Comptes rendus

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264 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 245–276 Les rémunérations obscènes, P. Steiner. La Découverte, coll. « Zones », Paris (2011). 150 p. Le titre de l’ouvrage de Philippe Steiner, directement tiré d’un discours de Barack Obama, rentre dans le vif du sujet qui nous intéresse ici : l’indignation que provoque la montée des hauts salaires, l’éventail des écarts passant de 1 à 20 dans les années 1980 pour avoisiner 1 à 500 à la veille de la crise financière de 2008. Comment expliquer ce dérapage que l’on retrouve peu ou prou, de fac ¸on simultanée, dans toutes les économies développées ? Pour répondre à cette question, l’auteur analyse les raisons avancées dans les travaux des économistes comme celles données dans les médias par les hommes politiques, les journalistes, voire même par les présidents-directeurs généraux (PDG) qui profitent de ces hauts salaires. Les justifications en termes de concurrence sur un marché de cadres dirigeants, osées par certains économistes, tournent court : l’existence d’un tel marché est pure fiction comme la possibilité d’apprécier l’efficacité spécifique des dirigeants en question. La mutation importante des normes sociales que représente cette dérive des hauts salaires est un phénomène complexe dont l’analyse doit interroger en profondeur des rapports économiques, sociaux et politiques. L’ouvrage de P. Steiner contribue fortement à cette analyse en quelques 136 pages. Les deux premiers chapitres donnent une vue assez claire et complète des connivences et justifications qui ont permis cette dérive des deux côtés de l’Atlantique. Connivences dans le réseau des conseils d’administration ou dans la construction des comités de rémunérations, justifications par des rationalisations ad hoc d’économistes ou les stratégies intéressées de grands cabinets de conseil. Les comportements et déclarations de personnages caricaturaux comme Jean-Marie Messier (ex.- PDG de Vivendi) ou Antoine Zacharias (ex.-PDG de Vinci) illustrent la fac ¸on dont ce contexte a pu laisser libre cours à leur rapacité. Un exposé des faits qui invite à réfléchir à la gouvernance des grandes multinationales dans un univers les marchés financiers ont acquis, depuis les années 1980, un poids déterminant, jusqu’à inverser la logique : pour les cabinets de conseil, les hauts salaires des dirigeants sont un signe de bonne santé de l’entreprise ! Dans les années 2000, cette logique inversée va jouer à plein et conforter une certaine collusion « internationale » entre dirigeants de multinationales. Ajoutons que le secteur financier joue un rôle particulier dans cette dynamique qui n’est pas étrangère à la montée rapide des indignations après la crise financière de 2008. C’est un autre intérêt majeur de l’ouvrage que de s’intéresser dans sa seconde moitié à ce que l’auteur appelle l’installation de l’indignation. La violence de la crise, les fautes manifestes des dirigeants du secteur financier ont provoqué un fort mouvement d’indignation des opinions publiques comme des personnels politiques. Ce qui frappe trois ans après, c’est la capacité du système de rémunérations obscènes à perdurer par-delà certaines condamnations virulentes de journalistes et de dirigeants politiques (en particulier en France, au premier rang desquels Nicolas Sarkozy). La question des bonus est mise à l’agenda des réunions du G20. Les syndicats patronaux essayent de mettre en place des codes de bonnes pratiques. Le peu de mesures prises, ne serait-ce que pour éviter bonus disproportionnés sans raison et autres retraites dorées, servent de prétextes à Michel Pébereau, Charles Beigbeder ou Daniel Bouton pour prétendre qu’une moralisation de ces rémunérations obscènes a été effectuée. Les démentis sont constants, la croissance des rému- nérations obscènes continue alors même que les pays subissent une récession économique sans précédent sous le poids d’un endettement public dont le secteur financier a su faire son affaire rapidement. Face à ce blocage la montée de l’indignation se trouve entravée par les contra- dictions des politiques (soucis de défendre les intérêts des dirigeants nationaux et de ne pas trop empiéter sur les libertés de l’entreprise) et les atermoiements des organisations professionnelles (prises entre les intérêts divergents des grandes et moins grandes entreprises), une réforme de la fiscalité taxant fortement les hauts salaires apparaît comme la seule possibilité pour mettre fin

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264 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 245–276

Les rémunérations obscènes, P. Steiner. La Découverte, coll. « Zones », Paris (2011). 150 p.

Le titre de l’ouvrage de Philippe Steiner, directement tiré d’un discours de Barack Obama,rentre dans le vif du sujet qui nous intéresse ici : l’indignation que provoque la montée des hautssalaires, l’éventail des écarts passant de 1 à 20 dans les années 1980 pour avoisiner 1 à 500 à laveille de la crise financière de 2008. Comment expliquer ce dérapage que l’on retrouve peu ouprou, de facon simultanée, dans toutes les économies développées ? Pour répondre à cette question,l’auteur analyse les raisons avancées dans les travaux des économistes comme celles données dansles médias par les hommes politiques, les journalistes, voire même par les présidents-directeursgénéraux (PDG) qui profitent de ces hauts salaires. Les justifications en termes de concurrence surun marché de cadres dirigeants, osées par certains économistes, tournent court : l’existence d’untel marché est pure fiction comme la possibilité d’apprécier l’efficacité spécifique des dirigeantsen question. La mutation importante des normes sociales que représente cette dérive des hautssalaires est un phénomène complexe dont l’analyse doit interroger en profondeur des rapportséconomiques, sociaux et politiques.

L’ouvrage de P. Steiner contribue fortement à cette analyse en quelques 136 pages. Les deuxpremiers chapitres donnent une vue assez claire et complète des connivences et justifications quiont permis cette dérive des deux côtés de l’Atlantique. Connivences dans le réseau des conseilsd’administration ou dans la construction des comités de rémunérations, justifications par desrationalisations ad hoc d’économistes ou les stratégies intéressées de grands cabinets de conseil.Les comportements et déclarations de personnages caricaturaux comme Jean-Marie Messier (ex.-PDG de Vivendi) ou Antoine Zacharias (ex.-PDG de Vinci) illustrent la facon dont ce contexte apu laisser libre cours à leur rapacité. Un exposé des faits qui invite à réfléchir à la gouvernancedes grandes multinationales dans un univers où les marchés financiers ont acquis, depuis lesannées 1980, un poids déterminant, jusqu’à inverser la logique : pour les cabinets de conseil, leshauts salaires des dirigeants sont un signe de bonne santé de l’entreprise ! Dans les années 2000,cette logique inversée va jouer à plein et conforter une certaine collusion « internationale » entredirigeants de multinationales. Ajoutons que le secteur financier joue un rôle particulier dans cettedynamique qui n’est pas étrangère à la montée rapide des indignations après la crise financièrede 2008.

C’est un autre intérêt majeur de l’ouvrage que de s’intéresser dans sa seconde moitié à ceque l’auteur appelle l’installation de l’indignation. La violence de la crise, les fautes manifestesdes dirigeants du secteur financier ont provoqué un fort mouvement d’indignation des opinionspubliques comme des personnels politiques. Ce qui frappe trois ans après, c’est la capacité dusystème de rémunérations obscènes à perdurer par-delà certaines condamnations virulentes dejournalistes et de dirigeants politiques (en particulier en France, au premier rang desquels NicolasSarkozy). La question des bonus est mise à l’agenda des réunions du G20. Les syndicats patronauxessayent de mettre en place des codes de bonnes pratiques. Le peu de mesures prises, ne serait-ceque pour éviter bonus disproportionnés sans raison et autres retraites dorées, servent de prétextesà Michel Pébereau, Charles Beigbeder ou Daniel Bouton pour prétendre qu’une moralisation deces rémunérations obscènes a été effectuée. Les démentis sont constants, la croissance des rému-nérations obscènes continue alors même que les pays subissent une récession économique sansprécédent sous le poids d’un endettement public dont le secteur financier a su faire son affairerapidement. Face à ce blocage où la montée de l’indignation se trouve entravée par les contra-dictions des politiques (soucis de défendre les intérêts des dirigeants nationaux et de ne pas tropempiéter sur les libertés de l’entreprise) et les atermoiements des organisations professionnelles(prises entre les intérêts divergents des grandes et moins grandes entreprises), une réforme de lafiscalité taxant fortement les hauts salaires apparaît comme la seule possibilité pour mettre fin

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à l’emballement inégalitaire que nous connaissons depuis le grand mouvement de libéralisationéconomique initié dans les années 1980.

C’est en soulignant la nécessité d’une telle réforme fiscale que P. Steiner conclue son essaibien documenté et percutant sur les causes et circonstances de l’extravagante montée d’une petitefraction des plus hauts salaires. On sera facilement d’accord pour reconnaître les mérites d’unetelle réforme mais le phénomène des salaires obscènes ne s’arrête pas à une question d’inégalités derevenus entre individus, il est aussi le symptôme d’une transformation profonde du rapport salarialque le court essai de P. Steiner ne peut prendre en compte. Les rémunérations obscènes résultenten effet d’une profonde mutation de la grande entreprise, largement soumise à des critères derentabilité financière et dirigeant ses opérations productives à l’échelle du monde. Dans ce nouvelunivers, les salaires constituent des coûts et une entreprise bien gérée doit savoir localiser sesproductions pour réduire ces coûts au mieux. Dans cette perspective, les émoluments des grandsdirigeants sont moins des salaires que des primes qui deviennent au regard des marchés financiersdes indicateurs de la qualité de l’entreprise. L’emballement inégalitaire en matière de salaires neserait alors que la trace émergente de cette mutation profonde du rapport salarial au sein de cesgrandes entreprises. Nous sommes loin de l’univers où une certaine cohésion de l’ensemble dessalaires, en particulier de ceux de l’encadrement sociotechnique, était un facteur de motivation,principe clairement affirmé dans les années 1950 et 1960, que ce soit par les chefs d’entreprisesou les économistes comme J.-F. Galbraith (dans son ouvrage sur Le Nouvel État industriel parexemple). La fin de l’histoire des salaires obscènes (au moins en ce qui concerne les PDG, car laquestion est d’une autre nature pour les artistes et sportifs même si elle a parfois servi à justifierces mêmes rémunérations de PDG) reste donc dépendante de la capacité des États à éviter quecette mutation du rapport salarial ne se développe sur leur territoire. Vaste sujet au cœur desdébats sur l’internationalisation libérale en cours ! Souhaitons que P. Steiner puisse rapidementnous conter avec autant de brio cette seconde partie de l’histoire, car la question reste posée desavoir si ces PDG prédateurs, dont il nous a décrit l’opportunisme, représentent un événementsans lendemain ou constituent le signe avant-coureur d’un capitalisme autoritaire internationaliséet peu compatible avec la démocratie.

Pascal PetitCentre d’économie de l’université Paris Nord, UFR de Sciences économiques,

99, avenue Jean-Baptiste-Clément, 93430 Villetaneuse, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 10 mai 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.004

Écrits d’Amérique, Maurice Halbwachs. Éditions de l’EHESS (édition établie et présentéepar Christian Topalov), Paris (2012). 454 p.

Dans Écrits d’Amérique, Christian Topalov nous donne une biographie intellectuelle de Mau-rice Halbwachs. La nouveauté de ce livre réside dans le fait que son auteur appuie sa démonstrationsur les expressions langagières du sociologue durkheimien dans différents contextes d’action. Lesmêmes thèmes et les mêmes mots (la ville, l’homme américain, le nègre, le juif) prennent dessignifications différentes selon que M. Halbwachs écrit pour des publications académiques, pourdes articles publiés en première page du quotidien Le Progrès de Lyon sous une rubrique intitulée« Lettres des États-Unis » et dans la correspondance avec son épouse qui ne l’a pas accompagnéelors de son séjour à l’université de Chicago au quatrième trimestre de l’année 1930. L’intérêtdu livre pour le lecteur vient de ce que le sociologue en voyage à l’étranger, conscient de la