Conférence 2

19
1 INTRODUCTION Dans le cadre de cette présentation orale, je voudrais montrer quelques aspects architecturaux mais aussi iconographiques des Espagnes médiévales. Je parle d’Espagne au pluriel car vous savez très bien que l’Espagne politique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existait pas au Moyen-âge. Il y a d’un côté une Espagne arabo-musulmane composée de plusieurs entités émirales (l’Andalousie) et une Espagne chrétienne, elle aussi fragmentée en plusieurs états. Ce qui m’intéresse aujourd’hui est la manière artistique dont les diverses communautés religieuses de cette péninsule ibérique se racontent, se disent et s’expriment dans les contingences de cette vie terrestre. Pour moi, il ne fait aucun doute que l’art participe de la connaissance d’une civilisation à un moment donné de son histoire. Dans un premier temps, je voudrais m’intéresser à l’expression monumentale et iconographique de l’art arabo-musulman andalou. Deux éléments, qui dans la réalité andalouse est loin d’être aussi catégoriquement distinguée, apparaitront dans notre courte recherche : 1) l’art au service du religieux et 2) l’art au service du politique. Or comme vous le savez, d’autres communautés religieuses, ayant leurs exigences spirituelles propres, coexistent, bon gré, mal gré, avec les musulmans dans la péninsule ibérique et je serais fort injuste de ne pas jeter un œil sur certains exemples de leurs « productions » artistiques, d’autant plus que la domination musulmane sur Al Andalous a connu de profonde modification entre leur arrivée au VIIIème siècle et le XVème.

Transcript of Conférence 2

Page 1: Conférence 2

1

INTRODUCTION

Dans le cadre de cette présentation orale, je voudrais montrer quelques aspects architecturaux

mais aussi iconographiques des Espagnes médiévales. Je parle d’Espagne au pluriel car vous

savez très bien que l’Espagne politique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existait

pas au Moyen-âge. Il y a d’un côté une Espagne arabo-musulmane composée de plusieurs

entités émirales (l’Andalousie) et une Espagne chrétienne, elle aussi fragmentée en plusieurs

états. Ce qui m’intéresse aujourd’hui est la manière artistique dont les diverses communautés

religieuses de cette péninsule ibérique se racontent, se disent et s’expriment dans les

contingences de cette vie terrestre. Pour moi, il ne fait aucun doute que l’art participe de la

connaissance d’une civilisation à un moment donné de son histoire. Dans un premier temps, je

voudrais m’intéresser à l’expression monumentale et iconographique de l’art arabo-musulman

andalou. Deux éléments, qui dans la réalité andalouse est loin d’être aussi catégoriquement

distinguée, apparaitront dans notre courte recherche : 1) l’art au service du religieux et 2) l’art

au service du politique. Or comme vous le savez, d’autres communautés religieuses, ayant

leurs exigences spirituelles propres, coexistent, bon gré, mal gré, avec les musulmans dans la

péninsule ibérique et je serais fort injuste de ne pas jeter un œil sur certains exemples de leurs

« productions » artistiques, d’autant plus que la domination musulmane sur Al Andalous a

connu de profonde modification entre leur arrivée au VIIIème siècle et le XVème. Donc, dans

un deuxième temps, je voudrais vous montrer quelques photos de synagogues médiévales :

celle de Cordoue et celle de Tolède, la célèbre Santa Maria la Blanca. Nous verrons les

connivences architecturales entre Islam médiéval et le Judaïsme médiéval. Enfin, nous

quitterons l’histoire du bâti, pour l’art des enluminures chrétiennes. En effet, je trouve

intéressant de vous montrer et de vous commenter ce que je nomme une iconographie

chrétienne de combat et de défense face aux musulmans. Nous quitterons donc Al Andalous

pour l’Espagne chrétienne en abordant les célèbres copies du commentaire de l’Apocalypse de

Jean par le moine Beatus de Liebana.

Page 2: Conférence 2

2

I) LA DIMENSION POLITIQUE ET RELIGIEUSE DE L’ART ARABO-

ANDALOU 

Tout d’abord, je voudrais faire une remarque d’ordre général afin que nous ne tombions pas

dans la caricature. Bien que les formes artistiques utilisées par les musulmans d’Al Andalous

soient, il faut le reconnaitre, d’une grande beauté, il serait ainsi fallacieux de croire qu’ils

auraient tout inventé eux même. Ce que nous nommons « art islamique » d’Andalousie, pour

reprendre la formule de l’historien Oleg Grabar1, est né de la récupération et de la

transformation, par les musulmans, de traditions artistiques qui lui sont étrangères et souvent

antérieurs comme celles des mondes hellénistiques, romains, byzantins ou encore perses

sassanides.

Et puis, je voudrais ajouter à la suite d’illustres historiens de l’Espagne musulmane que se

trouvaient parmi les architectes et les divers artisans qui ont contribué à la construction et à

l’embellissement de certains monuments religieux comme la mosquée de Cordoue étaient

d’origine non arabe et même non musulman. Il y avait de nombreux byzantins sur ses

chantiers.2 Autre remarque que nous devons garder en mémoire est que l’entreprise artistique

monumentale des musulmans vient essentiellement d’en haut, c'est-à-dire procèdent des élites

dirigeantes et donc, lorsque nous regardons la mosquée de Cordoue ou n’importe quelle autre

mosquée ou monuments du monde musulman, nous devons garder à l’esprit que sa

construction et sa décoration dépendent de l’autorité du gouverneur, de l’Émir ou du Calife !

La grande mosquée de Cordoue (avant sa transformation en édifice chrétien en 1236)

Je ne vais pas faire l’histoire de la fondation et du développement de l’Émirat Omeyyade de

Cordoue3 car ce serait trop long et hors propos. Ce qu’il faut retenir c’est qu’à peine deux

siècles après leurs arrivées dans la péninsule ibérique, les arabes fidèles à la dynastie orientale

(d’origine) Omeyyade accompagnés de berbères d’Afrique du Nord vont fonder, aux prix

d’efforts militaires importants, aux IXème et Xème siècles le royaume le plus puissant

d’Europe Occidentale.

1 Voir l’ouvrage de référence suivant : Grabar Oleg, La formation de l’art islamique, Collection : « Champs », Flammarion, Paris, 2000.2 Terrasse Henri., « Les traditions romaines dans l’art musulman d’Espagne », dans Bulletin Hispanique, t. 65, n° 3-4, pp. 199-205.3 Magistralement étudiée par Évariste Lévi-Provençal dans son Histoire de l’Espagne musulmane, 3 t., Maison-neuve & Larose, Paris, 1999. Pour ceux qui veulent un ouvrage rapide à lire, voir alors Clot André, L’Espagne musulmane, Collection : « Tempus », n° 87, Les Éditions Perrin, Paris, 2004.

Page 3: Conférence 2

3

La puissance étatique d’un royaume se lit dans la somptuosité des monuments qu’il fait bâtir

et dans l’organisation urbaine de sa capitale. Cordoue, en tant que capitale de l’Empire

Omeyyade se veut la plus belle et la plus importante des villes d’Occident aux Xème-XIème

siècles. Le paysage urbain doit interpréter la gloire de l’Émirat, la gloire d’un Islam aussi

européen qu’oriental, face aussi bien aux royaumes chrétiens comme ceux issus de

l’entreprise carolingienne mais aussi face au Califat de Baghdâd. Or les divers Émirs qui se

sont succédé à la tête de l’Empire Omeyyade depuis le VIIIème siècle légitiment

religieusement leur autorité. Ils se revendiquèrent donc comme des artisans de la cause divine.

Leur politique urbaine ne pouvait donc pas faire l’économie d’édifices religieux. La gloire et

le triomphe de l’Islam est la visée principielle de l’œuvre émirale. La Grande Mezquita de

Cordoue illustre ce que je viens de dire. Elle a connue plusieurs étapes successives

d’agrandissement et d’embellissement car Cordoue, entre le VIIIème et le XIIème siècle voit

sa population augmentée très rapidement. On estime par exemple qu’au dixième siècle,

Cordoue, avec ses 100 000 habitants serait 10 fois plus peuplée que Paris. Nous avons peine à

imaginer qu’à ses origines, elle ne fut qu’une modeste salle de prière issue du partage entre

chrétiens et musulmans de l’Église dédiée à saint-Vincent. Lorsque que nous serons à

Cordoue, vous verrez à quel point cette mosquée domine la ville.

Telle que nous la voyons aujourd’hui et sans les rajouts chrétiens débutés dès le XIIIème

siècle, l’édifice forme un quadrilatère d’environs, 180 mètres sur 130 mètre de large et

provient essentiellement des travaux faramineux dictés par l’Emir Abderrahmane II (dates de

règne : 822-852).

Il faut savoir que dans les pratiques cultuelles de l’Islam, la mosquée est, bien évidemment, le

lieu de prière par excellence, or, cet édifice religieux n’est pas le seul de la ville de Cordoue.

Seulement, celui-ci est ce que nous nommons « Masjid al Jami’ ». C’est la mosquée

principale où s’effectuent en plus des prières quotidiennes, la prière du vendredi mais aussi

elle tient lieu d’espace de réunions importantes pour la direction des affaires politiques de

l’Empire Omeyyade. Ajoutons aussi que c’est dans cette mosquée, que l’Émir peut prononcer

ses discours officiels où tous les habitants de la ville pouvaient être conviés. C’est plus qu’une

mosquée, c’est un espace de vie sociale, politique et même intellectuelle puisque des

disciplines profanes et religieuses y étaient enseignées. L’autorité de l’Émir possède une

dimension religieuse, ce qui l’amène lui-même, bien souvent, à diriger les prières collectives

et à effectuer le sermon du vendredi. Je voudrais mettre l’accent sur deux éléments

architecturaux afin que vous preniez conscience de l’importance des arts dans les sociétés

musulmanes médiévales et surtout ce que je nomme : « le multiculturalisme artistique ».

Page 4: Conférence 2

4

Tout d’abord, je voudrais vous montrer un des éléments fondamentaux du lieu de culte

musulman : il s’agit du mihrab, c'est-à-dire la niche qui, traditionnellement au Moyen-âge

devait servir d’espace où se mettait l’Imam pour diriger la prière collective. Elle marque

spatialement la direction de la Mecque. Lorsque l’Emir Al Hakam II arrive au pouvoir en 961,

il décide d’agrandir la mosquée, ce qui va conduire à la mise en place d’un nouveau mihrab.

Nous observons, tout d’abord, que cette niche s’inscrit dans un arc en fer de cheval à

l’intérieur de plusieurs carrés emboités. Pour être plus technique, l’ouverture en fer à cheval

du mihrab est dans un encadrement rectangulaire mouluré, qu’on nomme en arabe « alfiz ».

Elément architectural et décoratif identique aux portes sud-ouest de la Mezquita. Nous avons

là une des caractéristiques majeures de l’art omeyyade d’Occident. Nous voyons aussi les

fondements de l’iconographie arabo-andalouse religieuse sont essentiellement des entrelacs

géométriques, des motifs floraux et des inscriptions calligraphiques. Fondement

iconographique bâti sur la répétition et l’emboitement des motifs. En effet, les différents

claveaux de mosaïques composant l’arc en fer à cheval (nommé aussi arc à plein cintre

outrepassé) sont décorés d’arabesque de feuilles, de fleurs et de fruits, dans une sorte de

rappels paradisiaques. Nous avons, par exemple, en fonction des claveaux la représentation

de rinceaux, de fleurons à six pétales, de palmettes. Concernant le nombre de claveaux, Il y

en a 9 de part et d’autre du claveau central, bleu clair, appelé la clé. (Petit rappel  : nous avons

là des claveaux fictifs imitant les vraies pierres taillées en biseau). Pour l’anecdote aussi, nous

savons par des sources anciennes telle la chronique de l’historien marocain du XIVème siècle

Ibn Idhari al Marrakushi (Kitāb al-bayān al-mughrib fī ākhbār mulūk al-andalus wa'l-

maghrib que l’Emir Al Hakam II reçut de la part du Basileus (Nicéphore Phocas) 320

quintaux de cubes de mosaïques de verres et aussi l’envoi du plus grand mosaïste byzantin

pour la Mezquita. A noter aussi, la polychromie des différents claveaux. Les artistes ont

soigné le moindre détail de ce mihrab. Il suffit d’imaginer la précision nécessaire pour

assembler toutes ces petites pièces de différentes couleurs de mosaïques4. La mosaïque

polychrome est appelée par les arabes « fusaifisa’ » du grec « ψήφωσις » Les couleurs

utilisées, couleurs chaleureuses majoritairement participent de la dimension célestielle,

paradisiaque du décor. En effet, les claveaux de part et d’autre de la clé sont symétriques et

sont alternativement rouge, or, bleu, or…

Tout autour de l’arc en fer à cheval, sur la façade du mihrab, à plusieurs niveaux, vous pouvez

voir de la calligraphie coranique en couleur bleu sur fond jaune, puis dorée sur fond bleu.

4 Stern Henri, Les mosaïques de la grande mosquée de Cordoue, W. de G., Berlin, 1976. L’auteur décrit, un par un les différents claveaux.

Page 5: Conférence 2

5

Cette épigraphie arabe en style coufique (reconnaissable aux angles droit des lettres et aux

hautes hampes) reproduit des versets du livre saint des musulmans. Nous sommes dans une

mosquée et donc, il convient de rappeler aux fidèles l’objet de leur présence : l’adoration de

Dieu et le propriétaire de ce lieu, c'est-à-dire : Dieu. Un terme que vous pouvez retenir aussi

concernant l’art religieux des omeyyades d’Occident est l’aniconisme, c'est-à-dire, la non

utilisation d’une ornementation zoomorphe ou utilisant des images humaines. Il est très

difficile de reconstituer les inscriptions originelles car il y aurait eu, à un moment non

déterminé de l’histoire, des retouches. L’historien Evariste Lévi-Provençal, après maintes

recherches, prouvent que cette épigraphie commémore l’élargissement de la mosquée en

combinant deux ensembles de passages du Coran, les versets 5 et 6 de la sourate 32 (sourate

La prosternation) et le verset 65 de la sourate 40 (sourate Le Pardonneur) mais aussi en

rappelant les noms des cinq directeurs de travaux : Dja’far ibn Abdarrahman, Muhammad Ibn

Tamlikh, Ahmed Ibn Nasr, Khalid Ibn Hashim et Mutarrif ibn ‘Abdarrahman. Nous aurions

donc, pour l’épigraphie sainte, donc ceci :

« Du ciel à la terre, il administre l’affaire, laquelle ensuite monte vers Lui en un jour

équivalent à mille de votre calcul. C’est Lui le connaisseur des mondes inconnus et visibles, le

Puissant, le Miséricordieux. » (S. 35, v. 5-6) et « C’est Lui le Vivant. Point de divinité à part

Lui. Appelez le donc, en lui vouant un culte exclusif. Louange à Dieu, Seigneur de l’univers.  »

(S. 40, v. 65)

L’inscription centrale de la façade du mihrab est plus simple à déchiffrer, il s’agit du verset 23

de la sourate L’Exode (n° 59) :

« C’est Lui Dieu, Nulle divinité autre que Lui, le Connaisseur de l’Invisible tout comme du

visible. C’est Lui le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. »

Ce qui est intéressant, c’est que les Emirs, en l’occurrence, ici, Al Hakam II fait inscrire pour

l’éternité la volonté spirituelle de sa politique architecturale. Son autorité émirale provient,

selon lui de Dieu et agrandir et embellir une mosquée, serait donc pour lui la marque de sa

reconnaissance.

Enfin, en ce qui concerne, la façade de cette espace octogonale qu’est le mihrab, je voudrais

attirer l’attention sur l’arcature aux sept niches surmontées d’arcs trilobés. Nous sommes là

en présence d’une arcade feinte. (Volonté d’imiter une porte, le mihrab, porte vers Dieu ?)

C’est une constante décorative de la Mezquita. Là encore, nous avons une reproduction plus

raffinée, plus travaillée des portes extérieures de la mosquée. Le fond de chacune de ses

niches est formé de mosaïque dont les thèmes végétaux de l’ornementation reproduisent

différemment ceux des fonds de claveaux. Certains historiens de l’art parlent d’« arbres de

Page 6: Conférence 2

6

vie ». Nous sommes, à mon avis, plus en présence de rinceaux et de plantes dressées. Disons

que le dessin délicat et la palette raffinée font de ces fonds de niches et de claveaux une œuvre

de grande qualité à laquelle il faudrait consacrer plusieurs heures d’études.

Avant de quitter la grande mosquée de Cordoue pour l’architecture synagogale, je voudrais

rappeler la marque politique de cet édifice religieux puisque chose rare au Moyen Age et

même dans l’histoire de l’Islam, nous trouvons en avant du mihrab un espace réservé

exclusivement à l’Émir et à ses proches, créant ainsi une sorte de ségrégation spatiale entre les

fidèles, pourtant égaux au regard de la loi musulmane. Elle a été ajoutée par l’Emir Al

Mundhir (886-888).Cette zone se nomme la maqsura.5 Cette construction complexe en

marbre sculpté est faite d'arcs polylobés superposés et entrecroisés. Nous observons aux

dessus des arcs, des panneaux de marbres sculptés de motifs atauriques (de l’arabe tawik :

entrelacs et motifs végétaux).

Enfin, l’impression de légèreté, d’espace ouvert vers le céleste, qui de se dégage de cette

mosquée vient de l’utilisation massive de la colonnade de marbre à deux étages d’arc

outrepassé. Deux éléments doivent vous marquer : la présence, ici, de chapiteaux de type

plutôt corinthien (il y a d’autres types de chapiteau dans cette mosquée et puis, le style

corinthien tel que nous le connaissons dans le monde hellénistique et romain n’est pas

respecté intégralement, peut-être serait-il plus juste de parler de chapiteaux composites voire

de chapiteaux typiquement arabo-andalou, nous voyons dans les chapiteaux en questions des

feuilles d’acanthes dont la découpe est très fine, avec du relief, un brin luxuriant) 6 et

l’alternance dans l’arc en fer à cheval et en plein cintre de briques rouge et bloc de pierres

blanches. Pour vous montrer aussi que la mosquée de Cordoue est aussi une œuvre politique,

dans le sens qu’elle entend chanter la louange de Dieu à travers les émirs illustres qui l’ont

décoré et aménagé, je mets sous vos yeux un chapiteau en marque finement travaillé. Ce que

nous relevons est l’inscription, la dédicace émirale sur le mince bandeau du sommet de la

corbeille. Nous pouvons y lire :

« Au nom de Dieu, bénédictions complètes de la part de Dieu et faveur entière à l’imam al

Mustan’sir billah, l’esclave de Dieu Al Hakam, l’émir des croyants, que Dieu prolonge sa

vie ! Parmi ce qu’il a ordonné de faire. Et cela fut terminé, par la puissance de Dieu sous la

5 Grabar Oleg, op. cit., p. 171 ; Lévi-Provençal, L’Espagne musulmane au Xème siècle, Maisonneuse & Larose, Paris, 2002, p. 213.6 Il y a dans cette mosquée plusieurs types de chapiteaux : wisigothiques se caractérisant par un relief plat et une géométrisation des formes végétales (nef centrale), romain corinthien (plus grande magnificence ornemental ou encore d’autres de facture orientale, plus aérés, plus « vivants », nommés « arabes ou « chapiteau émiral ».

Page 7: Conférence 2

7

direction de son affranchi, son ‘hagib7 et le glaive de son gouvernement, Ga’far ibn

Abdarrahmane, que Dieu l’assiste »

Tout cet enchevêtrement de formes et de couleurs manifeste un grand sens de l'équilibre et de

l'harmonie mais également a permis de résoudre le problème du soutènement d'un édifice

aussi haut, majestueux et massif, sans alourdir sa vision. Il permet de garder l'aspect de

légèreté et luminosité nécessaire à l’épanchement spirituel.

II) Les synagogues de Tolède et de Cordoue

Vous avez vu, grâce à l’intervention de mon collègue Christophe Cailleaux, que l’Espagne

médiévale, du moins, l’Andalousie médiévale est une terre pluriculturelle où se côtoient, pour

le meilleur et pour le pire, différentes communautés religieuses. Il est très difficile de

s’intéresser à l’histoire médiévale de la péninsule ibérique si nous faisons l’économie de la

question juive. A cet égard, je ne peux que vous conseiller l’ouvrage du grand spécialiste

Haïm Zafrani, intitulé Juifs d’Andalousie et du Maghreb8.

Malgré des moments très difficiles, lors de la conquête et la domination musulmanes, la

communauté juive andalouse a connu un certain épanouissement culturel, intellectuel,

artistique et religieux. Difficile de s’intéresser, par exemple, à la philosophie néoplatonicienne

médiévale si nous ne nous penchons pas sur Salomon Ibn Gabirol (auteur du Meqqor

Hayyim : « le livre de la source de vie », 1020-1058) ou encore, pour l’aspect aristotélicien de

la philosophie médiévale, sur l’œuvre du célèbre médecin-métaphysicien Maimonide (auteur

du Moré Mévoukhim, le célèbre Guide des Egarés)

Ce qui est frappant est que la langue utilisée par ces philosophes et même par les autres

intellectuels issus de la communauté juive est l’arabe. Cette arabisation culturelle se double

aussi de l’utilisation d’un decorum arabo-andalou dans l’espace cultuel par excellence du

Judaïsme espagnol : la synagogue. Ce que nous avons vu précédemment au sujet des

caractéristiques de l’art omeyyade, nous le retrouvons, avec quelques ajustements à l’intérieur

de certaines synagogues9. Ce qui m’amène à dire que la personne qui ne connait rien à

l’histoire des religions et à la richesse de l’architecture religieuse pourrait facilement se

méprendre et confondre une mosquée avec une synagogue.

7 Sorte de chef du palais, 1er homme de main de l’Emir.8 Aux Editions Maisonneuve & Larose, Paris, 2002.9 Voir Ruiz Souza, J. C., « Sinagogas sefardíes monumentales en el contexto de la arquitectura medieval hispana », dans Memoria de Sefarad, Madrid, 2002, p. 225-239

Page 8: Conférence 2

8

Comme cela vous a surement été expliqué, ils existent dans les villes médiévales musulmanes

une ségrégation spatiale ethno-religieuse. Les juifs ont leur quartier (Juderia en Andalousie,

Mellah au Maghreb). A Cordoue, nous trouvons dans la rue « Judios », la vieille synagogue

du XIVème siècle. Gardons à l’esprit qu’à ce moment là de l’histoire andalouse, Cordoue

n’est plus sous domination musulmane mais sous domination chrétienne. Elle n’a pas d’accès

direct à la rue et elle est de taille très modeste, ce qui pourrait être lié aux restrictions

imposées par le pouvoir chrétien, sous Alphonse XI de Castille. Cependant, son extériorité

discrète cache une merveille décorative intérieure. Nous pouvons dater sa construction vers

1315 puisque nous avons une inscription célébrant son chef de projet : Is’haq Moheb. La

modestie de ce lieu provient aussi des matériaux de sa construction et de sa décoration

(brique, bois).

Tout d’abord, nous pouvons relever que nous avons un plafond en bois à caissons ornés

d’entrelacs (artesonados). Notons aussi, mais de manière moins ostentatoire que les mosquées

andalouses, la décoration des murs intérieurs est essentiellement constituée de plâtre sculpté

(le stuc) de motifs végétaux, géométriques et nous voyons courir le long des murs quelques

inscriptions en hébreu dont certains passages des Psaumes. Du fait de la présence massive des

arabesques, les historiens de l’art nomment cela l’art mudéjar, provenant du mot

« mudajjan », qui veut dire « soumis, domestiqué ». Cet art émane des musulmans sous

domination chrétienne et en effet, il ne fait aucun doute aujourd’hui, qu’Ishaq Moheb avait

sous sa direction, pour la décoration intérieur de la synagogue, de nombreux musulmans.

Nous trouvons par exemple, sur le mur intérieur ouest, ce que nous avons déjà vu à la

meszquita, la présence d’un arc polylobé (7 lobes) entouré d’une frise épigraphique, avec tout

autour du plâtre sculpté de motifs géométriques se répétant, ressemblant à une fleur de lys

avec au centre de chacun d’entre eux des cercles rosacées. Nous pouvons même dire que nous

sommes en présence d’arc recticurvilignes (successions de lobes et d’angles droit). On

nomme cela « sebka ». Des ciselures imitent, de part et d’autre, un épanchement végétal.

L’arabesque a le don d’unir la précision géométrique à la légèreté des traits floraux. Sur le

mur est, nous trouvons la niche où se plaçait le « aron ha qodesh », c'est-à-dire la réplique de

l’ « Arche d’Alliance » contenant les rouleaux de Loi, de la Torah.

Je voudrais maintenant m’attarder quelques instants sur une autre des grandes synagogues

médiévales espagnoles : la célèbre Santa Maria la Blanca de Tolède construite à la fin du

XIIème siècle et transformée en église en 1405. Elle est composée de 5 nefs. Sa ressemblance

avec une mosquée est encore plus frappante. D’ailleurs, beaucoup d’historiens du siècle

précédent et même maintenant disent que cette synagogue appartient, par sa décoration et son

Page 9: Conférence 2

9

architecture, au estilo del califato (art califal). Nous sommes dans une illustration touchante

de l’art mudéjar.

La diapo-18 : quels types d’arc avons-nous au premier niveau ? et au second niveau en guide

de décoration ?

Nous avons des piliers octogonaux en briques avec des socles en carreaux de faïences. Il y

aurait dans la finition octogonale des piliers un apport de l’art épuré de la dynastie

maghrébine Almohade (Al muwahiddun). Cela ne serait pas étonnant puisque beaucoup

d’historiens pensent que celui qui a financé la construction de cette synagogue est Abraham

Ibn Alfachar, conseilleur du roi Alphonse VIII et ambassadeur du roi espagnol auprès de la

cour de l’Emir Almohade. Ce qui me retient est la présence de chapiteaux originaux, tous

uniques et un brin exotique.

Les historiens de l’art parlent de chapiteaux en tiges d’ananas avec des volutes rhomboïdales,

qui rappelle les chapiteaux de type ionique. Pour anecdote, dans la description de leur voyage

à Tolède de Gustave Doré et du baron Charles Davilliers à la fin du XIXème siècle, ils

décrivent les chapiteaux synagogaux de la Santa Maria la Blanca comme « étranges »10. En

effet, la géométrie de la sculpture s’associe étroitement avec les courbes végétales.

III) L’enluminure chrétienne d’espérance dans les royaumes chrétiens du Nord : Les

« Beatus de Liebana »

Je voudrais, pour conclure mon travail, quitter l’art monumental pour l’art livresque des

enluminures. Je n’apprends rien à personne en rappelant que l’enluminure représente

l’ensemble des décorations qui ornent un texte, qu’elles soient anthropomorphes, zoomorphes,

végétales etc. Il s’agit donc de décoration peinte, de miniatures peintes11. Bien évidemment, la

décoration peut être d’essence religieuse ou d’essence profane, cela dépend souvent du thème

du manuscrit. Je voudrais m’arrêter sur des enluminures religieuses espagnoles du haut

Moyen-âge que l’on nomme, par commodité, les « Beatus », qui sont des commentaires

illustrés de l’Apocalypse de Jean. En effet, ce livre biblique a toujours passionné les chrétiens

car les récits qu’ils relatent sont très variés, utilisent énormément de thèmes et d’images

symboliques, mettent en action le Christ ressuscité sous la forme d’un agneau, menant ses

fidèles, son Eglise, à la Jérusalem Céleste, c'est-à-dire, le royaume éternel de Dieu. Grosso

modo, ce livre expose métaphoriquement le plan de Dieu pour les hommes, c'est-à-dire les

principales étapes que l’histoire humaine devrait suivre avant d’arrivée à son point ultime où 10 « Voyage en Espagne », dans Le tour du monde. Nouveau journal des voyages, (dir. Edouard Charton), Hachette, Paris, 1868.11 Je ne peux que renvoyer à l’excellent site www. enluminures. cultures.fr.

Page 10: Conférence 2

10

les méchants seront liquidés (image du dragon multicéphale, de la bête marine, de la bête

terrestre…) et les bons, les croyants, après plusieurs souffrances rejoindront le royaume

céleste de Dieu. Bref, ce livre ouvre la porte à l’imaginaire et restent très difficile à interpréter

et à comprendre. Beatus de Liebana, comme nombres de théologiens chrétiens avant lui

(Victorin de Poetovio (fin IIIème siècle), Césaire d’Arles (≈470-542) ou encore Bede le

Vénérable (≈672-735)) donna à la fin du VIIIème siècle un commentaire de la vision de

Patmos. Beatus est un moine du monastère montagnard espagnol de San Martin de Turieno

dans la région de Cantabrie12, qui rédige son commentaire apocalyptique, en partie, à cause

des musulmans. En effet, pour tous ces commentateurs, la question qui se pose est de savoir

quand se fera l’avènement du Royaume de Dieu et sur qui doit-on appliquer les figures du mal

que l’Apocalypse de Jean contient. Les musulmans, dont la conquête de la péninsule ibérique

au VIIIème siècle est rapide, trop irrationnelle pour être normale apparaissent pour les

théologiens chrétiens comme l’avatar et la marque du mal.

Or, dans cette période troublée, comme dans de nombreuses périodes troublées qu’ait connu

le christianisme, les chrétiens se tournent vers le livre de l’Apocalypse car ce livre est

essentiellement une leçon d’espérance, une leçon de patience, où malgré les vicissitudes du

temps, c’est le bien et les fidèles du Christ qui devraient triompher. C’est dans cette optique

que Beatus rédige son commentaire. Ce dernier va connaitre un certain succès puisqu’il sera

souvent recopié entre le Xème et XIème siècle, aussi bien en terres ibériques qu’en terres

franques. Il est même plus que recopié, il est « agrémenté » d’enluminures, c’est cela que l’on

nomme les « beatus »13.

Ces commentaires participent de la résistance religieuse contre les musulmans, ils sont, d’une

certaine manière, chez les clercs, une œuvre d’édification spirituelle, l’image d’une foi qui

résiste face à une autre foi14. Ce qui est paradoxal, c’est que les plus importants « beatus »,

comme le codex de Gérone (fin Xème) avec ses 114 miniatures enrichies d’or contiennent

des éléments décoratifs arabo-andalous mais aussi carolingiens. Je voudrais vous montrer tout

d’abord la dénonciation des musulmans. Les « beatus » relèvent généralement de l’art

mozarabe15. Ce qui marque tout d’abord est l’emploi de couleurs vives et chaudes, ce qui est

12 Région espagnole comprise à l’est par la Communauté autonome du pays basque, à l’ouest par les Asturies, au sud par la Castille-et-Léon et au nord par l’océan atlantique.13 Se reporter, par exemple, à Ludivine Allegue Fuschini, La miniature chrétienne dans l’Espagne des trois cultures. Le béatus de Gérone, Arts et sciences de l’art, Harmattan, Paris, 2008.14 Voir l’analyse de Guy Lobrichon dans La Bible au Moyen Age, Éditions A. et J. Picard, Paris, 2003, p. 112.15 Voir Cyril Aillet, Les « Mozarabes » : islamisation, arabisation et christianisme en péninsule Ibérique (IXe-XIIe siècles), Casa de Vélasquez, Madrid, 2010.

Page 11: Conférence 2

11

généralement leur estampille. Nous avons, tout d’abord, la représentation de la Bête aux sept

têtes. Son origine scripturaire se trouve dans Ap. 13, 10 :

«Alors, je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, sur ses cornes dix

diadèmes et sur ses têtes un nom blasphématoire ». A partir du passage d’Ap. 17, 9, les

chrétiens appliquèrent initialement ce symbole à la Rome « païenne » mais aussi à plusieurs

empires considérés comme sectateurs du Diable, considérés donc comme ennemi du Christ.

Nous savons par de nombreuses sources antiques que de nombreux clercs chrétiens

considéraient les musulmans comme des égarés, des hérétiques, des suppôts de Satan, que

Dieu utilisait à des fins pédagogiques pour la solidification de la foi des chrétiens. Ils étaient

considérés comme un fléau de Dieu. Nous voyons aussi sur cette image, le Dragon, ce grand

serpent, image du Mal absolu (voir le chapitre XII de l’Apocalypse), expulsé du ciel par

l’archange Mickaël (Michel). Ce qui me retient dans cette miniature est l’image des

adorateurs du mal. Le teint hâlé, la chevelure brune, il est très plausible d’y reconnaitre des

Maures ou des Sarrazins, bref des musulmans. Ce qui pourrait aussi appuyer cette piste est

leur posture, qui ressemble énormément à deux des moments clés de la prière musulmane (le

roukou’, l’inclinaison ou le soujoud, sorte de proskynèse).

Dans la deuxième image, provenant surement d’un monastère des Asturies au XI siècle, que

je vous livre, nous voyons les chrétiens en plein reconquête d’une ville occupée par les

musulmans, reconnaissables à leurs cheveux crépus et leurs légères barbes. Ils se font battre à

pleine couture, normal car l’imagerie chrétienne tient à montrer la puissance des fidèles du

Christ, qui, s’ils le veulent, pourraient ébranler n’importe lequel des empires terrestres.

Malgré la gaité des couleurs, la scène est violente, des têtes gisent à même le sol. Il

semblerait, par contre que les personnages à l’intérieur de la ville miniaturée soient des

chrétiens, car ils ont un air placide, plutôt heureux. Nous avons l’image de chrétiens allant

libérer leurs frères chrétiens d’une ville possédée par des musulmans. Image de la

reconquête !