Combattre le capitalisme totalitaire. - lepressoir-info.org · Benoît Bohy-Bunel. 2 Sommaire...

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1 Combattre le capitalisme totalitaire. Le fétichisme marchand, la réification, le spectacle : lorsque l’abstraction devient destruction. Développer une critique radicale de la valeur, de la marchandise, du travail, de l’argent et de l’Etat, dans les luttes actuelles contre l’exploitation économique, la misère, le patriarcat, le racisme, le colonialisme, et la destruction organisée du vivant. Benoît Bohy-Bunel

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    Combattre le capitalisme

    totalitaire.

    Le ftichisme marchand, la rification, le

    spectacle : lorsque labstraction devient

    destruction.

    Dvelopper une critique radicale de la valeur, de la marchandise, du travail,

    de largent et de lEtat, dans les luttes actuelles contre lexploitation

    conomique, la misre, le patriarcat, le racisme, le colonialisme, et la

    destruction organise du vivant.

    Benot Bohy-Bunel

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    Sommaire

    Prface

    Introduction

    I La critique marxienne de la valeur, et ses enjeux actuels

    1) Les dterminations fondamentales de la marchandise et du travail contenu en

    elle

    a) La marchandise : valeur dusage et valeur

    b) La double nature de la marchandise : une question thorique aux consquences pratiques

    certaines

    c) La double nature du travail producteur de marchandises

    d) La question du travail abstrait : un enjeu critique qui pourrait dterminer les luttes

    e) La dualit de la marchandise et du travail : une expression du ftichisme marchand

    2) Le ftichisme de la marchandise

    a) La marchandise : simplicit apparente, complexit relle

    b) La marchandise : une chose sensible suprasensible

    c) La critique du ftichisme marchand : une critique de la circulation

    d) La marchandise comme ftiche : une illusion matriellement produite

    e) Le sens de loccultation ftichiste

    f) Largent, principe dachvement du ftichisme

    3) Dnaturaliser la valeur

    a) Les enjeux critiques de la dnaturalisation des catgories

    b) La socialit des activits productives dans les socits prcapitalistes nest pas la

    socialit du travail dans les socits capitalistes

    c) Tentative dexplication de notre tendance naturaliser la structure marchande, et

    critique de cette tendance

    d) Un autre argument dcisif pour dnaturaliser les catgories capitalistes

    e) Les enjeux pratiques de cette dnaturalisation des catgories pour la lutte anticapitaliste

    4) La richesse dans une socit ftichiste

    a) Richesse matrielle et richesse abstraite

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    b) Des consquences dsastreuses trs relles lies ce primat accord la richesse

    abstraite au sein du capitalisme : la valeur comme force impersonnelle hostile qui

    soppose au travailleur

    c) Un autre aspect de labstraction capitaliste qui engendre des consquences

    objectivement dsastreuses : la contradiction entre une ralit finie et un procs

    conomique daccumulation qui se veut infini

    d) Le mouvement de la richesse abstraite au sein du capitalisme : largent comme fin en

    soi tautologique et formelle

    Transition : de Marx Lukacs

    II La critique de la rification, aujourdhui

    1) La rification chez Lukacs

    a) Prsentation du concept lukcsien de rification

    b) Rification objective et rification subjective

    1) L approfondissement lukacsien de la notion de travail abstrait, et ses avantages

    aujourdhui du point de vue dune critique radicale du capitalisme

    a) Travail abstrait et division rationnelle du travail

    b) Dimensions objectives et subjectives de la rationalit calculatrice induite par le travail

    abstrait

    1 Dimensions objectives de cette rationalit calculatrice

    2 Dimensions subjectives de cette rationalit calculatrice

    c) Les enjeux et consquences actuels de ce concept lukcsien de travail abstrait

    2) La dialectique lukacsienne entre valeur d'usage et valeur, et les puissances critiques

    que dvoile aujourdhui la possibilit de son extension

    a) La marchandise et la force de travail ddoubles en valeur et en valeur dusage

    b) Impuissances de la thorie moderne

    1 Une thorie moderne purement formelle, incapable de saisir son contenu

    2 Lchec programm dune pense purement formelle qui se voudrait complexe ou

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    rellement totalisante.

    3 Un autre complment dcisif Lukacs : la dimension totalitaire du capitalisme en tant quil

    est fond sur une pure forme abstraite induisant une dissociation-valeur, et ses enjeux actuels.

    4 Vacuit de la science conomique moderne

    5 Impuissance de la philosophie bourgeoise

    3) La conscience potentiellement transformatrice des individus objectivement soumis

    la rification : la question des sujets rvolutionnaires , et sa complexification

    aujourdhui

    a) La situation particulire du proltariat dans la socit capitaliste

    b) La critique par Fischbach de la notion lukacsienne de rification, et ses limites

    c) La conscience proltaire est la connaissance de soi de la socit marchande, qui est une

    socit qui tend vers son auto-abolition

    d) Une prcision importante concernant labolition des catgories de lconomie capitaliste

    4) Pense avec et par-del Lukacs : aujourdhui

    Premier moment : thorie de la crise

    Deuxime : le dlire de lide dune conomie relle prserver

    Troisime moment : moyens et finalits possibles de la lutte anticapitaliste

    rvolutionnaire

    Transition : de Lukacs Debord

    III La critique du spectacle, aujourdhui

    1) Prsentation des enjeux

    2) La sparation acheve

    a) Tout ce qui tait directement vcu sest loign dans une reprsentation

    b) La lutte anticapitaliste dans le spectacle est-elle possible ?

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    c) Les images qui se sont dtaches de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours

    commun, o l'unit de cette vie ne peut plus tre rtablie.

    d) Critique dune critique spectaculaire du spectacle

    e) Le spectacle est une vision du monde qui sest objective

    f) Linversion spectaculaire

    3) Debord, une analyse originale de la marchandise

    a) Une reprise des analyses marxiennes

    b) Critique de pseudo-critiques du spectacle

    c) La dialectique entre quantit et qualit

    d) La notion de survie augmente

    e) Valeur dusage et valeur dchange

    f) Critique dune critique idaliste de lironie spectaculaire

    g) Valeur dusage et valeur du point de vue du travail

    a) Debord, une rflexion sur le temps

    b) La socit statique face au temps historique

    c) La temporalit des socits bourgeoises et son dpassement

    d) Penser lentre des individus dans lhistoire humaine au sens strict

    La critique de la valeur chez Marx, Lukacs et Debord, aujourdhui : une conclusion

    Annexes : Dpasser la valeur

    Introduction

    Les contradictions inconscientes du capitalisme. Une psychanalyse du systme.

    Dpasser les catgories de la destruction

    Dpasser une certaine morale spectaculaire

    Le systme des normes

    Le matrialisme historique

    Conclusion

    Bibliographie

    Bibliographie

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    Prface

    Ce qui suit est une critique radicale du capitalisme. Cest--dire une critique radicale

    des catgories matriellement agissantes propres au capitalisme que sont la valeur, la

    marchandise, le travail, largent en tant quargent, et lEtat grant lautomouvement apparent

    de ces catgories. Cest--dire une critique radicale du ftichisme marchand, de la rification

    des sujets sensibles et vivants, et finalement aussi, du spectacle lamentable de ces images

    promotionnelles rpugnantes qui pourrissent les murs des villes et campagnes, et nous

    envahissent sur des crans ou des pages , ou par le biais de botes automatiques, dans des

    secteurs de la vie isole, images qui reprsentent et dfendent, protgent, ce qui entretient

    une misre globale que plus personne nignore, une alination souffrante et gnrale, objective

    et subjective, de faon fun , humoristique , culturelle , intellectuelle , ou

    politique . Elle propose donc, cette critique, puisquelle tend devenir praxis

    rvolutionnaire, labolition pure et simple de ces catgories, de ce ftichisme, de cette

    rification, de ce spectacle, de cette mystification matriellement et massivement produite, dont

    le dveloppement dans notre modernit dsastreuse et dsertique, nest rien dautre que le

    dveloppement du totalitarisme en tant que tel, toujours plus barbare et toujours plus abject,

    jusque dans sa rationalit, jusque dans sa fonctionnalit neutre et calculante mmes,

    jusque dans sa justification cool , spirituelle , artistique , ou sympa , et dailleurs

    dautant plus abject en tant quil induit de telles dterminations amorales, froides, indiffrentes,

    ou trivialement dlures, de faon inconsquente, irresponsable et dissocie.

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    1) Critiquer le capitalisme aujourdhui : une attitude banale ?

    Certes, critiquer le capitalisme aujourdhui nest, apparemment, pas une chose

    originale. La sauvagerie du capitalisme est un sujet qui fait couler beaucoup dencre, et qui

    permettra certains experts, ou expertes, ou spcialistes du pouvoir spar de la pense et de la

    pense spare du pouvoir, dobtenir la reconnaissance du public peu de frais, dans la

    mesure o leur humanisme exhib et leur indignation dindividus rvolts suscitera

    une sympathie certaine. Mais les anticapitalistes aujourdhui qui auront pignon sur rue sont

    malheureusement, le plus souvent, des moutons que lon prend pour des loups, et qui, en

    critiquant certains aspects isols du capitalisme (la finance, lingale distribution des richesses

    rendre moins ingale formellement, certaines lgislations inappropries ), sans jamais

    remettre en cause les fondements mmes du systme (lexploitation, la proprit prive des

    moyens de production, la quantification, labstraction, le travail, la marchandise, largent, la

    valeur, lEtat), seront davantage des altercapitalistes qui ne sassument pas, prnant, souvent

    contre leur gr, quelque capitalisme visage humain (contradiction dans les termes). Ces

    intellectuel-le-s brillant-e-s, virtuoses du bavardage et de lenfumage, prfreront dailleurs

    critiquer radicalement ce quils ou elles appellent le nolibralisme , osant avec fougue

    et courage le comparer parfois au fascisme lui-mme, la destruction en soi, et nvoqueront

    le systme matriel quest le capitalisme que plus discrtement, comme sil ny avait l quune

    question subsidiaire. Cette discrtion vrai dire nest pas un hasard, car le projet socio-

    conomique et politique prn ici est prcis : nous ne parlons ici au fond que de vulgaires no-

    keynsien-ne-s, qui souhaitent simplement, via quelque interventionnisme tatique

    appropri , que lconomie capitaliste soit davantage rgule (en particulier la sphre de la

    finance), et que les richesses soient plus galitairement (ou de faon moins ingalitaire )

    redistribues, sans que soient remises en cause fondamentalement les logiques daccumulation,

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    de marchandisation, et de valorisation abstraite des biens. Autrement dit, nous parlons ici

    dindividus qui feront passer leur dsir de purifier la logique capitaliste (la logique du

    travail, de la marchandise, de la valeur, de largent, de lEtat), sans pour autant abolir rellement

    cette logique, pour quelque anticapitalisme en soi (absurdit contradictoire). A dire vrai,

    loin dtre authentiquement anticapitalistes , ces individus sont peut-tre ceux ou celles qui

    dfendent le plus le capitalisme, ceux ou celles qui souhaitent que le capitalisme, en tant que

    systme fond sur une dfinition abstraite de la richesse qui saccumule ou se conserve, perdure

    le plus longtemps possible. Car Keynes, leur matre incontest, avec sa prescription dune

    rgulation plus stricte ou dune redistribution dite plus juste (ou moins injuste , plutt)

    de la valeur au sein du capitalisme, qui permettait aussi et avant tout aux patrons de faire des

    profits rels plus long terme, dsirait donc avant tout viter ce systme une crise interne

    qui le menaait constamment : la crise des dbouchs (on parlera de circulationnisme

    superficiel). Voici donc que nos vedettes de l anticapitalisme aujourdhui proposent

    insidieusement un modle de socit qui est le contraire de labolition de ce systme : elles

    dplorent le capitalisme sauvage (nolibralisme), mais cest pour mieux prparer le terrain

    pour un capitalisme plus humain , plus viable , plus durable , chose qui nest

    envisageable ni globalement, ni sur le long terme, ni dans labsolu de ce fait, comme il va de

    soi. En France, de telles personnifications de limposture criront volontiers dans le Monde

    diplomatique, ou viendront parfois grossir les rangs dAttac, ou du Front de gauche. Certaines,

    celle quon nomme Lordon, par exemple, dans un souci stratgique denfumage consquent,

    pourront saccoler au nom de Marx (Capitalisme, dsir et servitude), pour mieux dissimuler un

    no-keynsianisme, ou rgulationnisme drisoire ( Manifeste des conomistes atterrs1 ).

    1 Manifeste cr par un groupe d'conomistes compos de Frdric Lordon, donc, de Philippe

    Askenazy du CNRS ; Thomas Coutrot du conseil scientifique d'Attac ; Andr Orlan du CNRS et de

    l'EHESS, prsident de l'Association Franaise d'conomie Politique ; Henri Sterdyniak de l'OFCE ; qui,

    aprs la crise dite des subprimes, sont atterrs de voir que rien n'a chang dans les discours soutenant

    le libralisme conomique, ni dans les politiques conomiques qui ont conduit cette catastrophe, mais

    qui sont atterrants galement :

    1. puisquils sont dnus de sens historique en prnant un retour implicite au keynsianisme parfois

    certes renomm superficiellement (et ce malgr lchec du keynsianisme trs visible dans les annes

    1970, et qui indique que tout keynsianisme est une impasse, dans le cadre dun capitalisme invers

    mergeant ds le systme fordiste-keynsien, soit dans le cadre dune dvalorisation asymptotique de la

    valeur relle au sein du capitalisme industriel et productiviste) ;

    2. puisquils ne voient pas non plus que ladite conomie relle quils voudraient relancer (croissance,

    emploi, etc.), est en soi le problme de fond, de par ses contradictions internes, et que cest elle le point

    critique, et non la finance, qui nest quun effet qui devient cause de faon seulement mdiate (lconomie

    dite relle est une crise constante : surdveloppement du travail mort, du capital fixe, baisse

    tendancielle de la part de mobilisation de la force de travail crant de la valeur relle par son

    exploitation, au niveau global, et injection compensatoire globale de capital financier, public ou priv,

    toujours plus destructrice du point de vue de lemploi et des profits rels , mais surtout du point de

    vue des conditions de vie subjectives et objectives de tous les individus proltariss, pendant et aprs les

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifestehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Askenazyhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Askenazyhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Centre_national_de_la_recherche_scientifiquehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_Coutrothttps://fr.wikipedia.org/wiki/Attachttps://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Orl%C3%A9anhttps://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_des_hautes_%C3%A9tudes_en_sciences_socialeshttps://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Sterdyniakhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Observatoire_fran%C3%A7ais_des_conjonctures_%C3%A9conomiqueshttps://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_des_subprimeshttps://fr.wikipedia.org/wiki/Lib%C3%A9ralisme_%C3%A9conomiquehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Politique_%C3%A9conomique

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    Cest ainsi que Marx devient la caution radicale pour des no-keynsiens, ou

    rgulationnistes , qui souhaiteraient faire passer leur petit message social-dmocrate ou

    citoyenniste face des franges plus rouges , plus noires ou plus sceptiques. Ce genre de

    confusionnisme est plus qu dplorer aujourdhui, dans la mesure o ce type dindividus

    critiques , en se faisant passer pour le summum de la radicalit, et en monopolisant la

    visibilit, masquent la radicalit consquente, dont la lgitimit est pourtant certaine, dans un

    monde o la dsolation est permanente.

    Pour nous, le capitalisme amnag de faon nolibrale ou de faon keynsienne

    (il ne sagit de toute faon ici que didologies rgulatrices et impenses, gestionnaires du

    dsastre, qui ne cibleront jamais la racine du problme pos par la matrialit capitaliste), le

    capitalisme donc, quil soit dit sauvage , durable , quitable , vert , soutenable ,

    dmocratique , demeure un projet dexploitation et de valorisation abstraite en soi dlirant

    et destructeur, en lequel largent devient une fin en soi, en lequel les produits de lactivit

    humaine ne valent quen tant quils sont rendus abstraits, non-spcifiques, indiffrencis, en

    crises quelle suscite, cest--dire presque tout le temps dans le capitalisme moderne) ;

    3. puisquils ne voient donc pas que la folie de la finance nest quun effet de cette aberration en soi de

    ladite conomie relle , rtroagissant certes sur elle, mais non pas de faon intentionnelle ou

    irresponsable , plutt de faon mcanique et aveugle ;

    4. puisquils ne voient pas non plus finalement que linterventionnisme tatique quils revendiquent, ce

    fameux : plus dEtat dans lconomie , est une demande assez risible, et indique quils ont peut-tre

    t mystifis malgr eux par les textes hallucinatoires dun Hayek, quils sont censs combattre De

    fait, lEtat reste toujours autant prsent dans la rgulation de lconomie, mais sur dautres secteurs plus

    concentrs ou stratgiques (cf. keynsianisme militaro-industriel du reaganisme), si bien que lesprit

    du keynsianisme quils dfendent comme tatisation de lconomie nest en rien subverti par les dits

    nolibraux , mais au contraire appliqu ailleurs (protectionnisme amricain, investissements

    militaires dans des guerres stratgiques pour maintenir des immigrants potentiels hors des centres

    imprialistes dont le march intrieur doit rester prserv , etc.) ;

    5. puisquau fond ils prnent un capitalisme visage humain , ce qui est une contradiction en soi, comme

    nous le verrons.

    Lobsession sur la question de la finance et la focalisation sur ce secteur restreint est assez vaine,

    parce que cest un thme qui permettra de personnifier presque moralement une domination

    impersonnelle, ds lors trs peu consquent, mais aussi de ce fait qui devient facilement rcuprable par

    les antismites conspirationnistes qui croiront identifier derrire cette logique quelque judit

    fantasme, mais aussi enfin parce que nous avons affaire l des boucles cyberntiques de rtroaction

    o tous les principes rgulateurs sont interconnects, si bien que sectoriser un type de keynsianisme

    humaniste , populiste (la finance contre le peuple ), sera ainsi, mme sur un plan pistmologique

    strict et rigoureux, non valide. Par consquence, sils voulaient rgler en profondeur les problmes

    quils ciblent superficiellement, ces scientifiques devraient revendiquer labolition de la marchandise,

    du travail abstrait, de largent en tant quargent, et de la valeur conomique, puisque ce sont bien ces

    logiques destructrices qui les rendent si atterrs ou si chagrins , quoi quils ne le sachent pas eux-

    mmes, devenant ds lors atterrants ou affligeants. Mais on nen demandera pas trop ces experts clivs

    et clivants, qui pensent que la misre, lexploitation, riges en valeur , soit lide dconomie

    relle , seraient une chose protger, et on vitera soigneusement de ctoyer des humanistes aussi

    effrayants. Leur auto-rification est trop criante, et certainement irrversible. Nous verrons tout cela

    beaucoup plus en dtail plus tard, en analysant les moments-clefs de louvrage de Trenkle et Lohoff : La

    grande dvalorisation, dans la deuxime partie de cette recherche.

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    lequel donc nulle conscience et nulle cration humaines ou vivantes ne peuvent saffirmer. Il ne

    sagit donc pas de purifier les catgories du capitalisme, de les redistribuer de faon

    formellement moins ingalitaire , trs temporairement et trs localement, mais bien de les

    abolir en tant que telles. Largent comme fin en soi, la valeur comme quantification, le travail

    comme abstraction, la marchandise comme vectrice de cette abstraction, nont pas tre

    dbarrasss de quelques scories pernicieuses superficielles, mais il sagit bien de

    revendiquer leur abolition, si du moins nous souhaitons que tous les dsastres que nous

    dplorons ( cologiques , diplomatiques , gopolitiques , politiques , sociaux ,

    etc., diront les expert-e-s , pour parcelliser les dites problmatiques ) ne dgnrent pas

    en pure et simple destruction asymptotique, continuellement aggrave, dont le niveau est

    continuellement rehauss.

    Dans cette mesure, crire contre le capitalisme au sens strict, aujourdhui, nest plus

    si courant, et cest pourquoi cette tentative de thorie critique est propose, tentative qui, si elle

    sinscrit dans la mouvance dun collectif critique marxien dj existant, quoique minoritaire (la

    critique de la valeur, ou Wertkritik), tente aussi dlargir parfois la perspective, en voquant

    certains textes de la tradition philosophique occidentale, souvent pour cibler leurs

    inconsquences, dailleurs.

    2) La situation de la thorie critique dans les luttes anticapitalistes

    Mais passons un point plus dcisif, quoique dans la continuit de ce qui vient dtre

    dit. Un pur thoricien nest, a priori, pas en lui-mme un sujet rvolutionnaire de

    premier ordre. En tant quil est issu dune catgorie sociale privilgie (les intellectuels ), et

    quil sinsre souvent dans une classe intermdiaire, sil enseigne ou fait de la recherche

    par exemple, cest--dire dans la classe dencadrement du capitalisme (Cf. Alain Bihr2),

    laquelle bnficie assez explicitement de lexploitation capitaliste et de la domination des

    individus les plus proltariss ou prcariss au sein de la division sociale du travail, nationale

    ou internationale, voire gre mme, peut-tre parfois malgr elle mais certainement, les

    instruments de cette exploitation, il parat dabord irraliste dattendre de lui une forme de

    solidarit immdiate avec les individus subissant le plus la proltarisation de leur vie et de leurs

    2Cf. Bihr, Alain, Entre bourgeoisie et proltariat : lencadrement capitaliste.

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    activits (et ce mme, hlas, si ses discours voudraient affirmer le contraire). Indpendamment

    de cela, selon un strict matrialisme historique, le thorique reflte a priori simplement la vie

    active et subjective humaine, en tant queffet, mais il ne saurait la modifier structurellement,

    directement, comme cause agissant sans mdiation. De fait, il semble bien que le travailleur ou

    la travailleuse intellectuelle spcialise se meut dans une sphre plus superficielle, et moins

    effective, que celle du travailleur ou de la travailleuse insre dans des secteurs directement

    productifs, qui transforme concrtement lenvironnement humain et qui dtient les instruments

    concrets de la rvolution sociale (grves, blocages, sabotages, au niveau de secteurs productifs

    stratgiques, car extorquant de la plus-value). Ces deux simples faits, qui nen sont

    fondamentalement quun seul, nous enjoignent certainement rester mfiants lgard de toute

    pure thorisation de lanticapitalisme (et donc lgard de nous-mmes, en loccurrence).

    Sur un plan beaucoup plus basique, le langage qui sera utilis par le thoricien ou la thoricienne

    spcialise dans la critique , est un langage qui inclut un jargon technique, des rfrences

    livresques, qui imposent immdiatement une violence symbolique aux individus qui ne

    disposeraient pas des mmes outils intellectuels (ce qui, au regard des principes galitaires de

    lanticapitalisme, nest pas vraiment admissible). Nanmoins, il nous semble quil serait

    malvenu de sombrer pour autant dans un anti-intellectualisme primaire. Et quil faille donc

    lgitimer la dmarche de cet essai qui, comme tout essai thorique voulant critiquer

    radicalement le capitalisme, sauto-contredit ncessairement quelque peu. Marx lui-mme fut

    un thoricien anticapitaliste de premier ordre, et lui adresser les remarques que nous venons

    dadresser tout geste thorique critique serait partiellement juste (et cela se ferait dailleurs

    selon les principes quil a exposs lui-mme), mais cela ne doit pas se faire sans nuance, car

    nous parlons l dun phnomne non binaire, complexe et dialectique. Certes, dans la premire

    partie de son Idologie allemande, c'est le statut de thoricien-ne spcialis-e que Marx sape

    d'emble apparemment, et il parat difficile de revaloriser ce statut sur les bases de ce qu'il

    nonce. Pour autant, Marx ne proposa pas une philosophie spculative abstraite (semblable

    celle des Jeunes-Hgliens, par exemple, tels Feuerbach, Ruge, Strauss, Bauer, ou Stirner, qui

    croyaient pouvoir changer le monde en changeant simplement les consciences pures, sans

    modification des structures matrielles de la domination), mais bien, selon la formule de Michel

    Henry, une philosophie de la ralit (de la ralit subjective de la production, ou de la

    cration matrielle de la vie). La formule mme de philosophie de la ralit semble

    impliquer certes une contradiction, dans la mesure o la philosophie et la ralit pourraient tre

    interprtes comme tant antithtiques. Nanmoins, c'est justement travers cette tension que

    se manifestent le plus clairement les apports marxiens : une thorie qui reconnat sa dpendance

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    l'gard d'une praxis qui la conditionne sera celle d'un individu capable par ailleurs de s'engager

    pratiquement dans le droulement des affaires humaines, de pluraliser son activit, et de nourrir

    sa pense d'un rapport riche et actif au monde. Surtout, une thorie devenue rellement critique

    dune ralit quelle refuse, aura compris que cette ralit est aussi imprgne didologies qui

    se sont matrialises, qui pourrissent la vie concrte, et que donc la dmystification, la

    dnaturalisation de ces thories non pas seulement refltantes, mais aussi en retour agissantes,

    demeure un geste actif, concret, pratique, de mme que la parole ou lcriture sont des gestes

    du corps qui viennent combattre les gestes dautres corps qui thorisent pour mieux soumettre

    les vies, travers toutes leurs dimensions. C'est un certain mode de vie que Marx nous invite,

    o l'effort thorique se joint un enracinement dans le cours matriel des choses, l'un et l'autre

    devant se combiner ncessairement. Dire que Marx produit une philosophie de la ralit ,

    c'est dj modifier la conception courante du terme de philosophie : celle-ci ne serait plus

    une contemplation pure et dsintresse, mais une implication concrte et dynamique dans la

    ralit o le corps et ses dsirs profonds ne sont pas absents. De ce fait, Marx restera la rfrence

    centrale de ce projet, qui se situe donc dans la continuit dune pratique de militant

    rvolutionnaire susceptible de sinscrire dans les luttes, et qui nest donc certes pas suffisant en

    lui-mme, mais qui la fois nopre pas une rupture qualitative, ontologique, lgard dun tel

    militantisme agissant (puisque tout dualisme, tout clivage, toute discontinuit essentialise nest

    jamais quidologique et acritique, la sparation temporaire du krinein de la critique bien

    comprise, visant une rintgration, une rappropriation, intensive et pleine, en laquelle le spar

    est dissous dans la compltude continue et fluide dune vie qualitativement prouve). Les

    limites dun tel projet, lies des formes de conceptualisations complexes, potentiellement

    excluantes, sont certaines, mais il sest agi de les minimiser, en dveloppant une certaine clart

    du propos (effort peut-tre insuffisant, nanmoins). Dans dautres contextes, de transmission

    orale par exemple, de toute faon, ces ides peuvent tre explicites de faon plus simple et

    moins technique , et il ne sagit pas de ftichiser lcrit, qui nest quun mode de transmission

    parmi beaucoup dautres, possdant de toute faon une dimension litiste irrductible. Quant

    lide qutre un-e intellectuel-le, ayant ses intrts dintellectuel-le, implique une certaine

    difficult agir en solidarit avec les individus subissant lexploitation concrte la plus dure, il

    ne faut bien sr pas la passer sous silence. Mais on naura pas encore tout dit pour autant. Car

    cet intellectuel aura galement pu subir la violence de cette socit, sous dautres formes, dans

    la mesure o son activit, devenue indirectement mais certainement, toujours plus soumise un

    productivisme forcen et stendant toujours plus, le proltarise galement quelque peu (de

    faon certes beaucoup moins alinante que ne peut le faire la proltarisation de la plupart, mais

  • 13

    nanmoins relle), dans la mesure o il aura pu lui-mme se retrouver par exemple,

    antrieurement, dans des situations prcaires relatives des difficults sintgrer dans un

    systme du travail qui rejette toujours plus des formes de rsistance critiques ses normes

    (RSA, chmage, hpital, etc.), et il aura pu subir aussi la violence symbolique de ce systme,

    indissociable dune violence physique massive et insupportable (en devenant fou lui-mme, par

    exemple, tant totalement dissoci et viol par la violence symbolique et relle extrme que son

    dsir thorique perptue malgr lui), ou encore considrer que sa simple position de

    consommateur dans une grande ville dun centre imprialiste fait de lui, de faon

    insupportable, un individu bnficiant directement des guerres et de lexploitation massive,

    de la misre entretenue denfants, de femmes et dhommes, dans les pays dits en voie de

    dveloppement ou du tiers-monde , guerres et misre produites en effet au profit

    de cette consommation , de telle sorte quil pourra trouver, lui aussi, un intrt propre

    dans le fait de dpasser le capitalisme, capitalisme en lequel, de toute faon, en dernire

    instance, tous les individus sans exception, divers degrs de misres mais certainement, sont

    soumis luniverselle domination impersonnelle implique par lautomouvement apparent des

    marchandises. Par ailleurs, le thorique, comme outil de comprhension et de combat, peut

    parfois, prcisment par souci de consquence et dhonntet, de vrit, de justice,

    intellectuelles et pratiques, se retourner contre lui-mme, contre le pouvoir dont il est issu,

    et trahir sa vocation initiale (lencadrement) pour promouvoir, dans les ides et dans les faits,

    des formes dabolition des cadres autoritaires clivants (et tel est bien le but vis, travers cet

    ouvrage).

    Quoi quil en soit, le thoricien ou la thoricienne spcialise dans la critique

    du capitalisme se doit daffirmer, nous semble-t-il, la base un principe de modestie, il ou elle

    se doit de reconnatre que son travail , en tant que tel, est largement insuffisant, et quil est

    mme nuisible sil prtend lui seul rsoudre tous les conflits concrets et toutes les

    contradictions matrielles du social quil dsigne (toujours imparfaitement). En tant que

    cette personne contribue la lutte, parmi une multitude de contributions, dans un certain

    domaine qui nest pas plus privilgi quun autre (et qui nest mme pas le plus efficient parmi

    tous les autres), elle ne reprsente pas la lutte, mais fournit ventuellement des outils

    thoriques ou rhtoriques aux autres personnes qui veulent sortir du systme, qui ne sont rien

    dautres que ses camarades. Certains penseurs critiques daujourdhui, qui aiment citer

    Marx (Friot, Lordon), mais nauront absolument pas cette modestie de principe, naideront en

    rien la lutte avancer. Ils ne se proccupent dailleurs pas vraiment de cette lutte , en tant

    quelle est mancipatrice, puisquils nont pas renonc leur vocation dencadrement (bien au

  • 14

    contraire : ils voudront encadrer, prcisment, le dit peuple quils valorisent abstraitement,

    et de faon dmagogique, en promouvant des structures en lesquelles sa chane sera un peu

    plus longue, mais pas moins relle). De faon pernicieuse, ils supposent, trs implicitement

    mais pas moins rellement, selon un biais paternaliste, que des universitaires, compltement

    dconnects de la dite multitude (mot vain, niais et populiste), multitude quils aiment

    pourtant convoquer dans les paroles, que des universitaires pris dans leur petit monde cloisonn

    donc, en manipulant des concepts magiques (salaire socialis, rgulation, etc.), pourront

    rsoudre toutes les tensions concrtes de la ralit matrielle. De ce fait, ils dfendent (sans

    jamais oser laffirmer) un aristocratisme des lites intellectuelles, lites qui disposeraient de

    recettes toutes faites que le dit peuple (subsomption formelle indcidable et vide, qui nest

    quun fantasme de leurs esprits scinds) naurait plus qu rendre applicables , aristocratisme

    contradictoire, dans la mesure o ils nauront que le mot dmocratie la bouche

    Il ny aura donc dans cet essai aucune recette magique, aucune promesse de Grand

    Soir , car nous pensons que loutil thorique est trop limit et trop situ, particularis, pour

    avoir de telles prtentions. Cet outil, nanmoins, peut aussi revendiquer sa dimension

    artisanale , une forme de savoir-faire lui tant propre, qui lenracine dans un principe

    quelque peu matriel , et qui lui confrera peut-tre un surcrot de modestie, mais aussi,

    esprons-le, un surcrot de dignit (voire, de lgitimit).

    3) La thorie critique ne peut pas tre une dmarche positive , prescriptive ,

    ou normative

    Un autre sujet important. A vrai dire, il faut prsenter des excuses, par avance, car ne

    sera propos dans cet essai aucune stratgie logistique absolument dcisive ou

    fonctionnant coup sr dans la lutte anticapitaliste. Des manires de combattre, ou

    certaines attitudes ou intentions combattives, critiques ou actives, seront imagines, en relation

    avec un militantisme actif mais situ, et avec une lecture critique de textes thoriques inspirants

    mais propres un monde donn, attitudes combattives sadaptant aux structures de la

  • 15

    domination qui auront t analyses, mais elles ne seront jamais que gnrales et de toute faon

    lacunaires, incompltes, imparfaites, et pourront ou devront mme parfois tre critiquables,

    dbattues, nous devons le reconnatre, puisque nous noccupons jamais quune perspective

    particulire. Leur ralisation concrte, leur organisation prcise, les modalits logistiques

    de leur fonctionnement opratoire ne seront jamais vraiment dtailles, pour des raisons

    videntes qui indiquent quil ne sagit jamais de rien prescrire de trop positif en termes de

    comportements adopter , lorsquon veut rester anti-autoritaire. Il faut voir certaines

    propositions comme le dveloppement dune imagination qui se cherche, sur le terrain de

    certains combats (contre la loi Fillon, le CPE, la rforme des retraites de 2010, la loi El Khomri,

    dans un CHRS de lArme du salut, dans une ferme ardchoise auto-organise, pour les droits

    des migrants, des enfants, des sans-papiers, contre le patriarcat, contre la marginalisation lie

    au handicap, etc.), ou sur le terrain thorique ou dialectique, et qui pourrait inspirer dautres

    imaginations, dautres crativits combattives, sans rien exclure a priori, tant que ces

    crativits ne sapproprient pas les armes imposes par le systme de la destruction en

    admettant leur valeur impose. Il ny aura, de mme, aucune description positive et concrte

    de ce que pourrait tre la socit post-capitaliste souhaitable dans le futur, si ce nest sur un

    mode trs allusif, car nos mots, qui sont ceux dun pass o tout est tristesse et dsolation, ne

    peuvent fournir une telle description sans la trahir absolument. Nous considrons en effet

    que ce nest pas au thoricien individuel (ni mme un petit groupe de thoriciens critiques ou

    de militants minoritaires), de dterminer de telles choses, qui se dcident collectivement,

    progressivement, et au sein mme de laction. Car lide mme davant-garde claire

    dterminant trop prcisment les moyens et les enjeux de la lutte reproduit, comme on la dit,

    une forme daristocratisme contradictoire en soi, si cest lgalit et lmancipation relles qui

    sont vises. Lide ici sera donc de dterminer de faon ngative ce que pourrait tre le post-

    capitalisme, en dsignant des formes de misres existentielles et matrielles, objectives et

    subjectives, lies au capitalisme quil sagirait dabolir absolument, si du moins nous

    souhaitons ne pas prolonger un dsastre objectivement et subjectivement constatable, un

    niveau dsormais global. Lide sera galement de cibler au maximum les zones de la misre,

    mais aussi de dterminer une certaine logique morbide pourrissant la bourgeoisie en son sein

    mme, de telle sorte que certaines stratgies de luttes dtermines, ainsi que certaines attitudes

    rvolutionnaires, pourront en dcouler, au moins indirectement, sans que nous puissions

    toutefois encore savoir lesquelles seront les plus efficaces. Mais tout cela restera, disons-le tout

    de suite, extrmement philosophique au sens trs concret du terme, dans le sens o la sagesse

    dsire dune philosophie consquente implique la rsolution et la transformation active,

  • 16

    mme si cette philosophie tentera de saisir une ralit de fait quelle nest pas seulement a

    priori.

    Robert Kurz, penseur majeur de la Wertkritik, aura indiqu, juste titre pensons-nous,

    durant toute sa vie combattive, que la thorie critique au sens strict doit garder son autonomie,

    et quelle nest pas un mode demploi pour les luttes3. Ce quelle dsigne est tellement

    radical, lorsquelle est conforme son intention propre, que toute ralisation qui se voudrait

    immdiate et instantane, dans un monde quelle refuse intgralement, et o tout ce qui est dit

    rel est le contraire de ce quelle promeut, la subvertirait ncessairement, et quelle ne

    saurait sintgrer artificiellement des projets dj institus , sans se trahir

    compltement. Il faut donc bien le dire, le but que nous nous sommes fixs est un but dabord

    impossible : dfendre une critique radicale de la valeur, du capitalisme totalitaire, telle quelle

    3 Cf. Du malaise dans la thorie. A propos de la ncessit d'autonomie de la Thorie critique envers la praxis . Interview de Robert Kurz sur la radio F.R.E.I. en 2007

    Extrait : Aujourdhui la ncessit d'une nouvelle critique du capitalisme qui aille au-del du marxisme du

    mouvement ouvrier, est reconnue par beaucoup de monde. C'est aussi pourquoi la critique de la valeur, la critique

    du travail abstrait, la critique du rapport de dissociation sexuelle et la nouvelle thorie des crises, rencontrent un

    intrt indniable. Mais cet intrt se trouve en mme temps souvent du de voir que la nouvelle thorie n'est pas

    accompagne de directives immdiates pour laction.

    Il faudrait dabord, selon moi, critiquer le besoin qui est souvent derrire cette dception, le besoin dune mise en

    application immdiate des aperus thoriques sous la forme dune pratique alternative. Avec la critique radicale

    cest au fond tout fait impossible. mon avis ce besoin mane lui-mme d'un profil d'exigence capitaliste, car

    dans le capitalisme, c'est bien connu, une thorie na de valeur que si elle peut directement tre mise contribution,

    injecte en quelque sorte dans le procs de valorisation du capital. Et c'est justement cette exigence qui lheure

    actuelle tient le haut du pav dans les universits. Pour moi, la critique de la valeur comprend aussi une critique

    de cette exigence qui manque de souffle.

    La tentative de mise en uvre immdiate relverait pour ainsi dire d'une sorte de dogmatisme pratique, car la

    Thorie critique constitue un moment autonome de la pratique sociale et ne doit pas devenir, comme elle l'a t

    pour le marxisme de parti, la servante de la pratique politique ou mouvementiste, charge simplement de lgitimer

    ce que lon fait de toute faon, auquel cas elle perd toute valeur.

    Cela ne signifie justement pas que la nouvelle thorie critique ne fait qu'attendre la grande explosion et dclare

    impossible les pratiques actuelles de lutte par exemple contre Hartz IV ou contre le racisme. Mais je pense que le

    rapport entre thorie et praxis est un rapport complexe, ni direct ni simple. Car de la mme faon qu'il existe une

    tension entre la thorie et les faits empiriques, qui rsulte de ce que la ralit ne se rsorbe jamais entirement dans

    les concepts thoriques, il me semble qu'il y a galement une tension entre la pratique thorique, pour lappeler

    ainsi, et la pratique propre aux mouvements sociaux. Ce genre de tension, je crois, il faut lentretenir. La critique

    de la valeur, la critique du travail et la critique de la dissociation peuvent cet gard dsigner un nouvel objectif

    historique, bien que cela ne conduise naturellement pas un bouleversement instantan. Il y a toujours un rapport

    entre le chemin et le but. Et cette thorie peut en outre analyser le terrain de la crise mondiale et y dnicher

    lorientation, je l'exprime ainsi, qui ne sessoufflera pas mais tiendra au contraire la distance. En revanche elle ne

    peut prcisment pas fournir un mode d'emploi commode qui nous servirait de modle pour laction.

  • 17

    pourrait produire des rsultats effectifs dans la dite ralit , est en soi non faisable

    pour linstant, et non souhaitable trop tt. Mais cest sur la base de cette impossibilit mme

    que se situe toute la force dune vocation critique, qui sinsatisfait constamment de ce qui est,

    pour mieux tendre vers ce qui doit tre, et ce indfiniment. Elle sera au sens strict, analogue au

    messianique benjaminien : une attente sans atteinte, un dsir dont la ralisation est toujours

    diffre, et cest ainsi quelle ne devient jamais autoritaire, totalitaire, et quelle ne perd jamais

    de sa puissance, en tant que mmoire toujours ractive de ce qui aura toujours dj fait de ce

    monde une horreur, monde qui ds lors jamais ne pourra tre comme il faudrait quil soit.

    Comment pourrait-on dire, aprs les colonisations, les sacrifices, les martyrs, les massacres, et

    les camps, quil est encore possible quun monde vrai existe dans le futur, tout cela est

    irrversiblement aujourdhui impossible, si bien que la critique radicale du dit rel

    dnoncera aussi tous les discours qui pourront nous faire croire le contraire, en dsignant

    quelque paix ou justice perptuelle qui pourraient tre accessibles un jour. Un monde moins

    dsolant quelle vise ne sera jamais un monde parfait , puisque nulle perfection ne peut

    merger partir du dsastre absolu. Dans la mesure o tout ce qui sorganise aujourdhui,

    mme en terme de transformation du monde , hlas promeut cette ide immonde quun

    bonheur pur et parfait pourrait advenir partir dun pass qui est labject et lhorreur en

    soi, la critique radicale consquente, trop souvent ne pourra que se dtourner de tous ces

    espoirs nafs ou utopistes de faon obscne

    4) Lide historique de communisme

    Une autre remarque, plus brve, mais assez importante. Dans cet essai, une certaine ide

    moderne du communisme , quil faut mettre ici entre guillemets, sera parfois critique, mais

    il sagit l dun dvoiement du principe communiste, et mme dun principe qui nest pas encore

    communiste au sens strict (on parlera plutt de socialisme rellement existant , qui nest

    jamais, comme nous laura appris le XXme sicle, quun capitalisme dEtat exterminant des

    masses anonymes, et que Kurz aura qualifi de modernit de rattrapage 4). Cette critique

    4 Le socialisme rel tait essentiellement un systme de capitalisme dEtat ayant pour finalit la

    modernisation de rattrapage et [] son effondrement ne pouvait tre que la manifestation dune limite

    historique de la valorisation du capital et du march mondial dans son ensemble (Robert Kurz, Vies et mort

    du capitalisme, p. 110).

  • 18

    du communisme , qui est en fait une critique des socialismes rels devenus totalitaires,

    dbouche sur une rhabilitation explicite dun post-capitalisme au sens strict, cest--dire non-

    tatique et non-autoritaire, que nous souhaiterions voir merger sans la transition de ce que

    certains marxistes traditionnels ou dogmatiques appellent confusment la dictature du

    proltariat (et qui ne fut et ne sera jamais, dans leur bouche, que la dictature dindividus

    autoritaires censs reprsenter quelque Proltariat hypostasi et rifi, abstrait, incapables

    en tant que tels dabolir le principe tatique spar et fonctionnel bourgeois).

    Dune certaine manire, nous serons trs proches, le plus souvent, du projet quon

    appelle aujourdhui communalisme libertaire . Mais nous considrons aussi que ce projet

    na jamais exist en tant que tel dans le monde, et quil ne sagira en rien de promouvoir quelque

    ge dor idalis par ce biais, dans la mesure o toute tentative de communisme libertaire,

    dans le pass comme dans le prsent, na pas encore dbouch sur labolition de la destruction

    (la Commune de Paris, ou les libertaires espagnols de 1936, de ce fait, renvoient des vocations

    qui nous parlent encore, mais nous ne considrons pas quil y aurait l des modles

    reproduire, puisque nous retenons aussi une militarisation violente, un antismitisme

    concernant la Commune de Paris, accompagnant les checs de ces tentatives, cueils qui ne

    sont pas souhaitables dans un avenir post-capitaliste libertaire au sens strict, fdral et

    cosmopolitique, universel-concret).

    Nous prfrerons de toute faon parler le plus souvent de post-capitalisme, et non de

    communisme , car il sagit pour nous denvisager le plus souvent ce qui doit advenir de faon

    ngative, sans trop insister sur les modalits positives de ce qui serait souhaitable, dans la

    mesure o une description trop catgorique, voire institutionnelle dans le pire des cas, de ce

    que pourrait permettre une telle vise, o un ancrage historique pass trop restrictif de ce qui

    dpasse le capitalisme, risquerait de fermer les perspectives, et de brider limaginaire et la

    crativit des luttes rvolutionnaires, choses inadmissibles lorsque notre situation particulire

    et limite ne permet en rien de dicter quoi que ce soit de trop prcis.

    5) Rflexions sur la complexit thorique et technique du discours propos ici, et

    dsolidarisations

    Une dernire chose, concernant le mode thorique lui-mme. Nous dvelopperons dans

  • 19

    cet essai critique des outils conceptuels complexes, et restituerons des thories mtaphysiques,

    conomiques, anthropologiques, pistmologiques, ou thologiques, selon un point de vue qui

    restera toujours celui dune philosophie critique (nous ne prtendons pas une seule seconde

    tre des spcialistes de ces discours positifs , ni donc pouvoir occuper leurs

    domaines ), thories qui comportent une technicit parfois ardue. Il y aura ici un clivage

    certain qui se sera cr, tant donn que ce texte sadresse essentiellement aux individus

    objectivement rifis et prcariss au sein dun systme toujours plus productiviste et

    fonctionnaliste, qui nont pas tous forcment accs ces discours, discours qui le plus souvent,

    en tant que discours formels et spars, spcialiss, mobiliss pour organiser la domination des

    exploit-e-s, ou des individus tenus dans la misre, des femmes, des individus assigns une

    race , des colonis-e-s, des vivants rifis, ninspirent aucune confiance lorsquil sagit de

    sengager vers une mancipation, et juste titre dailleurs. Par ailleurs, nous critiquerons

    radicalement lhumanisme des Lumires, ou lhumanisme occidental tout court, mais en

    utilisant frquemment les catgories logiques quil aura dveloppes. Nous utiliserons de fait

    les armes que le monde de la destruction aura penses, devenant nous-mmes des destructeurs

    apparemment, alors que nous voulons abolir toute destruction. Nanmoins, le systme

    marchand thoris par des experts lorganisant aujourdhui est un pouvoir sappuyant de ce fait

    sur des rgimes discursifs. Pour le combattre, il faut sengager sur son terrain, car il a russi

    rendre vain tout combat qui ne matriserait pas ses outils clivants. Il nous oblige tre

    reconnus , admis par lui, pour que nous puissions nous engager dans la lutte contre lui.

    Sil tait un pouvoir essentiellement militaire, nous aurions pu comprendre quil aurait fallu

    nous-mmes devenir des militaires. Mais sil est un pouvoir essentiellement symbolique, dtenu

    par des individus qui se contentent de parler, danalyser, de discourir, et dordonner par le dire,

    de citer et de convoquer, et dont les effets rels totalement destructeurs ne sont que mdis par

    ces symboles ou ces signes, ces ordres et commandements dits et cits, nous pensons quil est

    indispensable de nous engager dans lappropriation stratgique de ces techniques thoriques,

    sans que nous devions pour autant reconnatre la valeur intrinsque qui leur est confre par

    ceux qui les manipule la plupart du temps. Il se peut que cet ouvrage soit lu par des

    intellectuel-le-s ou pur-e-s thoricien-ne-s spcialis-e-s dans lencadrement. Mais cette

    faon de sadresser ces personnes dune manire indirecte, en ayant apparemment accept

    de jouer leur sinistre jeu formel, est une faon de les forcer reconnatre leurs clivages,

    pour les encourager ne plus sengager dans le monde de la destruction. En ce sens, si certain-

    e-s expert-e-s nous lisent, et admettent contre leur gr et malgr leurs valuations dissocies,

    que leur position est ici dfinie, de faon lgitime, comme intenable, nous pouvons considrer

  • 20

    que cest bien un combat que nous menons contre ces gens, et quils ne sont pas nos ami-e-

    s sous prtexte que nous parlons apparemment leur langage.

    Cette dmarche aura aussi pour but, si ce ne sont pas exclusivement des individus qui

    portent les mmes intrts que nous, qui prennent connaissance de ses dterminations, ce qui

    arrivera srement, de retourner contre eux-mmes les armes destructrices des destructeurs, qui

    pourraient ainsi envisager le fait que, tout ce qui semble le plus sacr pour eux, que tout ce

    que leurs mots (en ralit extorqus dautres quils soumettent) ont toujours dfendu

    formellement, indique leur dsir trs profond de sauto-abolir comme gestionnaires du dsastre.

    A vrai dire, ce livre est un livre triste et morne, platement acadmique , comportant

    des notes de bas de pages , pratiquant un style froid et technique, et ne parlant que de choses

    horribles, que nous aimerions bien oublier, si ces choses ntaient pas encore notre prsent et

    notre avenir. Celui qui la crit sest impos une violence certaine, dans la mesure o cet

    acadmisme, cette technicit scolaire et rigide, srieuse et dite, de faon trop bouffonne,

    scientifique , quil pratiquera ici, et qui renvoient au monde qui aura voulu, et veut

    encore faire de lui un rouage fonctionnel dans un systme productif o lon anantit les

    vivants, progressivement ou violemment, au nom mme de cette fonctionnalit , auront t

    pour lui des vecteurs essentiels, parmi dautres blessures sociales, dune longue maladie

    nerveuse, qui lui aura vol six ans de sa vie. Cet ouvrage donc ne serait pas crit dans un monde

    plus souhaitable, et nous esprons quun jour il ne sera plus ncessaire de livrer de telles choses,

    avec une telle forme ou avec un tel ton professoral, voire autoritaire , dans certains cas trs

    problmatiques. Lusage mme de quelque nous universitaire , qui devra rassurer,

    tactiquement, certains fonctionnaires objectivistes , froids et sans me, de la dite pense ,

    nous dplat trop, car cest un moi hurlant et scandalis qui aurait aim sexprimer

    subjectivement, en potisant par exemple une douleur qui ds lors serait plus explicite. Cest

    dailleurs travers la posie et la mtaphore lyriques que ce scandale ici explicit fut dabord

    exprim, lors dune jeunesse extatique et horrifie, et le moi ici aura t trs, ou trop,

    prsent. Mais la moquerie gentille subie face un tel manque de srieux , amusant

    vaguement certains sinistres conservateurs pontifiants dune thorisation institutionnelle-

    clinique approuvant le dsastre, nous oblige aujourdhui commenter de faon

    sentencieuse ou technique , lpistmologie drisoire des sciences conomiques .

    Mais pour qui sera attentif, il apparatra aussi que ce nous traduit parfois, une faon

    davoir t affect par des moments de vie collective plus sereins, et peut-tre que certain-e-s

    se reconnatront.

  • 21

    A ce titre, finalement, il faut tout de suite tre trs clair, en proposant ds maintenant des

    typologies possibles, beaucoup plus prcisment dfinies, largies, au fil de cet essai. Quelques

    exemples, donc, aujourdhui pathtiques, parmi tant dautres, hlas. Et nous ne parlons pas ici

    de personnes morales directement responsables , mais bien plutt de logiques sans me

    et sans chair qui tendent parfois se personnifier de faon contingente, au fil des accumulations

    hasardeuses de capitaux culturels ou sociaux . Onfray, Beigbeder, Zagdanski, Belhaj-

    Kacem, F de souche, Francis Cousin, certains publicitaires, certaines coles dart

    contemporain , Zemmour, Soral, Tiqqun, Le Figaro, Lexpress, Le Point, Libration,

    Tlrama, la BNF, etc. : semblant approuver , explicitement ou implicitement, la critique

    debordienne du spectacle. Ou encore : Vaneigem et Enthoven sur la couverture dun mme

    livre 5, etc. Autant d loges , de reconnaissances , qui nous font honte, et qui sont

    autant dinsultes de ce spectaculaire intgrant , sautocritiquant hypocritement ou

    vaniteusement, travers un narcissisme toujours plus laid stant sophistiqu, lequel spectacle

    parviendra de toute faon toujours rabaisser, niveler, craser, toutes les choses quil touche,

    surtout lorsquil les loue , puisquil na pas dautre projet inconscient.

    Mais il est vrai que Guy Debord lui-mme, ayant rendu possible une reprsentation

    mythique dun projet debordien tendancieux, dont certains propos tardifs furent

    conspirationnistes (Commentaires sur la socit du spectacle), dont les tendances autoritaires,

    virilistes, et sectaires ne sont plus un secret, dont la fascination pour la guerre fut en son temps

    irresponsable, dont les errances urbaines extatiques et messianiques furent parfois

    mgalomanes, dont la fascination pour limmoraliste aristocrate psychotique et psychopathe

    qui sappelait Sade dsole, dont la nostalgie pour un ancien vrai Paris idalis, nest quune

    rgression romantique contre-rvolutionnaire, et qui finalement crira des propos dignes dun

    Zemmour plus tard sur limmigration6, aujourdhui relayes par exemple par les rougesbruns

    5 Vaneigem, Enthoven, Unions mixtes, mariages libres et noces barbares, 2010, Paris, Editions Dilecta 6 Guy Debord crira, dans ses notes sur la question des immigrs , cette phrase confuse, et dtestable : Les

    immigrs ont le plus beau droit pour vivre en France. Ils sont les reprsentant de la dpossession ; et la

    dpossession est chez elle en France, tant elle y est majoritaire, et presque universelle. En gros, Debord dit

    peut-tre ici que la France (cette douce France , ce doux Paris , pourrait-il penser) aura t amricanise

    totalement, et que limmigration ne serait quune faon de plus de faire entrer la dpossession en France,

    peut-tre pour dpossder les franais eux-mmes encore plus de ce fait, on ne sait pas trop. Un

    nihilisme dsespr, en tout cas saffirme ici, et il semble bien que limmigration ne fasse quaccrotre ce

    sentiment de dsespoir, sentiment qui, sil a bien t celui de Debord, nest en rien digne dun anticapitaliste

    au sens strict, qui doit faire de la dfense des personnes immigres, subissant une division internationale du

    travail nocoloniale rvoltante, lune de ses priorits. Debord naura pas interdit une interprtation nationaliste

    de certains de ses crits, en tant trop peu clair et trop parisianiste par ailleurs, subvertissant radicalement

    le principe internationaliste de lanticapitalisme sur ce point. Il sera finalement, aujourdhui, relay sur le site

    F de souche, un site identitaire et raciste, ce qui est peu excusable.

  • 22

    identitaires F de souche7, ne nous aura pas toujours aid, et cest bien lui dabord quil faut

    trahir, pour ne pas trahir ce qui aurait pu tre son combat, qui nest pas dailleurs le combat dun

    individu isol, mais de ce qui voulut devenir une internationale : le combat contre le spectacle

    entendu comme structure marchande dveloppant des formes de capitaux promotionnels

    diffusant massivement des images ftichisantes et ftichises au sein du capitalisme, induisant

    la ncessit dune critique radicale de ce capitalisme comme totalitarisme, cest--dire

    galement comme structure raciste-coloniale, patriarcale, naturaliste-technique, validiste,

    classiste, travailliste, idoltrant le fric, soit comme structure de la misre et du clivage qui finit

    par spanouir compltement en dveloppant des formes de propagandes massives mdiatiques

    et culturelles censes entretenir tout en les masquant ces horreurs.

    Certains debordiens donc, ou certains dits situs , auront un combat qui nest

    en rien le ntre.

    De certains donc, nous prfrerons les insultes, car elles nous honorent dans leur bouche

    pleine de bave, idoltre ou enrage, ce qui est la mme chose (cf. Isidore Isou). Et leurs

    compliments hypocrites nous rendraient mprisables si nous devions les rendre , puisque ces

    compliments nous dcomposent de fait. Si bien que nous recevrons leurs insultes avec gratitude,

    et leurs louanges avec honte.

    Que ceux toutefois qui seront cits puis critiqus dans cet essai (et nous

    avons dj os quelques noms ), ne se sentent surtout pas viss personnellement. Il faudrait

    tre compltement ftichiste ou totalement rotomane, en un sens ngatif, pour tre affect

    motionnellement par des individus quon ne connat pas, simplement reprsents

    massivement et distance, sur des crans, dans des botes automatiques, ou sur de la

    paperasse inerte, et ce serait tre aussi ftichiste ou rotomane que dtre affect par des

    acteurs jouant par exemple dans une publicit pour une agence de voyage. Sen prendre eux

    personnellement , sur des bases aussi rduites et inertes, serait les rduire eux-mmes

    totalement de la matire purement chosale, et reproduire sur eux la violence symbolique,

    favorisant une violence physique, que nous leur reprochons. Nous nous y refusons bien sr, car

    nous ne nous approprions pas les armes de la destruction en reconnaissant leur valeur ,

    comme nous lavons dj dit. Tous ces individus ne renvoient ici donc qu des symptmes, des

    logiques, des images de marque, des stratgies marketing visant certains publics anonymes,

    individus que nous ne connaissons pas de toute faon, que nous ne voulons surtout pas

    connatre, ni jamais rencontrer, car ce nest pas dans leur monde que la lutte effective se

    7 CF. Article Guy Debord et limmigration , publi le 10/05/2013, par Franois, sur le site F de souche.

  • 23

    pratique, cest bien au contraire la contre-transformation quils favorisent. Ce qui nous rvolte

    nest pas ces individus-rouages-gestionnaires remplaables, qui ont accept quon leur colle

    une tiquette sur le front, et quon voudrait rduire du btail servile qui on ferait croire

    quil pourrait mener le troupeau , et qui pourraient tout fait tre dautres noms , dautres

    exemplaires standardiss dun chantillon rigoureusement randomis (hasard pur), mais ce qui

    nous rvolte, ce sont bien les logiques dissociatrices quil y a derrire, et qui nont rien

    dhumain, comme nous le verrons, et qui renvoient lautomouvement apparent de choses

    inertes. Et donc les noms ventuels que nous citerons pour critiquer certains discours

    nautorisent pas quon individualise outre mesure ceux qui les portent, ni donc quon les

    stigmatise dans labsolu, quon les dfinisse comme boucs missaires , en dernire

    instance, dautant plus que personne nchappe vraiment ce quils se sont imposs eux-

    mmes (surtout pas celui qui crit tout cela, qui aura accept, pour simplement survivre, de

    fonctionner comme rouage dans la machine tatique, tuant dautres individus en son nom).

    Mais certes, ceux-l tout de mme qui portent certains noms promotionnels, hlas, ont t

    particulirement consentants au sein de leur auto-rification, et donc dangereusement

    irresponsables puisquelle entretient la rification subie de la plupart. Les combattre, ce qui

    reste ncessaire, sera combattre ce qui les dpasse aussi, et quils semblent parfois projeter

    malgr eux, mais cela pourra se faire aussi peut-tre, par quelque renversement bienvenu quils

    finiraient pas reconnatre, leur avantage mme, au sens subjectif et intensif le plus plein ,

    puisque leurs mots souvent, ou le contenu qualitatif vivant de leurs mots, disent le plus

    souvent le contraire de ce quils font rellement (espoir hlas indcidable pour linstant). Par

    ailleurs, ce sont aussi les hasards de nos lectures qui ont fait que nous parlerons de tel ou tel.

    Quand le nom Lordon, tel quil se trouve sur la couverture de certains livres, ou sur la

    couverture de certains mdias, est critiqu, par exemple, nous ne visons pas le bonhomme, mais

    nous visons bien ce quoi il renvoie, qui prend tout un tas dautres noms dans notre monde,

    selon le hasard des lectures, o mme le positionnement critique devient une norme de

    productivit gnrale nivelante et abstraite.

    Vedettes sans noms. Noms devenus marques . Clbrits anonymes.

    Interchangeables ad nauseam.

    Une remarque de Bourdieu pourra enfin justifier cette dmarche critique : Dans un

    univers o les positions sociales sidentifient souvent des noms, la critique scientifique doit

    parfois prendre la forme dune critique ad hominem. Comme lenseignait Marx, la science

    sociale ne dsigne des personnes que pour autant quelles sont la personnification de positions

    ou de dispositions gnriques dont peut participer celui qui les dcrit. Elle ne vise pas

  • 24

    imposer une nouvelle forme de terrorisme mais rendre difficiles toutes les formes de

    terrorisme.

    ( Dclaration dintention du n 5-6 , novembre 1975, Actes de la Recherche en sciences

    sociales ; Bourdieu)

    Introduction

    1) Penser la critique du capitalisme avec un Marx sotrique

    Dans une partie centrale de son uvre tardive, Marx a propos une critique radicale des

    catgories de base de la socit capitaliste : la valeur, l'argent, la marchandise, le travail abstrait,

    le ftichisme de la marchandise. Cette critique est aujourd'hui plus actuelle qu' l'poque mme

    de Marx, parce qu' cette poque dun capitalisme industriel encore mergent, les catgories en

    question navaient pas pleinement dvelopp leurs logiques matrielles aberrantes (qui

    induisent crises cycliques, rvolutions techniques constantes, dsastres cologiques, et

    bouleversements sociaux grande chelle). Parce quil sagit, en notre modernit tardive,

    thtre dun capitalisme en dclin, dveloppant de ce fait des dynamiques toujours plus

    destructrices, de penser profondment une critique du capitalisme en considrant ce qui est la

    racine du systme (et la radicalit que nous dvelopperons aura pour racine tymologique

    cette racine mme), c'est prcisment cette composante de l'oeuvre de Marx, la critique de la

    valeur , que nous chercherons explorer.

    Anselm Jappe, penseur contemporain de la critique de la valeur (dite aussi

    Wertkritik, en allemand), dans son ouvrage Les aventures de la marchandise (Denol, 2003),

    ouvrage rassemblant les finalits thorico-critiques de cette Wertkritik, indique, ds le chapitre

  • 25

    1, qu'une telle critique, qui vise un au-del de la civilisation capitaliste, appartient un Marx

    sotrique , par opposition un Marx exotrique , celui que nous connaissons tous, et qui

    ne serait qu'un reprsentant des Lumires voulant perfectionner la socit industrielle du

    travail sous la direction du proltariat 8. Nous pouvons donc expliciter d'une autre faon notre

    recherche : il s'agira d'apprhender l'extension du champ critique et d'identifier les vises

    possibles d'un tel Marx sotrique , en intgrant ces vises dans une ralit contemporaine

    qui se complexifie toujours plus, cest--dire en actualisant Marx, ou plutt en dveloppant la

    logique quil identifia en son temps, et qui na pas cess de se poursuivre, jusqu notre

    modernit tardive.

    Comme lexplicite donc Anselm Jappe, il sagirait dadmettre qu'une certaine partie de

    la thorie marxienne parat aujourd'hui quelque peu dpasse : savoir, sa description trs

    efficace de l'aspect empirique de la socit de son temps et de toute la phase ascendante du

    capitalisme, lorsque celui-ci tait encore largement mlang des lments prcapitalistes 9.

    En outre, cette doctrine marxienne exotrique , qui semblait prner parfois la transformation

    des ouvriers en citoyens part entire, ne parat pas aller toujours radicalement l'encontre

    du capitalisme, mais semble, trop souvent, simplement, vouloir purifier sa logique, ce qui

    8 Roman Rozdolsky voque dj cette distinction entre un Marx sotrique et un Marx exotrique, dans

    Arbeit und Wirtschaft (11., Jg., Nr. 11, 1, November 1957, S. 348) :

    Il y a plus de cent ans, Marx a commenc crire ses leons dconomie.

    Il sagit dune dure considrable, surtout si lon considre les immenses transformations que le monde a

    connues depuis. Ce serait donc un miracle si toutes les propositions de Marx avaient encore aujourdhui une

    complte validit, et si aucune dentre elles ntait rendue caduque par le dveloppement plus tardif du systme.

    Certes, si on le considre dans sa totalit, le systme conomique de Marx a fait ses preuves dans lhistoire.

    Mais Karl Marx fut un enfant de son temps, malgr toute sa gnialit, qui fut soumis linfluence des

    faits empiriques et des habitudes de pense de son temps. A lintrieur de son systme, nous devons diffrencier

    des raisonnements ayant chacun une porte et un poids thorique variables. En ce sens, on peut tout fait parler

    dun Marx sotrique et dun Marx exotrique au sens o nous voulons comprendre la diffrence entre la thorie

    originale et les conclusions et projections drives. Il est clair que la premire peut conserver sa complte validit,

    mme si les secondes devaient savrer tre prmatures ou dpasses. Et il est clair quune utilisation fructueuse

    de la thorie marxienne nest possible que si lon distingue les lments sotriques des lments exotriques, et

    que si lon sait bien sparer ce qui est historiquement dtermin et ce qui reste encore valable dans le systme

    marxien. (Traduit par nous)

    9 Jappe, Les aventures de la marchandise, p.15

  • 26

    explique qu'elle ait pu perdre de sa force et de sa justesse, dans un contexte o cette logique a

    montr toutes ses folies absurdes et dsolantes. Les marxistes traditionnels (qu'ils soient,

    comme lindique Jappe, lninistes ou sociaux-dmocrates, acadmiciens ou rvolutionnaires,

    tiers-mondistes ou socialistes thiques ), fidles une telle doctrine, quoique la

    simplifiant dj lextrme, posaient au centre de leurs raisonnements la notion de conflit de

    classe, en tant que lutte pour la rpartition galitaire de l'argent, de la marchandise et de la

    valeur, sans plus les mettre en question en tant que tels 10. Ce manque de radicalit et la

    limitation historique de l'analyse renvoient l'un l'autre.

    Cela tant, dit Jappe, Marx a laiss aussi des considrations d'une nature bien

    diffrente : la critique des fondements mmes de la modernit capitaliste. Pendant longtemps,

    cette critique a t compltement nglige par les partisans de Marx comme par ses adversaires.

    Mais avec le dclin du capitalisme, ce qui vient la lumire est justement la crise de ses

    fondements. Ds lors, la critique marxienne de la marchandise, du travail abstrait et de l'argent

    cesse d'tre une espce de prmisse philosophique pour gagner toute son actualit. 11

    C'est seulement le Marx sotrique qui pourrait donc, selon Jappe, mais aussi selon

    nous, constituer la base d'une pense capable de saisir les enjeux actuels lis au capitalisme et

    de retracer en mme temps leurs origines les plus recules. Sans une telle pense, selon cette

    perspective, toute contestation lre de la modernit tardive risque de ne voir dans les

    transformations actuelles qu'une rptition des stades antrieurs du dveloppement

    capitaliste 12. Reprendre en main la critique marxienne sotrique de la marchandise, de la

    valeur, doit apparatre aujourdhui comme un prsuppos de toute critique radicale et

    fondamentale du capitalisme.

    1) Les enjeux thorico-pratiques de notre recherche critique

    Nous voulons d'abord reconstruire la critique marxienne de la valeur de faon assez

    prcise, la suite dAnselm Jappe, mais en insistant particulirement sur les implications trs

    concrtes de cette critique. Dans un premier temps donc, il s'agira d'examiner un aspect prcis

    10 Ibid., p. 11 11 Ibid., p.12 12 Ibid., p.13

  • 27

    de la thorie marxienne : la critique du ftichisme de la marchandise, qui induit une critique des

    catgories de base du capitalisme, leur dnaturalisation, vers le dpassement dune socit

    fonde sur une richesse conue abstraitement. Ces lments de luvre de Marx, concentrs

    dans les premiers chapitres du Capital, et dans certaines analyses des Grundrisse, paratront

    assez philosophiques et spculatifs , mais nous tcherons, un maximum, de voir en quoi

    leur thmatisation a du sens, galement dans le contexte dune praxis rvolutionnaire

    anticapitaliste consciente delle-mme.

    Ensuite, nous tenterons de voir quelles sont les multiples consquences, non directement

    aperues par Marx, qui peuvent rsulter de la critique radicale des catgories de base ainsi

    tablie. Pour ce faire, nous nous appuierons sur deux auteurs, l'un et l'autre lecteurs de Marx,

    Lukacs et Debord, le premier thorisant la rification, et le second le spectacle. Avec ces deux

    concepts, Lukacs (Histoire et conscience de classe) et Debord (La Socit du Spectacle) ont

    contribu l'approfondissement de la critique marxienne du ftichisme et de la valeur, ils ont

    su rvler les richesses dont tait porteur le Marx sotrique . Ainsi, nous verrons que le

    grand mrite de Lukacs est d'avoir su rattacher cette fameuse doctrine sotrique de Marx

    dautres lments de la thorie marxienne : il pense conjointement le ftichisme et l'alination,

    le travail abstrait et la division industrielle du travail, les lments transcendantaux et certains

    lments empiriques de la critique (sans que ces lments empiriques ne soient trop limits

    historiquement, comme nous le verrons, puisquils sont apprhends structurellement, et non

    de faon contingente ou platement descriptive). De ce fait, il confre une dimension trs

    concrte l'analyse de la marchandise, laquelle, chez Marx, est assez abstraite, voire purement

    logique - il la renvoie mme une certaine conception amliore de la lutte du

    proltariat , vers son auto-abolition. Avec Lukacs, le Marx sotrique gagne en extension,

    et il peut lgitimement devenir une arme concernant effectivement les combats concrets vers le

    post-capitalisme, qui reposent aussi de faon dcisive sur des prises de conscience sensibles,

    incarnes, et rflchies, et non essentiellement sur une pure raction mcanique , destructive,

    affective, ou aveugle, combats qui donc ne viseraient plus simplement une purification du

    systme et de ses catgories, mais bien leur stricte abolition (ceci ncessitant toutefois une

    certaine radicalisation, ou mise en cohrence , du geste lukacsien, dans ce quil a de vraiment

    subversif, contre certaines intentions romantiques, idalistes, hgliennes, ou autoritaires que

    lauteur aura dveloppes par ailleurs, et nous serons trs clairs, rgulirement, sur ce point).

    Debord, quant lui, a lu Lukacs. Il hrite de sa synthse entre ftichisme et alination.

    Son concept de spectacle inclut cet hritage, mais aussi une actualisation de la critique de la

    valeur. C'est un double aspect qui nous intressera chez Debord : d'une part, sa faon d'exprimer

  • 28

    la logique de la valeur en des termes nouveaux, plus conformes la socit contemporaine ;

    d'autre part, son aptitude rassembler les analyses prcises de Marx et de Lukacs sous une

    perspective englobante, dvoilant les grandes structures l'oeuvre. Debord sera radicalement

    actualis dans cette recherche, et concrtis prcisment, travers une mise en relation du

    discours thorique et gnral quil propose avec des phnomnes rels et particuliers,

    concernant des reprsentations trs perceptibles, qui constituent aujourdhui trivialement, dans

    notre monde contemporain de vedettes, de types standardiss, et de contemplations

    hbtes, intimement connects avec le monde de la misre conomique totalitaire, ce quil

    nomma spectacle .

    C'est donc l'exploration de la critique marxienne de la valeur, et son dveloppement le

    plus complet possible, jusqu aujourdhui, qui nous intresse dans cette recherche. Dans cette

    perspective, nous tenterons dabord de rpondre trois questions. Quels sont les traits

    fondamentaux de la critique marxienne de la valeur, du ftichisme marchand, du travail

    abstrait, et en quoi peut-elle nous permettre de comprendre et de critiquer la ralit actuelle ?

    A quels domaines de la critique gnrale du capitalisme peut-on l'tendre, selon la mme

    perspective dactualisation (Lukacs) ? Comment la formuler de faon synthtique, et encore

    plus conforme au monde capitaliste daujourdhui, devenu massivement spectaculaire

    (Debord) ?

    Concernant ces trois questions, nous devons prciser une chose importante, en relation

    avec la manire dont on tentera dactualiser de tels textes critiques, qui ont t crits dans un

    pass aujourdhui apparemment rvolu , car nous navons pas encore assez clarifi ce point,

    qui nest pas a priori acquis, du point de vue par exemple de lexigence scientifique

    consistant rinscrire toute pense dans son contexte historique . De fait, nous allons

    utiliser les textes de Marx (deuxime partie du XIXme sicle), Lukacs (1923) et Debord

    (1967) pour penser la socit daujourdhui, la critiquer radicalement, et dterminer la ncessit

    de son dpassement. Y aura-t-il l une violation du principe sacr de lhistoricisme ou

    encore une dcontextualisation illgitime dun point de vue acadmique ? Nous ne

    le pensons pas. En effet, nous nous appuierons essentiellement sur trois faits pour justifier le

    recours Marx, Lukacs et Debord dans la critique du capitalisme contemporain :

    1. Lanalyse des catgories de base que Marx propose identifie des logiques

    (marchandisation, accumulation, valorisation, travaillisme, exploitation,

  • 29

    fonctionnalisme, argent comme fin en soi, productivisme, normes abstraites de

    productivit) qui ne cessent pas de se dvelopper, mais qui se perptuent au contraire

    aujourdhui, de faon encore plus radicale quau temps de Marx. Du point de vue de

    la description purement historique de son poque, Marx est certes dpass. Mais du

    point de vue de son analyse des structures et logiques catgorielles des instruments

    de la domination capitaliste, point de vue qui nous intresse essentiellement, il nest

    en rien dpass, mais il est plus actuel que jamais : il est mme plus actuel quau

    XIXme sicle, puisquune logique est beaucoup plus manifeste et vraie

    lorsquelle sest dveloppe plus compltement (aujourdhui) que lorsquelle nen

    est encore quaux prmisses de son dploiement (XIXme sicle) - notons que cette

    remarque relative au dveloppement dune logique sociale nimplique aucune

    dimension tlologique, dans la mesure o cette logique est considre comme se

    dployant de faon errante et aveugle, et comme tant marque irrductiblement par

    la contingence de lhistorique ; on peut dire quune logique se dveloppe partir des

    mmes catgories abstraites sans prsupposer pour autant que ce dveloppement

    empirique tait prprogramm ds lmergence de ces catgories. Nous ne

    dcontextualisons par Marx, vrai dire, en le considrant comme actuel, puisque

    le contexte, au niveau logique et ontologique , qui tait celui de Marx, est on

    ne peut plus notre contexte contemporain. Dcontextualiser illgitimement Marx,

    par exemple, ce serait se baser sur les descriptions purement empiriques, non

    structurelles, des modes de production de son poque, quil a proposes, et sur les

    stratgies de luttes dpasses quil aura penses (dictature du proltariat, etc.),

    pour les imposer aujourdhui de faon autoritaire et anachronique tous ceux qui

    luttent, en bridant limaginaire cratif rvolutionnaire. Ceux qui feront cela,

    dailleurs (marxistes dogmatiques et autoritaires) trop souvent ne verront plus

    lactualit du dit Marx sotrique , et seront donc deux fois hors-sujet, mme du

    point de vue rigoureusement acadmique ou scientifique de lhistoire des

    ides .

    2. Lukacs dcrivit le taylorisme des annes 1920, en 1923. Ses analyses relatives la

    rification sont de ce fait limites historiquement, puisquelles concernent presque

    exclusivement louvrier de la grande industrie traditionnelle. Nanmoins, Lukacs

    propose lui aussi une structure, une logique de la domination, qui na pas cess de

    se dployer, et qui est minemment actuelle, plus qu lpoque mme de Lukacs :

    le travail abstrait, dit-il, qui renvoie au standard de productivit sociale moyen,

  • 30

    travers son volution constamment acclre, conditionne matriellement une

    division toujours plus rationnelle et toujours plus fonctionnelle des activits

    productives. Cet axiome , pour ainsi dire, est aujourdhui extrmement utile

    pour penser et critiquer radicalement, cest--dire sa racine mme, lvolution du

    systme-monde capitaliste et productiviste, et nous navons qu le dvelopper pour

    le rendre actuel, et constater quil permet aujourdhui la comprhension dun

    nombre dactivits et de dominations considrable, chose que Lukacs ne pouvait

    cerner empiriquement, mais que sa critique structurelle dvoilait dj en 1923. La

    classe proltaire de lindustrie traditionnelle face aux machines de lusine, dcrite

    par Lukacs, qui renvoie un type empirique de subsomption relle de lactivit sous

    la valeur, qui reste certes encore trs manifeste, si lon considre toutefois en outre

    une logique dextension de la marchandisation du monde et du productivisme

    fonctionnel toujours plus rationnel des annes 1920 jusqu aujourdhui, si lon

    considre en outre lextension de nouvelles prcarits lies un chmage de masse

    relatif ce productivisme forcen radicalis sur cette priode, et si lon considre

    finalement, lintrieur de cette mme tranche temporelle, une certaine volution

    au niveau des prises de conscience relatives dautres formes de dominations lies

    lconomicisme, alors cette classe , ou plutt : cet ensemble dindividus rifis,

    donc, ou toujours plus proltariss, na plus un sens aussi restrictif que chez Lukacs,

    mme si cest grce aux structures dvoiles par Lukacs que nous pouvons le dire

    aujourdhui. Les individus subissant la rification de leur tre lie au productivisme

    voqu par Lukacs seront aujourdhui, de faon trs visible, un nombre croissant de

    travailleurs ou de travailleuses qui voient leur activit toujours plus spcialise,

    standardise, miette, leur subjectivit active toujours plus disloque, leurs

    conditions de vie et leur travail toujours plus menacs, et ce dans des secteurs de

    plus en plus nombreux, primaires, secondaires, tertiaires, anciennement artisanaux,

    industriels, directement ou indirectement productifs (privs ou publics), mais aussi

    les personnes assignes un genre ou une sexualit relatifs un

    fonctionnalisme sexualiste immdiatement li au productivisme marchand, les

    personnes assignes une race du fait dune rationalisation toujours plus

    discriminante dans la division internationale du travail, les vivants

    instrumentaliss auxquels on ne reconnat plus quelque sensibilit propre , les

    personnes exclues du systme productiviste, du fait mme des injonctions

    purificatrices productivistes (personnes chmeuses, sans-travail, Sans Domicile

  • 31

    Fixe, prcaires, immigr-e-s, sans-papiers, etc.). Lukacs est plus actuel encore qu

    lpoque de Lukacs, et il dit aujourdhui beaucoup plus que ce que na dit lhomme

    en son temps, cest du moins ce que nous considrons, en considrant, de faon

    rigoureusement rationnelle , quune logique structurelle , lorsquelle est plus

    dveloppe et plus complexifie, est plus actuelle , plus vraie , plus

    consciente, plus effective, en un certain sens, que lorsquelle nen est encore quaux

    dbuts de son dploiement.

    3. Idem pour le spectacle au sens debordien. Le spectaculaire ou la sparation

    acheve que Debord aura dcrite, qui sera aussi une faon pour le capital

    promotionnel ou commercial dtendre lemprise du domaine conomique

    capitaliste tous les niveaux de la vie, affectifs, psychologiques, esthtiques, etc. (et

    dont nous aurons vu avec le dveloppement de la logique lukacsienne quil rifie

    objectivement et subjectivement aujourdhui, en tant que productivisme, un nombre

    considrable dindividus), est une chose que nous comprenons mieux aujourdhui

    encore qu lpoque de Debord, en particulier cause de lmergence dune

    massification et dune standardisation devenue mondiale des images tlvisuelles,

    journalistiques, sportives, publicitaires, cinmatographiques, etc., et surtout cause

    de lmergence dun web 2.0 , de rseaux sociaux, de diffusions de masses, sur

    Internet, de vidos, musiques ou images dites gratuites , etc.

    A partir de l, nous pouvons dire que la question directrice qui orientera notre propos

    sera la suivante : comment affirmer la lgitimit dune thmatisation de la critique marxienne,

    lukacsienne, debordienne, de la valeur dans le contexte des luttes sociales concrtes actuelles

    contre le capitalisme ?

    Autrement dit : comment penser et promouvoir aujourdhui des pratiques thoriques et

    des luttes relles contre le capitalisme qui viendront revendiquer et accomplir, progressivement

    mais srement, labolition du ftichisme marchand, de la rification conomique, du spectacle

    capitaliste totalitaire, soit labolition des catgories de base du capitalisme que sont la valeur,

    la marchandise, le travail, largent, mais aussi lEtat qui les gre , ainsi que toutes les

    consquences objectives induites par ces catgories, et non pas simplement revendiquer

    quelque purification , via leur redistribution moins ingalitaire , conue comme fin en

  • 32

    soi, de ces catgories ? Cest--dire : comment dfendre le principe de luttes anticapitalistes

    au sens strict, qui viendront effectivement dpasser la civilisation capitaliste en tant que telle,

    au lieu de seulement la rajuster superficiellement ?

    Comme on la dj dit, la pratique thorique ne sera pas susceptible de dcrire

    logistiquement ou positivement ces luttes, mme si elle peut penser les conditions

    sociales de leur effectivit.

    Pour rpondre aux quatre questions directrices que nous avons poses, rassembles et

    unifies dans la quatrime, nous nous engagerons dans un double mouvement :

    1. Restitutions et analyses prcises de textes-clefs de Marx, Lukacs et Debord.

    2. Approfondissements, actualisations, dveloppements, extensions gnrales des

    logiques et structures dvoiles par ces auteurs tous les secteurs de la domination,

    de lalination, de la dpossession modernes et contemporaines, synthses,

    rflexions autour de leffectivit pragmatique de ces outils, et finalement :

    trahisons , dlibres mais soigneuses, de certains positionnements temporaires

    de ces trois auteurs, lorsquils nauront pas t eux-mmes fidles lexigence

    de radicalit quils auront su mettre en avant dans des analyses centrales de leurs

    uvres, ce qui en fait nest pas trahisons , mais plutt mises en cohrences,

    partir dun noyau critique et analytique, catgoriel, qui nous parat dcisif chez eux,

    titre de matrice ontologique lucidant souterrainement une intention gnrale

    (intention qui na pour moteur quun sentiment rflchi de scandale absolu et de

    refus de tout ce qui est et fut, puisque tout ce qui est fut, auront-ils parfois compris,

    aura t la ngation gnrale de la vie au sein mme de la vie, jusqu prendre les

    formes les plus barbares dans le capitalisme totalitaire).

    Cet essai est donc bien une tentative de proposer une thorie critique relativement

    originale, une faon dintervenir de faon relativement nouvelle, tout en sinscrivant dans

    un hritage radical dtermin comprenant crits critiques et luttes concrtes contre toutes les

    formes de lexploitation de lhumain ou du vivant par lhomme.

    Nous ferons avant tout une critique de lconomie politique moderne. Nous entrerons

    souvent dans des dtails un peu techniques, en nous confrontant aux principes pistmologiques

    dissocis des sciences conomiques formelles-bourgeoises, par exemple, mais lenjeu est dtre

    le plus clair et le plus aisment comprhe