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550 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 plus poussé au droit. Les conditions d’une relation paternaliste ne sont alors plus réunies ; les engagements réciproques se délitent au profit d’une médiation juridique et, avec eux, l’équilibre entre flexibilité et stabilité qui caractérisait autrefois ces entreprises. Dans un contexte de réduction de l’offre d’emplois s’opère une seconde rupture : l’organisation de la flexibilité est orchestrée par un accroissement de la formalisation juridique associé à un affaiblissement des droits sociaux. De nouveaux droits individuels sont définis, associés à une externalisation de la protection et de la sécurité des salariés : chacun participe à la construction de son propre parcours. En conclusion, A. Lamanthe développe une vision tout à la fois pessimiste et pertinente : la multiplication des normes issues du registre juridique conduit à un brouillage des formes de la relation salariale dans les petites entreprises familiales, annonc ¸ant le délitement contraint des principes traditionnels par le processus contemporain de formalisation et de distanciation des relations de travail. L’originalité de cet ouvrage tient à l’entrée choisie par l’auteur pour aborder la relation salariale dans son ensemble. En effet, elle ne s’intéresse pas de fac ¸on centrale à d’autres formes plus connues de paternalisme, telles que celles observables dans les grandes organisations les pratiques d’encadrement de la main-d’œuvre peuvent concerner des aspects structurants de la vie privée des travailleurs (le logement, la prise en charge de la santé, l’éducation des enfants), qui, selon elle, ont donné lieu à l’émergence d’une pensée stéréotypée sur la question. A. Lamanthe propose une réflexion sur l’histoire du paternalisme et de la relation salariale fondée sur l’étude de formes organisationnelles de petite taille, invisibilisées dans la sociologie du travail. Si cette analyse enrichit la discipline par une réflexion sur des thématiques souvent occul- tées, elle interroge sur les conditions de sa généralisation. Des travaux récents témoignent d’une mobilisation croissante de la notion de paternalisme pour analyser les rapports salariaux dans les pays émergents la permanence de régulations sociales traditionnelles justifie ce choix. Ils explorent les mécanismes de légitimation du paternalisme au sein des firmes ainsi que des socié- tés étudiées. À l’inverse, A. Lamanthe propose un cadre permettant de comprendre l’évolution du paternalisme dans un contexte de juridicisation de la relation salariale, mais elle ne mobi- lise pas d’outils théoriques et méthodologiques pour l’analyse des ressorts de l’acceptation de la domination traditionnelle et de la construction politique d’une telle acceptation. Enfin, ceci rappelle que si le paternalisme est considéré ici comme une forme spécifique de relation salariale, la définition première de ce terme renvoie à une doctrine politique en opposi- tion aux doctrines libérales. En cela, l’ouvrage laisse en suspens certaines réflexions elles aussi intimement liées au paternalisme, sur la notion de coercition ou sur les registres de justification du paternalisme. Stéphanie Barral Centre Maurice-Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 18 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.009 Who Cares? Public Ambivalence and Government Activism from the New Deal to the Second Gilded Age, K.S. Newman, E.S. Jacobs. Princeton University Press, Princeton (2010). 240 p Ce livre court, écrit à quatre mains par une sociologue, Katherine S. Newman, et une spécia- liste de politiques publiques, Elisabeth S. Jacobs, pose en introduction une question simple : les réformes de l’assurance et de l’assistance sociale aux États-Unis ont-elles été mieux acceptées dans

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plus poussé au droit. Les conditions d’une relation paternaliste ne sont alors plus réunies ; lesengagements réciproques se délitent au profit d’une médiation juridique et, avec eux, l’équilibreentre flexibilité et stabilité qui caractérisait autrefois ces entreprises. Dans un contexte de réductionde l’offre d’emplois s’opère une seconde rupture : l’organisation de la flexibilité est orchestréepar un accroissement de la formalisation juridique associé à un affaiblissement des droits sociaux.De nouveaux droits individuels sont définis, associés à une externalisation de la protection et dela sécurité des salariés : chacun participe à la construction de son propre parcours.

En conclusion, A. Lamanthe développe une vision tout à la fois pessimiste et pertinente : lamultiplication des normes issues du registre juridique conduit à un brouillage des formes de larelation salariale dans les petites entreprises familiales, annoncant le délitement contraint desprincipes traditionnels par le processus contemporain de formalisation et de distanciation desrelations de travail.

L’originalité de cet ouvrage tient à l’entrée choisie par l’auteur pour aborder la relation salarialedans son ensemble. En effet, elle ne s’intéresse pas de facon centrale à d’autres formes plus connuesde paternalisme, telles que celles observables dans les grandes organisations où les pratiquesd’encadrement de la main-d’œuvre peuvent concerner des aspects structurants de la vie privéedes travailleurs (le logement, la prise en charge de la santé, l’éducation des enfants), qui, selonelle, ont donné lieu à l’émergence d’une pensée stéréotypée sur la question. A. Lamanthe proposeune réflexion sur l’histoire du paternalisme et de la relation salariale fondée sur l’étude de formesorganisationnelles de petite taille, invisibilisées dans la sociologie du travail.

Si cette analyse enrichit la discipline par une réflexion sur des thématiques souvent occul-tées, elle interroge sur les conditions de sa généralisation. Des travaux récents témoignent d’unemobilisation croissante de la notion de paternalisme pour analyser les rapports salariaux dansles pays émergents où la permanence de régulations sociales traditionnelles justifie ce choix. Ilsexplorent les mécanismes de légitimation du paternalisme au sein des firmes ainsi que des socié-tés étudiées. À l’inverse, A. Lamanthe propose un cadre permettant de comprendre l’évolutiondu paternalisme dans un contexte de juridicisation de la relation salariale, mais elle ne mobi-lise pas d’outils théoriques et méthodologiques pour l’analyse des ressorts de l’acceptation de ladomination traditionnelle et de la construction politique d’une telle acceptation.

Enfin, ceci rappelle que si le paternalisme est considéré ici comme une forme spécifique derelation salariale, la définition première de ce terme renvoie à une doctrine politique en opposi-tion aux doctrines libérales. En cela, l’ouvrage laisse en suspens certaines réflexions elles aussiintimement liées au paternalisme, sur la notion de coercition ou sur les registres de justificationdu paternalisme.

Stéphanie BarralCentre Maurice-Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 18 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.009

Who Cares? Public Ambivalence and Government Activism from the New Deal to the SecondGilded Age, K.S. Newman, E.S. Jacobs. Princeton University Press, Princeton (2010). 240 p

Ce livre court, écrit à quatre mains par une sociologue, Katherine S. Newman, et une spécia-liste de politiques publiques, Elisabeth S. Jacobs, pose en introduction une question simple : lesréformes de l’assurance et de l’assistance sociale aux États-Unis ont-elles été mieux acceptées dans

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le passé qu’aujourd’hui ? En d’autres termes, l’opinion publique a-t-elle consenti davantage aufinancement de la sécurité sociale des années 1930 aux années 1970, période où le keynésianismesocial prévalait dans le pays ? Les deux auteurs s’intéressent donc aux réactions de la populationaméricaine aux programmes sociaux du New Deal mis en œuvre par Franklin Delano Rooseveltdans les années 1930 et à la guerre contre la pauvreté conduite par le président Lyndon Baines John-son dans les années 1960, deux moments décisifs pour la création d’un État-providence américain.

Pour mesurer le degré de résistance des habitants, elles utilisent un corpus intéressant, etrarement mis en avant par les travaux historiques : les lettres envoyées aux agences fédérales encharge des programmes. Elles s’appuient également de manière plus classique sur les sondages,en particulier pour les années 1960. Sans véritable surprise pour les historiens du conservatismeaméricain, les deux auteurs découvrent l’ampleur de la résistance dans les États américains.Des arguments classiques sur la fainéantise des populations assistées ou la fin de l’éthique dutravail protestante (work ethic) sont utilisés pour dénoncer in fine le caractère non américain(Un-American) de l’État-providence, qui ne serait donc qu’une transposition dangereuse desexpériences européennes. Plus encore, la dimension fiscale accroît les tensions, et ce d’autantplus que les programmes sociaux sont cofinancés par l’État fédéral et les États fédérés selon leprincipe de la péréquation financière (matching funds). Beaucoup de contribuables expriment lesentiment que leurs impôts sont utilisés à des fins politiques qu’ils contestent d’un point de vuemoral. Plus encore, en tant que représentants de la classe moyenne, ils savent parfaitement qu’ilsne bénéficieront jamais de ces nouvelles aides fédérales.

L’exposé des résistances conduit les auteurs à proposer un argument en matière de politiquespubliques : l’antiétatisme, bien ancré au sein d’une partie de la population américaine, n’a pasempêché des présidents courageux et visionnaires de faire voter des lois en matière d’assuranceet d’assistance sociale. Sans cacher leur volonté de peser dans le débat actuel autour de la réformede l’assurance-santé par le président Barack Obama, elles rappellent que l’histoire nous apprendune chose : les grandes réformes sociales ont toujours été fortement remises en cause.

Si l’ouvrage est plaisant à lire en raison de la richesse du matériau épistolaire, il posed’importants problèmes méthodologiques. Ses visées présentistes nuisent à la qualité de ladémonstration ; ses ambitions épistémologiques décoivent. Dans un premier temps, il est frappantde constater l’absence complète des travaux sur le conservatisme américain, l’un des champs lesplus féconds depuis 20 ans dans les sciences sociales. Ces emprunts bibliographiques auraientpermis d’enrichir les pages consacrées à la résistance citoyenne. Plus encore, l’usage du corpusde lettres est décevant d’un point de vue méthodologique. En l’état, elles servent principalementà décorer le texte, comme le montre leur usage systématique en exergue des chapitres. Le lecteurattend en vain une analyse fine du corpus, décrivant par exemple les caractéristiques sociales etsexuelles des contestataires. En l’absence de hiérarchie, les extraits de lettre s’accumulent, accor-dant la même signification à une anonyme femme de l’Ouest et à une organisation conservatriceet antisémite, Sentinels of the Republic, très dynamique dans les années 1920 et 1930.

L’historiographie récente du conservatisme a mis l’accent sur le rôle central des classesmoyennes supérieures dans l’émergence du mouvement, et notamment le rôle des femmes. Le cor-pus choisi confirme-t-il ou infirme-t-il cette hypothèse dominante ? K.S. Newman et E.S. Jacobsn’apportent pas de réponse, se contentant d’évoquer l’ambivalence des citoyens à l’égard du NewDeal et de la guerre contre la pauvreté. Enfin, le recours aux sondages aurait mérité une analyseméthodologique et une contextualisation plus importantes. Si leur représentativité est toujourscontestée, il va sans dire que dans les années 1930 leur méthodologie était balbutiante et prêtaitsouvent à des instrumentalisations politiques.

In fine, ce flou analytique et ces approximations méthodologiques nuisent à la démonstrationde l’ouvrage. « L’ambivalence » évoquée dans le titre pour désigner les résistances est un concept

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flou qui aurait également mérité un travail de définition en utilisant les travaux sur les formes derésistance populaires. En durcissant l’appareil analytique, l’ouvrage aurait gagné en épaisseur eten capacité à persuader le lecteur.

Romain HuretUniversité Lyon II/Institut universitaire de France & Mondes américains : sociétés,

circulations, pouvoirs xve–xxie siècles (UMR 8168)/École des hautes études en sciencessociales), 105, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

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Disponible sur Internet le 29 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.013

Épreuves d’évaluation et chômage, F. Eymard-Duvernay (Ed). Octarès Éditions, Toulouse(2012). 222 pp.

Dans la lignée notamment des travaux pionniers de Francois Eymard-Duvernay etd’Emmanuelle Marchal sur le recrutement, cet ouvrage aborde la question cruciale des modes desélection – et, par là, d’exclusion potentielle – sur le marché du travail. L’introduction et le premierchapitre (rédigés par F. Eymard-Duvernay) posent le cadre théorique de l’analyse de cette opéra-tion spécifique qu’est le « jugement de qualité », et ce dans ses différentes dimensions : cognitive(question de la mesure), éthique (car mettant en jeu une certaine conception du bien), politique(renvoyant à certains critères de justice) et sociale (impliquant une certaine communauté). Ladévalorisation des personnes qui peut en résulter engendre un chômage d’exclusion, dont la priseen compte permet de compléter la vision purement quantitative du chômage keynésien, en celaqu’elle explique la composition du chômage et non pas simplement son niveau.

Les quatre chapitres qui suivent présentent des travaux empiriques permettant d’éclairer cesprocessus d’évaluation et d’exclusion, saisis du point de vue des employeurs ou des intermédiairesdu marché du travail, et du point de vue des personnes qui les subissent. Dans le chapitre 2, Guille-mette de Larquier et Emmanuelle Marchal analysent les procédures de recrutement en les traitantcomme autant d’« épreuves » (au sens des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot). Mobi-lisant l’enquête « Offre d’emploi et recrutement » (Ofer), elles montrent notamment comment,selon la catégorie socioprofessionnelle du poste à pourvoir (ouvrier, etc.), aussi bien les cri-tères mobilisés par les recruteurs (âges, genre, disponibilité, personnalité. . .) que les procédures« épreuves » utilisées (lettre de motivation, entretien individuel, test de personnalité. . .) peuventdifférer. Une analyse logistique met en évidence des corrélations entre procédures utilisées etpénalisation à l’embauche de certains profils. Par exemple, les « jugements formalisés » (reposantsur le tri sélectif des candidats, des batteries de tests et au moins trois entretiens) ont tendanceà pénaliser les plus de 50 ans. Dans le chapitre 3, Emmanuelle Marchal et Delphine Rémillons’intéressent au lien entre les modes de valorisation du travail et les modes de recherche d’emploi.L’analyse textuelle d’entretiens biographiques réalisés auprès de chômeurs ayant entre 40 et 60 ansles amène à distinguer trois univers lexicaux, qui renvoient eux-mêmes aux trois types de mar-ché du travail distingués par l’analyse segmentationniste : les marchés du travail peu qualifiés ou« occasionnels », les marchés professionnels et les marchés internes. Elles montrent ensuite que,selon les marchés, les modes de recherche et d’accès à l’emploi diffèrent (par exemple : recoursbeaucoup plus important aux agences d’intérim sur les marchés occasionnels, aux réseaux sur lesmarchés professionnels). C’est aussi d’entretiens biographiques que part le chapitre 4, coordonnépar F. Eymard-Duvernay et D. Rémillon, pour reconstituer de facon fine comment s’agencentles différentes épreuves et comment peuvent se mettre en place des processus d’exclusion, dès