de dommage causé par les enfants, les père et mère étaient présumés ne pas les avoir suffisamment surveillés (culpa in vigilando); la justification de la responsabilité des artisans du fait de leurs apprentis est identique. Elle était encore la même, en partie, à propos de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés. S'y ajoutait celle d'un mauvais choix de leur part (culpa in eligendo), de même que celle du risque (le commettant est responsable parce qu'il profite de l'activité du préposé – théorie du risque-profit – sinon parce qu'il exerce sur lui une autorité – théorie du risque-autorité –). – On verra qu'avec les transformations qu'ont subies les différents régimes de responsabilité du fait d'autrui, leurs fondements respectifs ont évolué à leur tour. – En tout cas, l'utilité de ces responsabilités réside dans le fait que la victime se trouve en face d'un responsable dont les chances de solvabilité sont plus grandes que celle des personnes ayant commis le fait à la base de la responsabilité réfléchie. On peut donc trouver, à la base de toutes ces responsabilités, une idée de garantie.

S'agissant de responsabilités réfléchies, elles se cumulent avec celles des personnes pour lesquelles elles sont encourues, et supposent même établies, comme condition des responsabilités réfléchies, celles des personnes directement responsables. La victime d'un dommage a donc le choix: elle peut, soit se contenter de rechercher la seule responsabilité de l'auteur du dommage, soit rechercher la seule responsabilité du garant (tout en étant obligée, selon les cas, d'établir au préalable la responsabilité de l'auteur du dommage), soit encore actionner en responsabilité l'auteur et son garant. Dans ce dernier cas, conformément au droit commun, à défaut de texte instituant une responsabilité solidaire entre l'auteur du dommage et le garant, leur responsabilité est encourue in solidum.

En revanche, les différentes responsabilités du fait d'autrui instituées par l'article 1384 du code civil ne peuvent pas être mises en œuvre cumulativement. On ne saurait ainsi rechercher la responsabilité des père et mère du fait de leur enfant mineur dès lors qu'il a causé le dommage en qualité de préposé d'un commettant, ou dès lors qu'il était sous la surveillance d'un enseignant. – Par contre, il est possible de cumuler la responsabilité du fait d'autrui avec celle du fait des choses.

1 Cour d'appel 26 avril 2006, n° 28955 du rôle2 Dans son ancienne version, l'article 1384, alinéa 4 prévoyait encore la responsabilité des instituteurs du fait de leurs élèves. Cette matière est désormais régie par l'article 5 de la loi du 1 er septembre 1988 relative à la responsabilité de l'Etat et des collectivités publiques

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Sous-section 1 e : La responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants

Aux termes de l'article 1384, alinéa 2 du code civil, "le père et la mère, en tant qu'ils exercent le droit de garde, sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux." Ce texte, énonçant une règle de fond, doit être lu en combinaison avec la règle de preuve posée par l'alinéa 5 du même article, qui dispose que "la responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère (…) ne prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité".

Avant d'aborder l'exposé de la règle de fond (§ 1er), puis de la règle de preuve (§ 2), il y a lieu de rappeler que la minorité n'est pas, en elle-même, une cause d'irresponsabilité, et que la responsabilité des père et mère sur base de l'article 1384, alinéa 2 du code civil, peut se cumuler avec la responsabilité personnelle du mineur. Si la responsabilité des père et mère est solidaire par l'effet de la loi, celle des parents avec leur enfant mineur, en l'absence d'une disposition légale spéciale et conformément au droit commun, est encourue in solidum.

§ 1er: La règle de fond

La loi pose plusieurs conditions pour que le mécanisme de l'article 1384, alinéa 2 soit déclenché, à savoir, outre la condition évidente de la minorité de l'enfant et du lien de filiation (légitime, naturel, adoptif) envers les responsables de son comportement, celle de l'exercice du droit de garde et de la cohabitation (A), et celle d'un fait imputable au mineur lui-même (B).

Il n'est pas inutile d'ajouter que le lien de filiation direct est essentiel pour faire jouer la responsabilité tirée de l'article 1384, alinéa 2. C'est ainsi, p. ex., que cette responsabilité ne peut pas être invoquée à l'égard des grands-parents, alors même que l'enfant habiterait chez eux.

A. Garde et cohabitation

Dans les situations familiales légitimes non conflictuelles, l'autorité parentale est exercée en commun par les père et mère, la garde étant un des attributs de cette autorité (article 375 du code civil).

La situation change en cas de délégation ou de déchéance de l'autorité parentale (respectivement articles 387-1 et s. et 387-9 et s. du code civil), puisqu'elle influe sur la garde. En cas de divorce, le tribunal confie la garde de l'enfant à l'un des père et mère, ce dernier étant par ailleurs alors seul investi de l'autorité parentale (article 378 du code civil). L'enfant résidera chez lui, et celui-ci sera seul responsable des agissements de l'enfant envers les tiers. Cela est encore vrai si un droit de visite a été accordé à l'autre parent et si un dommage est causé par l'enfant à un moment où le droit de visite est exercé. En cas de séparation de fait des parents, ils restent l'un et l'autre investis du droit de garde par rapport à leur enfant et la disposition de l'article 1384, alinéa 2 s'applique de manière indistincte à l'un et l'autre, même si, en fait, l'enfant réside auprès de l'un d'eux seulement.

En matière de filiation naturelle ou adoptive, l'autorité parentale sera exercée par celui des père et mère à l'égard duquel le lien de filiation est établi. En cas de lien de filiation établi

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à l'égard des père et mère, l'autorité parentale est exercée par la mère, avec possibilité de modification, soit, d'un commun accord des parents, pour que l'autorité soit exercée de manière conjointe par les deux, soit, sur décision du juge des tutelles, qui peut confier l'autorité parentale à l'un des père et mère ayant reconnu l'enfant, ou encore aux deux. Il statue également sur la résidence habituelle de l'enfant (article 380 du code civil).

Par cohabitation il y a lieu d'entendre la communauté habituelle de résidence. Des problèmes se posent en cas d'absences du mineur de sa résidence habituelle. La cohabitation subsiste si les absences du mineur sont brèves (le fait de confier son enfant très provisoirement à un tiers, p. ex. le temps de faire une course, et même, en cas de divorce, pendant le temps que le droit de visite de l'autre conjoint s'exerce), ou illégitimes, soit à l'initiative de l'enfant (fugue), soit à celle des parents (enfant chassé de son domicile). – En revanche, lorsque l'enfant est confié durablement à un tiers (aux grands-parents, placé en pension) ou cesse de résider, de manière légitime, chez ses parents (études dans une autre ville, ou même, simplement, pendant un voyage sans ses parents), la cohabitation cesse, provisoirement ou définitivement selon les cas. – L'analyse de la jurisprudence française la plus récente montre que celle-ci attache désormais plus d'importance à la cohabitation juridique qu'à la cohabitation matérielle, de sorte que les solutions admises précédemment ne restent plus forcément d'actualité.

B. Un fait imputable au mineur

En principe, en matière de responsabilité du fait d'autrui, il faut que la responsabilité de l'auteur du dommage – en l'espèce le mineur – soit établie, pour faire jouer la responsabilité réfléchie de ses garants, c'est-à-dire, en l'espèce, ses père et mère.

Traditionnellement, la jurisprudence affirmait que seuls les faits fautifs du mineur pouvaient engager sa responsabilité, un enfant sans discernement ne pouvant agir fautivement. Sous l'impulsion de la jurisprudence de la Cour de cassation française, la jurisprudence luxembourgeoise a évolué. Citant expressément l'arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation française du 9 mai 19841, la Cour d'appel, dans un arrêt du 12 juin 1985, a retenu que "pour que soit présumée, sur le fondement de l'article 1384, alinéa 2 du code civil, la responsabilité des père et mère d'un mineur habitant avec eux, il faut et il suffit que celui-ci ait commis un acte qui soit la cause directe du dommage invoqué par la victime."2

La portée de la formulation de l'arrêt de la Cour de cassation française du 9 mai 1984 n'a longtemps pas été mesurée dans son intégralité par la jurisprudence luxembourgeoise qui maintenait, à l'égard du mineur, l'exigence d'un fait objectivement défectueux comme condition préalable à la mise en jeu de la responsabilité des père et mère. Désormais, le doute n'est plus permis: en France en tout cas, un acte même non fautif du mineur suffit pour mettre en jeu la responsabilité de ses parents, la seule condition étant celle d'une relation de cause à effet entre l'acte et le dommage.3 Ceci entraîne la conséquence pour le moins

1 Cass. fr. ass. plén. 9 mai 1984, JCP 1984, II, 20255, note DEJEAN DE LA BATIE; D. 1984, 525. L'arrêt est quelque peu problématique en ce qu'il se contente d'exiger un lien de cause à effet "direct" entre l'acte et le dommage, sans que cet acte ne doive du moins être défectueux, comme cela est pourtant exigé à propos des adultes (!) 2 Pas. 27, 1823 Cass. fr. 2e civ. 10 mai 2001, D. 2001, 2851, note O. TOURNAFOND; JCP 2001, II, 10613, note J. MOULY; R.T.D.C. 2001, p. 601, obs. P. JOURDAIN. La solution a été confirmée par l'assemblée plénière de la Cour de

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paradoxale que la responsabilité des père et mère peut être engagée par un acte du mineur pour lequel celui-ci n'aurait pas engagé sa responsabilité personnelle s'il avait été majeur au moment des faits. On ne peut définitivement plus parler de responsabilité réfléchie !

Il paraît difficile, à l'heure actuelle, de savoir si la jurisprudence luxembourgeoise entend adopter, concernant le fait non fautif de l'enfant comme source de responsabilité de ses père et mère, la même attitude servile à l'égard de la jurisprudence française qu'en ce qui concerne les possibilités d'exonération des père et mère, où elle a suivi à la lettre le revirement de jurisprudence opéré en France (v. infra).

Au demeurant, il n'y a aucun empêchement à engager la responsabilité des père et mère sur base de l'article 1384, alinéa 2, dès lors que celle du mineur est engagée en sa qualité de gardien d'une chose inanimée (article 1384, alinéa 1er du code civil). La jurisprudence affirme en effet, que "si la responsabilité des père et mère suppose que celle de l'enfant a été préalablement établie, la loi ne distingue pas entre les causes qui ont pu donner naissance à la responsabilité de l'enfant. La responsabilité des parents est donc engagée aussi bien lorsque le fait imputable au mineur présente les caractères d'une faute que lorsque le mineur avait la garde de la chose qui a causé le dommage".1 Il peut en particulier être gardien d'une voiture automobile qu'il dérobe à ses parents. De plus, depuis la jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation française le 9 mai 1984, même un enfant sans discernement peut être gardien des choses qu'il manie.

§ 2: La règle de preuve

L'article 1384 du code civil ne se borne pas à déclarer que les père et mère sont responsables du dommage causé par leur enfant mineur, mais il établit une présomption à leur charge, consistant à admettre que lorsque le fait dommageable a été commis par leur enfant mineur habitant avec eux, ils en sont présumés responsables, à moins qu'ils ne prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité.

Après avoir traditionnellement considéré la règle selon laquelle les parents sont responsables du dommage causé par leurs enfants, à moins qu'ils prouvent qu'ils n'ont pas pu empêcher le fait, comme énonçant une présomption de faute, susceptible d'être combattue par la preuve de l'absence d'une faute dans leur chef (ce qui était présumé, c'était que les père et mère avaient mal surveillé leur enfant et, au-delà, qu'ils ne lui avaient pas prodigué une éducation adéquate. Pour s'exonérer ils devaient, par conséquent, rapporter la preuve cumulative de l'absence de faute dans la surveillance ainsi que dans l'éducation de leur enfant).

Les tribunaux luxembourgeois suivent désormais de près la jurisprudence inaugurée, en France, par un arrêt du 19 février 19972 qui a retenu que les père et mère sont responsables de plein droit du fait de leurs enfants mineurs. Il s'agit donc, désormais, d'une responsabilité objective, fondée sur la garde, engagée sans faute du responsable, qui ne peut

cassation française dans deux arrêts du 13 décembre 2002, D. 2003, 231, note P. JOURDAIN; JCP 2003, II 10010, note A. HERVIO-LELONG1 Lux. 22 juin 1982, Pas. 26, 262 Cass. fr. Civ. 2e, 19 février 1997, JCP 1997, II, 22848, note G. VINEY; D. 1997, 265, note P. JOURDAIN; v. dans la suite Civ. 2e 4 juin 1997, inf. rap. p. 159; Civ. 2e 2 décembre 1998, JCP 1999, II, 10165, note M. JOSSELIN-GALL

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s'exonérer que par la preuve d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure.

Créant pratiquement une impossibilité des parents de s'exonérer – la force majeure doit exister dans leur chef et comment imaginer une telle hypothèse –, la Cour de cassation a institué une véritable responsabilité du fait d'autrui des père et mère. La sérieuse difficulté de texte – on a fait remarquer que la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation française en la matière frappe de caducité la disposition de l'article 1384, alinéa 5 – aurait pu inciter les juridictions luxembourgeoises à ne pas emboîter le pas à la jurisprudence inaugurée par l'arrêt de la Cour de cassation française du 19 février 1997.

Sous-section 2: La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés

L'article 1384, alinéa 3 du code civil dispose que "les maîtres et commettants (sont responsables) du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés."

L'application de la disposition en question est quelque peu éclipsée par celle de l'alinéa 1er du même article. En effet, en vertu de la jurisprudence qui considère que le commettant est gardien des choses utilisées par son préposé, et qu'en matière de responsabilité du fait des choses, une présomption de responsabilité joue en faveur de la victime, celles-ci ont tendance à privilégier la voie de la responsabilité du fait des choses inanimées, dans les nombreuses hypothèses où une chose détenue ou maniée par un salarié (p. ex. une voiture automobile) est intervenue dans la réalisation du dommage.

On étudiera successivement les conditions (§ 1er) et les effets (§ 2) de la responsabilité des commettants.

§ 1er: Les conditions de la responsabilité des commettants

Outre l'existence d'un lien de préposition entre le commettant et le préposé (A), il faut que le préposé ait commis un acte dommageable en rapport avec ses fonctions (B).

A. Le lien de préposition

Par la formulation de l'article 1384, alinéa 3, les auteurs du code civil ont entendu qualifier le rapport de droit né du contrat de travail; les maîtres et les domestiques auraient pu être passés sous silence, étant donné qu'ils constituent des catégories particulières respectivement des commettants et des préposés.

Le lien de préposition est habituellement défini comme un lien de subordination résultant de l'autorité du commettant sur le préposé. Il s'agit du droit de donner des ordres et des instructions à une personne sur la manière de remplir ses fonctions. La doctrine française a mis en évidence que cette soumission n'est plus seulement comprise aujourd'hui comme l'observation d'instructions en vue de l'accomplissement d'une tâche précise; elle reflète aussi et surtout la mise au service d'autrui dans le cadre d'une activité ou d'une entreprise

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déterminée. Dans cette optique, le rapport de préposition se caractérise par le fait que le préposé participe à l'activité du commettant dont celui-ci conserve la maîtrise.

Il peut s'agir d'un lien de droit ou de fait. Dans la majorité des cas c'est un contrat de travail, rapport de droit, qui caractérise le lien de préposition. Mais le simple fait de donner des ordres à une personne qui accepte de s'y soumettre peut à son tour le caractériser. De simples services rendus, des actes de complaisance (p. ex. de l'aide donnée pour déménager un appartement, garer ou conduire une voiture) peuvent donner naissance à un lien de préposition. Les relations familiales n'empêchent pas un tel lien de se créer.

Les situations qui sont caractérisées par une indépendance de celui qui travaille pour le compte d'autrui n'emportent pas, en revanche, naissance d'un lien de préposition. Il en est ainsi du contrat d'entreprise, à moins que le cocontractant se soit réservé la direction entière et absolue des travaux à réaliser, du mandat, et encore du médecin, de l'avocat, de l'architecte, qui exercent une profession libérale. Cependant, l'indépendance professionnelle et technique de certaines personnes ne les empêche pas d'être salariées et se trouver, de ce fait, dans un lien de préposition par rapport à leur employeur (ex. un médecin salarié au service d'un hôpital).

Le fait d'agir comme organe d'une personne morale est exclusif de celui de préposé de cette même personne morale. La distinction entre organe et préposé d'une société ou d'une autre personne morale peut se révéler difficile.

En principe, le lien de préposition se crée entre deux personnes: un même préposé ne saurait avoir deux commettants. Si pour un temps ou une opération déterminée, le commettant met son préposé habituel à la disposition d'une autre personne, la responsabilité se déplace et n'incombe plus qu'à cette deuxième personne. Le juge est appelé à rechercher, dans des situations pareilles, qui avait, au moment du fait dommageable, l'autorité effective ou principale sur le préposé.

B. Un fait dommageable du préposé en rapport avec ses fonctions

Comme à propos de toutes les responsabilités du fait d'autrui, il faut en premier lieu un fait défectueux du préposé, et, en second, une faute. La jurisprudence affirme cependant que la loi ne distingue pas entre les causes qui ont pu donner naissance à la responsabilité du préposé, de sorte que la responsabilité de celui-ci peut même, en principe, être engagée en sa qualité de gardien d'une chose inanimée ayant causé un dommage. – En France, le préposé bénéficie d'une véritable immunité dès lors qu'il reste dans les limites de sa mission1, sauf s'il commet une infraction intentionnelle, fût-ce sur ordre du commettant.2

Le commettant ne saurait être tenu de réparer tous les dommages causés par ses préposés. L'article 1384, alinéa 3 précise bien qu'il faut que le préposé ait agi dans les fonctions auxquelles il a été employé, dont l'on déduit un rattachement nécessaire de l'acte dommageable aux fonctions.

Il y a donc lieu d'exclure du champ d'application de la disposition en question les faits dommageables qui sont commis en dehors des fonctions. C'est ainsi que les tribunaux

1 Cass. fr. ass. plén. 25 février 2000, COSTEDOAT, D. 2000, 673, note Ph. BRUN; JCP 2000, II, 10295, note M. BILLIAU2 Cass. fr. ass. plén. 14 décembre 2001, COUSIN, D. 2002, 1230, note J. JULIEN

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refusent d'engager la responsabilité du patron au cas où son salarié, après la cessation du travail, s'empare, du véhicule de l'employeur à l'insu de celui-ci et cause un accident, de même qu'au cas où le salarié est impliqué dans un accident comme conducteur de la voiture que son employeur a mise a sa disposition pour se rendre de son domicile vers le lieu de son travail. Ce qui compte, en effet, pour que la responsabilité du commettant soit engagée, c'est que le préposé ait non seulement utilisé les moyens mis à sa disposition par le commettant pour lui permettre de remplir ses tâches, mais encore faut-il que le préposé les ait utilisés dans le but qui lui était contractuellement assigné. L'acte est étranger aux fonctions s'il est sans aucun rapport avec les fonctions, ni quant au temps et au lieu, ni quant à sa finalité, ni quant aux moyens utilisés par le préposé.

Le réel problème en la matière se pose à propos d'actes dommageables commis par le préposé dans le cadre de l'exercice de ses fonctions.

Selon la jurisprudence luxembourgeoise, très peu fournie en la matière, il est vrai, la responsabilité du commettant est engagée, même si l'acte fautif du préposé a été commis par un abus des fonctions ou seulement à l'occasion des fonctions, à condition, toutefois, dans la dernière hypothèse, que le fait dommageable se rattache par un lien de causalité ou de connexité à l'exercice des fonctions et que l'auteur puisse être réputé avoir agi pour le compte du maître. Par contre, la responsabilité du maître n'est pas engagée si la fonction a seulement facilité la réalisation de l'acte dommageable, c'est-à-dire s'il a été commis au cours des fonctions, mais non à l'occasion de celles-ci. Il en est ainsi lorsque le fait dommageable non seulement n'a pas été commis dans l'exercice des fonctions, par abus ou à l'occasion de celles-ci, mais qu'il n'existe entre le fait et les fonctions aucun lien de causalité ou de connexité.

En France, la problématique a donné lieu à de nombreux arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation depuis 1960. – Selon le dernier état de la jurisprudence en la matière, trois conditions doivent être cumulativement réunies: "le commettant ne s'exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions."

§ 2: Les effets de la responsabilité des commettants

On examinera successivement les droits de la victime à l'égard du commettant (A), puis à l'égard du préposé (B), pour finalement aborder la question du recours du commettant contre le préposé (C).

A. Les droits de la victime à l'égard du commettant

Une fois le fait dommageable dans le chef du préposé ainsi que le lien avec les fonctions établi, le commettant ne saurait échapper à sa responsabilité. Il s'agit d'une responsabilité de plein droit. Il ne saurait échapper à sa responsabilité en prouvant qu'il n'a commis aucune faute ni en démontrant que le fait du préposé a constitué, dans son chef, une cause étrangère. Il peut en revanche prouver que le fait dommageable a constitué, dans le chef du préposé, une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure.

B. Les droits de la victime à l'égard du préposé

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Est-ce que la responsabilité du commettant exclut celle de son préposé ?

Jusqu'à assez récemment, la jurisprudence a décidé que le fait qu'un individu commette un fait délictueux engageant la responsabilité civile d'une personne morale pour le compte de laquelle il agit, dans l'exercice de ses fonctions, ne le soustrait pas à ses responsabilités à la fois pénale et civile personnelles.

Par l'arrêt précité rendu en assemblée plénière le 25 février 2000 (arrêt COSTEDOAT), la Cour de cassation française changea cependant complètement la donne: elle décida en effet que "un préposé qui agit sans excéder les limites de sa mission qui lui a été impartie par son commettant n'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers."

On a pu en conclure que la qualité de préposé est devenue, en elle-même, une cause d'irresponsabilité civile (dès lors qu'il n'a pas excédé ses fonctions)!1

Les juridictions luxembourgeoises paraissent se sentir liées par la nouvelle jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation française, mais il semble que, par le biais d'une interprétation restrictive du domaine de "l'exercice des fonctions", cette immunité du préposé – et corrélativement – la responsabilité du commettant soit beaucoup moins étendue qu'en France.2 – De toute manière, cette jurisprudence est problématique au regard de l'article 121-9 du code du travail qui dispose que l'employeur supporte les risques engendrés par l'activité de l'entreprise et que le salarié supporte les dégâts causés par ses actes volontaires ou par sa négligence grave.3

C. Le recours du commettant contre le préposé

La jurisprudence a traditionnellement affirmé la possibilité d'un recours du commettant contre le préposé, qui est dans la logique des choses: le commettant n'est pas responsable à la place du préposé, il n'en est qu'un garant. Ayant indemnisé la victime, il est subrogé aux droits de celle-ci et peut réclamer au préposé ce qu'il a dû débourser pour celui-ci.

La solution est pourtant – pour partie du moins – en contradiction avec l'article 121-9 du code du travail, précité.

Sous-section 3: Les responsabilités étatiques du fait d'autrui

La loi du 1er septembre 1988 a introduit un certain nombre de responsabilités étatiques du fait d'autrui. Il s'agit des agissements de personnes privées de liberté (délinquants majeurs, 1 Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation française du 12 juillet 2007 (D. 2007, p. 2908, note S. PORCHY-SIMON) fait cependant penser à une immunité plutôt qu'à une irresponsabilité. La Cour a en effet condamné l'assureur d'un médecin, salarié d'un hôpital, à réparer les effets dommageables d'une faute commise par celui-ci.2 Cf. Cour d'appel 9 mai 2007, n° 31078 du rôle, qui précise qu'il s'agit d'imputer, non au préposé, mais au commettant, la charge des risques créés par la seule activité de son entreprise, partant la charge des fautes inhérentes à l'exécution même de la mission confiée au préposé. 3 D'ailleurs, v. dans ce sens Cass. fr. 21 février 2008, D. 08, 2125, qui exempte de l'immunité le préposé qui a commis un préjudice par une infraction pénale ou une faute intentionnelle (il s'agit d'une extension de la jurisprudence COUSIN qui s'était limitée à retenir la responsabilité personnelle du préposé en cas de condamnation de celui-ci)

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des mineurs inadaptés, des malades mentaux) (§ 1er), des élèves (§ 2), et de victimes de certaines infractions (§ 3).

§ 1er: Les personnes faisant l'objet d'une mesure privative de liberté

Les articles 3 et 4 de la loi du 1er septembre 1988 consacrent une responsabilité objective à charge de la collectivité publique dans tous les cas où elle est chargée d'exécuter une mesure emportant, en principe, privation de liberté dans l'intérêt de la protection de la société contre des personnes susceptibles, en raison de leur comportement antérieur ou de leur constitution mentale, à causer un préjudice à autrui.

Les dispositions légales posent des problèmes à un double niveau, à savoir, d'une part, à celui de la détermination des personnes dont répondent les pouvoirs publics (A), et, d'autre part, à celui de la relation entre la mesure de privation de liberté et le dommage causé (B).

A. Les personnes dont répondent les pouvoirs publics

La loi envisage trois catégories de personnes pouvant faire l'objet d'une mesure privative de liberté et engager la responsabilité de l'Etat en cas de comportement préjudiciable de leur part.

1. Les majeurs délinquants

Sont visés les majeurs condamnés à une peine privative de liberté ainsi que ceux qui ont été condamnés à exécuter un travail d'intérêt général.

Ce critère exclut les condamnés faisant l'objet d'une mesure de grâce, les condamnés à une peine d'emprisonnement assortie du sursis, ainsi que les délinquants bénéficiant d'une décision de suspension du prononcé de la peine, avec obligation d'effectuer des travaux dans l'intérêt de la communauté. – En revanche, sont visés les prisonniers évadés, ceux qui, par application d'un mode d'exécution des peines sont admis à purger leur peine en milieu ouvert (ex. régime de semi-liberté où le détenu travaille à l'extérieur de l'établissement, congés pénaux). Sont encore visés, car ils ont été condamnés à une peine privative de liberté, les délinquants qui se trouvent placés sous le régime du sursis probatoire et qui exécutent certains travaux dans l'intérêt de la collectivité. – Sont désormais expressément visés les condamnés à l'exécution de travaux d'intérêt général conformément à l'article 22 nouveau du code pénal.

Selon l'exposé des motifs de la loi, sont exclus les libérés sous condition. La commission juridique de la Chambre des députés a cependant insisté dans son rapport que la loi s'applique à cette catégorie de délinquants.

Sont encore exclus les dommages causés par ceux qui se trouvent à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire. La réparation de ce préjudice obéira aux règles de droit commun.

La responsabilité de l'Etat ne court qu'à partir du moment où le condamné se trouve effectivement à la disposition de l'autorité d'exécution. S'il a commis l'acte dommageable entre le moment de sa condamnation et celui de la présentation à l'autorité chargée de

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l'exécution des peines, la responsabilité de l'Etat ne pourra être recherchée que sur base de la faute, par la preuve que l'acte dommageable n'a été rendu possible que par la négligence coupable de l'administration à mettre à exécution la condamnation.

2. Les mineurs inadaptés

Sont visés les mineurs placés par décision du tribunal ou du juge de la jeunesse, que le placement ait lieu dans un centre socio-éducatif de l'Etat ou dans une institution privée ou même auprès de particuliers. Dans ce dernier cas, en effet, il serait inéquitable de laisser la charge de la responsabilité à la famille d'accueil et comme la responsabilité des père et mère ne joue plus faute d'habitation commune, il paraît normal que l'Etat assume la responsabilité, la famille d'accueil n'ayant fait que prêter ses bons offices pour l'exécution d'une mesure que les services publics ne sont pas à même d'assurer. Le risque est créé, en effet, par le régime de la rééducation en milieu ouvert ou en liberté surveillée, régime institué par l'Etat dans la poursuite d'une certaine politique. Par contre, il n'y a pas de responsabilité de l'Etat pour les dommages causés par des mineurs dans des institutions privées, s'ils y ont été placés en dehors du cadre d'une mesure judiciaire, par mesure sociale ou d'assistance publique, par exemple.

3. Les malades mentaux internés

Aux termes de l'article 3 de la loi du 1er septembre 1988, l'Etat répond du dommage causé, après une évasion ou une permission de sortir, par les malades internés dans un hôpital psychiatrique.

Il est de pratique courante que les malades mentaux internés dans les établissements psychiatriques bénéficient de sorties pour se rendre à leur lieu de travail ou pour rendre visite à leurs parents. Au cours de celles-ci ou à la suite d'une évasion, ils peuvent commettre des actes dommageables.

La responsabilité objective de l'Etat s'applique aux dommages causés par les malades mentaux ou autres ayant fait l'objet d'une décision d'internement, judiciaire ou administrative.

Depuis une loi du 8 août 2000, il y a lieu de distinguer entre les personnes placées sur ordre d'une juridiction de jugement ou d'instruction en application de l'article 71 du code pénal, dénommés «les placés judiciaires», et les autres personnes placées atteintes de troubles mentaux, désignées par le terme «les patients».

B. Le lien de causalité

Lors de l'élaboration de la loi, de longues discussions ont porté sur la définition de la relation devant exister entre le fait du délinquant et le dommage.

La Cour d'appel a eu l'occasion de préciser ses vues concernant le lien de causalité. Selon elle, la notion de «lien de causalité» contenue dans la loi fait référence «à la théorie de l'équivalence des conditions (absence de distinction entre les causes qui sont les antécédents immédiats du dommage et celles qui n'en sont que les causes médiates indirectes), tout en

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prenant en considération la notion de temps (causalité adéquate retenant la cause dont le rôle apparaît prépondérant et écartant les causes antécédentes du dommage)». Si la causalité est à écarter dans plusieurs cas (dans le cas d'espèce, l'évasion de mineurs et un vol perpétré dans la suite), «la cause la plus éloignée n'est à écarter que si en l'espèce le facteur temps – entre l'évasion et le vol commis – a pris une importance telle qu'il faut en conclure qu'il y a eu rupture de la chaîne causale».1

La responsabilité de la collectivité publique obéit au régime de droit commun de la responsabilité quant aux causes d'exonération en cas de faute de la victime.

Elle est dérogatoire au droit commun en ce que le fait du tiers n'est pas exonératoire. Il convient de se poser une question au sujet de la portée réelle de cette règle. Si le dommage est dû au fait d'un tiers, alors il n'est pas dû au fait de l'évadé. Pourquoi rendre alors l'Etat responsable ? Tout se résume à un problème de causalité. Il resterait la question de fautes concomitantes du tiers et de l'évadé. Mais, en droit commun déjà, le fait du tiers n'est exonératoire que s'il constitue la cause unique du dommage, un partage des responsabilités n'étant pas possible dans ce cas.

§ 2: Les élèves

Sous l'empire de l'article 1384, al. 4 ancien du code civil, les instituteurs étaient personnellement responsables du dommage causé par leurs élèves pendant le temps que ceux-ci étaient sous leur surveillance.

L'article 5 de la loi de 1988 rend responsables les établissements d'enseignement des dommages causés par les élèves. Les enseignants restent d'ailleurs responsables, mais c'est la responsabilité de l'établissement qui se superpose, l'établissement pouvant exercer une action récursoire, mais alors pour faute prouvée, contre l'enseignant (art. 5, al. 3).

A. Les auteurs du dommage

Selon l'article 5, tous les élèves qui sont confiés à un établissement d'enseignement sont responsables du dommage causé, qu'ils soient mineurs ou majeurs. Le terme «élève» est un terme générique et vise indistinctement les écoliers, les élèves et les étudiants, bref tous ceux auxquels est dispensé un enseignement préscolaire, péri-préscolaire, scolaire, périscolaire, universitaire ou péri-universitaire. – En revanche, lorsque le dommage est causé par un enseignant, le cadre de l'article 5 de la loi du 1er septembre 1988 est dépassé.

B. Les responsables

Outre la responsabilité personnelle des auteurs (même mineurs), c'est l'établissement d'enseignement qui voit sa responsabilité engagée. La disposition s'applique également aux établissements privés.2

1 Cour d'appel 3 mai 1996, n° 16048 du rôle2 doc. parl. n° 2665-7, p. 7

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Selon qu'il s'agit d'un établissement étatique ou communal, ce sont l'Etat ou les communes qui sont responsables (art. 5, al. 4).

C. Domaine de la responsabilité

Selon l'exposé des motifs de la loi cette responsabilité "ne jouera évidemment que pendant le temps où les élèves se trouvent sous l'autorité des enseignants, ce terme englobant l'ensemble du personnel assurant tant la formation que la surveillance des élèves. Elle ne joue pas, p. ex. pour les dommages causés pendant le trajet ou par l'élève faisant de l'école buissonnière, à moins dans ce dernier cas que l'établissement ait omis d'attirer l'attention des parents sur les absences de l'élève, c'est-à-dire sur base d'une faute commise." – La loi précise qu'il est indifférent que le fait dommageable soit commis à l'intérieur ou à l'extérieur de l'établissement. Seul compte, par conséquent, le fait que l'élève se trouve sous la surveillance des enseignants. – En revanche, la loi n'exige pas, pour que soit engagée la responsabilité de l'établissement, que le comportement de l'élève ait été fautif.

D. Incidence de la législation sur la sécurité sociale

Les dispositions de l'assurance obligatoire contre les accidents s'étendent aux activités scolaires, c'est-à-dire que les élèves et étudiants sont couverts par la législation sur les accidents du travail.

En vertu de l'alinéa 2 de l'article 5, les dommages qui sont actuellement indemnisables en vertu du code des assurances sociales restent régis exclusivement par le régime d'indemnisation spécifique de ce code qui comporte notamment des allocations forfaitaires et qui exclut la réparation du préjudice d'ordre moral. De même, les limitations au droit d'agir prévues par les articles 115 et 116 du code des assurances sociales continuent à trouver application. C'est notamment le cas lorsqu'un élève a causé un dommage à un ouvrier effectuant un travail à l'intérieur d'un établissement scolaire ou lorsqu'un ouvrier se rendant à son lieu de travail ou en revenant a subi, à l'extérieur de l'établissement, un dommage causé par un élève se trouvant sous la surveillance d'un enseignant. Dans de telles hypothèses, l'Etat reste immunisé contre le recours de la victime au même titre et dans les mêmes limites que les autres membres de l'Association d'Assurance contre les accidents. L'article 5 al. 2 exclut d'une part, l'allocation d'une indemnité pour préjudice moral aux victimes indemnisables par l'Association d'Assurance contre les accidents, tout en assurant, d'autre part, à ces mêmes victimes, la réparation de leurs dégâts matériels dans la mesure où ceux-ci ne tombent pas dans les prévisions de l'article 110 du code des assurances sociales.

§ 3: Les victimes de certaines infractions

Par une loi du 12 mars 1984, "relative à l'indemnisation de certaines victimes de dommages corporels résultant d'une infraction et à la répression de l'insolvabilité frauduleuse", le législateur a entendu se préoccuper de la situation des personnes victimes d'infractions pénales et notamment de la situation de celles qui ont subi les lésions corporelles ou qui étaient à la charge des personnes qui ont été tuées lors d'une infraction, lorsque la réparation ne peut être assurée à un titre ou un autre.

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A. Les conditions de l'indemnisation

Les faits doivent être volontaires, ce qui exclut les préjudices causés involontairement, par négligence ou par omission. Ils doivent présenter le caractère matériel d'une infraction. On fait donc abstraction de l'élément moral, ou encore d'un élément légal qui enlèverait aux faits leur caractère punissable (amnistie, prescription). Ils doivent avoir causé un dommage corporel entraînant soit la mort, soit une incapacité de travail permanente partielle, soit une incapacité de travail totale temporaire pendant plus d'un mois.

Les victimes ont droit à indemnisation du moment que l'auteur est inconnu, ou qu'il est insolvable ou en fuite; il faut dans ce cas prouver qu'on n'arrive pas à exécuter le jugement de condamnation (totalement ou en partie).

Depuis une modification législative intervenue le 14 avril 1992, ayant pour objet de mettre la loi du 12 mars 1984 en conformité avec les normes communautaires, si les faits dommageables se sont produits au Luxembourg, sont indemnisables les victimes résidant régulièrement et habituellement au Grand-Duché, les ressortissants d'un Etat membre du Conseil de l'Europe, ainsi que celles qui, au moment où elles ont été victimes de l'infraction, se trouvaient en situation régulière au Grand-Duché et avaient la nationalité d'un Etat qui aurait accordé une indemnisation à un citoyen luxembourgeois dans les mêmes conditions. – Si les faits sont commis à l'étranger, la victime n'est indemnisable que si, selon la législation de cet Etat aucune indemnisation n'est possible, et pour autant seulement qu'elle justifie d'une résidence régulière et habituelle au Grand-Duché. – Sont indemnisables la victime de la lésion corporelle elle-même, les personnes à sa charge et ses ayants droit en cas de décès.

L'indemnisation peut être refusée ou son montant réduit, en raison du comportement de la personne lésée lors des faits ou de ses relations avec l'auteur des faits (il s'agit de l'hypothèse d'une personne qui aurait provoqué l'auteur de l'infraction ou qui aurait eu avec ce dernier des rapports pouvant faire redouter une collusion, ou qui se serait rendu coupable d'une grave négligence [curiosité malsaine lors d'une rixe p. ex.]).

Concernant le dommage, la loi prévoit que la victime doit être gravement troublée dans ses conditions de vie (perte ou diminution de revenus, accroissement des charges, inaptitude à exercer une activité professionnelle, atteinte à l'intégrité physique ou mentale). – L'indemnité ne peut en aucun cas dépasser un montant maximum fixé chaque année par règlement grand-ducal. Mais à l'intérieur de ce plafond légal, l'indemnisation se fait d'après le droit commun.1

B. La procédure

La demande en réparation est à introduire auprès du ministre de la Justice qui statue dans les six mois après avoir entendu en son avis une commission consultative qui doit préalablement convoquer la victime et l'entendre en ses observations. Si l'auteur de l'infraction est connu, il est informé de la procédure et il a la possibilité de présenter des observations. Entre-temps le ministre peut allouer une provision.

1 Cass. 25 octobre 1990, Pas. 28, 67

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La demande doit être introduite dans le délai d'un an à compter de la date des faits. Lorsque des poursuites pénales sont exercées, ce délai est prorogé et n'expire qu'un an après la décision qui a statué définitivement sur l'action publique. Le ministre peut relever le requérant de la forclusion lorsque celui-ci justifie de circonstances morales ou matérielles qui l'ont empêché de présenter sa demande en temps utile.

En cas de rejet de sa demande, la victime peut exercer un recours devant un tribunal d'arrondissement de son choix, ce tribunal statuant en dernier ressort. Le délai est de trois mois à partir de la réception de la décision du ministre de la Justice. Si le ministre a omis de statuer dans le délai de six mois, l'intéressé peut se pourvoir à partir de l'expiration de ce délai.

La décision du tribunal étant rendue en dernier ressort (il s'agit en effet d'un appel), seul un recours en cassation est ouvert contre un tel jugement.

Si la victime obtient plus tard réparation de son préjudice, le ministre peut ordonner le remboursement de l'indemnité.

L'Etat est subrogé aux droits de la victime pour obtenir des responsables le remboursement des indemnités versées. Il peut constituer à cet effet partie civile devant les juridictions répressives.

§ 4: La responsabilité des artisans du fait de leurs apprentis

En vertu de l'article 1384, alinéa 4, les artisans sont responsables du dommage causé par leurs apprentis, pendant le temps qu'ils sont sous leur surveillance, l'alinéa 7 leur offrant la possibilité de s'exonérer s'ils prouvent qu'ils n'ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité.

Le régime de responsabilité des artisans peut être comparé à celui des père et mère: il s'agit dans l'un et l'autre cas d'une présomption de faute souffrant la preuve contraire. On peut admettre qu'au cas où le régime de responsabilité des père et mère sera un régime de responsabilité objective, ce qui est déjà le cas en France, celui des artisans subira le même sort.

§ 5: Vers un régime général de responsabilité du fait d'autrui ?

Par un arrêt du 29 mars 19911, la Cour de cassation française a fait une «découverte» analogue à celle faite un siècle plus tôt à propos de la responsabilité du fait des choses: au lieu de considérer l'alinéa 1er de l'article 1384 comme annonçant certaines responsabilités du fait d'autrui, énoncées dans les alinéas subséquents, elle a reconnu une valeur normative à l'alinéa 1er qui dispose que "on est responsable du dommage causé par le fait des personnes dont on doit répondre…". L'application du principe tend à occuper de plus en plus de terrain. – S'il paraît acquis qu'il s'agit d'une responsabilité de plein droit ne cédant pas devant l'absence d'une faute du responsable, son domaine reste à définir.

1 Cass. fr. ass. plén. 29 mars 1991, BLIECK, JCP 1991, II, 21673, note GHESTIN; D. 1991, 324, note LARROUMET; G.P. 1992, II, 513, note CHABAS

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La jurisprudence luxembourgeoise ne semble pas réceptive, pour l'instant, à cette extension de la responsabilité du fait d'autrui à partir d'une interprétation extensive de l'article 1384, alinéa 1er du code civil. C'est ainsi que la Cour d'appel estime que "on ne saurait lire dans l'article 1384, alinéa 1er du Code civil l'existence d'un principe général de responsabilité civile du fait d'autrui et d'étendre l'application des dispositions existantes à d'autres personnes que celles visées explicitement et limitativement par les textes. Répondre signifie "se porter garant, témoigner des qualités d'un tiers, lui apporter son propre crédit." Or, ce n'est pas parce qu'on se porte garant du comportement de quelqu'un qu'on est automatiquement responsable. Pareille situation apparaîtrait délicate dans la mesure où on se verrait contraint d'assumer les conséquences dommageables de l'exercice de la liberté d'autrui, alors qu'on ne peut pas, en principe, en toutes circonstances en contrôler la conduite."1

Chapitre 2: Le lien de causalité

Le principe posé par l'article 1382 est simple en apparence: tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. Encore faut-il connaître ou établir la cause du dommage.

Alors qu'il semblait immuablement acquis que la question de l'existence d'un lien de cause à effet entre une faute et un dommage constitue une question de droit soumise au contrôle de la Cour de cassation2, cette solution ne semble plus valoir.3

Il est bien vrai qu'en matière de preuve, celui qui se prévaut d'un droit ou d'un fait doit le prouver (art. 1315 c. civ.). En matière de responsabilité civile cependant, respectivement le législateur et les tribunaux ont été amenés à imposer, dans certaines matières, un renversement de la charge de la preuve, qui peut être de deux natures différentes. Certaines catégories de personnes sont soumises à une présomption de faute. Si la présomption de faute a tendance à disparaître en matière délictuelle, elle conserve un domaine assez large en matière de responsabilité contractuelle.

Pour une seconde catégorie, il ne s'agit pas d'une présomption de faute qu'il serait

possible de combattre par la preuve d'un comportement normalement diligent et prudent, partant par la preuve de l'absence de faute, mais d'une présomption de responsabilité, autrement dit de causalité. Le comportement de la personne dont la responsabilité est recherchée n'est pas présumé fautif (il peut l'être, bien entendu), mais il est présumé être à l'origine du dommage. C'est le lien causal entre ce comportement et le dommage qui est présumé, avec des conséquences graves concernant la possibilité d'exonération.

C'est ainsi qu'en matière contractuelle, en matière d'obligations de résultat, si le résultat promis n'est pas obtenu, le débiteur de l'obligation est présumé responsable de l'inexécution contractuelle. – En matière de responsabilité du fait des choses, outre la règle de fond de l'article 1384, al. 1er du code civil (on est responsable du dommage causé par les

1 Cour d'appel 9 février 2000, n° 22061 du rôle; v. dans le même sens Lux. 3 mai 2000, n° 136/2000 I2 v. dans ce sens Cass. 14 février 1974, Pas. 22, 3713 v. Cass. 17 février 2000, n° 4/00; 19 décembre 2002, n° 52/02; 3 mai 2007, n° 26/07 pén.; 24 janvier 2008, n° 2/08 pén.

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choses qu'on a sous sa garde), la jurisprudence a posé une règle de preuve: en cas d'intervention matérielle d'une chose dans la production d'un dommage, cette intervention est présumée causale !1 Voilà tout l'intérêt de l'article 1384, al. 1er du code civil, et ceci explique la position démesurément importante qu'il occupe dans les procès de responsabilité civile, au détriment des articles 1382 et 1383.

En matière de responsabilité du fait d'autrui, une place à part revient à la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés. Une fois la responsabilité du préposé dans l'exercice des ses fonctions établie, le commettant encourt une responsabilité de plein droit, la loi ne lui permettant en aucune manière d'échapper à cette responsabilité, ni par la preuve d'une absence de faute de sa part, ni même par la preuve d'un cas de force majeure. Dans cette optique, on ne saurait parler de présomption de responsabilité. – La présomption de responsabilité affirmée par la jurisprudence à l'égard des père et mère atteint, en pratique, le même résultat.

En règle générale cependant, celui dont la responsabilité est a priori retenue doit pouvoir s'exonérer, sinon totalement, sinon, du moins, partiellement de cette responsabilité en rapportant des faits propres à démontrer qu'en dépit des apparences, une autre cause est à l'origine du dommage ou y a contribué. Il conviendra donc d'envisager, dans un premier temps, les règles régissant l'établissement de la causalité (section 1e), puis, celles relatives à l'exonération (section 2).

Section 1 e : L'établissement du lien de causalité

On passera en revue successivement, d'abord les théories existant en la matière (§ 1er) et quelques applications (§ 2), puis les difficultés particulières se présentant lorsqu'il y a une pluralité de causes (§ 3), finalement celles surgissant au cas où la cause est inconnue (§ 4).

Sous-section 1 e : Les théories

La jurisprudence française offre de multiples exemples où la question de la causalité constitue l'enjeu principal du litige. La doctrine n'a pas résisté à l'essai de systématisation, dans des théories censées en constituer le fondement logique, des solutions parfois très disparates des juridictions. Ce faisant, le juriste se réfère à un concept philosophique dont toutes les sciences font constamment usage. En réalité cependant, les définitions philosophiques et scientifiques de la causalité ne sont guère utilisables pour la détermination du ou des responsables d'un dommage, car la recherche des causes ne se pose pas dans les mêmes termes aux philosophes et aux savants, d'une part, et aux juristes, de l'autre. Alors que les premiers cherchent en effet à remonter d'un phénomène connu vers sa cause a priori inconnue, le juriste doit simplement vérifier si, entre deux faits connus (un fait et le dommage), il existe un lien de causalité suffisamment caractérisé.

Parmi les nombreuses théories avancées en la matière, on n'exposera brièvement que les trois principales.

1 arrêt JAND'HEUR du 13 février 1930, cité supra

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§ 1er: L'équivalence des conditions

Selon cette théorie, tout élément qui a concouru à la réalisation du dommage et sans lequel le dommage ne se serait pas produit en est nécessairement la cause (ou plutôt une des causes). Quelle que soit son importance ou sa proximité avec le dommage, toute condition nécessaire de celui-ci joue un rôle équivalent dans sa réalisation; elle en est une cause au même titre.

Cette théorie, qualifiée de «libérale» par la doctrine française, fait intervenir une multitude d'événements dont certains n'ont qu'indirectement conditionné le dommage. A la limite, on pourrait créer une chaîne infinie de causalités, et trouver une infinité de personnes responsables du même dommage. En réalité, toute condition nécessaire du dommage n'est est pas forcément une cause juridique. Un fait ne constitue pas la cause d'un dommage pour cela seul qu'il l'a rendu seulement possible. Il faut, de plus, qu'il puisse l'«expliquer». On a vu dans cette exigence une «concession» à la théorie de la causalité adéquate. L'équivalence des conditions présente effectivement un aspect négatif et un aspect positif. Si l'on peut approuver le premier, c'est le second qui pose problème. En effet, il est facile de voir, dans une certaine succession d'événements, qu'en l'absence de tel préalable, la suite ne se serait pas produite. Mais de là à conclure que ce préalable, puisqu'il s'est produit, constitue une cause de la suite, c'est faire un pas de plus qui, semble-t-il, ne devrait pas faire l'unanimité. Si l'accident lors duquel le piéton qui est renversé par l'automobiliste et qui perd ensuite la vue lors de l'intervention chirurgicale rendue nécessaire par l'accident ne s'était pas produit, l'hospitalisation n'aurait pas été rendue nécessaire et l'erreur médicale ne se serait pas produite. Sans l'accident de la route, pas d'erreur médicale. Mais peut-on raisonnablement en conclure que l'accident est – une – cause de l'erreur médicale ? Celle-ci se serait produite quelles qu'aient été les circonstances en vertu desquelles le patient se serait trouvé à l'hôpital.

§ 2: La proximité de la cause

Une autre théorie ne retient comme cause que celle dont le dommage est la conséquence immédiate, celle qui entretient avec lui un rapport de proximité temporelle (causa proxima, par opposition à la causa remota). La théorie conduit à écarter des causes qui, bien que plus éloignées dans le temps avec la genèse du préjudice, n'en ont pas moins joué un rôle important, et le cas échéant déterminant, dans sa réalisation.

§ 3: La causalité adéquate

Cette théorie s'efforce de rattacher le dommage à celui de ses antécédents qui, normalement était de nature à le produire, à la différence d'autres antécédents du dommage, n'ayant entraîné celui-ci qu'en raison de circonstances exceptionnelles. Dans le cadre de cette théorie, il y a lieu de se demander, à propos de chaque événement dont l'intervention causale dans la réalisation d'un dommage est invoquée, si cet événement, dans un cours habituel des choses et selon les expériences de la vie, entraîne normalement tel effet dommageable. Pour ce faire, il faut plonger dans le passé et apprécier, par un "pronostic objectif rétrospectif", si tel événement était de nature à entraîner, probablement, le dommage.

Il est vrai qu'il est de l'essence de cette théorie qu'on se livre à un exercice d'appréciation de probabilités. Ceux qui s'en offusquent et réclament des preuves certaines se

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leurrent: en dernière analyse, tout, en matière de preuve, y compris la charge de la preuve, se résume à des probabilités plus ou moins fortes.

S'il est vrai qu'un événement dommageable est généralement la résultante de plusieurs facteurs dont la conjonction est nécessaire à la production du dommage, tous ne sont cependant pas à considérer, juridiquement, comme en constituant la cause. Parmi les faits qui ont joué un rôle dans la réalisation du dommage, il faut opérer une sélection et ne retenir comme causes directes que les faits qui, virtuellement, pouvaient rendre le dommage probable d'après le cours habituel des choses.

Le réel avantage de la causalité adéquate par rapport à l'équivalence des conditions paraît résider dans la plus juste part que la première attribue au hasard dans le cours des événements. Le préjudice raisonnablement prévisible à partir d'un certain comportement en est une conséquence adéquate, tandis que celui qui est plutôt la conséquence d'un effet de surprise, n'en constitue pas une suite adéquate.

La théorie est encore d'une utilité certaine dans le cas des dommages «en cascade»: on a donné l'exemple d'un entrepreneur de construction qui, au cours de ses travaux, endommage un câble électrique qui alimentait une usine. Celle-ci subit un arrêt de production jusqu'à la réparation du câble, ce qui entraîne une perte de profit. Si ce manque à gagner provoque des difficultés financières, cette entreprise ne pourra plus faire face à ses engagements commerciaux, ce qui créera un dommage pour ses fournisseurs et ses clients et ces difficultés pourront elles-mêmes se répercuter sur les cocontractants de ces derniers. En outre, dans les cas extrêmes, la production devra être réduite et certains salariés licenciés. Bien plus, si la production de l'entreprise était nécessaire au ravitaillement d'une ville voisine et que celui-ci se trouve interrompu, les habitants vont subir un dommage, etc. – Lesquelles, parmi ces conséquences, peut-on considérer comme rattachées au fait dommageable par un lien de causalité ? Le recours à la recherche d'un événement s'étant interposé dans la chaîne causale, ou encore, ce qui revient au même, la recherche des suites normales de l'événement dommageable initial, encore que l'effet interruptif du lien causal d'un événement extérieur ne soit pas unanimement reconnu, – devraient pouvoir mener à des résultats raisonnables. – En revanche, la théorie de l'équivalence favorise indubitablement l'admission des dommages en cascade, obnubile l'exigence de la continuité de l'enchaînement causal en négligeant l'effet interruptif des événements s'étant interposés dans la chaîne causale, occultant ainsi le «cheminement du mal».

Un autre avantage de la causalité est sa plus grande rationalité: c'est en effet par une appréciation in abstracto qu'est déterminée la cause adéquate d'un dommage, tandis que l'équivalence des conditions implique une appréciation in concreto.

De plus en plus de décisions luxembourgeoises se réfèrent expressément à la causalité adéquate.

Heureusement dans l'immense majorité des cas, le simple bon sens permet de donner spontanément la réponse satisfaisante. Dans certains cas cependant, dont on va passer en revue deux, le recours à la théorie s'avère d'une certaine utilité.

Sous-section 2: Applications

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§ 1er: Vol d'une voiture

La négligence commise par le propriétaire dans la surveillance de sa voiture peut rendre possible le vol de la voiture, mais elle est sans lien causal direct avec le dommage que le voleur cause dans un accident avec la chose volée.

La loi prévoit une exception à ce principe: l'article 5 § 1er, de la loi du 16 avril 2003 relative à l'assurance obligatoire de la responsabilité civile en matière de véhicules automoteurs dispose que l'assurance doit garantir l'indemnisation des personnes lésées chaque fois qu'est engagée la responsabilité civile du propriétaire, de tout détenteur et de tout conducteur du véhicule assuré ou de toute personne transportée.

§ 2: Prédispositions de la victime

En France, les auteurs s'accordent pour reconnaître que les prédispositions pathologiques de la victime ne peuvent, par elles-mêmes, être assimilées à un fait de la victime de nature à justifier une exonération partielle. Mais ces auteurs n'en admettent pas moins que le défendeur n'a pas à réparer les conséquences d'un dommage qui s'est réalisé entièrement en dehors de lui, ce qui les conduit à distinguer des «prédispositions sans manifestations externes dommageables», les «états pathologiques consolidés et stabilisés» avant le fait dommageable ainsi que les diminutions de capacité résultant de l'évolution «inéluctable» d'un état pathologique préexistant. Alors que les premières ne pourraient, selon eux, être prises en considération pour réduire l'indemnité, les autres devraient, estiment-ils, être déduites de l'invalidité finale pour déterminer l'ampleur du dommage imputable au défendeur.

Les décisions judiciaires rendues à propos d'états pathologiques antérieurs au fait dommageable sans manifestation externe ou au moins sans incapacité de travail se traduisant par une diminution du potentiel humain ou par une perte des capacités de gains de la victime refusent en général un partage des responsabilités, au motif que le droit à réparation ne saurait être réduit par des prédispositions lorsque l'affection qui en résultait n'avait été révélée ou provoquée que par le fait de l'accident ou de l'infraction. – Il arrive cependant que l'état antérieur soit pris en considération pour diminuer le droit à réparation. Mais il s'agit alors de tenir compte, pour l'appréciation du préjudice causé par le défendeur, d'une invalidité préexistante se traduisant par un préjudice déjà souffert par la victime. – Finalement, même lorsqu'une invalidité préexistait à l'intervention du responsable, si le fait dommageable ne l'a pas seulement aggravée mais a "transformé radicalement la nature de l'invalidité préexistante", la jurisprudence ne tient plus compte de l'incapacité antérieure; elle indemnise la victime pour son entier dommage tel qu'il résulte de la nouvelle incapacité. Il en est ainsi à chaque fois que celle-ci est sans commune mesure avec l'état antérieur, comme lorsqu'un borgne devient aveugle à la suite du fait dommageable.

Au Luxembourg, la jurisprudence paraît mal fixée. On peut déceler deux courants:

- Selon un premier, les prédispositions pathologiques de la victime ne sauraient aggraver la situation de l'auteur de l'accident par rapport à une victime ordinaire. Ainsi, il a été décidé que les tares physiques de la victime constituent une source de préjudice étrangère à la faute de l'auteur de l'accident, lorsqu'elles ont causé des troubles qui ne se seraient pas produits avec la même étendue chez une personne normale.

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- Selon un second courant, le responsable doit en quelque sorte prendre la victime comme il la trouve. C'est ainsi qu'il a été retenu que les prédispositions pathologiques de la victime sont indifférentes pour l'évaluation du préjudice, à une exception près: en matière contractuelle, il est possible de réduire l'indemnité en cas d'aggravation par des prédispositions maladives, p. ex. en matière d'assurances.

Sous-section 3: Pluralité de causes – pluralité de responsables

Deux situations sont à envisager: ou bien plusieurs auteurs d'un même dommage sont recherchés, ou bien la victime a contribué à la réalisation du dommage, son comportement constituant alors à son tour une des causes du dommage. On reviendra à cette question à propos de l'atténuation de la responsabilité par la preuve du fait ou de la faute de la victime.

Lorsque plusieurs personnes ont causé un dommage, la victime peut se retourner contre l'une quelconque pour obtenir réparation. Plus tard, les responsables régleront leurs comptes entre eux.

§ 1er: La victime face à plusieurs responsables

Il y a plusieurs responsables, non seulement quand le dommage a été occasionné par plusieurs personnes, mais également lorsqu'un seul auteur d'un dommage est titulaire d'une assurance de sa responsabilité civile.

A. Plusieurs auteurs

En principe, si un dommage a été causé par plusieurs fautes, chacune est considérée avoir causé l'entier dommage.

Ce principe n'est d'application qu'en cas de dommage unique. S'il est possible de diviser le préjudice et qu'on connaît le dommage causé par chacun des auteurs, ceux-ci ne sont pas coresponsables.

Si tel n'est pas le cas, les différents auteurs d'un même dommage sont responsables in solidum, à l'égard de la victime: chacun a l'obligation de réparer l'intégralité du dommage même si un recours entre coresponsables s'avère d'ores et déjà impossible pour une raison de fait ou de droit.1 – Peu importe d'ailleurs la gravité respective des fautes ayant contribué à causer le même dommage. C'est précisément cet aspect de la responsabilité civile qui rend le système en vigueur en France, en Belgique et au Luxembourg tellement dangereux: une personne qui n'a joué qu'un rôle secondaire, effacé, dans la production du dommage, qui n'y a contribué que pour une infime partie, est pourtant obligée à réparation intégrale du dommage !

La responsabilité in solidum est une création jurisprudentielle: la solidarité ne se présumant point et ne pouvant résulter que, soit de la convention des parties, soit d'une disposition légale expresse (ainsi, p. ex. les auteurs d'une infraction pénale sont solidairement responsables, à l'égard de la victime, de la réparation du dommage, v. art. 50 du code pénal),

1 Cass. 26 juin 1975, Pas. 25, 116

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et les tribunaux voulant prémunir les victimes d'un dommage contre l'insolvabilité, fréquente, des auteurs du dommage, la notion de la responsabilité in solidum a été forgée. Les effets de cette obligation sont identiques à ceux de l'obligation solidaire, sauf les effets secondaires de la solidarité (la chose jugée à l'égard de l'un est sans effet à l'égard des autres; les poursuites contre l'un n'interrompent pas la prescription contre les autres; l'appel fait par l'un ne profite pas aux autres).

Pour échapper à la responsabilité in solidum, il ne suffit pas de pouvoir mesurer l'importance respective des fautes commises, le partage de la responsabilité n'affectant alors que les rapports réciproques des coauteurs et leurs recours entre eux. Pour écarter l'obligation in solidum, il faut pouvoir diviser le préjudice lui-même et en rattacher exclusivement telle ou telle partie à la faute de tel ou tel défendeur.

L'obligation in solidum se retrouve dans les différents ordres de responsabilité contractuelle et délictuelle. Ainsi, elle joue:

- en cas de conjugaison de différentes responsabilités contractuelles: si plusieurs responsables sont liés à la victime par des contrats différents, ils sont responsables in solidum. – Si les coresponsables sont liés à la victime par un même contrat, leur responsabilité est ou bien solidaire – si elle est prévue par la loi ou par la convention des parties – ou bien conjointe1;

- dans l'hypothèse de plusieurs fautes délictuelles ou quasi-délictuelles (art. 1382 et 1383 c. civ.);

- lorsque la responsabilité de l'un des auteurs du dommage est engagée sur base de l'article 1382 du code civil, tandis que celle de l'autre l'est sur base de l'article 1384, al. 1 er du même code;

- ou encore si la responsabilité de l'un est contractuelle et celle de l'autre est délictuelle.

B. Auteur titulaire d'une assurance responsabilité civile

Si l'auteur est titulaire d'une assurance responsabilité civile, la victime peut agir indistinctement contre le seul auteur ou contre le seul assureur, ceci en vertu de l'action directe que lui confère la loi à l'encontre de l'assureur.2 L'auteur du dommage et son assureur sont responsables in solidum.

Si le véhicule intervenu dans l'accident a son stationnement habituel à l'étranger, la victime peut assigner le Bureau luxembourgeois des assureurs contre les accidents d'automobiles, qui représente les intérêts des compagnies d'assurances étrangères au Luxembourg.

Si la victime se décide à agir contre la seule compagnie d'assurance, elle engagera une procédure commerciale. Si elle agit contre l'auteur et son assureur, ou si elle assigne le Bureau

1 à noter cependant un arrêt qui affirme que la condamnation aux dommages et intérêts est à prononcer in solidum à l'encontre des coauteurs même si les obligations méconnues procèdent d'un seul et même contrat, si les fautes commises par eux ont concouru à la réalisation de l'entier dommage dont chacun doit réparer l'intégralité, Cour d'appel 18 janvier 2006, n° 30272 du rôle2 art. 89 de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance

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luxembourgeois, qui est une a.s.b.l. et non une société commerciale, il faut qu'elle porte son action devant le tribunal d'arrondissement, siégeant en matière civile.

§ 2: Le recours entre coresponsables

Celui qui a dû indemniser la victime alors que d'autres ont été condamnés in solidum avec lui à l'indemnisation, peut exercer un recours contre ceux-ci.

Il ne peut exercer le recours proprement dit qu'après avoir préalablement indemnisé la victime. – Cependant, conscientes de ce que cette exigence conduit à un dédoublement de procès, les juridictions ont fini par admettre que l'une ou l'autre des parties assignées par la victime prenne les devants et, dès le procès originaire, conclue à la fixation de la part de responsabilité de chacun des défendeurs. – Les hésitations jurisprudentielles s'expliquent probablement par l'incertitude quant au fondement de l'action récursoire – subrogation découlant de l'article 1251, 3° du code civil ou action personnelle – question amplement débattue en doctrine française.

Il est encore possible de mettre en intervention d'autres personnes non assignées par la victime mais dont on estime qu'elles sont seules responsables ou coresponsables de la réalisation du dommage. Par ailleurs, les codéfendeurs à un procès en responsabilité civile doivent demander expressément la fixation des quotes-parts respectives de responsabilité, le tribunal ne pouvant pas y procéder d'office.

Le partage des responsabilités que le tribunal est éventuellement amené à opérer n'est évidemment pas opposable à la victime.

Le recours est admis dans les cas suivants:

- entre coresponsables condamnés pour faute; le recours est admis dans la mesure de la gravité de la faute de chacun;

- entre coresponsables condamnés sur base de l'article 1384, al. 1er du code civil. Le partage des responsabilités s'opère par parts égales. Le recours s'exerce en vertu du mécanisme de la subrogation légale: le coauteur qui a intégralement indemnisé la victime exerce l'action de celle-ci;

- celui qui a été condamné sur base de l'article 1384, al. 1er du code civil et qui a intégralement indemnisé la victime, dispose d'un recours intégral contre celui dont la responsabilité sur base de l'article 1382 du code civil a été retenue. Cette solution est critiquée par une partie de la doctrine, et cela non sans raison : il n'y a lieu que d'imaginer le cas où le gardien a eu, à son tour, un comportement fautif, la question afférente n'ayant pourtant pas été examinée par le tribunal parce que la demande n'était basée sur les articles 1382 et 1383 du code civil qu'en ordre subsidiaire et la demande principale, basée sur l'article 1384, al. 1er, ayant abouti.

Le recours est en revanche exclu lorsque le recours est exercé par un coresponsable condamné pour faute (art. 1382 c. civ.) contre un présumé responsable (art. 1384, al. 1 er c. civ.).

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N. B. : Les règles ordinaires du recours entre coresponsables ne jouent évidemment qu'entre les différents auteurs d'un même dommage. Il en va différemment au cas où un auteur est condamné in solidum avec son assureur. Dans ce cas, il n'y aura pas de «partage des responsabilités»; au contraire, en vertu du contrat d'assurance et hormis certaines exceptions prévues par la législation sur les assurances, l'assureur devra supporter en définitive la condamnation à la réparation du dommage, ce qui veut dire qu'en termes de recours, l'auteur dispose d'un recours intégral contre son assureur, tandis que celui-ci ne dispose d'aucun recours vis-à-vis de son assuré.

Sous-section 4: Cause inconnue

En général, si la cause d'un dommage est inconnue, on ne saurait l'imputer à une personne responsable et la victime ne sera pas indemnisée. La jurisprudence s'est efforcée d'améliorer le sort de la victime de différentes manières.

D'une part, elle a allégé les exigences de preuve de la causalité. C'est ainsi que, d'une manière générale, l'exigence de preuve de la causalité se résume en fait à une exigence de probabilité. S'il apparaît comme très probable qu'un dommage est l'effet de telle action, le juge admettra volontiers que la preuve de la relation causale entre cette action et le dommage est établie. L'article 1352 du code civil érige d'ailleurs les présomptions graves, précises et concordantes (et une jurisprudence constante décide qu'il suffit d'une seule présomption) en moyen de preuve d'un fait juridique.

Il y a lieu de distinguer deux situations différentes: ou bien le dommage a été causé par un membre inconnu d'un groupe de personnes connues, ou bien l'auteur du dommage est inconnu. En termes de responsabilité civile, ceci revient à dire que la cause du dommage est inconnue, car si on ne connaît pas le responsable, on ne connaît pas, techniquement parlant, la cause du dommage. Tant la jurisprudence que le législateur se sont cependant efforcés de venir à la rescousse de victimes de telles situations.

§ 1er: Dommage causé par un membre indéterminable d'un groupe de personnes déterminées.

Si un pot de fleurs heurte un piéton passant sous un immeuble composé de différents appartements, et l'on ignore d'où exactement ce pot est tombé, la victime risque fort de ne pas être indemnisée. – Pareillement, si le dommage a été causé par un membre indéterminable d'un groupe de personnes dont l'identité de toutes est connue, la victime reste en défaut de prouver la cause exacte du dommage (p. ex. tel et tel coup porté par telle personne faisant partie du groupe; tel geste de tel enfant ayant participé à un jeu en groupe qui a tourné mal pour la victime), et par voie de conséquence, elle risque fort d'être déboutée de sa demande en indemnisation.

La jurisprudence française s'est efforcée, par des stratagèmes, à sortir de l'impasse à laquelle conduisait l'application rigoureuse des règles de preuve. Elle l'a fait, avant tout, en matière d'activités sportives ou de jeux pratiqués collectivement. C'est ainsi qu'elle retint une faute collective, entraînant une responsabilité in solidum, dans le chef de chasseurs ayant participé à un tir ne constituant pas un acte normal de chasse dans des conditions d'imprudence et de maladresse qui leur étaient imputables à tous. Bien entendu, cette

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responsabilité in solidum pour faute collective suppose que chacun ait participé à la faute commune, ce qui n'est pas le cas si l'on ne peut rien reprocher à certains membres du groupe, ou encore si la preuve de la participation à l'action fautive n'a pu être rapportée.

Le recours à la responsabilité du fait d'autrui peut, cependant, venir à son secours dans certaines circonstances, comme celle où il est prouvé que le fait dommageable a été commis par un des préposés – indéterminé – d'un commettant déterminé, ou par un des enfants – indéterminé – de parents déterminés.

En matière de responsabilité du fait des choses inanimées, dès qu'une chose inanimée est intervenue dans la production du dommage, et que cette chose était sous la garde collective d'une pluralité de personnes dont on ne sait pas laquelle a donné l'impulsion dommageable, les différents gardiens de cette chose sont responsables in solidum du dommage. Le mécanisme de la garde collective est d'une utilité certaine en matière de jeux d'enfants ou de sports collectifs (p. ex. garde collective du ballon). Les accidents de chasse ont encore donné lieu, en France, à une création jurisprudentielle originale. Les tribunaux ont en effet admis que les plombs tirés par des chasseurs formaient une «gerbe unique» de projectiles dont les chasseurs avaient la garde collective.

§ 2: Auteur inconnu d'un accident de la circulation

L'absence de réparation du dommage de la victime au cas où l'identité de l'auteur n'a pas pu être constatée est apparue comme particulièrement choquante dans les accidents de la circulation. Voilà pourquoi le législateur est intervenu, en créant, par une loi du 16 décembre 1963, le Fonds Commun de Garantie Automobile, devenu le Fonds de garantie automobile depuis la loi modifiée du 16 avril 2003 relative à l'assurance obligatoire de la responsabilité civile en matière de véhicules automoteurs.

Les missions du Fonds se sont enrichies: il conserve ses missions traditionnelles consistant à intervenir dans le cas d'un préjudice causé par un véhicule non identifié à une personne lésée du fait d'un accident survenu au Grand-Duché de Luxembourg, dans le cas où l'accident est causé par un véhicule non couvert par une assurance responsabilité civile (l'auteur étant identifié dans ce cas), ainsi que dans celui où l'assureur du responsable est insolvable. Il intervient désormais en outre en cas de préjudice causé par un véhicule non identifié à une personne lésée résidant au Luxembourg du fait d'un accident survenu dans un autre Etat membre de l'Union européenne, ainsi que dans les cas où la compagnie d'assurances étrangère ne peut pas être identifiée (que l'accident se soit produit au Luxembourg ou sur le territoire d'un autre Etat membre). Il est encore intégré dans un système destiné à accélérer le règlement des sinistres. C'est ainsi qu'il prend en charge l'indemnisation des personnes n'ayant pas obtenu de réponse (positive ou négative), dans un délai de trois mois, à leur demande d'indemnisation adressée à l'assureur. Il informe encore les personnes lésées sur l'identité de l'assureur du véhicule intervenu dans la production de l'accident, voire, en cas d'intérêt légitime, sur celle du propriétaire ou du détenteur de ce véhicule.

Les victimes et leurs ayants droit ont droit à la réparation de l'intégralité de leur dommage.

Au niveau de la procédure, deux phases sont à distinguer. Durant une première phase, extrajudiciaire, il faut que la victime dénonce le sinistre dans les six mois, à peine de

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forclusion, sauf impossibilité matérielle ou morale de faire la déclaration dans le délai. – Si le Fonds refuse de payer, il faut, dans une deuxième phase, l'assigner devant le tribunal, siégeant en matière civile. Comme par hypothèse la victime réclame la réparation d'un dommage corporel, il faut qu'elle mette en intervention les organismes de sécurité sociale intéressés (art. 283 bis C.A.S.).

Section 2: L'exonération

Selon le mode d'établissement de la causalité – par preuve ou par présomption – il y a des moyens différents dont disposent respectivement le responsable et le présumé responsable pour essayer de se soustraire à une condamnation. On va passer en revue, successivement, l'exonération dans les matières où la victime d'un dommage doit prouver une faute (§ 1er), puis celle dans les matières où la causalité est présumée (§ 2).

Sous-section 1 e : L'exonération en matière de comportement défectueux prouvé

Une fois le comportement défectueux de l'auteur d'un dommage prouvé, celui-ci peut invoquer des circonstances qui l'exonèrent totalement (A) ou partiellement (B) de sa responsabilité, tandis que d'autres circonstances, ayant pourtant pu concourir à la réalisation du dommage, ne sont pas de nature à le décharger, même partiellement, de sa responsabilité (C).

§ 1er: Faits justificatifs, excuses et immunités

Un acte dommageable et a priori fautif peut avoir été accompli dans des circonstances que le droit prend en compte pour lui enlever a posteriori son caractère fautif. L'auteur du dommage agit alors par obéissance à un devoir supérieur qui lui commande de transgresser celui qui lui interdit de causer le dommage. Le droit pénal consacre certains faits justificatifs qui font disparaître tant la responsabilité pénale que la responsabilité civile de l'auteur du fait dommageable. D'autres faits, tout en supposant la responsabilité pénale ou civile établie, emportent la suppression de la peine: il s'agit des excuses. Certaines catégories de personnes bénéficient finalement d'immunités.

L'article 70 du code pénal dispose qu'il n'y a pas d'infraction, lorsque le fait était ordonné par la loi et commandé par l'autorité légitime. La permission de la loi est assimilée à l'ordre de la loi.

L'ordre de la loi peut ainsi enlever à un fait a priori délictueux son caractère fautif (p. ex. le fait, par un banquier, d'informer le procureur d'Etat de tout fait qui pourrait être l'indice d'un blanchiment – article 40, (2) de la loi modifiée du 5 avril 1993 relative au secteur financier – alors que l'article 41 de la même loi et l'article 458 du code pénal astreignent le banquier au secret professionnel).

Lorsqu'un dommage est causé sous l'empire du commandement de l'autorité légitime, son auteur échappe à toute responsabilité. Pour constituer une cause d'exonération de la responsabilité, il faut que l'ordre émane d'une autorité légitime et compétente. Quand l'ordre de l'autorité légitime est illégal, il a été proposé de distinguer suivant qu'il est ou non possible de se soustraire à son exécution; dans le premier cas, il n'y aurait pas lieu à

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exonération, en tout cas si l'ordre est manifestement illégal. A noter que l'article 260 du code pénal soustrait à l'application de la loi pénale le dépositaire de l'autorité publique qui agit illégalement sur ordre de ses supérieurs hiérarchiques.

L'état de nécessité est à son tour considéré comme fait justificatif. Il permet à une personne de porter atteinte aux biens ou aux droits d'autrui si ce n'est qu'à ce prix qu'elle peut échapper à un danger (p. ex. mouvement fait par un automobiliste en violation du code de la route pour éviter un accident grave, alors même que ce mouvement cause un dommage à des tiers). L'état de nécessité justifie le droit de nuire à autrui parce que tout homme raisonnable, placé dans la même situation, aurait agi de la même façon. L'homme moyennement diligent ne se trouve en état de nécessité qu'en cas de grave péril, et si son intervention est proportionnée au péril. L'existence dans le chef de l'agent, d'une faute par laquelle il a lui-même créé la situation dont il déduit l'état de nécessité n'exclut pas, en principe, qu'il puisse se prévaloir de cette cause de justification. Il n'en est cependant pas ainsi lorsqu'il s'est délibérément placé dans une situation dont il pouvait prévoir qu'elle créerait le prétendu état de nécessité.

Dans ce contexte, il y a par ailleurs lieu de mentionner les violences dont usent les agents de la force publique. A condition qu'elles soient employées avec modération et dans la mesure seulement où elles se révèlent indispensables, ces violences sont légitimes et justifiées et ne sauraient partant être considérées comme fautives, ni pénalement, ni civilement.

Lorsqu'une personne a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pas pu résister (les «demi-fous»), l'article 71-2 nouveau du code pénal dispose qu'elle n'est pas pénalement responsable. Eu égard à l'unité des fautes pénale et civile, dès que la personne a été acquittée pour avoir agi sous l'empire d'une contrainte irrésistible, sa responsabilité civile, fondée sur la notion de faute délictuelle, ne peut plus être recherchée.

La légitime défense est à son tour consacrée par le code pénal.1 Elle supprime la responsabilité tant pénale que civile. Elle exclut toute faute et ne peut donner lieu à une action en dommages-intérêts en faveur de celui qui l'a rendue nécessaire par son agression.

Pour valoir fait justificatif, la légitime défense doit répondre à une atteinte actuelle ou imminente et injustifiée. Elle ne saurait être invoquée si l'action est justifiée par la loi. Ne peut donc être qualifiée de légitime la résistance avec violence contre les agents de l'autorité ou de la force publique qui se trouvent dans la nécessité de recourir à des actes de contrainte pour l'exécution de la loi, des ordonnances de l'autorité publique, des mandats de justice ou des jugements. Ce n'est que si ces agents agissent hors du cadre de leur compétence, s'ils accomplissent un acte que la loi interdit d'une façon absolue ou s'ils ne possèdent aucun titre dont ils invoquent l'existence, que la résistance est autorisée et que la rébellion disparaît.2

La défense doit être nécessaire, proportionnée à la gravité de l'atteinte et être concomitante à cette dernière. Par conséquent, ne se trouve pas en état de légitime défense le propriétaire qui a piégé sa maison de week-end.3

1 article 416: " Il n'y a ni crime, ni délit, lorsque l'homicide, les blessures et les coups étaient commandés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui"2 Cass. 26 juin 1980, Pas. 25, 113 Cour d'appel 6 décembre 1974, Pas. 23, 235

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Les actes de dévouement constituent une application de la théorie de l'état de nécessité. Les dommages causés à cette occasion sont désormais pris en charge par l'Etat.

Le code pénal prévoit par ailleurs un certain nombre d'immunités. Echappent ainsi à toute punition, p. ex., certains dénonciateurs d'infractions (articles 134, 136, 192, 300, 304, 326), ou encore les parents d'un détenu qui ont facilité son évasion (article 335) ou l'ont recelé (article 341).

En revanche, les autorisations administratives ne relèvent jamais l'auteur du dommage de la responsabilité qu'il encourt pour négligence, maladresse, abus ou irrégularité quelconque dans l'exercice de l'activité autorisée. Nombre d'autorisations administratives précisent par ailleurs qu'elles sont délivrées sous réserve des droits des tiers. – Comme les autorisations légales ne dispensent pas du respect des droits des tiers, il devrait en être ainsi a fortiori des autorisations illégales. Or, selon une jurisprudence traditionnelle de la Cour d'appel, le fait de procéder à une construction sous le couvert d'une autorisation administrative déclarée dans la suite illégale, n'est pas constitutif d'une faute, et les demandes en démolition de telles constructions illégales sont rejetées.

§ 2: Le fait de la victime

Une fois la responsabilité de l'auteur prouvée (par l'établissement d'une faute ou négligence), que ce soit en matière contractuelle (obligations de moyens) ou délictuelle et quasi-délictuelle (art. 1382 et 1383 c. civ.), celui-ci peut encore échapper pour partie à la responsabilité, en rapportant la preuve que la victime a contribué au dommage, soit activement en agissant elle-même de manière défectueuse (1), soit en acceptant, de façon consciente, les risques d'un dommage (2).

A. La participation de la victime à la réalisation du dommage

Une jurisprudence constante permet à l'auteur fautif d'un dommage de se décharger partiellement de sa responsabilité en prouvant une faute de la victime, voire un simple fait de sa part, ayant participé à la réalisation du dommage. La jurisprudence luxembourgeoise reste attachée en la matière, à l'aspect causal du comportement de la victime – qui peut bien entendu cacher une faute – et opère le partage des responsabilités dans la proportion de la contribution causale de la faute ou du fait dans la production du dommage.

Ce partage est opposable aux héritiers de la victime et à ceux qui, par ricochet, réclament la réparation d'un dommage personnel.1

Des problèmes particuliers se sont posés lorsque la victime était privée de raison (a). Pareillement, la jurisprudence a éprouvé certaines difficultés lorsque le fait de la victime constitue une infraction pénale (b).

1. Les victimes privées de raison

1 Cass. 22 décembre 1988, Pas. 27, 289

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Traditionnellement la jurisprudence décidait qu'un enfant sans discernement ne peut pas commettre de faute susceptible de décharger l'auteur d'un dommage; il était estimé qu'un enfant a le discernement nécessaire pour se rendre compte de la portée de ses actes à partir du moment où il est en âge de fréquenter l'école primaire, c'est-à-dire à 6-7 ans.

Cependant on peut constater une évolution jurisprudentielle ayant abouti à l'affirmation de l'exact contraire. Dans un arrêt remarqué, la Cour d'appel a en effet affirmé que "pour attribuer à un enfant victime d'un accident une part de responsabilité, il n'y a pas lieu de rechercher si, en raison de son âge, cet enfant était capable de discerner les conséquences de ses actes. Il suffit que l'enfant ait commis un acte contribuant au dommage".1 L'arrêt raisonne sur le terrain de causalité. Or, dans cette matière, «fait» et «faute» sont indifférents ! Il n'y a lieu qu'à rechercher si l'enfant a contribué, par un acte moralement neutre, à la réalisation du dommage. – A partir de cet arrêt, on peut affirmer sans hésiter que, d'une façon générale, l'auteur fautif d'un dommage peut s'exonérer partiellement de sa responsabilité par la preuve du fait non fautif de la victime, que celle-ci soit d'ailleurs un enfant ou un adulte.2

Par ailleurs, l'article 489-2 du code civil permet de tenir compte du comportement défectueux, pour réduire l'indemnisation, d'une victime qui se trouve sous l'empire d'un trouble mental.

2. L'incidence du caractère pénal du fait de la victime

Le problème du caractère exonératoire de la faute ou du fait de la victime lorsque cette faute ou ce fait constitue un fait pénal s'est posé de manière particulièrement claire à la jurisprudence en matière de défaut du port de la ceinture de sécurité. Selon un arrêt de la Cour d'appel, le défaut du port de la ceinture de sécurité dans une voiture automobile constitue la violation d'une obligation légale, sanctionnée pénalement. Par conséquent, il y a lieu à partage des responsabilités en cas d'accident, du moment que la violation de cette obligation est en relation causale avec le dommage de l'occupant, sans qu'il y ait lieu de s'attarder à des hypothèses médicales et rechercher quelle aurait été l'importance des blessures si la victime avait mis la ceinture.3

Cet arrêt pose le problème du respect du principe selon lequel il faut qu'il existe une relation de cause à effet entre la faute et le dommage en ce qu'il se contente d'un partage forfaitaire des responsabilités.

La jurisprudence luxembourgeoise se contentant d'un simple fait causal de la victime ayant contribué à réalisation du dommage, le caractère pénal de son comportement ou de celui de l'auteur ne devrait logiquement pas entrer en ligne de compte pour déterminer la part respective de l'auteur du dommage et de la victime dans la production du dommage et les responsabilités (exonérations) correspondantes.

1 Cour d'appel 19 décembre 1984, Pas. 26, 241. V. aussi Cour d'appel 15 novembre 2006, n° 30919, qui parle de la "faute objective" d'un enfant de trois ans victime d'un accident pour exonérer le défendeur. Du moins cette jurisprudence est-elle logique par rapport à la jurisprudence qui affirme qu'un enfant, même sans discernement, est pleinement responsable des suites dommageables de son comportement, v. supra2 La jurisprudence française, approuvée par la doctrine, est en sens contraire, c'est-à-dire elle n'admet l'exonération que par une faute de la victime3 Cour d'appel 3 février 1987, Pas. 27, 95

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L'arrêt en question a été en phase avec la jurisprudence française en la matière. En effet, en France, les tribunaux prennent en considération le caractère pénal des fautes respectives de l'auteur du dommage et de la victime pour moduler l'étendue de la réparation. C'est ainsi qu'ils considèrent que la faute pénale de la victime, en général, et en particulier en cas de défaut du port de la ceinture de sécurité, a nécessairement contribué à la réalisation du dommage et qu'au mieux, un partage des responsabilités peut être obtenu.1

La matière du défaut du port de la ceinture de sécurité peut servir d'illustration de la position divergente de la jurisprudence luxembourgeoise dominante. En effet, la plupart des décisions rendues en la matière, s'il est établi par expertise, que le défaut du port de la ceinture n'est pas à l'origine des blessures de la victime par ailleurs innocente, il n'y a pas lieu à exonération de l'auteur et, partant, à partage des responsabilités. Elles opèrent un partage des responsabilités dans la mesure de la contribution causale du défaut du port de la ceinture de sécurité au dommage.

La jurisprudence se refuse par ailleurs expressément à transposer la jurisprudence relative au défaut du port de la ceinture de sécurité à l'époque où ce port n'était pas encore obligatoire – une telle attitude ayant alors été considérée comme fautive – au défaut du port d'un casque par des cyclistes, du moins au cas où l'activité n'est pas exercée à titre de compétition. Elle considère en revanche comme fautif le fait par des parents de ne pas attacher leurs enfants en bas âge avec des dispositifs de retenue spéciaux, et cela même pour la période où la prise de cette précaution n'était pas encore obligatoire.

B. L'acceptation des risques

Celui qui a participé à une activité, alors qu'il savait ou aurait dû savoir que cette activité présentait des risques anormaux, doit être considéré comme ayant accepté d'en subir les conséquences. En prenant des risques dépassant la normale, il a, en effet, selon une théorie, commis une faute ou imprudence qui a contribué à la réalisation du dommage et qui doit, par voie de conséquence, exonérer pour partie l'auteur de ce dommage, et, selon une autre, renoncé d'avance à invoquer les dispositions protectrices de la responsabilité civile en cas de survenance d'un dommage.

Quels sont ces risques anormaux ? Il faut que le danger auquel la victime potentielle se livre soit suffisamment caractérisé au point que la réalisation de l'événement dommageable apparaisse, aux yeux de tous, sinon comme certain, du moins comme probable, la simple éventualité d'un dommage n'étant cependant pas suffisante. La notion de risques anormaux doit certainement s'entendre non des risques rares ou exceptionnels, mais des risques non spécifiques ou étrangers à l'activité en cause, et qui a priori n'auraient pas dû se réaliser.

C'est en matière de sports (la jurisprudence y assimile les activités ludiques) que la jurisprudence est la plus sollicitée. L'acceptation des risques ne peut être opposée à la victime que lorsque celle-ci s'est livrée à un sport violent ou particulièrement dangereux, ou lorsque l'activité sportive non périlleuse de par sa nature a été exercée dans des conditions anormales susceptibles d'augmenter considérablement les risques. La théorie de l'acceptation des risques 1 Selon les jurisprudences française et belge, l'auteur d'une infraction intentionnelle ne saurait cependant s'exonérer – même pas partiellement – par le comportement négligent ou imprudent de la victime (Cass. fr. crim. 7 novembre 2001, R.T.D.C. 2002, p. 314, obs. P. JOURDAIN; Cass. b. 6 novembre 2002, J.T. 2003, p. 310. Cet arrêt a refusé l'exonération partielle en appliquant le principe "fraus omnia corrumpit"). La solution ne vaut pas si la victime est elle-même l'auteur d'une infraction intentionnelle

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ne reçoit en principe application qu'en cas de participation du sportif à une même partie sportive, épreuve sportive, compétition ou rencontre organisée pour l'amusement et la distraction, voire, selon d'autres décisions, seulement si l'accident s'est produit au cours d'une compétition.

En matière de sports, les joueurs participant à une même partie sportive (p. ex. le football, le tennis) renoncent tacitement au bénéfice de la responsabilité de plein droit édictée par l'article 1384, al. 1er du code civil, au cas où l'un d'eux causerait à un autre un dommage par le fait d'une chose.

La jurisprudence luxembourgeoise applique la théorie encore dans d'autres circonstances, dont essentiellement celle où un passager accepte de se faire conduire en voiture par un conducteur en état d'ivresse.

§ 3: Le fait d'un tiers

L'auteur du dommage peut-il s'exonérer partiellement de la responsabilité encourue en rapportant la preuve de la faute d'un tiers qui a contribué à la réalisation du dommage ? Non, la faute du tiers est inopposable à la victime ! Il faut raisonner sur le terrain de la responsabilité in solidum: au cas où le tiers, par une faute personnelle, a contribué au dommage, il est responsable in solidum avec l'auteur assigné. Ce dernier ne peut alors pas se décharger, partiellement, de sa responsabilité à l'égard de la victime. Il aura par contre la possibilité de le faire dans le cadre de l'action récursoire qu'il pourra engager contre ce tiers.

Sous-section 2: L'exonération en matière d'imputabilité présumée

Il vient d'être dit que la présomption qui pèse sur l'auteur recherché d'un dommage peut être de deux natures dont la différence de régime se révèle au moment où le défendeur à une action en responsabilité veut s'exonérer de la présomption qui pèse sur lui: il peut s'agir soit d'une présomption de faute (A), soit d'une présomption de responsabilité (B).

§ 1er: L'exonération en matière de présomption de faute

Les cas de présomption de faute sont désormais rares en matière de responsabilité délictuelle. Ils se retrouvent encore en matière de responsabilité contractuelle.

En cas de présomption de faute, l'auteur recherché peut échapper à la responsabilité en prouvant une absence de comportement fautif dans son chef.

§ 2: L'exonération en matière de présomption de responsabilité

En matière de responsabilité présumée, l'auteur présumé du dommage peut s'exonérer de la présomption de responsabilité pesant sur lui en prouvant, suivant les cas, soit que le dommage est dû à une cause étrangère qui ne lui est pas imputable (1), soit, en matière de responsabilité du fait des choses, que la chose sous garde n'a joué qu'un rôle passif (2).

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A. Preuve d'une cause étrangère

Celui qui est présumé responsable, peut-il s'exonérer par la preuve de l'absence de faute ? La réponse est négative. En effet, il ne suffit pas de démontrer qu'on n'a pas causé le dommage, mais il faut prouver plus: on doit prouver que le dommage a une autre cause. En effet, il ne s'agit pas d'une présomption de faute, mais d'une présomption de causalité ! Pour s'exonérer, il faut prouver, positivement, quelle a été la cause réelle du dommage.

Toutes les décisions jurisprudentielles n'emploient pas, avec rigidité, cette terminologie. Nombre de décisions parlent de cas fortuit, ou encore de cas de force majeure, au sens de cause étrangère.

Que faut-il alors prouver ? Il faut prouver que le dommage est dû à une cause étrangère. Pour être admise comme cause exonératoire, la cause étrangère doit revêtir trois caractéristiques (a). La jurisprudence admet trois catégories de causes étrangères (b).

1. Les caractères de la cause étrangère

Pour valoir exonération du présumé responsable, il faut que la cause étrangère présente des caractères de la force majeure. Ces caractères, qui sont à apprécier in abstracto, sont:

- l'extériorité par rapport à la personne du gardien et par rapport à la chose sous garde. L'activité propre de la chose ou le vice interne inhérent à cette chose ne constituent pas un cas fortuit ou de force majeure;

- l'irrésistibilité et l'imprévisibilité.

Il suffit que l'événement dommageable n'ait raisonnablement pu être prévu ou évité, car à la limite, toute catastrophe est prévisible, pourvu qu'on soit assez pessimiste, et bon nombre seraient évitables au moyen de précautions exorbitantes.

La jurisprudence répond traditionnellement par l'affirmative à la question de savoir si ces trois caractéristiques de la cause étrangère doivent être cumulativement réunies pour qu'elles constituent le cas de force majeure.

La trilogie traditionnelle – extériorité, imprévisibilité, irrésistibilité est actuellement mise à mal tant par la jurisprudence que par la doctrine françaises. On assiste en effet à une marginalisation de la condition d'imprévisibilité, remplacée par l'inévitabilité, couplée à l'exigence que le présumé responsable ait pris toutes les mesures requises pour éviter la réalisation de l'événement. Ainsi, l'événement irrésistible le libérera lorsque, même prévisible, aucune mesure n'aurait permis d'en empêcher la réalisation ou les effets.1

1 v. P.-H. ANTONMATTEI, Ouragan sur la force majeure, JCP 1996, I, 3907 qui estime que «l'extériorité n'est pas un critère inhérent à la force majeure», qu'«exiger l'imprévisibilité n'est pas satisfaisant» et que «c'est en effet l'inévitabilité de l'événement qu'il faut vérifier». Selon l'auteur, l'inévitabilité ne se confond pas avec l'irrésistibilité en ce qu'un événement peut être inévitable mais résistible ou à l'inverse évitable mais irrésistible; il faut de plus, ajouter aux notions d'inévitabilité net d'irrésistibilité, un troisième critère, celui de l'impossibilité créée par l'événement, critère permettant d'apprécier le comportement du sujet après l'intervention de la perturbation, ce que l'irrésistibilité strictement entendue ne permet pas). – La jurisprudence luxembourgeoise ne semble pas vouloir se départir, pour l'instant, de l'exigence des trois caractéristiques de la force majeure, ni

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2. Variétés de causes étrangères

La jurisprudence admet trois espèces de causes étrangères1, à savoir, les événements de la nature (i), le fait de la victime (ii) et le fait d'un tiers (iii).

a) Les événements de la nature

Les événements de la nature (certaines décisions parlent de "cas de force majeure" au sens d'événement de la nature) ne peuvent être constitutifs de la force majeure (au sens d'événement imprévisible et irrésistible) qu'à la condition de revêtir "un caractère tout à fait exceptionnel (...); qu'un événement de la nature (tel que le verglas, la tempête, le vent, les chutes de neige, les inondations, etc.) ne saurait de façon générale et absolue constituer le fait imprévisible et inévitable caractérisant la force majeure mais qu'il faut l'apprécier selon l'heure, la date, le lieu et les conditions météorologiques générales de la région; qu'il faut en un mot que cet événement constitue un <effet de surprise>."2 Tel peut être le cas lorsqu'une tempête, par sa violence et son étendue, dépasse de façon certaine la normale des troubles atmosphériques auxquels un propriétaire de la région peut s'attendre.

Si l'intempérie revêt les caractères de la force majeure, le gardien est exonéré totalement de la présomption de la responsabilité pesant sur lui. Si au contraire, l'événement de la nature ne présente pas ces caractères, mais a malgré tout contribué à la réalisation du dommage, le gardien n'est pas exonéré du tout, ni même pour partie, de la présomption de responsabilité.

Pour que le vent constitue un cas de force majeure, il faut qu'il soit d'une violence exceptionnelle et tellement irrésistible qu'on ne puisse en prévoir la survenance ni prendre les dispositions propres à en atténuer les conséquences.

b) La faute ou le fait de la victime

Tout comme la faute de la victime, le fait non fautif de celle-ci est admis comme cause exonératoire, dès lors qu'il est démontré que cette faute ou ce fait est à l'origine du dommage.

Qui est victime ? En matière d'établissement de la responsabilité comme en matière d'exonération, la détermination de la victime ne semble a priori pas particulièrement difficile: il s'agit du demandeur à l'action qui se prétend lésé. Tous les autres intervenants, à l'exception du défendeur, sont à considérer comme tiers, n'étant pas liés par le rapport d'obligation qui existe entre le demandeur et le défendeur. Or, une difficulté particulière provient de ce qu'en matière de responsabilité civile, plusieurs demandes sont souvent groupées, au niveau de la procédure, dans un seul et même procès, de sorte qu'une seule et même personne peut revêtir, tour à tour, la qualité d'auteur, de victime et même de tiers, avec les règles d'exonération radicalement différentes qui s'appliquent.

d'ailleurs, la Cour de cassation française (v. Cass. fr. ass. plén. 14 avril 2006, D. 2006, p. 1577 note P. JOURDAIN, qui réaffirme l'exigence des conditions d'imprévisibilité et d'irrésistibilité)1 étant précisé que la distinction est assez artificielle, certains événements exonératoires, comme le fait de l'animal, ne rentrant dans aucune des trois catégories 2 Cour d'appel 29 juin 1993, n° 13625 du rôle

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Les distinctions sont souvent byzantines en la matière.

Ainsi en est-il p. ex. à propos du conjoint commun en biens qui a conduit la voiture immatriculée au nom du partenaire. Est-il victime ou tiers ? La jurisprudence estime qu'il est à considérer comme victime en ce qui concerne les dégâts à la voiture, avec les conséquences que cela entraîne au plan de l'exonération, c'est-à-dire, si le défendeur veut s'exonérer par le comportement du conjoint, il invoquera le fait de la victime. En revanche, si les époux ont adopté le régime de la séparation de biens, il sera considéré comme tiers concernant les dégâts à la voiture, tant en ce qui concerne l'établissement de la responsabilité (il ne saurait revêtir la qualité de demandeur au litige), qu'en ce qui concerne l'exonération (si le défendeur veut s'exonérer par son comportement, il invoquera le fait du tiers). En revanche, concernant son préjudice corporel, il sera toujours considéré comme victime.

Si le comportement de la victime a été imprévisible et irrésistible, le gardien est totalement exonéré de la présomption de responsabilité. Si, au contraire, le comportement de la victime, sans présenter les caractères de la force majeure, a néanmoins contribué à la réalisation du dommage, le gardien est exonéré partiellement dans la proportion de la contribution de la victime à la réalisation du dommage.

La jurisprudence luxembourgeoise n'a pas suivi la jurisprudence contraire de la Cour de cassation française (exclusion de la possibilité d'exonération dès lors que le fait de la victime ne présente pas les caractères de la force majeure – arrêt DESMARES) et l'a écartée expressément.1

c) La faute ou le fait d'un tiers

Comme la faute ou le fait de la victime, la faute ou le fait d'un tiers vaut exonération du gardien.

Pour être exonératoire, le comportement du tiers doit revêtir les caractères de la force majeure, auquel cas il est totalement exonératoire. La faute ou le fait qui ne présente pas ces caractères n'est pas exonératoire du tout.

Tel est l'intérêt qu'on a de distinguer soigneusement qui est à considérer comme victime et qui au contraire comme tiers.

On pourrait admettre, a priori, que la preuve du fait du tiers n'est rapportée que si ce tiers est identifié. Or, il n'en est pas forcément ainsi. A propos d'une flaque de mazout recouvrant la chaussée, probablement due à une fuite s'étant produite dans un camion-citerne, l'Etat, gardien de la chaussée, s'est exonéré par le fait – jugé imprévisible et irrésistible – d'un tiers, le camion-citerne non identifié, l'exonérant totalement de la présomption de responsabilité pesant sur lui.

1 v. p. ex. Cour d'appel 5 juillet 1984, P. 26, 193. La jurisprudence française récidive régulièrement, v. en dernier lieu Cass. fr. 1e civ. 13 mars 2008, JCP 08 II 10085 qui a retenu une obligation de sécurité de résultat dans le chef du transporteur (SNCF) sans possibilité d'exonération partielle par la faute de la victime

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B. Exonération par la preuve du rôle passif de la chose

Ici, il y a lieu de distinguer les deux hypothèses foncièrement différentes qui peuvent se présenter: ou bien le dommage s'est réalisé à l'occasion de l'intervention matérielle d'une chose inerte et immobile ou d'une chose qui n'est pas entrée en contact avec la victime, auquel cas il appartient à la victime de prouver que cette chose a joué un rôle actif par l'anomalie de sa position ou de son comportement, ou bien il a été engendré lors de l'intervention matérielle d'une chose en mouvement, auquel cas une présomption de responsabilité pèse sur le gardien qui ne peut la renverser qu'en rapportant la preuve d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure.

Est-ce que, dans l'un ou l'autre cas, le gardien peut s'exonérer par la preuve du rôle passif joué par la chose sous garde ?

1. Preuve du rôle passif joué par une chose inerte ou une chose qui n'est pas entrée en contact avec la victime

Dans l'hypothèse d'un dommage causé à l'occasion de l'intervention d'une chose inerte ou d'une chose qui n'est pas entrée en contact avec la victime, la victime aura à rapporter préalablement la preuve de l'anomalie de cette chose par son comportement, sa position ou son installation.

Cependant, même cette preuve ne déclenche qu'une présomption de responsabilité à charge du gardien. Celui-ci peut la renverser, en rapportant la preuve que la chose n'a joué qu'un rôle passif.

En cas de position ou de comportement anormaux préalablement prouvés, l'exonération est difficile et assez rare. On peut cependant imaginer des hypothèses pareilles: une voiture se trouvant, de nuit, non signalée, au milieu de la chaussée. Elle occupe donc une position anormale. Or le propriétaire-gardien réussit à prouver qu'elle a été déplacée par un éboulement de terrain, ou par une explosion dans la maison voisine... Il pourra alors détruire la présomption de responsabilité découlant de la position anormale de la chose, en prouvant qu'elle a joué un rôle purement passif, subissant l'effet d'une cause étrangère.

Beaucoup plus fréquentes sont les hypothèses d'un dommage causé par la position anormale d'une chose, mais le comportement de la victime ayant contribué à la réalisation de ce dommage. Dans ce cas, le gardien de la chose pourra s'exonérer partiellement de la présomption de responsabilité.

2. Preuve du rôle passif joué par une chose en mouvement

Nombre de décisions affirment qu'en cas d'intervention matérielle d'une chose en mouvement dans la réalisation d'un dommage, le gardien présumé responsable peut s'exonérer de deux manières différentes, à savoir d'une part par la preuve d'une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure, et, d'autre part, par la preuve du rôle passif joué par la chose.1

1 Lux. 13 novembre 1957, Pas. 17, 195; Cour d'appel 21 février 1972, Pas. 22, 187; 8 mars 1978, Pas. 24, 95

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L'admission de cette deuxième cause d'exonération est assez étonnante. Elle permet au gardien de prouver que la chose qu'il a sous sa garde n'est pas intervenue causalement dans le dommage (c'est l'équivalent, en quelque sorte, de la preuve de l'absence de faute), mais n'exige pas de lui qu'il démontre quelle autre cause (cause étrangère) est à l'origine du dommage. Alors que pour la première catégorie, on exige la preuve positive d'une cause étrangère, on se contente, à propos de la deuxième, d'une simple preuve négative.

Certaines décisions vont dans le sens de refuser la preuve du rôle passif d'une chose en mouvement comme moyen exonératoire.1

Chapitre 3: Le dommage

Comme un fait générateur de responsabilité et le lien de causalité, le dommage est une condition nécessaire de la responsabilité. On essayera d'abord de déterminer quel est le dommage réparable, pour ensuite envisager comment s'effectue la réparation du préjudice.

Section 1 e : Le dommage réparable

L'article 1382 du code civil a beau exiger, comme condition de la responsabilité, qu'un dommage ait été causé la victime, mais ce code ne contient pas de définition de la notion de dommage.

Il a été défini, par la doctrine, comme un élément de pur fait qui consiste dans une diminution d'avoir ou dans la privation d'un avantage.2 Désormais, la jurisprudence s'engage de plus en plus dans la voie de l'affirmation du caractère réparable, non seulement du préjudice qui s'est d'ores et déjà réalisé mais du seul risque d'un dommage (cf. en matière de troubles de voisinage) et elle indemnise, par conséquent, le coût de prévention d'un risque de dommage.3 Le législateur est d'ailleurs intervenu en établissant un régime de responsabilité pour la mise en danger de l'environnement.

La jurisprudence est fermement attachée à l'obligation de la victime de modérer autant que possible son dommage en prenant toutes les mesures raisonnables à cet effet, et qu'il appartient à l'auteur du dommage qui fait état de ce que la victime a la possibilité raisonnable de minimiser son dommage, de le prouver.4

1 Cour d'appel 15 mai 1956, Pas. 16, 4842 J.-L. FAGNART, Définition des préjudices non économiques, in Préjudices extra-patrimoniaux: vers une évaluation plus précise et une plus juste indemnisation, Actes du colloque organisé par la Conférence libre du jeune Barreau de Liège le 16 septembre 2004, éd. du Jeune Barreau de Liège, p. 31. 3 Cass. fr. 2e civ. 15 mai 2008, JCP 2008, I, 186, chronique par Ph. STOFFEL-MUNCK4 Cour d'appel 26 février 1997, n° 19083 du rôle; 14 novembre 2001, n° 25203 du rôle. Cf. art. 27 de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance: "L'assuré doit prendre toutes mesures raisonnables pour prévenir et atténuer les conséquences du sinistre". – Le principe a été récemment remis en question par la Cour de cassation française (Cass. fr. 2e civ. 19 juin 2003, 2 arrêts, D. 2003, 2326, note J.-P. CHAZAL): "La victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable". – Tout autre est l'orientation de la Cour de cassation belge: si elle n'oblige pas la victime de restreindre le dommage dans toute la mesure du possible, elle l'oblige cependant, au visa de l'article 1134, alinéa 3 du code civil, de prendre, avec loyauté, les mesures raisonnables qui permettent de modérer ou de limiter son préjudice.

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Après avoir passé en revue les caractères que tout préjudice doit revêtir pour être réparable, on exposera les principaux éléments de préjudice qui se présentent habituellement.

Sous-section 1 e : Les caractères du dommage

Pour être réparable, le préjudice doit cumulativement remplir certaines conditions. Il doit être licite, certain, direct et personnel. Si le dommage causé par l'intervention des pouvoirs publics doit revêtir tous ces caractères, son caractère réparable pose encore certains problèmes supplémentaires. – Finalement, en matière contractuelle, le dommage doit encore être prévisible.

§ 1er: Licéité du préjudice

Traditionnellement, la jurisprudence a refusé l'indemnisation du préjudice de victimes se trouvant en situation illégitime. Le problème est voisin à celui de l'exigence d'un intérêt juridiquement protégé.

A. La victime ne doit pas se trouver en situation illicite.

Lorsque la victime se trouve en situation illicite au moment de subir le dommage, il se pose la question de savoir si ce dommage est à son tour illicite et si sa réparation doit être refusée. La jurisprudence a eu à connaître du problème, d'abord, à propos du cas classique de la concubine, de la rupture d'une liaison, et plus récemment à propos de situations économiquement problématiques, comme la conclusion de contrats contraires à l'ordre public économique et le travail «au noir». Dans sa généralité, la jurisprudence luxembourgeoise se refuse à débouter les victimes d'un dommage de l'indemnisation alors même qu'elles se trouvent dans une telle situation illicite.

B. La lésion d'un intérêt juridiquement protégé

En Belgique, doctrine et jurisprudence étaient parties d'une théorie rigoureuse qui exige, outre une faute jointe au préjudice et au rapport de causalité, un quatrième élément de la responsabilité civile, la lésion d'un droit subjectif, que la victime pouvait, indépendamment de l'action en responsabilité, faire valoir pour maintenir ou obtenir l'avantage dont elle avait été privée par un acte illicite. Selon cette conception, un préjudice causé par la faute ne suffit point; il faut encore qu'il consiste dans la lésion d'un droit, défini comme un intérêt légitime muni d'une action indépendante et préexistante à l'action basée sur l'article 1382 du code civil.

Au Luxembourg, la même théorie a été exposée avec vigueur dans le cadre de la responsabilité des pouvoirs publics. Cette conception du dommage réparable a fait l'objet de critiques.

Se prévalant de certains arrêts de la Cour de cassation belge, la doctrine belge plus récente affirme que la victime ne doit pas avoir subi une lésion d'un droit protégé par une action, antérieurement à l'acte illicite. Le dommage est une notion de pur fait; il consiste

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dans une diminution d'avoirs ou la privation d'un avantage. Il n'est pas nécessaire que cette diminution d'avoir ou cette privation d'un avantage constitue une atteinte à un droit protégé antérieurement à l'acte illicite par une action judiciaire.

La solution découle de l'article 1382 du code civil: cet article est une règle substantielle, c'est-à-dire qu'il ne dépend pas d'autres règles de droit. Dès lors, en cas de dommage causé par la faute d'autrui, l'article 1382 donne naissance à une obligation de réparer et à un droit de créance corrélatif dans le chef de la victime, à partir d'une simple situation de fait, exclusive de toute lésion de droit préexistant. Cette situation de fait, c'est l'existence d'un dommage, c'est-à-dire la perte d'un avantage légitime.

L'article 1382 du code civil, par la généralité de ses termes, permet ainsi de protéger dans l'ordre juridique, toutes les valeurs dignes de protection. Le législateur, en édictant cette formule générale, a reconnu l'impossibilité de tout prévoir et, plus spécialement, de désigner d'avance toutes les valeurs qui seraient appelées à devenir des droits; dans ce sens, l'article 1382 a un véritable effet créateur d'obligations: l'acte illicite peut faire naître un droit nouveau dans le chef de la partie lésée.

Pour donner lieu à un droit à réparation, il faut bien entendu que l'intérêt soit licite. Mais cette condition ne rejoint-elle pas celle du dommage licite?

Ainsi en matière de responsabilité en général comme dans celle de la puissance publique, la mise en œuvre de la responsabilité se résume à trois conditions, à savoir un acte illicite, un préjudice et un lien de causalité entre les deux prédits éléments, tandis que la lésion d'un droit préexistant ne constitue pas une quatrième condition de la responsabilité civile . Cette «condition» est absorbée par celle du dommage, compris comme lésion d'un intérêt.

Le débat n'en est pas pour autant simplifié. En effet, toute la question sera de savoir quand il y aura un intérêt lésé, et surtout, le débat se déplacera sur le terrain du caractère licite ou non de l'acte ayant lésé l'intérêt.

§ 2: Certitude du préjudice

Si le dommage doit en principe présenter un degré de certitude suffisant pour que tout aléa quant à son existence ou sa réalisation se trouve exclu, la jurisprudence a été amenée à alléger quelque peu ces exigences dans certaines circonstances.

A. Le principe

Pour être réparable, le dommage allégué doit être certain. La notion ne présente pas de difficultés lorsqu'il s'agit d'apprécier la certitude d'un dommage d'ores et déjà réalisé.

Un dommage futur est cependant indemnisable à son tour. Mais il faut savoir s'il existera certainement (ex.: accident grave, perte de revenus, dommage futur certain), sinon il n'est qu'éventuel et non réparable.

Dans certaines circonstances, la menace de réalisation d'un dommage, le risque d'un préjudice peut, en lui-même, être regardé comme caractérisant un préjudice actuel et certain dans

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la mesure où il implique la dégradation d'une situation antérieure (ex. en matière de clauses abusives ou de concurrence déloyale).

B. Un aménagement: la perte d'une chance

Les tribunaux réparent également la perte d'une chance. Certaines décisions utilisent la notion pour alléger la charge de la preuve de la causalité. Comme corollaire elles affirment que la perte d'une chance donne lieu à une réparation moindre qu'en cas de certitude du préjudice. Cette manière de concevoir la notion est critiquée par la doctrine qui souligne que la théorie de la perte de chance concerne non la causalité, mais bien l'appréciation du dommage.

A y regarder de plus près, on voit que la perte d'une chance intervient lorsque, dû à une faute, un certain événement préalable (la faute) cause (de manière certaine) la réalisation d'un autre événement dommageable qui, lui, est le préalable à la perte définitive d'un avantage qui aurait pu se réaliser avec plus ou moins de probabilité (que la victime du premier événement dommageable aurait eu la chance d'obtenir cet événement ne s'était pas réalisé). En somme la perte d'une chance ne vise que les conséquences ultérieures du dommage premier. La réparation du dommage particulier consistant dans la perte d'une chance ne peut être obtenue que moyennant un allégement de l'exigence du caractère direct et certain du dommage qui est la suite du premier dommage, et c'est justement cela qui distingue la perte d'une chance des autres dommages indemnisables. Aucun tel allégement n'est admis en ce qui concerne le premier dommage, dont elle est la suite. – On reconnaît par contre que la réalisation de l'avantage de la perte duquel on se plaint était, même en l'absence de l'événement dommageable, affectée d'un aléa; il y aurait eu incertitude quant à la réalisation de l'avantage escompté, alors même si la faute qui a définitivement ruiné toutes les chances d'y parvenir n'avait pas été commise. Pour la réparation du dommage on applique alors nécessairement une sorte de rabais qui est directement fonction de l'importance de l'aléa qui affecte la réalisation de la chance.

L'exemple classique est celui du transporteur d'un cheval de course qui arrive en retard et empêche la participation du cheval à la course (empêchement certain d'un événement, à savoir la participation à la course – aucune concession à l'exigence d'une causalité directe et certaine). Le propriétaire perd une chance (affectée par divers aléas) de voir son cheval gagner la course. Selon les performances antérieures du cheval, cette chance sera considérée comme plus ou moins grande et l'indemnisation sera, par conséquent, plus ou moins importante. – Il n'est pas tout à fait correct, sous cet angle de vue, d'affirmer – comme le font nombre de décisions – que la perte d'une chance ne donne lieu qu'à une réparation partielle. En effet, l'indemnisation de la perte d'une chance est soumise au principe de la réparation intégrale, mais, comme celui-ci oblige à tenir compte de tous les éléments du dommage, le tribunal saisi ne peut éviter de prendre en considération l'aléa qui affecte la réalisation de la chance perdue. C'est pourquoi l'indemnisation est nécessairement inférieure à celle qui aurait été due pour la perte de l'avantage escompté si cette perte était survenue alors que cet avantage avait déjà été obtenu.

La Cour de cassation française a décidé "qu'en ayant recours à la notion de perte d'une chance pour déclarer le médecin partiellement responsable de la réalisation d'un risque, alors que cette notion ne pouvait concerner que l'évaluation du préjudice, les juges du

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second degré, qui avaient constaté l'absence de preuve d'une relation causale à cet effet entre la faute retenue par leur arrêt (…) et la réalisation du dommage (…)," avaient violé la loi.1

Au Luxembourg, la Cour d'appel prescrit, comme démarche à suivre pour l'indemnisation de la perte d'une chance, une double évaluation: "la première consiste à déterminer quelle aurait été la situation de la victime si la chance invoquée à bon droit s'était réalisée; la seconde conduit à apprécier la chance elle-même, c'est-à-dire le degré de probabilité auquel l'événement se serait produit."2

Les tribunaux affirment fréquemment que la chance perdue doit être réelle et sérieuse. En France, on a vu dans les décisions rendues en matière de perte d'une chance une appréciation différente selon que le demandeur a ou non déjà tenté sa chance au moment où intervient le fait qui anéantit son espoir de gagner, la chance réparable existant incontestablement dans le premier cas, tandis que dans le second, il doit, pour obtenir la réparation de ce dommage, démontrer qu'il était, dès ce moment, en mesure de profiter de l'espoir perdu ou sur le point de pouvoir le faire.

La situation se complique encore davantage du fait qu'il faut distinguer la notion de perte d'une chance de celle de création d'un risque. Alors que certains tribunaux refusent toute réparation du dommage constitué par la création d'un risque, d'autres le réparent au titre de perte d'une chance. D'autres juridictions encore, approuvées par la doctrine, se montrent plus circonspectes et affirment que même dans les cas où le dommage dont la réparation est demandée n'est en réalité qu'un simple risque, ceci n'empêche pas qu'il soit réparé en tant que tel, sans aucune restriction, notamment sans qu'elles fassent explicitement état de l'aléa pour réduire l'indemnisation.

Lorsque le risque s'est réalisé, l'aléa ayant disparu au moment où le juge est appelé à statuer sur la réparation, il est assez normal que la réparation soit intégrale, au moins lorsqu'il s'agissait d'un risque très sérieux et que le dommage est grave.

L'opération consistant à faire la part des choses entre causalité, perte d'une chance et création du risque s'avère particulièrement délicate en matière de manquement à une obligation de renseignement.

§ 3: Caractère direct du préjudice

Plus encore que le caractère certain du préjudice, l'exigence du caractère direct du dommage constitue le reflet, au niveau du préjudice, de l'exigence de cause à effet entre la faute et le préjudice.

L'article 1151 du code civil, qui exige que les dommages-intérêts ne doivent comprendre que "ce qui est la suite immédiate et directe de l'exécution de la convention", bien que visant expressément la seule responsabilité contractuelle, est aujourd'hui considéré comme l'expression d'un principe applicable au domaine entier de la responsabilité civile.

Les dépenses engagées par la victime sont en principe susceptibles d'être regardées comme des conséquences directes du fait dommageable si ces dépenses sont faites par la victime

1 Cass. fr. 17 novembre 1982, JCP 1983, II, n° 20056, note SALUDEN; D. 1984, 305, note DORSNER-DOLIVET2 Cour d'appel 17 juin 1998, nos. 16453 et 16454 du rôle

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en vue de faire valoir ses droits, si elles sont la suite logique du dommage et encore si elles sont entreprises pour remédier au dommage.

§ 4: Caractère personnel du dommage

L'exigence du caractère personnel du dommage se rencontre essentiellement à propos de deux questions, à savoir celle du préjudice des victimes par ricochet, ainsi que celle du dommage collectif invoqué par les associations.

A. Le préjudice des victimes par ricochet

Il arrive fréquemment que des personnes se prétendent victimes d'un dommage subi par répercussion du dommage affectant une autre personne. Leur préjudice trouve sa source dans le fait qu'une autre personne a subi à son tour un préjudice: il s'agit d'un préjudice réfléchi, par ricochet. Tout comme le préjudice de la victime directe, celui de la victime par ricochet est un préjudice personnel; il prend naissance, directement, dans le patrimoine de la victime par ricochet. Il n'est donc pas conditionné par la qualité d'héritier, et la victime par ricochet peut encore prétendre à réparation de son préjudice réfléchi lorsqu'elle a renoncé à la succession de la victime directe.

La jurisprudence admet actuellement le caractère réparable du préjudice tant moral que matériel subi par les victimes par ricochet.

B. Les dommages collectifs

A l'instar des droits français et belge, le droit procédural luxembourgeois se fonde sur une conception individualiste de l'action, en vertu de laquelle les particuliers ne peuvent saisir la justice que pour sanctionner la violation de leurs droits individuels.

Ce n'est qu'exceptionnellement que les groupements et associations qui s'aventurent à défendre en justice les intérêts qu'ils se sont assignés dans leurs statuts voient leur démarche couronnée de succès.

Les groupements dotés de la personnalité juridique peuvent, tout comme les personnes physiques, invoquer un préjudice personnel. Il faut cependant en tout état de cause, pour pouvoir accéder à la justice, que ces groupements adoptent une des formes prévues par la loi pour se voir reconnaître cette personnalité. Si leur activité a un but lucratif, ils peuvent – et doivent – adopter la forme d'une société, commerciale ou civile selon l'objet poursuivi. En cas de poursuite d'un but autre que le gain matériel, p. ex. social, sportif, philanthropique etc., ils doivent, s'ils veulent se voir reconnaître la personnalité juridique, prendre la forme d'une association sans but lucratif, telle que découlant de la loi modifiée du 21 avril 1928 sur les associations et les fondations sans but lucratif, la forme de la fondation étant réservée aux associations qui se voient reconnaître un statut d'utilité publique.

Un problème surgit lorsqu'un groupement, même régulièrement constitué sous forme d'a.s.b.l., entend demander en justice la réparation de l'atteinte aux intérêts collectifs qu'il défend. Ces intérêts collectifs ne se confondent en effet ni avec les intérêts de la personne

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morale, ni avec les intérêts individuels des seuls membres de celle-ci. – Il se pose alors la question de l'intérêt à agir de l'association. La jurisprudence luxembourgeoise se montre globalement restrictive lorsqu'il s'agit d'apprécier le droit des groupements pourvus de la personnalité juridique d'agir pour la défense d'intérêts autres que leurs intérêts particuliers. – Du moment que l'action collective est dictée par un intérêt corporatif caractérisé et qu'elle a pour objectif de profiter à l'ensemble des associés, le droit d'agir des groupements est largement admis.1 En revanche, dès lors que l'intérêt collectif en défense duquel une association prétend agir, même en conformité avec son objet social, se confond avec l'intérêt général de la collectivité, le droit d'agir lui sera en principe refusé. La justification en est facile à fournir en matière pénale: dans le cas d'une action civile exercée devant les juridictions pénales, on craint que les groupements n'empiètent sur les attributions du ministère public auquel est réservée la défense de l'intérêt général et que, par les excès d'un zèle vindicatif, ils n'en viennent à priver celui-ci du monopole d'appréciation de l'opportunité des poursuites pénales.

Face à cette attitude restrictive de la jurisprudence, le législateur a été amené à intervenir dans certains domaines – protection de l'environnement, des animaux, du consommateur et lutte contre la concurrence déloyale – pour reconnaître à certains groupements la faculté de se constituer partie civile devant les juridictions répressives pour des faits incriminés par la loi pénale et qui portent un préjudice direct ou indirect aux intérêts collectifs qu'ils ont pour objet de défendre, et cela même s'ils ne justifient pas d'un intérêt matériel et si l'intérêt collectif défendu se couvre avec l'intérêt social assuré par le ministère public.

Certaines dispositions légales confèrent par ailleurs à des groupements déterminés le droit d'agir dans un but d'intérêt général devant les juridictions civiles et administratives.

§ 5: Le caractère réparable du dommage causé par les pouvoirs publics

En matière de responsabilité pour faute de la puissance publique, les caractéristiques du dommage (préjudice licite, direct, certain et personnel), et l'étendue de sa réparation (préjudice matériel, préjudice moral, évaluation in concreto) sont les mêmes qu'en droit commun de la responsabilité civile.

Pareillement, les exigences relatives à la lésion d'un droit subjectif, en plus de la faute, du dommage et du lien de causalité, ont été abandonnées. – En outre, peu importe que le dommage procède de la lésion d'un droit civil ou d'un droit politique, voire d'un droit administratif, puisque le droit à réparation est toujours de nature civile.

Il y a seulement lieu d'insister sur la règle tirée du droit commun selon laquelle le préjudice n'est réparable que s'il procède d'une faute ou d'une négligence, parce qu'elle revêt une importance toute particulière en matière de responsabilité de l'Etat et des collectivités publiques.

Effectivement, nombre d'actions administratives ont pour effet nécessaire de causer une gêne, voire un dommage à l'ensemble des administrés, ou à une catégorie d'entre eux. Ce préjudice n'est pour autant pas automatiquement réparable: il faut qu'il procède d'un fonctionnement défectueux du service public. Ainsi par exemple, ne donne pas lieu ipso facto

1 même sans exigence de représentativité particulière, v. Cour d'appel 20 juin 2007, nos. 30686 à 30888 du rôle

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à réparation, la gêne causée aux riverains par la fermeture d'une rue en vue de la réfection de la canalisation ou de son revêtement, pas plus que le préjudice commercial causé aux vendeurs de tabac par la prise de mesures restreignant la publicité, voire la consommation de cigares et de cigarettes.

Il ne faut par ailleurs pas croire que le seul fait qu'une décision ou un acte administratif cause un dommage à un très grand nombre de particuliers, enlève à celui-ci le caractère réparable. A ce sujet, seule importe l'illégalité de la mesure prise. Si celle-ci porte préjudice à un nombre élevé de personnes, toutes ont néanmoins droit à réparation.

§ 6: Caractère prévisible du dommage

Lorsque la responsabilité est contractuelle, l'article 1150 du code civil n'oblige le débiteur à réparer que le dommage prévisible. Il s'agit du dommage qui, dans sa valeur, pouvait être normalement prévu. La raison d'être de cette règle est qu'en matière de contrat, la consistance et l'étendue des obligations des parties ont été préalablement déterminées. C'est ainsi que le dépositaire ou le transporteur ne doit réparer que la valeur prévisible des choses qui lui avaient été confiées, non le dommage exceptionnel – imprévisible – résultant de la perte d'objets d'une valeur inhabituelle eu égard aux circonstances, à moins qu'il ne l'ait connue. Par ailleurs, il a été affirmé que la limitation de la réparation du dommage prévisible est une conséquence de l'absence de responsabilité contractuelle à proprement parler, la responsabilité contractuelle se résumant en réalité à l'exécution par équivalent, cette exécution ayant forcément pour mesure celle qui était prévue. D'où la conclusion que seules les conséquences prévues ou prévisibles de l'inexécution pourront être mises à charge du débiteur, car ce sont les seuls risques contractuels qu'il avait acceptés: "l'équivalent ne peut pas dépasser le promis."

D'après l'article 1150 lui-même, la limitation ne joue pas en cas de dol du débiteur ayant provoqué l'inexécution. La jurisprudence française y assimile la faute lourde.

Le moyen tiré de l'imprévisibilité du dommage doit être soulevé par le défendeur et non d'office par le juge. L'imprévision s'apprécie in abstracto. Elle sera admise, non pas si le débiteur a été ignorant, mais si un débiteur normalement diligent eût été excusable de ne pas l'avoir prévu. L'exigence de la prévisibilité porte sur les seules conséquences de l'inexécution, dans leurs éléments constitutifs, et non sur le montant des dommages-intérêts qui peuvent être dus en cas d'inexécution et qui peuvent se révéler beaucoup plus importants qu'initialement prévus, ne serait-ce que par l'effet de l'inflation.

L'exigence de la prévisibilité du dommage ne se retrouve pas en matière délictuelle où l'auteur est tenu du dommage imprévu (par hypothèse, aucun dommage n'a été prévu).

Sous-section 2: Les différents éléments de préjudice

Un même événement dommageable peut laisser une victime directe et une ou des victimes par ricochet, dont le préjudice (propre) trouve sa source dans le préjudice subi par la victime directe.

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§ 1er: Le préjudice de la victime directe

On se bornera à mentionner brièvement le préjudice matériel, pour examiner un peu plus en détail le dommage moral.

A. Le préjudice matériel

Concernant le préjudice matériel résultant d'une atteinte aux biens corporels, celui-ci peut se manifester sous la forme d'une perte éprouvée, "damnum emergens" (pertes et dépenses occasionnées par l'événement générateur de la responsabilité, objet détérioré ou détruit, valeur vénale amoindrie) ou sous celle d'un gain manqué, "lucrum cessans" (la victime est indemnisable en raison du gain qu'elle avait l'espoir légitime, non hypothétique, de réaliser), un fait dommageable pouvant tout à la fois occasionner une perte et un manque à gagner (cf. l'article 1149 du code civil). Le dommage peut aussi atteindre un bien incorporel (ex. contrefaçon) voire une créance (non-paiement d'une dette).

Le préjudice matériel résultant d'une atteinte à la personne se traduit par des frais médicaux, d'hospitalisation, des frais de déplacement, ainsi que par l'atteinte à l'intégrité physique à incidence économique (perte de salaire, de pension, de gains professionnels, besoin d'assistance par de tierces personnes).

B. Le préjudice moral

Outre le préjudice moral constitué par l'atteinte aux droits de la personnalité (honneur, image, nom etc.) et aux biens corporels (troubles de jouissance, voire pour la perte d'une chose, v. infra), la victime peut subir un préjudice moral consécutivement à une atteinte à l'intégrité physique.

1. L'atteinte à l'intégrité physique, aspect moral

L'aspect moral de l'atteinte temporaire à l'intégrité physique est indemnisable indépendamment de tout autre chef de préjudice (dommage moral pour souffrances, préjudice d'agrément etc.). Il se réalise précisément par l'atteinte non tolérable à l'intégrité physique de la victime. Il est indemnisable par l'allocation d'un forfait (comme c'est par ailleurs également le cas pour les autres chefs de préjudice moral).

2. La souffrance (pretium doloris)

L'indemnité allouée à titre de pretium doloris est destinée à réparer le dommage causé par les douleurs physiques spécifiques au type de blessures encourues ainsi que celles causées par les traitements chirurgicaux et thérapeutiques que leur guérison a nécessités.

En cas de survie de la victime, celle-ci a droit à être indemnisée des douleurs subies suite à l'accident. Seules ses douleurs antérieures à la consolidation doivent cependant être prises en considération, les douleurs subsistantes se trouvant indemnisées par l'allocation des sommes versées à titre de réparation de l'incapacité permanente partielle de travail.

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En cas de décès de la victime: si la victime ne décède pas instantanément, mais si elle reprend connaissance et a été consciente de son état avant de mourir, l'action pour douleurs endurées passe dans le patrimoine de ses héritiers. Il s'agit de l'"actio ex haerede" (à ne pas confondre avec le dommage par ricochet). Dans le cas où la victime, bien qu'ayant survécu à l'accident, n'a cependant pas repris connaissance jusqu'à son décès, une demande en réparation du préjudice ex haerede est rejetée. Il appartient au demandeur à une action en indemnisation de rapporter la preuve de l'existence d'un tel préjudice, c'est-à-dire que la survie de la victime après l'accident était consciente.

3. Le préjudice esthétique

Le préjudice esthétique est indemnisable: l'appréciation de son importance est fonction de l'âge de la victime et de la localisation des cicatrices et des blessures. Comme en matière de pretium doloris, certaines décisions s'en remettent à des experts médicaux pour l'évaluation de ce chef de préjudice, d'autres se réfèrent à des barèmes, tandis que dans d'autres encore les juges y procèdent eux-mêmes, estimant que l'évaluation du dommage moral pour préjudice esthétique ne requiert pas de compétences médicales particulières.

4. Le préjudice sexuel

Le préjudice sexuel peut constituer un préjudice personnel ou par ricochet. – Il présente trois aspects, à savoir l'impossibilité de procréer, la privation temporaire ou définitive du plaisir sexuel, ainsi que la perte ou réduction de la chance de se marier et de fonder une famille.

Dans l'évaluation, il faut tenir compte de l'âge de la victime. – Un arrêt retient le principe de l'existence d'un dommage sexuel futur dans le chef d'un enfant de 7 ans au moment de l'accident. L'arrêt retient que la victime "ne connaîtra jamais les plaisirs sexuels et cette privation aura pour conséquence d'altérer profondément son équilibre psychique dès l'âge de la puberté".1 Le même arrêt ajoute que dans le cas d'espèce, outre le problème de l'impossibilité de procréer et de la privation du plaisir sexuel, il y a le problème supplémentaire, pour la victime en jeune âge, de la perte de l'espoir de pouvoir fonder un foyer et d'avoir une vie familiale.

Certaines décisions éprouvent des difficultés à reconnaître le caractère autonome du préjudice sexuel.

5. Le préjudice d'agrément

Le préjudice d'agrément connaît différentes définitions. C'est ainsi que, selon certaines décisions, il "résulte de la diminution des plaisirs de la vie, causée notamment par l'impossibilité ou la difficulté de se livrer à certaines activités normales d'agrément"2, et pour d'autres "il consiste dans l'atteinte portée aux satisfactions et plaisirs de la vie. C'est une perte de divertissement et de délassement humains, une perte de la qualité de la vie de l'individu. Sa réparation doit indemniser la victime tant pour le préjudice subi pendant les périodes transitoires que pour celui relatif à la période d'incapacité de travail permanente partielle."3

D'autres décisions encore font état de deux conceptions du préjudice d'agrément, l'une restrictive,

1 Cour d'appel 12 avril 1994, n° 139/94 V2 Lux. 5 mai 1999, n° 16/99, I.C. 184 3 Cour d'appel 15 avril 1997, n° 122/97 V

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qui consiste à le définir comme "la privation de satisfactions d'ordre sportif, artistique, social et mondain",1 et l'autre, plus large, qui consiste à le définir comme la "privation des agréments d'une vie normale".2

La jurisprudence éprouve pareillement des difficultés à positionner le préjudice d'agrément par rapport à d'autres dommages. Deux courants s'opposent:

- selon un premier le préjudice d'agrément ne constitue qu'un aspect de la gêne constante dans la pratique de la vie courante et doit être indemnisé au titre de l'IPP dont il constitue l'aspect moral. Cette opinion semble aujourd'hui abandonnée. A noter cependant des décisions récentes qui ont statué dans le même sens, sauf à estimer qu'au cas où le préjudice d'agrément présente un caractère extraordinaire, c'est-à-dire si la victime rapporte la preuve de l'exercice assidu d'un sport déterminé ou d'une activité spécifique de loisirs, il est plus judicieux de l'indemniser par l'allocation d'une indemnité distincte;

- selon d'autres décisions, majoritaires, le préjudice d'agrément a une existence autonome par rapport à l'incapacité de travail, au préjudice de souffrance physique, au préjudice sexuel et au préjudice esthétique. En France, les tribunaux reconnaissent une existence autonome au préjudice d'agrément depuis les années 1950.

Concernant la question de savoir s'il s'agit d'une notion objective ou d'une notion subjective, on observe des difficultés pareilles des tribunaux à opter clairement pour l'une ou l'autre solution. Selon la jurisprudence française, il s'agit d'une notion objective. – Certaines juridictions luxembourgeoises paraissent plutôt envisager concrètement les activités de la victime avant l'accident. – D'autres arrêts allouent cependant une indemnité sans faire référence à la pratique antérieure d'un sport déterminé par la victime, estimant que pour pouvoir prétendre à l'allocation d'une indemnité à titre de réparation du préjudice d'agrément, la victime n'a pas à justifier qu'avant l'accident elle se livrait à des activités sportives ou des distractions autres que celles de la vie courante: il suffit qu'elle soit privée des agréments d'une vie normale.

6. Le préjudice juvénile

Le préjudice juvénile est le préjudice d'un être jeune qui voit ses espérances de vie diminuées. Certaines décisions estiment que le préjudice juvénile (pas plus que le préjudice sexuel, selon ces auteurs) n'a pas d'existence autonome, mais se confond avec le préjudice indemnisé à titre de préjudice d'agrément.

C. Le préjudice corporel

Ce chef de préjudice ne constitue pas de rubrique distincte des deux autres (moral et matériel), même si ce qualificatif est souvent employé.

Le préjudice corporel est le dommage résultant de l'atteinte à l'intégrité physique d'une personne, et il a des conséquences à la fois sur le plan matériel (perte de revenus, etc.) et moral (douleurs endurées, etc.).

1 Lux. 30 octobre 1987, n° 1775/872 Lux. 14 mars 1996, n° 15/96, I.C. 69

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Il est surtout constitué par un chef de préjudice où se confondent l'aspect matériel et l'aspect moral: l'atteinte à l'intégrité physique proprement dite. Il s'agit des désagréments éprouvés au cours de la vie quotidienne, du trouble dans les conditions d'existence (aspect moral), et de la diminution de la valeur de l'individu sur le marché du travail (aspect matériel).

§ 2: Le préjudice des victimes par ricochet

Comme pour les victimes directes, on envisagera séparément le dommage matériel et le dommage moral. Il y a lieu de rappeler que le partage des responsabilités entre l'auteur et la victime directe est opposable aux victimes par ricochet.

A. Le préjudice matériel

Les proches parents, du fait de l'assistance qu'elles apportent à la victime directe, peuvent subir un préjudice par ricochet.

La veuve et les enfants qui perdent respectivement le mari et le père subissent un dommage matériel propre du fait que la victime directe de l'accident ne subvient plus à leurs besoins. Ce dommage est réparable. Le dommage des parents qui ne bénéficient plus du soutien régulier (prouvé) par leur fils est réparable à son tour.

De même, le mari qui perd son épouse qui était ménagère subit un dommage matériel.

L'employeur de la victime d'un accident subit un dommage propre. Il peut prétendre au remboursement des indemnités (salaires, cotisations sociales, impôts) qu'il a dû payer à son salarié. S'il justifie que par suite de la perturbation que le chômage a causée dans son service il a subi une perte de revenus, il a encore droit à la réparation de ce préjudice, si la perte de revenus peut être considérée comme causée directement par la faute du tiers responsable de l'accident.

Les frais de deuil et les frais funéraires sont également indemnisables, sauf si les dépenses sont somptuaires.

La jurisprudence a été amenée, peu à peu, à appliquer un facteur d'anticipation aux dépenses en relation avec les frais funéraires. Dans un premier temps, ce facteur d'anticipation était limité aux seuls frais de construction du monument funéraire. Dans la suite cependant, certaines décisions ont appliqué un abattement même pour des vêtements de deuil ou des frais de déplacement en relation avec le décès.

Les frais de déplacement qui sont en relation de cause à effet avec l'accident sont remboursables.

B. Le préjudice moral

En cas de survie de la victime directe, le dommage moral par ricochet consiste dans la vue des souffrances d'un être cher, des préoccupations de ses proches pour son avenir compromis. Mais il faut que les blessures subies par la victime directe revêtent une certaine

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gravité. A l'étranger, hormis en France et en Belgique, ce préjudice n'est que difficilement reconnu comme réparable.

En cas de décès de la victime directe, le préjudice par ricochet consiste dans le chagrin éprouvé par la perte d'un être cher. Pour l'appréciation de l'importance du dommage, il faut tenir compte des liens de parenté et des relations d'affection ayant existé entre la victime directe et la victime par ricochet. Le dommage est apprécié in concreto.

Les indemnités pour vue des souffrances d'un proche et pour perte subséquente du même être cher sont cumulables selon les cas.

La question de la prise en considération de l'âge des personnes est délicate. En principe, l'âge de la victime directe n'est pas pris en considération. A noter cependant des tendances inverses prenant en compte, de manière assez paradoxale, le jeune âge des victimes.

Un lien de parenté ne doit pas nécessairement exister entre la victime directe et la victime par ricochet. Ainsi une fiancée peut-elle prétendre à des dommages-intérêts, de même qu'une concubine. Mais si un tel lien existe, l'existence d'un préjudice d'affection est présumée, et il appartient au défendeur de prouver qu'en réalité un lien d'affection n'existait pas. Le dommage varie en fonction de l'intensité des liens d'affection ayant existé entre le défunt et le proche parent et peut même disparaître en présence de situations particulières, telle que mésentente profonde et prolongée.

Les alliés sont également indemnisables de ce chef de préjudice, à condition qu'ils prouvent que le décès a provoqué un véritable désarroi de l'âme, de simples regrets étant jugés insuffisants.

§ 3: Le dommage écologique

La loi reconnaît désormais un dommage d'une espèce particulière: en application de la directive n° 2004/35/CE du parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, la loi du 20 avril 2009 relative à la responsabilité environnementale et la réparation des dommages environnementaux, intervenue avec retard par rapport au délai imparti par la directive, le principe de la réparation du dommage écologique, indépendamment de toute atteinte à des biens ou des personnes, est posé.

Le régime mis en place est qualifié, dans le projet gouvernemental, de régime « original », « sui generis », en ce qu'il mélange les éléments relevant du droit privé avec ceux du droit public1, tandis que le Conseil d'Etat souligne qu'il s'agit bien d'un régime de responsabilité civile2.

La principale originalité de la loi consiste dans ce qu'elle adopte une conception large de la notion de dommage causé à l'environnement. Font l'objet d'une réparation, non seulement les dommages causés à l'environnement (art. 7 de la loi), mais aussi la menace imminente de tels dommages (art. 6). Peuvent, ainsi, faire l'objet d'une réparation, les dommages graves aux sols, aux eaux, aux espèces et habitats naturels, et aux services écologiques.

1 Exposé des motifs, doc. parl. N° 5877, p. 14 2 Avis du Conseil d'Etat, doc. parl. N° 5877-5, p. 1

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La loi permet une réparation objective du dommage écologique, dégagée de la considération de l'atteinte à une situation particulière de la victime. En droit commun de la responsabilité civile, pour donner lieu à réparation, le dommage doit être certain, direct et personnel. En matière de préjudice écologique, le caractère personnel fait défaut: il s'agit du dommage subi par la nature. Or, l'environnement faisant partie des res nullius, une atteinte à l'environnement en dehors de tout droit de propriété ne peut être réparée selon les mécanismes traditionnels du droit de la responsabilité.

Faisant application du principe « pollueur-payeur », la loi impose à l'exploitant d'une activité nuisible pour l'environnement l'obligation de réparer le dommage écologique et de prendre des mesures en vue de prévenir un tel dommage.

La loi prévoit deux régimes de responsabilité différents (art. 4):

* Un premier régime de responsabilité s'applique aux activités professionnelles dangereuses ou potentiellement dangereuses énumérées à l'annexe III de la loi. Il s'agit principalement d'activités agricoles ou industrielles soumises à un permis, d'activités rejetant des métaux lourds dans l'eau ou dans l'air, d'installations produisant des substances chimiques dangereuses, d'activités de gestion des déchets ainsi que d'activités concernant les OGM et les micro-organismes génétiquement modifiés.

Le premier régime, applicable aux activités les plus dangereuses, instaure une responsabilité sans faute en ce que les dommages doivent être réparés par l'exploitant alors même qu'il n'a commis aucune faute.

* Le second régime s'applique à toutes les autres activités. La réparation des dommages causés aux espèces et habitats naturels protégés ou la menace imminente de tels dommages n'incombe à l'exploitant que si celui-ci a commis une faute ou une négligence.

La mise en œuvre de l'obligation de réparer repose sur l'intervention de l'autorité administrative (administration de l'Environnement, l'administration des Eaux et Forêts et l'administration de la Gestion de l'Eau, art. 2, sub 18) qui peut obliger l'exploitant, en tant que pollueur potentiel, à prendre des mesures préventives appropriées ou prendre elle-même ces mesures et recouvrer ensuite les frais afférents à ces mesures. Lorsque le dommage s'est produit, l'administration oblige l'exploitant à prendre les mesures de réparation appropriées (visées à l'annexe II de la loi) ou elle prend elle-même ces mesures et recouvre par la suite les frais.

Pour être réparable, le dommage doit, pour le surplus, revêtir une certaine gravité qui est à apprécier selon des critères tels qu'énumérés à l'annexe I de la loi. L'importance du dommage doit être évaluée par rapport à l'état de conservation à l'époque où le dommage a été occasionné, aux services rendus par les agréments qu'ils procurent et à leur capacité de régénération naturelle.

Le régime de responsabilité instauré par la loi du 20 avril 2009 a un caractère complémentaire par rapport aux régimes existants et il ne saurait notamment tenir en échec l'applicabilité du droit commun de la responsabilité.

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Section 2: La réparation du dommage

La réparation du préjudice causé par une faute est intégrale: elle doit mettre la partie lésée dans la même situation dans laquelle elle se serait trouvée au jour où la réparation est ordonnée, si la faute n'avait pas été commise. A la différence de la faute, qui est appréciée in abstracto, le préjudice est à réparer in concreto. Il s'agit d'une question de fait soustraite au contrôle de la Cour de cassation.

La réparation doit permettre à la victime d'un accident de se procurer un bien équivalent à la valeur lésée. Ce but ne peut être atteint que si au jour de la décision portant indemnisation, la somme allouée est suffisante pour l'acquisition de cette valeur.

Le principe de la réparation intégrale du préjudice implique que le montant de l'indemnité ne saurait être ni inférieur au dommage, ni lui être supérieur. Ceci implique plusieurs conséquences: les condamnations de principe – «l'euro symbolique» – sont prohibées (sauf demande expresse de la victime); le juge ne saurait (du moins expressis verbis) se référer à des barèmes; il ne saurait davantage prendre en considération la gravité de la faute pour fixer l'indemnité; il ne saurait pas non plus cumuler les indemnités réparant le même dommage.

La banale constatation qu'un dommage indemnisable suppose toujours l'altération d'une situation existante a été passablement mise à l'épreuve, par la Cour de cassation française, dans son désormais célèbre arrêt PERRUCHE du 17 novembre 2000, qui a donné lieu à une sorte de guerre des tranchées entre deux camps irréconciliables de la doctrine française.1 Au-delà des problèmes de causalité posés par la demande d'indemnisation formulée au nom d'un enfant né gravement handicapé qui demande réparation pécuniaire aux médecin et laboratoire qui, consultés par la mère qui voulait connaître le risque de mettre au monde un enfant handicapé, se sont trompés de diagnostic et ont ainsi empêché celle-ci d'interrompre sa grossesse, on a quelque difficulté à imaginer la réparation d'un dommage considéré classiquement comme l'altération d'une situation préexistante. L'arrêt en question semble consacrer un nouveau type de dommage, réparable en tant que tel, sans comparaison avec la détérioration par rapport à une situation antérieure.

Le montant de l'indemnité due ne dépend pas de celui des indemnisations que la victime de l'accident peut toucher auprès d'un organisme de sécurité sociale. Il faut donc procéder d'abord à l'évaluation de l'indemnité en faisant abstraction des recours éventuels des organismes de sécurité sociale et n'appliquer ces recours que dans une seconde phase.

On examinera successivement les différents modes de réparation, puis les problèmes se posant en matière d'évaluation de l'indemnité.

Sous-section 1 e : Les modes de réparation

En matière contractuelle, le but principal est le rétablissement de la légalité rompue par l'inexécution ou l'exécution défectueuse du contrat. Elle est obligatoire pour le juge. En matière délictuelle, le droit positif ne consacre pas la distinction entre le rétablissement de la légalité, obligatoire pour le juge, et la réparation, dont la forme et l'étendue relèvent de l'appréciation du juge. La réparation du préjudice se retrouve d'ailleurs également en matière contractuelle. Il se

1 Cass. fr. ass. plén. 17 novembre 2000, JCP 2000, II, 10438, rapport SARGOS, note F. CHABAS

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peut en effet que le rétablissement de la légalité, c'est-à-dire l'exécution de l'obligation, ne soit plus possible, ou que cette exécution ne répare que partiellement le dommage causé par l'inexécution, l'exécution défectueuse ou tardive.

La jurisprudence luxembourgeoise est attachée au principe que tout dommage doit être réparé en nature. Si cela est impossible ou inopportun pour l'une ou l'autre circonstance, il y a lieu à allocation de dommages-intérêts.

§ 1er: Le principe: la réparation en nature

La réparation en nature n'est évidemment pas concevable en cas de dommage corporel.

La jurisprudence considère que la réparation en nature est seule susceptible de faire disparaître le dommage subi par la victime et que l'exécution en nature doit en conséquence être ordonnée chaque fois que la victime la demande.

Certaines nuances s'imposent cependant. Alors qu'autrefois, on accordait toujours à la victime le droit d'exiger la réparation en nature, les décisions récentes sont plus nuancées. Elles refusent en effet la réparation en nature si celle-ci se révèle trop onéreuse ou inopportune. Ainsi, s'ile est vrai qu'en principe, la victime peut exiger la remise en état, si onéreuse soit-elle, lorsque aucun objet équivalent, neuf ou usagé, ne peut être acquis pour remplacer l'objet détérioré (ce qui est toujours le cas en matière de préjudice immobilier), il en est autrement lorsque l'achat d'un objet équivalent (neuf ou usagé) et la remise en état sont l'un et l'autre possibles. Ainsi le droit au remboursement des frais de remise en état a pour limite la valeur de remplacement, à condition qu'un remplacement soit matériellement possible.

Concernant les modalités de la réparation en nature, certaines peuvent être qualifiées de «parfaites» (la remise en état, la suppression du résultat d'une activité illicite), tandis que d'autres sont «imparfaites» en ce qu'elles n'arrivent pas à faire disparaître complètement le préjudice (troubles de voisinage p. ex.). Les séquelles peuvent faire l'objet de dommages et intérêts destinés à compenser le préjudice résiduel.

§ 2: La réparation par équivalent: l'allocation de dommages-intérêts

Lorsque le débiteur refuse la réparation en nature, lorsqu'il tarde trop à l'exécuter ou lorsque la réparation en nature se révèle impossible, d'autres sanctions peuvent être prononcées, telles la résolution du contrat, la diminution du prix ou encore l'allocation de dommages-intérêts, c'est-à-dire d'une somme d'argent. – Dans le cas inverse, où c'est le débiteur qui offre la réparation en nature et le créancier qui la refuse, préférant l'allocation de dommages-intérêts, le juge peut, en fonction des circonstances, tenir compte de l'offre d'exécution du débiteur, sans pourtant y être obligé. Certaines décisions vont encore plus loin dans le sens de permettre une réparation par équivalent alors que le débiteur offre la réparation en nature, estimant que l'offre d'exécution du débiteur n'est pas satisfactoire si le créancier a légitimement pu perdre confiance dans la compétence de son cocontractant.

En matière délictuelle, la victime peut procéder immédiatement et à ses frais à la remise en état du bien détérioré, et la réparation pécuniaire mise à charge du responsable est alors nécessairement égale au montant des dépenses engagées par la victime. S'il est vrai qu'elle reste

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libre d'affecter ou non les dommages-intérêts censés compenser le préjudice par elle subi à la réparation de la chose détériorée étant donné que cette créance entre dans son patrimoine à partir du moment de la naissance du dommage et reste à sa libre disposition, il en va différemment lorsque la victime se base sur une action en remboursement d'une somme par elle exposée aux fins de procéder immédiatement à la réparation du dommage. Elle doit dans ce cas faire état du montant du préjudice par elle subi ce qu'elle fera en produisant toute pièce de nature à en établir la consistance.

D'une manière générale, la victime de dommages immobiliers demeure libre de ne pas faire réaliser des travaux dont le coût incombe au responsable et de percevoir l'indemnisation correspondant à leur coût.

Sous-section 2: L'évaluation de l'indemnité

Toute dette de dommages-intérêts n'est pas sujette à évaluation. Ainsi le coût de réparation d'une voiture automobile, documenté par une facture, ne nécessite pas d'approche hasardeuse pour quantifier l'importance du dommage.

Mais dans beaucoup de cas, et dans celui de la détermination de l'importance du préjudice corporel en particulier, il faut essayer d'approcher le chiffre de la réparation par des artifices intellectuels: c'est l'évaluation.

Deux questions primordiales se posent dans ce domaine: d'une part celle de la date de l'évaluation, et d'autre part celle de la quotité du préjudice.

§ 1er: La date de l'évaluation

Selon une jurisprudence constante, l'évaluation doit se faire à un jour proche de la décision judiciaire fixant l'indemnité.

Or, le dommage s'est réalisé antérieurement à la décision. Il faut donc procéder à une sorte de réévaluation au jour de la décision, ce qui exige une double opération: l'adaptation en fonction de la variation de l'indice du coût de la vie, et l'allocation d'intérêts de retard.

Ces deux opérations ne font pas double emploi:

- le montant revalorisé d'un dommage évalué à une date antérieure, et adapté au nouvel indice du coût de la vie, ne constitue que la contre-valeur du dommage proprement dit; la réévaluation a pour objet de compenser la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie;

- les intérêts compensatoires sont destinés à réparer le préjudice supplémentaire qui résulte du fait que le préjudice n'est réparé que tardivement.

A noter que l'indemnisation complémentaire devant compenser le retard dans le jugement de la créance indemnitaire de base n'est pas liée à l'existence d'une négligence du débiteur dans le paiement tardif et est à ajouter au montant du préjudice proprement dit, même si l'évaluation de celui-ci a été différée pour l'une ou l'autre raison, comme p. ex. des mesures d'instruction nécessitées à cette fin.

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En réalité, la victime réalise souvent un gain qui est d'autant plus substantiel que les provisions, non réévaluées, sont importantes. Voilà pourquoi certaines juridictions du premier degré refusent à appliquer ces règles.

Tous les principes dégagés ci-avant s'appliquent en cas de hausse des prix en cours d'instance comme dans celui d'une baisse des prix. – En aucun cas, un tribunal ne saurait procéder d'office à une réévaluation, car ce faisant, il statuerait ultra petita.

A. Adaptation au coût de la vie

Selon le principe déjà exposé ci-avant, dans les cas où une évaluation est nécessaire, le juge doit tenir compte des variations de la valeur de la monnaie, puisque les dommages-intérêts doivent permettre au créancier de la réparation de se procurer un bien équivalent à la valeur lésée.

La jurisprudence a traditionnellement décidé que l'obligation d'adapter l'indemnité aux variations du coût de la vie ne s'applique que lorsqu'une évaluation est nécessaire. Tel n'est pas le cas lorsqu'il s'agit de payer une somme d'argent dont le montant est déterminé. – En revanche, la perte de revenus salariés due à un accident causé par un tiers responsable n'est pas une créance de somme d'argent, mais une créance d'indemnité réparant un préjudice.

B. L'allocation d'intérêts

Il y a lieu, d'abord, de rappeler la distinction entre intérêts compensatoires et intérêts moratoires:

- les intérêts compensatoires sont ceux qui courent depuis la naissance du dommage jusqu'au jour de la décision fixant l'indemnité; ils ne sont pas automatiquement soumis au taux légal;

- les intérêts moratoires, soumis au taux légal, courent depuis la décision jusqu'au moment du paiement. Ils courent de plein droit; il n'est pas nécessaire que le créancier les ait demandés.

La créance de réparation d'un préjudice délictuel ou quasi-délictuel naît en principe à la date où un tel préjudice se réalise. Si la victime tarde à être indemnisée par l'auteur responsable ou présumé responsable, elle peut subir un nouveau préjudice résultant du fait qu'elle ne touche pas immédiatement le capital des dommages-intérêts auquel elle a droit. Ce dommage moratoire devra être réparé au même titre que le dommage initial, puisque la victime a droit à une réparation intégrale.

Selon une jurisprudence constante, les intérêts compensatoires s'analysent en dernier lieu en des dommages-intérêts destinés à compléter la réparation du préjudice, en assurant à la partie lésée l'indemnisation du dommage supplémentaire que lui cause le retard apporté par l'auteur du dommage à en réparer les effets et n'ont pas pour objet de compenser l'inflation. Les intérêts compensatoires peuvent donc être alloués sur des indemnités déjà réévaluées pour tenir compte de l'érosion monétaire.

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Les intérêts moratoires, pour lesquels la loi fixe un taux, sont destinés à inciter un débiteur récalcitrant à payer et ne sauraient courir qu'à partir d'une mise en demeure ou d'un jugement.

L'intérêt compensatoire est à fixer à un taux normal, c'est-à-dire égal à celui que la partie lésée aurait pu obtenir pour le placement du capital de sa créance indemnitaire au cas où elle l'aurait touché à la date de la naissance du dommage, en tenant compte des contingences économiques propres à cette période. En fait, la grande majorité des décisions le fixe au taux de l'intérêt légal. – S'il est vrai que l'intérêt compensatoire est normalement fixé au taux légal, il y a lieu de s'écarter de cette pratique lorsque la victime a dû contracter un prêt à des conditions onéreuses et exposer des frais bancaires pour pouvoir payer les frais de réparation. Ce dommage «spécial» est alors indemnisé de manière plus adéquate par le remboursement des intérêts et frais bancaires réellement exposés.

Point de départ du cours des intérêts: de nombreuses décisions condamnent l'auteur du dommage à payer les intérêts compensatoires sur toutes les indemnités à partir du jour de l'événement dommageable, certaines justifiant cette solution par le grand retard subi par la victime dans l'indemnisation. Cette solution a l'avantage de la simplicité. Il y a lieu de rappeler que l'indemnisation complémentaire devant compenser le retard dans le jugement de la créance indemnitaire de base n'est pas liée à l'existence d'une négligence du débiteur dans le paiement tardif.

Une majorité de décisions font partir les intérêts compensatoires à partir de dates différentes variant selon les différents postes indemnitaires. Les solutions adoptées par les différents arrêts et jugements sont fort divergentes.

C. Le sort des provisions payées en cours d'instance

Dans la mesure où les blessures de la victime ne se consolident souvent que longtemps après l'accident, une évaluation définitive du préjudice, condition de son indemnisation intégrale et juste, n'est pas possible plus tôt. Or, dans l'intervalle, qui peut durer de longues années, on ne saurait laisser la victime sans ressources. Voilà pourquoi l'auteur de l'accident, en pratique son assureur, est amené, soit spontanément, soit au vu d'un jugement avant dire droit qui l'y condamne, à payer une provision, c'est-à-dire une avance à la victime en attendant la fixation définitive de son préjudice.

Une partie de la jurisprudence décide que les provisions versées en cours d'instance n'assurent pas une réparation partielle du préjudice, mais ne constituent que des avances sur les dommages-intérêts définitifs. Il n'y a partant pas lieu à réévaluation des provisions. Par application de ce principe, le dernier indice du coût de la vie connu est applicable à l'intégralité de la créance et non seulement au surplus non couvert pas les provisions.

D'autres décisions retiennent au contraire que les paiements provisionnels sont à imputer d'abord sur les intérêts et puis sur le capital, conformément aux dispositions de l'article 1254 du code civil. Cette tendance paraît connaître actuellement les faveurs d'une majorité de décisions.

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A noter finalement une troisième voie qui consiste à écarter les dispositions de l'article 1254 du code civil (cette règle n'étant applicable que dans la mesure où il s'agit d'intérêts liquides et exigibles au moment du paiement, alors que, selon cette théorie, une créance délictuelle n'existe et ne peut produire d'intérêts moratoires que du jour où une décision fixant le montant des dommages-intérêts est exécutoire, sauf au tribunal de faire courir les intérêts à partir de son jugement), et qui, dès lors, impute les acomptes reçus par le créancier en premier lieu sur le capital au lieu des intérêts de la dette. Selon ce système, de tels acomptes produisent en effet des intérêts comparables à ceux de la dette initiale, à partir du jour de leur perception, de sorte que les acomptes sont entièrement imputés sur le capital de cette dette.

On se trouve donc ici en présence de trois systèmes, très différents par leurs effets, appliqués par les différentes juridictions: pas d'imputation du tout, imputation sur les intérêts, imputation sur le capital ...

Plusieurs décisions ont par ailleurs estimé que l'imputation des provisions est déterminée, avant tout, par l'intention des parties, et que le recours à l'article 1254 du code civil n'est nécessaire qu'au cas où les parties n'ont pas réussi à s'accorder sur les modalités de l'imputation. Mais si la victime accepte des provisions que l'auteur entend imputer sur le principal de l'indemnité, cette méthode d'imputation est valable.

§ 2: La détermination de la quotité du préjudice

On distinguera l'évaluation du préjudice résultant d'une atteinte aux biens et celle résultant d'une atteinte aux personnes.

A. Evaluation du préjudice résultant d'une atteinte aux biens

Dans cette matière, l'évaluation est plus rare qu'en matière d'atteinte aux personnes. Elle se rencontre à propos de dommages causés aux immeubles, d'expropriation, de troubles du voisinage, de concurrence déloyale, etc.

En cas de détérioration du bien, un problème se rencontre surtout en matière de malfaçons affectant les immeubles, sans pour autant se limiter à ce domaine. Il s'agit de la question de la mise en compte d'un coefficient de vétusté en cas de remise à neuf d'un bien usagé atteint de vices. La jurisprudence estime que la victime a droit à une réparation intégrale, de sorte que la réparation doit être effectuée par le responsable au coût du neuf sans qu'il soit besoin de tenir compte de l'état du bien avant sa destruction ou son endommagement, étant donné que l'avantage tiré indirectement par la victime du remplacement du vieux par le neuf ne constitue à cet égard pas un enrichissement sans cause, mais une conséquence inévitable de la faute du responsable.

Un certain contentieux s'est également développé en matière d'indemnisation du chef de l'immobilisation d'une voiture accidentée pendant la durée de la réparation.

Les experts fixent toujours une durée théorique d'immobilisation. L'indemnité doit être fixée en fonction du temps effectif d'immobilisation et non de la durée théorique fixée par l'expert. La période d'immobilisation indemnisée ne doit pas dépasser la durée normale de remise en état du véhicule. Pendant la durée de l'immobilisation, le propriétaire peut exiger la mise à la

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disposition d'une voiture de remplacement, ce qui se réalise concrètement par la location d'une voiture. Il n'y a pas lieu, comme le font ordinairement les compagnies d'assurances, de défalquer un certain pourcentage (20 %) du fait de l'absence d'usure du véhicule immobilisé. La victime ne peut prétendre valablement qu'aux mêmes services que ceux dont elle est momentanément privée, rendus par un véhicule remplissant les mêmes conditions de rendement, d'efficacité, de confort et de sécurité que celles qu'offrait le véhicule accidenté.

En cas de destruction du bien, les dommages-intérêts à allouer à la victime doivent correspondre à la valeur de remplacement de l'objet, c'est-à-dire au prix qu'elle doit débourser pour un bien en tous points semblables à l'objet détruit.

La TVA fait en principe partie du préjudice, et il appartient à celui qui prétend que le créancier peut la récupérer de le prouver.

Si un véhicule doit être abandonné comme irréparable, la victime a droit à l'indemnisation pendant la durée normale d'attente et de livraison d'une voiture nouvelle.

La Cour d'appel a estimé que la base de calcul, pour la réparation d'un dommage causé aux choses, n'est pas constituée par la valeur vénale, ni même de remplacement de la chose, mais encore, le cas échéant, de la valeur de convenance. Cette valeur "résulte en quelque sorte des liens personnels qui se sont créés entre la chose et son propriétaire" (décision prise à propos d'une voiture ancienne Citroën 11 légère). On est ici très proche d'un dommage moral pour perte d'une chose. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre cette décision, au motif qu'indépendamment du préjudice matériel qu'elle entraîne, la perte d'une chose peut être pour son propriétaire la cause d'un préjudice d'ordre subjectif et affectif susceptible de donner lieu à réparation et que c'est à bon droit que la Cour d'appel a pu admettre l'existence d'un "préjudice d'ordre moral."1

Le dommage moral pour perte d'un animal n'est pas indemnisable. On peut se poser des questions sur la sévérité de la jurisprudence en la matière, surtout depuis que la Cour de cassation a reconnu le caractère indemnisable du dommage moral éprouvé suite à la destruction d'un objet mobilier corporel.

B. Evaluation du préjudice résultant d'une atteinte aux personnes

Il y a lieu de distinguer entre les victimes directes et les victimes par ricochet.

1. Les victimes directes

On examinera surtout l'atteinte à l'intégrité physique se traduisant par une incapacité de travail temporaire ou permanente.

Les troubles physiologiques subis par la victime jusqu'au jour de la consolidation des séquelles de l'accident sont réparés au titre de l'incapacité de travail totale temporaire, et les

1 Cass. 10 mai 1990, n° 14/90. La solution consistant à reconnaître un lien d'affection indemnisable existant entre une personne et une chose est très sévèrement critiquée par G. VINEY et P. JOURDAIN, in Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 2e édition, L.G.D.J. 1998, n° 268, p. 51

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troubles qui se manifestent encore après la consolidation sont réparés au titre de l'incapacité de travail permanente partielle.

a) L'incapacité de travail temporaire

L'incapacité de travail temporaire peut être totale (I.T.T.) ou partielle (I.T.P.) et peut présenter deux aspects, un aspect moral et un aspect matériel.

L'aspect moral de l'atteinte temporaire à l'intégrité physique est indemnisable indépendamment de tout autre chef de préjudice (dommage moral pour souffrances, préjudice d'agrément etc.) par l'allocation d'un forfait.

Concernant l'aspect matériel, il faut distinguer suivant que la victime était salariée ou non au moment de l'accident.

Si la victime est salariée, son préjudice correspond à la perte de ses revenus pendant la période d'incapacité. Il n'y a donc pas lieu à évaluation, mais à réévaluation, à une date proche du jugement.

Si la victime n'est pas salariée, elle doit rapporter la preuve d'une diminution de ses bénéfices. Il lui incombe de faire la preuve des sommes qu'elle réclame du chef de la perte de revenus par la production de déclarations fiscales et de documents comptables et elle doit prouver une diminution de ses bénéfices.

Concernant la base de calcul de la perte de revenus, il se pose la question de savoir si on prend en considération le revenu brut ou le revenu net de la victime.

Selon une tendance majoritaire de la jurisprudence, il faut calculer la perte de revenus à partir des gains bruts. En effet, les impôts constituent de la part de la victime une dette envers l'Etat qui reste étrangère au tiers responsable. La victime tirait un avantage personnel même de cette partie de ses gains.

Il en est de même des cotisations sociales à charge du salarié. Cette part de la rétribution constitue un gain qui, s'il n'est pas versé directement entre les mains du titulaire, est néanmoins affecté par la loi à un fonds de sécurité sociale pour assurer au jour de l'échéance la pension du bénéficiaire. Les cotisations en question sont un revenu à jouissance différé. La perte de revenus est donc à calculer par totalisation des revenus bruts, et non des montants obtenus après déduction des recours des organismes de sécurité sociale.

La victime d'un accident qui se trouve au jour de celui-ci en état de chômage ne peut être considérée comme n'ayant subi aucun dommage professionnel par le seul fait qu'à la date de l'accident, elle était au chômage. La période immédiatement postérieure à l'accident doit également être prise en considération dans ce sens que pendant son incapacité de travail, elle est dans l'impossibilité de chercher et de trouver un emploi. – Les indemnités de chômage perçues par la victime d'une infraction n'étant pas une conséquence de celle-ci, elles ne peuvent être déduites du montant de l'indemnité due par l'auteur de l'infraction.

Une ménagère qui n'a pas de salaire propre n'en subit pas pour autant aucun dommage en cas d'accident lui causant une incapacité de travail. Son activité ménagère lui évite en effet

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une dépense et constitue une valeur économique indépendante de ses ressources financières. Son préjudice n'est pas à indemniser suivant un salaire théorique, mais moyennant un forfait pour atteinte temporaire à l'intégrité physique. Le fait de ne plus pouvoir faire la cuisine fait partie du même poste de préjudice. Si la victime doit faire appel à un service «repas sur roues», ce facteur est à prendre en considération, mais il faut d'autre part prendre en compte l'économie réalisée par la dispense d'acheter la nourriture pour préparer des plats.

b) L'incapacité de travail permanente

L'incapacité de travail permanente peut être totale (I.P.T.) ou partielle (I.P.P.). Comme l'incapacité temporaire, l'atteinte définitive à l'intégrité physique a deux aspects, à savoir d'abord un aspect patrimonial, se traduisant par la perte de revenus, et ensuite un aspect extra-patrimonial ou physiologique ayant des incidences diverses: au plan professionnel, même sans diminution de revenus, elle rend plus pénibles les conditions de travail de la victime qui, diminuée physiquement, doit faire des efforts supplémentaires pour arriver au même rendement qu'avant son accident. L'atteinte à l'intégrité physique diminue ensuite la valeur de la victime sur le marché du travail; finalement, en dehors de sa vie professionnelle, les conditions d'existence de celle-ci sont plus pénibles.1

Au titre de l'aspect patrimonial, il y a lieu de prendre en considération l'incapacité économique, qui peut être différente de l'incapacité médicale. Ainsi l'I.P.P. médicale peut n'être que de 50 %, mais la victime étant d'un certain âge et n'ayant pas fait d'études a une incapacité économique totale. A l'inverse, une I.P.P. médicale de 33 % peut n'avoir qu'une incidence de 20 % sur les revenus de la victime. Pour l'évaluation de la perte de revenus, il n'y a lieu de prendre en considération que le taux d'incapacité économique. Outre le préjudice fonctionnel et le taux d'incapacité relatif à ce préjudice, les juges doivent encore tenir compte de certains facteurs, notamment de la nature de la profession, de l'âge de la victime et des caractères particuliers des lésions. Par ailleurs, les tribunaux ne sont pas liés par les décisions des organismes de sécurité sociale sur le quantum de la réduction de la capacité de travail subie par la victime d'un accident ayant donné lieu à une action en dommages-intérêts contre le tiers responsable.

Le calcul de la perte de salaire doit se faire in concreto, c'est-à-dire que pour la période allant de la date du dommage jusqu'au jour du jugement, il faut totaliser les pertes de salaire, avec réévaluation, tandis que pour la période allant du jour du jugement jusqu'à la date probable de la retraite, il faut procéder à une évaluation de la perte des salaires futurs.

Il y a lieu, ensuite, de procéder à trois opérations successives:

1e opération: selon une jurisprudence traditionnelle, il faut tenir compte de l'évolution probable de la carrière de la victime (avancements, augmentations de salaire ...). Selon une première tendance jurisprudentielle, il y a donc lieu de tenir compte des chances de promotion professionnelle de la victime, voire de prendre en considération un profil de carrière «imaginaire». A noter cependant d'autres décisions qui estiment qu'il y a lieu de s'en tenir au salaire réel dont la victime aurait pu disposer le jour auquel la capitalisation doit s'effectuer (c'est à dire à un jour proche de la décision portant indemnisation).1 V. la formule employée par la Cour d'appel dans un arrêt du 14 novembre 2007 (n° 31851 du rôle): "Dans le concept d'incapacité ou d'invalidité permanente, sont en réalité compris trois impacts, l'un reposant sur le déficit physiologique ou fonctionnel, le second provoquant une entrave dans la capacité de travail, c'est-à-dire une gêne professionnelle, le troisième, enfin, une réduction ou une perte de la capacité de gain (inaptitude partielle ou totale à l'exercice d'un emploi)"

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2e opération: il y a lieu, ensuite, de fixer une date probable de l'âge de la retraite de

la victime (normalement entre 57 et 65 ans). La reculer est plus favorable à la victime. Il faut procéder à une appréciation in concreto: il y a donc lieu, en cette matière, de tenir compte des prédispositions pathologiques de la victime. Dans les années de crise économique, il a été jugé qu'il n'y avait pas lieu d'abaisser l'âge de la retraite en raison de la crise économique, alors que le système de la préretraite ne s'était pas étendu à tous les secteurs économiques et qu'il n'était pas à prévoir qu'il fût instauré de façon permanente et générale.

Les tribunaux fixent la date probable de la retraite en général entre 57 et 65 ans.

3e opération: il faut ensuite capitaliser. Il s'agit d'additionner les salaires théoriques et d'en retrancher un escompte (c'est le taux de capitalisation). On tient compte de ce qu'en recevant tout de suite ce qu'elle n'aurait eu que plus tard, les différents salaires ne venant à échéance que de mois en mois au cours de sa vie professionnelle, la victime réalise un gain en pouvant placer l'argent, ce qui lui rapportera des intérêts. On retranche alors les intérêts du capital. Par application des principes ci-avant énoncés, il faut capitaliser au jour du jugement.

Presque toutes les décisions, même celles intervenues en des périodes de forte érosion monétaire, ont retenu un taux de 4 %.

La capitalisation ne constitue pas la seule méthode de réparer les pertes de revenus futurs. En effet, il est également possible de réparer cette perte par l'allocation d'une rente. Les tribunaux luxembourgeois sont cependant extrêmement réticents à recourir à ce mode de réparation.

Si la victime d'une atteinte définitive à l'intégrité physique est encore dans la vie active et doit normalement cotiser à une caisse de pension, elle a droit à une indemnité correspondant à la perte de sa pension ou d'une partie de celle-ci pour la période allant de l'âge probable de la retraite jusqu'à la date probable du décès (on se réfère à des tables de mortalité). Pour le calcul, on procède par la méthode de la capitalisation.

Concernant l'aspect extra-patrimonial de l'atteinte définitive à l'intégrité physique, il y a lieu de distinguer selon que l'atteinte à l'intégrité physique a une incidence économique ou non.

Si l'atteinte définitive à l'intégrité physique a une incidence économique, elle est à réparer d'abord par la compensation des pertes de revenus. Cette indemnisation ne répare cependant que partiellement ce chef de préjudice, les trois autres aspects prédécrits (conditions de travail plus pénibles de la victime qui, diminuée physiquement, doit faire des efforts supplémentaires pour arriver au même rendement qu'avant son accident; diminution de la valeur de la victime sur le marché du travail; en dehors de la vie professionnelle, conditions d'existence plus pénibles) restant à indemniser.

La réparation de ces aspects de l'IPP qui ne se traduisent pas par une diminution du salaire se réalise par l'allocation d'un forfait.

Si l'atteinte définitive à l'intégrité physique est sans incidence économique, ce qui peut se produire si la victime ne poursuit pas d'activité lucrative, ainsi que lorsque l'I.P.P. ne s'est pas traduite par une diminution du salaire (ex. un professeur qui perd un œil) ou par une diminution du salaire inférieure au taux d'incapacité (ex. diminution du salaire 14 %, I.P.P. 20 %, 6 % restant

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à indemniser), la victime éprouve quand-même des désagréments dans la vie quotidienne et des troubles dans ses conditions d'existence, de même que sa valeur sur le marché du travail est amoindrie.

Les tribunaux ont alors recours au système du point d'incapacité, dont la valeur varie en fonction de l'âge de la victime, de l'importance du taux d'I.P.P., et, dans une moindre mesure, de la condition sociale de la victime. Dans ce domaine, ce n'est pas le taux d'incapacité économique, mais le taux médical qui est à prendre en considération.

c) Autres chefs de préjudice

La victime d'un accident qui, en raison de son incapacité, doit avoir recours à l'aide d'une tierce personne, est en droit de demander le remboursement des frais exposés de ce chef. Si le caractère réparable du préjudice ne pose guère de difficultés au cas où l'aide dont la victime d'un dommage corporel a besoin est fournie par un tiers qui est spécialement rémunéré de ce chef, il en va différemment lorsque cette aide est prodiguée gratuitement par des proches. Les tribunaux se trouvent en effet dans un dilemme lorsqu'ils sont confrontés cumulativement à une demande d'indemnisation de la victime directe qui se fait aider par des proches, apparemment de manière gratuite, et à une demande d'indemnisation de la part de ces proches agissant comme victimes par ricochet.

L'échec scolaire et la perte d'une année d'études dus à une incapacité de travail temporaire accidentelle peuvent engendrer un préjudice tant moral que matériel. Le caractère réparable de l'un et de l'autre dépendant des capacités de l'élève ou de l'étudiant de réussir l'année en question, les tribunaux prennent en considération, à cet effet, les résultats obtenus antérieurement, et si ceux-ci étaient particulièrement médiocres, le lien de cause à effet entre l'accident et l'échec n'est pas reconnu. Il s'agit, en toute hypothèse, seulement de la perte d'une chance de réussir l'année en cours, qui est bien entendu d'autant plus grande que les résultats antérieurs étaient prometteurs. – Le dommage moral causé par l'impossibilité de se présenter à des examens, dès lors que tout portait à croire à une réussite du candidat, est réparé par l'allocation d'un forfait. – Le dommage matériel se décompose en différents éléments, à savoir d'abord les frais d'entretien qui peuvent être particulièrement élevés lorsqu'il s'agit d'un étudiant poursuivant des études universitaires à l'étranger, puis la perte de revenus professionnels, dès lors que le retard pris dans les études raccourcit d'autant la durée de la vie lucrative de la victime. Certaines décisions allouent alors une indemnité du chef de la perte de la première année de la vie professionnelle. On peut y objecter qu'il y a toujours une première année de la vie professionnelle, mais que la carrière de la victime se trouve abrégée dans son ensemble, de sorte que, logiquement, c'est plutôt la dernière année de sa vie active que l'accident lui a fait perdre, étant entendu, cependant, que l'évolution d'un parcours professionnel est soumis à de nombreux impondérables, de sorte qu'il est particulièrement difficile de réparer de manière adéquate un tel préjudice. L'interruption, voire l'abandon des études comme suite à l'accident peut finalement, dans des circonstances exceptionnelles, influer sur le choix de la carrière de la victime.

2. Les victimes par ricochet

Ici se pose surtout le problème de la veuve (mais aussi du veuf) qui subit un préjudice personnel du fait que son mari décédé ne la fera plus profiter de ses revenus.

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Or, on sait que le décès du mari déclenche l'allocation d'une rente de veuve en faveur de celle-ci. Peut-on objecter que la veuve ne subit alors aucun préjudice et que si on l'indemnisait encore du fait de la perte du soutien financier par le mari, on lui procurerait un gain? Au terme d'une évolution jurisprudentielle particulièrement mouvementée, la solution actuelle paraît tendre à la compensation de la rente de veuve avec la perte du soutien financier du mari, sauf en cas d'exercice d'un recours légal par une caisse de pension à laquelle il s'agit de préserver l'assiette de son recours, auquel cas l'auteur doit verser l'intégralité des sommes correspondant à la perte du soutien financier du conjoint décédé, ces sommes n'étant alors non pas versées au survivant, mais soumis à recours par la caisse de pension.

Pour le calcul de l'indemnité, il y a lieu de procéder d'abord à la détermination de la date probable de survie du mari et de l'épouse (tables de mortalité). Le calcul s'arrêtera à la date de l'espérance de vie la plus courte, car au décès de l'un quelconque des deux, la veuve ne profiterait plus des revenus du mari. Ensuite il y a lieu à capitalisation.

Il faut finalement déduire un certain pourcentage pour besoins personnels du défunt, la veuve n'ayant, en cas de survie de son mari, pas pu disposer de l'intégralité du salaire de celui-ci. Les tribunaux fixent normalement le taux du pourcentage pour besoins personnels entre 25 et 50 %.

§ 3: La révision des indemnités

Selon une position traditionnelle de la jurisprudence, il n'y a pas lieu à réduction, ex post, des indemnités en cas d'amélioration de l'état de la victime.

En revanche, il y a lieu à révision des indemnités en cas d'aggravation de l'état de la victime. La demande nouvelle n'a pas le même objet que l'ancienne. Il est par contre évident que toute révision est exclue en cas d'érosion monétaire.

Les parties sont bien inspirées de relire deux fois les «quittances» indemnitaires qui leur sont proposées par les compagnies d'assurances en indemnisation de leur préjudice. Ainsi, si la quittance est libellée de manière à faire admettre par la victime que moyennant versement de l'indemnité, elle renonce aux prétentions indemnitaires pour des séquelles, connues ou inconnues, qui pourraient se manifester à l'avenir, elle pourra éprouver les pires difficultés pour mettre à contribution la compagnie d'assurances une seconde fois. – Une quittance par laquelle la victime "bekennt sich für alle Nachteile aus obigem Schadenfall in jeder Beziehung für vollkommen befriedigt und verzichtet (...) ausdrücklich auf jede weitere aus diesem Unfall abzuleitende Forderung an wen es auch sei (...). Er ist sich der Bedeutung und der Tragweite vorstehender Erklärung und der Unterzeichnung dieses Schriftstückes voll bewusst" revêt un caractère transactionnel et forfaitaire et rend irrecevable toute demande complémentaire pour des chefs de préjudice même différents de ceux qui ont été indemnisés.

L'article 87 de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance dispose que "sans préjudice de la possibilité pour les parties de transiger sur base des articles 2044 à 2058 du Code civil, une quittance pour solde de compte partiel ou pour solde de tout compte n'implique pas que la personne lésée renonce à ses droits. L'assureur doit mentionner ce fait sur la quittance. – Une quittance pour solde de tout compte doit mentionner les éléments du dommage sur lesquels porte ce compte." Dans ce contexte, il y a lieu de citer une décision qui retient qu'un document intitulé "quittance d'indemnité transactionnelle", stipulant que "le paiement de la somme X est fait pour solde du montant des indemnités à charge de (la

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compagnie d'assurances). Moyennant le paiement de ce montant, (la victime) tient (la compagnie) quitte et déchargée de toutes obligations quelconques relatives à cet accord (...)" ne comporte pas de renonciation de la part de la compagnie d'assurances, mais ne fait que matérialiser ses obligations, de sorte que le document ne constitue pas de transaction, mais une simple quittance, n'enlevant pas à la victime la faculté de réclamer une indemnisation pour séquelles futures.1 Dans le même esprit, la jurisprudence déclare qu'il n'y a pas transaction lorsqu'une partie abandonne ses droits pour une contrepartie si faible qu'elle est pratiquement inexistante.

Ceci étant dit, le danger d'hypothéquer leur avenir n'existe que dans le chef des victimes directes et non dans celui des organismes de sécurité sociale auxquels de telles transactions ne sont pas opposables.2

Sous-section 3: Incidence de la législation sur la sécurité sociale

Une des fonctions des organismes de sécurité sociale consiste dans le paiement d'indemnités à leurs membres victimes d'accidents. Or, comme ceux-ci peuvent également réclamer l'indemnisation – intégrale – de leur préjudice à l'auteur responsable, on risque une double indemnisation. Voilà pourquoi la loi a prévu des recours des organismes de sécurité sociale sur les indemnités dues par le tiers responsable en vue d'obtenir le remboursement de leurs prestations.

Après avoir examiné les effets procéduraux de l'intervention des organismes de sécurité sociale dans un procès en responsabilité civile, on étudiera le mécanisme du recours proprement dit.

§ 1er: Les effets procéduraux

Il y a lieu de faire une distinction entre les accidents de droit commun et les accidents de travail ou de trajet:

A. Les accidents de droit commun

Il convient de se reporter à l'article 283 bis du code des assurances sociales (C.A.S.), modifié du point de vue rédactionnel par la loi du 27 juillet 1987 concernant l'assurance pension en cas de vieillesse, d'invalidité et de survie, applicable depuis le 1er janvier 1988.3

1 Lux. 10 décembre 1997, n° 1092/97 I2 en vertu du mécanisme de la cession légale (v. infra)3 art. 283 bis C.A.S.: "Les agents de la force publique et les officiers de police judiciaire chargés de l'instruction d'une infraction pouvant donner lieu à un recours des organismes de sécurité sociale en vertu des dispositions légales en vigueur, vérifieront si la victime de l'infraction a ou avait la qualité d'assuré social. Ils recherchent les organismes de sécurité sociale auxquels la victime est ou était affiliée.

Dans les affaires portées devant les juridictions répressives, les officiers du ministère public sont tenus d'informer en temps utile les organismes de sécurité sociale intéressés de l'ouverture de l'instruction, de les inviter à prendre inspection des dossiers dès la clôture de l'instruction et de leur notifier une copie de la citation à l'audience délivrée aux prévenus. En cas de constitution de partie civile, la victime ou ses ayants droit, ainsi que le tiers responsable peuvent, en tout état de cause, même en appel, appeler les organismes de sécurité sociale en déclaration de jugement commun ou réciproquement. Les juges peuvent ordonner, même d'office, l'appel en déclaration de jugement commun des organismes intéressés.

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C'est surtout l'alinéa trois qui donne lieu à un certain contentieux. Les dispositions de l'article 283 bis ont une double finalité: informer l'organisme intéressé de la procédure judiciaire en cours, et lui rendre celle-ci opposable, afin de prévenir une tierce opposition. Les dispositions en question sont d'ordre public, ce qui veut dire que l'irrecevabilité tirée du défaut de mise en intervention des organismes de sécurité sociale intéressés doit être soulevée d'office par le tribunal, qui a le choix, ou bien de rejeter d'emblée la demande en la déclarant irrecevable1, ou bien d'ordonner, dans un jugement avant dire droit, la mise en intervention de l'organisme concerné.

Les organismes intéressés ne sont que ceux qui peuvent exercer un recours légal sur les sommes réclamées à titre de préjudice de droit commun.2

L'article 283 bis C.A.S. s'applique aux organismes de sécurité sociale étrangers.

D'autre part cependant, une mise en intervention devient superflue si l'organisme de sécurité sociale a priori intéressé fait savoir de manière non équivoque son intention de ne pas intervenir dans l'instance.

La mise en intervention est nécessaire dès qu'il se dégage des éléments du dossier qu'un organisme de sécurité sociale a fait des prestations, même si la demande de la victime porte sur d'autres chefs (ex. seulement dégâts matériels à la voiture).

En revanche, la mise en intervention ne doit pas nécessairement être simultanée avec l'introduction de la demande principale et peut intervenir en cours d'instance. – L'organisme de sécurité sociale assigné en déclaration de jugement commun est habilité à intervenir activement dans les débats et à se porter demanderesse, même pour la première fois en instance d'appel, après avoir laissé défaut en première instance.

Il n'est pas nécessaire, par ailleurs, de mettre en intervention les organismes de sécurité sociale concernés lorsqu'on sollicite devant le juge des référés l'institution d'une expertise aux fins de faire évaluer le préjudice subi lors d'un accident.

Dans les affaires portées devant les juridictions civiles ou commerciales, le demandeur doit appeler les organismes de sécurité sociale en déclaration de jugement commun, sous peine d'irrecevabilité de la demande. Les juges peuvent ordonner, même d'office, l'appel en déclaration de jugement commun de ces organismes. Il en est de même pour les affaires portées par citation directe devant les juridictions répressives.

Les droits de la victime assurée et de l'organisme de sécurité sociale intéressé sont indivisibles. Les actes conservatoires accomplis par l'assuré sortent leurs effets à l'égard de l'organisme de sécurité sociale intéressé et inversement."1 v. cependant un arrêt de la Cour d'appel du 20 décembre 2001, n° 25435 du rôle, qui retient que la fin de non recevoir tirée de l'article 283 bis C.A.S. constitue une exception dilatoire qui paralyse temporairement l'action jusqu'à l'appel en cause, le cas échéant d'office, de l'organisme intéressé, mais qui ne rend pas l'action irrecevable. Elle a encore jugé que, par voie de conséquence, un appel en cause de l'organisme intéressé en instance d'appel est admissible et ne constitue pas une demande nouvelle. – Par application du même principe, l'intervention volontaire de l'organisme de sécurité sociale intéressé est recevable, Cour d'appel 8 mai 2003, n° 26748 du rôle2 ex.: la Caisse Chirurgicale Mutualiste n'est pas "intéressée" au sens de l'article 283 bis C.A.S., Lux. 1er février 1989, n° 54/89. – Sur une inadvertance du législateur – le terme "intéressé" ayant été omis dans la nouvelle rédaction du texte – v. Lux. 30 mars 1988, n° 173/88, qui retient qu'il ne peut malgré tout s'agir que de l'organisme intéressé, car autrement il faudrait mettre en intervention tous les organismes de sécurité sociale, ce qui serait contraire au bon sens.

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En vertu de l'article 35, al. 6 de la loi du 24 mai 1989 sur le contrat de travail, la disposition de l'article 283 bis C.A.S. s'applique aux employeurs au cas où ceux-ci sont intervenus en payant le salaire à l'employé pendant le «trimestre de faveur».

Selon l'alinéa deux de l'article 283 bis du C.A.S., les organismes de sécurité sociale concernés doivent être informés par les agents de la force publique qu'une instruction pénale est menée contre l'auteur d'une infraction ayant entraîné un préjudice corporel. – Cette disposition doit permettre à ces organismes de faire valoir leurs droits devant les juridictions répressives et, le cas échéant, de se constituer partie civile.

B. Les accidents de travail et de trajet

En vertu des articles 92 et suivants du C.A.S., les membres de l'Association d'assurance contre les accidents (l'Assurance-Accidents) – patrons et salariés – sont assurés contre les accidents de travail et de trajet. – La notion d'accident de trajet fait l'objet d'une abondante jurisprudence, dont l'examen sort du cadre du présent exposé. Il y a seulement lieu de retenir qu'un accident de trajet est un accident survenu sur le parcours effectué pour se rendre de la demeure habituelle au travail et en revenir.

Cette institution assure une protection des travailleurs contre le risque qui menace leur sécurité dans l'exécution de leur travail. Ce principe dominant a pour corollaire une répartition collective de la charge financière du risque assuré, une limitation de la réparation à une fraction forfaitaire, et une législation à caractère impératif et d'ordre public, écartant le droit commun de la responsabilité.

La nature forfaitaire du système d'indemnisation par l'Assurance-Accidents a pour conséquence évidente que l'indemnisation de la victime d'un accident selon ce système ne peut pas, en principe, être cumulée avec l'indemnisation selon le droit commun, qui précisément conduit à une réparation non forfaitaire, mais intégrale du préjudice. Le législateur a, par voie de conséquence, prévu des dispositions qui déterminent les hypothèses dans lesquelles le droit commun de la responsabilité civile, et partant l'accès aux tribunaux de droit commun en vue de la réparation du préjudice selon les règles ordinaires de la responsabilité civile, est écarté.1

La détermination des hypothèses dans lesquelles le droit commun est écarté résulte de l'article 115 du code des assurances sociales.2

1 Par arrêt du 28 mai 2004, n° 20/04, la Cour constitutionnelle a pour l'essentiel déclaré conforme à la constitution l'article 115 C.A.S. Elle a notamment validé le système d'indemnisation forfaitaire limitant le droit d'action en responsabilité individuel qu'il a considéré comme non contraire à l'article 10bis de la Constitution consacrant l'égalité devant la loi2 art. 115 C.A.S.: 1. Les personnes assurées en vertu de la présente loi, leurs ayants droit et leurs héritiers, même s'ils n'ont aucun droit à une pension, ne peuvent, en raison de l'accident, agir judiciairement en dommages-intérêts contre l'entrepreneur, ni dans le cas d'un travail connexe ou d'un travail non connexe exécutés en même temps et sur le même lieu, contre tout autre membre de l'association d'assurance contre les accidents ou contre leurs représentants, employés ou ouvriers, à moins qu'un jugement pénal n'ait déclaré les défendeurs coupables d'avoir intentionnellement provoqué l'accident. Dans ce cas, les assurés et ayants droit ne peuvent agir que pour le montant des dommages qui n'est pas couvert par la présente assurance; toutefois il n'y aura pas lieu à la responsabilité des maîtres et commettants et des artisans telle qu'elle est prévue par l'article 1384 du Code Civil.

2. Les conducteurs ou propriétaires de véhicules assujettis à l'assurance prescrite par les règlements de la circulation sur toutes voies publiques, ainsi que leurs assureurs ou cautions sont responsables, sans les restrictions qui précèdent, toutes les fois qu'il s'agit d'un accident de trajet, ou que le conducteur ou le

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Les personnes visées par l'article 115 sont irrecevables à présenter une demande en dommages-intérêts du chef d'un accident contre l'auteur de l'accident devant les tribunaux de droit commun. Il s'agit des personnes assurées contre les accidents moyennant paiement de cotisations de l'Assurance-Accidents: tous les patrons et tous les salariés. Sont également visés leurs ayants droit (qui tiennent leurs droits des assurés: le conjoint) et leurs héritiers.1

Le droit commun retrouve son empire dans deux hypothèses visées par l'article 115, à savoir en cas d'accident provoqué intentionnellement, ainsi qu'en matière d'accidents de la circulation.

Si un ouvrier est victime d'un accident au sein de l'entreprise et que cet accident est provoqué intentionnellement par le patron ou un collègue (ex. une rixe), alors il serait injuste de faire échapper le responsable à l'obligation de réparer civilement le préjudice causé. Le droit commun reprend donc son empire, mais à condition que l'auteur de l'accident ait été condamné pénalement pour délit intentionnel. – L'article 115 C.A.S. a été complété par un deuxième alinéa, suivant une loi du 30 mars 1966, votée pour renverser une jurisprudence contraire. Suivant l'article 115, al. 2, le droit commun reprend son empire, c'est-à-dire que le salarié peut exercer une action en dommages-intérêts selon le droit commun, encore qu'a priori, l'immunité joue, dans deux hypothèses où l'accident a été causé par un véhicule obligatoirement soumis à l'assurance responsabilité civile (véhicules automoteurs, motocycles...).

§ 2: Les recours des organismes de sécurité sociale

On examinera successivement le régime juridique du recours, puis son exercice.

A. Le régime juridique du recours

Les organismes de sécurité sociale ne disposent d'un recours contre les tiers responsables, pour leurs prestations, que si un texte légal le leur attribue expressément.

Le code des assurances sociales prévoit actuellement un recours pour presque tous les organismes de sécurité sociale. Quid alors des autres organismes de sécurité sociale ou d'entités fournissant des prestations sociales sans pour autant disposer d'un recours en vertu d'un texte de loi ? Même s'ils ne disposent pas de recours légal, ils n'en sont pas mois bien outillés pour faire valoir leurs droits: la jurisprudence les considère comme des victimes par ricochet qui peuvent demander la réparation intégrale de leur préjudice sur base des articles 1382

propriétaire du véhicule n'a pas la qualité d'employeur de la victime de l'accident.1 Dans son arrêt précité du 28 mai 2004, la Cour constitutionnelle a validé la disposition de l'article 115 en ce qu'elle exclut de la réparation selon le droit commun les personnes autres que l'assuré susceptibles de bénéficier à un titre quelconque d'une prestation de la part de l'Assurance-Accidents. Elle l'a en revanche déclarée contraire à l'article 10bis de la Constitution dans la mesure où elle concerne les ayants droit qui n'ont aucun droit à prestation, au motif qu'il n'y a pas de justification objective de refuser le recours selon le droit commun à un ayant droit de la victime écarté du système d'indemnisation des accidents de travail. – Une autre attaque en règle de l'intégralité du système mis en place par l'article 115 a échoué: par arrêt du 9 mai 2006 (req. n° 60255/00), la Cour européenne des droits de l'homme a dit que la disposition en question n'est pas contraire à l'article 6 § 1 er

de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, au motif que le droit interne applicable au moment de l'accident ayant donné lieu au recours ne reconnaissait pas aux requérants un « droit » (de caractère civil) propre à faire jouer l'article 6 § 1er.

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et s. du code civil. Leur préjudice consiste dans les indemnités (rentes etc.) qu'ils sont amenés à verser à leurs affiliés ou fonctionnaires sans recevoir une contre-prestation en travail de la part de ces derniers, ceci par la faute de l'auteur de l'accident. En cas de partage des responsabilités entre leur affilié et l'auteur, ce partage leur est opposable, malgré leur qualité de tiers, car l'action qu'elles exercent procède néanmoins du même fait que celui de la victime.

Les droits qu'avait la victime contre le tiers passent, dès la date de la réalisation du dommage, et indépendamment de toute prestation de la part de l'organisme de sécurité sociale concerné, à cet organisme, en vertu d'une cession légale. Après bien des hésitations jurisprudentielles, les juridictions sont invariablement attachées à ce principe depuis une quarantaine d'années. Tous les recours des différents organismes de sécurité sociale, inscrits dans différents textes de loi, et à différents articles du C.A.S. (art. 78, 118 et 232), ont la même nature juridique, malgré des terminologies différentes.

Autrefois la jurisprudence hésitait entre la qualification de la cession légale et celle de la subrogation. L'intérêt de la distinction consiste dans ce qu'en cas de subrogation, l'organisme de sécurité sociale ne peut exercer son recours que pour les sommes effectivement versées, alors qu'en vertu du mécanisme de la cession légale, les organismes de sécurité sociale peuvent agir immédiatement pour leurs prestations futures, pour les rentes à verser, indépendamment de la question de savoir ce qui a réellement été presté.

La qualification de cession légale du recours a encore comme conséquence que les droits qu'avait la victime contre le tiers responsable passent, dès la date de réalisation du dommage et indépendamment de toute prestation de la part de l'organisme de sécurité sociale concerné, à cet organisme de sorte que les droits auxquels ladite caisse peut prétendre ne se trouvent pas dans le patrimoine de la victime et ne peuvent partant pas être alloués à celle-ci.

Le recours subsiste partant même en cas de réparation intégrale du préjudice de la victime. Selon certains arrêts de la Cour d'appel les droits auxquels peut prétendre l'organisme de sécurité sociale n'ont même jamais existé dans le patrimoine de la victime (!) La solution semble extrême. La notion de cession implique en effet l'idée d'une transmission d'un patrimoine à un autre, et on peut se demander en vertu de quelle cession le droit à réparation naîtrait originairement dans le patrimoine de l'organisme de sécurité sociale. Un arrêt tout aussi étonnant qui avait décidé que la cession légale opère alors même que la victime s'affilie à l'organisme de sécurité sociale postérieurement à l'accident, a été cassé.1

Le principe exposé ci-dessus pose des problèmes de calcul des indemnités à verser à la victime dans les affaires dans lesquelles les organismes de sécurité sociale font défaut et où, par conséquent, le montant des sommes déboursées ou à débourser par elles n'est pas connu, et où il est alors difficile de calculer le «solde» revenant à la victime. – Corrélativement, du fait de la cession légale, les organismes de sécurité sociale peuvent agir directement contre le tiers responsable, même en cas d'inaction de la victime.2 – Une autre conséquence de la circonstance que la cession légale opère dès la date de l'accident consiste dans le fait qu'en cas d'affiliation de

1 Cour d'appel 6 mars 2002, précité, cassé par arrêt du 6 mars 2003, n° 11/03. La Cour de cassation a encore eu l'occasion de préciser qu'en raison de la cristallisation des droits de la sécurité sociale au moment de l'accident – via la cession légale – un organisme de sécurité sociale ne saurait exercer, au moment où le juge statue sur l'indemnisation, un recours pour des prestations instituées seulement postérieurement à la date de l'accident (Cass. 21 décembre 2006, n° 60/06 pén.). 2 mais le point de départ de la prescription de leur action est, du fait qu'il s'agit de la cession d'une action née originairement dans le chef de la victime, celui de la naissance du préjudice de celle-ci, v. Cass. 26 janvier 2006, n° 07/06

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la victime à un organisme de sécurité sociale postérieurement à la date de l'accident, l'organisme en question ne dispose pas de recours.

Selon l'article 85 bis du statut des fonctionnaires des Communautés Européennes, celles-ci sont subrogées dans les droits et actions de leurs fonctionnaires contre les tiers responsables. – En vertu de l'article 93.1 du règlement CEE no. 1408/71 du 14 juin 1971, chaque Etat membre reconnaît les droits des organismes de sécurité sociale des autres Etats membres, que ces organismes agissent en vertu de la subrogation dans les droits de leurs affiliés ou en vertu d'un droit direct. Les organismes sont autorisés à exercer leur recours dans les autres Etats membres sur base de leur législation nationale. – Dans un arrêt du 26 février 1992, rendu après renvoi préjudiciel par le tribunal de paix de Luxembourg, la Cour de justice de l'Union européenne a dit que la subrogation dont bénéficient les Communautés se produit au moment de l'événement dommageable.1 La Cour d'appel a retenu que cette subrogation n'est pas conditionnée par le paiement des prestations statutaires, et qu'il s'agit d'une subrogation de plein droit dans la limite non des paiements effectués mais des obligations des Communautés découlant pour elles des dispositions du statut. La Cour rappelle que le but du droit de subrogation des Communautés européennes est d'éviter qu'un fonctionnaire soit dédommagé deux fois pour le même préjudice, la subrogation se réalisant au moment de l'événement dommageable. – Eu égard à cette jurisprudence, la différence entre cession légale et subrogation se réduit à une question de terminologie.

Etant donné que la cession légale des droits de la victime au profit des organismes de sécurité sociale s'opère au moment du fait générateur du préjudice, une transaction conclue entre la victime et l'assureur du tiers responsable est sans incidence sur les droits de ces organismes au titre de la cession légale. Cette solution, qui paraît tirer une conséquence logique du mécanisme de la cession légale, semble pourtant contredite, bien que le mécanisme sous-jacent soit différent, par l'arrêt précité du 26 février 1992 de la CJCE qui a dit pour droit qu'"un tiers responsable qui a transigé avec le fonctionnaire communautaire peut valablement opposer cette transaction à l'institution, sauf si celle-ci informe le tiers responsable, avant la transaction avec le fonctionnaire en question, de l'existence du droit de subrogation et de son intention de l'exercer, ou si elle apporte la preuve que le tiers responsable était informé avant la conclusion de la transaction avec le fonctionnaire, de l'existence du droit de subrogation".

1 CJCE, affaire C-333/90

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Il y a lieu de mentionner encore le «recours» spécial, régi par l'article 116 du C.A.S.1 Il s'agit plutôt d'une action directe de l'Assurance-Accidents dans les cas où le droit exceptionnel de l'art. 115 est écarté et où le droit commun redevient applicable. En principe la prise en considération de la faute d'un membre de l'Assurance-Accidents est exclue en matière d'indemnisation forfaitaire. Néanmoins la faute réapparaît en cas de faute grave où l'immunité ne se justifie plus.

Le «recours» de l'art. 116 est dirigé non contre le tiers responsable, mais contre un membre de l'Assurance-Accidents. Le recours proprement dit de l'Assurance-Accidents contre les tiers responsables est prévu par l'art. 118 C.A.S.

L'Assurance-Accidents a un droit de recours particulier contre l'entrepreneur et son personnel, en ce sens qu'elle peut leur réclamer le remboursement des prestations faites à un membre de ce personnel à la suite d'un accident de travail, si l'auteur responsable de cet accident a agi avec intention ou, et cela est différent par rapport au droit du personnel lui-même (art. 115), même sans intention, par simple négligence.2

L'appréciation de la gravité de la faute n'est pas abandonnée à l'organisme de sécurité sociale, mais il ne peut résulter que d'une condamnation pénale suivant la distinction entre infractions volontaires et involontaires. Il faut une peine d'emprisonnement irrévocable. Il est peut-être plus exact de la qualifier d'effective, car une condamnation au bénéfice du sursis n'est pas considérée comme irrévocable par la jurisprudence.

1 Art. 116 C.A.S.: Les entrepreneurs ou, dans le cas d'un travail connexe, ou d'un travail même non-connexe, exécuté en même temps et sur le même lieu, tout autre membre de l'association d'assurance contre les accidents, leurs fondés de pouvoirs ou représentants, leurs surveillants, préposés ou ouvriers déclarés par un jugement pénal coupables d'avoir provoqué l'accident, soit avec intention, soit par négligence en se relâchant de la vigilance à laquelle ils sont tenus en raison de leurs fonctions, profession ou métier et condamnés irrévocablement de ce dernier chef à une peine d'emprisonnement de huit jours au moins, sont responsables à l'égard de l'association d'assurance de toutes les dépenses effectuées par celle-ci en vertu de la présente loi.

2. La même responsabilité incombe aux sociétés et associations pour le fait des membres de leur direction ou de leurs gérants.

3. Dans ces cas, la valeur en capital peut être demandée au lieu de la pension.

4. Les droits du créancier se prescrivent par un délai de dix-huit mois, à dater du jour ou le jugement pénal est devenu définitif.

5. La décision coulée en force de chose jugée qui reconnaît l'obligation de l'association vis-à-vis de la victime de l'accident ou de ses ayants droit, lie également les personnes et sociétés responsables en vertu du présent article.

6. Les conducteurs ou propriétaires de véhicules assujettis à l'assurance prescrite par les règlements de la circulation sur toutes voies publiques, ainsi que leurs assureurs ou cautions sont responsables, sans les restrictions qui précèdent, toutes les fois qu'il s'agit d'un accident de trajet, ou que le conducteur ou le propriétaire du véhicule n'a pas la qualité d'employeur de la victime de l'accident.2 Le droit propre de l'Assurance-Accidents de réclamer des dommages-intérêts à son assuré est plus large que celui des assurés entre eux: ceux-là ne peuvent agir en dommages-intérêts qu'en cas de délit intentionnel; l'Assurance-Accidents peut encore agir en cas de délit par imprudence. Par arrêt du 28 mai 2004, n° 20/04, la Cour constitutionnelle a déclaré non contraire à l'article 10bis de la Constitution, consacrant l'égalité devant la loi, l'inégalité ainsi créée au détriment de la victime d'un accident de travail, au motif que l'Assurance-Accidents et les victimes d'accidents de travail ne sont pas dans une situation comparable

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B. L'exercice du recours

Les prestations des différents organismes de sécurité sociale sont très variées: celles-ci supportent les frais du traitement curatif (frais médicaux, frais d'hospitalisation, médicaments ...). Elles compensent les pertes de salaire pendant la durée de la maladie. En cas d'incapacité de travail définitive totale ou partielle, elles versent des rentes aux victimes et, le cas échéant, à leurs ayants cause. En cas de décès, elles contribuent aux frais funéraires, et versent des rentes aux ayants cause des victimes. Elles paient aussi des fournitures telles que prothèses, vêtements spéciaux, lunettes, etc.

Or, le recours des organismes de sécurité sociale ne s'exerce pas nécessairement sur tout ce qu'ils ont effectué comme prestations. Il est influencé, voire limité, par certains facteurs qu'on passera en revue successivement.

1. Incidence de l'importance du préjudice de droit commun: La nature du recours veut que l'organisme de sécurité sociale n'exerce pas un droit propre. Il n'est titulaire que des droits nés originairement dans le chef de la victime, et qui lui ont été transmis par voie de cession légale. Par voie de conséquence il faut que la victime elle-même soit autorisée à réclamer une réparation à l'auteur du dommage, et c'est cette indemnité qui est attribuée en tout ou en partie à la caisse dont la victime a touché des prestations.

Il s'en dégage que les droits de la sécurité sociale ne peuvent jamais dépasser ceux de la victime elle-même. Le préjudice de la victime, calculé abstraction faite de l'incidence de la législation sur la sécurité sociale, donc selon le droit commun («préjudice de droit commun») constitue le plafond du recours. La législation sur la sécurité sociale ne saurait donc aggraver la responsabilité de l'auteur du dommage. L'assiette du recours ne peut par conséquent être qu'égale ou inférieure au préjudice de droit commun.

2. Limitations légales de certains recours: Dans certains cas, la loi limite le montant du recours des organismes de sécurité sociale, encore que les éléments du préjudice pris en charge correspondent aux indemnités redues selon le droit commun et qu'ils fassent donc partie de l'assiette du recours. Par l'effet de ces limitations légales, la masse de calcul (c'est-à-dire la somme pour laquelle il y a recours) n'est pas toujours égale au montant des prestations des organismes de sécurité sociale mais se voit, le cas échéant, réduite.

3. Incidence de la nature du dommage couvert: une jurisprudence constante pose le principe de la concordance entre la nature du dommage couvert et les prestations de la sécurité sociale. Le recours ne peut porter que sur les indemnités dues par les tiers responsables dans la mesure où elles correspondent aux éléments de préjudice couverts par la prestation de la Caisse.

La jurisprudence estime depuis toujours que la réparation du dommage moral ne figure pas parmi les prestations obligatoires ou facultatives prévues par les différents régimes d'assurance sociale, et qu'en permettant aux caisses d'exercer leur recours sur l'indemnité allouée en droit commun de ce chef, on les laisserait s'approprier un genre de dommage qu'elles ne prennent pas en charge. Très problématique se révèle la ventilation de l'aspect matériel (soumis à recours) et de l'aspect moral (exclu du recours) de l'indemnité pour atteinte (temporaire – I.T.T.

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et permanente – I.P.P.) à l'intégrité physique.1 Le principe de la correspondance du dommage et de la prestation se retrouve encore à propos des différents éléments de préjudice matériel.

4. Incidence d'un partage des responsabilités: pour illustrer l'incidence d'un partage des responsabilités sur le montant du recours des organismes de sécurité sociale, on peut partir d'un exemple chiffré: - dommage en droit commun: 100; - prestations de la sécurité sociale: 60; - responsabilité partagée par moitié entre l'auteur et la victime.

Plusieurs solutions sont a priori envisageables. On pourrait décider que le partage est inopposable, dans l'absolu, à la sécurité sociale. Ceci aurait pour conséquence que celle-ci pourrait toucher 60. Cette solution heurterait le principe que le tiers responsable ne saurait être tenu au-delà de sa responsabilité de droit commun. L'incidence de la législation sur la sécurité sociale ne saurait en effet jamais aggraver la situation du tiers responsable. Or, par l'effet du partage des responsabilités, celui-ci n'est tenu qu'au paiement de 50, montant qui constitue le préjudice de droit commun réparable.

Il serait encore possible d'imaginer un système d'opposabilité absolue du partage des responsabilités à la sécurité sociale en ce sens que celle-ci verrait influencer son recours dans la proportion des responsabilités. Dans l'exemple chiffré ci-avant indiqué, elle aurait alors droit à 50 % de ses prestations, c'est-à-dire à 30. Ce système, qui a eu la faveur de la jurisprudence pendant une certaine période, est actuellement abandonné.

En réalité, il faut distinguer: le partage des responsabilités est opposable à la sécurité sociale dans ses rapports avec le tiers responsable, mais il est inopposable à la sécurité sociale dans ses rapports avec la victime, son assuré. Car, sauf faute intentionnelle, celle-ci sera indemnisée à 100 % par la sécurité sociale, même si elle est responsable à 100 %. Comme corollaire de cette situation avantageuse, le recours de la sécurité sociale s'exerce sur la totalité des sommes revenant à la victime, jusqu'à concurrence de ses prestations.

Il peut alors subsister un découvert à charge de la caisse. Dans l'exemple précité, il est de 10. Dans d'autres cas, le solde peut revenir à la victime (ex.: dommage: 100, prestations: 30, responsabilité partagée par moitié; le recours s'exercera alors pour 30, le solde de 20 revenant à la victime. Ici, on a encore fait abstraction des chefs de dommage – moral p. ex. – où le recours de la sécurité sociale est de toute façon exclu).

5. Incidence d'autres prestations légales antérieures: on peut partir de l'exemple de deux époux vivant d'une rente d'invalidité servie au mari. Le mari décède accidentellement, ce qui déclenche dans le chef de la caisse de pension l'obligation de payer à l'épouse une rente de veuve, d'un montant sensiblement égal à la pension d'invalidité.

Peut-on dire que la caisse de pension ne subit pas de préjudice parce qu'elle servait déjà avant le décès du mari une rente d'invalidité qui s'arrête et lui refuser le recours sur les dommages-intérêts à verser par l'auteur de l'accident mortel ? En d'autres mots, peut-on parler

1 La jurisprudence semble se fixer dans ce sens que l'indemnité correspondante comporte quasiment toujours une part matérielle (soumise au recours) et une part morale (exempte de recours), même si la victime ne subit pas de perte de revenus concrète (compensée par l'allocation d'une rente par l'organisme de sécurité sociale). C'est ainsi que la Cour d'appel estime que la rente versée par l'Assurance-Accidents pour compenser une invalidité partielle n'est pas calculée de façon à compenser la perte de revenus effective, mais la diminution de la capacité de travail et répare donc un préjudice matériel soumis à recours (Cour d'appel 4 juillet 2007, n° 31654 du rôle). La ventilation entre la part matérielle et la part morale s'opère presque toujours par parts égales.

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de compensation entre le gain réalisé par la dispense de verser une rente d'invalidité et la perte consistant dans l'obligation de payer une rente de veuve ?

La réponse est négative. On ne prend pas en considération l'origine des ressources dont la victime est privée. Cela ne concerne pas l'organisme de sécurité sociale. La sécurité sociale peut exercer son recours, et il n'est pas permis de compenser la rente d'invalidité servie avant le décès avec la rente de veuve versée après le décès.

Ce recours a une base légale et non pas indemnitaire. Le recours existe même en dehors de tout préjudice dans le chef de l'organisme de sécurité sociale. Le recours peut être exercé, même si la situation particulière de fait conduit, en fait et économiquement, à un bénéfice manifeste.

6. Incidence du recours par d'autres organismes de sécurité sociale: lorsque plusieurs organismes de sécurité sociale sont en droit d'exercer un recours légal, et que l'indemnité de droit commun est insuffisante pour les remplir tous dans leurs droits, l'indemnité est répartie au marc le franc entre les différents organismes. Le même principe de répartition est à appliquer en cas d'insuffisance de l'indemnité de droit commun pour désintéresser intégralement les organismes de sécurité sociale et l'employeur de la victime.

7. Incidence du facteur temps: s'il y a concordance entre la nature du dommage subi et celle des prestations de la sécurité sociale, une autre concordance n'a pas besoin d'exister: il n'est pas nécessaire que le recours se couvre dans le temps avec le dommage de droit commun (comme c'est le cas en Allemagne: "zeitliche Deckung"). En clair, un organisme de sécurité sociale peut dès lors exercer son recours sur des sommes allouées à la victime pour une période pendant laquelle ledit organisme n'a pas (encore) pris en charge celle-ci.

Les organismes de sécurité sociale ne peuvent pas demander l'adaptation de leurs créances au coût de la vie, comme c'est le cas pour la réévaluation des pertes de revenus de la victime, car les prestations des caisses constituent pour celles-ci non une dette d'indemnité, mais une dette de somme d'argent dont le montant est déterminé et ne donne donc pas lieu à actualisation.

En revanche, lorsque l'état de l'assuré social s'aggrave plus tard, les caisses disposent des mêmes droits que leurs assurés, concernant l'augmentation des montants indemnitaires.

Sous-section 4: L'action en réparation du dommage

Il ne s'agit pas, bien entendu, de décrire ici le déroulement d'un procès en responsabilité civile, ceci relevant de la procédure civile, mais de passer en revue les quelques problèmes particuliers susceptibles de se poser spécifiquement dans le cadre d'un procès en responsabilité civile.

Reconnaissance de responsabilité: Une action en responsabilité n'est pas nécessaire lorsque l'auteur du dommage indemnise spontanément la victime, ou encore à l'issue de pourparlers qui se soldent par une transaction. Les choses ne sont cependant pas toujours aussi simples. Dès que le prétendu responsable est assuré en responsabilité civile, la loi réserve à son assureur la direction du procès et les indemnisations ou promesses d'indemnisation de la victime par l'assuré sans l'accord de l'assureur ne sont pas opposables à

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ce dernier. Allant plus loin, la jurisprudence déclare qu'une telle reconnaissance de responsabilité n'est non seulement pas opposable à l'assureur, mais qu'elle est également sans valeur dans les rapports entre le responsable et la victime, si elle porte sur des points de droit, sur le principe même de la responsabilité de l'auteur du dommage. Seul est valable l'aveu portant sur la matérialité des faits pouvant, le cas échéant, fonder une responsabilité, mais non pas la reconnaissance de responsabilité en elle-même sans expliciter les faits qui la justifient.

Prescription: la prescription de l'action en responsabilité, tant contractuelle que délictuelle, est en principe enfermée dans le délai trentenaire de droit commun de l'article 2262 du code civil, sauf si elle s'inscrit dans les relations nées du commerce, auquel cas elle n'est que de dix ans.1

En matière extra-contractuelle, le délai de prescription commence à courir à partir de la date de naissance du dommage, ou, plus précisément, de sa révélation à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en a pas eu précédemment connaissance. – En matière contractuelle, le point de départ de la prescription est est le jour où l'obligation peut être mise à exécution par une action en justice, c'est-à-dire le jour où l'obligation est devenue exigible. Avant cette date, l'action n'a pas encore vu le jour et le temps n'a donc rien de tangible à éroder. Les causes de suspension et d'interruption de l'action sont celles du droit commun (pour la suspension: contra non valentem agere …; pour l'interruption: reconnaissance non équivoque de la responsabilité, action en justice2, commandement et saisie).

§ 1er: La règle du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle

A condition qu'on veuille admettre l'existence d'une responsabilité contractuelle distincte dans ses conditions et effets de la responsabilité délictuelle, ce qui ne semble plus acquis sans discussion aujourd'hui, la victime de la violation d'une obligation contractuelle doit être indemnisée selon les règles de la responsabilité contractuelle, et celle d'un fait défectueux intervenu en dehors de tout contrat doit l'être selon les règles de la responsabilité délictuelle.

Et il est indéniable que le régime de la responsabilité contractuelle diffère de celui de la responsabilité délictuelle. Les volontés des parties contractantes imprègnent logiquement le régime de la responsabilité contractuelle: c'est ainsi que l'appréciation de la faute contractuelle, comme le régime de preuve de celle-ci, dépendent entièrement du contenu des obligations auxquelles le contrat a donné naissance. La responsabilité du fait des choses, de même que celles du fait d'autrui applicables en matière délictuelle, obéissent à des règles très spéciales, et ne sont pas assimilables à celles dégagées par la jurisprudence en matière de responsabilité contractuelle du fait des choses et du fait d'autrui. Les différences entre les deux régimes se manifestent encore au niveau de la réparation du dommage: une mise en demeure n'est pas nécessaire en matière délictuelle, les clauses exclusives ou limitatives de responsabilité n'y sont pas valables. Les finalités des deux ordres de responsabilité sont distinctes: s'il est vrai que l'une et l'autre tendent à la réparation du dommage, la responsabilité délictuelle se préoccupe de l'indemnisation des victimes, tandis que la responsabilité contractuelle ne constitue qu'un remède, parmi d'autres, à l'inexécution du contrat.

1 v. art. 189 du code de commerce qui dispose que les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par dix ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes2 même en référé provision

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Ces différences se traduisent par le refus opposé par la jurisprudence à la victime d'un dommage, d'opter pour les règles du régime de responsabilité qui sert le plus ses intérêts, et par l'obligation lui faite d'invoquer, dans l'assignation, l'ordre de responsabilité qui correspond à la situation conflictuelle. Les tribunaux justifient cette règle du non-cumul ou non-option entre les règles de la responsabilité contractuelle et celles de la responsabilité délictuelle par le fait que l'admission d'une telle option aurait pour résultat de supprimer toutes les dispositions spéciales édictées par le législateur en matière contractuelle, notamment celles par lesquelles il a entendu particulariser la responsabilité de telle ou de telle catégorie de contrats.

L'action en responsabilité délictuelle est en quelque sorte subsidiaire: elle ne saurait être admise dès lors qu'une autre action a été ou est à la disposition du plaideur. En présence d'un contrat, une action introduite sur la base délictuelle est donc irrecevable. Il s'agit d'une irrecevabilité de fond. Rien n'interdit cependant au demandeur de baser sa demande principalement sur la responsabilité contractuelle, et subsidiairement sur la responsabilité délictuelle, voire en ordre principal sur la responsabilité délictuelle, en général plus favorable à la victime, et subsidiairement sur la responsabilité contractuelle, le tribunal étant cependant obligé, dans cette hypothèse, d'examiner d'abord la question de l'existence d'un contrat, et, dans l'affirmative, rejeter la base principale et examiner la base subsidiaire.

La Cour d'appel a déclaré irrecevable comme étant nouvelle par sa cause une action basée en première instance sur la responsabilité contractuelle et en instance d'appel sur la responsabilité délictuelle. La position de la Cour de cassation semble témoigner d'une plus grande flexibilité, sans pour autant apparaître comme laxiste. Elle a en effet cassé un arrêt qui, à propos d'une demande basée exclusivement sur les principes de la responsabilité contractuelle, y avait substitué la responsabilité délictuelle avec les conséquences correspondantes, au motif que la Cour d'appel avait omis d'inviter au préalable les parties à présenter leurs observations à cet égard, ce qui laisse entrevoir l'admissibilité, en principe, du procédé.1

Finalement, la règle du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle n'est pas d'ordre public. Si elle n'est pas opposée par une partie au procès, le tribunal ne saurait la soulever d'office et il doit alors, alors même qu'il constate l'existence d'un contrat, juger la demande sur la seule base délictuelle invoquée.

§ 2: L'obligation de qualifier l'action en responsabilité, notamment quant à sa cause

Toute assignation en justice doit mentionner les parties à l'instance, l'objet de la demande et un exposé sommaire des moyens.

L'exigence de l'exposé sommaire des moyens se comprend comme indication de la cause de la demande.

Le rapport d'instance qui se noue entre le demandeur et le défendeur et qui est immuable, se définit par ses sujets, son objet et sa cause.

En principe, la cause d'une demande en justice consiste dans l'ensemble des faits invoqués par le demandeur à l'appui de son action, sans par ailleurs englober la qualification

1 Cass. 11 mai 2006, n° 28/06

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juridique de ces faits qui ressortit du pouvoir et du devoir du juge, à qui il incombe de résoudre le litige moyennant les règles de droit objectivement applicables, quoique non invoquées par le demandeur.

En matière de responsabilité civile cependant, la jurisprudence n'est pas arrivée, jusqu'à présent, à avoir une vue unifiée des indications de l'exploit introductif nécessaires pour qu'une demande en réparation du préjudice subi soit recevable.

Une partie de la jurisprudence s'en tient au droit commun en estimant qu'en matière de responsabilité civile comme en toutes matières, il suffit de fournir un exposé sommaire des moyens, donc essentiellement des faits gisant à la base de la demande, soulignant qu'au vœu de la loi, il suffit que l'assignation contienne les moyens de droit et de fait d'une manière suffisamment claire, de sorte que le défendeur ne puisse se méprendre sur la portée réelle de l'action.1

D'autres décisions restent cependant irréductiblement attachées à un formalisme

exigeant, consistant à affirmer qu'en matière de responsabilité civile délictuelle, la cause de la demande n'est constituée, non par le fait dommageable, mais par le texte légal sur lequel la demande est basée, avec comme conséquence que, si ce texte n'est pas indiqué, la demande est irrecevable !2

Pour sévère qu'elle soit, la position de cette jurisprudence n'en est pas, pour autant, illogique. Elle permet de voir dans les actions basées respectivement sur les articles 1382 et 1384, alinéa 1er du code civil, des causes d'action différentes, ce qui permet d'examiner une demande basée sur l'article 1384 alors même que le défendeur a été acquitté au pénal, barrant la voie à une action basée sur l'article 1382, étant donné qu'une telle action se heurte à l'autorité de la chose jugée au pénal.

Si la responsabilité du fait personnel et celle du fait des choses ont chacune son domaine propre, elles peuvent pourtant être invoquées cumulativement. La victime qui invoque simultanément les deux textes peut obtenir une condamnation dont les motifs sont tirés à la fois de l'article 1382 et de l'article 1384, alinéa 1er, aucune hiérarchie n'existant entre ces deux textes. Par ailleurs, le fait d'invoquer en instance d'appel la responsabilité du fait des choses ne constitue pas une demande nouvelle par rapport à la demande basée en première instance sur la seule responsabilité du fait personnel.

§ 3: La nécessité d'une mise en demeure préalable en matière contractuelle

La mise en demeure constitue l'avertissement solennel du débiteur par le créancier que ce dernier s'attend à ce que l'exécution du contrat intervienne dès à présent et qu'à défaut, il se réserve la possibilité de demander la résolution du contrat. Ce n'est en principe qu'après une mise en demeure que le créancier peut réclamer des dommages-intérêts (article 1146, alinéa 1er du code civil). Par ailleurs, lorsque l'obligation a pour objet la livraison d'un corps

1 Cour d'appel 20 avril 1977, Pas. 23, 69 2 Lux. 27 mai 1981, Pas. 25, 311; Cour d'appel 21 octobre 1998, n° 19126 du rôle. Cf. Cass. 11 mai 2006, n° 28/06, qui a cassé un arrêt de la Cour d'appel au motif que les juges d'appel, après avoir considéré qu'une demande était exclusivement basée sur les principes de la responsabilité contractuelle, en y substituant la responsabilité délictuelle avec les conséquences de droit correspondantes, sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations à cet égard, avaient violé l'article 65 du code de procédure civile.

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certain, elle met la chose aux risques du débiteur qui est en retard de livraison (article 1138, alinéa 2 du code civil).

La nécessité d'une mise en demeure constitue une sorte de faveur pour le débiteur: en effet celui-ci est excusable de n'avoir point exécuté son obligation tant que le créancier ne s'est pas manifesté.

Mais l'obligation d'une mise en demeure est loin de s'appliquer à toutes les obligations.

Elle est d'abord inapplicable en matière délictuelle. Les obligations délictuelles sont des obligations de ne pas faire qui sont sanctionnées sans mise en demeure préalable (article 1145 du code civil). D'ailleurs, comment imaginer la nécessité d'une mise en demeure de ne pas causer un fait dommageable, de ne pas causer un accident ?

Elle n'est encore nécessaire que dans certaines obligations contractuelles. Certes, l'article 1146, alinéa 1er du code civil dispose que les dommages-intérêts ne sont dus que lorsque le débiteur était en demeure de remplir l'obligation, mais il continue "excepté néanmoins lorsque la chose que le débiteur s'était obligé de donner ou de faire ne pouvait être donnée ou faite que dans un certain temps qu'il a laissé passer." La formule employée implique encore que la mise en demeure ne se conçoit pas en matière d'obligations de ne pas faire.

L'article 1146, alinéa 2, introduit par une loi du 15 mai 1987, dispose en outre que "lorsque le jour de l'exécution a été déterminé d'un commun accord ou fixé par l'une des parties en vertu d'un droit à elle réservé et au moyen d'un avertissement régulier, le débiteur est mis en demeure par la seule expiration de ce jour." Par ce texte, le législateur a introduit le principe que la mise en demeure est automatique s'il avait été convenu que l'obligation d'une des parties devait s'effectuer à une date déterminée. On n'exige donc plus du créancier de l'obligation une diligence particulière lorsque le débiteur de l'obligation ne s'exécute pas dans le délai prévu.

La mise en demeure n'est en outre pas nécessaire lorsque le débiteur a pris l'initiative de déclarer à son créancier qu'il refuse d'exécuter son obligation et encore lorsque le débiteur et le créancier demandent l'un et l'autre la résolution du contrat avec allocation de dommages-intérêts.

Du point de vue de la forme de la mise en demeure, la loi entend apporter un allégement en admettant, par l'introduction d'un nouvel article 1146-1, une lettre recommandée à la poste à côté de la sommation d'huissier. Il faut dire que la Cour de cassation avait ouvert la voie dans ce sens, la formulation de l'article 1139, qui parle de sommation ou de "autre acte équivalent" lui en ayant d'ailleurs expressément conféré la possibilité.1

§ 4: La nécessité d'agir dans un bref délai en matière contractuelle ?

Contrairement au droit français, une jurisprudence luxembourgeoise constante affirmait que l'obligation d'agir dans un bref délai prévue par l'article 1648 du code civil ne

1 Cass. 2 mai 1985, n° 10/85

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constitue qu'une application particulière à la vente d'un principe général applicable en matière de responsabilité contractuelle et qu'elle s'applique par conséquent également, notamment, aux contrats de louage d'ouvrage dans lesquels le locator operis fournit à la fois la matière et la main d'œuvre voire aux contrats d'entreprise en général, exception étant seulement faite des contrats de louage d'ouvrage régis par les articles 1792 et 2270 du code civil qui prévoit d'autres délais d'action ainsi que pour les contrats de vente d'immeuble à construire, l'article 1646-1 du code civil renvoyant au régime tel qu'il découle des articles 1792 et 2270 du code civil.

Un arrêt de principe, rendu le 10 mai 2001 par la Cour de cassation1, fait long feu de l'interprétation extensive de l'article 1648 du code civil. La Cour a cassé un arrêt rendu dans la lignée de la jurisprudence antérieure, en retenant que "en considérant que les parties étaient liées par un contrat d'entreprise et en y appliquant la disposition (de l'article 1648), la Cour d'appel a fait une fausse application de celle-ci." Il est donc permis, désormais, d'affirmer que l'obligation d'agir dans un bref délai est cantonnée au seul domaine de la vente.

§ 5: Influence d'une assurance responsabilité civile sur l'exercice de l'action en responsabilité

La loi reconnaît à l'assureur le droit de diriger le procès, pour autant qu'il y ait garantie.2 L'assureur a le droit d'intervenir aux côtés de l'assuré et de prendre les mesures utiles pour diriger le procès ou entamer des négociations amiables avec le tiers lésé. Le droit de direction du procès de l'assureur est limité aux intérêts civils et il ne s'étend pas au volet pénal du procès. Lorsque les intérêts de l'assureur et de l'assuré ne coïncident pas (c'est le cas notamment, lorsque deux assurés en responsabilité civile sont couverts par le même assureur, en cas d'action récursoire de l'assureur contre l'assuré, etc.), on ne peut concevoir que l'assureur prenne les décisions relatives à la défense des intérêts civils de l'assuré. Dans cette hypothèse, l'assureur et l'assuré choisiront chacun un conseil distinct.

Immixtion de l'assuré: La loi dispose que l'indemnisation ou la promesse d'indemnisation de la personne lésée faite par l'assuré sans l'accord de l'assureur n'est pas opposable à ce dernier.3 L'assureur est partant en droit d'inclure dans le contrat d'assurance une clause interdisant à l'assuré de procéder, sans son consentement, à une reconnaissance de responsabilité. La reconnaissance de la matérialité d'un fait ne saurait cependant entraîner le refus de garantie de la part de l'assureur.4 En décider autrement ruinerait d'ailleurs l'usage des constats amiables d'accidents d'automobile que les assureurs distribuent eux-mêmes à leurs clients.

§ 6: L'interdépendance des instances pénale et civile

1 arrêt n° 34/012 Art. 82 de la loi du 27 juillet 1997 sur le contrat d'assurance: "A partir du moment où la garantie de l'assureur est due, et pour autant qu'il y soit fait appel, celui-ci a l'obligation de prendre fait et cause pour l'assuré dans les limites de la garantie. En ce qui concerne les intérêts civils, et dans la mesure où les intérêts de l'assureur et de l'assuré coïncident, l'assureur a le droit de combattre, à la place de l'assuré, la réclamation de la personne lésée. Il peut indemniser cette dernière s'il y a lieu. Ces interventions de l'assureur n'impliquent aucune reconnaissance de responsabilité dans le chef de l'assuré et ne peuvent lui causer préjudice."3 art. 88, al. 1er de la loi du 27 juillet 19974 art. 88, al. 2 de la loi du 27 juillet 1997

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Les matières pénale et civile sont largement interdépendantes, tant en ce qui concerne le fond du droit – la faute pénale emporte une faute civile – qu'en ce qui concerne la procédure. On passera brièvement en revue, ici, les effets procéduraux de ce «voisinage» du droit pénal et du droit civil.

A noter d'emblée qu'une interdépendance particulièrement fâcheuse, à savoir celle de la solidarité des prescriptions, a vécu depuis un certain temps déjà.1 En vertu de cette règle, l'action civile en réparation d'un dommage causé par une infraction pénale se prescrivait de la même manière que l'infraction pénale, avec la conséquence inique que, p. ex., une action en réparation d'un dommage causé par un fait qualifié de délit pénal se prescrivait par trois ans, tandis que si le fait dommageable ne tombait pas sous le coup de la loi pénale, l'action se prescrivait par trente ans.

On verra successivement les questions que pose l'action civile exercée devant les juridictions répressives, puis l'influence du procès pénal sur l'instance civile.

A. L'action civile exercée devant les juridictions répressives

L'article 3, alinéa 1er du code d'instruction criminelle offre à la victime d'une infraction un choix: "L'action civile peut être poursuivie en même temps et devant les mêmes juges que l'action publique, à moins que celle-ci ne se trouve éteinte par prescription."

Tant les victimes directes d'une infraction que les victimes par ricochet peuvent exercer l'action civile en réparation de leurs dommages respectifs devant la juridiction répressive.

Les avantages d'une telle manière de procéder consistent dans la relative rapidité de l'instance pénale par rapport au procès civil, le peu de frais qu'elle engendre pour la partie civile, la solidarité légale des auteurs de l'infraction ayant causé un dommage à la victime (article 50 du code pénal), et l'incommensurable avantage que la victime peut cumuler les rôles de témoin et de partie. – Ses désavantages consistent dans le domaine plus limité de l'action pénale que de l'action civile (il n'est notamment pas possible d'invoquer les causes de responsabilité sans faute), et dans le fait que l'action civile devant les tribunaux répressifs ne peut pas être dirigée contre les assureurs.

La jurisprudence a posé au libre choix de la victime une limite exprimée par l'adage "una via electa non datur recursus ad alteram," ce qui signifie que si la victime a engagé un procès devant la juridiction civile, elle n'est plus admise à porter sa demande devant le juge répressif. Il faut que l'action engagée devant le juge civil soit toujours pendante, sinon ce serait le cas échéant l'exception de chose jugée qui s'opposerait à ce que l'affaire soit portée ultérieurement devant le juge pénal.

La règle est à sens unique, c'est-à-dire que la victime peut abandonner à tout moment la voie pénale et porter son litige devant le juge civil.

L'adage "una via electa" traduit la règle de l'exception de litispendance. Ce n'est que sous la condition de la triple identité de parties, d'objet et de cause de l'action civile et de la voie pénale que l'action devant le juge répressif est bloquée.

1 Elle a été abolie par une loi du 10 novembre 1966

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La règle n'est pas d'ordre public. Le défendeur doit l'opposer in limine litis, sous peine d'être présumé y avoir renoncé.

L'exercice de l'action civile devant le juge répressif peut se réaliser par voie d'intervention, à savoir moyennant constitution de partie civile à l'audience, ou par voie d'action, moyennant plainte avec constitution de partie civile entre les mains du juge d'instruction ou citation directe de l'auteur du dommage à l'audience du tribunal correctionnel.

B. Influence du procès pénal sur l'instance civile

Deux hypothèses différentes sont à envisager, suivant que le procès pénal est encore en cours au moment de l'introduction de l'instance civile, ou que le procès pénal est terminé.

1. Le procès pénal est en cours: la règle «le criminel tient le civil en l'état»

L'article 3, alinéa 2 du code d'instruction criminelle dispose que "l'action civile peut aussi être exercée séparément; dans ce cas l'exercice en est suspendu tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique intentée avant ou pendant la poursuite de l'action civile." Cette règle est traduite par l'adage "le criminel tient le civil en l'état."

La règle est d'ordre public, et doit être soulevée d'office par le juge.1

Elle n'est pas d'application devant la juridiction des référés, même en cas de demande de provision, la jurisprudence estimant qu'une demande provisoire ne saurait être considérée comme exercice d'une action civile, les provisions étant adjugées sans juger ou sans préjuger le fondement de l'action civile.

L'application de la règle suppose la réunion de deux conditions, à savoir la mise en mouvement de l'action publique, d'une part, et le risque de contrariété de jugements, d'autre part.

a) Mise en mouvement de l'action publique

L'action publique doit avoir été réellement mise en mouvement, soit devant une juridiction d'instruction, soit devant une juridiction de jugement. – Elle peut être mise en mouvement à l'initiative du ministère public moyennant réquisitoire introductif marquant la volonté du parquet d'engager des poursuites pénales, sans qu'un acte d'inculpation d'un individu ne soit d'ailleurs nécessaire, un réquisitoire contre inconnu étant suffisant, ou à celle de la partie civile qui peut, à cet effet, soit déposer une plainte entre les mains du juge d'instruction avec constitution de partie civile, soit lancer une citation directe. Par contre, ni une plainte entre les mains du procureur d'Etat, ni même une plainte entre les mains du procureur avec constitution de partie civile, ne sont de nature à mettre en mouvement l'action

1 Cf. cependant Cour d'appel 21 mai 2008, n° 31124 du rôle, qui a décidé qu'il ne s'agit pas d'un moyen d'ordre public et qu'il appartient à la partie qui l'invoque – et peut même y renoncer – de prouver qu'une action publique est effectivement engagée et qu'elle est de nature à influencer la décision du juge civil.

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publique. – Il appartient à la partie qui requiert la surséance de rapporter la preuve que l'action publique a été réellement déclenchée.

Il faut par ailleurs préciser que seule l'action publique déclenchée devant les juridictions indigènes oblige le juge civil à surseoir à statuer en attendant que le jugement pénal soit rendu.

b) Risque de contrariété de jugements

Il n'est pas nécessaire qu'il y ait entre les deux actions pénale et civile identité de parties, d'objet et de cause, mais il suffit que la décision à intervenir sur l'action publique soit de nature à influer sur celle à rendre par la juridiction civile.

Le juge civil doit tenir compte de toutes les issues possibles de l'action publique et surseoir à statuer toutes les fois qu'il existe un simple risque de contradiction entre les deux décisions à intervenir à propos des mêmes faits. Ainsi, p. ex., en cas de poursuite pour faux témoignage dans le cadre d'une enquête dans une instance de divorce, l'action publique ne suspend l'action en divorce que si le témoignage litigieux est déterminant pour l'issue de l'action en divorce, ce qui est le cas si le témoignage en cause est le seul à pouvoir entraîner le divorce. Si par contre, d'autres témoignages non suspects permettent à eux seuls au juge d'apprécier les torts des époux, l'exercice de l'action publique pour faux témoignage ne suspend pas le procès en divorce.

2. Le procès pénal est terminé: l'autorité de la chose jugée

Partant de la règle de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le pénal, qui n'est énoncée de manière expresse par aucun texte légal, mais qu'on infère de l'article 3 du code d'instruction criminelle, sinon de l'article 1351 du code civil, la jurisprudence affirme depuis toujours que les décisions rendues au pénal ont également autorité sur le civil. Ce que le juge pénal a décidé ne saurait être méconnu par le juge civil: si le juge pénal, statuant sur l'action publique, a condamné le prévenu en retenant une faute pénale, le juge civil ne peut plus conclure à une absence de faute civile; réciproquement, lorsque le juge pénal a acquitté le prévenu, le juge civil ne peut plus conclure à l'existence d'une faute dans le chef de celui-ci, même civile, engageant sa responsabilité.1

La justification de la règle est tirée du principe de la primauté de la décision pénale sur la décision civile, au sujet de laquelle il a été estimé qu'il est assez difficile de trouver une raison autre que historique. Si la raison d'existence de la règle était celle de l'unicité de la faute pénale et de la faute civile, une autorité relative de la décision rendue au pénal sur celle rendue au civil, à l'instar de l'autorité des décisions rendues au civil sur le civil, découlant de l'article 1351 du code civil, serait suffisante. Or, la jurisprudence affirme l'autorité absolue,

1 La Cour de cassation française vient de porter un sérieux coup à l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. Dans un arrêt du 30 janvier 2001 (D. 2001, sommaires commentés, p. 2232, obs. P. JOURDAIN; JCP 2001, I, 338, chronique de responsabilité par G. VINEY), la 1e chambre civile a en effet cassé, pour violation des articles 1351, ensemble 1147 et 1383 du code civil, un arrêt qui, pour écarter la responsabilité d'une personne, au sens de l'article 1383 du code civil, avait retenu que la faute civile lui imputée était de nature identique à la faute pénale non intentionnelle qui sous-tendait la prévention sous laquelle elle avait comparu et été relaxée, et que le juge civil était tenu de respecter l'autorité de la chose jugée au pénal. – La Cour de cassation française (2 e civ.) a encore récidivé dans le même sens par un arrêt du 16 septembre 2003 (D. 2004, 721).

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envers et contre tous, de la chose jugée au pénal, ce qui veut dire que les décisions rendues en matière pénale s'imposent même à ceux qui n'ont pas été parties à l'instance. Toutefois, la fin de non-recevoir tirée de la chose jugée au pénal est d'ordre privé, le juge ne devant partant pas la soulever d'office, ce qui paraît quelque peu en contradiction avec ce caractère absolu.

Le caractère absolu de l'autorité de la chose jugée au pénal vient de subir un sérieux revers du fait de la question de sa compatibilité avec le principe de l'égalité des armes découlant de la Convention européenne des droits de l'homme. Il a en effet été soutenu que le principe de l'égalité des armes serait, au niveau de la preuve, rompu au détriment des parties qui n'étaient pas parties au procès pénal. Saisie par une compagnie d'assurances déclarée civilement responsable d'un accident qui voulait remettre en question l'imputabilité de l'accident à son assuré, découlant partant de la décision intervenue antérieurement au pénal où la compagnie d'assurances n'avait pas été partie, la Cour d'appel répondit que le principe de l'autorité absolue du pénal sur le civil ne découle pas seulement du fait que l'enjeu de la justice est plus considérable, qu'elle recherche la vérité objective et est dotée de possibilités de recherche et d'informations supérieures, mais surtout du principe de l'autorité de la chose jugée en matière criminelle, qui est d'ordre public. Selon la Cour, c'est un principe fondamental, d'ailleurs absolument conforme aux droits de l'homme, que celui qui a été condamné, absous ou acquitté par une décision passée en force de chose jugée, ne peut plus être poursuivi à raison du même fait, l'autorité du criminel sur le civil ne constituant qu'une application de ce principe. Elle a donc conclu que loin de constituer une violation des dispositions de la Convention des droits de l'homme en matière d'égalité devant le droit de la preuve, l'autorité du criminel sur le civil représente une garantie essentielle pour les parties au procès pénal, qui sur base précisément des droits de l'homme, doit primer toute autre considération tirée de cette convention. Pour vigoureuse que soit l'affirmation de la Cour, on peut se demander si son affirmation principale selon laquelle la règle doit garantir à une personne de pas être poursuivie deux fois à raison du même fait, est tout à fait pertinente, car d'une part, dans le cadre d'un procès civil consécutif à un procès pénal, il n'y a plus «poursuite» au sens technique du terme, l'acquittement du prévenu restant définitivement acquis, et, d'autre part, l'objet de la demande est radicalement différent: application d'une peine d'une part, réparation civile d'autre part.

L'arrêt de la Cour d'appel a été cassé. Dans son arrêt du 21 janvier 19991, la Cour de cassation énonce le principe selon lequel "l'article 6 § 1er de la Convention [européenne des droits de l'homme] a un effet direct et prime le principe de droit interne consacrant l'autorité absolue de la chose jugée au pénal sur le civil au cas où une partie, dans un procès civil se voit opposer l'autorité d'une décision rendue dans une instance pénale à laquelle elle n'a pas participé."

On aurait pu croire qu'après cet arrêt, la question de la portée du principe de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil aurait reçu une solution définitive et non équivoque. Il n'en est malheureusement rien. Dans un arrêt presque concomitant du 22 avril 19992, la même Cour, à propos d'une constellation de faits identique, une compagnie d'assurances ayant tenté de remettre en question au civil ce qui avait été jugé dans une instance pénale à laquelle elle n'avait pas été partie, a dénié à la compagnie en question le droit de discuter la question de l'imputabilité du fait générateur du dommage, au motif qu'une telle remise en question heurterait la règle de l'autorité de la chose jugée telle qu'elle découle des articles 1350, 3° et 1351 du code civil. La seule vraie différence entre les deux espèces semble résider dans la

1 Pas. 31, 452 Pas. 31, 47

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circonstance que, dans la première, c'était l'article 6, § 1er de la Convention européenne des droits de l'homme qui était invoquée.

La jurisprudence, fort abondante et compliquée, rendue en la matière montre les efforts incessants de la jurisprudence civile de se libérer autant que possible du carcan que leur impose la règle, en en délimitant de manière très détaillée, moyennant une casuistique quelquefois difficilement compréhensible, son domaine d'application.

Il faut tout d'abord que la décision rendue au pénal soit irrévocable. Tel n'est pas le cas d'une ordonnance de non-lieu rendue par la chambre du conseil.

Selon une jurisprudence déjà ancienne, le juge civil n'est par ailleurs tenu que par ce qui a été nécessairement et certainement jugé par le juge répressif soit quant à l'existence du fait qui constitue la base commune de l'action publique et de l'action civile, soit quant à la qualification légale, soit quant à la participation du prévenu.

Tel n'est pas le cas des constatations faites au plan civil par le juge pénal: si celui-ci statue sur des intérêts privés, accessoirement à l'action publique, l'autorité de sa décision quant à ces intérêts privés n'est revêtue que de l'autorité relative conformément au droit commun de l'article 1351 du code civil.

Le critère principal mis en œuvre pour restreindre la portée de l'autorité absolue de la chose jugée au pénal sur le civil réside dans la notion des constatations nécessaires du juge répressif pour parvenir à sa décision, qu'elle retienne une culpabilité ou aboutisse à un acquittement. Ces constatations peuvent résulter soit du dispositif d'un jugement ou arrêt, soit encore des motifs qui constituent le soutien nécessaire et indispensable du dispositif; l'autorité de la chose jugée ne s'attache donc pas aux constatations surabondantes.

Constituent ainsi des constatations nécessaires celles relatives à la participation du prévenu au fait délictueux ou sur l'existence du fait matériel de l'infraction, la gravité des faits si elle influe sur la qualification de l'infraction, spécialement l'existence d'un dommage, ainsi que la relaxe pour absence de faute pénale du prévenu.

S'imposent pareillement au juge civil les constatations du juge répressif quant à l'existence d'une faute de la victime, sous réserve de la proportion des fautes respectives de l'auteur et de la victime.

Sont en revanche dépourvues du caractère nécessaire pour asseoir la décision au niveau répressif, les constatations surabondantes, celles qui n'étaient pas nécessaires pour parvenir à la solution du litige au pénal, c'est-à-dire pour parvenir soit à une condamnation, soit à un acquittement. Si l'autorité de la chose jugée s'attache ainsi à l'existence ou l'absence d'un dommage, dès lors que l'existence du dommage est un élément constitutif de l'infraction (coups et blessures), elle laisse par contre le juge civil libre d'en fixer le quantum; il revient au même de permettre au juge civil, tenu par le constat du juge pénal relatif à un partage des responsabilités entre l'auteur et la victime pour doser la responsabilité pénale, de fixer dans des proportions différentes ce partage pour déterminer le montant des dommages-intérêts.

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Un point fort en la matière est celui de l'action basée sur l'article 1384, alinéa 1er du code civil qui est laissée intacte par une décision d'acquittement par le juge répressif.1

Il faut par ailleurs que le juge pénal se soit prononcé avec certitude sur les constatations nécessaires. Le juge civil n'est partant pas lié par des considérations dubitatives, à une exception près, mais de taille: comme suite à un revirement de jurisprudence, l'acquittement au bénéfice du doute s'impose désormais au juge civil.

§ 7: Particularités d'un procès en responsabilité civile dirigé contre la puissance publique

Les procès en responsabilité dirigés contre les personnes morales de droit public obéissent, pour l'essentiel, aux règles dégagées par le code de procédure civile, qui ont vocation à s'appliquer tant aux personnes de droit public que de droit privé. Cependant, à l'instar des règles d'appréciation de la faute qui, à leur tour, ont vocation à s'appliquer indistinctement aux personnes privées et publiques, mais appellent, en raison de la spécificité indéniable de ces dernières, certains aménagements, les règles relatives à la mise en œuvre de la responsabilité présentent certaines particularités qu'il s'agit de passer brièvement en revue ici.

Seuls les tribunaux de l'ordre judiciaire ont compétence pour sanctionner la responsabilité civile des pouvoirs publics (article 84 de la Constitution).

En vertu de l'article 163, 1° du Nouveau code de procédure civile, l'Etat est assigné en la personne du ministre d'Etat.2

La question de la représentation de l'Etat dans les instances judiciaires est d'ailleurs d'ordre public et le moyen tiré du défaut de qualité d'un organe de l'Etat doit être soulevé d'office.

Un exploit destiné à l'Etat mais lancé contre un ministre seul, sans qu'il soit précisé que la demande est dirigée contre l'Etat, représenté par le ministre en question, est nul. De même, comme les administrations étatiques (même celles dotées d'une certaine autonomie interne, comme l'administration des douanes, des contributions directes) n'ont pas la personnalité juridique, leurs agissements dommageables engagent la responsabilité de l'Etat. Un exploit lancé contre une telle administration au lieu de l'Etat rendrait la demande irrecevable.

Les communes sont représentées en justice, tant en demandant3 qu'en défendant, par leur collège des bourgmestre et échevins (article 83 de la loi communale du 13 décembre 1 Par un tour de passe-passe logique, certaines décisions, partant de la décision d'acquittement du gardien et de l'absence conséquente de toute faute dans son chef, concluent que, par voie de conséquence, l'entière responsabilité dans la genèse de l'accident doit nécessairement revenir à la victime et elles exonèrent alors totalement le gardien dont la responsabilité est recherchée recherché sur base de l'article 1384, alinéa 1 er. Il s'agit d'une regrettable confusion entre présomption de faute et présomption de responsabilité 2 La question de la représentation de l'Etat comme demandeur n'est pas résolue avec la même netteté. V. Cass. 9 mars 1998, n° 15/95, qui a décidé que même en demandant, l'Etat est représenté par son ministre d'Etat, et contra Cour d'appel 8 juillet 2004, n° 27634 du rôle qui estime que l'article 163, 1° ne s'applique pas dans cette hypothèse, de sorte qu'au cas où un exploit est lancé au nom de l'Etat, celui-ci n'est valablement représenté qu'au nom du ministre de la branche d'administration que l'objet du litige concerne (v. dans le même sens Cour administrative 15 janvier 1998, Pas. 30, 359)

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1988). Cela est également vrai dans les actions où la responsabilité de la commune est recherchée pour une décision prise par le seul bourgmestre (exemple, autorisation de bâtir refusée à tort). Cette règle n'est pas remise en question par l'article 163 du Nouveau code de procédure civile qui dispose que les communes sont assignées en la personne du bourgmestre. Une jurisprudence désormais assez bien fournie décide que la commune est représentée en justice, tant en demandant qu'en défendant, par son collège échevinal, et que le bourgmestre n'est que le destinataire matériel de l'exploit d'huissier.

Mais il est essentiel de garder à l'esprit que c'est le bourgmestre seul qui a qualité pour recevoir l'assignation au nom de la commune. C'est donc au bourgmestre personnellement et, en cas d'empêchement, à son représentant légal, qu'un exploit doit être signifié.

Les établissements publics sont assignés en la personne ou l'organe qualifié pour les représenter en justice (art. 163, 2° du Nouveau code de procédure civile). Les représentants des établissements publics varient d'un établissement public à l'autre. Pour rédiger correctement une assignation, il faut se reporter à la loi régissant l'établissement concerné.

C'est à l'étude de l'objet de la condamnation qui peut être prononcée contre la puissance publique et de ses possibilités d'exécution, que se révèle la redoutable spécificité de la personnalité de la défenderesse dans un procès en responsabilité civile de l'Etat ou des collectivités publiques.

La jurisprudence se prononce désormais en faveur du pouvoir du juge d'ordonner à l'administration de réparer en nature le dommage qu'elle a causé.

En Belgique, un pouvoir d'injonction à l'égard de l'administration est reconnu au juge des référés. La Cour de cassation belge, tout en rappelant que le juge des référés ne peut s'immiscer dans les attributions du pouvoir exécutif, précise que tel n'est pas le cas lorsqu'il prescrit les mesures nécessaires aux fins de prévenir ou de faire cesser une atteinte paraissant portée fautivement par l'autorité à des droits subjectifs.

Les juridictions judiciaires de fond luxembourgeoises ont fini par se reconnaître le pouvoir d'adresser des injonctions à l'administration. Pour ce faire, elles doivent cependant mettre en balance, très concrètement, les différents intérêts en présence, à savoir les intérêts particuliers de la victime et l'obligation, pour toute administration, d'assurer de manière continue et régulière le service public qui lui a été confié.

Traditionnellement, les juridictions affirmaient l'immunité d'exécution des pouvoirs publics, c'est-à-dire l'interdiction absolue de mettre en œuvre une quelconque voie d'exécution à charge des personnes publiques. Il est évident que le bénéfice de l'immunité appartient à l'Etat et aux communes. La réponse est moins aisée concernant les autres personnes morales de droit public, à propos desquelles il semble qu'il faille exclure l'immunité si elles exercent une activité ressortissant essentiellement au droit privé, sauf le cas échéant à ne la leur

3 En demandant, la commune doit être autorisée à ester en justice par le conseil communal. La Cour d'appel se montre désormais très sévère à cet égard, étant donné qu'elle exige non seulement que le litige dans lequel la commune est autorisée à s'engager doit être désigné de manière précise, mais qu'une autorisation accordée ex post, après l'introduction de la demande en justice, n'est pas susceptible de régulariser la procédure viciée (Cour d'appel 10 décembre 2003, n° 26454 du rôle; 7 novembre 2007, n° 31657 du rôle). La jurisprudence administrative est en sens contraire, v. p. ex. Cour administrative 29 juin 2000, n° 11802C du rôle; 26 novembre 2002, n° 15051C du rôle

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accorder que d'une façon restreinte pour l'accomplissement des aspects institutionnels de leur mission.

La possibilité du recours à l'astreinte est désormais admise par la jurisprudence.

On peut se demander si l'immunité d'exécution absolue dont paraissent jouir à l'heure actuelle encore les personnes morales de droit public au Luxembourg résiste à une confrontation avec les exigences tirées du droit international.

D'une part, en effet, il y a lieu de rappeler l'exigence de la jurisprudence communautaire, selon laquelle les voies de recours mises en place par le droit national, dans le cadre de son autonomie procédurale, ne doivent pas être aménagées de manière à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la réparation (principe de l'effet utile).

L'immunité absolue d'exécution des personnes morales de droit public serait par ailleurs contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Par un arrêt du 19 mars 1997, la Cour européenne des droits de l'homme a affirmé que le droit au procès équitable "(…) serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6, § 1er, décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en oeuvre des décisions judiciaires; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention (…). L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du "procès" au sens de l'article 6."

Si l'on tient par ailleurs compte du fait que le contentieux de la responsabilité des pouvoirs publics relève de l'article 6, on peut conclure qu'une immunité absolue d'exécution dans le chef de ceux-ci est en contradiction avec cette disposition.

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