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Communication de Monsieur le Professeur Jean Fléchon Séance du 21 Juin 2002 Plaidoyer pour l’esprit Dans une précédente communication, j’ai tenté de montrer toute l’importance prise par le corps sur le déroulement et la conduite de la vie, ainsi que la construction de la personne. S’il devient généralement un mauvais maître lorsqu’on le laisse agir sans contrôle, à l’inverse, lorsqu’il est invité à tenir sa vraie place, jouer pleinement son rôle, il se révèle comme un irremplaçable serviteur. Mais servir à qui ? Et à quoi ? Lorsqu’on aborde cette question, on évoque immédiatement le rôle de l’esprit. Si l’on se réfère à la définition du Yoga que je rappelle: discipline physique et psychologique, d’origine brahmanique, ayant pour objet de rendre le corps capable d’obéir à l’esprit en toute circonstance. Durant l’existence humaine, le corps porte et traduit l’évolution de l’esprit, avec qui il forme, véritablement, la personne. Notre existence est donc carac- térisée par un jeu d’équilibre entre ces deux composantes dont aucune ne peut se prévaloir de sa supériorité pour tenter de l’imposer à l’autre. Mais comme dans toute action humaine, c’est l’esprit qui doit avoir le premier et le dernier mot. Lorsque j’étais enfant, à l’école primaire, j’ai toujours été frappé par la leçon de morale quotidienne, généralement traduite, au tableau noir, par une phrase exemplaire et commentée par l’instituteur, le maître, comme on disait spontanément: mot admirable tout empreint du res- pect que l’on porte à son guide et qui traduit une indélébile affection.

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COMMUNICATION DE MONSIEUR LE COMTE THIERRY DE LAMBEL 131

Communicationde Monsieur le Professeur Jean Fléchon

Séance du 21 Juin 2002

Plaidoyer pour l’esprit

Dans une précédente communication, j’ai tenté de montrer toutel’importance prise par le corps sur le déroulement et la conduite de lavie, ainsi que la construction de la personne.

S’il devient généralement un mauvais maître lorsqu’on le laisse agirsans contrôle, à l’inverse, lorsqu’il est invité à tenir sa vraie place, jouerpleinement son rôle, il se révèle comme un irremplaçable serviteur. Maisservir à qui ? Et à quoi ?

Lorsqu’on aborde cette question, on évoque immédiatement le rôlede l’esprit.

Si l’on se réfère à la définition du Yoga que je rappelle: disciplinephysique et psychologique, d’origine brahmanique, ayant pour objet derendre le corps capable d’obéir à l’esprit en toute circonstance. Durantl’existence humaine, le corps porte et traduit l’évolution de l’esprit, avecqui il forme, véritablement, la personne. Notre existence est donc carac-térisée par un jeu d’équilibre entre ces deux composantes dont aucunene peut se prévaloir de sa supériorité pour tenter de l’imposer à l’autre.Mais comme dans toute action humaine, c’est l’esprit qui doit avoir lepremier et le dernier mot.

Lorsque j’étais enfant, à l’école primaire, j’ai toujours été frappé parla leçon de morale quotidienne, généralement traduite, au tableau noir,par une phrase exemplaire et commentée par l’instituteur, le maître,comme on disait spontanément: mot admirable tout empreint du res-pect que l’on porte à son guide et qui traduit une indélébile affection.

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Un deuxième élément m’est également apparu comme essentiel : lapratique régulière de l’examen de conscience, traduisant la nécessité defaire le point pour voir clair en soi, méthode directement inspirée par lecomportement du prêtre au catéchisme et la place tenue par ce bréviairequi ne le quittait pas.

Ce sont des choses dont on ne parle plus aujourd’hui, mais j’ai laprofonde conviction que, quelles que soient l’époque et les idées à lamode, ou les prétendues acquisitions de la liberté, l’homme reste tou-jours l’homme et que sa structure psychologique n’évolue pas, pour lasimple raison qu’une observation objective révéle, sans ambiguïté, quenous sommes tous, physiologiquement et psychologiquement, condi-tionnés, c’est-à-dire contraints d’obéir à des lois générales qui s’impo-sent catégoriquement et qui nous dépassent, et dont les valeurs sontuniverselles.

Elles ne présentent pas, évidemment, le caractère d’évidence élémen-taire que nous reconnaissons, par exemple, à la chute des corps, au voi-sinage de la terre, mais elles n’en sont pas moins là, exigeantes, impéra-tives, et dont les sanctions sont irréversibles, impitoyables, si l’on tentede s’en écarter.

Au cours de mon adolescence, à l’école normale d’instituteurs, j’ai,impérativement, éprouvé le besoin de me référer à une discipline quoti-dienne, physique, intellectuelle et morale dans le but de permettre aucorps et à l’esprit de s’exercer en visant le maximum d’efficacité. Je n’aiabsolument pas l’intention de convaincre quiconque de l’importance etde la nécessité d’un tel exercice, mais je considère que l’intérêt premierde notre compagnie est de permettre à chacun de nous, d’apporter, entoute amitié, son témoignage sur ce qu’il considère comme essentieldans la conduite de l’existence.

C’est ce qui se passe d’ordinaire au cours d’une franche conversationentre amis. Cela ressemble un peu à une prise de température, chacundemeurant libre de dire, de juger, d’entendre, d’oublier. Paul Valéry l’af-firmait volontiers lorsqu’il disait : «Enrichissons-nous de nos différen-ces». C’est dans cet esprit que je compte présenter ce qui va suivre, prô-nant l’utilité d’un exercice individuel, quotidien, destiné à assurer unereprise de direction, un retour aux valeurs fondamentales.

Mon exposé comportera trois parties: examen des principes ; défini-tion de leurs applications à quelques exemples classiques ; conséquen-ces : la recherche de la Sagesse ; enfin, conclusion : que pourrait-on re-tenir d’immédiat et d’efficace ?

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Première partie : les principesL’existence de deux tendances naturelles et permanentes est, à l’ori-

gine pour lutter contre elles, de se référer à quelques principes de bonsens, solidement éprouvés. La première est la répugnance spontanée quel’on éprouve à faire un effort sur soi-même. Ce qui vient d’abord à l’es-prit, c’est le désir de suivre son caprice, la tentation du moment ou lesimple attrait de la vacuité. La preuve en est que pour qui s’observe, agirsuppose que l’on secoue cette léthargie amollissante qui barre le cheminde l’action: éviter même de penser, en dehors du geste, tant est insidieuxde repousser l’acte dans l’avenir, à un moment plus favorable. La fausseexcuse est classique : «Je ferai cela plus tard, quand j’aurai plus de temps».

Le deuxième élément est représenté par l’invasion progressive et sour-noise de l’habitude qui s’arrange toujours pour se faire oublier, mais qui, sil’on n’y prend garde, se met à commander en maître à toutes les réactionsphysiques, intellectuelles et psychologiques, en dépit d’une exigence delogique qui saute aux yeux des moins doués. Ce qui signifie que les gensles plus intelligents ne sont jamais à l’abri de ces contradictions.

Ainsi, face à l’existence, deux séries d’événements se produisent: ceuxqui nous dominent, sont indépendants de nous et s’imposent, parfoisavec une rigueur insupportable, ou une indicible satisfaction, et ceuxqui correspondent à l’action que nous sommes en mesure de conduire,correspondant à nos obligations de toute nature, ainsi qu’à la part quenous devons prendre au déroulement de notre existence.

Je dirai donc : premier principe, ma part c’est l’effort -Attention à lafragilité de ton équilibre et à l’habitude que tu vas prendre. Tout penche versplus de liberté ou d’animalité. Rien, rien n’est indifférent- Cette remarquecontraint l’esprit, hanté par l’indolence, à ne pas être dupé par elle.

Deuxième principe : ma part, c’est l’analyse. Etant donné que la rai-son est un des plus hauts privilèges de l’esprit, je me réfère au Discours dela Méthode de Descartes, à qui j’emprunte, d’une part, le critère du vrai,d’autre part, le processus de l’analyse, car toute analyse se réfère, pourêtre valable, à des vérités admises, universellement reconnues. Je diraidonc, avec le philosophe : Ne recevoir aucune chose pour vraie, que je laconnaisse évidemment être telle, c’est-à-dire éviter la précipitation et laprévention, et ne rien comprendre de plus, en mes jugements, que cequi se présente si clairement et distinctement, que je n’aie aucune raisonde le mettre en doute.

Troisième principe : ma part, c’est la synthèse. Au départ, une prisede conscience : Réfléchis avant d’agir, vois comment tu le fais et pour-quoi tu le fais. Pour la synthèse proprement dite, je reviens encore à

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Descartes : Conduis par ordre tes pensées, en commençant par les plussimples et les plus évidentes, et assemble-les habilement, pour affrontervalablement le réel. L’esprit qui vise à l’efficacité, se voit ainsi contraintde suivre un cheminement qui assurera son maximum de vigueur. Uneobservation objective de l’ensemble des obligations qui se présentent ànous, à chaque instant, au sein d’une diversité déroutante et tentacu-laire, montre que le piège fondamental menaçant une activité indivi-duelle, est la dispersion. Dans la revue La Recherche de mars 2001, unportrait sans fard de l’un de nos grands décideurs et maîtres de l’Univer-sité révèle qu’il semble avoir rencontré quelques problèmes sérieux dansdes domaines importants, puisqu’il avoue, naïf ou cynique : «C’est monprincipal défaut, je m’intéresse à trop de questions !». Il paraît difficiled’afficher plus clairement une lacune dans l’organisation de son travail.L’ambition ne suffit jamais lorsqu’elle est seule. Personnellement, il y atrente ans, il m’a été proposé d’assurer des responsabilités municipalesau plus haut niveau, alors que j’avais en charge une action sociale im-portante. J’ai refusé, sans hésitation, en disant simplement : «Je ne suispas capable de faire convenablement deux choses à la fois».

Ces remarques me permettent d’introduire un quatrième principe:Ma part, c’est l’action. Elle s’exprime ainsi : ne fais qu’une chose à lafois. Fais-la de tout cœur, vivement, énergiquement. A ceux qui seraientchoqués par la banalité de telles interventions -tout le monde sait çà !-,je dois à la vérité de dire que j’ai rencontré l’essentiel de ces proposi-tions, il y a soixante-dix ans, dans un ouvrage de Jules Payot, alors rec-teur de l’académie d’Aix-en-Provence, ouvrage intitulé : Les idées de M.Bourru délégué cantonal. Bien entendu, je n’ai jamais connu M.Payot,mais il devient aujourd’hui mon excuse. Dans le feu de l’adolescence, sil’on a quelque jugement, on cherche instinctivement des mentors. Jevous ai dit, dans une précédente intervention, que l’on avait toujours àse réjouir de commercer avec les grands. Monsieur Payot joue ici, unrôle évident de transmetteur, puisqu’il cite Descartes.

Cette continuité, cette vigueur, cette persévérance nécessaires à uneaction efficace, et qui peuvent faire sourire à l’énoncé d’un tel principe,montrent à l’évidence qu’elles sont loin de compter parmi les soucis decertains de nos responsables. Il suffit de souligner l’existence de projetshâtivement bâtis, coûteux, présentés au nom d’un modernisme agressifet nécessaire qui, à l’usage, se voient dégonflés comme les plus gros bon-heurs de Tyltil et Mytil de la légende de L’Oiseau bleu, ou plus cruelle-ment, abandonnés, l’addition étant, dans tous les cas, payée par les élec-teurs. Il est toujours périlleux de s’abandonner à des promesses. Il estplus sage de n’en jamais faire. Dans tous les cas, du reste, on est finale-ment jugé sur les résultats que l’on a pu obtenir, ou laissés s’imposer,

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quelle que soit, par ailleurs, la bonne opinion que l’on ait de soi-même.Ce sont les faits qui nous jugent.

A ces quatre règles, énoncées par Monsieur Payot, j’en ai ajouté unecinquième, également pour moi, essentielle. Je l’énonce ainsi : ma part,c’est le calme. Le réel est calme, continu; vivre c’est l’observer, le suivre,le dominer, dans un combat continu, patient, efficace. Dans l’un de sespoèmes, intitulé Palme, Paul Valéry insiste sur la fécondité d’une atti-tude calme. Il emploie le mot profusion. La crispation devant la diffi-culté, comme la fuite devant l’effort, caractérisent des abandons quasi-réflexes. S’en garder représente une précaution liminaire lorsqu’on estaux prises avec l’action.

Tels sont les cinq principes que je crois devoir situer à l’origine detoute activité. Je les résume ainsi : Learn, Work, Wait and See, soit: ap-prends, travaille, attends et vois. Une autre formule que je m’étais don-née, il y a soixante ans, alors que j’étais prisonnier de guerre, se propo-sait de constater mon dénuement sans pour autant bannir l’espoir ni lecombat : Je tiens, je lutte, Mon Dieu aide-moi, éclaire-moi, je ne suis rien,je ne peux rien sans ton aide.

Ce sont sur ces fondations que je me suis efforcé de tout construireen moi, sans oublier que le fer de lance de toute résolution est, d’abord,la volonté. Sous la condition expresse de reprendre, chaque jour, cetengagement, afin de lui permettre d’exercer son rôle et peser de tout sonpoids. On retrouve ainsi dans les domaines intellectuel et psychologi-que, la même règle qui prévaut dans l’entraînement quotidien destiné àgagner et à maintenir son corps. L’essentiel est de se convaincre qu’existetoujours une possibilité de se maintenir et de s’élever, pourvu qu’onsache la chercher, la découvrir et l’appliquer vigoureusement. Autrefois,on pouvait lire dans le dictionnaire Larousse, la remarque suivante : undictionnaire sans exemples est un squelette. Il en est de même de notreméthode qui va servir de fondement à une brève méditation quotidienne,indispensable pour s’assurer que l’on tient bien la route.

Deuxième Partie : les applicationsElles vont couvrir trois domaines : le milieu familial et social, l’ana-

lyse psychologique, la prise de conscience de la condition humaine.

L’alpiniste qui s’aventure sur une piste de neige non stabilisée a toutintérêt à procéder avec la plus extrême prudence. A chaque instant, ildoit se situer avec précision dans son cadre et conserver une saine com-préhension du réel qui l’entoure. Il en est de même dans le courant denotre activité habituelle, même si aucun nuage ne semble menacer notrequiétude, car la condition humaine est ainsi faite qu’à tout moment, sur

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n’importe qui, peut s’abattre un danger susceptible de remettre en ques-tion toute une existence. Se tenir sur ses gardes en permanence est ainsiun devoir d’état, non pas dans l’inquiétude, mais dans la sérénité: unesérénité vigoureuse.

Se situer dans sa proche famille, en retenant les obligations singuliè-res dues à chacun de ses membres. Cette brève méditation a pour objetde clarifier la nature et l’ambiance des relations avec tous les siens, étantdonné que nous avons un rôle spécifique à remplir auprès de chacund’eux. A bien s’en pénétrer, on en tire immédiatement l’attitude la plusconstructive, le devoir d’éduquer se poursuivant toute la vie. On se dé-couvre ainsi au centre d’un faisceau d’obligations auquel il serait puérilde prétendre échapper. Chaque génération attend de nous une atten-tion particulière ainsi que la prise de conscience des devoirs qui nouslient à chaque personne, considérée individuellement avec ses besoinspropres.

Après la famille, le métier : tous ceux qui dans la société, nous appro-chent à des titres divers. Une telle démarche conduit tout droit à perce-voir ce que représente la notion de prochain, illustré par tout humain,quelle que soit sa couleur, sa race ou sa religion. Homme parmi les hom-mes, l’amour de mes semblables correspond à l’un des conditionnementsles plus impératifs régnant sur notre nature, dans la mesure où nousvisons à l’épanouissement de notre propre personne.

Il s’agit ensuite de prendre conscience de sa richesse psychologiquepersonnelle, intégrant les dons que nous avons reçus de la nature, maisaussi, et surtout, les choix que nous avons faits pour éclairer notre com-portement. Par exemple, le premier des choix, celui qui va exprimertoute la tonalité de notre personne, consiste à se croire, et surtout à sevouloir heureux. La notion de bonheur est ambiguë et propre à chaqueindividu, cependant il me semble que son caractère intrinsèque corres-pond à l’idée que le plus grand bonheur est d’avoir pleinement cons-cience de vivre, de penser et d’agir en s’accommodant d’un minimumde besoins. Avoir conscience de participer à la lumière de la vie repré-sente pour moi le plus haut privilège auquel puisse aspirer l’être hu-main. Ce résultat est atteint si l’esprit se donne entièrement à ses de-voirs, ses projets, ses actes et ses plaisirs. Montaigne disait qu’il fallaitfaire passer tout cela par l’étamine : c’est-à-dire le jugement. Il convienten effet de bien distinguer le fait de vivre avec celui de durer. Simple-ment durer peut représenter une véritable infortune, alors que vivre,réellement vivre, est participer activement au déroulement de sa propreaventure, exactement comme le nautonier conduit habilement sa bar-que au milieu des récifs.

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S’accommoder d’un minimum de besoins suppose que l’on a, préa-lablement, fait la distinction entre l’être et l’avoir. Les capacités de bon-heur sont totalement indépendantes de l’aisance matérielle, même de lasanté, dans la mesure où l’esprit reste intact, prêt à exercer sa plus hautequalification. Je ne peux pas apporter de preuve plus significative quel’expérience vécue, il y a soixante ans, lors d’une captivité de plus decinq années, alors que j’ai plusieurs fois scandalisé mes camarades enleur disant que j’étais heureux. Que voulais-je dire alors ? Non pas heu-reux d’être prisonnier, mais cet état m’étant imposé, j’en tirais toute mavolonté de faire comme si j’étais libre : tant qu’on ne touche pas à l’es-prit, la liberté demeure entière. Je n’étais pas naïf et aurais préféré, commetous les autres, vivre en France, dans ma famille. Mais des conditionsrigoureuses m’étant imposées, et bien peu de moyens d’en sortir avantl’heure, m’avaient conduit à cette conviction que ce n’était pas dans uneattente continuelle et continuellement décevante, que je trouverais lapaix. Descartes ne disait-il pas : «Plutôt me changer que changer l’ordre dumonde». Le véritable problème n’est pas celui du prisonnier, mais celuide l’homme aux prises avec son destin. Pour l’avoir durablement vécu etdans le moindre désir de convaincre quiconque, j’affirme qu’être sauvéau sens psychologique, est peut-être de repousser à plus tard un étatd’éternelle jouissance, mais certainement hic et nunc, ici et maintenant,l’acceptation inconditionnelle, par avance, de toutes les menaces pesantsur la condition humaine, à la condition expresse que cela n’altère pasma résolution de poursuivre le combat. C’est le vrai paradoxe de l’exis-tence: combattre et accepter avec la même fermeté, la même résolu-tion tout ce qui peut se produire.

Notre nature est ainsi faite que si nous réussissons à tenir cette dou-ble condition et avec la plus grande vigueur, nous trouverons le calme etla sérénité. Pénétrons-nous bien de cette idée : la structure de notre es-prit est suffisamment complexe, pour qu’il soit capable d’intégrer cesdeux qualités qui s’opposent. On retrouve cette idée-force de Nietzsche:la joie et la souffrance sont comme deux frères jumeaux qui grandissentensemble ou, ensemble, restent petits… Devenir capable de tout suppor-ter, sans poser aucune condition, signifie que l’on est ouvert aux voiesles plus pleines et les plus prometteuses. C’est un moyen d’accéder ainsi,par le biais de la modération, du détachement et du courage incondi-tionnel, à une promesse d’absolue sérénité. La seule réserve est de savoirconserver, intacte et vigoureuse, sa capacité de combat et son désir defaire. C’est sous cet aspect qu’on comprend mieux la signification duprécepte d’Epictète : Abstiens-toi et supporte…

L’inventaire psychologique se poursuit par l’examen de la pureté, lavigilance, le dynamisme. Trois caractères, groupés ensemble, indispen-

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sables pour orienter la personne vers l’efficacité la meilleure. La puretéd’intention vise d’abord le prochain dans le but de l’aider, comporte-ment qui protège contre la tentation de l’égoïsme qui, par nature, poussequelqu’un à faire sa place, à n’importe quel prix. Une tendance natu-relle, suffisamment répandue pour qu’on la rencontre sans éprouver lebesoin de la chercher.

Vigilance, pour demeurer sensible à la multiplicité des paramètres inter-venant toujours au cours d’une action, en soi et autour de soi, de manière àen apprécier l’importance, dans le but d’en tenir compte dans la décision.

Dynamisme, parce qu’une œuvre solide ne peut être engendrée quedans le mouvement. On doit retenir la leçon du passé à condition de nejamais s’y complaire. Comme disent les politiques, quelle que soit leurcouleur : Il faut avancer. Avancer bien sûr, mais ne jamais perdre de vuede résultat réel obtenu par son intervention, de manière à rester capablele se juger sainement, soit par le succès, soit par l’échec.

Le deuxième groupe vise la paix intérieure qui se traduit toujours parune sérénité souriante, lucide et vigoureuse : on se maintient détendusans pour autant abandonner son besoin d’agir. Celui qui a compris cetaspect œuvre toute naturellement dans la simplicité et l’absence de cris-pation. On ne peut juger sainement que si l’on est soi-même en posses-sion de ses moyens, si tout geste d’humeur est banni.

Le troisième groupe intègre le discernement qui oriente vers le fait demieux aimer, aider, servir : toutes dispositions qui sont en accord avecnotre conditionnement métaphysique parce que, seuls, l’amour et lasolidarité peuvent conduire à la plénitude intérieure. Un inventaire quia pour objet de prendre conscience des lois universelles, énoncées ounon, mais parfaitement réelles que nous devons respecter, si nous te-nons à attendre la qualité, pleine et entière de notre nature humaine.L’empereur Marc Aurèle pressentait ces lois lorsqu’il écrivait dans sespensées : «Le matin, lorsque tu as du mal à te lever, dis-toi que tu te lèvespour faire ton œuvre d’homme». Sans attendre la signification religieusepossible d’une telle attitude, il convient de reconnaître que chacun denous est là, chargé d’une mission singulière que lui seul peut remplir. Ilpeut aussi s’en écarter, c’est le sens même de notre liberté. Mais la vérita-ble plénitude n’est acquise qu’au prix d’une totale obéissance à sa voca-tion.

Une telle préoccupation conduit à introduire le groupe suivant, orientévers la richesse du sens de l’aventure humaine. En effet, si toutes cespotentialités nous sont accordées, c’est dans le but précis d’en user afinde s’accomplir sans cesse suivant sa plus haute vérité intérieure. Eclairé

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par une telle lumière, le but ultime est l’acquisition de la force morale etde la maîtrise de ses pensées. La pensée partage avec l’habitude, la pro-priété curieuse d’être à la source même de l’action. Elles n’ont de sensque si l’on en reste, constamment, le maître. En effet, non contrôlées,non disciplinées, elles se mettent à vivre une existence autonome aucours de laquelle le gouvernail n’est plus tenu par le maître, mais par destendances contradictoires où disparaît le meilleur de soi-même.

Ainsi, nous avons passé en revue sommairement l’existence d’uneméthode applicable à la vie familiale et sociale, ainsi qu’au déroulementde l’activité psychologique. Demeure un aspect majeur de notre condi-tion, au sein duquel nous pouvons distinguer deux séries de phénomè-nes: les uns, totalement indépendants de nous-mêmes, tout puissantssur notre vie, s’imposent à nous de manière impérative, ne nous réser-vant comme issue que l’obéissance totale, inconditionnelle, ou la ré-volte permanente et irrationnelle, qui détruit plus sûrement la personneque toutes les affections imaginables ; la seconde catégorie de paramè-tres correspond à ce que j’ai précédemment défini comme la part indivi-duelle et personnelle. Cette dernière dépend exclusivement de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre intelligence, notre volonté, notre moralité,notre sens du bien et du mal, de notre spiritualité : un ensemble d’élé-ments qui, après réflexion, nous laissent absolument maîtres du sens etde la fécondité de la vie, sous la seule réserve que, conscient du pouvoirqu’il peut acquérir sur lui-même, tout humain devienne capable de con-sidérer d’un œil tranquille ce qui est susceptible de l’écraser. La seulecondition étant de conserver vigoureusement la primauté de l’esprit, telSocrate, condamné à mort par les Athéniens, refusera toujours de lesprier de le laisser vivre : «Comment redouterais-je la mort, disait-il, moiqui ai passé ma vie à apprendre à mourir».

La condition humaine étant ce qu’elle est, la seule attitudeenrichissante est une acceptation inconditionnelle et permanente de l’iné-vitable : l’épreuve, la maladie, la mort. Ceci quels que soient le lieu et letemps, le désir que l’on pourrait avoir d’honorer et de poursuivre lesobligations qui nous retiennent: quelques fables de La Fontaine, traitantdes relations entre l’homme et la mort, sont particulièrement édifiantessur ce point. De même dans la Bible, David, à ses derniers instants, dità son fils Salomon : «Je m’en vais par le chemin que prennent tous les fils dela terre. Prends courage et sois un homme». Les opinions les plus diversesse partagent les points de vue sur la mort. Ainsi Paul Valéry, dans LeCimetière marin :

«Pères profonds, têtes inhabitées,Qui, sous le poids de tant de pelletées,

Etes la terre et confondez nos pas».

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Victor Hugo, à propos de Gavroche : «Cette grande petite âme venaitde s’envoler».

Et ailleurs:«D’autres vont maintenant passer où nous passâmes,

Nous y sommes venus, d’autres vont y venir,Et le rêve qu’avaient ébauché nos deux âmes,

Ils le continueront sans pouvoir le finir».

Pour moi-même, je dirai simplement : «Je sais que je dois bientôtrendre à la terre, ce corps qui me fut prêté. Je m’y prépare afin d’allerretrouver les miens et les autres, tous mes frères en éternité. Je sais qu’ilme reste trois choses importantes à faire, dans une permanente maîtrisede soi: agir, souffrir, mourir proprement. Que le Bien soit mon témoindans mes pensées, afin que je sois son témoin dans mes actes, toujoursdans la paix».

Troisième partie. Conséquences : La Recherche de la SagesseNous venons ainsi d’examiner, en définissant pour nous la condition

humaine, l’existence des règles permettant à l’esprit de s’exercer dans lesmeilleures conditions, leur application en famille et dans la société, l’éva-luation de la richesse de la vie intérieure, enfin le sens de la mort quis’impose, inévitablement, à chacun de nous.

Pourquoi souligner l’ensemble de ces convergences ? Tout simplementparce que deux familles d’esprits se partagent le monde. La première es-time qu’elle est pleinement libre, et seule maîtresse de son destin. Elleconsidère donc qu’il est parfaitement légitime de se livrer à toutes les expé-riences possibles, s’engager, sans hésiter, dans les expériences les plus diver-ses et au besoin les plus étranges, aucun frein n’apparaissant comme pou-vant limiter leur choix. La seconde famille a une conscience métaphysiquede son existence, de son rôle, de sa mission. Elle sait bien que les lois,même inexprimées, sous-jacentes, commandent et sanctionnent inélucta-blement un comportement aberrant. C’est ce que traduit le proverbe chi-nois : «Dieu sanctionne toujours, mais il n’est pas pressé». Et c’est ce quesouligne l’irréversibilité du choix. Pour ceux qui ont conscience de l’exis-tence de limitations, et qui connaissent leurs limites, l’art de vivre consisteà chercher, connaître tout ce qui peut assurer leur plein épanouissement.Par voie de conséquence, ils se protègent de tout un ensemble d’excès ets’interdisent les aberrations les plus pernicieuses. Sachant bien qu’au total,c’est l’humain qui passera finalement à la caisse et devra payer l’addition.Il dépend de lui, qu’elle lui soit favorable.

C’est la raison pour laquelle il surveillera, éduquera, protègera, forti-fiera son corps pour le rendre capable de faire face à toutes les situations.

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Il procédera de même avec son esprit et sa sensibilité. A l’intérieur d’iné-vitables limites, il reste vraiment maître de soi et de son comportement,pour lesquels il souhaite un minimum de correction et ne dédaigne pasl’élégance. Un simple regard posé sur notre époque, révèle une failleinquiétante : je veux dire, l’apparition de psychologues destinés à soute-nir ceux qui sont dans l’épreuve. Les épreuves les plus dures ne datentpas d’aujourd’hui. Or, cette intervention jugée actuellement nécessaire,pourrait souligner l’apparition d’une tendance générale à l’abandon dela fermeté personnelle, indispensable à la bonne conduite de la vie. Unetelle échappatoire, si elle existe, serait-elle la rançon d’un certain moder-nisme scientifique où l’on a l’air de tout savoir, tout comprendre, à l’ex-ception de ce minimum d’énergie intérieure qui engage la personne, entoute circonstance, à se tenir droite et digne.

A l’inverse, que penser de ces pays en développement où l’on souffreen silence, dans des conditions pires que tout ce que l’on pourrait ima-giner chez nous. La condition humaine n’a jamais été une partie deplaisir, mais elle exige un minimum de force intérieure chez ceux quiprétendent y participer. Au fond, tout se passe entre les dérèglements etla richesse de la sagesse. Depuis des millénaires, les meilleures des têtespensantes ont montré ce chemin que nous pouvons espérer suivre si, entoute circonstance, nous sommes capables de conserver : la fermeté tran-quille, la bienveillance constante, l’inaltérable bonne humeur.

Pour conclure, terminons par quelques exemples significatifs :

C’est Platon qui, dans Le Phédon, ou de l’Âme, nous conseille : «Laseule bonne monnaie, contre laquelle il faut échanger tout le reste, c’estla Sagesse. Qu’avec celle-là on achète tout, on a tout : force, tempérance,justice».

De Platon encore, dans Le Ménéxène : «N’entreprenez rien que lavertu ne soit avec vous. Persuadés que, sans elle, tout ce qu’on acquiert,tout ce qu’on apprend tourne en mal et en ignominie. Les richessesn’ajoutent rien à la vie d’un homme sans courage».

Marc Aurèle dans Les Pensées, Livre 15 : «Ressembler au promontoiresur lequel, sans cesse, se brisent les vagues. Lui reste debout et, autour delui, viennent mourir les bouillonnements du flot».

A l’autre bout du temps, Paul Valéry ; dans le Cimetière marin, nousinvite à l’action : «Le vent se lève, il faut tenter de vivre».

J’ai dit, dans ma dernière intervention sur Beethoven, que le com-merce des grands nous est toujours profitable. On voit ici de quels grandsil s’agit. Leur principale qualité n’est pas nécessairement la puissance.

Page 12: Communication de Monsieur le Professeur Jean Fléchon ......la leçon de morale quotidienne, généralement traduite, au tableau noir, par une phrase exemplaire et commentée par l’instituteur,

COMMUNICATION DE MONSIEUR LE PROFESSEUR JEAN FLECHON142

Tenter de vivre, voilà en effet le seul challenge, le seul but auquelnous sommes invités. A nous de répondre. A nous de nous entraînerpour donner à notre réponse une certaine allure et un maximum d’effi-cacité familiale, professionnelle, sociale, morale et spirituelle. C’est là levéritable enjeu d’une existence. La liberté dont nous disposons peut êtrecomme la langue d’Ésope : la meilleure ou la pire des choses. A chacunde se regarder vivre et de prendre ses résolutions… sans oublier de lestenir.

Discussion

Le Président remercie Monsieur Fléchon, en saluant sa mémoire et saforce de caractère. Les méfaits du tabac ont été évidemment évoqués etM. Sadoul précise qu’ils sont redoutablement meurtriers : chaque an-née, plusieurs dizaines de milliers de personnes décèdent du cancer dupoumon ou de maladies cardio-vasculaires. Emerveillé, M. Bonnefontsitue la position spirituelle du communicant dans la mouvance stoï-cienne et rappelle les liens qu’on a établis entre Sénèque et les premierschrétiens. Il attendait l’évocation de Montaigne mais M. Fléchon nepouvait tout dire. Il s’interroge sur la compréhension d’une telle atti-tude dans le monde épicurien d’aujourd’hui. La réponse lui est ainsiformulée : «Il y a des lois impératives. On devient ce que l’on fait. Auxgens de s’ouvrir aux réalités, la mode passe». Il formule alors une der-nière observation, à propos de l’amour dans la vertu, en soulignant que,dans une optique chrétienne, avec la Grâce tout tourne au bien. Pour leconférencier, qui n’introduit pas cette notion dans sa réflexion, les loisuniverselles sont «la trace de quelqu’un». Monsieur Laxenaire, mainte-nant, voit, dans cette communication, toute une éthique de l’effort,lequel implique un sens des fins. Il ne faut pas oublier le pulsionnel,Descartes est parfois contestable et, s’il est ici prôné une destinée indivi-duelle, il existe une morale kantienne en relation avec l’autre. A ne pasomettre non plus : celui qui croit faire le bien mais fait le mal, condui-sant à la catastrophe. Monsieur Berlet conclut en admirant l’image del’homme donnée par M. Fléchon. Ce compliment est reçu avec humi-lité.