CONSTITUTIONS SOUPLES ET CONSTITUTIONS …juspoliticum.com/uploads/pdf/Copie_de_Bryce_TDSDVi.pdf ·...
Embed Size (px)
Transcript of CONSTITUTIONS SOUPLES ET CONSTITUTIONS …juspoliticum.com/uploads/pdf/Copie_de_Bryce_TDSDVi.pdf ·...
-
1
JAMES BRYCE
CONSTITUTIONS SOUPLES ET CONSTITUTIONS RIGIDES1
I. LES CONSTITUTIONS DE ROME ET DANGLETERRE
Les constitutions des tats romain et anglais ont t du plus grand intrt pour le monde et elles ont exerc une grande influence sur lui. partir dune rpublique installe sur les rives du Tibre, Cit dont les terres rurales alentours ntaient pas plus grandes que Surrey ou le Rhode Island, sest form un Empire mondial dont la structure a conserv, jusqu sa fin, les grands traits des institutions ayant permis la petite rpublique, alors entoure dune horde dtats hostiles, de se rvler tre la plus forte de tous. En Angleterre, sest dvelopp le Second Empire mondial, dun type entirement nouveau, partir dune toute petite monarchie qui fut dabord tribale puis fodale, alors mme que cette forme ancienne de gouvernement, partir dune srie de luttes et defforts guids par un but semi-conscient, sest transforme en un systme monarchique qui na de monarchique que le nom. Ce systme est devenu au XVIIIe sicle le point de dpart de toute la philosophie politique moderne2 et au XIXe sicle, un modle pour presque tous les projets de gouvernement libre et reprsentatif qui ont merg aussi bien dans le vieux monde que dans de nombreux nouveaux pays.
Cependant, ce nest pas seulement ltendue de leur influence ni le fait que, comme la
Constitution romaine avait influenc le monde ancien, la Constitution anglaise a influenc lensemble du monde moderne, qui justifie ltude approfondie et renouvele de ces deux systmes. Les Constitutions sont lexpression dun caractre national de la mme manire que, rciproquement, elles modlent le caractre de leurs nationaux ; et les mmes raisons qui ont fait la grandeur de ces deux peuples ont fait la force et la richesse de leurs institutions politiques, particulirement instructives de tout temps et pour toutes les nations. Il y avait au 1 Le prsent essai est issu de deux confrences prononces en 1884. Les termes souple et rigide ont t proposs pour les deux sortes de Constitutions dcrites. Il a t labor, rvis et actualis, mais il reste inchang en substance. 2 Lintrt suscit par la Constitution anglaise chez Montesquieu peut tre compar avec celui que Polybe a manifest pour la Constitution de Rome.
-
2
Ve sicle av. J.-C. des centaines de communauts politiques [Commonwealths] dans les pays mditerranens disposant de formes rpublicaines de gouvernement, nombre dentre elles prsentant des caractres communs avec Rome. Il existait au XIVe sicle plusieurs monarchies europennes semblables par leur structure constitutionnelle celle de lAngleterre et qui semblaient promettre tout autant de libert et de richesse. De ces rpubliques, seule Rome a survcu, dtruisant ou absorbant toutes les autres. De ces monarchies, lAngleterre est la seule qui, la fin du XVIIIe sicle, soit devenue un systme la fois tendu et fort, assurant la fois l'ordre public et la libert de chaque citoyen, et dans lequel le peuple pouvait faire entendre sa voix et influencer le droulement de la politique nationale. Les autres connurent le despotisme ou restrent en comparaison arrirs et sous-dvelopps. Par consquent, lorsque la mare de la conqute napolonienne sest retire, les peuples du continent europen qui commencrent sessayer la mise en place de Constitutions libres, trouvrent dans celle de lAngleterre le meilleur modle suivre et tentrent dadapter ses principes dans leur propre situation.
Mais cest encore dans un sens plus profond que lAngleterre est la mre des
gouvernements libres. Mme si elle na pas, linstar de Rome, tendu son systme de gouvernement jusqu ce quil embrasse le monde entier, elle la reproduit aux endroits de ses possessions ocaniques o ses enfants se sont montrs capables de se gouverner eux mme. Des modles rduits de la Constitution britannique ont ainsi t crs dans dix-sept colonies autonomes. En Amrique du Nord, sept dentre elles se sont unies dans une Fdration dont la structure gouvernementale est dorigine britannique. En Australie, six autres ont t galement regroupes dans un autre systme de gouvernement fdral non moins distinctement britannique. Et une rpublique indpendante, beaucoup plus large par sa population que toutes ces colonies runies, a reproduit moins prcisment, mais dans leurs grandes lignes, les principes des institutions de la mre patrie sans en conserver la forme. Par consquent, cest vers Rome et lAngleterre que le regard de celui qui tudie les constitutions politiques se tournera le plus souvent. Elles reprsentent les exemples les plus remarquables de vie politique ordonne, respectivement pour lancien et pour le nouveau monde. Et quiconque voudrait sessayer classifier les Constitutions et consigner les traits distinctifs de leurs principales sortes trouvera que les illustrations proviennent le plus souvent et le plus pertinemment de Rome et dAngleterre3.
3 Concernant les pays ou nations dans lesquelles on peut soutenir lexistence dune Constitution au sens propre, se reporter la Note la fin de cet essai.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
3
II. LA CLASSIFICATION TRADITIONNELLE DES CONSTITUTIONS
La classification ancienne des Constitutions qui est parvenue jusqu nous, est fonde
sur la distinction entre le droit crit et le droit non crit, qui est elle-mme une distinction mal formule et qui prte confusion, parce que le ius non scriptum est cens dsigner les coutumes : et lorsque les coutumes sont consignes par crit, elles ne peuvent que difficilement continuer dtre considres comme non crites . Cette classification propose de ranger dans la catgorie des Constitutions crites toutes ces Constitutions qui sont expressment exposes dans un document ou un ensemble de documents dots dune importance particulire ; de mme, sont classes dans la catgorie des Constitutions non crites, celles dont la naissance [began] ne rsulte pas dun accord formel, mais de la pratique [usage]. Ces usages qui vivaient dans les souvenirs des hommes et qui, mme quand ils ont t dans une grande mesure dfinis et mis labri de lerreur par leur mise par crit, sont entendus comme renfermant le produit de lobservation des hommes, et ces derniers continueront vraisemblablement de les observer, mais non de la mme manire que lorsquils se lient formellement par une loi.
Cependant, le choix de ces termes nest pas totalement satisfaisant, bien que la distinction quils visent tablir corresponde une distinction tout fait relle. La ligne distinctive entre les deux types de Constitution quils essaient dtablir est une ligne qui nest ni claire, ni nette, car dans toutes les Constitutions crites il existe et il doit y exister, comme nous le verrons dans le prsent essai, un lment de pratique non crite ; tandis que dans ces prtendues Constitutions non crites, on a tendance considrer comme obligatoire la trace crite de la coutume ou du prcdent. Ces traces crites quivalent presque une loi formellement adopte. De surcrot, les Constitutions non crites, bien quelles se soient formes partir de coutumes, contiennent pourtant toujours des lois. En outre, ces noms, qui se fondent sur une distinction superficielle, ignorent une autre distinction propose par le prsent essai. Essayons donc de trouver une meilleure classification. Si nous examinons les Constitutions en gnral, dans le pass ainsi que dans le prsent, nous constaterons quelles correspondent lun ou lautre de ces deux types constitutionnels principaux. Comme elles connaissent un dveloppement qui leur est propre, elles en diffrent la fois dans leur forme et dans leur contenu. Elles se composent dune varit de textes spcifiques ou daccords dpoques diffrentes, qui peuvent provenir de sources diverses, mlangs avec des rgles coutumires issues exclusivement de la tradition ou dun prcdent, auxquelles on accorde une autorit pratiquement gale. Dautres Constitutions sont luvre dun travail conscient, cest--dire quelles rsultent dun effort
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
4
volontaire de la part de ltat dtablir une fois pour toutes un corps de rgles cohrentes sous lesquelles son gouvernement devrait tre tabli et conduit. De telles Constitutions sont souvent composes dun acte juridique et parfois mme de plusieurs solennellement dict et dont la forme et le titre le distinguent des lois ordinaires. On pourrait qualifier provisoirement ces deux types de Constitution, de primitif (Old) et de moderne (New), car toutes les constitutions anciennes et mdivales de mme que certaines constitutions rcentes appartiennent au premier type tandis que la plupart des Constitutions modernes appartiennent au second type. Cette distinction correspond peu prs celle qui est tablie en Angleterre et en Amrique entre la Common Law et la loi crite ou la distinction romaine entre ius et lex de sorte que lon pourrait dcrire ces deux types, respectivement, comme les Constitutions de Common Law et les Constitutions de droit crit (Statutory Constitution). Pourtant la frontire entre ces deux types nest pas toujours trs claire. Dans les pays dots des Constitutions de type Common Law, les lois sont souvent adoptes en dclarant, en modifiant, ou mme en teignant une pratique antrieure qui supplante ou remplace en partie, potentiellement larges, des maximes de Common Law de sorte que finalement, la plupart des rgles essentielles (leading rules) soit consigne dans quelques grandes lois. Dautre part, les Constitutions de droit crit (Statutory Constitutions) se sont vu appliquer par le biais de linterprtation, dlimites par les dcisions, tendues ou malmenes par la coutume, de sorte quaprs un certain temps, ce nest plus la lettre du texte qui est le vecteur principal de leur effet. Il est donc souhaitable de parvenir un test ou un critre plus prcis et plus fin grce auxquels on pourrait distinguer les deux types de constitution qui viennent dtre dcrits en des termes gnraux. III. PROPOSITION DUNE NOUVELLE CLASSIFICATION DES
CONSTITUTIONS
Un tel critre pourrait tre identifi dans la relation que chaque Constitution entretient avec les lois ordinaires de ltat et avec lautorit ordinaire qui promulgue ces lois. Certaines Constitutions, y compris toutes celles qui appartiennent au type ancien ou de Common Law, sont au mme niveau que toutes les autres lois du pays, quelles existent exclusivement sous la forme des lois ordinaires ou sous la forme de dcisions enregistres, dfinissant ou confirmant une coutume. Les Constitutions de ce type proviennent des mmes autorits qui laborent les lois ordinaires et elles sont promulgues ou abroges de la mme manire que ces lois ordinaires. Dans ce cas, le terme Constitution ne dsigne rien de plus que toutes celles parmi des lois et des coutumes du pays qui dterminent galement la forme et lorganisation de son systme politique. Et (comme il apparatra plus bas), il est souvent difficile de dire dune loi particulire si elle fait partie ou non de la constitution politique.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
5
Les autres Constitutions, la plupart dentre elles appartient au genre nouveau ou de droit crit (statutory class), se situent au-dessus des autres lois du pays quelles rgissent. Le (ou les) actes juridiques dans lesquels une telle constitution sincarne, manent dune source distincte de celle des autres lois, sont abrogs dune manire diffrente et possdent une autorit suprieure elles. Elle est adopte, non par lautorit lgislative ordinaire, mais par une personne ou un corps en quelque sorte suprieur ou spcialement habilit. Si elle est susceptible de changer, elle ne peut tre modifie que par cette autorit ou par cette personne spciale ou ce corps spcial. Lorsque lune de ses dispositions est en conflit avec une quelconque disposition de la loi ordinaire, elle prvaut et la loi ordinaire doit tre carte. Tels sont les critres, tantt politiques, tantt juridiques qui permettent de diffrencier ces deux types de Constitutions ; et malgr le fait que dans certains cas, la question de lappartenance de la constitution dun tat particulier lune ou lautre des catgories serait complexe, il reste que les critres juridiques applicables seront clairs et prcis. Dans un tat dot dune Constitution du premier type - primitif -, toutes les lois ( lexclusion bien videmment des rglements, des arrts municipaux, etc.) sont du mme niveau et exercent la mme force. Il y a, par ailleurs, une seule autorit lgislative qui dispose de la comptence dadopter des lois dans toutes matires et toutes fins. En revanche, dans le cas dune Constitution du deuxime type - moderne - on peut observer deux types de lois, lun tant suprieur lautre, et disposant dune autorit universelle (and more universally potent) ; et il existe galement deux autorits lgislatives, la premire est capable de lgifrer toutes fins utiles et la seconde, infrieure, est capable de lgifrer seulement dans la mesure o lautorit suprieure lui a donn le droit et la mission de le faire.
Quelques exemples illustreront mieux la diffrence entre ces deux types de
constitution. Rome, pendant le deuxime sicle av. J-C., il ny avait quun seul type de promulgation. Toutes les leges, adoptes par une assemble gnrale (soit par comitia centuriata soit par comitia tributa) taient du mme degr de gnralit et avaient la mme force. Il ny avait quune seule autorit lgislative, le peuple votant dans les comitia. Depuis plusieurs sicles, en Angleterre, il na exist quune autorit lgislative, autrement dit, le Parlement, qui est linstitution suprme et dont les actes disposent dune force obligatoire pour tous les citoyens, partout dans le pays. En Angleterre, par consquent, les lois dites constitutionnelles diffrent de toutes les autres lois seulement raison de leur contenu, mais nappartiennent pas pour autant un ordre suprieur. Chacune de ces lois, mme si on a lhabitude dappeler lensemble quelles forment la Constitution britannique , est susceptible dtre modifie par lautorit lgislative ordinaire tout moment, comme toutes les autres lois. En dautres termes, il nexiste aucune diffrence que ce soit au niveau de la forme juridique ou du degr dautorit entre une loi (Act) rglant la construction dun chemin de fer de Manchester Liverpool et une autre prolongeant le suffrage lectoral tous les mnages ou une loi mancipant lglise piscopale Protestante en Irlande. Toutefois, le cas est
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
6
diffrent en Suisse et en France. La Constitution de la Confdration suisse est un document qui fut adopt par le peuple, et tout amendement doit tre adopt de la mme manire tandis que les lois ordinaires sont promulgues, au contraire, par la lgislature fdrale des deux chambres4. La Constitution actuelle de la Rpublique franaise fut dicte par les deux Chambres runies et sigeant en Assemble constituante et ne peut tre rvise que par ces deux Chambres runies cette fin, aprs que chacune delles a dcid indpendamment de la ncessit de la rvision, tandis que les lois ordinaires sont adoptes par les deux Chambres sigeant sparment. Il y a donc une distinction en Suisse comme en France quant lautorit qui dicte les normes, et quant la qualit et la force des lois dictes, la loi appele Constitution tant entirement suprieure aux autres, adoptes par le corps lgislatif en session ordinaire.
Ce qui dtermine dans le cas de chaque tat du second type, moderne, lautorit
suprme comptente pour promulguer une constitution dpend des dispositions de chacun de ces systmes. Cela peut tre le peuple tout entier, sexprimant travers, ce qui est parfois maladroitement appel, un plbiscite. Cela peut aussi tre une assemble spcialement lue cet effet qui se dissout lorsque sa tche est accomplie. Cela peut tre aussi diffrentes assembles locales, se prononant chacune sparment sur le mme acte juridique qui leur est soumis. Cela peut tre, comme en France, le corps lgislatif ordinaire sigeant de manire particulire, requrant une majorit qualifie, ou votant de manire concordante lors de plusieurs lectures successives intervalles rguliers. Toutes ces questions sont dimportance mineure. Le point essentiel est quau sein dtats dots de Constitutions modernes, cette loi suprme ou fondamentale, appele Constitution, prvaut sur toutes les lois ordinaires et ne peut pas tre modifie par lautorit lgislative ordinaire.
Jai cherch dans de nombreux domaines afin de trouver des termes, des termes
ncessairement mtaphoriques, qui conviendraient pour dcrire ces deux types de Constitution. Elles pourraient tre qualifies danime (Moving) et dinanime (Stationary) car les Constitutions primitives ne sont jamais arrtes (at rest), mais connaissent toujours une sorte dvolution, bien que lgre, au cours de lactivit lgislative ordinaire, alors que celles modernes demeurent immuables et inchanges. Les premires pourraient encore tre vues comme fluides (Fluid) et les autres comme solides (Solid) et cristallises (Crystallized). Quand un homme souhaite changer5 la composition dun liquide, il verse dedans un autre liquide ou dissout un solide dans le liquide et agite la solution pour la mlanger. En revanche, celui qui souhaite modifier la composition dun solide doit dabord le dissoudre ou le faire
4 Il ne semble pas ncessaire dans le cadre de la rflexion en cours de dvelopper la complication, cre en Suisse par le recours la voie rfrendaire pour les lois ordinaires. 5 Cest--dire modifier mcaniquement et pas ncessairement chimiquement.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
7
fondre et, aprs lavoir fait passer ltat liquide ou gazeux, doit ensuite le mlanger ou en extraire (selon le cas) lautre substance. Lanalogie entre ces deux procdures et celles par lesquelles une constitution primitive et moderne sont respectivement modifies pourrait justifier ces appellations. Toutefois, il y a aussi une autre mtaphore plus simple qui, mme si elle ne semble pas compltement parfaite, parait plus prfrable dans son ensemble. Les Constitutions primitives pourraient tre qualifies de flexibles (Flexible), parce quelles ont une certaine lasticit, quelles peuvent tre inflchies et changes dans leur forme tout en gardant leurs principales caractristiques. Les Constitutions modernes ne le peuvent pas, car leurs dispositions sont fixes et figes. Par consquent, elles pourraient tre qualifies de constitutions rigides (Rigid constitutions) : je propose donc dutiliser ces deux appellations pour les besoins de cette tude. Et si les caractristiques des deux types nont pas encore suffisamment t clarifies par ce qui a dj t dit, elles le deviendront probablement par la suite, grce un examen plus approfondi, auquel nous allons prsent nous livrer.
Je commence par les Constitutions souples, non seulement parce quelles sont plus familires aux tudiants dhistoire romaine ainsi quaux Anglais, mais aussi parce quelles prcdent chronologiquement les autres. Elles sont en effet les seules Constitutions que le monde ancien ait connues. Bien quen labsence du fameux trait dAristote La Politique , nous savons relativement peu de choses sur la majorit de ces constitutions, mme des plus clbres cits grecques ( lexception dAthnes) et pratiquement rien au sujet des autres, lexception de Rome et de Carthage, il existe certaines raisons, que nous allons donner, expliquant pourquoi on peut supposer sans risque que la totalit dentre elles sapparentait au type flexible. Mais elles sont devenues rares dans le monde moderne. lexception des pays gouverns par des rgimes despotiques, comme la Russie, la Turquie et le Montngro, il y a seulement trois pays europens, le Royaume-Uni, la Hongrie dote dune ancienne Constitution trs intressante, prsentant des analogies remarquables avec celle de lAngleterre et lItalie, dont la Constitution, tablie lorigine dans un seul document, a t tellement modifie par la lgislation quon pourrait mme penser quelle appartient au type de la Constitution flexible. Partout ailleurs quen Europe, toutes les Constitutions sembleraient rigides.
Pourtant, sur ce point-ci, une objection pralable mrite dtre examine. Est-il juste
de parler dune Constitution tout court pour tous les tats qui, comme Rome et lAngleterre, ne font aucune distinction formelle et technique entre les lois des diffrents types ? Puisquil ny avait Rome et aujourdhui en Angleterre quune seule autorit lgislative, dont toutes les lois tirent une force gale, comment distinguer celles qui forment le cadre du gouvernement de celles qui comportent des dtails mineurs relatifs ladministration ? Le grand Reform Act de 1832 par exemple ainsi que les lois de rforme parlementaire de 1867 et de 1884 tait clairement une loi constitutionnelle. Pourtant, il contenait seulement des dispositions mineures qui en aucun cas ne pouvaient tre considres comme fondamentales, et certaines
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
8
dentre elles furent bientt modifies par dautres lois qui peuvent difficilement tre considres comme constitutionnelles. Il existe beaucoup de lois, comme le Municipal Reform Act de 1834 (auquel jajouterais le Local Government Act de 1888 et 1894), pour lesquelles il semble vraiment difficile de dterminer sils sont ou non de nature constitutionnelle ; en outre, il y a galement des lois qui ne pourraient pas tre appeles constitutionnelles (comme le Scottish University Act de 1852) qui ont en ralit modifi un acte constitutionnel capital tel que l Act of Union with Scotland (3 Anne, c. 6, art. XXV).
Lobjection consiste donc dire quon ne peut pas faire une distinction technique entre
les lois constitutionnelles et les autres lois. Il ny aurait pas eu de Constitution romaine proprement parler. Et il ny aurait pas de Constitution britannique. Cest--dire quil nest pas possible didentifier nettement des lois fondamentales, dfinissant et distribuant les pouvoirs du gouvernement, le mode de cration des autorits publiques, les droits et les immunits des citoyens. Ce quon appelle la Constitution de lEmpire Romain et ce quon appelle actuellement la Constitution du Royaume-Uni, est en effet une masse de prcdents ports par la mmoire des hommes ou consigns par crit, ainsi que des opinions de juristes ou dhommes dtat, de coutumes, dusages, de comprhensions et de croyances qui impriment leur marque sur les mthodes de gouvernement, avec un certain nombre de lois. Certaines dentre elles rglent des affaires de moindre importance tandis que dautres relvent tant du droit priv que du droit public. Pratiquement toutes ces lois supposent lexistence de prcdents et de coutumes avec lesquels elles peuvent aller jusqu se fondre. Elles font de plus toutes lobjet dune sorte de dveloppement parasite dactes juridiques et dhabitudes politiques, sans lesquelles celles-ci seraient inapplicables ou tout le moins appliques de manire trangre leur nature. Mme le recensement le plus habile (de cette masse de prcdents, ports par la mmoire des Hommes ou consigns par crit) ne pourrait pas en dresser une liste exhaustive sans quelle ne soit infirme par les Constitutions romaine et britannique, o la Constitution de ces deux tats sincarne dans les lois (statutes) : et mme si une telle liste tait prpare, elles choueraient, car les lois ainsi classes ne pourraient pas rendre compte de certaines doctrines et rgles capitales. Par exemple, une liste de lois de cette sorte en Grande-Bretagne ne contiendrait rien sur le Cabinet et trs peu sur les relations entre la Chambre des Communes et la Chambre des Lords. Aucune lumire ne serait apporte sur des sujets comme le contrle de la Chambre des Communes sur les affaires trangres, ou lobligation ou le droit de la Couronne de passer outre lavis de ses ministres dans certaines situations. Malgr tout, les lois forment la partie la plus claire et la plus accessible de ce qui forme la constitution britannique. Ces autres rgles dont nous avons parl sont, de par leur nature, trs vagues et indtermines, insusceptibles de rentrer dans une classification, et trs
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
9
souvent il est impossible de les fixer dans des rgles arrtes6. Une partie dentre elles est dj obsolte, ou est en passe de le devenir. Lautre partie est sujette controverse entre diffrentes coles de juristes ou dhistoriens. La mme chose tait vraie de Rome, car il semble quaucune loi ne dfinissait le pouvoir des consuls, ni leur relation avec le Snat, ni ne fixait de limites lautorit quasi lgislative de ce grand magistrat qutait le Prteur. Les pouvoirs du Snat taient trs loin dtre tablis, et au temps de Cicron la question de savoir si ses dcrets avaient ou non une valeur juridique7 faisait lobjet dun dbat constitutionnel ; et les hommes ont pris lun ou lautre des deux camps selon leurs tendances politiques, tout comme en Angleterre les avis se sont partags sur la comptence de la Chambre des Lords loccasion des projets de loi de finances.
Aujourdhui, les faits mentionns ici semblent sans doute assez vidents pour tout
avocat anglais et pour tous ces profanes ayant un tant soit peu de connaissances historiques et juridiques. Il en va autrement pour le sens commun, pour lequel le terme Constitution semble dsigner quelque chose de bien dfini et de positif. Une grande partie de la prsente discussion sur le danger dune altration de la Constitution britannique8 semble provenir de la conception selon laquelle le nom reprsente une chose concrte, un corps dfini, vrifiable et positif, de rgles poses noir sur blanc. Les Romains navaient pas de mot pour dcrire ce quon entend par Constitution . Mme pendant les derniers jours de la Rpublique, Cicron devait utiliser des termes comme forma ou ratio ou genus rei publicae ou leges et instituta ; et ce quon appelle droit constitutionnel apparaissait aux yeux des juristes de lEmpire comme ius quod at statum rei Romanae spectat9.
Pourtant, lobjection que nous avons envisage provient de malentendus pouvant
natre du mot Constitution , et non de son usage, pour peu quun tel mot soit indispensable. La chose existe et, par consquent, il faut un mot pour la nommer. Une chose nen sera pas moins relle si on ne peut pas en dfinir ses contours. Une colline est une colline et une plaine est une plaine mme sil parait difficile de fixer le point o la colline se transforme en plaine. Lensemble des lois et des coutumes qui conditionnent la vie politique dun tat pourrait trs bien tre qualifi de constitution ; mme des expressions encore plus vagues, comme Esprit de la Constitution ou Principes de la Constitution , peuvent tre correctement employes, puisquelles aussi dcrivent une qualit gnrale ou une tendance qui transcende lensemble des lois et des coutumes qui rglent un tat. Ces expressions, aussi, confrent cette masse
6 Ce point-ci tait analys pour la premire fois avec une rigueur admirable par M. Dicey dans son uvre Law of the Constitution. 7 V. en ce sens : Essai XIV, vol. II, p. 304. 8 Jai dcid de garder ces lignes, mme si elles sappliquaient davantage en 1884 quen 1900, o les changements importants intervenus pourraient rduire les arguments soutenus sur le danger de modifier la Constitution. 9 Ulpien, Digest, i, I, 2.
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
10
(de prcdents) une nature diffrente de celle des Constitutions des autres tats ; tout comme chaque nation a un Caractre National (National Character), mme sil est plus facile de reconnatre ce caractre que de le dfinir.
IV. LORIGINE DES CONSTITUTIONS SOUPLES
Essayons maintenant denvisager lhistoire et les attributions des Constitutions souples. On a dj observ quelles sont plus anciennes que les Constitutions rigides. On pourrait supposer que tel est le cas parce que ces Constitutions sont les plus compatibles avec une conception encore rudimentaire de la socit. Parce quelles drivent de la Coutume, source premire du droit, elles sont la plus simple et la plus vidente forme que la socit politique puisse adopter. Cette observation semble vraie, mais elle ne peut pas toutefois expliquer compltement ce phnomne. Une Constitution proprement dite est un cadre de socit politique organise par et travers la loi. En dautres termes, il sagit dune socit o la loi tablit des institutions permanentes avec des fonctions dtermines et des droits dfinis. On peut trouver de telles formes de socits politiques organises tout dabord en petites communauts, soit Urbaines comme les Cits tats Grecques, soit Rurales comme celles de lAngleterre des premiers temps ou de la Suisse mdivale. Chaque fois quon examine les communauts importantes des premiers temps de la civilisation comme lgypte, lAssyrie, le Prou ou la Russie du XVIe sicle, nous constatons que lorganisation politique primitive est devenue despotique10 sans apparemment passer par le stade intermdiaire dune monarchie plus ou moins limite. En ralit, dans une petite rgion, les gens sorganisent souvent eux-mmes sous la forme dune communaut organise en investissant une assemble de citoyens dune autorit juridique. Le Folk Mot de nos anctres teutons, comme le Landesgemeinde de Uri ou Appenzell qui subsiste encore, reprsente sous la forme dune communaut rurale, ce que l reprsentait dans la Grce dHomre, ce que l reprsentait au sein des Cits Grecques postrieures, et ce que le comitia reprsentait Rome ; je pourrais aussi ajouter ce que (dans un sens plus rudimentaire) lassemble populaire reprsente aujourdhui en Albanie et ce quune assemble similaire dite Pitso, reprsente parmi les Basuto et les Bechuana Kafirs. Les assembles semblables celle de la ville de New England sont des assembles 10 Jutilise ici le terme despotisme pour des raisons de simplicit, mais aucun rgime monarchique nest absolument despotique, lexception peut-tre durant des priodes de violence ; cela est d au fait que les monarques sont toujours responsables devant lopinion publique et dautant plus lorsquils sont aussi les dirigeants dune quelconque tribu ou dune arme. La relle distinction se situe entre les gouvernements encadrs soit par un sentiment religieux consacrant danciens usages et par la peur dune insurrection, soit par des institutions bien implantes et des rgles juridiques. En ce qui concerne la Russie, on pourrait constater que mme si elle nest pas dote dune Constitution au sens propre, trois Lois fondamentales de lEmpire sont censes exister celle qui dclare le pouvoir autocratique du souverain, celle qui exige de ce dernier dtre membre de lglise Orthodoxe de lEst et enfin celle qui fixe les rgles de succussion au trne.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
11
primaires et non reprsentatives. Elles rassemblent la totalit des hommes libres au sein de la communaut, bien que, pendant leurs premiers stades, ctait plutt, dans la pratique, les hommes influents qui dterminaient laction globale de lassemble. Ils adoptent des lois telles quil en existe. Toutes les assembles mentionnes ici, reprsentant non seulement lautorit suprme, mais aussi la seule autorit lgislative, peuvent tout moment modifier les lois juges fondamentales, si bien sr de telles lois existent, car les communauts les plus anciennes restent au stade de la pure coutume et narrivent pas jusquau concept de loi fondamentale. Que leur systme de gouvernement soit formellement incorpor dans un ensemble de lois spcialement importantes ou, comme cest plus souvent le cas, quil soit sous-tendu par un certain nombre dactes lis et complts par des usages, ce systme demeure au mme niveau que les autres lois ou usages, puisquil est lmanation dune mme source : dune assemble primaire gouvernante. Ce nest qu partir du moment o le dveloppement du systme reprsentatif a rendu familire la distinction entre lautorit du peuple lui-mme et celle de leurs reprsentants, que de vritables Constitutions Rigides sont apparues ; car ce nest qu partir de ce moment-l que se prsente une mthode de production de lois qui devront tre suprieures aux lois ordinaires cres par le corps lgislatif. Par consquent, que ce soit en Grce ancienne, en Italie, ou encore dans lEurope mdivale, lAssemble Primaire fonctionne pour quelque temps et peut crer par son action permanente ce qui est pratiquement une Constitution (c'est--dire un ensemble de rgles tablies incarnant et dirigeant lexercice du Gouvernement), avant que lide dune constitution politique ordinaire (regular) nmerge. Cette ide vient exister lorsque les juristes, au cours de lvolution de la pense politique et de la science du droit, commencent distinguer entre dun ct, les lois et les coutumes qui concernent la structure de ltat et la gestion de ses affaires et de lautre, celles qui concernent dautres matires comme les droits civils des individus ; et galement lorsquils distinguent les rgles et les usages qui sont fixs et tablis, parce quils sont gnralement observs et rgulirement appliqus des faits rcurrents, des dcisions particulires prises dans des cas particuliers. En ce sens, les Romains auraient pu commencer sentir quils disposaient dune constitution mme avant la conqute totale de lItalie. Nos anctres anglais sont arrivs au mme niveau de conscience au cours du XIVe sicle, lorsque les prcdents politiques ont commenc attirer lattention et que le Parlement, alors corps reprsentatif et en cette qualit habilit parler au nom de la nation, avait dfinitivement tabli ses droits contre la Couronne11. La Confirmation des Chartes ainsi que le statut De Tallagio non Concedendo de 1297 sont souvent considrs comme les
11 Lhistoire dAngleterre illustre bien ce qui est ici soutenu sur les petites et les grandes communauts. Le Folk Mot des Saxons de lOuest lorsquil est devenu le Magnum Concilium de lensemble dAngleterre, mme sil restait une assemble primaire en thorie, ntait presque plus une runion des tous hommes libres. Celui-ci ne pouvait continuer incarner et sauvegarder les droits constitutionnels du peuple que par linvention postrieure de la reprsentation, qui la transform en une assemble virtuellement Populaire, et non plus en une Assemble Primaire.
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
12
fondements de la constitution anglaise pleinement tablie. Nanmoins, il serait peut-tre prfrable de choisir comme point de dpart la rsistance du Parlement contre le Roi douard III, soixante ans plus tard. En tout cas, le langage utilis par le Chief Justice Fortescue (sous le rgne dHenri VI) montre que les lignes directrices de la Constitution taient devenues trs claires cette poque-l. Une fois arriv cette tape, des efforts sont parfois entrepris pour doter ces rgles constitutionnelles, ou certaines dentre elles, dun degr exceptionnel de force et de permanence. Ces rgles peuvent tre incorpores au sein dun document dune inviolabilit spciale ; ou elles peuvent tre protges par des serments. Toutefois, la cration dune vritable Constitution Rigide intervient dans une phase postrieure, lors de lapparition dun systme reprsentatif. Je dois prsent en revenir ltude des causes qui la produisent.
V. AVANTAGES ET FAIBLESSES DES CONSTITUTIONS SOUPLES
Les termes souple (flexible) ou changeant (fluid) que je propose pour les Constitutions de ce type impliquent que celles-ci ne sont pas stables, et nont aucune garantie dimmuabilit et de permanence. Elles se trouvent dans un tat dvolution perptuelle, comme la rivire dHraclite, dans laquelle personne ne peut se baigner deux fois. Non seulement de nouvelles lois sont adoptes continuellement et peuvent plus ou moins affecter ces constitutions, mais leur propre fonctionnement peut quotidiennement mener leur transformation. De mme que la personnalit de chaque homme change peu peu chaque jour raison de ses propres actions, de ses rflexions, des motions que chaque nouvelle exprience de la vie fait natre, de mme, chaque dcennie influenait-elle la constitution de Rome et continue dinfluencer la Constitution dAngleterre, celle-ci tant un peu diffrente la fin dune priode, mme courte, de ce quelle tait son dbut. Mme une politique volontairement conservatrice ne peut pas arrter ce processus de variation. Si le changement napparat pas pendant un temps dans les lois, celui-ci reste en maturation dans la pense des hommes et peut avoir des rpercussions dautant plus violentes quil va se traduire dans la lgislation. Un changement (raction), tel que celui men par Lucius Cornelius Sylla Rome ou mme celui qui a suivi la chute du Protectorat Cromwellien en Angleterre, peut se montrer aussi fcond en termes de changements quune priode rvolutionnaire. Le pass ne peut jamais tre oubli tant donn que son souvenir contribue dterminer lavenir, et les mesures prises afin de restaurer un statu quo ante contiennent toujours de nombreux dlments qui ne faisaient pas partie de ce statu quo ante, mais qui sont nouveaux et eux-mmes sources dautres nouveauts. Les seuls cas dans lesquels on peut considrer que lvolution constitutionnelle sest arrte sont ceux o une oligarchie, comme Venise ou dans quelques cits suisses du bas Moyen-ge, obtient le contrle du gouvernement et, en effaant de lesprit et des usages la libert, entrave le processus naturel du mouvement et du dveloppement
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
13
jusqu ce quun voisin puissant renverse cet tat ou que les changements conomiques internes provoquent une rvolution. Mme sous un rgime despotique, le systme de gouvernement change insensiblement dun sicle lautre, comme ce fut le cas de lancienne monarchie franaise et plus rcemment dun peuple aussi inactif que les Turcs. Cependant, les systmes despotiques, comme il est difficile de considrer quils sont constitutionnels, ne feront pas partie de la prsente tude.
La situation tant celle-ci, il parait naturel de prsumer que ces constitutions Souples (prtendues non crites ), puisquelles ont t adoptes par lautorit lgislative ordinaire et sont modifiables par ce dernier, et quelles ne se trouvent dans aucun acte juridique particulirement sacr, seront en ralit frquemment et largement modifies et seront galement trs rapidement transgresses en pratique, si bien quelles noffrent pas une garantie suffisante de lordre public et de la protection des droits privs. Cependant, ce postulat ne rsiste pas lpreuve des faits. Revenons nos deux exemples topiques, Rome et lAngleterre. La Constitution Romaine est le cas extrme dun Cadre (Frame) de Gouvernement susceptible dtre modifi par une voie des plus simples et des plus rapides. Rien dautre ntait exig si ce nest le vote de la comitia sur proposition dun magistrat comptent, entrin par le silence des tribuns. Il nexiste aucun doute sur la facult de chaque tribun paralyser laction de la comitia mais cependant, au sein dune communaut comme celle de la dernire priode rpublicaine romaine, il devait tre facile pour tous ceux qui souhaitaient effectuer des changements dy parvenir ou de destituer un tribun gnant. Pourtant, la Constitution de Rome, sur le plan juridique, na que relativement peu chang pendant les trois sicles intervenus entre les lois de Licinius et lpoque de Sylla, car la plupart des dtournements des usages anciens qui, comme on peut lobserver aujourdhui, entranaient Rome vers sa chute taient, sur le plan formel, lgaux. Ils constituaient en effet des expdients autoriss par la Constitution, plus rarement et plus prudemment utiliss durant les premiers temps. De mme, lexercice du pouvoir souverain en Angleterre rside dans une assemble qui peut, de temps autre, agir avec une promptitude extraordinaire, comme il la fait il y a quelque temps (le 9 avril 1883) dans le cas du Explosives Act t adopt par la Chambre des Communes en quelques heures (les ordres permanents ayant t suspendus), et qui a galement t immdiatement adopt par la Chambre des Lords, avant dobtenir la sanction royale le jour suivant. Par consquent, les rgles et les principes les plus sacrs de la Constitution pourraient tre rvoqus de manire parfaitement lgale sur le plan formel y compris la Magna Carta, le Bill of Rights et lAct of Settlement , et ce, aussi rapidement que l Explosives Act fut adopt. Toutefois, les grandes lignes du cadre du gouvernement anglais sont juridiquement restes les mmes depuis 1689 et 1701 ; et les changements les plus importants sont intervenus ds cette deuxime date,
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
14
aprs de longs et fastidieux dbats12. Nous savons tous quil est extrmement difficile de sauvegarder mme les progrs constitutionnels les moins importants, comme la suppression de la disposition, apparemment inutile et certainement problmatique, selon laquelle un membre de la Chambre des Communes, une fois nomm Ministre de la Couronne, est oblig de quitter son sige et de se soumettre un vote dinvestiture. Une explication possible de ce vritable paradoxe (souvent nglig) parat assez vidente. La stabilit de nimporte quelle Constitution ne se fonde absolument pas sur sa forme, mais plutt sur les forces sociales et conomiques qui la sous-tendent et la soutiennent ; et si la forme de la Constitution rsulte de lquilibre de ces forces, le soutien quelles lui offrent peut la maintenir inchange. Deux raisons additionnelles mritent ici une analyse approfondie. Une Constitution souple, ou une Constitution de Common Law, doit parfois sa stabilit aux conditions mmes qui lui ont permis de se dvelopper partir de lois parses et de simples usages, pour devenir un Cadre de Gouvernement solidement tabli. Il y eut sans doute plusieurs cas, comme celui de la plupart des villes de la Grce antique, o lenthousiasme de lesprit critique des hommes ainsi que la violence des factions nont jamais laiss un systme de gouvernement assez de temps pour senraciner profondment. Ces Constitutions se composaient le plus souvent dun seul document, et leurs citoyens en ont fait une constitution Rigide pourvu quils aient su comment le faire. Elles n'taient que rarement le rsultat de lvolution danciens usages. Cependant, les meilleurs exemples de Constitutions Souples sont ceux qui sont apparus et se sont dvelopps au sein de nations assez conservatrices, qui respectaient lAntiquit, donnaient valeur aux prcdents et choisissaient de continuer faires les choses de la mme manire que leurs parents avant eux. Ce type de temprament national est celui qui permet une Constitution Souple de se dvelopper ; ce temprament la soutient et la nourrit. Le seul fait que le droit doprer dimportants changements ait longtemps exist sans que lon nen ait jamais abus incite lassemble tre prudente et modre en ce qui concerne son application. Ceux qui ont toujours dtenu un pouvoir sont moins enclins sen servir abusivement13. Cette vrit pourrait bien tre illustre tant par lexemple de Rome que celui de lAngleterre ; tel tait aussi le cas de la Suisse. Dans ces communauts rurales o chacun tait citoyen et ais de manire presque gale, on ne retrouve pas les motifs habituels produisant des changements politiques, bien que Sir H.
12 Les deux changements cardinaux, lUnion avec lcosse et lUnion avec lIrlande, furent nanmoins au nombre des changements intervenus le plus rapidement. 13 , Eschyle, Agamemnon, 1002 ; Les hommes dirigeants qui taient riches avant mme de monter au pouvoir disposent de plus de bont (nous traduisons).
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
15
Maine et dautres aient pouss trop loin lide que le conservatisme naf de la dmocratie provient des habitudes des communauts rurales suisses. Une explication supplmentaire rside dans le fait que la constitution existante sous la forme dune grande masse de lois, prcdents et coutumes, nest pas seulement plus mystrieuse, et par consquent plus auguste dans lesprit des citoyens ordinaires, que celle quils peuvent lire dans un seul document ; elle nest pas non plus ressentie comme tant la merci de leur volont pour continuer exister. Une constitution incorpore dans un document que les citoyens ont vu se crer et quils ont adopte par un vote ne dispose daucune part de mystre et de pass. Elle drive de la souverainet du peuple, elle lui rappelle sa souverainet, elle ne lui propose rien de plus exaltant. Elle peut-tre la ralisation dun seul parti au sein de ltat ; et si ce parti se discrdite, il peut partager ce discrdit. La dignit confre aux constitutions ainsi qu'aux familles royales en raison de leur origine lointaine et presque mythique tait renforce dans le monde antique ainsi quau Moyen ge par des associations religieuses. En Grce et en Italie, les divinits tutlaires de la cit veillaient lois anciennes. Au Moyen ge, lordre de ltat paraissait comme lexpression de la Volont de Dieu. Bien que tous ces sentiments aient disparu du monde moderne, le fait quune constitution primitive reprsente un long dveloppement progressif, ou dans des termes quelque peu vulgaires un chemin de lvolution lui confre un poids certain au sein des esprits philosophiques et imaginatifs. Ces sources de conviction morale ont t juges suffisantes dans plusieurs pays pour garantir une vie durable leurs institutions politiques, lesquelles pouvaient tre changes par le peuple ou le corps lgislatif, et dans certains cas remplaces par dautres institutions plus adaptes un environnement modifi. Par consquent, il ne serait pas juste de dire que les constitutions souples sont instables. Leur singularit vritable, leur mrite distinctif, est qu'elles restent lastiques. Elles peuvent stirer ou se plier afin de sadapter des cas durgence sans perdre leur propre structure ; et lorsque lhypothse dun cas durgence touche sa fin, elles reviennent leur forme initiale, exactement comme les extrmits des branches dun arbre se plient dun ct pour laisser passer un vhicule. En raison donc du fait que leur forme nest pas fixe de manire rigide, un changement temporaire nest pas considr comme un changement srieux. Le sentiment du respect de lordre public tabli nest pas branl. Les anciennes habitudes sont sauvegardes et la machine, peut-tre lgrement modifie dans quelques dtails que la grande majorit du peuple peroit peine, semble continuer fonctionner exactement comme auparavant. Quant savoir si le fonctionnement de cette machine reste le mme, cest un autre sujet. Durant deux sicles et demi, depuis douard III jusqu Jacques Ier, la constitution dAngleterre est reste presque inchange sur le plan juridique. Quoiquil y ait eu des
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
16
moments pendant cette priode o le Parlement paraissait prvaloir sur la Couronne, et dautres o la Couronne paraissait dominer le Parlement, jusqu la veille de la guerre civile, on peut douter quun changement dfinitif soit intervenu. Depuis lpoque de la Reine Anne jusqu celle de Guillaume IV, la Constitution a conserv une forme juridique pratiquement inchange. Toutefois, elle a t considrablement altre dans sa substance. Par consquent, bien que le caractre Souple dune constitution lui fournisse parfois une aide pour sortir indemne de certaines preuves, on constate que ce mme caractre peut aussi en dissimuler les consquences, puisque celles-ci peuvent prendre la forme de changements dans les usages ou lopinion des citoyens sans quils aient t exprims, ou du moins pas sur un mode juridiquement dtermin. Les relations entre les deux Chambres du Parlement britannique, ainsi que les relations entre le Parlement et les colonies britanniques actuellement autonomes, peuvent illustrer ce point. Aucune autre Constitution nillustre mieux tous ces phnomnes que la constitution de Rome. Elle rsultait dun travail complexe, compos de plusieurs ensembles, fortement relis les uns aux autres et qui, pourtant, agissaient chacun indpendamment. Cette Constitution a t plie, tordue, tire de nombreuses faons sous la pression de ncessits diverses. Cependant, elle parvenait rsister ces torsions et ces dformations. Mme lorsque la force qui lavait transforme disparaissait, la constitution pouvait revenir si prs de sa forme initiale quelle semblait ne jamais avoir subi aucune atteinte. Le passage des consuls aux tribuns militaires, la nomination frquente dun dictateur, lpisode marquant du Dcemvirat, la cration de nouvelles magistratures, mme ladmission frquente de nouvelles et importantes quantits dhommes comme citoyens disposant du droit de vote, ainsi que ladaptation de ses vieilles institutions aux nouvelles tches de gouvernance des provinces conquises navaient perturb, durant plusieurs sicles, ni son quilibre ni ses principes fondateurs. La suspension des droits privs ordinaires des citoyens, lextension des pouvoirs ordinaires de la magistrature, susceptibles dtruire la plupart des tats par la mise en place de prcdents dangereux, taient moins menaantes pour Rome parce que sa loi ainsi que sa coutume les reconnaissaient comme des moyens appropris aux cas de ncessit, et, en les lgalisant, toutes ces mesures perdaient leur caractre rvolutionnaire. Celles-ci faisaient donc partie de la Constitution, mme si elles taient uniquement destines aux cas durgence. Elles ne choquaient pas plus les sensibilits conservatrices quelles nencourageaient des tentatives datteinte la libert ce ne fut pas le cas, du moins, jusqu ce que lopinion populaire de la cit change significativement et que les dominions de la Rpublique augmentent prodigieusement, de sorte que la Constitution primitive semble manifestement obsolte, et incapable de sadapter de nouvelles exigences, plus lourdes que celles pour lesquelles elle avait t conue.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
17
Une cit Grecque ou une ville Italienne du Moyen ge, une fois quelle remettait sous la pression de ses voisins son sort entre les mains dun dictateur, ralisait presque invariablement quelle sen tait remise un matre qui refusait de renoncer son pouvoir une fois le danger clips et qui continuait de gouverner comme un Tyran ou un Seigneur. Cela narrivait pas seulement en raison du fait que le peuple tait passionn et les dirigeants ambitieux, bien que les Romains le furent effectivement, mais plutt parce que rien ntait prvu au sein de ces cits en cas durgence ; en consquence, quand il devenait ncessaire de placer des pouvoirs extraordinaires entre les mains dun homme o mme dun collge, la Constitution subissait un dchirement violent dont elle risquait de ne pas se remettre. Rome, cette ventualit a t prvue, et ce de manire juridique. Cette opinion sest dveloppe au sein du peuple ainsi que parmi les hommes dirigeants ambitieux. Le dictateur ntait point atteint par le vertige du pouvoir. Les citoyens ne perdaient pas leur confiance en la solidit du systme ; et le systme lui-mme justifiait leur confiance en retour. Llasticit de la Constitution Britannique prsentait des caractristiques diffrentes, peut tre moins frappantes, mais non moins utiles que celles qui ont marqu Rome. Nous les Anglais ne nommons aucun dictateur, puisque nous avons heureusement toujours eu un chef permanent de lExcutif, mme si dernirement il nen a eu que le nom, et nous navons que rarement t exposs aux mmes dangers que ceux craints par les cits tats du monde ancien. Cependant, nous gardons en rserve une prrogative immense et vague, qui, mme si elle peut ne pas en pratique passer en force contre la volont de la Chambre des Reprsentants, peut tre utilise afin dinfluer sur des sujets plus importants que ceux ncessitant expressment le concours de lautorit lgislative. Le contrle de larme et de la marine ainsi que le contrle des affaires trangres nen sont que quelques exemples. Il existe galement dautres moyens par lesquels les pouvoirs ordinaires de lExcutif peuvent tre considrablement accrus. Lorsquune loi, comme lHabeas Corpus Act, est suspendue, ou lorsquun Vote de Crdit pour une quelconque somme dargent est adopt, le contrle de la loi ordinaire et des cours dans le premier cas, et le contrle de la Chambre des Communes sur les Ministres de la Couronne dans le second cas restent alors (surtout si le Parlement nest pas runi) suspendus en pratique ; et le prsent Souverain (ou plutt le Cabinet) est presque plac dans la mme position que le dernier Tudor ou le premier Stuart. Certaines mesures rigoureuses pourraient tre adoptes afin de rprimer un dsordre intrieur, et certaines oprations militaires pourraient tre entames ou menaces lextrieur [du pays] au-del de la comptence lgale de la Couronne dans le premier cas, et de ses pouvoirs discrtionnaires ordinaires et de ses fonctions fixes par la coutume dans le second cas. Par consquent, lorsquil parait ncessaire, non seulement face une urgence, mais aussi concernant les exigences gnrales de ladministration, de dlguer le pouvoir lgislatif suprme du Parlement aux autorits infrieures, on tirait parti de lancienne prrogative royale ainsi que de linstitution ancienne du Conseil Priv. Le Parlement donnait les pouvoirs la Couronne
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
18
dhabiliter le Conseil produire certaines Ordonnances sur plusieurs sujets en lieu et place des lois ; et ces Ordonnances entraient en vigueur soit immdiatement soit aprs un certain dlai pendant lequel elles taient soumises au Parlement sans recevoir finalement son approbation. De cette faon, une grande quantit de lgislation secondaire est annuellement produite sans quelle provienne directement du Parlement, mais en relevant bien de lautorit parlementaire, sans porter atteinte au principe selon lequel le Parlement est la seule source de la loi. Et de mme, en dehors des fonctions judiciaires anciennes de la Couronne et du Conseil qui conseillait la Couronne, fonctions qui paraissaient au sicle dernier entrer en dsutude, un nouveau systme judiciaire avait commenc se dvelopper. Une nouvelle institution a t cre, le Comit Juridique du Conseil Priv (Judicial Committee of the Privy Council), ressemblant en quelque sorte au Consistoire des Empereurs Romains, qui de nos jours fonctionne comme une Cour dAppel Suprme pour toutes les possessions britanniques doutre-mer, dInde ou des Colonies. Le mrite de cette lasticit, prsente dans les Constitutions Romaines et Britannique par exemple, est quelle offre un moyen de prvenir ou de contenir des rvolutions en les arrtant mi-chemin. Notons maintenant, comment chaque type de Constitution, la Constitution Rigide et la Constitution Souple, se comporte quand il survient une grande crise, quand une partie de la nation souhaite changer la Constitution, tandis quune autre souhaite quelle continue dexister exactement comme elle est. Une Constitution rigide rsiste aux pressions si les moyens juridiques prvus pour sa modification ne peuvent pas tre utiliss la discrtion de la majorit requise. Elle peut probablement rsister avec succs, mais dans ce cas, devrait surmonter un conflit qui menacerait ltat et provoquerait un sentiment dhostilit contre ce dernier dans les esprits dune grande partie de la population. Cependant, si les forces adverses sont trs puissantes, elle pourrait tre rompue et dans ce cas modifie. Toutefois, une Constitution Souple, tant plus facilement et rapidement modifiable, et tant trs souvent dune structure moins solide et cohsive, peut se plier sans tre rompue, tre modifie de telle manire que les demandes populaires soient satisfaites. Elle pourrait viter des rvolutions par la soumission en pratique dune des parties au conflit, cette soumission tant reconnue comme un prcdent qui sera suivi mme si aucune loi ni aucun autre document officiel ne le consacrent. La suppression du droit de modification des lois de finances dont la Chambre des Lords prtendait disposer auparavant en est un exemple. Mais il peut arriver que lon fasse voluer un organe qui, bien que vritablement nouveau, attnue ce caractre en conservant sa teinte originelle et continue de fonctionner sans aucune rupture frappante avec ce qui prcde. Savoir quune constitution peut tre modifie sans effort prodigieux permet de calmer la violence des partisans de la rvolution ainsi que lobstination des partisans de la rsistance, parce quil permet le compromis. Rome, le recours contre la dsignation dun tribun militaire, disposant de pouvoirs consulaires, lorsque la plbe le demandait et que les patriciens ne consentaient pas encore llection dun Consul plbien, retardait les rvolutions
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
19
jusquau moment o lopinion avait si considrablement chang que le danger dune rvolution disparaissait. Par la suite, le compromis grce auquel le Prteur fut cr un Consul dot dune srie des devoirs spciaux apaisa les craintes conservatrices et adoucit le passage de lancien ordre au nouveau. Lhistoire de la Constitution Anglaise est une histoire des petits changements constants dont aucun, pas mme le Bill of Rights lpoque de la prtendue Rvolution, ou Reform Act de 1832, ne parvint changer lessentiel du rgime. Il ne fait aucun doute que quelque chose a t coup et quelque chose dautre ajout, mais ldifice institutionnel dans son ensemble semblait intact parce quon conservait bien plus de lancien quon najoutait du nouveau. Les deux principales volutions qui ont transform le gouvernement dAngleterre de la monarchie des Tudor en ce qui pourrait tre appel la ploutocratie actuelle sont lencadrement de la prrogative royale et le transfert du droit au suffrage la multitude populaire. Chacune de ces deux procdures a volu lentement, par tapes successives, chacune dentre elles semblant petite, mais toutes orientes dans la mme direction. Ainsi, la lutte entre les partis a t attnue par la prsence permanente, ou presque, dun groupe important dhommes dsireux de rforme, mais de rforme modre. Ces hommes sont ceux qui poussent les extrmes de droite comme de gauche au compromis, car la Constitution ne permet qu de petites rformes dtre effectues. Le parti du changement, qui serait rvolutionnaire sil ne pouvait faire que de grandes rformes dfaut daucun changement, peut alors tre divis ; sa section la plus modre est dj, moins quelle ne le devienne, un parti rformiste. Les Chartistes Anglais de 1840-1850 en ont signal le danger. Mais, entre eux et lancien parti des Whigs Constitutionnels, plusieurs courants dopinion sentremlaient les uns avec les autres de faon imperceptible ; et lorsquil est apparu que le parti actuel ft favorable des changements semblables ceux que les chartistes demandaient, ses hommes les moins violents ont t progressivement rabsorbs au sein de la famille plus large des Whigs ou des Libraux, ce dernier changeant en fonction de lpoque ; et certains changements, plus prcisment le vote par scrutin, ont t obtenus sans grands dsaccords. Il faut cependant se souvenir que lhistoire de la plupart des tats a montr quune crise a plus de chances de survenir lorsque llasticit savre tre dangereuse, dans la mesure o elle permet la population dabuser de cette solution de changement. Il ny a pas de meilleur indice de force dans la condition physique dun homme que sa capacit faire un effort court, soudain et violent sans en souffrir aprs ; et il nest rien dont celui qui dispose de cette force soit plus fier que cela. Toutefois, la majorit des hommes dge moyen sont conscients que pousser une telle force jusqu ses limites est prilleux. Limpunit perptuelle est susceptible dencourager un homme approfondir sa pratique lorsque les conditions y sont moins favorables ou que ses rserves de force sont que dans sa jeunesse. Selon le mythe, alors que le clbre Milon de Crotone traversait seul une fort, il vit un chne o les forestiers, prparant son abattage, avaient mis des coins. Enlevant les coins, il essaya de draciner larbre. Mais il
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides
-
20
ne disposait plus de sa force juvnile. Larbre, en revenant sa place initiale, lui enserr les mains et la gard prisonnier jusqu sa mort. De nos jours, le Capitaine Webb ayant travers la Manche, exalt par sa prouesse, cherchait accomplir dautres exploits toujours plus audacieux et mourut dans le tourbillon dun rapide en bas des Chutes du Niagara. De mme les Romains, ayant investi de nombreuses reprises leurs magistrats de pouvoirs exceptionnels, se trouvrent enfin dans une situation telle que leurs prcdents permettaient leur ancienne Constitution dtre renverse. Sylla devint un dictateur de type nouveau. Aprs un certain temps, il renont son pouvoir, mais son exemple a montr que la monarchie ntait pas si lointaine. Jules Csar a galement reu une autorit exceptionnelle quil a utilise en rassemblant une arme qui a finalement teint la Rpublique. Sa dictature prit plusieurs formes jusqu sa transformation en un absolutisme permanent, et ce qui tait considr en pratique comme une rvolution a finalement t conduit avec un certain respect des anciennes formes constitutionnelles. En Angleterre, au cours du XVIe sicle, le Parlement a transfr une ou deux reprises ses pouvoirs la Couronne, laquelle a mis la Constitution en danger. Au XVIIe sicle, la monarchie fut abolie et un Protectorat fut instaur suivant des mthodes rvolutionnaires. Ceci fut le rsultat dune guerre qui avait dtruit une partie vitale de lancien appareil politique, aux regrets de la plupart de ceux qui avaient pris les armes en premier lieu. Depuis cette date ( lexception du rgne de Jacques II), la constitution na plus jamais t mise en danger. Il est, pourtant, souvent constat que le pouvoir considrable que possde le Parlement pourrait tre utilis pour bouleverser des institutions fondamentales avec une rapidit brutale et quil pourrait tre plus sage de poser des limites laction du Parlement. Et ceux qui remarquent la manire dont le Parlement croule et cde sous le poids grandissant du travail qui lui est confi, couple lincapacit de ses gouvernants assurer lexpdition des affaires courantes14, prdisent trs frquemment que la Chambre des Communes pourrait se livrer aux mains du Cabinet, le pouvoir de lorganisation des partis politiques tant devenu si fort que le chef de chaque Cabinet serait considr comme une sorte de dictateur, tirant formellement son autorit de la Chambre des Communes tandis quil la tirerait en ralit dune sorte de mandat direct des lecteurs15. Dautres dressent le portrait non moins horrible dune machine partisane, quils nomment Caucus, dictant une certaine politique aux lecteurs dune 14 Cela a t rdig en 1884. Depuis cette anne, dimportants changements ont eu lieu dans la procdure suivie la Chambre de Communes, lesquels ont significativement rduit les droits et linfluence des individus tandis quils ont augment les pouvoirs du Ministre. Pourtant, ils nont pas russi dcharger en tout ou partie la Chambre de son travail ; et la Chambre devient de moins et moins prudente (selon les dispositions actuellement en vigueur) lors de lexercice des pouvoirs relatifs aux lois de finances. 15 Cette inquitude a t exprime frquemment entre 1880 et 1885. Depuis cette poque, aucun vnement ne pourrait la justifier, personne nayant entretenu dambitions dictatoriales. Dautre part, ce souci a d natre en grande partie du fait quentre 1867 et 1885, la direction des deux grands partis revenait des chefs particulirement vigoureux et influents. Il ny a cependant aucun doute que le pouvoir du Cabinet sur la Chambre des Communes a grandi constamment et rapidement : si bien quil continue aujourdhui encore (1901) de grandir.
Jus Politicum - n 11 - 2013
-
21
part, et une autre politique au Cabinet dautre part, ce dernier rgnant limage dun tyrannique, mais selon les formes constitutionnelles. Si la Constitution britannique telle que nous lavons connue jusqu prsent devait disparaitre, il y a peu de raison de craindre quelle le fasse de cette manire particulirement ignoble16. Lorsque les Constitutions Souples disparaissent, elles le font de deux manires. Tantt elles font place une autocratie, tantt elles connaissent une mort violente par rvolution ou expirent dune manire plus naturelle par lextension et le dveloppement, suivant des formes lgales, de lun de ses organes jusqu ce quil supplante et remplace en pratique les autres organes. Parfois, elles prennent par ailleurs la forme de Constitutions Rigides. Les causes qui provoquent ce dernier changement relvent, cependant, de lexamen de ce deuxime type de Constitution ; et celui-ci sera envisag lorsque lon aura examin les caractristiques restantes de la Constitution de type Souple. James Bryce
16 Sur ce danger suppos, on entend actuellement beaucoup moins par rapport tout ce que lon entendait en 1884. Le sujet imminent, gnralement connu sous le nom Birmingham Caucus a dj arrt de provoquer de sentiments de terreur aux timides.
J. Bryce : Constitutions souples et constitutions rigides