René Guénon - Articles Et Comptes-Rendus Tome 1

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  • Ren Gunon

    ARTICLES

    ET COMPTES RENDUS

    TOME I

    - 2002 -

  • 1

    F.-Ch. Barlet et les socits initiatiques Publi dans le numro davril 1925 du Voile dIsis.

    Avant de prendre part aux dbuts du mouvement que lon peut appeler proprement occultiste, F.-Ch. Barlet avait t lun des fondateurs de la premire branche franaise de la Socit Thosophique. Peu de temps aprs, il entra en

    relations avec lorganisation dsigne par les initiales H. B. of L., cest--dire Hermetic Brotherhood of Luxor

    1, qui se proposait pour but principal ltablissement

    de centres extrieurs dans lOccident pour la rsurrection des rites des initiations anciennes . Cette organisation faisait remonter son origine 4320 ans avant lanne 1881 de lre chrtienne ; cest l une date videmment symbolique, qui fait allusion certaines priodes cycliques

    2. Elle prtendait se rattacher une tradition proprement

    occidentale, car, daprs ses enseignements, les Initis Hermtiques nont rien emprunt lInde ; la similitude qui apparat entre une quantit de noms, de doctrines, de rites des Hindous et des gyptiens, loin de montrer que lEgypte ait tir ses doctrines de lInde, fait seulement voir clairement que les traits principaux de leurs enseignements respectifs taient drivs dune mme souche, et cette source originelle ntait ni lInde ni lgypte, mais lle Perdue de lOccident . Quant la forme prise rcemment par lassociation, voici ce qui en tait dit : En 1870, un adepte de lancien Ordre, toujours existant, de la H. B. of L. originelle, avec la permission de ses frres initis, rsolut de choisir en Grande-Bretagne un nophyte

    qui pt rpondre ses vues. Aprs avoir accompli sur le continent europen une

    importante mission prive, il aborda en Grande-Bretagne en 1873 et russit trouver

    un nophyte quil instruisit graduellement, aprs avoir suffisamment prouv et fait vrifier lauthenticit de ses lettres de crance. Le nophyte obtint ensuite la permission dtablir un cercle extrieur de la H. B. of L., pour faire parvenir tous ceux qui sen montreraient dignes la forme dinitiation pour laquelle ils seraient qualifis .

    Au moment dadhrer la H. B. of L., Barlet eut une hsitation : cette adhsion tait-elle compatible avec le fait dappartenir la Socit Thosophique ? Il posa cette question son initiateur, un clergyman anglais, qui sempressa de le rassurer en lui dclarant que lui-mme et son Matre (Peter Davidson) taient membres du

    Conseil de la Socit Thosophique . Pourtant, une hostilit peine dguise existait

    1 Il y eut aussi une Hermetic Brotherhood of Light, ou Fraternit Hermtique de Lumire, qui semble avoir t

    une branche dissidente et rivale. Dailleurs, on peut remarquer que le nom de Luxor signifie galement Lumire , et mme doublement, car il se dcompose en deux mots (Lux-Or) qui ont ce mme sens en latin et en hbreu

    respectivement. 2 Ces priodes sont celles dont il est question dans le Trait des Causes secondes de Trithme, dont

    lexplication faisait partie des enseignements de la H. B. of L.

  • 2

    bien rellement entre les deux organisations, et cela depuis 1878, poque o Mme

    Blavatsky et le colonel Olcott avaient t exclus de la H. B. of L., laquelle ils

    avaient t affilis en 1875 par lentremise de lgyptologue George H. Felt. Sans doute est-ce pour dissimuler cette aventure peu flatteuse pour les deux fondateurs que

    lon prtendit, dans le Theosophist, que la cration du cercle extrieur de la H. B. of L. ne remontait qu 1884 ; mais, chose singulire, le mme Theosophist avait publi en 1885 la reproduction dune annonce de lOccult Magazine de Glasgow, organe de la H. B. of L., dans laquelle il tait fait appel aux personnes qui dsiraient tre

    admises comme membres dune Fraternit Occulte, qui ne se vante pas de son savoir, mais qui instruit librement et sans rserve tous ceux quelle trouve dignes de recevoir ses enseignements : allusion indirecte, mais fort claire, aux procds tout contraires

    que lon reprochait la Socit Thosophique. Lhostilit de celle-ci devait se manifester nettement, un peu plus tard, propos dun projet de fondation dune sorte de colonie agricole en Amrique par des membres de la H. B. of L. ; M

    me Blavatsky

    trouva l une occasion favorable pour se venger de lexclusion dont elle avait t lobjet, et elle manuvra de telle sorte quelle parvnt faire interdire au secrtaire gnral de lOrdre, T. H. Burgoyne, laccs du territoire des tats-Unis. Seul, Peter Davidson, qui portait le titre de Grand-Matre provincial du Nord , alla stablir avec sa famille Loudsville, en Gorgie, o il est mort il y a quelques annes

    3.

    En juillet 1887, Peter Davidson crivait Barlet une lettre dans laquelle, aprs

    avoir qualifi le Bouddhisme sotrique de tentative faite pour pervertir lesprit occidental , il disait : Les vritables et rels Adeptes nenseignent pas ces doctrines de karma et de rincarnation mises en avant par les auteurs du Bouddhisme

    sotrique et autres ouvrages thosophiques Ni dans les susdits ouvrages, ni dans les pages du Theosophist, on ne trouve, que je sache, une vue juste et de sens

    sotrique sur ces importantes questions. Lun des principaux objets de la H. B. of L. est de rvler ceux des frres qui sen sont montrs dignes le mystre complet de ces graves sujets Il faut aussi observer que la Socit Thosophique nest pas et na jamais t, depuis que M

    me Blavatsky et le colonel Olcott sont arrivs dans lInde,

    sous la direction ou linspiration de la Fraternit authentique et relle de lHimlaya, mais sous celle dun Ordre trs infrieur, appartenant au culte bouddhique4. Je vous parle l dune chose que je sais et que je tiens dune autorit indiscutable ; mais, si vous avez quelque doute sur mes assertions, M. Alexander de Corfou a plusieurs

    lettres de Mme

    Blavatsky, dans quelques-unes desquelles elle confesse clairement ce

    que je vous dis . Un an plus tard, Peter Davidson crivait, dans une autre lettre, cette

    phrase quelque peu nigmatique : Les vrais Adeptes et les Mahtms vritables sont

    comme les deux ples dun aimant, bien que plusieurs Mahtms soient assurment membres de notre Ordre ; mais ils napparaissent comme Mahtms que pour des

    3 Alors que la H. B. of L. tait dj rentre en sommeil, Peter Davidson fonda une nouvelle organisation

    appele Ordre de la Croix et du Serpent. Un autre des chefs extrieurs de la H. B. of L., de son ct, se mit la tte dun mouvement dun caractre tout diffrent, auquel Barlet fut galement ml, mais dont nous navons pas nous occuper ici.

    4 Il sagit de lorganisation qui avait pour chef le Rv. H. Sumangala, principal du Vidyodaya Parivena de

    Colombo.

  • 3

    motifs trs importants . ce moment mme, cest--dire vers le milieu de lanne 1888, Barlet quittait la Socit Thosophique, la suite de dissensions qui taient

    survenues au sein de la branche parisienne Isis, et dont on peut retrouver les chos

    dans le Lotus de lpoque.

    Cest aussi peu prs cette date que Papus commena organiser le Martinisme ; Barlet fut un des premiers auxquels il fit appel pour constituer son

    Suprme Conseil. Il tait entendu tout dabord que le Martinisme ne devait avoir pour but que de prparer ses membres entrer dans un Ordre pouvant confrer une

    initiation vritable ceux qui se montreraient aptes la recevoir ; et lOrdre que lon avait en vue cet effet ntait autre que la H. B. of L., dont Barlet tait devenu le reprsentant officiel pour la France. Cest pourquoi, en 1891, Papus crivait : Des socits vraiment occultes existent pourtant qui possdent encore la tradition

    intgrale ; jen appelle lun des plus savants parmi les adeptes occidentaux, mon matre en pratique, Peter Davidson

    5. Cependant, ce projet naboutit pas, et lon dut

    se contenter, comme centre suprieur au Martinisme, de lOrdre Kabbalistique de la Rose-Croix, qui avait t fond par Stanislas de Guaita. Barlet tait galement

    membre du Suprme Conseil de cet Ordre, et, quand Guaita mourut en 1896, il fut

    dsign pour lui succder comme Grand-Matre ; mais, sil en eut le titre, il nen exera jamais les fonctions dune faon effective. En effet, lOrdre neut plus de runions rgulires aprs la disparition de son fondateur, et plus tard, quand Papus

    songea un moment le faire revivre, Barlet, qui ne frquentait plus alors aucun

    groupement occultiste, dclara quil sen dsintressait entirement ; il pensait, et sans doute avec raison, que de telles tentatives, ne reposant sur aucune base solide, ne

    pouvaient aboutir qu de nouveaux checs.

    Nous ne parlerons pas de quelques organisations plus ou moins phmres,

    auxquelles Barlet adhra peut-tre un peu trop facilement ; sa grande sincrit, son

    caractre essentiellement honnte et confiant lempchrent, en ces circonstances, de voir que certaines gens ne cherchaient qu se servir de son nom comme dune garantie de respectabilit . la fin, ces expriences malencontreuses lavaient tout de mme rendu plus circonspect et lavaient amen mettre fortement en doute lutilit de toutes les associations qui, sous des prtentions initiatiques, ne cachent peu prs aucun savoir rel, et qui ne sont gure quun prtexte se parer de titres plus on moins pompeux ; il avait compris la vanit de toutes ces formes extrieures dont

    les organisations vritablement initiatiques sont entirement dgages. Quelques mois

    avant sa mort, nous parlant dune nouvelle socit soi-disant rosicrucienne, importe dAmrique, et dans laquelle on le sollicitait dentrer, il nous disait quil nen ferait rien, parce quil tait absolument convaincu, comme nous ltions nous-mme, que les vrais Rose-Croix nont jamais fond de socits. Nous nous arrterons sur cette conclusion, laquelle il tait arriv au terme de tant de recherches, et qui devrait bien

    faire rflchir trs srieusement un bon nombre de nos contemporains, sils veulent,

    comme le disaient les enseignements de la H. B. of L., apprendre connatre

    5 Trait mthodique de Science occulte, p. 1039.

  • 4

    lnorme diffrence qui existe entre la vrit intacte et la vrit apparente , entre linitiation relle et ses innombrables contrefaons.

  • 5

    Quelques prcisions propos de la

    H. B. of L. Publi dans le numro doctobre 1925 du Voile dIsis.

    LOccult Review, dans son numro de mai 1925, rendant compte de larticle que nous avons consacr ici aux relations de F.-Ch. Barlet avec diverses socits

    initiatiques et plus particulirement avec la H. B. of L. (Hermetic Brotherhood of

    Luxor), a ajout au sujet de celle-ci quelques informations qui, malheureusement,

    sont en grande partie inexactes, et que nous pensons devoir rectifier en prcisant ce

    que nous avions dit prcdemment.

    Tout dabord, lorsque Barlet fut affili la H. B. of L., le sige de celle-ci ntait pas encore transport en Amrique ; cette affiliation dut mme tre un peu antrieure la publication de lOccult Magazine, qui parut Glasgow pendant les deux annes 1885 et 1886, et dont nous avons sous les yeux la collection complte.

    Cette revue tait bien lorgane officiel de la H. B. of L., dont elle portait en pigraphe la devise Omnia vincit Veritas ; nous navons commis aucune mprise sur ce point, contrairement ce que semble croire notre confrre anglais. A cette poque, Peter

    Davidson rsidait Banchory, Kincardineshire, dans le Nouveau-Brunswick, et ce

    doit tre seulement vers la fin de lanne 1886 quil alla se fixer Loudsville, en Gorgie, o il devait passer le reste de sa vie. Cest bien plus tard quil dita une nouvelle revue intitule The Morning Star, qui fut lorgane de lOrdre de la Croix et du Serpent, fond par lui aprs la rentre en sommeil de la H. B. of L.

    Dautre part, cest dans lOccult Magazine doctobre 1885 que fut insre une note exposant pour la premire fois le projet dorganisation dune colonie agricole de la H. B. of L. en Californie ; cette note tait signe des initiales de T. H. Burgoyne,

    secrtaire de lOrdre (et non pas Grand-Matre provincial du Nord, titre qui appartenait Davidson), Il fut souvent question de ce projet dans les numros

    suivants, mais lide dtablir la colonie en Californie fut assez vite abandonne, et on se tourna vers la Gorgie ; on annona mme que Burgoyne serait Loudsville

    partir du 15 avril 1886, mais il ny fut pas, cause de lintervention de Mme Blavatsky laquelle nous avons fait allusion. Burgoyne avait subi autrefois une condamnation

    pour escroquerie ; Mme

    Blavatsky, qui connaissait ce fait, parvint se procurer des

    documents qui en contenaient la preuve et quelle envoya en Amrique, afin de faire interdire Burgoyne le sjour aux Etats-Unis ; elle se vengeait ainsi de lexclusion de la H. B. of L. prononce contre elle et le colonel Olcott huit ans plus tt, en 1878.

    Quant Davidson, dont lhonntet ne donna jamais prise au moindre soupon, il navait pas senfuir en Amrique , suivant lexpression de lOccult Review ; mais il ny avait non plus aucun moyen de lempcher de stablir en Gorgie avec sa

  • 6

    famille, pour y constituer le premier noyau de la future colonie, laquelle ne parvint

    dailleurs jamais prendre le dveloppement espr.

    Le rdacteur de lOccult Review dit que derrire Davidson tait Burgoyne, ce qui nest pas exact, car leurs fonctions respectives nimpliquaient aucune subordination du premier au second ; et, chose plus tonnante, il prtend ensuite que

    derrire Burgoyne lui-mme tait un ex-Brhmane nomm Hurychund

    Christaman : il y a l une singulire mprise, et qui demande quelques explications.

    Mme

    Blavatsky et le colonel Olcott avaient t affilis la branche amricaine de la

    H. B. of L. vers le mois davril 1875, par lentremise de George H. Felt, qui se disait professeur de mathmatiques et gyptologue, et avec qui ils avaient t mis en

    rapport par un journaliste nomm Stevens. Une des consquences de cette affiliation

    fut que, dans les sances spirites que donnait alors Mme

    Blavatsky, les manifestations

    du fameux John King furent bientt remplaces par celles dun soi-disant Srapis ; cela se passait exactement le 7 septembre 1875, et cest le 17 novembre de la mme anne que fut fonde la Socit Thosophique. Environ deux ans plus tard, Srapis fut

    son tour remplac par un certain Kashmiri brother ; cest que, ce moment, Olcott et M

    me Blavatsky avaient fait la connaissance de Hurrychund Chintamon (et non

    Christaman), qui ntait point le chef plus ou moins cach de la H. B. of L., mais bien le reprsentant en Amrique de lArya Samj, association fonde dans lInde, en 1870, par le Swm Daynanda Saraswat. En septembre ou octobre 1877, il fut

    conclu, suivant lexpression mme de Mme

    Blavatsky, une alliance offensive et

    dfensive entre lArya Samj et la Socit Thosophique ; cette alliance devait dailleurs tre rompue en 1882 par Daynanda Saraswat lui-mme, qui sexprima alors fort svrement sur le compte de M

    me Blavatsky. Celle-ci, pour des motifs que

    nous navons pu claircir, manifestait plus tard une vritable terreur lgard de Hurrychund Chintamon ; mais ce qui est retenir, cest que ses relations avec ce dernier concident prcisment avec le moment o elle commena se dtacher de la

    H. B. of L. ; cette remarque suffit rfuter lassertion de 1Occult Review.

    Maintenant, il reste chercher une explication de cette erreur : ny aurait-il pas eu tout simplement confusion, cause de la similitude partielle des deux noms, entre

    Chintamon et Metamon ? Ce dernier nom est celui du premier matre de Mme

    Blavatsky, le magicien Paulos Metamon, dorigine copte ou chaldenne (on na jamais pu tre fix exactement l-dessus), quelle avait rencontr en Asie Mineure ds 1848, puis retrouv au Caire en 1870 ; mais, dira-t-on, quel rapport y a-til entre ce personnage et la H. B. of L. ? Pour rpondre cette question, il nous faut faire

    connatre notre confrre de lOccult Review, qui semble lignorer, lidentit du vritable chef, ou, pour parler plus exactement, du Grand-Matre du cercle

    extrieur de la H. B. of L. : ce Grand-Matre tait le Dr Max Thon, qui devait par la

    suite crer et diriger le mouvement dit cosmique ; et cest dailleurs ce qui explique la part que Barlet, ancien reprsentant de la H. B. of L. en France, prit ce

    mouvement ds son dbut (cest--dire, si nous ne nous trompons, partir de 1899 ou 1900). Sur lorigine du Dr Max Thon, demeure toujours fort mystrieuse, nous navons eu quun seul tmoignage, mais qui mrite dtre pris en srieuse considration : Barlet lui-mme, qui devait savoir quoi sen tenir, nous a assur

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    quil tait le propre fils de Paulos Metamon ; si la chose est vraie, tout sexplique par l mme.

    Nous navions pas voulu, dans notre prcdent article, mettre en cause des personnes vivant encore actuellement, et cest pourquoi nous nous tions abstenu de nommer M. Thon, qui nous avions fait seulement une allusion en note ; mais, la

    suite de lintervention de lOccult Review, une mise au point tait ncessaire dans lintrt de la vrit historique. Il est mme souhaiter que ces claircissements en provoquent dautres, car nous ne prtendons pas dissiper toutes les obscurits dun seul coup ; il doit bien y avoir encore quelques tmoins des faits dont il sagit, et, puisque certaines questions se trouvent poses, ne pourraient ils faire connatre ce

    quils en savent ? Le temps dj long qui sest coul depuis lors et la cessation de lactivit de la H. B. of L. leur donnent assurment toute libert cet gard.

  • 8

    Le symbolisme du tissage Publi dans le numro de fvrier 1930 du Voile dIsis.

    Dans les doctrines orientales, les livres traditionnels sont frquemment

    dsigns par des termes qui, dans leur sens littral, se rapportent au tissage. Ainsi, en

    sanscrit, stra signifie proprement fil (ce mot est identique au latin sutura, la

    mme racine, avec le sens de coudre , se trouvant galement dans les deux

    langues) : un livre peut tre form par un ensemble de stras, comme un tissu est

    form par un assemblage de fils1 ; tantra a aussi le sens de fil et celui de tissu ,

    et dsigne plus spcialement la chane dun tissu2. De mme, en chinois, king est la chane dune toffe, et wei est sa trame ; le premier de ces deux mots dsigne en mme temps un livre fondamental, et le second dsigne ses commentaires.

    Cette distinction de la chane et de la trame dans lensemble des critures traditionnelles correspond, suivant la terminologie hindoue, celle de la Shruti, qui

    est le fruit de linspiration directe, et de la Smriti, qui est le produit de la rflexion sexerant sur les donnes de la Shruti.

    Pour bien comprendre la signification de ce symbolisme, il faut remarquer tout

    dabord que la chane, forme de fils tendus sur le mtier, reprsente llment immuable et principiel, tandis que les fils de la trame, passant entre ceux de la chane

    par le va-et-vient de la navette, reprsentent llment variable et contingent, cest--dire les applications du principe telles ou telles conditions particulires. Dautre part, si lon considre un fil de la chane et un fil de la trame, on saperoit immdiatement que leur runion forme le symbole de la croix, dont ils sont

    respectivement la ligne verticale et la ligne horizontale ; et tout point du tissu, tant

    ainsi le point de rencontre de deux fils perpendiculaires entre eux, est par l mme le

    centre dune telle croix. Or, suivant le symbolisme gnral de la croix, la ligne verticale reprsente ce qui unit entre eux tous les tats dun tre ou tous les degrs de lexistence, tandis que la ligne horizontale reprsente le dveloppement dun de ces tats ou de ces degrs. Si lon rapporte ceci ce que nous indiquions tout lheure, on peut dire que le sens horizontal figurera par exemple ltat humain, et le sens vertical ce qui est transcendant par rapport cet tat ; ce caractre transcendant est

    bien celui de la Shruti, qui est essentiellement non-humaine , tandis que la Smriti

    comporte les applications lordre humain et est le produit de lexercice des facults humaines.

    1 Il est au moins curieux de constater que le mot arabe srat, qui dsigne les chapitres du Qorn, est compos

    exactement des mmes lments que le sanscrit stra ; ce mot a dailleurs le sens voisin de rang ou range , et sa drivation est inconnue.

    2 La racine tan de ce mot exprime en premier lieu lide dextension.

  • 9

    Nous pouvons ajouter ici une autre remarque qui fera ressortir la concordance

    de divers symbolismes plus troitement lis entre eux quon ne pourrait le supposer premire vue : sous un aspect quelque peu diffrent de celui que nous venons

    denvisager, la ligne verticale reprsente le principe actif ou masculin (Purusha), et la ligne horizontale le principe passif ou fminin (Prakriti), toute manifestation tant

    produite par linfluence non-agissante du premier sur le second. Or, dun autre ct, la Shruti est assimile la lumire directe, figure par le Soleil, et la Smriti la

    lumire rflchie, figure par la Lune ; mais, en mme temps, le Soleil et la Lune,

    dans presque toutes les traditions, symbolisent aussi respectivement le principe

    masculin et le principe fminin de la manifestation universelle3.

    Pour en revenir au symbolisme du tissage, il nest pas appliqu seulement aux critures traditionnelles ; il est employ aussi pour reprsenter le monde, ou plus

    exactement lensemble de tous les mondes, cest--dire des tats ou des degrs, en multitude indfinie, qui constituent lexistence universelle. Ainsi, dans les Upanishads, le Suprme Brahma est dsign comme Ce sur quoi les mondes sont

    tisss, comme chane et trame , ou par dautres formules similaires4. La chane et la

    trame ont naturellement, ici encore, les mmes significations respectives que nous

    venons de dfinir ; et, dailleurs, il y a dautant plus de rapport entre ces deux applications que lUnivers lui-mme, dans certaines traditions, est parfois symbolis par un livre : nous rappellerons seulement ce propos le Liber Mundi des Rose-

    Croix, et aussi le symbole bien connu du Livre de Vie , qui donnerait lieu des

    remarques fort intressantes, mais scartant un peu trop de notre sujet pour que nous puissions songer les formuler prsentement

    5.

    Une autre forme du mme symbolisme, qui se rencontre aussi dans la tradition

    hindoue, est limage de laraigne tissant sa toile, image qui est dautant plus exacte que laraigne forme cette toile de sa propre substance6 . En raison de la forme circulaire de la toile, qui est dailleurs le schma plan du sphrode cosmogonique, la chane est reprsente ici par les fils rayonnant autour du centre, et la trame par les

    fils disposs en circonfrences concentriques7. Pour revenir de l la figure ordinaire

    du tissage, il ny a qu considrer le centre comme indfiniment loign, de telle sorte que les rayons deviennent parallles, suivant la direction verticale, tandis que

    les circonfrences concentriques deviennent des droites perpendiculaires ces

    rayons, cest--dire horizontales.

    3 Pour de plus amples dveloppements sur les rapports de la Shruti et de la Smriti, nous renverrons ce que

    nous en avons dit dans Lhomme et son devenir selon le Vdnta, pp. 22-23, et dans Autorit spirituelle et pouvoir temporel, pp. l34-l36.

    4 Mundaka Upanishad, 2

    me Mundaka, 2

    me Khanda, shruti 5 ; Brihad-Aranyaka Upanishad, 3

    me Adhyya, 8

    me

    Brhmana, shrutis 7 et 8. 5 Il y a notamment une relation trs curieuse entre ce symbole du Livre de Vie et celui de l Arbre de

    Vie ; peut-tre y reviendrons-nous en quelque autre occasion. 6 Commentaire de Shankarchrya sur les Brahma-Stras, 2

    me Adhyya, 1

    er Pda, stra 25.

    7 Laraigne, se tenant au centre, donne limage du Soleil entour de ses rayons ; elle peut ainsi tre prise

    comme une figure du Cur du Monde .

  • 10

    La chane, suivant ce que nous avons dit plus haut, ce sont les principes qui

    relient entre eux tous les mondes ou tous les tats, chacun de ses fils reliant des points

    correspondants dans les diffrents tats ; la trame, ce sont les ensembles

    dvnements qui se produisent dans chacun des mondes, et chaque fil de cette trame est ainsi le droulement des vnements dans un monde dtermin. On pourrait aussi

    reprendre ici le symbolisme du livre, et dire que tous les vnements, envisags dans

    la simultanit de l intemporel , sont ainsi inscrits dans ce livre, dont chacun deux est pour ainsi dire un caractre, sidentifiant dautre part un point du tissu.

    un autre point de vue, on peut dire encore que la manifestation dun tre dans un certain tat dexistence est, comme tout vnement quel quil soit, dtermine par la rencontre dun fil de la chane avec un fil de la trame. Chaque fil de la chane est alors un tre envisag dans sa nature essentielle, qui, en tant que projection directe du

    Soi principiel, fait le lien de tous ses tats, maintenant son unit propre travers

    leur indfinie multiplicit. Dans ce cas, le fil de la trame que ce fil de la chane

    rencontre en un certain point correspond un tat dfini dexistence, et leur intersection dtermine les relations de cet tre, quant sa manifestation dans cet tat,

    avec le milieu cosmique dans lequel il se situe sous ce rapport. La nature individuelle

    dun tre humain, par exemple, est la rsultante de la rencontre de ces deux fils ; en dautres termes, il y aura toujours lieu dy distinguer deux sortes dlments, qui devront tre rapports respectivement au sens vertical et au sens horizontal : les

    premiers expriment ce qui appartient en propre ltre considr, tandis que les seconds proviennent des conditions du milieu.

    Ajoutons que les fils dont est form le tissu du monde sont encore dsigns,

    dans un autre symbolisme quivalent, comme les cheveux de Shiva . On pourrait

    dire que ce sont en quelque sorte les lignes de force de lUnivers manifest, et que les directions de lespace sont leur reprsentation dans lordre corporel. On voit sans peine de combien dapplications diverses toutes ces considrations sont susceptibles ; mais nous navons voulu ici quindiquer la signification essentielle de ce symbolisme du tissage, qui est, croyons-nous, fort peu connu en Occident

    8.

    8 On trouve cependant des traces dun symbolisme du mme genre dans lantiquit grco-latine, notamment

    dans le mythe des Parques ; mais celui-ci semble bien ne se rapporter quaux fils de la trame et son caractre fatal peut en effet sexpliquer par labsence de la notion de la chane. cest--dire par le fait que ltre est envisag uniquement dans son tat individuel, sans aucune intervention de son principe personnel transcendant.

  • 11

    Initiation et contre-initiation Publi dans le numro de fvrier 1933 du Voile dIsis

    et dat : Mesr, 11 ramadn 1351 H.

    Nous avons dit, en terminant notre prcdent article1, quil existe quelque

    chose quon peut appeler la contre-initiation , cest--dire quelque chose qui se prsente comme une initiation et qui peut en donner lillusion, mais qui va au rebours de linitiation vritable. Pourtant, ajoutions-nous, cette dsignation appelle quelques rserves ; en effet, si on la prenait au sens strict, elle pourrait faire croire une sorte

    de symtrie, ou dquivalence pour ainsi dire (quoique en sens inverse), qui, sans doute, est bien dans les prtentions de ceux qui se rattachent ce dont il sagit, mais qui nexiste pas et ne peut pas exister en ralit. Cest sur ce point quil convient dinsister spcialement, car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, simaginent quil y a dans le monde deux organisations opposes se disputant la suprmatie, conception errone qui correspond celle qui, en langage thologique,

    met Satan au mme niveau que Dieu, et que, tort ou raison, on attribue

    communment aux Manichens. Cette conception, remarquons-le tout de suite,

    revient affirmer une dualit radicalement irrductible, ou en dautres termes, nier lUnit suprme qui est au-del de toutes les oppositions et de tous les antagonismes ; quune telle ngation soit le fait des adhrents mmes de la contre-initiation , il ny a pas lieu de sen tonner ; mais cela montre en mme temps que la vrit mtaphysique, mme dans ses principes les plus lmentaires, leur est totalement

    trangre, et par l leur prtention se dtruit delle-mme.

    Il importe de remarquer, avant toutes choses, que, dans ses origines mmes, la

    contre-initiation ne peut pas se prsenter comme quelque chose dindpendant et dautonome : si elle stait constitue spontanment, elle ne serait rien quune invention humaine, et ainsi ne se distinguerait pas de la pseudo-initiation pure et

    simple. Pour tre plus que cela, comme elle lest en effet, il faut ncessairement que, dune certaine faon, elle procde de la source unique laquelle se rattache toute initiation, et, plus gnralement, tout ce qui manifeste dans notre monde un lment

    non-humain ; et elle en procde par une dgnrescence allant jusqu ce renversement qui constitue ce quoi lon peut donner proprement le nom de satanisme . Il apparat donc quil sagit l, en fait, dune initiation dvie et dnature, et qui, par l mme, na plus droit tre qualifie vritablement dinitiation, puisquelle ne conduit plus au but essentiel de celle-ci, et que mme elle

    1 Des Centres initiatiques, Le Voile dIsis, janvier 1933. Cet article qui na pas fait lobjet lors de son remploi

    dune refonte trop importante rpond au chapitre X des Aperus sur lInitiation [Note de lEditeur].

  • 12

    en loigne ltre au lieu de len rapprocher. Ce nest donc pas assez de parler ici dune initiation tronque et rduite sa partie infrieure, comme il peut arriver aussi dans certains cas ; laltration est beaucoup plus profonde ; mais il y a l, dailleurs, comme deux stades diffrents dans un mme processus de dgnrescence. Le point

    de dpart est toujours une rvolte contre lautorit lgitime, et la prtention une indpendance qui ne saurait exister, ainsi que nous avons eu loccasion de lexpliquer ailleurs

    2 ; de l rsulte immdiatement la perte de tout contact effectif avec un centre

    spirituel vritable, donc limpossibilit datteindre aux tats supra-humains ; et, dans ce qui subsiste encore, la dviation ne peut ensuite qualler en saggravant, passant par des degrs divers, pour arriver, dans les cas extrmes, jusqu ce renversement dont nous venons de parler.

    Une premire consquence de ceci, cest que la contre-initiation , quelles que puissent tre ses prtentions, nest vritablement quune impasse, puisquelle est incapable de conduire ltre au-del de ltat humain ; et, dans cet tat mme, du fait du renversement qui la caractrise, les modalits quelle dveloppe sont celles de lordre le plus infrieur. Dans lsotrisme islamique, il est dit que celui qui se prsente une certaine porte , sans y tre parvenu par une voie normale et

    lgitime, voit cette porte se fermer devant lui et est oblig de retourner en arrire, non

    pas cependant comme un simple profane, ce qui est dsormais impossible, mais

    comme sher (sorcier ou magicien) ; nous ne saurions donner une expression plus

    nette de ce dont il sagit.

    Une autre consquence connexe de celle-l, cest que, le lien avec le centre tant rompu, l influence spirituelle est perdue ; et ceci suffirait pour quon ne puisse plus parler rellement dinitiation, puisque celle-ci, comme nous lavons expliqu prcdemment, est essentiellement constitue par la transmission de cette

    influence. Il y a pourtant encore quelque chose qui se transmet, sans quoi on se

    trouverait ramen au cas de la pseudo-initiation , dpourvue de toute efficacit ;

    mais ce nest plus quune influence dordre infrieur, psychique et non plus spirituelle , et qui, abandonne ainsi elle-mme, sans contrle dun lment transcendant, prend en quelque sorte invitablement un caractre diabolique

    3. Il

    est dailleurs facile de comprendre que cette influence psychique peut imiter linfluence spirituelle dans ses manifestations extrieures, au point que ceux qui sarrtent aux apparences sy mprendront, puisquelle appartient lordre de ralit dans lequel se produisent ces manifestations (et ne dit-on pas proverbialement, dans

    un sens comparable celui-l, que Satan est le singe de Dieu ?) ; mais elle limite, pourrait-on dire, comme les lments du mme ordre voqus par le ncromancien

    imitent ltre conscient auquel ils ont appartenu4. Ce fait, disons-le en passant, est de ceux qui montrent que des phnomnes identiques en eux-mmes peuvent diffrer

    2 Voir Autorit spirituelle et pouvoir temporel.

    3 Suivant la doctrine islamique, cest par la nefs (lme) que le Shaytn a prise sur lhomme, tandis que la rh

    (lesprit), dont lessence est pure lumire, est au-del de ses atteintes ; cest dailleurs pourquoi la contre-initiation ne saurait en aucun cas toucher au domaine mtaphysique, qui lui est interdit par son caractre purement spirituel.

    4 Voir ce propos notre ouvrage sur LErreur spirite.

  • 13

    entirement quant leurs causes profondes ; et cest l une des raisons pour lesquelles il convient, au point de vue initiatique, de naccorder aucune importance aux phnomnes comme tels, car, quels quils soient, ils ne sauraient rien prouver par rapport la pure spiritualit.

    Cela dit, nous pouvons prciser les limites dans lesquelles la contre-

    initiation est susceptible de sopposer linitiation vritable : il est vident que ces limites sont celles de ltat humain avec ses multiples modalits ; autrement dit, lopposition ne peut exister que dans le domaine des petits mystres , tandis que celui des grands mystres , qui se rapporte aux tats supra-humains, est, par sa

    nature mme, au-del dune telle opposition, donc entirement ferm tout ce qui nest pas la vraie initiation selon lorthodoxie traditionnelle 5 . Quant aux petits mystres eux-mmes, il y aura, entre linitiation et la contre-initiation , cette diffrence fondamentale : dans lune, ils ne seront quune prparation aux grands mystres ; dans lautre, ils seront forcment pris pour une fin en eux-mmes, laccs aux grands mystres tant interdit. Il va de soi quil pourra y avoir bien dautres diffrences dun caractre plus spcial ; mais nous nentrerons pas ici dans ces considrations, dimportance trs secondaire au point de vue o nous nous plaons, et qui exigeraient un examen dtaill de toute la varit des formes que peut

    revtir la contre-initiation .

    Naturellement, il peut se constituer des centres auxquels se rattacheront les

    organisations qui relvent de la contre-initiation ; mais il sagira alors de centres uniquement psychiques , et non point de centres spirituels, bien quils puissent, en raison de ce que nous indiquions plus haut quant laction des influences correspondantes, en prendre plus ou moins compltement les apparences extrieures.

    Il ny aura dailleurs pas lieu de stonner si ces centres eux-mmes, et non pas seulement certaines des organisations qui leur sont subordonnes, peuvent se trouver,

    dans bien des cas, en lutte les uns avec les autres, car le domaine o ils se situent est

    celui o toutes les oppositions se donnent libre cours, lorsquelles ne sont pas harmonises et ramenes lunit par laction directe dun principe dordre suprieur. De l rsulte souvent, en ce qui concerne les manifestations de ces centres ou de ce

    qui en mane, une impression de confusion et dincohrence qui nest pas illusoire ; ils ne saccordent que ngativement, pourrait-on dire, pour la lutte contre les vritables centres spirituels, dans la mesure o ceux-ci se tiennent un niveau qui

    permet une telle lutte de sengager, cest--dire, suivant ce que nous venons dexpliquer, pour ce qui est du domaine des petits mystres exclusivement. Tout ce qui se rapporte aux grands mystres est exempt dune telle opposition, et plus forte raison le centre spirituel suprme, source et principe de toute initiation, ne

    saurait-il tre atteint ou affect aucun degr par une lutte quelconque (et cest

    5 On nous a reproch de navoir pas tenu compte de la distinction des petits mystres et des grands

    mystres lorsque nous avons parl des conditions de linitiation ; cest que cette distinction navait pas intervenir alors, puisque nous envisagions linitiation en gnral, et que dailleurs il ny a l que diffrents stades ou degrs dune seule et mme initiation.

  • 14

    pourquoi il est dit insaisissable ou inaccessible la violence ) ; ceci nous

    amne prciser encore un autre point qui est dune importance toute particulire.

    Les reprsentants de la contre-initiation ont lillusion de sopposer lautorit spirituelle suprme, laquelle rien ne peut sopposer en ralit, car il est bien vident qualors elle ne serait pas suprme : la suprmatie nadmet aucune dualit, et une telle supposition est contradictoire en elle-mme ; mais leur illusion

    vient de ce quils ne peuvent en connatre la vritable nature. Nous pouvons aller plus loin : malgr eux et leur insu, ils sont en ralit subordonns cette autorit, de la

    mme faon que, comme nous le disions prcdemment, tout est, ft-ce

    inconsciemment et involontairement, soumis la Volont divine, laquelle rien ne

    saurait se soustraire. Ils sont donc utiliss, quoique contre leur gr, la ralisation du

    plan divin dans le monde humain ; ils y jouent, comme tous les autres tres, le rle

    qui convient leur propre nature, mais, au lieu dtre conscients de ce rle comme le sont les vritables initis, ils en sont dupes eux-mmes, et dune faon qui est pire pour eux que la simple ignorance des profanes, puisque, au lieu de les laisser en

    quelque sorte au mme point, elle a pour rsultat de les rejeter plus loin du centre

    principiel. Mais, si lon envisage les choses, non plus par rapport ces tres eux-mmes, mais par rapport lensemble du monde, on doit dire que, aussi bien que tous les autres, ils sont ncessaires la place quils occupent, en tant qulments de cet ensemble, et comme instruments providentiels , dirait-on en langage thologique,

    de la marche du monde dans son cycle de manifestation ; ils sont donc, en dernier

    ressort, domins par lautorit qui manifeste la Volont divine en donnant ce monde sa Loi, et qui les fait servir malgr eux ses fins, tous les dsordres partiels devant

    ncessairement concourir lordre total6.

    6 Pour carter toute quivoque sur ce que nous avons dit prcdemment en ce qui concerne ltat des

    organisations initiatiques et pseudo-initiatiques dans lOccident actuel, nous tenons bien prciser que nous navons fait en cela qunoncer la constatation de faits o nous ne sommes pour rien, sans aucune autre intention ou proccupation que celle de dire la vrit cet gard, dune faon aussi entirement dsintresse que possible. Chacun est libre den tirer telles consquences quil lui conviendra ; quant nous, nous ne sommes nullement charg damener ou denlever des adhrents quelque organisation que ce soit. nous nengageons personne demander linitiation ici ou l, ni sen abstenir, et nous estimons mme que cela ne saurait nous regarder en aucune faon.

  • 15

    Lenseignement initiatique Publi dans le numro de dcembre 1933 du Voile dIsis.

    Comme complment nos prcdentes tudes sur la question de linitiation, et plus spcialement en ce qui concerne la diffrence essentielle qui existe entre les

    mthodes de lenseignement initiatique et celles de lenseignement profane, nous reproduisons ici, sans y rien modifier, un article que nous avons fait paratre autrefois

    dans la revue Le Symbolisme (n de janvier 1913). Comme la plupart des lecteurs

    actuels du Voile dIsis nont sans doute jamais eu connaissance de cet article, nous pensons que sa reproduction ne sera pas inopportune ; et elle montrera en mme

    temps que, quoi que puissent imaginer certains, qui jugent trop facilement daprs eux-mmes, notre faon denvisager ces choses na jamais vari.

    Il semble que, dune faon assez gnrale, on ne se rende pas un compte trs exact de ce quest, ou de ce que doit tre, lenseignement initiatique, de ce qui le caractrise essentiellement, en le diffrenciant profondment de lenseignement profane. Beaucoup, en pareille matire, envisagent les choses dune faon trop superficielle, sarrtent aux apparences et aux formes extrieures, et ainsi ne voient rien de plus, comme particularit digne de remarque, que lemploi du symbolisme, dont ils ne comprennent nullement la raison dtre, on peut mme dire la ncessit, et que, dans ces conditions, ils ne peuvent assurment trouver qutrange et pour le moins inutile. Cela mis part, ils supposent que la doctrine initiatique nest gure, au fond, quune philosophie comme les autres, un peu diffrente peut-tre par sa mthode, mais en tout cas rien de plus, car leur mentalit est ainsi faite quils sont incapables de concevoir autre chose. Et ceux qui consentiront tout de mme

    reconnatre lenseignement dune telle doctrine quelque valeur un point de vue ou un autre, et pour des motifs quelconques, qui nont habituellement rien dinitiatique, ceux-l mme ne pourront jamais arriver qu en faire tout au plus une sorte de prolongement de lenseignement profane, de complment de lducation ordinaire, lusage dune lite relative. Or, mieux vaut peut-tre encore nier totalement sa valeur, ce qui quivaut en somme lignorer purement et simplement, que de le rabaisser ainsi et, trop souvent, de prsenter en son nom et sa place lexpression de vues particulires, plus ou moins coordonnes, sur toutes sortes de choses qui, en ralit,

    ne sont initiatiques ni en elles-mmes, ni par la faon dont elles sont traites.

    Et, si cette manire pour le moins dfectueuse denvisager lenseignement initiatique nest due, aprs tout, qu lincomprhension de sa vraie nature, il en est une autre qui lest peu prs autant, bien quapparemment toute contraire celle-l. Cest celle qui consiste vouloir toute force lopposer lenseignement profane, tout en lui attribuant dailleurs pour objet une certaine science spciale, plus ou moins vaguement dfinie, chaque instant mise en contradiction et en conflit avec les autres

  • 16

    sciences, et toujours dclare suprieure celles-ci sans quon sache trop pourquoi, puisquelle nest ni moins systmatique dans son expos, ni moins dogmatique dans ses conclusions. Les partisans dun enseignement de ce genre, soi-disant initiatique, affirment bien, il est vrai, quil est dune tout autre nature que lenseignement ordinaire, quil soit scientifique, philosophique ou religieux ; mais de cela ils ne donnent aucune preuve et, malheureusement, ils ne sarrtent pas l en fait daffirmations gratuites ou hypothtiques. Bien plus, se groupant en coles multiples et sous des dnominations diverses, ils ne se contredisent pas moins entre eux quils ne contredisent, souvent de parti-pris, les reprsentants des diffrentes branches de

    lenseignement profane, ce qui nempche pas chacun deux de prtendre tre cru sur parole et considr comme plus ou moins infaillible.

    Mais, si lenseignement initiatique nest ni le prolongement de lenseignement profane, comme le voudraient les uns, ni son antithse, comme le soutiennent les

    autres, sil nest ni un systme philosophique ni une science spcialise, on peut se demander ce quil est, car il ne suffit pas davoir dit ce quil nest pas, il faut encore, sinon en donner une dfinition proprement parler, ce qui est peut-tre impossible,

    du moins essayer de faire comprendre en quoi consiste sa nature. Et faire comprendre

    sa nature, du moins dans la mesure o cela peut tre fait, cest expliquer en mme temps, et par l mme, pourquoi il nest pas possible de le dfinir sans le dformer, et aussi pourquoi on sest si gnralement, et en quelque sorte ncessairement, mpris sur son vritable caractre. Cela, lemploi constant du symbolisme dans la transmission de cet enseignement, dont il forme comme la base, pourrait cependant,

    pour quiconque rflchit un peu, suffire le faire dj entrevoir, ds lors quon admet, comme il est simplement logique de le faire sans mme aller jusquau fond des choses, quun mode dexpression tout diffrent du langage ordinaire doit avoir t cr pour exprimer, au moins son origine, des ides galement autres que celles

    quexprime ce dernier, et des conceptions qui ne se laissent pas traduire intgralement par des mots, pour lesquelles il faut un langage moins born, plus universel, parce

    quelles sont elles-mmes dun ordre plus universel.

    Mais, si les conceptions initiatiques sont autres que les conceptions profanes,

    cest quelles procdent avant tout dune autre mentalit que celles-ci, dont elles diffrent moins encore par leur objet que par le point de vue sous lequel elles

    envisagent cet objet. Or, si telle est la distinction essentielle qui existe entre ces deux

    ordres de conceptions, il est facile dadmettre que, dune part, tout ce qui peut tre considr du point de vue profane peut ltre aussi, mais alors dune tout autre faon et avec une autre comprhension, du point de vue initiatique, tandis que, dautre part, il y a des choses qui chappent compltement au domaine profane et qui sont propres

    au domaine initiatique, puisque celui-ci nest pas soumis aux mmes limitations que celui-l.

    Que le symbolisme, qui est comme la forme sensible de tout enseignement

    initiatique, soit en effet, rellement, un langage plus universel que les langages

    vulgaires, il nest pas permis den douter un seul instant, si lon considre seulement que tout symbole est susceptible dinterprtations multiples, non point en

  • 17

    contradiction entre elles, mais au contraire se compltant les unes les autres, et toutes

    galement vraies quoique procdant de points de vue diffrents ; et, sil en est ainsi, cest que ce symbole est la reprsentation synthtique et schmatique de tout un ensemble dides et de conceptions que chacun pourra saisir selon ses aptitudes mentales propres et dans la mesure o il est prpar leur intelligence. Et ainsi le

    symbole, pour qui parviendra pntrer sa signification profonde, pourra faire

    concevoir bien plus que tout ce quil est possible dexprimer par les mots ; et ceci montre la ncessit du symbolisme : cest quil est le seul moyen de transmettre tout cet inexprimable qui constitue le domaine propre de linitiation, ou plutt de dposer les conceptions de cet ordre en germe dans lintellect de liniti, qui devra ensuite les faire passer de la puissance lacte, les dvelopper et les laborer par son travail personnel, car on ne peut rien faire de plus que de ly prparer en lui traant, par des formules appropries, le plan quil aura par la suite raliser en lui-mme pour parvenir la possession effective de linitiation quil na reue de lextrieur que symboliquement.

    Mais, si linitiation symbolique, qui nest que la base ou le support de linitiation vritable et effective, est la seule qui puisse tre donne extrieurement, du moins peut-elle tre conserve et transmise mme par ceux qui nen comprennent ni le sens ni la porte. Il suffit que les symboles soient maintenus intacts pour quils soient toujours susceptibles dveiller, en celui qui en est capable, toutes les conceptions dont ils figurent la synthse. Et cest en cela que rside le vrai secret initiatique, qui est inviolable de sa nature et qui se dfend de lui-mme contre la

    curiosit des profanes, et dont le secret relatif de certains signes extrieurs nest quune figuration symbolique. Il ny a pas dautre mystre que linexprimable, qui est videmment incommunicable par l mme ; chacun pourra le pntrer plus ou moins

    selon ltendue de son horizon intellectuel ; mais, alors mme quil laurait pntr intgralement, il ne pourra jamais communiquer un autre ce quil en aura compris lui-mme ; tout au plus pourra-t-il aider parvenir cette comprhension ceux-l

    seuls qui y sont actuellement aptes.

    Ainsi, le secret initiatique est quelque chose qui rside bien au-del de tous les

    rituels et de toutes les formes sensibles en usage pour la transmission de linitiation extrieure et symbolique, ce qui nempche pas que ces formes aient pourtant, surtout dans les premiers stades de prparation initiatique, leur rle ncessaire et leur valeur

    propre, provenant de ce quelles ne font en somme que traduire les symboles fondamentaux en gestes, en prenant ce mot dans son sens le plus tendu, et que, de

    cette faon, elles font en quelque sorte vivre liniti lenseignement quon lui prsente, ce qui est la manire la plus adquate et la plus gnralement applicable de

    lui en prparer lassimilation, puisque toutes les manifestations de lindividualit humaine se traduisent, dans ses conditions actuelles dexistence, en des modes divers de lactivit vitale. Mais on aurait tort daller plus loin et de prtendre faire de la vie, comme beaucoup le voudraient, une sorte de principe absolu ; lexpression dune ide en mode vital nest aprs tout quun symbole comme les autres, aussi bien que lest, par exemple, sa traduction en mode spatial, qui constitue un symbole gomtrique ou

    un idogramme. Et, si tout processus dinitiation prsente en ses diffrentes phases

  • 18

    une correspondance, soit avec la vie humaine individuelle, soit mme avec

    lensemble de la vie terrestre, cest que lon peut considrer lvolution vitale elle-mme, particulire ou gnrale, comme le dveloppement dun plan analogue celui que liniti doit raliser pour se raliser lui-mme dans la complte expansion de toutes les puissances de son tre. Ce sont toujours et partout des plans correspondant

    une mme conception synthtique, de sorte quils sont identiques en principe, et, bien que tous diffrents et indfiniment varis dans leur ralisation, ils procdent dun Archtype idal unique, plan universel trac par une Force ou Volont cosmique que,

    sans rien prjuger dailleurs sur sa nature, nous pouvons appeler le Grand Architecte de lUnivers.

    Donc tout tre, individuel ou collectif, tend, consciemment ou non, raliser en

    lui-mme, par les moyens appropris sa nature particulire, le plan du Grand

    Architecte de lUnivers, et concourir par l, selon la fonction qui lui appartient dans lensemble cosmique la ralisation totale de ce mme plan, laquelle nest, en somme, que luniversalisation de sa propre ralisation personnelle. Cest au point prcis de son volution o un tre prend effectivement conscience de cette finalit

    que linitiation vritable commence pour lui ; et, lorsquil a pris conscience de lui-mme, elle doit le conduire, selon sa voie personnelle, cette ralisation intgrale qui

    saccomplit, non dans le dveloppement isol de certaines facults spciales et plus ou moins extraordinaires, mais dans le dveloppement complet, harmonique et

    hirarchique, de toutes les possibilits impliques virtuellement dans lessence de cet tre. Et, puisque la fin est ncessairement la mme pour tout ce qui a mme principe,

    cest dans les moyens employs pour y parvenir que rside exclusivement ce qui fait la valeur propre dun tre quelconque, considr dans les limites de la fonction spciale qui est dtermine pour lui par sa nature individuelle, ou par certains

    lments de celle-ci ; cette valeur de ltre est dailleurs relative et nexiste que par rapport sa fonction, car il ny a aucune comparaison dinfriorit ou de supriorit tablir entre des fonctions diffrentes, qui correspondent autant dordres particuliers galement diffrents, bien que tous galement compris dans lOrdre universel, dont ils sont, tous au mme titre, des lments ncessaires.

    Ainsi, linstruction initiatique, envisage dans son universalit, doit comprendre, comme autant dapplications, en varit indfinie, dun mme principe transcendant et abstrait, toutes les voies de ralisation particulires, non seulement

    chaque catgorie dtres, mais aussi chaque tre individuel ; et, les comprenant toutes ainsi, elle les totalise et les synthtise dans lunit absolue de la Voie universelle. Donc, si les principes de linitiation sont immuables, leur reprsentation symbolique peut et doit cependant varier de faon sadapter aux conditions multiples et relatives de lexistence, conditions dont la diversit fait que, mathmatiquement, il ne peut pas y avoir deux choses identiques dans tout lunivers, parce que, si elles taient vraiment identiques en tout, ou, en dautres termes, si elles taient en parfaite concidence dans toute ltendue de leur comprhension, elles ne seraient videmment pas deux choses distinctes, mais bien une seule et mme chose.

  • 19

    On peut donc dire, en particulier, quil est impossible quil y ait, pour deux individus diffrents, deux initiations absolument semblables, mme au point de vue

    extrieur et ritulique, et, a fortiori, au point de vue du travail intrieur de liniti. Lunit et limmutabilit du principe nexigent nullement luniformit et limmobilit, dailleurs irralisables, des formes extrieures, et ceci permet, dans lapplication pratique qui doit en tre faite lexpression et la transmission de lenseignement initiatique, de concilier les deux notions, si souvent opposes tort, de la tradition et du progrs, mais en ne reconnaissant toutefois ce dernier quun caractre purement relatif. Il ny a que la traduction extrieure de linstruction initiatique et son assimilation par telle ou telle individualit qui soient susceptibles de

    modifications, et non cette instruction envisage en elle-mme ; en effet, dans la

    mesure o une telle traduction est possible, elle doit forcment tenir compte des

    relativits, tandis que ce quelle exprime en est indpendant dans luniversalit idale de son essence, et il ne peut videmment tre question de progrs un point de vue

    qui comprend toutes les possibilits dans la simultanit dune synthse unique.

    Lenseignement initiatique, extrieur et transmissible dans des formes, nest en ralit et ne peut tre quune prparation de lindividu recevoir la vritable instruction initiatique par leffet de son travail personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie suivre, le plan raliser, et le disposer acqurir lattitude mentale et intellectuelle ncessaire lintelligence des conceptions initiatiques ; on peut encore lassister et le guider en contrlant son travail dune faon constante, mais cest tout, car nul autre, ft-il un Matre dans lacception la plus complte du mot, ne peut faire ce travail pour lui. Ce que liniti doit forcment acqurir par lui-mme, parce que personne ni rien dextrieur lui ne peut le lui communiquer, cest prcisment ce qui chappe par sa nature mme toute curiosit profane, cest--dire la possession effective du secret initiatique proprement dit. Mais, pour quil puisse arriver raliser cette possession dans toute son tendue et avec tout ce quelle implique, il faut que lenseignement qui sert en quelque sorte de base et de support son travail personnel souvre sur des possibilits illimites, et lui permette ainsi dtendre indfiniment ses conceptions, au lieu de les enfermer dans les limites plus ou moins troites dune thorie systmatique ou dune formule dogmatique quelconque.

    Maintenant, ceci tant tabli, jusquo peut aller cet enseignement quand il stend au-del des premires phases de prparation initiatique avec les formes extrieures qui y sont plus spcialement attaches ? Dans quelles conditions peut-il

    exister tel quil doit tre pour remplir le rle qui lui est dvolu et aider effectivement dans leur travail ceux qui y participent, pourvu seulement quils soient par eux-mmes capables den recueillir les fruits ? Comment ces conditions sont-elles ralises

    par les diffrentes organisations revtues dun caractre initiatique ? Enfin, quoi correspondent dune faon prcise, dans linitiation relle, les hirarchies que comportent de telles organisations ? Ce sont l autant de questions quil nest gure possible de traiter en peu de mots, et qui toutes mriteraient au contraire dtre amplement dveloppes, sans dailleurs quil soit jamais possible, en le faisant, de fournir autre chose quun thme rflexion et mditation, et sans avoir la vaine prtention dpuiser un sujet qui stend et sapprofondit de plus en plus mesure

  • 20

    quon avance dans son tude, prcisment parce que, qui ltudie avec les dispositions desprit requises, il ouvre des horizons conceptuels rellement illimits.

  • 21

    La Religion dun Philosophe Publi dans le numro de janvier I934 du Voile dIsis

    et dat : Mesr, 22 shaabn 1352 H.

    Nous navons gure lhabitude de prter attention aux manifestations de la pense profane ; aussi naurions-nous sans doute pas lu le rcent livre de M. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, et encore moins aurions-

    nous song en parler, si lon ne nous avait signal quil y tait question de diffrentes choses qui, normalement, ne sont point du ressort dun philosophe. En fait, lauteur y traite de religion , de mysticisme , voire mme de magie ; et nous devons dire tout de suite quil ny a pas une seule de ces choses pour laquelle il nous soit possible daccepter lide quil sen fait ; cest dailleurs assez la coutume des philosophes de dtourner ainsi les mots de leur sens pour les accorder leurs

    conceptions particulires.

    Tout dabord, en ce qui concerne la religion1, les origines de la thse que soutient M. Bergson nont rien de mystrieux et sont mme bien simples au fond ; il est assez tonnant que ceux qui ont parl de son livre ne semblent pas sen tre aperus. On sait que toutes les thories modernes, cet gard, ont pour trait commun

    de chercher rduire la religion quelque chose de purement humain, ce qui revient

    la nier, consciemment ou inconsciemment, puisque cest refuser de tenir compte de ce qui en constitue lessence mme, et qui est prcisment llment non-humain , Ces thories peuvent, dans leur ensemble, se ramener deux types : lun psychologique , qui prtend expliquer la religion par la nature de lindividu humain, et lautre sociologique , qui veut y voir un fait dordre exclusivement social, le produit dune sorte de conscience collective qui dominerait les individus et simposerait eux. Loriginalit de M. Bergson est davoir cherch combiner ces deux genres dexplication : au lieu de les regarder comme plus ou moins exclusifs lun de lautre, ainsi que le font dordinaire leurs partisans respectifs, il les accepte tous les deux la fois, en les rapportant des choses diffrentes, mais dsignes

    nanmoins par le mme mot de religion ; les deux sources quil envisage ne sont pas autre chose que cela en ralit. Il y a donc pour lui deux sortes de religion,

    lune statique et lautre dynamique , quil appelle aussi, assez bizarrement, religion close et religion ouverte ; la premire est de nature sociale, la seconde

    de nature psychologique ; et, naturellement, cest celle-ci que vont ses prfrences, cest elle quil considre comme la forme suprieure de la religion ; naturellement,

    1 Nous laissons de ct ce qui se rapporte la morale, qui ne nous intresse pas ici ; naturellement,

    lexplication propose cet gard est parallle celle de la religion.

  • 22

    disons-nous, car il est bien vident que, dans une philosophie du devenir telle que

    la sienne, il ne saurait en tre autrement. Une telle philosophie, en effet, nadmet aucun principe immuable, ce qui est la ngation mme de la mtaphysique ; mettant

    toute ralit dans le changement, elle considre que, soit dans les doctrines, soit dans

    les formes extrieures, ce qui ne change point ne rpond rien de rel, et empche

    mme lhomme de saisir le rel tel quelle le conoit. Mais, dira-t-on, si lon nie quil y ait des principes immuables et des vrits ternelles

    2, on doit logiquement

    refuser toute valeur, non seulement la mtaphysique, mais aussi la religion ; cest bien ce qui arrive en effet, car la religion au vrai sens de ce mot, cest celle que M. Bergson appelle religion statique , et dans laquelle il ne veut voir quune fabulation tout imaginaire ; et, quant sa religion dynamique , ce nest pas du tout une religion.

    Cette soi-disant religion dynamique ne possde mme, vrai dire, aucun

    des lments caractristiques qui constituent la dfinition mme de la religion : pas de

    dogmes, puisque cest l quelque chose dimmuable et, comme dit M. Bergson, de fig ; pas de rites non plus, bien entendu, pour la mme raison, et aussi cause de

    leur caractre social ; les uns et les autres doivent tre laisss la religion

    statique ; et, pour ce qui est de la morale, M. Bergson a commenc par la mettre

    part, comme quelque chose qui ne rentre pas dans la religion telle quil lentend. Alors, il ne reste plus rien, ou du moins il ne reste quune vague religiosit , sorte daspiration confuse vers un idal quelconque, assez proche en somme de celle des modernistes et des protestants libraux, et qui rappelle aussi, bien des gards,

    l exprience religieuse de William James. Cest cette religiosit que M. Bergson prend pour une religion suprieure, croyant ainsi sublimer la religion

    alors quil na fait que la vider de tout son contenu, parce quil ny a rien, dans celui-ci, qui soit compatible avec ses conceptions ; et dailleurs cest sans doute l tout ce quon peut faire sortir dune thorie psychologique, car nous navons jamais vu quune telle thorie se soit montre capable daller plus loin que le sentiment religieux , qui, encore une fois, nest pas la religion.

    La religion dynamique , aux yeux de M. Bergson, trouve sa plus haute

    expression dans le mysticisme , vu dailleurs par son plus mauvais ct, car il ne lexalte ainsi que pour ce qui sy trouve d individuel , cest--dire de vague, dinconsistant, et en quelque sorte d anarchique

    3 ; ce qui lui plat chez les

    mystiques, disons-le nettement, cest leur tendance la divagation Quant ce qui fait la base mme du mysticisme, cest--dire, quon le veuille ou non, son rattachement une religion statique , il le tient manifestement pour ngligeable ;

    on sent dailleurs quil y a l quelque chose qui le gne, car ses explications sur ce point sont plutt embarrasses. Ce qui peut sembler curieux de la part dun non-

    2 Il est remarquer que M. Bergson semble mme viter demployer le mot de vrit , et quil lui substitue

    presque toujours celui de ralit . 3 Il est tonnant que M. Bergson ne cite pas, comme un des spcimens les plus accomplis de sa religion

    dynamique , les enseignements de Krishnamurti ; il serait pourtant difficile de trouver quelque chose qui rponde

    plus exactement ce quil entend par l.

  • 23

    chrtien , cest que, pour lui, le mysticisme complet est celui des mystiques chrtiens ; la vrit, il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrtiens avant mme

    dtre mystiques ; ou du moins, pour les justifier dtre chrtiens, il pose indment le mysticisme lorigine mme du Christianisme ; et, pour tablir a cet gard une sorte de continuit entre celui-ci et le Judasme, il en arrive transformer en mystiques

    les prophtes juifs ; videmment, du caractre de la mission des prophtes et de la

    nature de leur inspiration, il na pas la moindre ide Maintenant, si le mysticisme chrtien, quelque dforme que soit la conception quil sen fait, est ainsi pour lui le type mme du mysticisme, la raison en est bien facile comprendre : cest que, en fait, il ny a gure de mysticisme autre que celui-l ; et peut-tre mme le mysticisme proprement dit est-il, au fond, quelque chose de spcifiquement chrtien. Mais ceci

    aussi chappe M. Bergson, qui sefforce de dcouvrir, antrieurement au Christianisme, des esquisses du mysticisme futur , alors quil sagit de choses totalement diffrentes ; il y a l notamment, sur lInde, quelques pages qui tmoignent dune incomprhension inoue ! Il y a aussi les mystres grecs, et ici le rapprochement se rduit un bien mauvais jeu de mots ; du reste, M. Bergson est

    forc davouer lui-mme que la plupart des mystres neurent rien de mystique ; mais alors pourquoi en parle-t-il sous ce vocable ? Quant ce que furent ces

    mystres, il sen fait la reprsentation la plus profane qui puisse tre ; ignorant tout de linitiation, comment pourrait-il comprendre quil y eut l, aussi bien que dans lInde, quelque chose qui dabord ntait nullement dordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement plus loin que son mysticisme , et mme que le

    mysticisme authentique ? Mais aussi, dautre part, comment un philosophe pourrait-il comprendre quil devrait, tout comme le commun des mortels, sabstenir de parler de ce quil ne connat pas4 ?

    Si nous revenons la religion statique , nous voyons que M. Bergson

    accepte de confiance, sur ses prtendues origines, tous les racontars de l cole sociologique , y compris les plus sujets caution : magie , totmisme ,

    tabou , mana , culte des animaux , culte des esprits , mentalit

    primitive , rien ny manque de tout le bric--brac habituel, sil est permis de sexprimer ainsi Ce qui lui appartient peut--tre en propre, cest le rle quil attribue dans tout cela une soi-disant fonction fabulatrice , qui nous parat

    beaucoup plus vritablement fabuleuse que ce quelle sert expliquer ; mais il

    4 M. Alfred Loisy a voulu rpondre M. Bergson et soutenir contrr lui quil ny a quune seule source de la

    morale et de la religion ; en sa qualit de spcialiste de l histoire des religions , il prfre les thories de Frazer celles de Durkheim, et aussi lide dune volution continue celle dune volution par mutations brusques ; nos yeux, tout cela se vaut exactement ; mais il est du moins un point sur lequel nous devons lui donner raison, et il le

    doit assurment son ducation ecclsiastique : grce celle-ci, il connat mieux les mystiques que M. Bergson, et il

    fait remarquer quils nont jamais eu le moindre soupon de quelque chose qui ressemble l lan vital ; videmment, M. Bergson a voulu en faire des bergsoniens avant la lettre, ce qui nest gure conforme la simple vrit historique: et M. Loisy stonne aussi juste titre de voir Jeanne dArc range parmi les mystiques. Signalons, car cela est bon enregistrer, que son livre souvre par un aveu bien amusant : Lauteur du prsent opuscule, dclare-t-il, ne se connait pas dinclination particulire pour les questions dordre purement spculatif. Voil du moins une assez louable franchise ; et, puisque cest lui-mme qui le dit, et de faon toute spontane, nous len croyons volontiers sur parole !

  • 24

    faut bien imaginer une thorie quelconque qui permette de dnier en bloc tout

    fondement rel tout ce quon est convenu de traiter de superstitions ; un philosophe civilis , et, qui plus est, du XX

    e sicle , estime videmment que

    toute autre attitude serait indigne de lui !

    Nous nous arrterons seulement sur un point, celui qui concerne la magie ;

    celle-ci est une grande ressource pour certains thoriciens, qui ne savent sans doute

    pas trs bien ce quelle est, mais qui veulent en faire sortir tout la fois la religion et la science. Telle nest pas prcisment la position de M. Bergson : cherchant la magie une origine psychologique , il en fait lextriorisation dun dsir dont le cur est rempli , et il prtend que, si lon reconstitue, par un effort dintrospection, la raction naturelle de lhomme sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent, et quil ny a rien de commun entre la magie et la science . Il est vrai quil y a ensuite quelque flottement : si lon se place un certain point de vue, la magie fait videmment partie de la religion ; mais, un autre point de vue, la

    religion soppose la magie ; ce qui est plus net, cest laffirmation que la magie est linverse de la science , et que, bien loin de prparer la venue de la science, comme on la prtendu, elle a t le grand obstacle contre lequel le savoir mthodique eut lutter . Tout cela est exactement au rebours de la vrit : comme nous lavons expliqu bien souvent, la magie na absolument rien voir avec la religion, et elle est, non pas lorigine de toutes les sciences, mais simplement une science particulire parmi les autres, et, plus prcisment, une science exprimentale ; mais M. Bergson

    est sans doute bien convaincu quil ne saurait exister dautres sciences que celles qunumrent les classifications modernes Parlant des oprations magiques avec lassurance de quelquun qui nen a jamais vu, il crit cette phrase tonnante : Si lintelligence primitive avait commenc ici par concevoir des principes, elle se ft bien vite rendue lexprience, qui lui en et dmontr la fausset , Nous admirons lintrpidit avec laquelle ce philosophe, enferm dans son cabinet, nie a priori tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de ses thories ! Comment peut-il

    croire les hommes assez sots pour avoir rpt indfiniment, mme sans

    principes , des oprations qui nauraient jamais russi ? Et que dirait-il sil se trouvait que, tout au contraire, lexprience dmontre la fausset de ses propres assertions ? Evidemment, il ne conoit mme pas quune pareille chose soit possible ; telle est la force des ides prconues, chez lui et chez ses pareils, quils ne doutent pas un seul instant que le monde soit strictement limit la mesure de leurs

    conceptions.

    Or il arrive ceci de particulirement remarquable : cest que la magie se venge cruellement des ngations de M. Bergson; reparaissant de nos jours, dans sa forme la

    plus basse et la plus rudimentaire, sous le dguisement de la science psychique ,

    elle russit se faire admettre par lui, sans quil la reconnaisse, non seulement comme relle, mais comme devant jouer un rle capital pour lavenir de sa religion dynamique ! Nous nexagrons rien : il parle de survie tout comme un vulgaire spirite, et il croit un approfondissement exprimental permettant de conclure

    la possibilit et mme la probabilit dune survivance de lme , sans pourtant quon puisse dire si cest pour un temps ou pour toujours Mais cette fcheuse

  • 25

    restriction ne lempche pas de proclamer sur un ton dithyrambique : il nen faudrait pas davantage pour convertir en ralit vivante et agissante une croyance

    lau-del qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite, inefficace En vrit, si nous tions srs, absolument srs de survivre, nous ne pourrions plus penser autre chose . La magie ancienne tait

    plus scientifique et navait point de pareilles prtentions ; il a fallu, pour que quelques-uns de ses phnomnes les plus lmentaires donnent lieu de telles

    interprtations, attendre linvention du spiritisme, auquel la dviation de lesprit moderne pouvait seule donner naissance ; et cest bien en effet la thorie spirite, purement et simplement, que M. Bergson, comme William James avant lui, accepte

    ainsi avec une joie qui fait plir tous les plaisirs et qui nous fixe sur le degr de discernement dont il est capable : en fait de superstition , il ny eut jamais mieux ! Et cest l-dessus que se termine son livre ; on ne saurait, assurment, souhaiter une plus belle preuve du nant de toute cette philosophie !

  • 26

    Le Soufisme Publi dans le numro daot-septembre 1934 du Voile dIsis.

    Sous le titre Islamic Sufism, Sirdar Ikbal Ali Shah a fait paratre rcemment un

    volume1 qui nest pas, comme on pourrait le croire, un trait plus ou moins complet et

    mthodique sur le sujet, mais plutt un recueil dtudes dont certaines se rapportent des questions dordre gnral, tandis que dautres traitent de points beaucoup plus particuliers, notamment en ce qui concerne les turuq les plus rpandues actuellement

    dans lInde, comme les Naqshabendiyah et les Chishtiyah. Bien que ces dernires tudes ne soient pas ce quil y a de moins intressant dans cet ouvrage, il nest pas dans notre intention dy insister ici, et nous pensons prfrable dexaminer plutt ce qui touche plus directement aux principes, ce qui nous sera en mme temps une

    occasion de rappeler et de prciser des indications que nous avons dj donnes en

    diverses autres circonstances2.

    Tout dabord, le titre mme appelle une observation : pourquoi Islamic Sufism, et ny a-t-il pas l une sorte de plonasme ? Assurment, en arabe, on doit dire Taawwuf islmi, car le terme Taawwuf dsigne gnralement toute doctrine dordre sotrique ou initiatique, quelque forme traditionnelle quelle se rattache ; mais le mot Soufisme , dans les langues occidentales, nest pas vritablement une traduction de Taawwuf, il est simplement une sorte de terme conventionnel forg

    pour dsigner spcialement 1sotrisme islamique. Il est vrai que lauteur explique son intention : il a voulu, en ajoutant ladjectif islamique , viter toute confusion avec dautres choses qui sont parfois qualifies aussi de Soufisme par ignorance ; mais doit-on tenir compte ce point de labus qui est fait des mots, particulirement une poque dsordonne comme celle o nous vivons ? Il est certes ncessaire de

    mettre en garde contre les thories et contre les organisations qui se parent indment

    de titres qui ne leur appartiennent point; mais, cette prcaution prise, rien nempche demployer les mots en leur gardant leur sens normal et lgitime ; et dailleurs, sil en tait autrement, il en est sans doute bien peu dont on pourrait encore se servir.

    Dautre part, quand lauteur dclare qu il ny a pas de forme de Soufisme autre quislamique , il nous semble quil y a l une quivoque : sil entend parler proprement de Soufisme , la chose va de soi ; mais, sil veut dire Taawwuf au sens arabe du mot, il faut y comprendre les formes initiatiques qui existent dans

    1 Rider and Co. diteurs, Londres.

    2 Nous ferons tout de suite, pour navoir pas y revenir, une critique de dtail, mais qui a cependant son

    importance : la transcription des mots arabes, dans ce livre, est trs dfectueuse, et surtout, dans les citations, ils sont

    presque toujours spars dune faon fautive qui les rend bien difficilement intelligibles ; il est souhaiter que ce dfaut soit soigneusement corrig dans une dition ultrieure.

  • 27

    toutes les doctrines traditionnelles, et non pas seulement dans la doctrine islamique,

    Pourtant, cette affirmation, mme avec une telle gnralit, est vraie en un sens :

    toute forme initiatique rgulire, en effet, implique essentiellement, en premier lieu,

    la conscience de lUnit principielle, et, en second lieu, la reconnaissance de lidentit foncire de toutes les traditions, drives dune source unique, et, par consquent, de linspiration de tous les Livres sacrs ; or cest l, au fond, le strict quivalent des deux articles de la shahdah. On peut donc dire que tout mutaawwuf

    quelque forme quil se rattache, est rellement moslem, au moins de faon implicite ; il suffit pour cela dentendre le mot Islm dans toute luniversalit quil comporte ; et nul ne peut dire que ce soit l une extension illgitime de sa

    signification, car alors il deviendrait incomprhensible que le Qorn mme applique

    ce mot aux formes traditionnelles antrieures celle quon appelle plus spcialement islamique : en somme, cest, dans son sens premier, un des noms de la Tradition orthodoxe sous toutes ses formes, celles-ci procdant toutes pareillement de

    linspiration prophtique, et les diffrences ntant dues qu ladaptation ncessaire aux circonstances de temps et de lieu. Cette adaptation, dailleurs, naffecte rellement que le ct extrieur, ce que nous pouvons appeler la shariyah (ou ce qui

    en constitue lquivalent) ; mais le ct intrieur, ou la haqqah, est indpendant des contingences historiques et ne peut tre soumis de tels changements ; aussi est-ce

    par l que, sous la multiplicit des formes, lunit essentielle subsiste effectivement. Malheureusement, dans louvrage dont il sagit, nous ne trouvons nulle part une notion suffisamment nette des rapports de la shariyah et de la haqqah, ou, si lon veut, de lexotrisme et de lsotrisme ; et, quand nous voyons, dans certains chapitres, des points de doctrine et de pratique appartenant lIslamisme le plus exotrique prsents comme sils relevaient proprement du Soufisme , nous ne pouvons nous empcher de craindre quil ny ait, dans la pense de lauteur, quelque confusion entre deux domaines qui doivent toujours demeurer parfaitement distincts,

    ainsi que nous lavons souvent expliqu. Lexotrisme dune certaine forme traditionnelle est bien, pour les adhrents de celle-ci, le support indispensable de

    lsotrisme, et la ngation dun tel lien entre lun et lautre nest que le fait de quelques coles plus ou moins htrodoxes ; mais lexistence de ce rapport nempche point les deux domaines dtre radicalement diffrents : religion et lgislation dune part, initiation de lautre, ne procdent pas par les mmes moyens et ne visent pas au mme but.

    Quant lorigine du Soufisme , au sens habituel de ce mot, nous sommes entirement daccord avec lauteur pour penser quelle est proprement islamique et procde directement de lenseignement mme du Prophte, qui remonte en dfinitive toute silsilah authentique. Cest dire que quiconque adhre rellement la tradition ne saurait accepter les vues des historiens profanes qui prtendent rapporter

    cette origine une influence trangre, soit noplatonicienne, soit persane et

    indienne ; cest l encore un point que nous avons suffisamment trait diverses

  • 28

    reprises pour navoir pas y insister davantage maintenant3. Mme si certaines turuq

    ont rellement emprunt , et mieux vaudrait dire adapt , quelques dtails de

    leurs mthodes particulires (quoique les similitudes puissent tout aussi bien

    sexpliquer par la possession des mmes connaissances, notamment en ce qui concerne la science du rythme dans ses diffrentes branches), cela na quune importance bien secondaire ; le Soufisme mme est arabe avant tout, et sa forme

    dexpression, dans tout ce quelle a de vraiment essentiel, est troitement lie la constitution de la langue arabe, comme celle de la Qabbalah juive lest la constitution de la langue hbraque ; il est arabe comme le Qorn lui-mme, dans

    lequel il a ses principes directs, comme la Qabbalah a les siens dans la Thorah ; mais

    encore faut-il, pour les y trouver, que le Qorn soit compris et interprt suivant les

    haqq, et non pas simplement par les procds linguistiques, logiques et

    thologiques des ulam ez-zher (littralement savants de lextrieur , ou docteurs de la shariyah, dont la comptence ne stend quau domaine exotrique).

    Peu importe dailleurs, cet gard, que le mot Sufi lui-mme et ses drivs (Taawwuf, mutaawwuf) aient exist dans la langue ds le dbut, ou quils naient apparu qua une poque plus ou moins tardive, ce qui est encore un grand sujet de discussion parmi les historiens ; la chose peut fort bien avoir exist avant le mot, soit

    sous une autre dsignation, soit mme sans quon ait prouv alors le besoin de lui en donner une

    4. Pour ce qui est de la provenance de ce mot, la question est peut-tre

    insoluble, du moins au point de vue o lon se place le plus habituellement : nous dirions volontiers quil a trop dtymologies supposes, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir vritablement une ; lauteur en numre un certain nombre, et il y en a encore dautres plus ou moins connues. Pour notre part, nous y voyons plutt une dnomination purement symbolique, une sorte de

    chiffre , si lon veut, qui, comme tel, na pas besoin davoir une drivation linguistique proprement parler ; on trouverait dailleurs dans dautres traditions, des cas comparables (dans la mesure, bien entendu, o le permet la constitution des

    langues dont elles se servent), et, sans chercher plus loin, le terme de Rose-Croix

    en est un exemple assez caractristique ; cest l ce que certaines initiations appellent des mots couverts . Quant aux soi-disant tymologies, ce ne sont en ralit que des

    similitudes linguistiques, qui correspondent du reste des relations entre certaines

    ides venant ainsi se grouper plus on moins accessoirement autour du mot dont il

    sagit ; ceux qui ont connaissance de ce que nous avons dit ailleurs de lexistence trs gnrale dun certain symbolisme phontique ne sauraient sen tonner. Mais ici, tant donn le caractre de la langue arabe (caractre qui lui est dailleurs commun avec la langue hbraque), le sens premier et fondamental doit tre bas sur les

    nombres ; et, en fait, ce quil y a de particulirement remarquable, cest que le mot

    3 Lauteur fait remarquer justement, ce propos, que quelques-uns des Soufis les plus minents, comme

    Mohyiddin ibn Arabi, Omar ibn El-Frid, et sans doute aussi Dhn-Nn El-Miri, neurent jamais le moindre contact avec la Perse ni avec lInde.

    4 En tout cas, quoi que certains en aient dit, il ne saurait y avoir quivalence entre zuhd ou asctisme et

    Taawwuf, le premier ne pouvant jamais tre rien de plus quun simple moyen, et qui dailleurs nest pas toujours employ pour des fins dordre initiatique.

  • 29

    Sufi a le mme nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, cest--dire la Sagesse divine

    5. Le Sufi vritable est donc celui qui possde cette Sagesse, ou, en dautres

    termes, il est el-rif biLlah, cest--dire celui qui connat par Dieu , car Il ne peut tre connu que par Lui-mme ; et quiconque na pas atteint ce degr suprme ne peut pas tre dit rellement Sufi, mais seulement mutaawwuf

    6.

    Ces dernires considrations donnent la meilleure dfinition possible det-taawwuf pour autant quil soit permis de parler ici de dfinition (car il ne peut y en avoir proprement que pour ce qui est limit par sa nature mme, ce qui nest pas le cas) ; pour la complter, il faudrait rpter tout ce que nous avons dit prcdemment

    sur linitiation et ses conditions, et nous ne pouvons mieux faire que dy renvoyer nos lecteurs. Les formules que lon trouve dans les traits les plus connus, et dont quelques-unes sont cites dans louvrage auquel nous nous rfrons, ne peuvent tre vraiment regardes comme des dfinitions, mme avec la rserve que nous venons

    dexprimer, car elles natteignent pas directement lessentiel ; elles sont seulement des approximations , si lon peut dire, destines avant tout fournir un point de dpart la rflexion et la mditation, soit en indiquant les moyens et en ne laissant

    entrevoir le but que dune faon plus ou moins voile, soit en dcrivant les signes extrieurs des tats intrieurs atteints tel ou tel degr de la ralisation initiatique. On

    rencontre en outre un grand nombre dnumrations ou de classifications de ces degrs et de ces tats, mais qui toutes doivent tre prises comme nayant en somme quune valeur relative, car, en fait, il peut y en avoir une multitude indfinie ; on ne considre forcment que les stades principaux, typiques en quelque sorte, et qui

    peuvent dailleurs diffrer suivant les points de vue o lon se place. Au surplus, il ne faut pas oublier quil y a, pour les phases initiales surtout, une diversit qui rsulte de celle mme des natures individuelles, si bien quil ne saurait y avoir deux cas qui soient rigoureusement semblables

    7 ; et cest pourquoi il est dit que les voies vers

    Dieu sont aussi nombreuses que les mes des hommes (et-turuqu ilaLlahi ka-nufsi beni Adam)

    8. Ces diffrences seffacent seulement avec l individualit (el-

    inniyah, de ana, moi ), cest--dire quand sont atteints les tats suprieurs, et quand les attributs (ift) del-abd ou de la crature (qui ne sont proprement que des limitations) disparaissent (el-fan ou l extinction ) pour ne laisser subsister que ceux dAllah (el-baq ou la permanence ), ltre tant identifi ceux-ci dans sa personnalit ou son essence (edh-dht). Pour dvelopper ceci plus

    compltement, il conviendrait dinsister tout particulirement sur la distinction fondamentale de l me (en-nefs) et de l esprit (er-rh), que, chose trange, lauteur du livre en question semble ignorer peu prs entirement, ce qui apporte

    5 Le nombre total donn par laddition des valeurs numriques des lettres est, pour lun et pour lautre, 186.

    6 Lextension abusive donne couramment au mot Sf est tout fait comparable au cas du terme Yog, qui, lui

    aussi, ne dsigne proprement que celui qui est parvenu l Union , mais quon a coutume dappliquer galement ceux qui nen sont encore qu un stade prliminaire quelconque.

    7 Dans lIslamisme exotrique lui-mme, limpossibilit de lexistence de deux tres ou de deux choses

    semblables sous tous les rapports est frquemment invoque comme une preuve de la toute-puissance divine ; celle-ci,

    effectivement, est lexpression en termes thologiques de linfinit de la Possibilit universelle. 8 Ces voies particulires se totalisent dans luniversalit adamique , de mme que les mes humaines taient,

    en virtualit, toutes prsentes en Adam ds lorigine de ce monde.

  • 30

    beaucoup de vague certains de ses exposs ; sans cette distinction, il est impossible

    de comprendre rellement la constitution de ltre humain, et, par suite, les diffrents ordres de possibilits quil porte en lui.

    Sous ce dernier rapport, nous devons noter aussi que lauteur semble sillusionner sur ce quon peut attendre de la psychologie ; il est vrai quil envisage celle-ci autrement que ne le font les psychologues occidentaux actuels, et

    comme susceptible de stendre beaucoup plus loin quils ne sauraient le supposer, en quoi il a pleinement raison ; mais, malgr cela, la psychologie, suivant ltymologie de son nom, ne sera jamais que ilm en-nefs, et, par dfinition mme, tout ce qui est du

    domaine der-rh lui chappera toujours. Cette illusion, au fond, procde dune tendance trop rpandue, et dont nous retrouvons malheureusement dans ce livre

    dautres marques encore : la tendance, contre laquelle nous nous sommes lev bien souvent, vouloir tablir une sorte de rattachement ou de concordance entre les

    doctrines traditionnelles et les conceptions modernes. Nous ne voyons pas quoi sert

    de citer des philosophes qui, alors mme quils emploient quelques expressions apparemment similaires, ne parlent pas des mmes choses en ralit ; le tmoignage

    des profanes ne saurait valoir dans le domaine initiatique, et la vraie

    Connaissance na rien gagner ces assimilations errones ou superficielles9. Il nen reste pas moins que, en tenant compte des quelques observations que nous avons formules, on aura certainement intrt et profit lire ce livre, et surtout les chapitres

    consacrs aux questions plus spciales dont nous ne pouvons songer donner mme

    le moindre aperu. Il doit tre bien entendu, dailleurs, quon ne doit pas demander aux livres, quels quils soient, plus quils ne peuvent donner; mme ceux des plus grands Matres ne feront jamais, par eux-mmes, que quelquun qui nest pas mutaawwuf le devienne ; ils ne sauraient suppler ni aux qualifications naturelles

    ni au rattachement une silsilah rgulire ; et, sils peuvent assurment provoquer un dveloppement de certaines possibilits chez celui qui y est prpar, ce nest pour ainsi dire qu titre d occasion , car la vraie cause est toujours ailleurs, dans le monde de lesprit ; et il ne faut pas oublier que, en dfinitive, tout dpend entirement du Principe, devant lequel toutes choses sont comme si elles ntaient pas :

    L ilaha ill Allahu wahdahu, l sharka lahu, lahu el-mulku wa lahu el-hamdu, wa huwa ala kulli shayin qadr !

    10

    9 Ce qui est assez curieux, cest que lauteur semble mettre la psychologie au-dessus de la

    mtaphysique ; il ne parat pas se douter que tout ce que les philosophes dsignent par ce dernier nom na rien de commun avec la vraie mtaphysique, au sens tymologique du mot, et que celle-ci nest pas autre chose quet-taawwuf mme.

    10 La Rdaction du Voile dIsis a donn dans son numro de dcembre 1934 une traduction de cette phrase :

    Il ny a pas de divinit, si ce nest la seule Divinit ; Elle na pas dassoci ; Elle est la royaut et Elle la louange, et Elle est puissante sur toute chose . [Note de lEditeur].

  • 31

    Tradition

    et traditionalisme Publi dans le numro d octobre 1936 des Etudes Traditionnelles.

    Nous avons eu dj si souvent loccasion de signaler des exemples de labus de certains mots, dtourns de leur vritable sens, qui est un des symptmes de la

    confusion intellectuelle de notre poque, que nous serions presque tent de nous

    excuser de revenir une fois de plus sur un sujet se rapportant des considrations de

    cet ord