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Considérations sur l’appel, à la Cour du Québec, des décisions des tribunaux administratifs Suzanne COMTOIS Résumé Ce texte – sur les particularités de l’appel, à une cour géné- rale de justice, de décisions prises par des tribunaux administra- tifs – s’insère dans le questionnement sur les rôles respectifs des tribunaux administratifs et des cours de justice dans l’interprétation et l’application des lois à caractère spécialisé. Il a pour objet de mesurer l’impact des contraintes d’origine jurispru- dentielle qui restreignent les pouvoirs d’intervention des juridic- tions d’appel, plus particulièrement ceux de la Cour du Québec, et partant d’aider à évaluer ce que le justiciable peut attendre de ce recours. À cette fin, la première section traite de l’attitude de réserve traditionnellement manifestée à l’égard des conclusions de faits du décideur initial. La seconde section traite de l’émergence d’un devoir de retenue plus vaste, susceptible de s’appliquer aussi à des questions de droit ou mixtes de fait et de droit. Enfin, la troisième section évalue l’impact de cette évolution jurisprudentielle sur la compétence d’appel qu’exerce la Cour du Québec, à l’égard de déci- sions rendues par des organismes ou tribunaux administratifs. Sans nier que l’approche restrictive adoptée par la Cour suprême puisse être adaptée et légitime, dans des cas du type de ceux visés dans les arrêts Pezim et Southam, l’auteure déplore la confusion qu’elle génère et critique l’application trop large qu’en a fait la jurisprudence étudiée. Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 121

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Considérations sur l’appel, à laCour du Québec, des décisionsdes tribunaux administratifs

Suzanne COMTOIS

Résumé

Ce texte – sur les particularités de l’appel, à une cour géné-rale de justice, de décisions prises par des tribunaux administra-tifs – s’insère dans le questionnement sur les rôles respectifs destribunaux administratifs et des cours de justice dansl’interprétation et l’application des lois à caractère spécialisé. Il apour objet de mesurer l’impact des contraintes d’origine jurispru-dentielle qui restreignent les pouvoirs d’intervention des juridic-tions d’appel, plus particulièrement ceux de la Cour du Québec, etpartant d’aider à évaluer ce que le justiciable peut attendre de cerecours.

À cette fin, la première section traite de l’attitude de réservetraditionnellement manifestée à l’égard des conclusions de faitsdu décideur initial. La seconde section traite de l’émergence d’undevoir de retenue plus vaste, susceptible de s’appliquer aussi à desquestions de droit ou mixtes de fait et de droit. Enfin, la troisièmesection évalue l’impact de cette évolution jurisprudentielle sur lacompétence d’appel qu’exerce la Cour du Québec, à l’égard de déci-sions rendues par des organismes ou tribunaux administratifs.

Sans nier que l’approche restrictive adoptée par la Coursuprême puisse être adaptée et légitime, dans des cas du type deceux visés dans les arrêts Pezim et Southam, l’auteure déplore laconfusion qu’elle génère et critique l’application trop large qu’en afait la jurisprudence étudiée.

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Considérations sur l’appel, à laCour du Québec, des décisionsdes tribunaux administratifs

Suzanne COMTOIS*

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

Section 1: L’attitude de retenue traditionnellementmanifestée par les juridictions d’appel à l’égarddes conclusions de fait du décideur de premièreinstance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128

1.1 Principes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128

1.2 Justifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

Section 2: L’émergence, au sein des juridictions d’appel, d’undevoir de retenue plus vaste découlant du principede la spécialisation des tâches . . . . . . . . . . 131

2.1 Fondement et domaine d’application initial du principede spécialisation des tâches: la révision judiciaire . 131

2.2 Extension de ce principe à une cour exerçant une fonc-tion d’appel: les arrêts Pezim et Southam. . . . . . 133

2.3 La norme de retenue applicable à une cour siégeant enappel: la décision déraisonnable simpliciter ou simple-ment déraisonnable . . . . . . . . . . . . . . . . . 134

2.4 Quelques précisions sur les contextes dans lesquels laCour suprême a jugé cette 3e norme applicable. . . 135

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* Avocate et professeure Faculté de droit Université de Sherbrooke. L’auteuretient à remercier M. Frédérick Breton, étudiant de 2e année pour son assistancedans le repérage de sources.

Section 3: Impact de cette évolution jurisprudentielle sur lacompétence d’appel qu’exerce la Cour du Québec àl’égard de décisions rendues par des organismes outribunaux administratifs . . . . . . . . . . . . 139

3.1 Appels en matière de déontologie policière . . . . . 141

3.2 Appels en matière de déontologie professionnelle . 142

3.3 Appels en matière d’évaluation foncière . . . . . . 143

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

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INTRODUCTION

L’appel étant un recours statutaire, il n’existe que s’il estprévu expressément dans une loi1. Au Québec, de nombreuses loisreconnaissent au justiciable un droit d’appel, à la Cour du Québec,de décisions prises par des tribunaux ou organismes administra-tifs. C’est le cas notamment de décisions prises dans des domainestels l’accès à l’information2, la déontologie policière3; la protectiondu territoire agricole4, l’évaluation foncière5, le contrôle des loge-ments locatifs6, les valeurs mobilières7, la déontologie profession-

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1. Sur l’appel voir notamment: Gilles PÉPIN et Yves OUELLETTE, Précis de Con-tentieux administratif, 2e édition, Les Éditions Yvon Blais, 1982, p. 449 s.; RenéDUSSAULT et Louis BORGEAT, Traité de droit administratif, 2e édition, t. 111,Les Presses de l’Université Laval, 1989, p. 522; Patrice GARANT, Droit adminis-tratif, 4e édition, t. 2, Les Éditions Yvon Blais, 1996, p. 521 s.; David J. MULLAN,Administrative Law, 3e édition, Carswell, 1996, paragraphes 812 s.; P. GIROUXet S. ROCHETTE dans Droit Public et Administratif, vol. 7, Collection de droit1998-1999, p. 133 s. et Y. OUELLETTE, Les Tribunaux administratifs auCanada, Les Éditions Thémis Inc., 1997.

2. Appel des décisions de la Commission d’accès à l’information prévu dans la Loisur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des rensei-gnements personnels, L.R.Q., c. A-2.1, art. 147, décision sans appel, art. 154; Loisur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, L.R.Q., c.P-39.1, art. 61, décision sans appel, art. 69.

3. Appel des décisions du Comité de déontologie policière prévu dans la Loi surl’organisation policière, L.R.Q., c. O-8.1, art. 133, 136, décision finale et sansappel, art. 147.

4. Appel des décisions du T.A.Q. prévu à l’art. 159 Loi sur la justice administrative(1996, chapitre 4) et Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles,L.R.Q., c. P-41.1, art. 21.1. La décision de la Cour du Québec est sans appel,article 164 de la Loi sur la justice administrative. Le T.A.Q. a remplacé le Tribu-nal d’appel en matière de protection du territoire agricole, art. 852 de la Loi surl’application de la Loi sur la justice administrative, (1997, chapitre 43).

5. Appel des décisions du Tribunal administratif du Québec prévu à l’article 159 dela Loi sur la justice administrative. La décision de la Cour du Québec est sansappel, article 164 de la Loi sur la justice administrative. Le TAQ a remplacé leBureau de révision de l’évaluation foncière du Québec, art. 138.5 de la Loi sur lafiscalité municipale, L.R.Q., c. F-2.1 et art. 852 de la Loi sur l’application de la Loisur la justice administrative, (1997, chapitre 43). On notera en outre qu’en cettematière le législateur a supprimé le second palier d’appel antérieurement exercépar la Cour d’appel du Québec.

6. Appel des décisions de la Régie du logement prévu dans la Loi sur la Régie dulogement, L.R.Q., c. R-8.1, art. 91, décision sans appel, art. 102.

7. Appel des décisions de la Commission des valeurs mobilières du Québec prévudans la Loi sur les valeurs mobilières, L.R.Q., c. V-1.1, art. 324 (3 juges), décisionappelable à la Cour d’appel, art. 330.

nelle,8 etc.9. Selon le libellé de la disposition habilitante, le droitd’appel ainsi conféré peut être de plein droit ou sur permission,porter sur toute question de fait et de droit ou avoir un objet pluslimité.

Aux plans curatif et préventif, l’appel comporte d’importantsavantages que les auteurs Pépin et Ouellette ont résumé de lafaçon suivante: «possibilité de remédier aux erreurs et aux insuffi-sances du premier juge; harmonisation des multiples jugementsrendus par les nombreux juges de première instance; effet préven-tif salutaire sur le premier juge de la seule possibilité que son juge-ment puisse être révisé par d’autres, etc.»10. Cependant, l’appel, àune cour ordinaire de justice, d’une décision d’un tribunal admi-nistratif soulève des difficultés particulières puisqu’il risque decontrecarrer l’intention première qu’avait le législateur en con-fiant la solution de ces litiges à des organismes spécialisés. Appe-lées à donner effet à ces volontés potentiellement contradictoiresdu législateur, les cours, sous l’autorité de la Cour suprême duCanada, ont adopté une approche qui privilégie l’expertise parti-culière de l’interprète et limite de plus en plus l’étendue ducontrôle exercé en appel sur les décisions des tribunaux adminis-tratifs.

Le présent texte s’intègre dans ce questionnement sur lesrôles respectifs des tribunaux administratifs et des juridictionsd’appel dans l’interprétation et l’application des lois spécialisées.Il a pour objet de cerner les contraintes d’origine jurisprudentiellequi limitent les pouvoirs d’intervention des juridictions d’appel,plus particulièrement ceux de la Cour du Québec, et partant,d’aider à évaluer ce que le justiciable peut attendre de ce recours.Après quelques remarques sur la portée, de principe, de l’appel, ilconviendra de traiter successivement de l’attitude de réserve tra-ditionnellement manifestée à l’égard des conclusions de fait du

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8. Appel des décisions du Comité de discipline des Ordres professionnels prévudans le Code des professions, L.R.Q., c. C-26, art. 164.

9. Pour une liste plus complète des organismes dont les décisions sont sus-ceptibles d’appel à la Cour du Québec, voir Rapport du Groupe de travail surcertaines questions relatives à la réforme de la justice administrative, Une jus-tice administrative pour le citoyen, Québec, 1994, 158 pages, p. 78 à 80 (RapportGarant). En raison des contraintes de temps et des particularités dans letraitement jurisprudentiel de ce domaine, la présente étude ne fera pas état desappels logés dans le domaine du droit du travail, plus particulièrement desdécisions du Commissaire du travail appelables au Tribunal du travail en vertudu Code du travail, L.R.Q., c. C-27, art. 118.

10. Précis de Contentieux administratif, supra note 1, p. 449.

décideur initial (1), puis, à la lumière des arrêts Pezim11 et Sou-tham12, de l’émergence d’un devoir de retenue plus vaste, décou-lant du principe de la spécialisation des tâches (2) et enfind’examiner l’impact de cette évolution jurisprudentielle sur lacompétence d’appel qu’exerce la Cour du Québec, à l’égard de déci-sions rendues par des organismes ou tribunaux administratifs (3).

Remarques préliminaires sur la portée de l’appel:

En raison de son origine législative, la portée de l’appel peutvarier d’un texte à l’autre, de sorte que pour chaque cas, il faut s’enremettre au texte précis de l’habilitation13. Cependant, en dépit decette diversité, il semble possible d’identifier deux catégories prin-cipales d’appel: l’appel non défini ou général qui porte sur toutequestion de fait ou de droit14, et l’appel limité aux questions dedroit et de compétence ou aux seules questions de droit. Relative-ment à cette dernière catégorie, on notera que l’appel limité auxquestions de droit inclut la possibilité de réviser les erreurs decompétence, puisque ces dernières sont simplement une sorted’erreur de droit.

Il est généralement admis qu’à moins de disposition con-traire, l’exercice d’une fonction d’appel autorise le juge non seule-ment à confirmer ou infirmer la décision soumise mais aussi à lamodifier et, le cas échéant, substituer sa propre opinion à celle dudécideur initial. En effet, comme le rappelait la haute juridictiondans les arrêts Bell Canada c. CRTC15 et Pezim16:

(E)n principe, le tribunal saisi d’un appel a le droit d’exprimer sondésaccord avec le raisonnement du tribunal d’instance inférieure...sur des questions qui relèvent du pouvoir d’appel prévu par la loi.17

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11. Pezim c. Colombie-Britannique, [1994] 2 R.C.S. 557.12. Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S.

748.13. René DUSSAULT et Louis BORGEAT, Traité de droit administratif, 2e édition,

t. 111, Les Presses de l’Université Laval, 1989, p. 526.14. Selon la jurisprudence et la doctrine, à moins qu’il ne soit limité expressément

aux seules questions de droit et/ou de compétence, l’appel permet en principe àla cour de réviser les questions de fait. À ce propos, voir notamment RenéDUSSAULT et Louis BORGEAT, Traité de droit administratif, 2e édition, t.111, Les Presses de l’Université Laval, 1989, p. 527 s. et jurisprudence citée.Voir aussi P. GIROUX. et S. ROCHETTE, dans Droit Public et Administratif,vol. 7 collection de droit 1998-1999, p. 133 s.

15. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) c.Bell Canada, [1989] R.C.S. 1722, 1746.

16. Supra note 11.17. Id., p. 591.

Les pouvoirs du juge d’appel sont donc, en principe, beaucoupplus étendus que ceux du juge de surveillance dont le rôle se limiteessentiellement à contrôler la légalité considérée au sens strict,c’est-à-dire au sens de défaut ou d’excès de juridiction. Cependant,en pratique, même lorsque l’appel est général, les cours d’appelont tendance à s’imposer une certaine retenue. Pour bien saisir lamesure de cette contrainte d’origine jurisprudentielle, nous trai-terons, en premier lieu, de la retenue traditionnellement mani-festée à l’égard des conclusions de fait et, en second lieu, du devoirde retenue plus large, découlant du principe de la spécialisationdes tâches. Autrement dit, il sera question de la retenue judiciaireavant et après les arrêts Pezim et Southam.

SECTION 1: L’ATTITUDE DE RETENUETRADITIONNELLEMENT MANIFESTÉEPAR LES JURIDICTIONS D’APPEL ÀL’ÉGARD DES CONCLUSIONS DE FAITDU DÉCIDEUR DE PREMIÈRE INSTANCE

1.1 Principes

Même avant l’émergence du principe de la spécialisation destâches, les cours d’appel avaient l’habitude de faire preuve deréserve à l’égard des conclusions de fait des juges de première ins-tance. Dans l’arrêt Stein c. «Kathy K.» (Le navire)18, la Coursuprême, sous la plume du juge Ritchie, décrivait la norme d’inter-vention applicable dans les termes suivants:

[...] il est généralement admis qu’une cour d’appel doit se prononcersur les conclusions tirées en première instance en recherchant sielles sont manifestement erronées et non si elles s’accordent avecl’opinion de la Cour d’appel sur la prépondérance des probabilités.19

Une cour d’appel pourrait ainsi réviser les conclusions de faitsi elle était d’avis qu’elles ne sont aucunement étayées par lapreuve et elle a, à cet égard, «l’obligation de réexaminer la preuveafin de s’assurer qu’aucune erreur de ce genre n’a été commise»20.Toutefois, en l’absence d’une erreur manifeste, il ne lui appartientpas de substituer son appréciation quant au poids de la preuve à

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18. [1976] 2 R.C.S. 802.19. Id., p. 806. Voir aussi les arrêts Schwartz c. R., [1996] 1 R.C.S. 254, 279 s.;

Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2, 9 et Hodgkinson c. Simms,[1994] 3 R.C.S. 377, p. 426.

20. Stein c. «Kathy K.» (Le navire), [1976] 2 R.C.S. 802, p. 808.

celle du décideur de première instance, particulièrement s’il s’agitd’apprécier la crédibilité d’un témoin21.

Récemment réaffirmé dans l’arrêt Southam22, ce principe denon-intervention vise les conclusions de fait d’un juge de premièreinstance. Mais les cours, notamment la Cour du Québec, en ontétendu l’application à l’appel d’une décision d’un tribunal admi-nistratif23. Ainsi, dans les multiples domaines relevant de sa com-pétence d’appel, qu’il s’agisse de déontologie policière24, dediscipline professionnelle25, d’accès à l’information26 ou d’évalua-tion municipale27, il est généralement admis que pour intervenirdans les conclusions de fait du décideur initial, la Cour du Québecexige la démonstration d’une erreur manifeste et déterminante.

1.2 JustificationsLa principale raison invoquée pour justifier la retenue à

l’égard des conclusions de fait – laquelle vaut d’ailleurs tout

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21. Voir notamment Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, p. 426 et Beaudoin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2, p. 8-9; Boulis c. Ministre de lamain-d’œuvre et de l’Immigration, [1974] R.C.S. 875. Sur cette question voiraussi J.C. HÉBERT, «L’appel d’une décision déraisonnable», (1997) 57:1 R. duB. 145 p. 147 et s. et Y. OUELLETTE, Les Tribunaux administratifs au Canada,Les Éditions Thémis Inc., 1997, p. 373 s.

22. Supra note 12, au paragr. 59 du jugement.23. La Cour du Québec fonde ce devoir de réserve quant aux questions de fait sur les

grands arrêts de la Cour suprême cités plus haut. Les jugements cités dans lesnotes qui suivent en sont des exemples. Pour ce qui est des autres juridictionsd’appel, voir notamment Heincke c. Brownwell, (1992) 4 Admin.L.R. (2d) 213(Ont. Div.Ct).

24. Voir notamment Cyr c. Commissaire à la déontologie policière, [1999] J.Q. 1231(C.Q.); Coallier c. Commissaire à la déontologie policière, [1999] A.Q. 187 (C.Q.);Benoît c. Commissaire à la déontologie policière, [1999] A.Q. 37 (C.Q.); Comitéde déontologie policière c. Chenel, [1997] A.Q. 345 (C.Q.); et Plante c. Comité dedéontologie policière du Québec, [1996] A.Q. 2415 (C.Q.).

25. St-Laurent c. Ordre professionnel des médecins du Québec, [1997] A.Q. 3914(C.Q.); Gesse c. Tannerbaum, [1998] A.Q. 1696 (C.Q.); et Desrosiers c. Barreaudu Québec, [1998] A.Q. 1696 (C.Q.).

26. Voir notamment, École Secondaire Notre-Dame de Lourdes c. Fédération Natio-nale des Enseignants du Québec et Commission d’accès à l’information [1992]R.J.Q. 2933 (C.A.). Il s’agissait, dans cette affaire, d’une demande de communi-cation des états financiers d’une école privée. L’école avait refusé en s’appuyantsur les art. 21 et 22 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics etsur la protection des renseignements personnels, supra note 2. La Commission aestimé que les documents n’étaient pas visés par ces dispositions et qu’ilsdevaient être divulgués au motif qu’ils ne contenaient ni projet futur, ni budgetpour l’année. La Cour du Québec a renversé la décision de la Commission aumotif qu’ils s’agissait de documents visés par l’article 22 et que rien dans lapreuve n’étayait la conclusion contraire.

27. Voir notamment Montréal (Communauté urbaine) c. Anstalt, [1997] A.Q. 2638(C.Q.).

autant que l’appel vise la décision d’un juge ou d’un tribunal admi-nistratif – est la position privilégiée dans laquelle se trouve ledécideur de première instance, pour apprécier les questions defait, puisqu’il a vu et entendu les témoins alors que le tribunald’appel procède habituellement sur dossier28. Autrement dit, onestime que si le juge d’appel (qui n’a pu profiter des avantages del’audition) ne peut se convaincre que le décideur initial (qui lui aeu ce bénéfice) a commis une erreur manifeste, il est alors de sondevoir de déférer à son jugement29.

En contexte quasi judiciaire, les juges insistent en outre surl’expertise de l’organisme et parfois, sur la discrétion qui lui estconférée, pour expliquer leur pouvoir limité d’intervention àl’égard de leurs décisions. À titre d’exemple, dans Place St-Eusta-che c. Ville de St- Eustache30, la Cour d’appel motive ainsi le devoirde réserve judiciaire en ce qui a trait au choix de la méthoded’évaluation et son application dans le cadre de l’évaluation fon-cière: ni la Cour provinciale (maintenant la Cour du Québec), ni laCour d’appel qui exerce le second palier d’appel en la matière nedoivent

[...] se substituer au Bureau pour décider autrement que lui lesquestions dont le règlement requiert l’exercice d’une discrétion, niintervenir si l’évaluation faite par le Bureau n’est pas manifeste-ment erronée ni basée sur des principes de droit mal fondés, s’il n’apas omis des éléments de preuve importants ni si la méthode suiviepour déterminer la valeur réelle n’a pas pour effet de créer uneinjustice certaine. L’importance attachée à la décision du Bureaude révision, sous son aspect compétence spécialisée, démontre qu’ilest avec les estimateurs à la base du processus d’évaluation et quec’est à lui que revient primordialement l’enquête de première ins-tance au cours de séances tenues conformément à la loi, en respec-tant le principe audi alteram partem.31

Comme on le verra plus en détail dans la section 3 du texte, lajurisprudence récente est au même effet. Pour les raisons données

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28. Selon la jurisprudence, à moins que la loi n’indique clairement le contraire,l’appel, à une cour de justice des décisions d’un tribunal administratif, n’est pasun appel de novo. Il s’agit plutôt d’un appel sur dossier. Sur cette question voirdoctrine citée note 1 et la jurisprudence qui y est rapportée.

29. Voir notamment, Stein [1976] 2 R.C.S. 802, p. 808 et Dorval c. Bouvier, [1968]R.C.S. 268, p. 293. A contrario, il a été jugé que lorsque l’appel procède de novoou qu’une nouvelle preuve est introduite devant la juridiction d’appel, cettedernière devait laisser tomber la retenue et procéder de novo à l’appréciation dela preuve. Voir notamment: Petit c. Guimont, [1998] R.J.Q. 887 (C.S.) et Villed’Amos c. Centre chrétien d’Amos inc, J.E. 98-2010 (C.A.), particulièrement lesnotes du juge Dussault.

30. [1975] C.A. 131.31. Id., p. 133.

plus haut, les juridictions d’appel refusent systématiquementd’intervenir dans le choix de la méthode d’évaluation et de sonapplication, à moins d’erreur manifeste32.

On retrouve également une autre illustration de ces justifica-tions dans Blais c. Colas33 où la Cour d’appel du Québec qualifie laretenue pratiquée par le Tribunal des professions dans l’appré-ciation des faits de «règle de prudence institutionnelle» au motifqu’il ne jouit pas de la position privilégiée du Comité de discipline– une instance spécialisée – qui a eu le bénéfice de recevoir lapreuve fournie par les témoins34.

On notera enfin que selon la jurisprudence traditionnelle, lacour siégeant en appel n’avait pas, en principe, de devoir de défé-rence à l’égard des conclusions de droit dégagées en première ins-tance35. Cependant, la Cour suprême a développé un principe despécialisation des tâches qui vient aussi restreindre le contrôlejudiciaire des questions de droit ou mixtes de fait et de droit del’organisme et qui, depuis les arrêts Pezim et Southam, peuts’appliquer à une cour siègeant en appel. Dans la prochaine sec-tion, il conviendra d’abord, de rappeler très brièvement les assisesde cette politique de retenue judiciaire pour ensuite analyser lecontexte et les modalités de son extension à une cour siégeant enappel.

SECTION 2: L’ÉMERGENCE, AU SEIN DESJURIDICTIONS D’APPEL, D’UN DEVOIRDE RETENUE PLUS VASTE DÉCOULANTDU PRINCIPE DE LA SPÉCIALISATIONDES TÂCHES

2.1 Fondement et domaine d’application initial duprincipe de spécialisation des tâches: la révisionjudiciaire

Rappelons d’abord que le principe de spécialisation destâches dont découle la politique de retenue judiciaire à l’égard desdécisions des tribunaux spécialisés a été développé dans le con-texte de recours en révision judiciaire, et non de recours en appel.Le point de départ de cette politique remonte à 1978 avec l’affaireSyndicat canadien de la fonction publique c. Société des alcools du

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32. Voir section 3 du présent texte, notes 86 à 89.33. [1997] R.J.Q. 1275.34. Id., p. 1279.35. Sur ce point voir doctrine citée note1 et la jurisprudence qui y est rapportée.

Nouveau-Brunswick36. Dans l’abondante jurisprudence qui asuivi37, la Cour suprême a, de façon constante, réaffirmé savolonté de faire preuve de retenue non seulement à l’égard desquestions de fait constatées par le tribunal mais aussi des ques-tions de droit ou mixtes de fait et de droit relevant de sa compé-tence et de son expertise. La norme de contrôle jugée applicableétant alors l’erreur manifestement déraisonnable38.

Pourquoi restreindre le contrôle judiciaire? Dans les explica-tions, parfois assez longues, qu’elle a données pour justifier ledevoir de retenue du juge de révision, la Cour invoque principale-ment le souci de respecter le choix du législateur de confier la solu-tion de tels litiges à des organismes spécialisés plutôt qu’aux coursde justice. À cette raison formelle s’ajoute une autre considéra-tion, plus pragmatique, qui amène la cour à rechercher qui, de lacour ou du tribunal, est le plus compétent pour interpréter le sta-tut et trancher la question en litige. Et, comme souvent, les tribu-naux sont jugés mieux placés que les cours pour apprécierl’ensemble des circonstances et assurer la réalisation des objectifsde la loi, la cour considère être de son devoir de protéger l’auto-nomie décisionnelle de ces dernières39. La déférence à l’égard desinterprétations que font les organismes des lois qu’ils ont à appli-quer dénote en outre une certaine conception de l’interprétationjuridique qui postule, comme l’indiquait le juge Dickson dans Syn-dicat canadien de la fonction publique, que dans l’interprétationde textes ambigus touchant des domaines spécialisés, «(i)Il n’y apas une interprétation unique dont on puisse dire qu’elle soit la

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36. [1979] 2 R.C.S. 227.37. C’est-à-dire plus d’une quarantaine de jugements, pour la plupart d’une lon-

gueur fort appréciable, dont la liste est fournie en annexe.38. Pour une synthèse des principes dégagés dans cette abondante jurisprudence

voir notamment les arrêts Pezim c. Colombie-Britannique, [1994] 2 R.C.S. 557et Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982. Il existe aussi surcette question une abondante doctrine, voir notamment: Wade MCLACHLAN,«Reconciling Curial Deference with a Functional Approach in Substantive andProcedural Judicial Review», (1993) 7 C.J.A.L.P. 1. et S. COMTOIS, Lesméandres de la politique de retenue judiciaire à l’égard des décisions destribunaux administratifs, dans Développements récents en droit administratif(1995) Les Éditions Yvon Blais. p. 187.

39. Sur les justifications de la politique de retenue judiciaire voir notammentNational Corn Growers Canada c. T.C.I., [1990] 2 R.C.S. 1324; Canada c. Alli-ance de la fonction publique, [1991] 1 R.C.S. 614; Lapointe c. Domtar, [1993] 2R.C.S. 756 et Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982. Pour unecritique de cette doctrine judiciaire voir Luc TREMBLAY, «La norme de retenuejudiciaire et les «erreurs de droit» en droit administratif: une erreur de droit?Au-delà du fondationalisme et du scepticisme», (1996) 56 R. du B. 141.

«bonne»». Dans ce contexte, la cour estime qu’il est préférable delaisser prévaloir l’interprétation de l’expert, à moins que cetteinterprétation ne soit déraisonnable au point de ne pouvoirs’appuyer rationnellement sur le texte législatif pertinent40.

2.2 Extension du devoir de retenue à une cour siégeanten appel: les arrêts Pezim et Southam

Selon les principes qui se dégagent des arrêts Pezim et Sou-tham, le devoir de retenue imposé à une cour siégeant en appel sefonde aussi, principalement, sur l’expertise de l’organisme admi-nistratif. Dans Southam, le juge Iacobucci, au nom de la Cour,affirme à ce propos:

L’expertise, qui en l’espèce se confond avec l’objet de la loi appliquéepar le tribunal, est le facteur le plus important qu’une cour doit exa-miner pour arrêter la norme de contrôle applicable.41

Puis, il ajoute plus loin:

[...] l’appel d’une décision d’un tribunal administratif spécialisén’est pas exactement comme un appel formé contre une décisiond’une cour de première instance. Si le Parlement confie l’examen decertaines questions à un tribunal administratif plutôt qu’aux tribu-naux ordinaires (du moins en première instance), il est permis deprésumer que c’est parce que le tribunal administratif apporte uncertain avantage que les juges ne sont pas en mesure d’offrir. Pourcette seule raison, le contrôle des décisions d’un tribunal adminis-tratif doit souvent se faire non pas en regard de la norme de la déci-sion correcte, mais en fonction d’une norme exigeant de fairemontre de retenue.42

Toutefois, lorsqu’il vise une cour exerçant une fonction d’ap-pel, le devoir de retenue est modulé à la baisse, puisque le juged’appel, à la différence du juge de surveillance, n’a pas à exiger,pour intervenir, la démonstration d’un excès de juridiction. C’estpourquoi, la Cour suprême a dû introduire une 3e norme de con-trôle judiciaire, moins sévère que la norme de l’erreur manifes-tement déraisonnable: la norme de l’erreur déraisonnablesimpliciter.

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 133

40. Il est possible que d’autres types de considérations soient prises en compte, parexemple un souci d’efficacité qui amènerait les cours à limiter le contrôlejudiciaire pour économiser les ressources judiciaires ou pour assurer quecertains types de litiges soient traités promptement mais si, dans les faits, lacour en tient compte, elle n’en parle pas. Ce type de considérations est généra-lement absent du discours.

41. Supra note 12, paragraphes 50 et 54 du jugement.42. Id., paragraphe 55 du jugement.

Après avoir tenté de situer cette nouvelle norme de contrôlepar rapport aux normes déjà existantes, il conviendra d’apporterquelques précisions sur les contextes dans lesquels la Coursuprême l’a jugée applicable. C’est en tenant compte de cette ana-lyse que l’on pourra ensuite tenter d’évaluer l’impact de ces juge-ments sur la compétence d’appel de la Cour du Québec.

2.3 La norme de retenue applicable à une cour siégeanten appel: la décision déraisonnable simpliciter ousimplement déraisonnable

Cette nouvelle norme est une norme intermédiaire qui sesitue entre la norme de la décision correcte et celle de l’erreurmanifestement déraisonnable43. À la différence de la norme de ladécision correcte qui renvoie à une solution unique, «les notions deraisonnable et de déraisonnable restent liées au concept d’unemarge d’appréciation admissible»44, c’est-à-dire à une conceptionde l’interprétation qui postule que des concepts juridiques flousappellent souvent une pluralité de solutions, mais fixent le seuild’intervention du juge à un degré moindre que la norme de l’erreurmanifestement déraisonnable. Partant, la différence entre ce quiest déraisonnable et ce qui l’est manifestement se résume essen-tiellement à une question de degré que le juge Iacobucci expliquedans les termes suivants:

Est qualifiée de «déraisonnable la décision qui dans l’ensemble,n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assezpoussé. [...] La différence entre ce qui est «déraisonnable» et ce quiest «manifestement déraisonnable» réside dans le caractère fla-grant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu desmotifs du tribunal, la décision de celui-ci est alors manifestementdéraisonnable. Cependant, s’il faut procéder à un examen ou à uneanalyse en profondeur pour déceler le défaut, la décision est alorsdéraisonnable, mais non manifestement déraisonnable.45

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43. Id., paragraphe 54 du jugement, cette norme «exige une retenue plus grandeque la norme de la décision correcte, mais moins élevée que celle de la décisionnon manifestement déraisonnable».

44. Syndicat des travailleuses et travailleurs d’épiciers unis Métro-Richelieu c.Lefebvre [1996] R.J.Q. 1509, 1530 ( juge LeBel).

45. Southam, supra note 12, aux paragraphes 56 et 57 du jugement, les italiquessont de nous. Cette ligne de démarcation apparaît toutefois plus facile à traceren théorie qu’en pratique. Sur le sens des mots «manifestement» et «dérai-sonnable», voir aussi P.G. du Canada c. Alliance de la Fonction publique, [1993]1 R.C.S. 941, p. 963-964, (juge Cory) et Syndicat des travailleuses et travailleursd’épiciers unis Métro-Richelieu c. Lefebvre, [1996] R.J.Q. 1509, 1528 s. (C.A.juge LeBel).

Cette 3e norme, observe le juge Iacobucci, se rapproche enoutre du critère de la décision manifestement erronée46 (vu plushaut) qui a été déclaré applicable au contrôle des conclusions defait des juges de première instance47 et, parce qu’il «est bien connudes juges au Canada, il peut leur servir de guide dans l’applicationde la norme de la décision raisonnable simpliciter». Selon ce cri-tère, on s’en rappellera, il ne suffit pas que les conclusions de faitsoient erronées aux yeux de la cour; pour pouvoir intervenir, cettecour doit les juger irrationnelles, sans fondement48.

En définitive, résume la Cour, «la norme de la décision rai-sonnable ne fait que dire aux cours chargées de contrôler lesdécisions des tribunaux administratifs d’accorder un poids consi-dérable aux vues exprimées par ces tribunaux sur les questions àl’égard desquelles ceux-ci possèdent une grande expertise. Mêmesi le respect d’une politique de retenue en faveur de l’expertisepeut se traduire par une norme de contrôle particulière, au fond,la question qui se pose est celle du poids qui doit être accordé auxopinions des experts»49.

2.4 Quelques précisions sur les contextes dans lesquelsla Cour suprême a jugé cette 3e norme applicable

Il importe, à ce stade-ci, d’identifier les critères sur lesquelss’est appuyée la Cour suprême pour imposer un devoir de retenueaux cours exerçant une fonction d’appel, de façon à être en mesured’identifier, par analogie, d’autres situations où un organisme estsusceptible de bénéficier de cette déférence.

135 Revue du Barreau/Tome 59/Automne 1999

46. Ou «erreur manifeste et déterminante».47. Supra note 12, aux paragraphes 59 et 60 du jugement.48. Id., paragraphe 60 du jugement, le juge explique ainsi le lien entre ces deux

critères: «Même d’un point de vue sémantique, le rapport étroit entre le critèrede la décision «manifestement erronée» et la norme de la décision raisonnablesimpliciter est évident. Il est vrai que bien des choses erronées ne sont pas pourautant déraisonnables; mais quand le mot «manifestement» est accolé au mot«erroné», ce dernier mot prend un sens beaucoup plus proche de celui du mot«déraisonnable». Par conséquent, le critère de la décision manifestement erro-née marque un déplacement, du critère de la décision correcte vers un critèreexigeant l’application de retenue. Cependant, le critère de la décision manifes-tement erronée ne va pas aussi loin que la norme du caractère manifestementdéraisonnable. Car s’il existe bien des choses qui sont erronées sans êtredéraisonnables, il y a également bien des choses qui sont manifestementerronées sans pour autant être manifestement déraisonnables. Il s’ensuit doncque le critère de la décision manifestement erronée, tout comme la norme de ladécision raisonnable simpliciter, s’inscrit sur le continuum, entre la norme de ladécision correcte et celle du caractère manifestement déraisonnable.»

49. Id., paragraphe 62 du jugement.

Tel qu’indiqué plus haut, l’application de cette nouvellenorme à une cour saisie en appel d’une décision d’un tribunaladministratif se fonde essentiellement sur l’expertise supérieuredu tribunal administratif relativement à la question soulevée. Ledegré relatif d’expertise du tribunal et de la cour étant déterminépar cette dernière, en tenant compte de multiples facteurs, dont lelibellé de la loi constitutive, l’objet de la loi, la nature du problèmedont est saisi le tribunal, sa composition, les connaissances spé-cialisées de ses membres, son domaine d’intervention, sa procé-dure particulière etc.50. À titre d’exemple, dans Southam, la Coursuprême a conclu à l’expertise supérieure du Tribunal de laconcurrence et non de la Cour fédérale d’appel, en s’appuyant surles considérations suivantes:

– «les objectifs visés par la Loi fédérale sur la concurrencequi est appliquée par le Tribunal de la concurrence sontdavantage économiques que strictement juridiques»51.

– l’expertise du Tribunal de la concurrence porte sur desquestions économiques et commerciales ce «qui en l’espècese confond avec l’objet de la loi appliquée par le tribunal»52.

– la composition du tribunal reflète ces préoccupations,puisque seulement 4 des 12 membres sont juges, les autressont plutôt versés dans les affaires économiques et com-merciales53 et

– la nature du litige qui, en l’espèce, soulevait deux ques-tions mixtes de fait et de droit54 jugées relever nettementde l’expertise du Tribunal en matière économique et com-merciale,(à savoir «la définition du marché pertinent pource qui est d’un produit» et l’appréciation de la preuve indi-recte sur l’interchangeabilité fonctionnelle des quotidiensde Southam et des journaux communautaires)55.

Puis, appliquant la 3e norme, la Cour a jugé que la Cour fédé-rale avait erré en intervenant puisque le tribunal n’avait pas agi

136 Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999

50. Ces critères ont été récemment repris par le juge Bastarache dans Push-panathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982.

51. Supra note 12, au paragraphe 48.52. Id., paragraphes 50-51.53. Id., paragraphes 51, paragr. 12-13.54. Sur la qualification de la nature de la question voir paragraphes 40-44. On

notera que s’il s’était agi d’une question pure de droit, la norme aurait pu êtredifférente car en vertu de la loi, ces dernières sont tranchées uniquement parles juges du tribunal (paragraphe 53).

55. Id., paragraphe 69 s.

déraisonnablement56. Le juge admet, par ailleurs, que certainesconclusions du Tribunal sont difficiles à accepter, mais étant lefruit d’une analyse fouillée et n’étant pas sans fondement, elles nesont pas déraisonnables, donc, pas révisables57. Les cours d’appel,observe le juge Iacobucci, doivent résister à la tentationd’intervenir lors d’un simple désaccord; «(La) retenue judiciaires’impose si l’on veut façonner un système de contrôle judiciairecohérent, rationnel et, à mon sens, judicieux.»58.

De même, dans Pezim, une affaire analogue et antérieure àSoutham, il a été décidé que la Cour d’appel de la Colombie-Bri-tannique saisie, aux termes du Securities Act, d’un appel d’unedécision d’une Commission des valeurs mobilières, avait un devoirde retenue sur une question de droit59 tranchée par cette dernière.Le litige portait, en l’occurrence, sur l’interprétation donnée par laCommission des valeurs mobilières à certaines dispositions de saloi constitutive, plus particulièrement à la notion de «changementimportant» lequel, aux termes du Securities Act, devait être divul-gué «dès que possible». Après avoir examiné les dispositions légis-latives et pris en compte les facteurs pertinents (notamment: la

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 137

56. Id., paragraphe 68.57. Voir à ce propos les paragraphes 76-79 où le juge observe que la conclusion du

Tribunal à l’effet que les journaux n’étaient pas fonctionnellement inter-changeables a été prise après une étude en profondeur de la question et sa con-clusion est motivée. Le Tribunal n’a pas «fait abstraction» de la preuveconcernant la concurrence interindustrielle générale. Il a simplement estiméque cette preuve n’était pas décisive, sa conclusion n’est pas déraisonnable.

58. Id., paragraphes 79, 80.59. Selon les explications fournies plus tard par le juge Iacobucci, dans l’arrêt

Southam au paragraphe 36, la question soulevée dans Pezim, concernant «letype de renseignements qui, au sens de la loi, étaient un «changement impor-tant» dans les affaires d’une société – a été qualifiée de question de droit «enpartie parce que les mots en cause se trouvaient dans une disposition législativeet que les questions d’interprétation des lois sont généralement des questionsde droit, mais aussi parce que le point litigieux était susceptible de se présenterà nouveau dans bon nombre de cas dans le futur: le débat concernait les types derenseignements et non simplement les renseignements particuliers visés parl’instance. La règle sur laquelle la British Columbia Securities Commissionsemblait s’être appuyée – le fait que de nouveaux renseignements sur la valeurd’éléments d’actif peuvent constituer un changement important – était unequestion de droit, parce qu’elle était susceptible de s’appliquer à un grandnombre de cas». Comme le laisse voir le jugement, cette référence à la généralitéde la question visait essentiellement à fournir un éclairage sur la difficile dis-tinction entre question de fait et de droit. Ce n’avait pas empêché le juged’imposer à la Cour d’appel un devoir de retenue sur une question de droit. DansPushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragr. 43, le jugeBastarache reprend à son compte cette idée de généralité (au sens défini plushaut), qu’il interprète comme étant un facteur devant inciter une cour d’appel àmoins de retenue. Nous reviendrons sur ce point.

nature de l’industrie des valeurs mobilières, le caractère spécia-lisé des fonctions de la commission, son rôle en matière d’établis-sement de politiques et la nature du litige), la Cour retient qu’«il ya lieu de faire preuve en l’espèce d’une grande retenue malgré ledroit d’appel prévu par la loi et l’absence d’une clause privative»60.

Par contre, dans Dell Holdings Ltd c. Régie des transports encommun de Toronto61, la Cour suprême, par une majorité de 6/1, adécidé que la Cour d’appel n’avait à faire preuve d’aucune retenueparticulière puisque la décision dont est appel ne mettait en jeuaucune expertise particulière de l’organisme en cause, la Commis-sion des affaires municipales de l’Ontario. Cependant, comme lamajorité était d’avis, qu’en l’espèce, la décision de la Commissionétait correcte, elle n’a pas jugé nécessaire d’analyser pourquoi ellelui niait le statut d’expert62.

L’insistance de la haute juridiction sur l’expertise particu-lière du Tribunal, par rapport à la question soulevée, confirmequ’il s’agit-là du facteur le plus important pour déterminer lanorme applicable et, peut-être même, d’un prérequis, pour que lacour, exerçant une fonction d’appel, soit tenue à un devoir de défé-rence à l’égard des conclusions juridiques ou mixtes de fait et dedroit de l’organisme. Cette impression est confirmée par le jugeIacobucci lorsqu’il souligne, dans Southam, qu’«au fond, la ques-tion qui se pose est celle du poids qui doit être accordé aux opinionsdes experts»63. Il s’ensuit que si la décision dont est appel se situeen dehors du domaine d’expertise de l’organisme, il n’y a pas lieude faire preuve de retenue particulière. La norme applicable au

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60. Id., p. 599. Dans Southam l’on apprenait que la norme de contrôle corres-pondant à cette obligation de grande retenue de la part d’une cour exerçant unefonction d’appel est la norme de la décision raisonnable simpliciter. Au paragr.58 du jugement, le juge Iacobucci précise: «La norme de la décision raisonnablesimpliciter est celle-là même qui a été appliquée dans Pezim, et à juste titre: lesparallèles entre cet arrêt et le présent pourvoi sont évidents.»

61. [1997] 1 R.C.S. 32, paragraphes 47, 48. Le litige portait en l’occurrence surl’interprétation de la notion «troubles de jouissance» qui, aux termes de la Loisur l’expropriation, étaient susceptibles de donner lieu à une indemnité. Plusprécisément, il s’agissait de déterminer si les dommages subis par Dell, parsuite du retard mis par l’intimée à acquérir l’emplacement, étaient indem-nisables en vertu de cette loi.

62. La lecture du jugement suggère qu’en matière d’expropriation, la Cour estimequ’il relève ultimement de l’expertise supérieure des cours de justice (et non dela Commission) d’interpréter, à la lumière de principes de common law, des dis-positions ambigües concernant le droit à l’indemnisation. On notera que la dis-sidence du juge Iacobucci dans cette affaire ne porte pas sur la norme decontrôle applicable. Cette question n’est nullement abordée dans son opinion.

63. Supra note 12, paragraphe 62.

contrôle des questions de droit et mixtes de fait et de droit tran-chées par l’organisme est alors celle de la décision correcte. Onnotera en outre que les organismes à l’égard desquels la Coursuprême a imposé, aux cours d’appel, un devoir de retenue,avaient pour mandat de résoudre les conflits résultant de l’appli-cation de régimes réglementaires complexes, à vocation davan-tage économique que strictement juridique et ce faisant, étaientappelés à jouer un rôle actif dans l’élaboration de politiques.

SECTION 3: IMPACT DE CETTE ÉVOLUTIONJURISPRUDENTIELLE SUR LACOMPÉTENCE D’APPEL QU’EXERCE LACOUR DU QUÉBEC À L’ÉGARD DEDÉCISIONS RENDUES PAR DESORGANISMES OU TRIBUNAUXADMINISTRATIFS

Comme on l’a vu plus tôt, même avant l’émergence du prin-cipe de la spécialisation des tâches, les juridictions d’appel, dont laCour du Québec, étaient hésitantes à intervenir dans les conclu-sions de fait et dans les questions relevant directement de l’exper-tise ou de la discrétion d’un organisme spécialisé64.

Le principe de spécialisation des tâches développé par laCour suprême retient les motifs antérieurs de retenue maiscomme une composante d’une théorie plus globale sur les rôlesrespectifs des cours de justice et des tribunaux administratifs,dans l’interprétation et l’application des lois «dites» spécialisées.Cette approche intégrée permet de protéger l’autonomie décision-nelle des tribunaux spécialisés à la fois – sur les questions de fait,les questions de droit ou mixtes de fait et de droit – qui relèvent deleur expertise. Son extension subséquente à une cour siégeant enappel est mue par une volonté d’avoir un système cohérent de con-trôle judiciaire. Un système qui, comme le suggèrent les juge-ments étudiés, respecte le principe de la spécialisation des tâches,quel que soit le recours, et dont la justification repose sur uneconviction profonde que plusieurs questions soumises aux tribu-naux administratifs le sont en raison de leur expertise particu-lière dans des domaines où les cours, voire les juristes, sont moinsaptes qu’eux à donner effet à la loi.

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 139

64. Supra section 1, texte et notes 18 à 34.

Dans quelle mesure ces orientations s’appliquent-elles à lacompétence d’appel qu’exerce la Cour du Québec à l’égard de déci-sions rendues par des organismes ou tribunaux administratifs?Autrement dit, quels sont (ou quels devraient être) les rôles res-pectifs de la Cour du Québec et de ces organismes dans l’inter-prétation et l’application des lois qui leurs sont confiées? La Courdu Québec a-t-elle un devoir de retenue à l’égard des conclusionsjuridiques ou mixtes de fait et de droit de la Commission d’accès àl’information, du Comité de déontologie policière, de la section desaffaires immobilières du Tribunal administratif du Québec (qui aremplacé le Bref), des Comités de discipline des Ordres profes-sionnels, de la section du territoire et de l’environnement du TAQ,de la Régie du logement, etc.?

En principe, comme on l’a vu, l’approche conduisant au choixde la norme applicable dans le cadre d’un appel statutaire d’unedécision d’un tribunal est très souple et se fait cas par cas, entenant compte d’une pluralité de facteurs, notamment la naturedu problème , les dispositions législatives applicables, l’objet de laloi qui crée le tribunal, le rôle et la fonction du tribunal et, princi-palement, de l’expertise du tribunal par rapport au problème sou-levé. Lorsqu’on en étudie les applications pratiques on constate,par ailleurs, que la Cour du Québec applique largement la normede l’arrêt Southam. En effet, en dépit du fait que plusieurs desorganismes assujettis à sa compétence d’appel œuvrent dans desdomaines bien connus des juristes (notamment, la déontologiepolicière, la déontologie professionnelle et l’accès à l’information),la tendance qui se dégage de la jurisprudence est de les considérercomme des spécialistes dans l’application des lois qu’ils ont àappliquer et, sous réserve de rares cas, d’exiger, pour intervenir,la démonstration d’une erreur déraisonnable. Cette approche estparfois confirmée, parfois même imposée par les tribunaux supé-rieurs65. Pour illustrer cette tendance, nous évoquerons quelquesjugements rendus en matière de déontologie policière et de déon-tologie professionnelle, puis, nous nous attarderons au domainede l’évaluation foncière où règne une controverse quant à la normede contrôle applicable à un certain type de questions.

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65. Le choix de cette norme de retenue ou la nature de la question à laquelle elle estjugée applicable (i.e. question de droit ou mixte) ne sont cependant pas toujourstrès motivés, les cours se contentant souvent de référer à l’arrêt Southam etd’indiquer qu’il s’agit de la norme de contrôle que doivent dorénavant appliquerles cours lorsqu’elles siègent en appel des décisions rendues par des organismesadministratifs.

3.1 Appels en matière de déontologie policière

Dans Chamard c. Racicot66, la Cour du Québec a jugé qu’elledevait appliquer la norme de la décision raisonnable simpliciteraux décisions du Comité de déontologie policière – composé d’unavocat, d’un policier et d’un membre du public – et chargé, aux ter-mes de la la Loi sur l’organisation policière67, de connaître et dedisposer de toute citation en matière de déontologie policière.S’appuyant sur l’arrêt Southam, la Cour fonde l’obligation deréserve qui lui incombe sur le caractère spécialisé du domaine dela déontologie policière. Cette approche a été confirmée par laCour supérieure dans Foisy et Rouillard c. Côté et Cour du Québecoù la juge Julie Dutil affirme:

La Cour du Québec siégeant en appel de décisions rendues par untribunal spécialisé, le Comité de déontologie policière, doit appli-quer la norme de la décision raisonnable simpliciter et non celle dela décision correcte.68

De même, dans Toussaint, Cloutier c. Côté69, après avoirpassé en revue les dispositions pertinentes, le juge Sheehan écritce qui suit sur la norme applicable:

En résumé, les mécanismes prévus à la loi démontrent l’objectif dulégislateur de consacrer le caractère spécialisé des institutionsdéontologiques policières et le vaste pouvoir discrétionnaire duComité sur la détermination de ce qui constitue un acte dérogatoireau Code de déontologie et le cas échéant, l’imposition d’une sanctionappropriée.

[...]

Saisi d’une question de droit ou de droit et de fait, le tribunal judi-ciaire appelé à instruire un appel prévu par un texte de loi doitprendre en considération plusieurs facteurs pour déterminer leslimites à observer dans l’exercice de sa juridiction d’appel. Parceque les tribunaux administratifs possèdent généralement une cer-

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66. C.Q. Québec, no 200-02-012040-962, 1997-12-09. Il s’agissait, en l’occurrence,d’un policier cité en discipline pour recours à la force injustifiée envers uncitoyen.

67. L.R.Q. c. O-8.1, art. 89.68. Foisy et Rouillard c. Côté, C.S. Québec, no 200-05-007829-976, 1997-11-03 p. 16

du jugement. Voir aussi Lavoie c. Commissaire à la déontologie policière, C.S.(Québec), 20 mars 1997.

69. C.Q., no 200-02-002489-955, le 23 octobre 1997.

taine expertise et sont saisis de problèmes difficiles et complexes, ilest nécessaire d’appliquer à leurs décisions une norme appelant àplus de retenue que la décision correcte sans aller jusqu’à la déci-sion manifestement déraisonnable. La norme applicable ici est ladécision raisonnable.70

La perception exprimée dans cette citation, selon laquelle lestribunaux administratifs possèdent généralement une certaineexpertise et sont saisis de problèmes difficiles et complexes quicommandent la retenue traduit bien la tendance de la Cour duQuébec, lorsqu’elle exerce sa compétence d’appel sur les décisionsdu comité et des autres organismes administratifs71.

Outre l’expertise, certains jugements étudiés72 insistentaussi, pour justifier l’application d’une norme de retenue, surl’importance de respecter le choix du législateur de faire déciderces affaires majoritairement par des non juristes. On notera quecette considération ne tient toutefois plus car depuis les amende-ments apportés à la Loi sur l’organisation policière, en 1997, lecomité est dorénavant composé exclusivement de juristes qui siè-gent seuls73.

3.2 Appels en matière de déontologie professionnelle

Au même effet, il a été jugé que l’erreur déraisonnable étaitla norme que devait appliquer le Tribunal des professions lorsqu’ilest saisi d’un appel portant sur la déclaration de culpabilité d’unprofessionnel. Dans l’arrêt Péloquin c. Trifiro74, le Tribunal sou-ligne à ce propos:

Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Sou-tham, la règle d’intervention des tribunaux d’appel est quelque peumodifiée. Aussi, le Tribunal a-t-il adopté depuis d’autres règlesd’intervention lorsqu’il est saisi d’appel de décisions de comités dediscipline concernant la culpabilité d’un professionnel.75

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70. Id., p. 15 du jugement.71. En ce sens voir aussi les affaires Isabelle c. Commissaire à la déontologie

policière, [1998] A.Q. 3134 (C.Q.) paragraphe 6 s. et Ferland c. Commissaire à ladéontologie policière, C.Q. [1999] J.Q. no 390 paragraphes 12, 13.

72. Notamment les arrêts Chamard c Racicot et Lavoie c. Commissaire à ladéontologie policière, C.S. (Québec), supra.

73. Art. 94 et 107.1 Loi sur l’organisation policière, supra.74. [1999] J.Q., no 1130, JEL/1999-0505, no 500-07-000208-987.75. Id., paragraphe 7.

Ces nouvelles règles sont essentiellement que le tribunald’appel doit faire preuve de retenue à l’égard des décisions des tri-bunaux spécialisés portant sur des questions de droit et de fait etque la norme alors applicable est celle de la décision déraison-nable76. Cette position a été suivie dans plusieurs autres causes,notamment les affaires Farhat c. Ordre des opticiens d’ordon-nances du Québec77 Ordre professionnel des comptables en mana-gement accrédités du Québec c. Roger78; Richer c. Claveau79;Latulippe c. Richer80; Forté c. Notaires81; Laporte c. Médecins(Ordre professionnel des)82; Gesse c. Posman83 et Mandron c. Bar-reau du Québec84. Et, bien que les raisons n’en soient pas fréquem-ment expliquées, le devoir de retenue semble ici aussi reposer surune volonté de respecter le choix du législateur de confier à uncomité majoritairement composé de pairs, donc des gens qui ontune connaissance particulière du milieu, le pouvoir de juger laconduite d’un professionnel85.

3.3 Appels en matière d’évaluation foncière

En ce qui concerne la norme de contrôle applicable enmatière d’évaluation foncière, il faut cependant, semble-t-il, dis-tinguer deux types de cas:

1. les cas où l’appel porte sur l’évaluation proprement ditedes immeubles, i.e. sur les méthodes de calcul et métho-des d’évaluation, permettant de fixer la valeur qui doitêtre portée au rôle d’évaluation foncière;

et

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76. Ibid.77. [1999] J.Q., no 505 JEL/1999-0306, no 500-07-000195-986. Sur cette question

voir aussi J.C. HÉBERT, «L’appel d’une décision déraisonnable», (1997) 57:1 R.du B. 145.

78. [1999] J.Q., no 1128 JEL/1999-0512, no 500-07-000227-987. (Le litige portaitnotamment sur l’interprétation d’une norme déontologique, plus particuliè-rement, le sens à donner à l’expression «exercer en pratique privée» au sens del’art. 37 du Code des professions).

79. T.P. (Chicoutimi), no 150-07-000002-962, 19 août 1997.80. T.P. (Trois-Rivières), no 400-07-000003-969, 22 janvier 1999.81. T.P. (Montréal), no 500-07-000213-987, 15 février 1999, paragraphe 8.82. [1997] D.D.O.P. 271.83. [1999] J.Q. no 235 JEL/1999-0247 no 500-07-000207-989, Tribunal des profes-

sions du Québec.84. [1998] A.Q. 346.85. Supra, Farhat note 77, au paragraphe 16 du jugement.

2. les cas où l’appel porte sur la question de savoir si unimmeuble doit ou non être porté au rôle en fonction de sonutilisation ou, encore, s’il bénéficie d’une exemption.

Dans le premier type de cas, la jurisprudence – antérieure etpostérieure à l’arrêt Southam – est claire. Le choix de la méthoded’évaluation et son application sont des questions techniques quirelèvent directement ou parfaitement du champ d’expertise del’organisme. Par conséquent, même s’il s’agit de questions mixtesde fait et de droit, la Cour du Québec ou la Cour d’appel (qui exercele second pallier d’appel en la matière) ne doivent intervenir que sila décision est déraisonnable. Dans Vigi Santé ltée c. Montréal(Ville)86 la Cour d’appel, sous la plume du juge Robert, affirmait àce propos:

[...] la spécialisation du BREF porte sur l’évaluation proprementdite des immeubles i.e. les méthodes de calcul et méthodes d’éva-luation, permettant de fixer la valeur qui doit être portée au rôled’évaluation foncière.

Lorsque l’appel porte sur l’une de ces questions, il touche alors àune matière qui relève directement ou parfaitement du champd’expertise du BREF, pour paraphraser la Cour suprême dans lesarrêts Bell, Pezim, et B.C. Téléphone, précités. Dans ces cas, il y alieu de faire preuve d’une certaine retenue judiciaire à l’égard de ladécision du BREF, même s’il s’agit de questions mixtes de faits et dedroit, et la Cour du Québec ou la Cour d’appel ne doivent intervenirque si la décision est déraisonnable. Lorsque transposée dans lecontexte de l’évaluation foncière, cette norme n’est pas différente decelle, bien connue et depuis longtemps appliquée en cette matière,qu’avait à l’origine énoncée notre collègue le juge LeBel dans l’arrêtcélèbre Steinberg’s Properties c. Ville de Montréal et C.U.M.87

La jurisprudence de toutes les instances, incluant la Coursuprême, est constante et abondante sur ce point: les juridictionsd’appel ont, à l’égard des questions d’évaluation proprement dites,

144 Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999

86. J.E. 99-476.87. Ibid. Dans l’arrêt Steinberg, [1987] R.J.Q. 1975, 1981 (C.A.), le juge Lebel

affirmait: «La Cour provinciale (maintenant la Cour du Québec) assume sonrôle propre qui ne lui permet pas de se substituer au Bureau de révision del’évaluation foncière et de reprendre à la base dans le détail le calcul desévaluations. Il lui appartient plutôt de contrôler les erreurs graves de faits et lesmauvaises applications des principes légaux qui auraient pu dénaturer laprocédure d’évaluation et les règles la gouvernant, notamment celle de l’éva-luation à la valeur réelle qui constitue la règle d’or du régime d’évaluationimmobilière.»

un devoir de retenue88. Dans Anstalt c. Communauté Urbaine deMontréal89, un arrêt récent de la Cour d’appel du Québec, onapprenait d’ailleurs que ce devoir pourrait même aller jusqu’à res-treindre les possibilités du juge d’appel d’intervenir pour harmo-niser les décisions rendues par les différents bancs de l’organisme.

Dans le second type de cas, – i.e. lorsque le différend porte surla qualification aux fins de savoir si un immeuble doit ou non êtreporté au rôle en fonction de son utilisation ou, encore, s’il bénéficied’une exemption – la détermination de la norme de contrôle appli-cable est plus controversée et la jurisprudence récente de la Courd’appel du Québec est partagée sur la question.

Dans l’arrêt Charny (Municipalité de la Ville de) c. Alex Cou-ture Inc.90, il a été jugé qu’il fallait appliquer la norme de la déci-sion correcte. Selon le juge Brossard, qui rédige pour la Courd’appel, la question de savoir si un immeuble doit ou non être portéau rôle en fonction de son utilisation ne relève pas strictement dudomaine de spécialisation du BREF «mais bien d’une appréciationjuridique d’une question mixte de fait et de droit» que les tribu-naux judiciaires appelés à se prononcer en appel peuvent tout

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 145

88. Voir notamment Montréal (Communauté Urbaine) c. Société immobilière duQuébec, [1999] JQ 1030 (C.A.); Charny (Municipalité de la Ville de) c. Alex Cou-ture Inc., C.A.Québec 20-09-000772-969, le 27 mars 1998; Montréal (Com-munauté Urbaine de) c. Hydro Québec, [1998] R.J.Q. 3310 (C.Q. juge Barbe).Atlantic Construction Inc. c. Montréal (Communauté Urbaine), [1998] A.Q.2917 (C.A.); Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Adélaïde Capital, [1998]J.Q. 3951 (QL); Hilton Place Québec Ltée c. Québec (Communauté Urbaine),[1998] A.Q. 2482 (CQ). Voir au même effet, C.U.Q. c. Atlific Inc., [1994] R.D.J. 1(C.A.). Ville de St-laurent c. Canadair, [1978] 2 R.C.S. 79; Eskay Investmentsinc. c. Ville de Montréal, C.A.M., no 500-09-000870-741; Bronfman c. City deWestmount, [1980] C.A. 421; Communauté Urbaine de Québec c. Quality innsCanada Ltd., [1982] C.A. 107; Guy Towers inc. c. Cité de Montréal, [1968] B.R.277. John Hancock Mutual Life Insurance Co. c. C.U.M., C.A.Montréal, no

500-09-000355-917, le 22 août 1997 (J.E. 97-1712); C.U.Q. c. Hudson’s BayCompany, C.A.Québec, no 200-09-000403-946, le 26 janvier 1996, perm. d’appelà C.S.C. refusée le 10 octobre 1996 no 25232; Dominion Textile Inc. c. Ville deMontréal-Est et C.U.M., C.A.Montréal, no 500-09-001159-920, le 2 novembre1995 (J.E. 95-2131); Hippodrome Blue Bonnets Inc. et Campeau Corporation c.Ville de Montréal et C.U.M., J.E. 93-577 (C.A.); C.U.Q. c. Développement Pas-teur Inc., C.A.Québec, no 200-09-000557-873, le 23 mai 1991; Les PipelinesMontréal c. Ste-Julie, [1988] R.L. 342 (C.A.); Place St-Eustache c. St-Eustache,[1975] C.A. 131.

89. Anstalt c. Communauté Urbaine de Montréal (C.A. Montréal no 500-09-000230-953), 26 avril 1999.

90. C.A.Québec, no 20-09-000772-969, le 27 mars 1998 (jj. Brossard, Forget etZerbisias). Permission d’appeler à la Cour suprême refusée le 21 janvier 1999,[1998] C.S.C.R. no 259 dans la base de données CSCR (QL).

aussi bien faire91. Dans ce contexte, conclut-il, la cour n’a à fairepreuve d’aucune retenue particulière; «(L)a question en litige, quien est une de droit ou tout au moins mixte de fait et de droit, com-mande un redressement s’il s’avère qu’il y a erreur, que celle-cisoit ou non manifeste»92. Cette position est reprise par la Courd’appel dans Ministère des Affaires Municipales c. Communautéurbaine de Québec93 et par la Cour du Québec dans Montréal(Communauté urbaine de) c. Hydro Québec94.

Par contre, dans Vigi Santé ltée c. Montréal (Ville)95, un autrebanc de la Cour d’appel a décidé que la norme applicable aux ques-tions d’exemption était celle du caractère déraisonnable. Tout ense disant d’accord avec les propos du juge Brossard (à l’effet que laquestion à savoir si un immeuble doit ou non bénéficier d’uneexemption n’était pas au cœur de la compétence spécialisée duBREF), la Cour, sous la plume du juge Robert, estime tout demême qu’il y a lieu, en l’espèce, de faire preuve d’une certaineretenue. Et ce, en raison principalement de la nature de la ques-tion – une question mixte de fait et de droit 96- et, du fait que lesdispositions à interpréter se retrouvent dans la loi que le BREFest chargé d’administrer. Ce qui, selon l’arrêt Pezim, rappelle le

146 Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999

91. Id., paragraphe 66 s.92. Id., paragraphe 69.93. No 200-09-001338-976 (C.A.) 26 mai 1999. En l’espèce, le litige reposait essen-

tiellement «sur le sens à donner au mot «immeuble» de l’article 1 de la Loi, etsurtout sur celui de l’expression de «objet mobilier attaché à perpétuelledemeure» (p. 10). Estimant qu’il s’agissait, en l’occurence, d’interpréter desnotions de droit civil ne tombant pas dans le champ particulier d’expertise duBREF, la Cour d’appel confirme que le juge de la Cour du Québec étaitparfaitement justifié d’intervenir pour corriger les erreurs du BREF et qu’iln’avait, à cet égard, aucun devoir de retenue. Voir p. 8-9 et 16 du jugement.

94. [1998] R.J.Q. 3310 (C.Q. juge Barbe) jugement porté en appel à la C.A. du Qué-bec (C.A.M., no 500-09-007332-984).

95. J.E. 99-476 (jj. Deschamps, Robert et Biron (ad hoc).96. S’appuyant en cela sur un passage du juge Bastarache, dans l’arrêt Push-

panathan c. Canada (M.C.I.) [1998] 1 R.C.S. 982, p. 1003 et s., le juge Robertaffirme à ce propos: «Une pure question de droit de portée générale comman-dera généralement un degré moindre de retenue judiciaire alors qu’une purequestion de fait ou une question mixte de droit et de fait fera davantage appel àla spécialisation de l’instance administrative.» (paragraphe 36 du jugement).Et, en l’espèce, il conclut que la question en litige – à savoir si l’activitépratiquée dans les «centres hospitaliers de soins de longue durée» (CHSLD)consiste à «fournir à autrui un immeuble résidentiel» ou «un service connexe»aux personnes qui y résident – constitue une question mixte de fait et de droitque le BREF était appelé à trancher et à l’égard de laquelle la Cour du Québecou la Cour d’appel ne doivent intervenir que si l’erreur est déraisonnable.(paragraphe 37 du jugement).

juge, milite en faveur d’une certaine retenue judiciaire97. Aumême effet, dans Aluminerie Alouette inc. c. Sept-Iles (Ville)98, laCour réserve l’application de la norme de la décision correcte auxquestions de droit pures99, alors que la qualification, à savoir si lesfaits satisfont au critère juridique, est plutôt considérée une ques-tion mixte de fait et de droit, révisable par la Cour du Québec seu-lement en cas d’ erreur déraisonnable100.

Enfin, dans Amos c. Centre chrétien d’Amos inc.101, un autrebanc a conclu cette fois, à la majorité, que la question – à savoir si,selon la preuve, l’unité d’évaluation était utilisée à des fins reli-gieuses aux fins d’exemption de taxe- devait être examinée selonla norme de l’erreur manifeste et déterminante. Exceptionnelle-ment, cette norme a ici été appliquée à la décision de la Cour duQuébec. Le juge Dussault, qui souscrit à l’opinion du juge Letarte,motive brièvement le choix de cette norme par le fait que la preuveavait été apportée par procès de novo (conformément à l’art. 167de la Loi sur la fiscalité municipale)102. Ce qui suggère qu’il qua-lifie la question en litige comme en étant essentiellement une defait. Le juge Gendreau, dissident, estimant pour sa part que lapreuve soumise devant la Cour du Québec était essentiellement lamême que celle qui avait été présentée devant le BREF, conclutque la norme applicable à la décision du BREF, en l’espèce, estcelle de l’erreur déraisonnable. Ce dernier, soutient-il, est un tri-

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 147

97. Supra note 96, paragraphe 34.98. J.E. 99-475 (jj. Proulx et Robert et Philippon (ad hoc).99. C’est-à-dire des questions d’interprétation des critères juridiques applicables,

comme par exemple, l’interprétation à donner à l’expression «matériel roulant»de l’article 65(2) LFM ou aux mots «utilisés principalement à des fins de produc-tion industrielle» contenus à l’article 65(1) LFM).

100. Il s’agissait, en l’occurence, de savoir si les éléments d’actifs désignés étaient, ausens de la loi, «utilisés principalement à des fins de production industrielle».

101. J.E. 98-2010 (jj. Gendreau, Dussault et Letarte (ad hoc).102. Id., au paragraphe 30 de l’opinion. À cette considération, le juge Letarte en

ajoute une deuxième, selon laquelle cette norme serait applicable au jugementfinal de la Cour du Québec faisant l’objet du présent pourvoi parce que cette der-nière n’est pas un tribunal spécialisé. À ce propos, le juge Letarte s’exprime ainsiaux paragraphes 47 et 48: «Or, c’est précisément ce jugement final de la Cour duQuébec qui, en vertu de l’article 170 de la même loi fait l’objet du présent pour-voi. Comme il ne s’agit pas là d’un tribunal spécialisé, je suis d’avis que le critèreapplicable à la décision de la Cour du Québec dans le cas sous espèce doit êtrejugé en fonction du critère de l’erreur manifeste et déterminante et non del’erreur déraisonnable simpliciter.» Cette insistance sur la distinction entre lesdeux normes étonne étant donné le fort rapprochement que le juge Iacobuccifait, justement, entre les deux dans l’arrêt Southam. Elle n’est certes pas de na-ture à simplifier la compréhension du rôle du juge d’appel.

bunal spécialisé103 qui, comme le Tribunal de la concurrence, «seconfond avec l’objet de la loi»104.

Au-delà des différences dues aux particularités des dossiers,la jurisprudence relative à la norme applicable lorsque le diffé-rend porte sur l’inscription au rôle ou le droit à une exemption detaxe demeure irréconciliable. Il importe aussi de réaliser que si leproblème sous-jacent à cette controverse s’est surtout posé dansun contexte d’évaluation foncière, il n’est sans doute pas exclusif àce domaine. Faut-il, comme le suggère l’arrêt Southam, limiterl’application du devoir de retenue aux questions qui relèventdirectement de l’expertise de l’organisme (i.e. l’évaluation propre-ment dite), ou faut-il aussi, comme le soutient le juge Robert dansl’arrêt Vigi Santé, en permettre l’application à certaines questionspériphériques à la spécialité de l’organisme, notamment des ques-tions de qualification (mixtes de fait et de droit) que celui-ci estappelé à trancher dans l’exercice de sa compétence? Il y a des argu-ments à faire valoir en faveur de chacune de ces positions et il n’estpas étonnant que la question soit controversée. Il reste à voir dansquel sens les principes dégagés dans Southam évolueront. Commeon le sait, les décisions de la Cour du Québec, en cette matière,sont dorénavant finales et sans appel105. Mais la suppression dudroit d’appel à la Cour d’appel n’aura sans doute que peu ou pasd’incidence sur l’issue de la controverse, puisqu’une erreur dans ladétermination de la norme de contrôle applicable donne, de toutefaçon, ouverture au pouvoir de surveillance et de contrôle des tri-

148 Revue du Barreau/Tome 59/Automne 1999

103. Id., paragraphe 9 du jugement: «En même temps, la loi a créé un tribunal spécialchargé de son administration en disposant de l’ensemble des plaintes formuléesà l’occasion des décisions administratives. C’est le Bureau de révision del’évaluation foncière (BREF). Il est partie intégrante de ce système général defiscalité municipale et son expertise, à mon avis, comme celui du Tribunal de laconcurrence «se confond avec l’objet de la loi» qu’il applique pour paraphraser lejuge Iacobucci. En somme, il doit définir les immeubles qui doivent être inclusau rôle d’évaluation, leur valeur, leur exemption du paiement de la taxe et tou-tes autres questions de cette nature. Les décisions du BREF si elles doivent por-ter sur des questions de droit sont rendues par un avocat. Enfin, la Cour duQuébec a compétence générale pour entendre des appels des ordonnances duBureau qui n’est protégé par aucune clause privative. Le droit d’appel est géné-ral et inconditionnel comme celui conféré à la Cour d’appel fédérale vis-à-vis leTribunal de la concurrence. En somme, le Bureau de révision de l’évaluationfoncière est un tribunal administratif spécialisé comme notre Cour l’a déjà déci-dé. À mon avis, il est, à sa manière, comparable au Tribunal de la concurrence.»

104. Puis, après avoir révisé le dossier, il statue qu’en l’espèce, il n’y avait pas lieud’intervenir, jugeant la décision du BREF non seulement raisonnable, mais cor-recte.

105. Art. 164 Loi sur la justice administrative, supra note 5.

bunaux suprérieurs106. De sorte que, même en l’absence d’un droitd’appel statuaire, il reviendra ultimement à la Cour d’appel,peut-être même à la Cour suprême, de trancher cette délicatequestion.

Outre la controverse évoquée plus haut et l’incertitudequ’elle génère quant à la portée du devoir de retenue, la jurispru-dence étudiée illustre bien la complexité de l’approche, les difficul-tés d’application qu’elle présente et, bien sûr, les gravesconséquences d’une erreur dans le choix de la norme de contrôleappliquée lors de l’appel. Car, faut-il le rappeler, le fait pour laCour siégeant en appel de ne pas appliquer la norme de contrôleappropriée (tant aux conclusions de fait qu’aux conclusions dedroit) est considéré être un excès de juridiction107. En effet, «mêmesi on a pu soutenir qu’«au fond, la question qui se pose est celle dupoids qui doit être accordé aux opinions des experts»108, concrète-ment, le respect de la politique de retenue en faveur de l’expertises’est traduit par une norme de contrôle particulière et un devoir dela respecter. Mais peut-être en a-t-on étendu indûment la portée...

CONCLUSION

En reconnaissant un droit d’appel de décisions prises par untribunal administratif à une cour de justice composée de juges nonspécialisés, le législateur poursuit des logiques qui ne sont pastoujours facilement réconciliables.

Devant ce louvoiement, on peut certes comprendre que lahaute juridiction ait présumé, dans les arrêts Pezim et Southam,

Revue du Barreau/Tome 59/Automne 1999 149

106. De plus, notons qu’il reste à tout le moins une cause pendante, l’affaire C.U.M. c.Hydro Québec [1998] R.J.Q. 3310 (C.Q. juge Barbe) C.A.M. ,no 500-09-007332-984., dans laquelle la Cour d’appel, aura prochainement l’occasion de se pronon-cer sur la question.

107. Par exemple dans les arrêts Pezim et Southam la Cour suprême a renversé lesdécisions des cours d’appel au motif qu’elles avaient manqué à leur devoir de re-tenue. Au même effet, dans Bau-Val inc. c. La Cour du Québec, [1996] R.J.Q.1109 (C.S.), la Cour Supérieure estime que la Cour du Québec a excédé sa com-pétence en n’appliquant pas le principe de retenue développé dans Pezim. Voiraussi Côté c. Rouleau, J.E. 96-839, où la Cour supérieure a conclu que la Cour duQuébec avait commis une erreur en intervenant dans les conclusions de fait duComité alors qu’il n’y avait pas erreur manifeste et déterminante. Également,dans Petit c. Guimont supra note 29, la Cour supérieure a jugé que le fait pour letribunal des professions d’appliquer une norme incorrecte dans l’évaluation defaits nouveaux constituait une erreur manifestement déraisonnable, révisablejudiciairement.

108. Southam, supra note 12 au paragraphe 62.

qu’il était de l’intention du législateur de laisser au Tribunal de laconcurrence de même qu’à la Commission des valeurs mobilières,la responsabilité de donner un sens à des textes législatifs techni-ques, (souvent susceptibles de plus d’une interprétation), pourvu,bien sûr, que l’interprétation donnée soit raisonnable. En effet,ces deux cas soulevaient des questions techniques, reliées àl’application de régimes réglementaires complexes par des orga-nismes spécialisés, composés de membres ayant une formationparticulière dans ces questions plus économiques que strictementjuridiques. Cependant, il ne s’ensuit pas que cette déférence s’im-pose à l’ensemble, ni même à la plupart, des tribunaux adminis-tratifs qui exercent, en première instance, des fonctionsd’adjudication. L’exercice, par un tribunal administratif, d’unecompétence limitée, ne confère pas, en soi, une expertise qui com-mande la retenue. Il faut faire des distinctions. Ce n’est décidé-ment pas la même chose de décider si un policier a, par soncomportement, commis un acte dérogatoire au Code de déonto-logie, que de décider de questions touchant l’interchangeabilitéfonctionnelle de quotidiens et de journaux communautaires. Il y aexpert et expert... Les arrêts Pezim et Southam, semble-t-il, ne lesvisent pas tous et leur portée ne devrait pas être étendue indû-ment.

À la lumière de la jurisprudence étudiée, nous estimons qu’ily a lieu de remettre en question la facilité avec laquelle les jugesont parfois tendance à conclure à l’expertise supérieure du tribu-nal. La reconnaissance du statut d’expert – et conséquemment,l’imposition d’un devoir de retenue judiciaire – sur la base d’un cri-tère essentiellement organique est incohérente à la fois avecl’attribution d’un droit d’appel et avec les principes dégagés dansPezim, Southam et Dell Holding. Comme le suggèrent ces der-niers, la détermination de la norme de contrôle applicable par unecour exerçant une fonction d’appel ne peut se faire que sur unebase de cas par cas et en tenant compte d’une pluralité de facteurs,dont la nature des fonctions exercées par le tribunal administra-tif, le caractère spécialisé des questions en litige et l’expertise par-ticulière des membres du tribunal sur ces questions. Et, comme lerévèle l’application qu’en a faite la Haute cour: en dehors des casoù la complexité des questions soulevées et la nature du régimelégislatif mettent en jeu l’expertise technique du tribunal, la Courexerçant une fonction d’appel n’a à faire preuve d’aucune retenueparticulière, sauf à l’égard des conclusions de fait.

150 Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999

Si, au cours des années 1970, la jurisprudence a pu être jus-tifiée d’imposer un devoir de retenue pour éviter que les juges netransforment leur pouvoir de surveillance en un appel déguisé,nous croyons qu’il importe maintenant de corriger les excès etd’éviter de rendre l’appel assimilable au pouvoir de surveillance.À moins d’en restreindre la portée, l’imposition d’un devoir deretenue à une cour siégeant en appel, sur des questionsd’interprétation statutaire, complique exagérément l’exercice dela fonction d’appel et remet en cause l’utilité même de ce recours.À quoi sert-il de multiplier les recours visant, en principe, à proté-ger les droits des justiciables, s’ils ont, à toutes fins utiles, la mêmevocation109? La marge d’intervention entre ce qui est déraison-nable et ce qui l’est manifestement justifie-t-elle l’octroi d’unrecours additionnel ?

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 151

109. Sur ce point voir aussi doctrine citée, supra note 38 ainsi que les commentairestrès éclairants du Professeur Yves Ouellette dans son remarquable ouvrage«Les Tribunaux administratifs canadiens», supra note 1, p. 375-377.

ANNEXE

Liste des arrêts de la Cour suprême du Canada portant sur lecontrôle judiciaire de l’interprétation que font les tribunaux admi-nistratifs des lois qu’ils ont à appliquer: Par ordre chronologique

Syndicat canadien de la fonction publique c. Société des alcools duNouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227;

Yellow Cab Ltée c. Board of Industrial Relations, [1980] 2 R.C.S. 761;

Syndicat des employés de production du Québec c. Conseil canadiendes relations de travail, [1984] 2 R.C.S. 412;

Blanchard c. Control Data Canada Ltée, [1984] 2 R.C.S. 471;

Syndicat des professeurs c. CEGEP Lévis-Lauzon, [1985] 1 R.C.S.596;

Union des employés de service, local 298, c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S.1088;

Bell Canada c. Canada (C.R.T.C.), [1989] 1 R.C.S. 1722;

CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd, [1989] 2 R.C.S. 983;

Centre hospitalier Régina Ltée c. Tribunal du travail, [1990] 1 R.C.S.1330;

National Corn Growers assn. c. Canada (Tribunal des importations),[1990] 2 R.C.S. 1324;

Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons etapprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie section local740, [1990] 3 R.C.S. 644;

Canada (P.G.) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1991] 1R.C.S. 614;

Alberta Union of Provincial Employees c. University Hospital Board,[1991] 2 R.C.S. 201;

Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la per-sonne), [1992] 2 R.C.S. 321;

Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992]2 R.C.S. 394;

Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103;

152 Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999

Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S.471;

Canada (P.G.) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554;

Canada (P.G.) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1993] 1R.C.S. 941;

Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada, [1993] 2 R.C.S. 230;

Fraternité Unie des Charpentiers et Menuisiers d’Amérique, sectionlocale 579 c. Bradco Construction Ltd, [1993] 2 R.C.S. 316;

Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353;

Canada (P.G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689;

Domtar inc. c. Québec (C.A.L.P.), [1993] 2 R.C.S. 756;

Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Association canadiennedes pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724;

Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2R.C.S. 525;

Pezim c. C.B. (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557;

Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des Relations du Travail),[1995] 1 R.C.S. 157;

British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.,[1995] 2 R.C.S. 739;

Royal Oaks Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail),[1996] 1 R.C.S. 369;

Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571;

Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick,[1996] 1 R.C.S. 825;

Newfoundland Association of Public employees c. Terre-Neuve (GreenBay Health Care Center), [1996] 2 R.C.S. 3;

Centre communautaire juridique de l’Estrie c. Sherbrooke (Ville),[1996] 3 R.C.S. 84;

Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3R.C.S. 855;

Revue du Barreau/Tome 59/Printemps 1999 153

Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 R.C.S.1015;

Conseil de l’éducation de la Cité de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O. dis-trict 15, [1997] 1 R.C.S. 487;

Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997]1 R.C.S. 748;

Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Mon-tréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793;

Pasiechnyk c. Saskatchewan (Worker’s Compensation Board), [1997]2 R.C.S. 890;

J.M. Asbestos inc. c. Québec (CALP), [1998] 1 R.C.S. 315;

Canada Safeway Ltd c. Syndicat des détaillantsgrossistes et maga-sins à rayons, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079;

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Im-migration), [1998] 1 R.C.S. 982;

Battleford and District Co-operative Limited c. Syndicat des détail-lants, grossistes et magasins à rayons, section locale 544, [1998] 1R.C.S. 1118.

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