Collection R6 2014

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Pour la deuxième année consécutive, la collection R6 rassemble une vingtaine d’articles écrits par des étudiants en fin de Licence de l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais.

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alice clanet-hallarddaria ardant

édouard bergeretmarine orlini

johanna mattssonmathilde labartette

iris kolivanoffmarie chevrieroswald pfeifferlaure lepigeonjustine daquin

christophe racatphilippe roux

constance leurentmarie stafie

michael cherprenetmargaux bullier

bastien ungalice weil

son buiperrine phillipehagai ben naimlaura louvignes

quentin moranne

collection R62014

école nationale supérieure d’architectureparis-malaquais

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Dir.Son BuiChloé de Salins

[email protected]@yahoo.com

ÉditionSeptembre 2014Presses Lulu.comISBN 978-1-326-01677-7

DroitsTextes et documents graphiques distribués sous licence CC BY-NC-ND 3.0 par les auteurs respectifs de chaque article, hors images d’illustration tierses dont tous les droits sont réservés à leur auteur.Ce livret est distribué et distribuable gratuitement. Il n’est doté d’aucun financement et n’a pas de but lucratif.

CouverturesComposition Son Bui

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ÉDITORIAL

Pour la deuxième année consécutive, la collection R6 rassemble une vingtaine d’articles écrits par des étudiants en fin de Licence de l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais.

Ces travaux, écrits dans le cadre de l’enseignement du R6 dispensé en troisième année, reflètent les premières pensées critiques et autonomes d’une future génération d’architectes, chacun affichant son positionnement et ses références.

De l’imaginaire du territoire dans le rap français jusqu’aux interrogations liées à la révolution numérique, en passant par l’étude historique et idéologique d’un ancien camp de concentration en Bosnie, ce recueil regroupe des articles hétérogènes tant par leurs sujets que par la manière dont ils sont abordés. Notre motivation était d’extraire ces articles d’un cadre exclusivement universitaire pour les diffuser à travers cette publication.

Cette pluralité de thèmes et de questions présentées entend donner à chacun un aperçu des enjeux identifiés et des interrogations posées par notre génération d’étudiants en architecture.

Son Bui et Chloé de Salins.

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Ter TerQuand le rap

marque son territoire—

Le commerce informelà Strasbourg-

Saint-DenisRéalité et utopie sociales

Pier Paolo Pasolini—

Les représentationsdes modes de viedans l’Europan 7Vie collective et

autonomie individuelle—

Montée d’émotionsPortraits d’escaliers

Les paradoxes d’une architecture trop

déterminéePonte City

complice d’une société fragmentée

Architectureet culture libre

L’Axe Majeurde Cergy-Pontoise

Création d’une identitépar l’architecture

et le paysage—

Quand l’impressionse confronte

à la construction—

Nouvelles perspectives architecturales pour

les châteaux bordelais—

The Beaux-ArtsSchool in Paris

A monumentto consume

De l’ouverture àla fermeture de l’îlot

Les enjeuxarchitecturaux

et sociaux—

Alice Clanet-Hallard

Daria Ardant

Édouard Bergeret

Marine Orlini

Johanna Mattsson

Mathilde Labartette

Iris Kolivanoff

Justine Daquin

Marie Chevrier

Christophe Racat

Oswald Pfeiffer

Laure Lepigeon

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SOM

MA

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Le matériau lumièreJames Turrell

et Tadao Ando,deux démarches de

conception de l’espace—

Proxémie invalideLe carrefour de Belleville

en action—

Le bon et le mauvais ornement

Sionisme e(s)t Orientalisme

Deux villes nouvellesen Israël : Ashdod (1950)

et Rahàt (1970)—

L’innovation etl’invention

Au travers des normeset des brevets

Vers une nouvellearchitecture ?

La révolution numérique:de quelle révolution

s’agit-il ?—

Vers une architecturecinématique

ou la fléxibilité du pli—

OmarskaEpitome of the tensions

between capitalismand the materialisation of

history—

Le pavillon français à la Biennale d’Architecture

de VeniseUne manifestation

de l’architectureencore pertinente ?Éditions 2006-2008

Apprendre des constructions

vernaculaires, un enjeu pour le développement

Quel processuspour construire

en terre aujourd’huiau Burkina Faso?

—Overcoming tourism

Airbnb and the logic of the hypermodern society

Plus qu’une expositionUn lieu de vie

Philippe Roux

Constance Leurent

Marie Stafie

Michael Cherprenet

Margaux Bullier

Bastien Ung

Alice Weil

Son Bui

Perrine Philippe

Hagai Ben Naim

Laura Louvignes

Quentin Moranne

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Alice Clanet-Hallardsous la direction de Jean-François Roullin

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Ter TerQuand le rap marque son territoire

Pourquoi s’intéresser au rap français, et quel lien entretient-il avec l’architecture ? Le rap porte une attention essentielle au texte et au message qu’il véhicule. Né dans la ville, il se nourrit de l’univers urbain et suburbain, et le reflète avec engagement. Si le rock a connu des artistes prenant position sur les conditions de vie dans la ville

(Renaud : Dans mon HLM), le rap est aujourd’hui le style musical majeur concernant l’engagement et la critique. De plus, la France est le second producteur et diffuseur de rap dans le monde, après les États-Unis. C’est donc que ces prises de position touchent de nombreux auditeurs, et surtout les oreilles jeunes.

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L’idée de cet article est de partir d’une étude textuelle du rap français, et de comprendre comment les rappeurs racontent leur territoire. C’est en effet un sujet récurrent dans le rap, intimement lié aux conditions de vie spatiales du chanteur. Des thèmes forts soulignent ce rapport rappeur-espace : ces thèmes dépendent du type d’espace traité (fréquentation et échelle). Ainsi, nous étudierons chaque espace traité dans le rap, selon une échelle décroissante, en partant de la représentation de la France, jusqu’à celle du mobilier urbain. Finalement nous pourrons être en mesure d’appréhender quel est l’imaginaire du territoire dans le rap français. À travers cet imaginaire, nous pourrons comprendre comment des phénomènes connus par les architectes (notamment le mauvais fonctionnement des Grands Ensembles) sont vécus et racontés par les artistes du rap, qui ne suivent aucune institution et ne donnent que leur avis propre.

PETIT HISTORIQUE DU RAP FRANÇAIS

Le Hip-Hop, culture de rue

Au milieu des années 1970, alors que les violences sévissent entre gangs dans les quartiers d’Harlem, de Brooklyn ou du Bronx, les parrains du Hip-Hop (Afrika Bambaataa, DJ Kool Herc et Grand Master Flash) organisent des “block-parties”. Ce sont des fêtes qui prennent place dans une rue, fermée des deux côtés. Les courants d’électricité publics y sont détournés pour alimenter les platines du DJ. Ce dernier est le personnage clef de la fête. Il compose ses chansons à partir d’échantillons (“samples”) majoritairement de Funk et de Soul : c’est là l’origine du “DJing”. Les Maîtres de Cérémonies (MC’s) aidaient à animer ces soirées en parlant dans un microphone; petit à petit ils ont donné naissance au rap. Ainsi ces fêtes étaient des plateformes pour se réunir, se divertir, mais aussi s’exercer à la danse et au rap. C’est dans ces blocks-parties que le Hip-Hop est né : il comprend aujourd’hui les quatre disciplines qui sont le MC’ing, le DJ’ing, le breakdance et le graffiti.

Mais le Hip-Hop n’est pas juste un regroupement de pratiques artistiques. En 1975, Afrika Bambaataa crée la

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Zulu Nation: organisation qui prône un regroupement passif, cherchant des moyens de survie positifs dans un contexte hostile. Ainsi le mouvement culturel qu’est le Hip-Hop s’imprègne des préceptes de la Zulu Nation : dans ce sens c’est aussi une philosophie, un état d’esprit. Cette idée se retrouve dans le dicton de Bambaataa : “Peace, unity, love and having fun”. Souvent issus de l’immigration, les membres du hip-hop appelés B-Boys et B-Girls s’inscrivent dans une double culture : celle du pays d’origine, et celle du pays d’accueil. Le hip-hop leur offre un nouvel espace entre ces deux cultures (et non un entre-deux) où ils peuvent s’épanouir à travers la discipline qu’ils pratiquent. Par définition le hip-hop est métissé, c’est une culture ouverte même si ce n’est pas forcement appliqué aujourd’hui.

Au début des années 1980, le hip-hop perce en France, et le DJ Dee Nasty investit un terrain vague près du métro La Chapelle à Paris. Les premières blocks-parties françaises y sont nées : grapheurs, rappeurs et danseurs de break s’y entrainaient. Les médias s’emparent vite de cette culture naissante, et Dee Nasty présente une émission sur Radio Nova. Si cet intérêt des médias s’essouffle à la fin des années 1980, le mouvement hip-hop lui grandit. Bambaataa se rend à Paris et la génération française de l’époque rencontre le hip-hop.

Ainsi, déjà de part ses origines, le Hip-Hop est résolument lié à l’espace urbain. C’est d’ailleurs l’introduction du livre de Hugues Bazin1 :

Le Hip-Hop est indissociable du contexte urbain. Il se conçoit comme une réponse à un environnement plus ou moins hostile, celui des grands centres urbains marqués par la crise ou la désagrégation.

De plus, absente du territoire rural, la musique du hip-hop est résolument métropolitaine. Les B-Boys et B-Girls (rappeurs, danseurs, graffeurs, DJ, ou juste voisins et amis) se regroupent en différents «posses » qui se créent aussi autour de zones d’influences. Par exemple le posse 93 NTM regroupait à la fois

1 Bazin Hugues, La culture Hip-Hop, Éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1995.

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rappeurs (Kool Shen et Joey Starr), mais aussi graffeurs et danseurs. Chaque posse a une démarche et un style qui lui est propre. Les posses, entre eux, sont en compétition, ce qui stimule leurs créations. Ainsi la notion de défi est très importante pour un B-Boy : le challenge avec autrui permet sa progression et son épanouissement. Par ailleurs, les disciplines du Hip-Hop créent un dialogue fort avec l’espace public urbain : elles lui donnent un sens social, culturel, et symbolique2. La rapidité du rap, de la danse et du graffiti peut aussi trouver son origine dans le rythme même de la ville, saccadé et frénétique. Chaque discipline investit l’espace public de façon particulière (relation graffiti-mur, danse-sol) : le rap a aussi sa façon propre de se nourrir et d’investir l’espace urbain.

Le rap : origine et essence

Le rap est un style musical riche et dense, trop souvent caricaturé et dénigré, notamment à cause son industrialisation qui met en avant des chansons creuses. Or le rap est musique, même si parfois dénué de mélodie. En anglais, “to rap” signifie bavarder, jacasser. Son origine est le Spoken Word : une performance poétique utilisant rythme et figures de style (popularisé par les Last Poet en 1970 aux États-Unis).Ainsi le rappeur vient “poser” son texte sur une instrumentale en utilisant son flow: c’est à dire sa manière propre de scander les mots sur la musique. Vient s’allier à ce flow des paroles et qui joignent figures de style et compositions sonores. Le rap ne suit aucune règle de syntaxe, ni formation musicale. C’est là sa richesse : aucune norme de pourra influencer le travail du rappeur, il est complètement libre dans sa création. Il puise dans le quotidien pour le conter, en révéler le sens caché : il exprime un message alors fort de son authenticité. Le rap politique ou encore “rap conscient” se veut ainsi engagé et révélateur de troubles sociaux réels. Alors le rappeur devient une sorte de journaliste lyrique, chroniqueur romantique et révolté.

Aussi tout comme le graffiti et le breakdance se pratiquent dans la rue, le rap peut trouver place dans

2 Bazin Hugues, op.cit..

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l’espace urbain, certains MC se regroupant sur une place, un banc, un métro, pour créer des cercles d’improvisation. Ces improvisations peuvent créer des défis, des “battles” où chacun déverse flow et expressions spontanées. De cette façon, les défis contiennent et tempèrent la violence qui existe notamment entre les groupes sociaux de différents territoires. Le rap est donc une plateforme à la fois de rencontre, d’expression du ressenti vis-à-vis de son entourage physique et social, mais aussi une usine à expressions, mixant argot, verlan et langues. Il établit ainsi un vocabulaire spécifique, notamment pour décrire l’espace.

LE RAP FRANÇAIS ET LE “TER TER”3

L’Hexagone et le bled

Dans leurs textes, les rappeurs parlent rarement de la France comme étant “leur pays”: elle sera citée avec distance. En effet la plupart étant issus de parents immigrés, les rappeurs sont souvent inscrit dans une complexité identitaire. S’ils ont des origines maghrébines ou encore antillaises, ils sont nés en France, et pourtant cette dernière n’est jamais citée comme référent.

Un statut de paria ici, D’intru en cance-va au bled4

J’ai découvert la Martinique à 26 ans,J’avais pas l ’air con! Pourtant là-bas c’était chez moi à moi aussi, j’ai dû rester ici5

Les rappeurs ont de façon plus générale un rôle engagé. Quand ils rappent sur la France, ils critiquent la France des dirigeants. Ainsi le mot “France” est plus complexe que le simple territoire géographique: il incarne une entité politique et institutionnalisée qui est perçue comme génératrice des maux de la société du rappeur. Pour autant ils n’expriment jamais le souhait de partir

3 Le ter ter signifie le quartier.

4 La Rumeur, “Blessé dans mon ego”, Le Poisson d’Avril, 1997.

5 Fabe, “Quand je serais grand”, Détournement de son, 1998.

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de la France : ils pointent du doigt les problèmes et les responsables qui devraient les régler. Finalement les MC’s se placent comme dénonciateurs des inégalités sans inciter à la violence par les mots.

À partir de l’étude de ce simple mot France, on perçoit déjà l’écart profond ressenti par les rappeurs entre les différentes classes sociales et les différents milieux de vie dans le pays. Dans leur texte on ressent deux unités: il y a la France des dirigeants et des classes supérieures, et il y a la France des classes sociales pauvres, la France sensible :

J’ai grandi à Orly dans les favelas de FranceJ’ai “Fleury” dans les maquis j’suis en guerre depuis mon enfance6

Dur de marcher droit dans un pays torduOn pétrit de talent voué à l ’écoleOn est ces maîtres carrés qui tournent en rond dans l ’hexagone7

Il se crée donc déjà une forte opposition entre la banlieue et le reste de la France, et nous verrons en quoi la banlieue est perçue comme une enclave, comme si elle empêchait les rappeurs et leurs posses d’accéder à “La France d’en haut”.

L’orgueil territorial : le département et le quartier clamés

S’ils ne présentent pas leur appartenance à la France, les rappeurs affirment par contre souvent leur inscription dans un quartier ou un département. Ainsi le numéro de département est souvent clamé dans les chansons :

C’est le sang du Neuf ’Quatre qui coule quand c’est tendu8

Comme nous avons vu dans la première partie, ce phénomène est lié à celui des posses. Les rappeurs en

6 Kery James, “Lettre à la République”, 92.2012, 2012.

7 IAM, “Géométrie de l’ennui”, 2013.

8 Kery James, “Le combat continue Part 3”, À l’ombre du show business, 2008.

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clamant leur département ne parlent pas seulement de son espace géographique mais bien du groupe qui s’inscrit dans ce lieu d’identification sociale. Aussi quand un MC écrit un rap sur son quartier ou département, c’est souvent un texte marqué par l’orgueil et la fierté. Cela rejoint l’esprit de défi vue en première partie : être le meilleur signifie s’accomplir soi-même.

Quand j’arrive bing avec un flow trop swing sur le ringMon nom à moi c’est Oxmo Puccino de Paris j’suis le King9

Cette compétition d’ “égo trip”10 motive les rappeurs à développer et perfectionner leur style. Beaucoup prônent la qualité lyrique de leur texte, en considérant explicitement ou implicitement les raps d’autres territoires comme mauvais ou pauvres. Ces défis lyriques constituent des plateformes pour s’exercer aux jeux de mots, métaphores et punchlines (phrases chocs).

Je viens de Marseille la ville photiqueCe qui implique, logique, l ’unique chaleur de mes lyrics11

Le dégoût du lieu habité

Loin d’être des provocateurs de violence, les rappeurs s’inscrivent comme dénonciateurs des maux de société dont ils sont témoins, surtout dans les grands ensembles des banlieues, mais aussi dans certains quartiers sensibles de la grande ville. Si d’un côté ils clament un numéro de département pour représenter le groupe social auquel ils sont attachés, ils montrent un clair dégout pour la banlieue :

Je murmurais la haine enclavée dans les ZUP en région parisienne […]Dans un silence de mort le crime désormais a la parole trop facile12

9 Oxmo Puccino dans Time Bomb, “Les bidons veulent le guidon”, 1996.

10 Un texte est dit ego trip s’il a pour but de flatter son propre ego, de se vanter. (Source : rapgenius.com.)

11 IAM, “Je viens de Marseille”, …De la planète Mars, 1991.

12 La Rumeur, “L’ombre sur la Mesure”, L’ombre sur la Mesure, 2002.

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Tu me diras pourquoi autant de haine cousinRegarde autour de toiIci tout est malsainLe mal s’installe à chaque coin de rueDu HLM du 13è jusqu’aux boyaux des tours de béton13

Le sentiment carcéral dans quartiers et banlieues

On peut relever dans les textes de nombreux mots appartenant au champs lexical de la prison : s’évader, s’échapper, pénitencier,... Cela est révélateur du “malaise des banlieues” et du sentiment d’enclavement général qu’ont eu les habitants des Grands Ensembles dès 1965.

En effet dès la fin de leur construction, les barres préfabriquées des Grands Ensembles se dégradent, et leurs habitants à qui on a promis un “même logement pour tous” sont désillusionnés. Les plus aisés déménagent, et ceux qui n’en ont pas les moyens restent bloqués. À partir des années 1965 les opérations s’élargissent et nécessitent plus de place : elles sont éloignées de la ville. Ainsi ces banlieues manquent d’équipement, et de moyens de transport : elles sont perçues comme des enclaves. De plus si l’orientation autour du soleil permet un bien-être sanitaire, aucun espace public n’est pensé autour des barres :

Grandir dans un parking et voir les grands faire rentrer les ronds14

Les habitants sont ancrés dans une grande monotonie : ils sont atteints de la Sarcellite15! Ce malaise est clairement exprimé dans les paroles des rappeurs : s’ils sont enfermés de façon physique dans les cités, ils sont aussi enfermés dans leurs conditions sociale et financière, qui leur empêche de changer de lieu d’habitat.

Esquiver la monotonie du quartierOù l ’odeur de la cité finit par te

13 Ali dans Time Bomb, “Les bidons veulent le guidon”, 1996.

14 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

15 De Sarcelles, désigne les problèmes posés par la vie dans les Grands Ensembles. (Source : universalis.fr.)

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rendre fouAlors, on allait s’évader en bande16

J’y suis presque, triste, je vois déjà chez moi au loinDevant les portes les portes immenses,infinies du pénitencier17

Évasion, évasion, effort d’imagination, ici tout est gris [...]On veut s’échapper de la prison, une aiguille passe, on passe à l ’action […]18

Le béton omniprésent

Le béton accompagne cette idée de prison : il est perçu comme une entité négative de part son omniprésence et sa couleur grise. Dans “Demain c’est loin”, les rappeurs du groupe IAM associent le béton à un élément organique qui prolifère dans leur environnement, jusque dans leurs organisme :

Pousse, pousser au milieu d’un champ de béton […]Jolis noms d’arbres pour des bâtiments dans la forêt de ciment […]Tu baves du béton, crache du béton, chie du béton19

Le béton est exacerbé : il finit par devenir une figure représentative des cités, une métonymie. Les MC vont aussi souvent dénoncer les “tours de béton”, qui amplifient l’aspect oppressant des bâtiments et du matériau.

C’est mon blues à moi qui sort des tours de béton20

Dans cette ville aux 10000 cités, aux mille et une fillesOù le béton des tours caresse Aton qui brille21

Or “les tours de béton” sont leur habitat propre : on perçoit

16 NTM, “Paris sous les bombes”, Paris sous les bombes, 1995.

17 Abd Al Malik, “Rentrer chez moi”, 2006.

18 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

19 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

20 Morad - Scred Connexion, “On s’en tape”, Indomptés, 2008.

21 IAM, “Je viens de Marseille”, …De la planète Mars, 1991.

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ici l’absence d’identité liée au logement. Rarement on verra un texte avec “ma maison”, “mon logement” ni même “ma tour de béton”. Il n’y a donc pas d’appropriation du logement, pas de lien au foyer.

Réactions face aux promesses de rénovations

Après 1965, l’État prend conscience du malaise des cités et en 1973 la circulaire Guichard s’oppose à la construction d’un type d’architecture des Grands Ensembles. Qu’en est-il pour les cités existantes ? Les acteurs du rap (qui s’affirme en 1990, c’est à dire une dizaine d’année après la circulaire) continuent d’accuser les conditions de vie désastreuses des cités. Cela passe notamment par la dénonciation des fausses promesses de rénovations :

Viens vivre au milieu d’une citéViens vivre au milieu d’un ghetto français Immeubles délabrés ou soi-disant rénovésLes choses ne changent pas, la tension est toujours làOn modifie la forme, mais dans le fondQuels sont les résultats ?22

Regarde la rue, ce qui change ? Y’a que les saisonsLes élus ressassent rénovation ça rassureMais c’est toujours la même merde, derrière la dernière couche23

Notons que les rappeurs tiennent les élus (Municipaux) comme responsables, et presque jamais les architectes. Au contraire le métier d’architecte est respecté, de part l’image de compositeur qu’il génère. C’est d’ailleurs pourquoi le DJ de IAM se fait appeler Imhotep, en référence à l’architecte mythique de Saqqarah. Le terme d’architecte est souvent utilisé pour faire de l’ego-trip et pour flatter la qualité « d’architecte des mots » du rappeur.

On tacle à la gorge du petit Robert, c’est grave

22 Kery James, “Le ghetto français”, 92.2012, 2012.

23 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

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L’architecte alphabétique, le sniper au mic d’argent24

Faiseur de rêves, architecte sonore, rien que du hard core25

Décalage banlieues / le “reste” de la France

Cette ghettoïsation des cités nous ramène à la double vision de la France. Si la ZUS26 représente la France d’en bas, alors ce qu’il y a autour représente la France d’en haut et on a une claire frontière entre les deux.

T’as vu les Français se bouchent le nez face à l ’urgence qui émaneDu pourrissoir que sont les banlieues autour de Paname[...]Il y a bien longtemps que je ne me demande plusCe que l ’État pourra faire le jour où le nombre d’exclusDeviendra si lourd, que même dans le XVIè

Les trottoirs finiront par avoir mauvaise haleine27

On observe ici une opposition entre Paris intra-muros et les banlieues d’Ile-de-France, ou encore entre le riche XVIè arrondissement et les autres arrondissements de Paris, qui malgré leur position intra-muros accueillent sur leur trottoirs de nombreux sans abris.

Grandi dans des quartiers, appartenant à la majorité qu’une minorité possède ça m’obsède comme les photos qu’ils montrent au Club Med28

Cette idée d’être exclu de la “grande France” se retrouve bien plus tard et encore aujourd’hui. Sept ans après ces deux textes de 1998, les émeutes du mois de novembre 2005 sont bien représentatives de la crise des banlieues. Elles témoignent d’un sentiment d’exclusion tel, que la violence a paru être le recours le plus efficace pour s’exprimer. Laurent Mucchielli et Véronique Le Goaziou expliquent bien les causes et effets de ces événements dans

24 IAM et Fonky Family, “Bad boys de Marseille”, 1996.

25 Rocca, “R.A.P.”, Elevacion, 2001.

26 Zone urbaine sensible. (Source : sig.ville.gouv.fr.)

27 NTM, “Odeur de souffre”, Suprême NTM, 1998.

28 Fabe, “Quand je serais grand”, Détournement de son, 1998.

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leur ouvrage Quand les banlieues brûlent29. On y comprend clairement le processus d’exclusions et de ghettoïsation liées aux ZUS, et leurs caractéristiques générales. C’est-à-dire une sur-occupation d’un logement souvent insalubre, une absence de mixité sociale dans le quartier, une concentration de populations issues de l’immigration, des troubles du langage qui induisent des échecs scolaires, un taux de chômage deux à trois fois supérieurs aux autres territoires, des conditions économiques précaires, une absence de représentation politique, syndicale et associative, un tourment constant de la part des forces de l’ordre, et enfin un sentiment d’enfermement dans le quartier et d’abandon voire de rejet de la part des institutions et des “autres mondes sociaux”. Et c’est bien de ça dont parlent les acteurs du rap : ils sont les haut-parleurs des banlieues, concrets car concernés.

Or que s’est il passé après les émeutes ? Un retour à la normale, et un retour du financement d’associations de la part de l’État, qui stimulent les habitants mais ne règlent pas la base du problème. Ainsi c’est pour cela que le rap qui continue de raconter ces inégalités :

Moi j’arrêtes pas de le répéter, il y aura du rap en France tant qu’il y aura des problèmes dans les cités. [...] Ce sont les jeunes qui sont le plus représentatif de ce qui se passe dans la banlieue.30

De plus Éric Marlière dans Quand les banlieues brûlent montre le soutien des habitants aux émeutiers. Après avoir utilisé des moyens raisonnables comme la justice ou l’associatif pour protester sans avoir aucun résultat, les habitants comprennent la violence des jeunes émeutiers, même s’ils ne la cautionnent pas.Citons maintenant l’interview d’un jeune homme de banlieue Parisienne, qui répond à la demande de Marlière concernant les émeutes :

Quoi t’as l ’air étonné de ce qui se passe ? Attends ça fait

29 Mucchielli Laurent et le Goaziou Véronique, Quand les banlieues brûlent... Retour sur les émeutes de novembre 2005, Éditions La Découverte, Paris, 2006.

30 Daoud, entretien, La culture Hip-Hop, H. Bazin.

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vingt ans maintenant que ça dure ! Tiens écoutes les vieux NTM “Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu !”.31

En effet, en 1995 Kool Shen et Joey Starr chantaient:

Mais qu’est-ce, mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?Les année passent, pourtant tout est toujours à sa placePlus de bitume donc encore moins d’espaceVital et nécessaire à l ’équilibre de l ’hommeNon personne n’est séquestré, mais c’est tout comme32

En somme, il est donc clair que le “rap conscient” amène un point de vue représentatif à la fois du discours des habitants mais aussi des analyses des sociologues. Mais puisqu’il est question de relater les faits en banlieue, qu’en est-il du rôle des journalistes?

Le décalage des médias

Dans leurs textes, les rappeurs accusent les médias qui stigmatisent les banlieues. Le terme “zoo” est souvent associé aux médias, qui viennent filmer les banlieues avec la volonté de montrer une violence pure et imbécile, sans avoir le regard sociologique et documentaire que nous venons de voir.

Politiciens et journalistes en visite au zoo33

On existe dans les médias par notre vision du crime, Faut-il tuer pour une page dans un magazine ?34

Dans son film “La haine”, Matthieu Kassovitz montre ce même phénomène, quand des journalistes n’osant descendre de leur voiture tentent d’interroger les trois héros qui répliquent : Pourquoi vous descendez pas de la voiture là on est pas à Thoiry ici, en référence au Zoo de Thoiry.

31 Mucchielli Laurent et le Goaziou Véronique, op.cit..

32 NTM, “Qu’est-ce qu’on attend ?”, Paris sous les bombes, 1995.

33 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

34 IAM, “Unité”, …De la planète Mars, 1991.

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Éléments quotidiens pratiqués

On a vu précédemment que l’un des problèmes spatiaux majeurs des Grands Ensembles était l’absence d’espace public pensé et reconnaissable : il n’y a qu’un terrible vide non entretenu. Alors où se réunissent les habitants, et particulièrement les jeunes ?

Le bloc

Tout d’abord il y a le terme “bloc” qui très souvent utilisé dans les textes, pour parler d’immeubles. Utiliser ce terme est déjà quelque chose d’agressif : un bloc, c’est à dire une masse compacte pesante et solide, qui se lie avec celle du béton, et amplifie l’imaginaire du dégoût qu’ont les rappeurs sur leur lieu d’habitat. De plus dans l’argot ancien, le mot bloc signifie aussi la cellule de commissariat: “se faire coller au bloc”.

Bloc par bloc, les cités débloquentLe lascar moyen vit de troc, chasse le gaspi, deale des blocs35

Le hall

Quand les rappeurs parlent de l’occupation des halls d’immeubles, c’est couramment avec le verbe squatter. Ils montrent à la fois la longueur temporelle de cette occupation, mais aussi son aspect illégal. Ils narrent les actions qui s’y déroulent (deal et consommation de drogue), en montrant implicitement ou explicitement qu’il n’y a pas d’autre endroit où aller.

On est des fous bloqués dans des cages d’escaliersPris en otages par le nombre élevé de paliers36

Enfermés dans leur condition sociale, ils sont aussi parfois reclus dans une dépendance à la drogue, qui leur accorde une échappatoire, mais en même temps les place dans un état de procrastination :

Qu’est-ce qui s’passe, sixième étage du bat’ C

35 NTM, “C’est arrivé près de chez toi”, Suprême NTM, 1998.

36 NTM, “That’s my people”, Suprême NTM, 1998.

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Les bouts d’shit s’effritent comme la matière du marchand d’sableSquattent les escaliers comme s’il y avait des lits pour coucher la peine ensommeilléePar la fumée, la lumière s’éteint, s’rallume, s’réteint37

Éric Marlière38 explique que les jeunes de quartiers sensibles n’ont pas leur place dans l’espace public en France : l’image d’un jeune qui stagne sur une place ramène à l’idée de la délinquance. Parallèlement il y a l’augmentation en flèche des moyens sécuritaires mis-en place, et des processus de résidentialisation qui isolent et protègent les lieux privés (digicodes, caméras). N’oublions pas qu’auparavant les villes ont progressivement supprimé les Maisons des jeunes et de la culture (MJC), qui assuraient un lieu de réunion et d’activité aux jeunes de banlieues. Dans le documentaire Quarante mille voisins39, on peut voir l’attachement qu’avaient les jeunes de Sarcelles en 1960 aux MJC, qui leur permettait d’échapper à “la délinquance juvénile favorisée par les Grands Ensembles”.

La cave

Au verbe squatter vient aussi s’ajouter un autre espace : la cave. En effet la cave d’immeuble semble être le lieu idéal (quand accessible) pour se réunir et faire des activités en bandes légales ou le plus souvent illégales à l’abri du regard d’autrui :

J’ai fait le zouave dans les soirées pourraves, j’ai squatté les caves40

J’applique l ’intelligence du turf dans mon gironY’a pas d’putes et pas de places pour les caves que nous bravons41

37 Oxmo Puccino, “Les jeunes du hall”, La réconciliation, 2007.

38 Mucchielli Laurent et le Goaziou Véronique, op.cit..

39 Source : ina.fr.

40 Triptik, “Panam”, Microphonorama, 2003.

41 Akhenaton, “Mon texte, le savon”, Sol Invictus, 2001.

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Cette dernière citation a de multiples sens : d’abord le Turf peut signifier à la fois l’ensemble des activités liées au courses de chevaux, aussi le “boulot”, mais encore l’activité d’une prostituée42. Par ailleurs en anglais le Turf signifie “ma partie du quartier”. De plus “un cave” signifie aussi un faux truand.On comprendra que Akhenaton fait profiter son giron (c’est-à-dire son groupe social) des bénéfices du tiercé, tandis qu’il affirme que les caves qu’il s’approprie avec son posse ne laisse pas lieu à la prostitution : cela sous-entend que d’autres caves accueillent de la prostitution. Enfin quand il dit qu’il “brave” les caves, on a encore le thème de la survie liée à la vie dans un quartier difficile.

Le banc

Plus loin dans ce même texte, Akhenaton parle des bancs:

Belsunce 86 centre, dangereux de squatter les bancs43

C’est le seul moment où un mobilier urbain intervient, et pourtant, il est dangereux de l’occuper, et ici encore il est squatté. D’autres chansons indiquent le banc comme étant un élément fort de l’univers spatial du rappeur :

Cloués sur un banc, rien d’autre à faire, on boit de la bièreOn siffle les gazières qui n’ont pas de frère44

Sur notre banc, chaque jour, y avait des tas d’histoiresDepuis qu’ils l ’ont enlevé...on sait plus où s’asseoir45

Ainsi le banc représente l’idée de monotonie et de répétition des journées sans but. Mais le texte de MC Solaar révèle qu’il est un des rares éléments urbains permettant la réunion et vie collective pour les jeunes.

42 Source : nrtl.fr.

43 Akhenaton, “Mon texte, le savon”, Sol Invictus, 2001.

44 IAM, “Demain c’est loin”, L’école du micro d’argent, 1997.

45 MC Solaar, “Samedi soir (sur un banc)”, Cinquième As, 2001.

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La rue comme entité vivante

Finalement tous ces espaces (le quartier, le bloc, etc.) créent le paysage quotidien des rappeurs. Le mot “rue” incarne ces éléments, que ce soit en banlieue ou dans un quartier sensible de la ville. C’est une entité qui à la fois est un repère, mais qui est aussi source de leur mal-être. On a ainsi une personnification de la rue, qui devient un acteur dans leur quotidien :

La rue m’observe, j’ai pris la perpète sur son macadam46

La rue attaque, gare à ses macs, son crack, ses tags au fat cap47

Si cette rue est source de problèmes, elle est aussi source d’inspiration. C’est ce que certains textes mettent en avant, comme si l’entité « rue » permettait aussi un mode de vie positif :

La téci c’est la merde mais la merde ça endurcit un hommeD’ici trois, quatre piges renforcés comme Bibendum48

L’évolution de la langue françaiseCa vient de la rue […]Elaborer des toiles demain effacéesCa vient de la rue49

La rue peut donc être source de richesses culturelles et linguistiques, et cela rejoint l’idée que l’espace urbain serait le moteur, l’origine du mouvement Hip-Hop.

L’appartement

Si les grands thèmes spatiaux abordés dans le rap français sont souvent en accord avec les études sociologiques, certains sont quasiment absents du rap français : par exemple, l’intérieur même du logement. On a pourtant vu que la plupart des logements en ZUS sont sur-occupés

46 Ärsenik, “La rue t’observe”, Quelques gouttes suffisent, 1998.

47 La Cliqua, “Tué dans la rue”, Conçu pour durer, 1995.

48 Afrojazz, “La téci”.

49 IAM, “Ça vient de la rue”, Saison 5, 2007.

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et souvent insalubres. Or le seul texte ici qui mentionne la vie au sein de l’appartement aborde le rapport avec les espaces intermédiaires au logement :

Sarcelles-Garges, 11 heures, le soleil brille, brille, brille […]Il est midi, la chaleur fait monter chez moi l ’odeur du “chep” et cantonnais du deuxièmeLe couscous et colombo du troisième mélange au saka saka du quatrièmeComme le dit Jacques Chichi décontracté à chaque étageÇa sent la bouffe, une vie de loufDans mes escaliers tout le monde a signé, d’autres ont pisséDes chiens ont chié. Il n’y a plus de respectDonc la gardienne gueule sa mère, fait des simagréesMa famille crie : trouve un métier. Je dois m’évader50

Que signifie ce silence sur le logement ? Il ne suppose certainement pas que le logement convient au MC, mais c’est peut-être révélateur de la moindre fréquentation de l’habitat. Ce thème est aussi peut-être perçu comme mineur, et pas assez intéressant pour toucher les auditeurs. Finalement cette écart entre ce silence sur le logement et la quantité de critiques sur l’espace public peut-être un indicateur intéressant.

Recul et faux semblants

Rappelons que les textes de rap présentés dans cet article sont choisis pour leur justesse, et leur qualité de “rap conscient”. Ce n’est pourtant pas la partie visible du rap en France. En effet des radios comme Skyrock vont diffuser un rap constitué seulement d’égo trip, sans grande richesse de discours ou de phrasé. Des groupes comme La Rumeur rejettent ainsi cette chaine qui selon eux bafoue les valeurs de base du hip-hop. Dans ses chansons, Fabe condamne ces rappeurs “bidons” et leur fausse image de gangster :

Le hip-hop est plein de gangsters en toc Qui vivent dans des pavillons Nous prennent pour des couillons parlent de crime

50 Ministère A.M.E.R., “Un été à la cité”, 95200, 1994.

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Mais ne tuent que des papillons, parlent de la rue Mais ne connaissent que ses stations de métro51

Par ailleurs on peut voir que Booba qui a fait ses débuts dans le rap conscient (et qui maintenant écrit et assume des textes plus superficiels et vendeurs), a une vision beaucoup moins défaitiste sur la question de la banlieue :

Le monde est grand, la France j’en ai rien à foutre, les aéroports ça existe. Quant à la cité c’est même pas un problème. Dans une cité il n’y a pas de barreaux. [...] La plupart des mecs qui se plaignent restent en bas de la cité à fumer des joints et disent “Y’a rien pour nous!”. Ya pas que les Champs-Elysées dans la vie faut être plus ouvert que ça…52

Pour lui la cité n’est pas fermée, on peut en sortir et réussir sa vie : néanmoins il ne propose pas de solution pour améliorer la vie dans les cités, l’idée serait plutôt de la fuir.

Mais comment améliorer les conditions de vies des Grands Ensembles ? Dans l’ouvrage La France des cités53, Jacques Donzelot raconte quelles furent les mesures pour ouvrir les cités à la ville : grandes percées dans les barres, augmentation des moyens de transports ville-banlieue, mais aussi entre banlieues, mise en place de locaux commerciaux, sportifs ou culturels, mais aussi de jardins qui amènent une image pavillonnaire aux barres. Hélas ces interventions, même si elles ont requalifié les espaces intérieurs de la cité, n’ont pas accompli leur but premier : attirer d’autres catégories sociales.

Deux solutions politiques sont alors proposées: rendre la banlieue plus dynamique et attractive, ou favoriser une percée du marché dans ces quartiers et une mobilité pour les plus méritants. Seulement les changements de gouvernement rendent fragiles ces structures, notamment les associations. Pourtant ces dernières essaient de mettre en place des logiques de “pouvoir d’agir” pour les habitants,

51 Fabe, “Des durs, des boss,… des dombis”, Le fond et la forme, 1997.

52 Blondeau Thomas et hanak Fred, Combat Rap II : 20 ans de rap français, Éd. Le Castor Astral, Bordeaux, 2008. Entretien avec Booba.

53 donzelot Jacques, La France des cités : Le chantier de la citoyenneté urbaine, Éd. Fayard, Paris, 2013.

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en réaction aux décisions des politiques, si critiqués dans les textes de rap.

LE RAP COMME HAUT-PARLEUR D’UNE RÉALITÉ URBAINE

Finalement, malgré son statut de discipline non institutionnalisé, le rap est révélateur de problèmes sociaux et urbains réels, à la fois connus en sociologie, mais aussi en politique. En étudiant les textes on a pu voir les indices de perceptions spatiales véhiculés par le rap. Ils regroupent des thèmes courants, à savoir le sentiment d’enfermement dans les cités, l’omniprésence du “béton”, l’absence d’identité liée à l’immeuble, et l’absence de place publique. Même si les élus (et non l’architecte) sont tenus comme responsables, les rappeurs parlent donc directement ou indirectement de sujets dont l’architecture fait l’étude, notamment la représentation du territoire urbain. De plus, le rap révèle des espaces utilisés de façon non conventionnelle : les architectes des années 1950 ne pensaient peut-être pas qu’en dessinant un hall ils créaient en fait un lieu de rassemblement. Enfin, l’absence de propos sur le logement montre que l’urgence perçue par les MC’s est ailleurs: leur satire porte bien sur le collectif, et l’espace public. Finalement, le rap devrait-être pris comme une grande ressource de témoignages concrets et conscients, de personnes au cœur des problèmes liés aux Grands Ensembles, haut-parleurs d’une réalité urbaine. Nous verrons dans le futur quelles seront les solutions mises en place par l’État, architectes et urbanistes pour régler ce problème qui dure. Mais nous pouvons compter sur les MC’s pour nous le témoigner avec force et justesse !

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :Bazin Hugues, La culture Hip-Hop, Éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1995.Béthune Christian, Pour une esthétique du rap, Klincksieck, Paris, 2004.Blondeau Thomas et hanak Fred, Combat Rap II : 20 ans de rap français, Éd. Le Castor Astral, Bordeaux, 2008.

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Boucher Manuel, Rap, expression des lascars : Significations et enjeux du rap dans la société française, L’Harmattan, Paris, 1999.desverité Jean-Raphaël et Green Anne-Marie, “Le rap comme pratique et moteur d’une trajectoire sociale” in Green Anne-Marie (dir.), Des jeunes et des musiques : rock, rap, techno, L’Harmattan, Paris, 1997, pp.169-213.donzelot Jacques, La France des cités : Le chantier de la citoyenneté urbaine, Éd. Fayard, Paris, 2013.Garnier Antoine-Wave, Souffle, au coeur de la génération hip-hop, entre New York et Paris - Tome 2 : Paris 1996-2003, Éd. Alias, 2006.lapassade Georges, Le rap ou la fureur de dire, Talmart Éditions, Paris, 1990.Mucchielli Laurent et le Goaziou Véronique, Quand les banlieues brûlent... Retour sur les émeutes de novembre 2005, Éditions La Découverte, Paris, 2006.vicherat Mathias, Pour une analyse textuelle du rap français, L’Harmattan, Paris, 2001.

Documentaires :Chimiste, Rapattack - Envoyé spécial au cœur du rap français, 2good, 2003.

Films :lee Spike, Do the right thing, 1989.kassovitz Mathieu, La haine, 1995.

Sites internet :www.rapgenius.com.

Page de garde :Image tirée du clip “Authentik” de NTM, 1991.

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Daria Ardantsous la direction de Leda Dimitriadi

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Quand l’impression seconfronte à la construction

L’utilisation accrue de la CAO depuis son émergence dans les années 50 a transformé l’ensemble de la discipline architecturale. Avec maintenant le développement exponentiel de la FAO et, notamment, de l’impression 3D en architecture, il est possible de se demander si le domaine de la construction en sera semblablement transformé.L’impression 3D existe depuis 1976, mais s’est clairement démocratisée en 2009 avec le lancement de machines personnelles plus abordables (+49 % de vente d’imprimantes

3D en 2013)*. Transformant le fonctionnement même des usines, elle repense les fondements de la standardisation et de la fabrication, et est dans ce sens perçue comme la troisième révolution industrielle par The Economist** en 2012. Ces propos sont vraisemblables pour l’industrie, mais en est-il de même pour l’architecture ?

* Gartner, “Gartner says worldwide shipments of 3D printers to grow 49 percent in 2013”, gartner.com, 2 octobre 2013.** “A third industrial revolution”, economist.com, 21 avril 2012.

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Malgré ces qualifications, dans le milieu de l’architecture on ne constate que faiblement l’apparition de machines à impression 3D dans la construction. Comme l’ordinateur qui, dans la majorité des cas en agence d’architecture, ne sert qu’à reproduire les techniques traditionnelles de dessin1; l’impression 3D se développe pour la création de maquettes traditionnelles et non pour la création de formes plus élaborées nécessitant obligatoirement l’emploi de cette technique. Ainsi la question de la démocratisation de l’impression 3D se pose, que ce soit au niveau de la conception mais surtout -et c’est là le sujet de cet article- pour la construction in situ.Toutefois l’apport qu’amènerait cette technique dans la construction, comme l’ensemble des techniques de FAO, est établi. Pour des projets aux formes complexes, un décalage se ressent entre conception et construction. C’est par exemple le cas de la Fondation Louis Vuitton de Franck Gehry.

Comme il n’était pas possible de créer 3 430 moules différents compte tenu des contraintes de coût et de délai du chantier, les vitrages ont été cintrés dans les fours (avec un ou deux rayons) pour obtenir la forme la plus proche du dessin original.2

Le terme “la plus proche” sous-entend bien ce parallélisme difficile entre dessin et construction. Les autres points mis en avant par le secteur de l’impression 3D à grande échelle sont la rapidité d’exécution, transformant ainsi le fonctionnement du chantier même, et le coût estimé à 4 fois moins élevé qu’un chantier traditionnel3.

Cependant, en marge de ces apports, cette technique soulève plusieurs questions. Tout d’abord, celle de son apport technique réel. Les avancés vendues par les entreprises sont-elles dues à la machine elle-même

1 Guéna François, “L’informatique a-t-elle transformé la création architecturale ?”, Laboratoire de recherche ENSAPLV.

2 “La fondation Louis Vuitton se déploie au bois de Boulogne”, eiffage.com, 6 décembre 2013.

3 Propos d’Enrico dini repris dans l’article “Impression 3D et architecture : la maison de demain sera-t-elle imprimée ?”, blog.modandwa.com, 9 juin 2013.

La Fondation Louis Vuitton de Frank Gehry.

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ou, au final, aux propriétés physiques des matériaux employés? Ensuite, celle de son application dans le domaine de l’architecture. Est-il pertinent d’arriver à une démocratisation de l’impression 3D ou est-elle vouée à se limiter à certaines constructions nécessitant obligatoirement cette technique ? Enfin cette technique ayant un impact direct et conséquent sur l’industrie issue des révolutions industrielles précédentes, la réalisation même des chantiers est bouleversée. Ainsi dans cette nouvelle configuration uniquement robotisée, la question du devenir de l’ouvrier se pose.

FONCTIONNEMENT ET RECHERCHES EN COURS

Actuellement seul laboratoire communiquant suffisamment sur une possible production de maison entièrement imprimée, Contour Crafting (CC) sera la base de recherche sur cette partie.

Mené par Behrokh Khoshnevis depuis 1999 à l’University of Southern California (USC), le CC est encore un système constructif en phase d’expérimentation. Le site internet du laboratoire de recherche, contourcrafting.org, regroupe l’ensemble des recherches menées sur la création d’une maison par impression unique. En 2002 le doctorant Hongkyu Kwon regroupe dans sa thèse4 les trois premières années de recherches et les orientations futures du laboratoire. Celle-ci expose à la fois le fonctionnement du robot créé, la réalisation du fichier, et les différents tests effectués. De façon simplifiée, le procédé reprend celui de l’impression par dépôts de filaments fondus mais en utilisant cette fois du béton ou d’autres matériaux de type céramiques. Les dimensions de la machine varient, mais celle-ci entoure toujours la zone d’impression que ce soit pour les créations de petites ou de grandes envergures. Les dimensions du bâtiment sur les axes x et y sont donc majorées par celles de la machine. Un réservoir sur le côté fournit du béton suffisamment dense pour tenir sans coffrage. Deux procédés ont été expérimentés pour l’édification d’un mur de 1m80 de haut, l’un avec du béton armé et

4 kwon Hong Kyu, “Experimentation and analysis of contour crafting process using uncured ceramic materials”, Thèse de Doctorat, 2002.

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l’autre avec du béton fibré5. Le premier test correspond au béton armé. L’imprimante possède dans ce cas une tête de sortie permettant de réaliser l’enveloppe du mur et une pince plaçant les armatures métalliques joignant des contours imprimés. Chaque passage de ligne de béton pose une couche de 15cm de haut et de 10cm de large, il faut donc 12 passages pour atteindre la hauteur voulue. Une fois la structure réalisée, du béton est coulé toujours par la machine afin de combler le vide central. Le deuxième mur est constitué quant à lui de béton fibré. Celui-ci, fibré avec du verre de section très fine, est également suffisamment épais pour permettre la tenue de chaque couche sans coffrage. L’imprimante possède cette fois-ci deux têtes de sorties amovibles permettant un débit simultané. Les parties internes et externes sont imprimées en même temps. Une fois une couche terminée, une troisième tête passe entre les deux bandes pour déposer une couche les liant ensemble. Ces deux techniques permettent également de créer des courbes. Par la suite, la deuxième technique, favorisant la construction mono-matière, sera choisie pour les recherches suivantes. Elle permet ainsi d’établir des constructions monoblocs. Par ailleurs les résultats montrent une résistance supérieure aux “murs normaux”. En effet la résistance du mur en béton fibré du laboratoire CC est de 68900 KPa contre 20684 kPa pour un “mur normal”, soit une amélioration par trois6. Cependant l’argument d’une construction mono-matière n’est pas le seul expliquant le choix du béton fibré. Le CC, qui, rappelons-le, fonctionne sans coffrage, nécessite une prise très rapide. Ainsi des adjuvants accélérateurs sont ajoutés à la composition initiale. Or ces adjuvants sont peu compatibles avec le béton armé à cause de la corrosion qu’il entraine sur les armatures7. Par ailleurs, si l’on souhaite fabriquer une maison entière, éléments travaillant en flexion compris, les propriétés physiques du

5 khoshnevis Behrokh, “Mega-scale fabrication by contour crafting” in J. Industrial and Systems Engineering, Vol.1, n°3, 2006.

6 Bosquet Sylvain, “Insolite : l’imprimante 3D qui peut construire votre maison en 24 heures”, construction21.eu, 9 janvier 2014.

7 neville M. Adam, Propriétés des bétons, Éd. Eyrolles, septembre 2000.

Édification d’un mur en béton armé. Coupe et photo de la réalisation. (Source : contourcrafting.org.)

Édification d’un mur en béton fibré et variation courbe, Why design now : contour crafting, vidéo mise en ligne en 2010 par le Cooper-Hewitt Nationale Design Museum.

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béton fibré sont plus en adéquation avec ce projet que le béton armé.

Une question se pose alors : quel est l’apport de la machine dans ces tests ? En effet les chiffres donnés pour la résistance sont plus un avantage dû au matériau lui-même qu’à la technique de construction. Afin de comprendre les avantages de cette technique mettons en comparaison deux éléments construits avec du béton fibré. D’un côté la crèche Pierre Budin à Paris par l’agence ECDM et de l’autre une impression de panneaux développée par Freeform project. D’un point de vue formel les deux ensembles de modules se ressemblent. On se demande alors qu’elle est l’atout de l’impression 3D pour ce type d’élaboration ; et si au final celle-ci était nécessaire, rapidité d’exécution mise à part.

L’impression 3D permettrait l’élaboration d’une pièce unique comprenant les différentes couches constituant la structure et le parement du mur, isolation comprise. Les modules de ECDM ne sont pas structurels et bien que comportant une couche d’isolation à l’intérieur, ne sont en fait que des panneaux sandwichs de formes “plus libres”. Or ces panneaux comportent un certain nombre de contraintes. D’une part, la réalisation d’un panneau se fait en plusieurs morceaux joints par une armature et des accroches prenant en compte la dilation du béton. D’autres parts, ces panneaux sont contraints dans leur dimension, les panneaux ne pouvant dépasser une longueur de 7m et une hauteur d’environ 3,80m. Créer ces blocs par impression 3D permettrait d’effectuer les différentes couches, structure comprise, au cours d’une

8 “Panneaux sandwiches en béton préfabriqué”, febelarch.be.

Démonstration de la résistance en flexion d’une bande imprimée avec la technique du CC. (Source : contourcrafting.org.)

Crèche rue Pierre Budin, Paris 18è, Agence ECDM. (Source : ecdm.eu.)

Test réalisé par l’équipe Freeform Construction Loughborough University. (Source : buildfreeform.com.)

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seule impression. Toutefois actuellement de telles avancées techniques sont encore en cours d’expérimentation et ce point de vue reste encore critiquable par manque de recul. Mais il laisse entrevoir une nouvelle technique à la fois plus rapide au niveau de l’exécution mais également plus économe en matière.

Bien que le Contour Crafting semble amener une révolution dans la construction, une prise de recul est toutefois nécessaire pour en voir également les points négatifs, bien moins communiqués par les compagnies. Cette technique rencontre en effet encore un certain nombre de problèmes, comme celui des solvants, sans lesquels la prise rapide du béton sans coffrage ne serait pas réalisable. Peu d’informations sont communiquées sur la composition de ce béton. Le laboratoire est en partenariat avec l’United States Gypsum Corporation (USG), une multinationale de matériaux de construction, en tant que laboratoire de recherche. L’entreprise leur fournit une composition de béton particulière restant actuellement secrète9. Il est possible de supposer que ce béton se rapproche de la composition des bétons à prise rapide et contient donc certainement des adjuvants accélérateurs. Or l’agent accélérateur majoritairement utilisé dans ce type d’adjuvant est le Chlorure de Calcium (C3Cl)10 et ce composant est perçu comme irritant et légèrement toxique11. L’utilisation en grande quantité pour une prise rapide obligatoire n’est donc pas sans conséquence sur la santé des utilisateurs. Un autre point négatif également peu développé par le laboratoire est le poids de la machine. Celle-ci est présentée comme une structure légère avec un poids globale approximant les 300 kg12. C’est toutefois un poids à prendre en considération lors de l’édification. Certes pas au cours de réalisations en RDC, le portique métallique soutenant la tête d’extrusion ne touchant pas la construction, mais dans les cas où la

9 “Caterpillar Ind. funds Viterbi ‘Print-a-House’ construction technology”, contourcrafting.blogspot.com, 9 janvier 2008.

10 neville M. Adam, op.cit..

11 raMachandran S. Vangipuram, “Chlorure de calcium dans le béton”, archives .nrs-cnrs.gc.ca, publié à l’origine en 1975.

12 Molitch-hou Michael, “University of Southern California and the realization of 3D printed houses”, 3dprintingindusty.com, 30 septembre 2013.

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machine vient se greffer à la structure créée pour réaliser un niveau supérieur. Ce poids a donc une conséquence directe sur la structure même de l’édifice et ses fondations doivent être majorée de ce poids ponctuel.

APPLICATION EN ARCHITECTURE

Suite aux avancées réalisées par différents laboratoires, deux orientations ont été prises mettant en avant à chaque fois un atout de l’impression 3D grande échelle. D’un côté, le laboratoire CC avec plus tard l’application de Winsun en Chine, se concentre sur la production à grande vitesse de maison non standard. Et de l’autre côté, les laboratoires D-Shape et Freeform Project s’orientent plus sur l’optimisation formelle que permet cette technique. Cependant au-delà de cette simple approche formelle, on remarque surtout une différence entre les recherches en cours et les applications actuelles ou pensées. En effet , que ce soit dans la reproduction de maison individuelle non standard ou dans l’optimisation de la forme, les recherches menées par les différents laboratoires mettent en avant la volonté d’imprimer un bâtiment d’une seule traite, formant ainsi une réalisation monobloc in situ. À l’inverse, les applications favorisent des modules imprimés et assemblés dans un second temps sur place. Plus que les divergences des orientations choisies par les laboratoires, c’est cette différence entre expérimentation et réalisation qu’il est intéressant d’étudier.

L’USC expose, dans différents visuels, ce que pourrait être la construction d’une maison avec cette technique. Une vidéo publiée en 2012 par Behrokh Khoshnevis13 montre en simulation 3D la construction d’une maison en béton

13 khoshnevis Behrokh, “Animation of CC Whole House Construction”, youtube.com, 23 octobre 2012.

Visuels présentant virtuellement l’édification d’un immeuble avec le procédé du Contour Crafting. (Source : contourcrafting.org.)

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par impression 3D. Après installation de la machine sur le site de construction, les soubassements sont coulés puis la machine commence à déposer le béton pour le RDC. Arrivée au niveau des linteaux, la machine change de fonctionnement et vient déposer avec une pince les éléments en bois permettant les ouvertures et la structure de la couverture. Enfin, l’impression reprend pour la couverture. In fine, l’ensemble des éléments de grandes envergures seraient fabriqués sur place et les éléments plus petits seraient assemblés de façon automatisée en parallèle. Comme le résume l’article “Automated construction by contour crafting-related robotics and information technologie” de Khoshnevis :

La seule partie manuelle du processus est l ’insertion des installations par des ouvertures murales dans le réseau automatiquement construit.14

Cette technique, une fois aboutie, permettrait ainsi de construire une maison en 24h dans le but de pallier le manque de logement ou de répondre à la demande après une catastrophe naturelle.

La production de maisons se ferait ainsi à la chaine suivant les fichiers élaborés et rappellerait l’esthétique des constructions pavillonnaires. La reprise de cette esthétique relativement proche d’habitats vernaculaires est questionnable. Toutefois si on se réfère aux différentes avancées constructives dans l’Histoire de la construction, la mise en place d’une nouvelle technique passe par l’imitation de la technique constructive passée. L’exemple de Saqqarah en Egypte Antique en est le plus révélateur avec ses colonnes de pierre palmiforme imitant les troncs d’arbres des constructions antérieures en bois. La technique nouvelle est ainsi appliquée sur le chantier sans avoir pensé à tous les avantages qu’elle offrait.15

En conclusion bien que reprenant l’esthétique des habitations individuelles actuelles, l’élaboration même de

14 khoshnevis Behrokh, “Automated construction by contour crafting-related robotics and information technologies”, Journal of automation in construction, 2004.

15 sakarovitch Joël, Cours d’Histoire de la construction (H1), ENSAPM, Licence 1, 2011/2012.

khoshnevis Behrokh, “Animation of CC Whole House Construction”, youtube.com, 2012. Phase d’impression et d’assemblage.

Ruines de Saqqarah, colonnes palmiformes. (Source : langue-arabe.fr.)

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celles-ci est totalement repensée et c’est dans ce sens qu’on peut mieux comprendre la transformation qu’amène le CC dans la construction.

D’un tout autre côté le laboratoire D-Shape de Enrico Dini développe des structures optimisant la matière tout en favorisant également la réalisation monobloc. Sa construction Radiolaria synthétise bien ces idées. Mettant ainsi en avant les atouts qu’offrent la machine, la forme créée ne peut être réalisée sans cette nouvelle technique. Le but ici n’est plus de produire en masse des logements afin de répondre à une demande croissante, mais d’offrir le moins de contraintes possibles aux créations. Dini explique qu’une fois cette contrainte diminuée au maximum, les architectes prendront le relais pour en réaliser l’application concrète16. C’est une pensée en totale opposition avec Contour Crafting qui quant à eux développent des architectures sans prendre en compte pour l’instant de l’utilisation possible des architectes et des libertés formelles que cela amènera. Ces procédés restent toutefois des expérimentations et leurs applications concrètes ne sont pas encore présentées par ces laboratoires. Cependant des balbutiements de constructions par impression 3D commencent à faire leur apparition. Ces constructions sont développées par d’autres acteurs amenant de nouveaux procédés plus enclins aux contraintes des chantiers. Le 1er avril 2014, l’entreprise Winsun présente les premières maisons en béton fibré recyclé conçues par impression 3D. Contrairement aux recherches de CC, prônant une construction entièrement informatisée in situ, les maisons de Winsun sont divisées en morceaux pour l’impression, puis assemblées sur site. Cette construction en deux temps, impression puis assemblage, peut s’expliquer par deux points.

D’une part il est possible de croire que la machine actuelle ne peut pas imprimer une maison en sa totalité, les expérimentations n’étant pas encore suffisamment avancées. Les maisons créées par Winsun montrent des

16 Propos d’Enrico dini repris dans l’article “Impression 3D et architecture : la maison de demain sera-t-elle imprimée ?”, blog.modandwa.com, 9 juin 2013.

Enrico Dini, Radiolaria, 2009. Maquette pour un pavillon non réalisé finalement. Image tirée de dini Enrico, “D-Shape life-size 3D printing”, fablabsf.org.

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toits pentus et des éléments horizontaux surélevés, deux formes encore au stade de recherche chez CC. D’autre part, et c’est certainement là la raison principale de ce choix, devoir transporter une maison dans sa totalité revient plus cher que de transporter des éléments par la suite assemblés sur place ; comme le montre la démocratisation de la préfabrication sur les chantiers au XXeme siècle. Ainsi, les maisons ont été divisées en plusieurs couches verticales réassemblées ensuite sur place. Le prix dérisoire des maisons imprimées de Winsun (4300€) s’expliquerait en partie avec cette notion de préfabrication, rejoignant ainsi l’utilisation du béton recyclé et l’optimisation du matériau pour une rentabilité maximum. Le choix du mimétisme de l’habitat vernaculaire peut dans la même idée être perçu comme un moyen de réduire le coût de conception ; la conception ancestrale de ce type d’habitat ne nécessitant pas de lourdes recherches en amont pour vérifier sa fiabilité architecturale.

Cependant ces réalisations amènent plusieurs remarques. Dans l’application de Winsun la question de la forme même choisie et de la durabilité du bâtiment se pose. En effet, avec sa très faible densité, le modèle de la maison individuelle n’est pas un modèle envisageable pour répondre à la crise du logement. Ainsi, si ce procédé se démocratise, la question de la monotonie, et ce malgré les quelques variations formelles amenées, se pose. Les maisons sont toutes construites avec le même matériau et la même hauteur. Malgré ces questionnements, et le manque de recul face à ses premières constructions, la commercialisation de cette technique est déjà en route comme le résume cet article de 3Dnatives.com, “Des maisons de 200m² imprimées en 3D pour 4300€” :

La compagnie projette de développer une centaine d’usines de recyclage pour recueillir et transformer les déchets de construction en matériaux d’impression. Elle a aussi été récemment approchée par le groupe Tomson et s’intéresserait déjà à la réalisation d’une villa à l ’aide de cette technologie.17

17 Martel Alexandre, “Des maisons de 200m² imprimées en 3D pour 4300€”, 3dnatives.com, 15 avril 2014.

Installation des maisons de Winsun sur le site, 1er avril 2014. Image tirée de “How one Chinese company built 10 homes in 24 hours”, blogs.wsj.com, 15 avril 2013.

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QUEL IMPACT SUR L’INDUSTRIE DU BTP ACTUELLE ?

L’impression 3D amène des transformations profondes sur le fonctionnement interne des usines. Actuellement, la chaine de production s’établit ainsi: une usine, pour une production pour différents clients. Cette mono-tâche est due aux systèmes de fabrications développés qui ne permet pas une grande diversité de production. Avec l’arrivée de l’impression 3D, cette logique est transformée. Une usine peut dès lors servir à plusieurs productions suivant les demandes du marché. Ainsi la durée de vie d’une usine est plus longue, celle-ci se voyant moins touchée par les courants du marché grâce à son adaptabilité. En quoi maintenant pouvons-nous dire que cette transformation majeure sera également perceptible dans le secteur du bâtiment? En réalité l’arrivé de l’impression 3D dans ce secteur amène quatre points transformant les chantiers et considérant cette technique comme une révolution, à savoir la réduction d’intermédiaires entre le client et la construction, l’obsolescence de la préfabrication hors chantier, la nouvelle spécialisation de l’ouvrier et le prix dérisoire de la copie par rapport à l’original.

Comme pour l’ensemble du secteur de l’impression 3D, la chaine conception-fabrication est réduite18. En effet cette chaine peut avec ce procédé se résumer au concepteur et au client, l’ensemble des chaines intermédiaires étant détruite par le fait que le client construit lui-même son objet avec sa machine. Un autre agent se trouve toutefois dans cette chaine, à savoir le fournisseur en matière première pour la machine sans qui la fabrication ne serait pas possible. Cette chaine peut également être encore réduite si le client détient suffisamment de savoir pour concevoir lui-même son objet. C’est là un argument avancé par Makerbot pour faire face au chômage. Chacun pouvant devenir auto-entrepreneur avec sa machine personnelle19. Cependant ce point de vue est-il véritablement plausible dans le secteur du bâtiment ? Les machines de grandes envergures sont bien plus chers, et donc aussi inaccessible

18 Berchon Mathilde, Bertier Lyut, L’impression 3D, Éd. Eyrolles, 2013.

19 papalexopoulos Dimitri, “The 3rd printing technology fantasy”, re-public.gr.

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que pouvait l’être une machine à vapeur lors de la première révolution industrielle. Inaccessibilité qui, comme l’avance Daniel Cohen dans son livre Trois leçons sur la société post-industrielle, a permis l’essor de grandes firmes et le déclin d’un certains nombres d’artisans20. Ainsi il est possible d’imaginer qu’un ensemble de firmes détiendra des machines qui seront louées soit par des acteurs répondant à une commande d’un client, soit par le client lui-même si celui-ci conçoit sa maison lui-même. Le fait que le client conçoive lui-même sa maison reste peu probable compte tenu des savoirs à prendre en compte vis-à-vis de cette nouvelle technique, cependant on peut imaginer qu’avec le développement des projets en open source, de tels fichiers pourront être accessibles à tous permettant ainsi des créations sur base commune personnalisable à la façon des blocs cuisine IKEA, comme le montre par exemple le projet WikiHouse.

Nous avons vu précédemment, que le déroulement même des chantiers est touché par l’arrivée de cette nouvelle technique de construction. En effet, avec la technique de Contour Crafting, il revient au final bien moins cher de transporter la machine sur le chantier que de l’utiliser dans une usine externe pour ensuite amener les pièces sur le chantier. Par ailleurs si la recherche est menée à bout, l’édifice sera imprimé entièrement d’un seul bloc. Ceci signifie que la préfabrication, poussé à l’extrême par le mouvement moderne, deviendra obsolète. La conséquence n’est alors plus seulement sur le chantier lui-même mais sur l’ensemble des usines reliées à celui-ci. L’autre possibilité qu’amène cette technique est le retour des ateliers forains, actuellement moins favorisés

20 cohen Daniel, Trois leçons sur la société post-industrielle, Éd. Seuil, 2006.

Étapes de constructions d’une WikiHouse à partir de modules créés informatiquement. (Source : wikihouse.cc.)

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pour la réalisation de pièces complexes car trop coûteuses pour celles-ci21. Si la notion d’assemblage est conservée pour une question technique, l’imprimante devient un atelier permettant la création des différentes pièces non standards, assemblées par la suite. Dans ce cas le coût de transport est également diminué.

Toutefois au-delà de l’adaptation de l’industrie elle-même, c’est la place de l’ouvrier dans cette nouvelle configuration qui est remise en question. Comme le présente Johan Söderberg dans son article “The unmaking of the working class and the rise of the maker”, avec le déploiement des impressions 3D les fabricants augmentent au détriment de la classe ouvrière22. En effet, comme vu précédemment, la réduction de la chaine de production et la transformation des chantiers les impactent directement de façon négative. Cependant, il n’est pas réaliste de penser que l’ensemble des ouvriers peuvent être remplacés par des machines. Bien que semblant à première vue autonomes, les machines nécessitent une présence humaine. En effet, il faut tout d’abord les concevoir, puis assister leur construction, les déplacer sur le site, les garder en bon état et enfin les démanteler en fin de service. Ce qui risque par conséquent d’être transformé n’est pas le travail humain au sens direct du terme, mais plus son type de travail. Cela va à l’inverse du taylorisme développé dans l’industrie moderne et mettant en avant une fabrication simplifiée au maximum si bien qu’aucune formation n’était nécessaire pour effectuer les différentes tâches de production23; la construction par impression 3D nécessite des ouvriers spécialisées aux différentes tâches qui les incombent. Ainsi l’ouvrier construisant l’imprimante ne pourra pas remplacer celui qui imprime sur le chantier, chacune des tâches étant devenue trop complexes pour un échange sans formation.

Autre point caractéristique de l’impression 3D grande échelle est, comme vue avec l’application de Winsun, le faible coût des copies. Ce principe est pointé par Daniel

21 Gaschen Mathieu, “LGV Rhin-Rhône : Réalisation des hourdis des viaducs”, Projet de Fin d’Études, INSA Strasbourg.

22 söderBerG Johan, “The unmaking of the working class and the rise of the maker”, re-public.gr.

23 cohen Daniel, op.cit..

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Cohen comme une des caractéristiques de la troisième révolution industrielle.

L’information, qu’elle prenne la forme d’un code numérique, d’un symbole ou d’une molécule, coûte plus cher à concevoir que le contenu physique qui lui est ensuite donné.24

Pour Contour Crafting, les recherches se poursuivent depuis déjà plus de 15 ans, induisant dans ce sens un coût élevé ; tandis qu’à l’opposé le laboratoire veut construire des maisons coutant 3500€, soit un prix dérisoire quand on sait qu’actuellement un habitat individuel coûte en moyenne 136000€25. On retrouve donc ce principe mis en place par l’industrie et adapté au secteur du bâtiment.

CONCLUSION

Même si la technique de l’impression 3D reste encore à l’étape expérimentale, elle suscite déjà un grand nombre de bouleversements sur la profession que nous connaissons actuellement. Le développement des imprimantes 3D domestique pour la conception est actuellement mis en avant26, mais la construction semble encore avoir du retard dans ce domaine. Cependant, comme nous l’avons vu ici, les avancées sont suffisamment importantes pour percevoir les amorces des transformations qu’elles induiront : non seulement la mise en place de ces techniques amènera des changements dans le secteur du bâtiment, construction in situ en majeure partie, mais elle impactera également l’ensemble de la chaine de fabrication liée au secteur du bâtiment. Le risque est que la mise en place de cette technique se fasse avant un avancement suffisant des recherches, comme on peut le percevoir avec les réalisations de Winsun en Avril. Celles-ci sont perçues comme une révolution alors que les recherches de Contour Crafting sont loin d’être terminées, amenant ainsi un entre-deux entre véritable révolution et avancée technique non complète.

24 cohen Daniel, op.cit..

25 “Construire sa maison : combien ça coûte ?”, l’expansion.com, 29 décembre 2011.

26 Berchon Mathilde, Bertier Lyut, op.cit..

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :Berchon Mathilde, Bertier Lyut, L’impression 3D, Éd. Eyrolles, 2013.cohen Daniel, Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, Éd. Seuil, 2006.neville M. Adam, Propriétés des bétons, Paris, Éd. Eyrolles, septembre 2000.

Articles :Gartner, “Gartner says worldwide shipments of 3D printers to grow 49 percent in 2013”, gartner.com, 2 octobre 2013.khoshnevis Behrokh, “Automated construction by contour crafting-related robotics and information technologies”, Journal of automation in construction, Special issue : The best of ISARC 2002, Volume 13, Issue 1, California, 2004.khoshnevis Behrokh, “Mega-scale fabrication by contour crafting” in J. Industrial and Systems Engineering, Volume 1, n°3, California, 2006.Martel Alexandre, “Des maisons de 200m² imprimées en 3D pour 4300€”, 3dnatives.com, 15 avril 2014.Molitch-hou Michael, “University of Southern California and the realization of 3D printed houses”, 3dprintingindusty.com, 30 septembre 2013.papalexopoulos Dimitri, “The 3rd printing technology fantasy”, re-public.gr.raMachandran S. Vangipuram, “Chlorure de calcium dans le béton”, archives .nrs-cnrs.gc.ca, publié à l’origine en 1975.söderBerG Johan, “The unmaking of the working class and the rise of the maker”, re-public.gr.

Thèses et Projets de Fin d’Études :Gaschen Mathieu, “LGV Rhin-Rhône : Réalisation des hourdis des viaducs”, Projet de Fin d’Études, INSA Strasbourg.kwon Hong Kyu, “Experimentation and analysis of contour crafting process using uncured ceramic materials”, Thèse de Doctorat, University of Southern California, California, 2002.resendis vasquez Aleyda, “L’industrialisation du bâtiment : Le cas de la préfabrication dans la construction scolaire en France (1951-1973)”, Thèse de Doctorat, Paris, Conservatoire National des Arts et Métiers, 2010.

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Édouard Bergeretsous la direction de Pierre Bourlier

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Les paradoxes d’unearchitecture trop déterminéePonte City complice d’une société fragmentée

Mon idée première était de rationaliser une fascination que j’ai concernant les grands ensembles d’habitats dans et autour de Paris. J’ai commencé à me questionner sur l’appréciation que l’on peut avoir d’un bâtiment et plus exactement, sur les connotations positives ou négatives qui peuvent se

dégager d’une architecture. Je me suis ensuite interrogé sur les évolutions voire même les renversements des représentations. Je parle entre autre d’un bouleversement personnel des représentations que j’ai pu ressentir devant les orgues de Flandres de Martin Van Treeck dans le 19è arrondissement de Paris.

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Au même moment, une exposition photographique était présentée au Bal1 à Paris sur la tour d’habitation la plus haute d’Afrique du Sud : Ponte city à Johannesburg. Mikhafel Subotzky en duo avec Patrick Waterhouse, deux photographes sud africains ont réalisé un “photo reportage” sur cette tour qui depuis 40 ans, domine la ville de Johannesburg. L’exposition décrit la tour comme l’immeuble d’habitation le plus monumental et le plus controversé d’Afrique du Sud. Initialement conçut par les architectes comme un paradis, une île autonome pour de riches blancs, la tour est devenue un ghetto, un refuge pour les immigrés Africains. Les travaux ont débuté en 1971 et ont duré six ans, six années durant lesquelles la situation de Johannesburg s’est totalement renversée.

Pour avancer dans mon questionnement, je me suis emparé de cet objet monumental, qui, au travers des années, a vu ses représentations se renverser. Les photographes traitent la question du basculement réel de cet objet à travers une étude sociologique et presque archéologique, dans le sens où la majeure partie de l’exposition est composée de documents retrouvés dans cette tour désertée.

Il paraît pertinent, pour réfléchir à la notion de représentation, de choisir d’étudier une situation à travers une exposition car une exposition est aussi une représentation (la représentation d’un fait, d’une interprétation ou d’un imaginaire) : je m’intéresse donc à la représentation d’une représentation.

Je vais tout d’abord reconstituer la démarche de projet avec les documents qui sont à ma disposition. Grâce à cela, je vais pouvoir apporter, à ce que relate l’exposition, une analyse architecturale me permettant par la suite de comprendre les enjeux symboliques de ce basculement.

Plus généralement, je vais essayer de comprendre en quoi une construction déterminée, a pu dans la réalité devenir l’inverse de sa conception architecturale.

Il est particulièrement intéressant de comprendre

1 Le Bal est un lieu d’exposition dédié à la photographie contemporaine à Paris.

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comment une pensée strictement déterministe et fonctionnaliste a pu produire un objet tel que Ponte City, dont l’usage réel ne correspond en rien à sa destination initiale (pensée par les architectes). Cette idée d’objet autonome dans la ville de Johannesburg à la manière d’une gated community n’a t-elle pas, à défaut du rêve architectural, conduit Ponte City à son déclin ?

UNE VILLE DANS LA VILLE

Un contexte favorable pour Ponte City

Depuis le début du XXè siècle, l’Afrique du Sud est fortement marquée par la ségrégation jusqu’en 1948 puis par l’apartheid. Un passif de plus de 100 ans de division, de clivage entre les citoyens d’un même pays. La société sud-africaine est littéralement devenue une société de contrôle où chacun va vivre là où sa couleur de peau lui permet d’aller.

La société est divisée et les logements sont également divisés. On voit apparaître dans l’entre-deux guerres les premiers township. Il s’agit de constructions d’habitations réservées exclusivement aux personnes noires qui peuvent être comparées aux grands ensembles : mettre à part une population différente socialement. Cette démarche de différenciation des “races” dans la vie quotidienne, s’applique non pas seulement aux personnes “noires” mais aussi aux personnes “blanches”. Les townships fonctionnent comme des villes dans la ville, on se rend compte que le projet de Ponte City, destinée initialement à la haute classe “blanche” de Johannesburg fonctionne sur le même schéma : construire dans la ville, un immeuble d’habitation destiné à une seule classe.

Comme le rappelle Myriam Houssay-Holzschuch2, certains architectes sud-africains, parfaitement au fait des grands courants internationaux de cette époque, vont essayer de réinterpréter les grandes architectures en servant l’apartheid.

2 houssay-holzschuch Myriam, “Paradoxes et perversions : Le towship sud-africain” in dufaux Frédéric et fourcaut Annie (dir.), Le monde des grands ensembles, Éditions Créaphis, Paris, 2004, p.243.

Exemple de township à Johannesburg.

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Sylvy Jaglin parle de phénomène d’ “archipellisation”3 des villes. Différentes villes évoluent différemment au sein d’une même ville. Les quartiers “noirs” sont isolés des quartiers “blancs” par des zones tampons. La hiérarchisation des systèmes économiques et sociaux était inévitable.

On a vu à Johannesburg en 1950, liée à l’explosion industrielle d’après guerre, une construction massive d’immeuble d’une dizaine d’étages au dépit des petites maisons individuelles initialement présente. La forte immigration européenne qui s’en est suivie a accru la demande de logement et Hillbrow est devenue une place de spéculation immobilière très importante. Ponte City est situé à Hillbrow, il s’agit d’un quartier résidentiel de Johannesburg créé en 1890 et destiné à accueillir une classe moyenne. Sa situation géographique légèrement en marge du centre ville en a fait un quartier de transition, Melinda Silverman4 appelle cela a transit camp to suburbia.

L’île : l’exécution du modèle brutaliste

La hiérarchisation et la partition des espaces au sein de Johannesburg sont extrêmement marquées. Les architectes sud-africains vont adapter au régime de l’apartheid certains grands courants architecturaux comme le Brutalisme. Melinda Silverman5 explique dans un article l’importance en Afrique du Sud de l’influence moderne avec des architectes comme Le Corbusier, Mies van der Rohe et Walter Gropius.

Dans Le brutalisme en architecture6, Reyner Banham nous montre que l’une des architectures fondatrices de ce mouvement est la cité radieuse de Marseille de Le Corbusier. Il s’agit d’une construction en béton brut où l’on

3 JaGlin Sylvy, “Ségrégation, fragmentation, archipellisation en Afrique australe” in navez-Bouchanine Françoise (dir.), La fragmentation en question : Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ?, L’Harmattan, Paris, 2002, p.331.

4 silverMan Melinda, Changing the skyline : Hillbrow, Berea and the building of Ponte, Booklet III, Steidl, Allemagne, 2014, p.3.

5 silverMan Melinda, op.cit., p.4.

6 BanhaM Reyner, The new brutalism, ethic or aesthetic ?, Allen Lane, Londres, 1966. Traduction française : Le brutalisme en architecture, éthique ou esthétique ?, Dunod, Paris, 1970.

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va donner à voir le matériau avec lequel on construit. Le Corbusier va insister sur les caractéristiques du béton tant constructives qu’esthétiques. L’unité d’habitation est aussi caractérisée par son autonomie ainsi que la multiplicité des programmes qui la compose. Il va créer une véritable “Machine à Habiter” où les couloirs deviennent des “rues intérieures” et où l’immeuble d’habitation devient une véritable ville. En parlant d’un projet d’Alison & Peter Smithson, Reyner Banham définit ce qu’est le brutalisme dans The Architectural Review7 :

Les qualités de cet objet peuvent être résumées comme suit: une lisibilité formelle du plan ; une claire exposition de la structure ; une mise en valeur des matériaux à partir de leur qualités intrinsèques, telles qu’ils sont trouvés.

Dans l’élaboration du concours Golden Lane en 1952, Peter et Alison Smithson ont essayé de rassembler les codes brutalistes en corrigeant “les erreurs du maître”8 (en l’occurrence Le Corbusier). On peut remarquer que le concept de rue intérieure est un élément essentiel dans la démarche des brutalistes. Pour les Smithson, cette rue intérieure devient un lieu d’échange social, elle doit remplir toutes les caractéristiques de la rue au sens large. L’intérêt est de reproduire le sentiment du dehors, elle doit

7 BenhaM Reyner, “The new brutalism”, The Architectural Review, n° 708, décembre 1955, p. 357.

8 BanhaM Reyner, The new brutalism, ethic or aesthetic ?, op.cit., p.47.

Cité Radieuse, Le Corbusier, Marseille.

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favoriser les échanges humains. On comprend ici, dans le projet des Smithson, une notion très importante chez les brutalistes: la construction de bâtiments autonomes.

La construction de bâtiments-villes va changer la manière d’habiter son logement, et même d’habiter l’architecture. On n’est plus simplement chez soi, on pénètre dans une ville exclusive réservée aux habitants de l’immeuble. On ne veut plus simplement rentrer chez soi mais au contraire, on veut reproduire une communauté au sein de son habitat, retrouver une vie plus close où les habitants, semblables socialement, se partageraient les lieux. Une bulle dans la ville, une île dans la ville, qui fractionne pour mieux rassembler. Les coursives doivent remplir les fonctions sociales de la rue et ainsi, des boutiques commencent à être installées dans l’immeuble. L’immeuble devient la machine à habiter qu’avait défini Le Corbusier. La fonction de l’immeuble ne se restreint plus seulement aux fondamentaux, mais, poussé par la société de consommation et le besoin communautaire, l’immeuble devient cette île autonome, cette machine à habiter.

C’est dans ces deux notions (la coursive et l’autonomie) que l’on va pouvoir rapprocher Ponte City de ces deux architectures et plus généralement du Brutalisme.

La recherche d’une typologie est flagrante dans l’objet

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Plan et image de la “rue intérieure” de la Cité Radieuse de Le Corbusier.

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Ponte City. Le systématisme du plan, de la coursive et des éléments structurants crée une typologie qui va être reprise sur chaque niveau. Les architectes vont à leur tour proposer pour Johannesburg, comme ont pu le faire Le Corbusier et les Smithson, une machine à habiter. Les coursives ne desservent pas seulement les appartements, elles permettent de tisser un lien social entre les membres de cette prétendue classe blanche qui devait vivre dans Ponte City. Les coursives sont des rues offrant des vues sur leur monde.

Dès les années 1950, les architectes brutalistes commencent à réfléchir à des objets autonomes. Aisément, on remarque que les architectes de ponte City ont été influencés par les œuvres de le Corbusier, notamment la Cité Radieuse de Marseille, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le béton va être utilisé comme un matériau noble, on va jouer au maximum avec ses qualités esthétiques. Le béton n’a plus seulement cette fonction structurelle que l’on pouvait lui accorder par le passé, il devient l’élément de l’architecture, il devient la force du projet. Cette utilisation brut du béton accentue l’écrasante monumentalité de cette architecture et affirme la supériorité de la “race blanche” sur la “race noire” dans cette société divisée. Cette notion de bâtiment hybride dans la ville, de microcosme dans lequel les habitants pourraient faire leurs courses, pratiquer leurs loisirs, tout simplement subvenir à leurs besoins, est littéralement tirée de la cité radieuse.

Dans ce pays fractionné par l’apartheid, c’est probablement là que ce principe de machine à habiter - permettant presque de vivre en autarcie - trouve un fonctionnement efficace. À ce moment là, on cherche à concevoir des bâtiments qui rassemblent là où la politique divise les institutions du pays. Le principe est très simple, il s’agit de créer un contexte favorable pour une certaine catégorie de personnes créant ainsi une rupture très forte avec le reste de la ville. On cherche, à travers l’architecture, à se protéger des craintes conditionnées par la société.

Un projet déterminé

Mannie Feldman est l’architecte principal de la tour,

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accompagné de Manfred Hermer et Rodney Grosskopf9. La commande était simple : construire un bâtiment remarquable permettant de créer “l’image de marque”10 de la ville de Johannesburg. Pour cela il faut donner de la consistance à la skyline de la ville, lui donner de la hauteur. Le terrain mis à la disposition des architectes est un terrain de 4000m2 en pente raide le long du boulevard Joe Slovo Dr.

Il fallut donc construire une image, un symbole pour Johannesburg. Une réflexion sur la forme proprement dite était très importante dans la recherche des architectes. Il

9 roselane et hillarry, “Feldman stamp on Ponte City”, 17 janvier 2003, dans Newsreel, Booklet I, Steidl, Allemagne, 2014.

10 silverMan Melinda, op.cit., p.7.

Image extraite du documentaire Ponte Tower de Philip Bloom.

Image tirée de l’exposition Ponte City du Bal.

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fallait que, visuellement, le bâtiment se détache de toutes références connues ou non pour créer dans celle-ci, une émotion nouvelle propre à cette ville.Johannesburg est une ville qui depuis les années 1950 s’est construite sur une typologie d’habitat de huit étages environ. La question de l’objet monumental pour les architectes n’était donc pas la question la plus difficile, cependant il fallait tirer le meilleur parti du fait qu’il n’y avait à l’époque que des logements bas. Ainsi, toutes les questions de prises aux vents, d’ensoleillement, d’ombres et de vues vont pouvoir être traitées de manière plus libre. L’architecte se défend de cette forme dans une interview11 où il explique que tout, absolument tout l’avait poussé à réaliser une forme circulaire.

Si l’on pousse plus loin sa réflexion, on peut imaginer que l’unicité d’un objet de cette dimension dans le paysage de Johannesburg permet un apport très important de luminosité12, il ne peut y avoir de parasites, ou d’ombres provoqué par d’autres bâtiments. De plus l’exposition au vent est d’autant plus importante qu’il n’y a aucun bâtiment aux alentours qui permettrait d’en diminuer sa poussée. Cette forme circulaire permettrait justement de rattraper plus facilement les forces du vent grâce à l’ “aérodynamisme” du cylindre. On peut dire que les architectes souhaitaient avec le cylindre, offrir à chaque appartements une vue unique, une vue panoramique sur la ville. Les baies incurvées donnent à voir aux occupants le spectacle de la ville. Le bâtiment oscille entre fonctionnalisme et déterminisme. La tour est posée sur un piédestal, un socle qui la maintient debout. Il s’agit du parking. Le terrain étant en pente raide, le parking est là pour ajuster les deux niveaux. Il nous rappelle le Guggenheim de New York de Frank Lloyd Wright (1959). Il s’agit d’un bâtiment fonctionnaliste dans le sens où la forme nous renseigne sur les fonctions internes. L’alternance d’ouvertures et de béton liée à cette forme cylindrique nous annonce déjà la déambulation interne propre au musée. Le piédestal de Ponte City est identique, il renferme un parking hélicoïdal où un rythme de façade reprend à la fois le rythme de la

11 roselane et hillarry, op.cit..

12 kalMer Harry, Luminosity, Booklet IV, Steidl, Allemagne, 2014, p.9.

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tour mais aussi celui du Guggenheim. Une alternance de plein et de vide filant tout le long de la façade permet d’apporter de la lumière et une ventilation naturelle.

Les traditionnelles tours à vent Persanes ont certainement été une source majeure de réflexion dans l’élaboration de Ponte City. Elles permettaient d’apporter une “ventilation naturelle” au sein des maisons.

Lindsay Bremner13 explique dans son article que les architectes de Ponte City ont cherché à appliquer une ventilation naturelle à cet immeuble de 54 étages. Le système de ventilation mêlé à une législation qui voulait que chaque salle de bain et chaque cuisine soient ventilées de manière naturelle, ont très certainement aboutie à ce tuyau évidé. L’organisation de chaque appartement est faite pour que les cuisines et les salles de bain donnent directement sur la coursive (à l’intérieur du cylindre ouvert) et ainsi les pièces de vie bénéficient d’une vue majestueuse sur la ville.

Mannie Feldman puise ses références architecturales au Mouvement moderne. Derrière la puissance et la lourdeur

13 BreMner Lindsay, Ponte as a geological agent, Booklet II, Steidl, Allemagne, 2014, p.11.

Image du Parking extraite de BreMner Lindsay, Ponte as a geological agent, Booklet II, Steidl, Allemagne, 2014, p.12.

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de Ponte City, se cache des symboles modernes qui créent toute la finesse du bâtiment. Les fenêtres bandeaux annoncent très clairement l’intériorité de la structure comme l’a fait le Corbusier à l’échelle de la Villa Savoye. Le rythme est donné en façade avec l’alternance des dalles et des fenêtres pleins pieds qui parcourent l’ensemble du périmètre du cylindre. Seulement les dalles sont visibles en façade, on ne peut penser à autre chose qu’au plan libre établi par les Modernes. Les façades sont libres, il n’y pas de colonne ni de poteau qui viendraient casser la continuité des ouvertures. La structure est interne, ce qui permet aux longues fenêtres bandeaux de filer tout le long de la façade. Une trame de poteau est en réalité présente toute les trois fenêtres cependant, le poteau étant caché derrière des parois vitrées pour accentuer le flottement de chaque dalle.

Le plan global de Ponte City n’évoque pas directement cette question de plan libre. Bien au contraire, en plan, le dessin des éléments porteurs ainsi que la trame prennent une place très importante. Très loin d’un plan moderne, on pourrait penser que Mannie Feldman a reproduit un schéma classique avec ce dispositif de trames qui nous rappelle un plan à colonnades. La modularité d’un plan libéré de ses éléments porteurs n’est pas flagrante. On se rend compte qu’une “colonnade” parcourt l’ensemble du noyau interne permettant son maintien. Structurellement le bâtiment est divisé en une trame de sept segments et deux autres trames de colonnes. Trois systèmes porteurs permettent le maintien de l’ensemble. Ces trois systèmes sont organisés suivant trois trames régulières mais différentes.Les sept segments ne sont pas visible directement à l’intérieur des appartements, tout est mis en œuvre pour qu’il se retrouve à la limite entre deux appartements donnant ainsi à chacun, un plan libre pour jouer avec les niveaux. Une trame régulière de poteaux est présente sur la façade interne, c’est à dire autour du noyau. Il s’agit de la trame la plus dense des trois, la plus resserrée. Celle-ci permet, entre les espaces vides d’y placer des fenêtres et d’organiser les coursives desservant chaque appartement.

Le projet se situe entre le déterminisme et le

Plan déconstruit de Ponte City avec les trames porteuses visibles en noir.

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fonctionnalisme, chaque élément de son architecture à une fonction précise définit par des aspects externes ou bien par des aspects de confort interne. Il a été conçu pour accueillir une classe bien précise. Et pourtant…

LE BASCULEMENT : QUELLE FONCTION POUR UNE NOUVELLE SOCIÉTÉ ?

L’importance de la hiérarchisation

Comme le remarque Melinda Silverman14, une hiérarchisation est très présente au sein de la tour, une hiérarchisation architecturale qui induit une hiérarchisation humaine. Plus on prend de la hauteur dans Ponte City et plus les appartements sont grands et luxueux. Seule la façade ne dit rien de cette hiérarchisation comme pour garder le secret d’un ordonnancement totale et complexe de cette architecture. Il est strictement impossible d’essayer de comprendre de l’extérieur la multiplicité des espaces internes au bâtiment.

Dans sa conception, la tour est déjà hiérarchisée par rapport à la ville, par rapport aux habitants. Mais en son sein, la hiérarchisation n’est pas terminée, la superposition des niveaux se fait en fonction de la taille des appartements. Je parle évidemment des appartements pour la population blanche, nous ne pouvons tenir compte des chambres des domestiques qui eux vivent aux derniers étages. Pour eux, la hiérarchisation se fait dès l’entrée : ils ont la peau noire.

Hiérarchisée au sein de la ville, hiérarchisée au sein des habitants de la tour, on peut observer que c’est au sommet de celle-ci que l’isolement et la protection se font le plus ressentir. C’est la race et la classe sociale qui définissent les occupants des derniers étages. Sur le toit de l’immeuble se trouvent des terrasses, les ultra luxueux triplexs pallazo-en-paradiso ainsi que des logements d’une simplicité absolue servant à accueillir les 42 domestiques. Tandis que tous bénéficient du même sol, de la même vue majestueuse sur la ville, d’épais murs garantissent la séparation physique et idéologique entre les habitants des penthouses et les domestiques afin que jamais, ils ne puissent se croiser.

14 silverMan Melinda, op.cit., p.13.

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Photographie de Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse pour l’exposition au Bal.

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La tour étant érigée comme symbole de la protection, c’est un comble de trouver au dernier étage le plus haut degré de sectarisme. Les habitants des ultra-luxueux triplexs pallazzo-en-paradiso, enveloppés une première fois dans ce bunker aérien qu’est Ponte city pour se protéger de la ville, voient une deuxième barrière au sein même de leur bunker pour les isoler de leurs domestiques. On a besoin d’eux mais on ne veut pas les voir. Cette nouvelle contradiction va certainement participer au basculement de Ponte City. Ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale se retrouvent symboliquement en haut.

L’objet Ponte City, conçu pour fonctionner de manière autonome, est en repli, ferme ses portes au monde extérieur. La tour se veut être un symbole pour la ville, une hauteur qui dépasse toutes les autres, offrant aux habitant des vues uniques sur Johannesburg, mais ainsi, les enfermant dans une bulle, une bulle protectrice contre la société.

La tour est vue de toute la ville, de tous les habitants de la ville, toutes classes sociales confondues. Dès lors que l’on considère que cette tour fonctionne comme une île autonome, on peut aisément comprendre l’inversion qu’il s’est produit à l’intérieur de celle-ci. L’île est ambivalente, on peut lui attribuer une double interprétation.

L’objet autonome isole, segmente, créée des frontières et des désirs. Conçu pour une classe sociale fortunée et blanche, les isolants du monde, il s’est fait rattrapé par la réalité du sectarisme de la société johannesbourgeoise. Et fonctionnant toujours sur le principe de l’île, non plus de l’île paradisiaque, mais l’île ingérable, inaccessible, il devient symbole des failles de la société.

C’est dans le terme d’isolement que se rejoignent l’île paradisiaque et l’île ingérable: un fonctionnement telle une gated community où une certaine classe est comme emprisonnée dans un morceau de paradis qui n’est pas la réalité d’une société. Seulement le sentiment d’avoir construit des murs protecteurs pour palier à l’insécurité. L’intérêt premier était de faire vivre ensemble une seule et même “catégorie” de personnes, les isolants du reste du monde pour mieux se protéger. Se créer sa propre

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hospitalité en ne restant qu’entre eux.

L’idée de la prison n’est pas si différente, elle rejoint l’idée initiale. On retrouve l’idée de la protection, protéger de la société les personnes qui pourraient lui nuire. La protection se fait par l’isolement. Ponte city avait, au sein même de sa conception architecturale, ce sentiment d’exil, d’isolement, de repli.

Ponte City comme panoptique

Ponte City, symbole d’une ville prospère, va brusquement devenir le symbole de la loi, de la sécurité et de l’autorité. Matthew Burbidge écrit en 199815 un article relatant que Paul Silver, un architecte américain, va proposer un projet de rénovation : un gigantesque complexe regroupant une prison, une clinique, un commissariat et deux tribunaux. La hauteur et les vues qu’offrait la ville sur ce bâtiment phare va devenir un argument en faveur de ce projet. La tour, visible de toute part, va devenir le symbole de l’autorité, dans une ville qui devient de moins en moins sécurisée.

L’échelle du regard va s’inverser et cette façade monochrome composée de béton brut ne va plus représenter la grandeur des occupants de la tour, mais elle va incarner la noirceur de la société de contrôle.

L’architecture de confort absolue se retrouve sur le même plan que l’architecture carcérale qui sont pourtant deux conceptions et deux évocations opposées.

L’ironie est grande, le projet d’apparence totalement déterminé ne pouvant accueillir qu’une seule et unique fonction devient l’extrême inverse de son utopie. Naturellement, les qualités fragiles des espaces vont se renverser. Dans ses recherches sur le panoptique, Jeremy Bentham élabora un plan en 178016 ; Ponte City lui ressemble considérablement. Un système de coursive parcourt

15 BurBidGe Matthew, “Yes and no to Ponte as a prison”, Afrique du Sud in Newsreel, Booklet I, Steidl, Allemagne, 2014.

16 BenthaM Jeremy, Le panoptique, Belfond, Paris, 1977.

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l’intérieur d’un tube évidé. La caractéristique première de ce “Tube” dans la conception de Bentham, était la surveillance omniprésente. La forme est très clairement pensée pour répondre aux fonctions de la prison.

Les coursives initialement prévues dans Ponte City pour recréer des rues intérieures, deviennent des lieux de surveillance. Chacun va passer devant l’appartement de l’autre installant ainsi un rapport de voisinage violent. Sans le vouloir, on va commencer à regarder chez l’autre et à se demander si tel ou tel voisin est présent ou absent. À l’intérieur du logement, le sentiment d’être épié va petit à petit prendre place. On ne sait plus si le bâtiment est conçu en faveur de l’habitant ou en sa défaveur, à la manière du Phalanstère de Charles Fourier. Nous remarquons que les liens qu’entretiennent ces

Dessin de Jeremy Bentham sur la prison Panoptique. / Plan de Ponte City.

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trois constructions sont extrêmement forts : La prison panoptique de Jeremy Bentham 1780 / Le phalanstère de Charles Fourier 1846 / Ponte City de Mannie Feldman 1971. Trois fonctionnement autonomes et bien distincts les uns des autres. Cependant, d’un point de vue architectural, les similitudes sont grandes. L’organisation est flagrante dans les trois plans, cette organisation de la surveillance définie par Bentham bien avant Fourier est aussi présente dans Ponte City.

L’homme s’isole de la société pour se retrouver avec des individus qui partagent le même statut social. On peut remarquer que c’est cette notion d’isolement et de société communautaire (choisi ou non) qui relie le phalanstère, la gated community et même la prison. Tous fonctionnent comme des îles autonomes, gérées de manière collective ou dirigées par des supérieurs.

Une île où tout le nécessaire pour la vie quotidienne des habitants est présent. La prison existait à Ponte City, elle existait bien avant que le projet de “prison” n’éclose. Une prison dorée et protectrice pour les locataires, une prison au sens littéral pour les domestiques. Ces derniers travaillent et vivent dans cette tour, ils achètent pour leurs employeurs des victuailles au nucleus (centre commercial de la tour). Ils n’en sortent jamais.

Les brutalistes réfléchissent à des formes sans se soucier réellement du contexte dans lequel ils interviennent. Une architecture de forme, une architecture autonome qui en apparence est déterminée et destinée. Mais cette autonomie liée à ce déterminisme a conditionné le bâtiment. Le bâtiment est devenu conditionné à accueillir une population volontairement ou involontairement en marge.

CONCLUSION

Derrière le déterminisme conscient de son architecture (ensoleillement, ombres, vues, forme etc.), Mannie Feldman, a peut-être créé en quelque sorte dans l’objet Ponte City, un “déterminisme inconscient”.

Le contexte historique de l’Apartheid a certainement

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façonné une pensée, une manière de réfléchir à l’aménagement des espaces. L’apartheid et plus généralement cette société fragmentaire ont produit des architectures emprisonnant ses occupants. Des architectures de la protection pour palier à l’oppression du monde extérieure.

Mannie Feldman pensait certainement répondre aux désirs les plus fous d’une classe sociale et il a probablement réussi. Cependant, en répondant à ces désirs, il a façonné en parallèle un autre objet, un projet très proche de la prison panoptique de Bentham. C’est ce que l’on pourrait appeler le “déterminisme inconscient”.Au fond, inconsciemment ou consciemment, les concepts fort qui ressortent de l’architecture de Ponte City sont les mêmes que ceux de la prison panoptique, il s’agit de l’autonomie et de la surveillance. Finalement cette architecture n’est peut être déterminée qu’à servir la société de contrôle Sud-Africaine.

Il est intéressent de voir que parfois, le regard des architectes est tellement aiguisé, que le caractère formel d’une architecture peut primer sur les qualités spatiales et de vie dans un bâtiment.Il serait intéressant de se demander, à l’issue de cette rapide étude, si une forme architecturale pensée comme une utopie peut accueillir sa fonction première ? (L’utopie peut elle se réaliser ?)

On peut supposer que Kalt, en observant de près tous les parcs qu’ils avait créés et leurs concurrents plus traditionnels, a cherché à aller encore plus loin, à repousser les limites du concevable, à flirter avec les frontières de l ’extrêmes, en proposant quelque chose d’absolument révolutionnaire. Le résultat dépasse sans conteste ses rêves les plus extravagants. À l ’instar du délire, le fantasme a pris corps.17

17 BéGout Bruce, Le park, Allia, Paris, 2010.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :BéGout Bruce, Le park, Allia, Paris, 2010.Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981.peillon Pierre, Utopie et désordre urbains, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2001.

Articles :BanhaM Reyner, The new brutalism, ethic or aesthetic ?, Allen Lane, Londres, 1966. Traduction française : Le brutalisme en architecture, éthique ou esthétique ?, Dunod, Paris, 1970.houssay-holzschuch Myriam, “Paradoxes et perversions : Le towship sud-africain” in dufaux Frédéric et fourcaut Annie (dir.), Le monde des grands ensembles, Éditions Créaphis, Paris, 2004.BurBidGe Matthew, “Yes and no to Ponte as a prison”, Afrique du Sud in Newsreel, Booklet I, Steidl, Allemagne, 2014.hashanah Rosh, “The tallest building in the southern hemisphere”, Afrique du Sud in South African Jewish Times, 1975 in Newsreel, Booklet I, Steidl, Allemagne, 2014.JaGlin Sylvy, “Ségrégation, fragmentation, archipellisation en Afrique australe” in navez-Bouchanine Françoise (dir.), La fragmentation en question : Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ?, L’Harmattan, Paris, 2002.roselane et hillarry, “Feldman stamp on Ponte City”, 17 janvier 2003, dans Newsreel, Booklet I, Steidl, Allemagne, 2014.

Publications à l’occasion de l’exposition Ponte City au Bal :BreMner Lindsay, Ponte as a geological agent, Booklet II, Steidl, Allemagne, 2014.kalMer Harry, Luminosity, Booklet IV, Steidl, Allemagne, 2014.silverMan Melinda, Changing the skyline : Hillbrow, Berea and the building of Ponte, Booklet III, Steidl, Allemagne, 2014.vladislavic Ivan, The tallest prison in the world, booklet X, Steidl, Allemagne, 2014.

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Marine Orlinisous la direction de Anne Debarre

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Les représentations des modes de vie dans l’Europan 7Vie collective et autonomie individuelle

La question du logement est primordiale dans notre société. Aujourd’hui, sociologues et architectes s’interrogent sur le logement de demain. D’un côté, les premiers notent que la société et les modes de vie changent continuellement avec l’évolution de la structure familiale, l’accroissement de l’espérance de vie et l’arrivée d’internet. De l’autre, les seconds sont très critiques sur le logement actuellement, de plus en plus contraint

par les nombreuses normes imposées et par les demandes des maîtres d’ouvrage d’un “logement-produit”. À l’opposé de ce logement standardisé, les architectes le pensent de façon plus large, comme un habitat qui offre de nouveaux espaces plus permissifs pour de nouvelles pratiques*.

* landauer Paul, “La fin du logement” in lenne Frédéric (dir.), Habiter. Imaginons l’évidence !, Édition Les Belles Urbaines, 2013, p. 37.

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À partir des projets de l’Europan 7 de 2003, un concours d’idées ouvert aux jeunes architectes dans toute l’Europe, nous voudrions analyser leurs représentations du logement de “demain”. Les candidats encore nouveaux dans le métier et n’étant pas contraints par les normes, leurs réponses sont a priori plus inventives et variées. Quels modes de vie envisagent-ils et comment les retranscrivent-ils spatialement ?

L’Europan 7 a pour thème “challenge suburbain, intensités et diversités résidentielles”, sur les phénomènes d’étalement, d’éclatement et de fragmentation urbaine. Et plus précisément, il pose la question : comment dynamiser les quartiers d’habitat et favoriser spatialement l ’intensification de la vie sociale qui peut s’y dérouler. Ces sujets amènent à des réflexions à l’échelle du quartier et du logement à la fois. Nous avons retenu pour notre analyse neuf projets où les architectes se sont plus particulièrement intéressés à la question du logement. Nous avons gardé les projets français, pour les comparer aux projets de l’Europan 1 de 1989 avec le thème “Évolution des modes de vie et architecture du logement”, projets qui ont été analysés dans L’habitation en projets, de la France à l ’Europe1. Les visions des modes de vie des architectes ont-elles évoluées entre ces deux dates ? Les architectes se saisissent-ils des derniers changements notés par les sociologues ?

DE L’E1 À L’E7, DU LOGEMENT À L’HABITAT

L’Europan 1 et l’Europan 7 se déroulent à deux moments différents. Les situations économiques et politiques se sont modifiées, les technologies constructives ou électroniques ont évolué, et la société a changé. La vie de famille s’est transformée, comme le monde du travail.

Après le PAN 14 “le logement en question” de 1986, l’Europan 1 étendu à l’Europe, reprend le thème “Évolution des modes de vie et architecture du logement”. Dans ces deux sessions de concours, la question du logement est centrale, avec un intérêt pour l’individu pour

1 eleB Monique, châtelet Anne-Marie, Garcias Jean-Claude, Mandoul Thierry, prelorenzo Claude, L’habitation en projet de la France à L’Europe session France 89, Édition Plan construction et architecture, 1989.

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lequel les architectes recherchent le “logement idéal”. Ils dessinent un logement adapté à l’habitant et à toutes les contradictions de sa personnalité, c’est-à-dire à son désir à la fois d’autonomie et de collectivité2. En effet, les sociologues observent un accroissement des divorces, des familles monoparentales, et sont davantage reconnues l’individualité de l’enfant et l’autonomie de l’adolescent3. Ces changements s’accompagnent d’une réflexion sur l’organisation du logement et la fonctionnalité des pièces. Les réponses des candidats restent à l’intérieur de l’habitation, très peu traitent des espaces extérieurs et du quartier. Les plans sont très détaillés, les architectes y dessinent les meubles ou les habitants, et inventent de nouveaux termes pour qualifier les nouveaux espaces créés. Ils mettent en avant les usages possibles dans chacune des pièces. Cette attention à l’individu est expliquée par les changements du statut de la famille dans la société.

L’Europan 7 adopte une nouvelle focale. À partir de L’E2, les thématiques prennent en considération la ville et le quartier. Dans l’E7, “challenge suburbain, intensités et diversités résidentielles”, les architectes traitent à la fois le logement et l’urbain. À travers les réponses, nous constatons que l’attention aux espaces extérieurs est centrale, dans le quartier, par l’insertion de parcs, de commerces, de terrains de sport, de bâtiments publics, mais aussi aux abords du logement. Alors qu’ils étaient absents en 1989, apparaissent des espaces publics et semi-publics. Les architectes créent des espaces de rencontre dans les immeubles (coursives, terrasses, jardins) et également dans les espaces environnants. Peu de projets proposent des plans de logements détaillés ou un approfondissement des modes d’habiter. Si des recherches sont menées sur les typologies du logement, seuls quelques architectes ont détaillé plus précisément les intérieurs. Ce changement d’échelle s’explique par de nouvelles préoccupations, comme les questions écologiques, mais également celles de la densité et de la diversité des populations.

On retrouve l’habitat dit mixte, apparu en 1989, associant travail et logement. Dans l’E7, les typologies proposées

2 eleB Monique et al., op.cit..

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sont particulièrement diversifiées, elles varient de la tour aux plots et barres de R+4 maximum (simplex, duplex, triplex), jusqu’aux “maisons appartements” et “cités-jardins”. Les architectes ont choisi de proposer plusieurs typologies allant du collectif à l’individuel, ce dernier étant absent dans l’E1. Ils destinent les logements à toutes les catégories de la population, célibataires, jeunes, jeunes couples, familles, sans distinction. Chaque immeuble rassemble différentes typologies de logement. Ils ne pensent pas à un mode de vie en particulier, mais envisagent une diversité de modes de vie. Ils évoquent les notions d’hybridité, d’appropriation et de mixité.

Dans cette diversité de modes vie, trois groupes se distinguent. Certains architectes envisagent le logement associé à d’autres espaces, alors publics ou semi-privés : pour eux la vie résidentielle se fait en commun. D’autres pensent à l’évolution de la famille et au désir d’autonomie de ses membres, s’intéressant à l’intérieur du logement. Enfin, des réponses restent plus vagues, les architectes ne s’arrêtent pas à un mode de vie en particulier, prétextant plutôt une indétermination de l’individu : ils proposent alors des espaces flexibles, peu détaillés en dessin où l’habitant pourra envisager une multitude d’usages.

VIE COLLECTIVE

Avec la question dominante du quartier, l’Europan 7 se distingue de l’E1 par l’importance accordée aux espaces communs. L’objectif de mixité, présent dans la diversité typologique des logements, se traduit dans l’insertion d’espaces publics, d’espaces intermédiaires ou bien d’espaces semi-privés. Comme l’écrivent les architectes du projet “Handshake”, il convient maintenant d’être attentifs à favoriser les rencontres entre les habitants.

Dans l’E1, les espaces communs étaient traités dans peu de réponses, la plupart restant à l’intérieur du logement. La vie quotidienne était envisagée dans sa surface et les rapports extérieurs n’étaient pas pensés. En 2003, les réflexions sont tout autres. L’augmentation de la population, la densité font que les logements sont parfois plus petits, ou ne suffisent plus à une famille. Les espaces communs sont alors vus comme des extensions du logement. De

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plus, pour les architectes, le bien-être des habitants se fait à l’intérieur, mais également à l’extérieur du logement. Ils pensent à la vie en société, aux rencontres, aux échanges. L’habitat renvoie à un environnement, un ensemble large, et ne se limite pas à la seule entité du logement. À cela s’ajoute une nouvelle vision du lieu de résidence. Ce n’est plus seulement un lieu pour dormir, mais également pour étudier et travailler. La société change, les questions de la pollution, de la prédominance de la voiture, de la diffusion du télétravail font qu’est envisagé de réduire la distance entre le logement et le travail. Le logement devient un lieu à plusieurs fonctions, mêlant public et privé.

Ces espaces de vie collective se retrouvent sous différentes formes, allant d’un statut public à semi-privé. La place publique est un élément récurrent dans les plans masses des projets. Elle est appelée esplanade partagée dans le projet “Rock the casbah”, ou encore parc en mouvement pour “Assemblages”, et parc urbain dans “Machines à jardiner”. Cet espace est envisagé comme un lieu d’appropriation et de rencontre permettant plusieurs usages. Les architectes travaillent alors l’espace avec de la végétation, du mobilier urbain, des espaces de jeu et de boutiques. De nombreux parcs végétaux s’ajoutent aux projets, la question de l’écologie étant au centre de la société. Dans le projet “Playscape”, la vie collective est centrée en bas de l’immeuble où une grande place propose différents usages, terrains de sport, de skate, terrasses de café, kiosques, mobiliers urbains. Sur les panneaux de rendus, les architectes accordent une grande importance à ce lieu. Ils proposent même un design particulier pour les bancs, et par des vues 3D, suggèrent les usages possibles. Le projet “Sens dessus dessous” crée un grand espace public central avec un parc entouré d’activités, et les logements s’organisant en hauteur tout autour. Cette position centrale indique l’importance accordée à cette zone supposée être le centre de la vie résidentielle. Dans “Intérieur faubourg extérieur jardin”, cette place prend la forme d’une promenade appelée le cours. Elle se situe entre commerces, logements collectifs et la zone de maisons individuelles, regroupant des jeux pour enfants, des kiosques, une piste cyclable.

Projet “Playscape”, vue de l’espace public en bas des logements.

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La question du sport revient souvent. Terrains de sport, salle de gym, piscines, pistes cyclables, etc. se juxtaposent à ces espaces. Dans le projet “Handshake”, les architectes proposent une large bande sportive qui traverse le quartier, appelée plateforme expérimentale. Elle regroupe différents terrains de sport, un bassin, une piscine avec gradins. Cette zone serait un lieu majeur d’activités dans le quartier avec un placement stratégique, entouré de différents types de logements, de la maison au logement des étudiants, pour différentes populations. Dans le projet “Rock the casbah”, il est appelé axe de loisir et est encadré par une promenade et une forêt. On retrouve cette forme en bande dans le projet “Intérieur faubourg et extérieur jardin”, s’étalant sur un côté de la zone de logement, tout le long du terrain. Ainsi, le sport est une activité intégrée dans la vie quotidienne des habitants, à la fois pour les questions de santé, sujet important aujourd’hui, mais également en tant que lieu de sociabilité.

Si le projet “Playscape” propose peu d’espaces de rencontre à l’intérieur, les accès aux logements se faisant par des couloirs classiques, cette place publique s’accompagne, dans la plupart des cas, d’autres espaces communs situés dans les immeubles. Espaces intermédiaires, communs ou semi-privés, ils y ponctuent la vie résidentielle.

Tout d’abord, la coursive est un élément très utilisé par les architectes. Espace semi-extérieur, il permet la distribution des appartements tout en laissant une connexion avec l’espace public extérieur grâce à son ouverture (“Handshake”, “Poétique et politique”). Dans

Projet “Sens dessus dessous”, coupe sur l’espace public en contre bas des habitations.

Projet “Intérieur faubourg, Extérieur jardin”, coupe perspective sur la promenade appelée le cours.

Vue d’ensemble du projet “Handshake” avec la plateforme expérimentale.

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le projet “Sens dessus dessous”, les architectes l’étendent à d’autres fonctions. Ils parlent d’une dalle qui dessert l’ensemble des logements, et suivant les endroits, propose différents usages. Cette dalle de circulation végétalisée fait office de terrasse, loggia, coursive, jardin, espace public, privé ou semi-privé suivant son emplacement. Elle est d’ailleurs soulignée en dessin par un matériau particulier différenciant l’intérieur de l’extérieur, avec de la végétation et des transats sur certains plans. Le positionnement des plantes précise les limites supposées entre privé et public, pensées par les concepteurs. Les architectes imaginent cet espace comme un lieu de rencontre et de partage, mais aussi parfois privé.

Dans le projet “Assemblages”, les architectes projettent en plus des espaces publics (promenade, parcs), des espaces semi-privés entre les logements. Ils proposent notamment de petites places publiques entre des groupes

Occupation des toits dans le projet “À ciel ouvert”.

Projet “Machines à jardiner”, espace bureau juxtaposé à un logement. / Projet “Sens dessus dessous”, plan d’un logement avec la dalle de circulation.

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de 6 maisons, accessibles par tous mais en retrait des rues et plus intimes. S’y ajoutent des pièces supplémentaires partageables situées dans le passage intérieur de 8 maisons. Ces espaces sont quant à eux privés, accessibles seulement par certains habitants. Ils amènent les résidents à se rencontrer, à se mélanger et à partager.

Dans cette idée de partage, les architectes investissent également les toits. Dans le projet “À ciel ouvert”, il prend une place très importante dans la vie des habitants. Il est à la fois occupé par des terrasses privées ou collectives ou publiques, les accès au logement, une passerelle publique et une promenade, un restaurant et une salle de gym. Les architectes parlent de “lieu de liaison et de vie”. Cet espace devient le lieu de vie sociale des habitants. Dans le projet “Machine à jardiner”, le toit est une pente végétalisée qui va du sol jusqu’en haut du bâtiment, en continuité avec la rue. Il devient alors un espace public pour l’ensemble du quartier.

En plus de favoriser la vie collective, les architectes pensent aussi à la mixité résidentielle, et suggèrent de mélanger habiter, travailler et étudier4. Dans le projet “À ciel ouvert”, un même logement réparti sur différents niveaux comprend par étages, local d’études et habitation, ou atelier et habitation. D’autres projets proposent un local bureau, soit en fond de jardin, soit intégré au logement avec double accès, un de l’extérieur, l’autre à l’intérieur du logement (“Machines à jardiner”, “Sens dessus dessous”, “Assemblages”). Cet aménagement amène la vie extérieure au logement à l’intérieur, supposé susciter de nouveaux liens sociaux.

Ainsi ces différents dispositifs montrent une nouvelle vision des modes vie depuis 1989. Les architectes pensent qu’aujourd’hui la vie collective est inhérente au bien-être des habitants. L’espace résidentiel doit proposer un ensemble d’activités, être plurifonctionnel pour répondre aux diverses attentes des usagers toujours grandissantes. Ces espaces sont vus comme un prolongement du logement, où les architectes s’attendent

4 Extrait du texte dans les panneaux du projet “À ciel ouvert”, Europan7, 2003.

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à des appropriations et des usages de la part des résidents. Le logement ne suffit plus, les architectes inventent alors des lieux où la vie domestique peut déborder.

AUTONOMIE DE L’INDIVIDU À L’INTÉRIEUR DU LOGEMENT

Dans l’E1, les architectes ont cherché à concevoir un logement pour l’individu et toutes les contradictions de sa personnalité, c’est-à-dire à la fois son désir d’autonomie, mais aussi de collectivité5.

L’autonomie de l’individu est assurée dans la partition du logement. Cette idée est l’une des deux positions distinguées par Monique Eleb pour transformer l’habitat lors du concours de 1989. Pour qualifier les espaces, verbe utilisé par cette sociologue, les architectes travaillent sur la distribution du logement, l’organisation des pièces entre elles, pensées de telle sorte qu’elles sont adaptables dans le temps. On retrouve ici la notion d’habitat évolutif. Suivant cette position, les architectes de l’E7 insèrent une pièce indépendante qui constitue une entité à part dans la partition du logement. La tripartition qui en résulte est un choix déjà courant en 1989 où les équipes souhaitaient créer des gradations d’intimité dans l’espace, par exemple convivialité, intimité, caché ou espace de partage, espace de repos, espace extérieur6. En 2003, elle est donc réutilisée mais reste assez traditionnelle. Le logement est décomposé en parties publique, privée et plus intime, voire cachée.

C’est dans cette partie intime qu’on retrouve la pièce

5 eleB Monique et al., op.cit..

6 eleB Monique et al., op.cit..

Projet “Sens dessus dessous”, vue sur l’espace public en bas des logements surélevés.

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indépendante. Suivant les projets, elle prend différentes formes : chambre, studio ou bureau. Le plus souvent, la pièce indépendante est une chambre. Elle se distingue alors par différents aménagements. Elle peut se situer au même niveau que les autres mais s’en différencie par une terrasse privée, comme dans les projets “Machines à jardiner” et “Playscape”. Cette terrasse s’ajoute à une autre, commune, située en général à proximité du salon. Cet espace privé permet l’isolement de l’individu du reste du groupe familial. Dans d’autres cas, elle possède une salle de bain indépendante et peut se retrouver éloignée des autres, séparée par le salon (“Machines à jardiner”, “Handshake”). Elle est alors souvent affectée aux parents, auxquels les architectes prêtent un désir de plus d’intimité. La chambre est également isolée grâce à des jeux de niveaux : soit de demi-niveaux comme dans “Assemblages”, soit d’étages entiers dans “Rock the casbah” et “Poétique et Politique”. Dans ce dernier cas, elle prend un étage entier pour elle seule avec terrasse ou salle de bain privée. Ce modèle s’apparente à celui du studio mais ne peut pas être considéré comme tel, n’ayant pas un accès indépendant direct de l’extérieur.

Le modèle du studio est utilisé dans le projet “Handshake”. Il se caractérise par une double entrée : un accès extérieur indépendant et un accès au logement principal. Ainsi, cette pièce est vue comme un second logement disponible pour un membre de la famille qui souhaiterait plus d’indépendance. L’architecte prend ici en considération certaines évolutions de la vie familiale : l’adolescent devenant un jeune adulte pas encore autonome financièrement, encore étudiant, ou la nécessité de loger les grands-parents, ou un autre membre de la famille.

Projet “Playscape”, plan d’un logement avec chambre à loggia privée.

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Enfin la pièce indépendante se retrouve sous une dernière forme : le local bureau. Ce dispositif est très présent dans le concours de 2003, les architectes envisageant les modes de vie où travail et logement se rapprochent. Cet espace est traité de différentes manières. Dans “À ciel ouvert”, ce n’est pas réellement un local, mais un espace sur un seul niveau du logement, souvent en rez-de-chaussée. Il fait office d’espace d’études ou de travail. Il est qualifié de bureau dans les projets “Assemblages”, “Sens dessus dessous” et “Machines à jardiner” dans lesquels il bénéficie d’un accès unique par l’extérieur, proche de celui du logement. Les architectes proposent aussi d’autres dispositifs. Le projet “Assemblages” place le local bureau en fond de jardin. Dans “Machines à jardiner”, il possède deux accès, l’un extérieur et l’autre directement de l’intérieur du logement. Cet espace bureau est envisagé comme évolutif, pouvant devenir plus tard un studio et ainsi une extension du logement principal, toujours en prévision d’une évolution de la famille.

Le dispositif de la pièce indépendante présent dans l’E1 a été réutilisé dans l’E7. Il s’appuie sur la prééminence d’une individualité de l’habitant dominante en 1989, notamment à travers la chambre indépendante. Mais il illustre également de nouvelles problématiques émergentes au moment de l’E7. Le studio et le local bureau sont des éléments introduits par les architectes

Projet “Rock the casbah”, plan d’un logement avec un étage pour une chambre seule et sa terrasse.

Projet “Assemblages”, plans d’un logement avec une chambre séparée des autres par un demi-niveau.

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en réponse au désir d’allier logement et travail, mais également d’anticiper les évolutions de la famille suivant les changements sociaux.

INDÉTERMINATION DE L’INDIVIDU

Analysée par Monique Eleb, l’autre position est d’agrandir les surfaces. Elle s’apparente à l’idée d’adaptabilité et de flexibilité du logement. Les architectes proposent alors des espaces plus libres, sans réelle suggestion d’usage, laissant le choix à l’habitant. Différents dispositifs sont alors mis en place.

Les cloisons mobiles sont un choix très courant en 1989. Ce type de cloisonnement permet à l’habitant de faire varier la partition de son logement, ouvrant ou fermant l’espace suivant ses envies. Elles ont été largement employées pour séparer la cuisine du séjour, et ont été détournées pour d’autres usages dans l’E1. Par exemple, les architectes les ont utilisées afin de séparer la salle de bain de la chambre ou même la chambre principale du salon. Dans le projet “Intérieur faubourg, extérieur jardin” de l’E7, elles sont situées au niveau des chambres et de la salle de bain dans le cas de la maison, et entre chambre-salon et chambre-chambre pour la villa en belvédère. Ainsi les chambres peuvent se confondre, devenir un même espace avec la salle de bain, le dressing et la chambre adjacente ou avec le salon. Les architectes n’ont d’ailleurs pas dessiné les lits laissant libre cours à l’imagination des habitants et aux usages possibles. Par l’ouverture et la fermeture de portes coulissantes, se forment des espaces

(De gauche à droite) Projet “Handshake”, plan d’un logement avec studio. / Projet “Machines à jardiner”, plan d’un logement avec bureau attenant. / Projet “Assemblages”, plan de logements avec local bureaux dans le jardin.

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plus ou moins intimes ou communs. En les assemblant ou les séparant, différentes activités peuvent s’y dérouler suivant les besoins de la famille.

Dans le projet “Sens dessus dessous”, des cloisons isolent la salle de bain, mais il n’y a pas ici de porte de séparation entre la zone nuit et la zone jour. Des éléments de cloisons assurent une transition entre les deux, laissant des ouvertures et à la fois suggérant une division. Alors qu’il n’y a pas de portes entre la chambre et le salon dans le T2, c’est la disposition spatiale des pièces qui permet leur séparation.

En plus de l’emploi des cloisons mobiles, les architectes utilisent la bande servante comme élément structurant l’espace. Les projets “À ciel ouvert” et “Intérieur faubourg, extérieur jardin” présentent les espaces les plus ouverts avec très peu de parois ajoutées et aucun meuble dessiné. Seuls la cuisine et la salle de bain, les escaliers ou le patio, sont des pièces délimitées. Dans “Intérieur faubourg et extérieur jardin”, les architectes soulignent par la couleur la bande servante, mettant alors en avant le peu de cloisons et l’espace dégagé autour, où tous les usages sont possibles. Sa situation définit néanmoins l’orientation de la cuisine et du séjour et suggère ainsi des usages tout en laissant libre une grande part de la surface. Dans “À ciel ouvert”, elle a le même rôle, mais elle est complétée par la cage d’escalier ou un patio. Ce sont alors ces éléments qui font office de cloisonnement et délimitent différentes zones.

Ces solutions déjà vues dans l’E1, ont la particularité de dégager de l’espace, et par la disposition de différents éléments, de permettre des aménagements et donc des utilisations variées.

Projet “Sens dessus dessous”, plans de différents logements où l’espace nuit n’est pas séparé par des portes mais grâce à une disposition spatiale particulière.

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Dans ce désir d’extension du logement, certains projets utilisent l’espace extérieur comme une autre pièce du logement, un lieu où peuvent s’étendre les activités de la vie quotidienne. Le projet « Playscape » propose de petites loggias en façade des appartements comme espaces extérieurs privés. Elles longent tout le logement, accessibles par chaque pièce, parfois continues ou propres à une seule. Une alternance entre garde-corps, volets, parois permet de faire varier les ambiances selon les usages. Elles offrent ici un espace en plus pour le logement.

Cette pièce extérieure se retrouve dans le projet « Intérieur faubourg et extérieur jardin ». L’extérieur est un prolongement direct de l’intérieur du logement. Dans la maison de plain pied, le jardin est considéré comme un intérieur ou encore comme une grande pièce extérieure7. En effet, il est encadré de haies, et le salon se trouve en son centre entièrement vitré, un étui de verre délimite le salon8. Le jardin est représenté par des végétaux et l’intérieur du salon est coloré en vert clair. Les architectes ont choisi cette couleur dominante afin de montrer la continuité de l’espace, tout en différenciant la nature du sol. Le jardin est ainsi utilisé comme une pièce de l’habitation, une extension.

L’indétermination de l’individu s’exprime dans l’indétermination des espaces. Les architectes produisent des espaces les plus libres possibles et flexibles.

7 Extrait du texte du panneau “Intérieur faubourg, extérieur jardin”.

8 Extrait du texte du panneau “Intérieur faubourg, extérieur jardin”.

Projet “À ciel ouvert”, plan d’un logement, et projet “Intérieur faubourg, extérieur jardin”, plan du 1er étage d’une maison : les bandes servantes rythment les espaces peu cloisonnés ou avec portes coulissantes.

Projet “Playscape”, vue de la façade avec ses loggias.

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À cela s’ajoute une représentation peu évocatrice où les meubles ne sont pas dessinés, ne renseignant pas les usages envisagés et suggérant de laisser les habitants décider eux-mêmes. Pour les architectes, l’espace du logement doit s’adapter aux différentes activités de la famille, qui se diversifient de plus en plus, et aux changements de la structure familiale. Pour cela, les espaces se veulent adaptables et extensibles pour toutes utilisations.

Que ce soit en 1989 ou en 2003, le logement est vu comme évolutif, adaptable aux transformations de la société et aux changements de l’individu lui-même. Il permet plusieurs usages et différentes activités banales, mais aussi émergentes pendant ces quatorze années. Ainsi ont été constatées des évolutions dans la pensée sur le logement. La société a changé et le logement également. En 2003, la transformation majeure est l’ouverture du logement sur l’espace public et sur la vie extérieure. L’habitation n’est plus suffisante pour contenir les nombreuses activités de l’individu, et les architectes inventent des lieux où la vie quotidienne peut déborder. De même, d’autres activités viennent s’ajouter dans le lieu de vie, comme le travail, créant de nouveaux rythmes et demandant différents espaces. Le logement est pensé dans un ensemble qui est l’immeuble, puis le quartier. Les projets parlent de mixité, à la fois typologique et sociale.

Aujourd’hui, les problématiques émergentes en 2003 se sont encore développées. La question de la mixité est prépondérante qu’elle soit programmatique, typologique et sociale. Les dispositifs observés dans l’E7 se sont banalisés, notamment la pièce en plus, les espaces intermédiaires communs, et l’espace extérieur traité comme une vraie pièce à vivre. L’autonomie et l’indépendance des membres du groupe domestique dans le logement sont toujours recherchées conjointement. Enfin, de plus en plus présente après 1989 et jusqu’en 2003,

Projet “Intérieur faubourg, extérieur jardin”, plan de rdc d’une maison, vitrée sur le jardin de chaque côté.

Projet “Intérieur faubourg, extérieur jardin”, vue du jardin avec le rez-de-chaussée entièrement vitré.

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l’attention au quartier se fait maintenant au détriment de celle portée sur le logement. Dans son récent ouvrage Entre confort, désir et normes9, Monique Eleb regrette que celui-ci soit trop souvent traité dans son intégration urbaine et pas assez détaillé dans ses plans, sauf lorsqu’il s’agit de maisons individuelles. Cette remarque peut déjà être appliquée à l’Europan 7 où les projets accordant une importance à l’intérieur du logement se sont faits rares.

Néanmoins l’avenir du logement reste une question toujours actuelle. Quelques architectes et sociologues pensent que l’organisation interne se fera par activités et non plus par pièces, observant leurs nombreuses fonctions. Penser le logement suppose-t-il de suivre ou de devancer les perpétuelles évolutions de la société et des modes vie ?

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :eleB Monique, châtelet Anne-Marie, Garcias Jean-Claude, Mandoul Thierry, prelorenzo Claude, L’habitation en projet de la France à L’Europe session France 89, Édition Plan construction et architecture, 1989.eleB Monique, siMon Philippe, Entre confort, désir et normes : Le logement contemporain (1995-2012), Éditions Bruxelles : Mardaga, 2013.lenne Frédéric (dir.), Habiter. Imaginons l’évidence !, Édition Les Belles Urbaines, 2013.Europan 7, Suburban challenge, Urban intensity and housing diversity, Éditions Nai Vitgevers/Publishers, 2004.

Panneaux des projets présentés pour le concours de l’Europan 7, 2003, France.

Sites internet :www.europan-europe.eu/fr/thematized_projects/www.archi.fr/EUROPAN-FR/E7/pages/projets/laureats.php

9 eleB Monique, siMon Philippe, Entre confort, désir et normes : Le logement contemporain (1995-2012), Éditions Bruxelles : Mardaga, 2013.

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Johanna Mattssonsous la direction de Brent Patterson

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In early october 2013, the famous fashion designer Ralph Lauren organised a dinner and a show at the Beaux-Arts of Paris to celebrate his new sponsorship of the school. Accustomed to these social events, the students normally accept these temporary occupations without any complaints. Indeed, the common idea is that the school needs this income to restore some historical parts of the school and to have a certain financial autonomy in regards

to the State. But for once, the students protested against the event, as it blocked the activites of the school for a couple of days. As an actor of this school, this contestation from the students raised questions: Why the Beaux-Arts attracts social events and patronage? And why the school of the Beaux-Arts has recourse to it? What are therefore the consequences of those temporary private events on the pedagogy and the autonomy of the Beaux-Arts?

The Beaux-Arts Schoolin ParisA monument to consume

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As the Beaux-Arts is not only a school but also a landmark building, the cohabitation of heritage, private events, school activities and tourism is a major issue. Through this article, I will address this issue of how a monument, whose first function is a public school, can be linked to profit.

First, I will analyze why the Beaux-Arts is a monument and define the values attached to the modern cult of monuments. Then, I will focus on the relationship between heritage and economic stakes through the prism of patronage and the Beaux-Arts. To conclude, I will deal with the images of heritage and the process of branding the city through its staging. THE VALUES OF THE MODERN CULT OF PATRIMONY

From the latin monumentum and monere that means remind or memory, a monument can be characterized as a memorial device1. But an historical monument differs from other buildings because of its historical value and its aesthetic value. In order to understand the attraction of the Beaux-Arts for private companies and patrons, we must first grasp what are the values that trigger the modern cult of monuments. As Aloïs Riegl explains, the values of a monument are related to age, historical, commemorative and use aspects.

First, the age value is recognizable by everyone and has an aesthetic value as the aesthetic appreciation of modern viewer requires the perception of the necessary cycle of degradation and not its interruption for conservation2. This drawing by Léon Krier3 illustrates this idea, as today people seem to admire what appears from the past, what is ancient. Because what seem aged can be easily associated with history, and tourists often want to experiment the

1 choay Françoise, Le Patrimoine en questions, Éditions du Seuil, 2009, IV.

2 rieGl Aloïs, The modern cult of monuments: Its essence and its development, In extenso, Presses Paris-Villemin, 1984, p.30.

3 krier Léon, http://www.thepolisblog.org/2012/09/conversing-with-sketches-of-leon-krier.html, visited on March 14, 2014.Drawing by Léon Krieg.

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past4. This fascination lies more in the past heritage than in the contemporary one because of a certain nostalgia. The site of the Beaux-Arts is concerned by this value, as its buildings dates from the XVIIth to the XXth century.

But the Beaux-Arts also has an historical value beyond its age aspect. As a matter of fact, the place was first a convent, then the museum of French monuments that were saved from the French Revolution, and finally the school of Fine arts in 1816. Many architects participated in the design of this site: the architect François Debret was followed by Félix Duban who designed the major part of the school in the XIXth century. In 1883, the Hotel de Chimay and its annexes were bought, dating from the XVIIth and XVIIIth centuries. After 1945, the architect Auguste Perret, designed a part of the site that is today the architecture school of Paris-Malaquais. The last intervention on the site was in 2001 with the temporary building Lenoir, designed by Nicolas Michelin and Finn Geipel. In addition to this architectural variety, the school has an important collection of historical assets such as books and paintings from Nicolas Poussin, Ingres, Rubens, Delacroix, etc. Thanks to the historical value of the site, the society has decided to conserve the Beaux-Arts as a monument, and since 1972, the entire school has been classified a heritage site. The third value identified by Riegl is the commemorative one, which means that the past takes a current value5. For Françoise Choay, a monument is a fundamental device in the process of the institutionalization of human societies6. And as an historical monument is able to remind us of past events, its conservation is an important issue.

But there are also current values that are conflicting with those listed above. Indeed, the Beaux-Arts is a monument but also an active school for the use of students. We can thus wonder what to restore, considering the utility value

4 lasansky M. Diana and Mclaren Brian, Architecture and tourism, Berg, 2004, XVII.

5 rieGl Aloïs, op.cit., p.35.

6 choay Françoise, op.cit., IV.

The School of the Beaux-Arts, XIXth century, Félix Duban.

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of the building and its aesthetic value. There is thus a tension between the monumental ideology based on the idea that a monument should represent the past and stay in that state, and with the school stakeholders that animate the monument7. In the present case, the investment of the Ralph Lauren company affects the Amphitheater of Honor which has a famous fresco by Paul Delarouche and was designed in the nineteenth century. But that amphitheater has only a peripheral role in the daily use of the building. This refurbishment can thus be called into question, considering the leaking roofs of some workshops8. Moreover, the Cour Vitrée and the facade of the Beaux-arts overlooking the docks have been restored9, which are the most visible parts of the school. In my view, this marks the predominance of the art and history over utility value.

PRIVATIZATION OF A PUBLIC INSTITUTION

This cohabitation of private events, school activities and tourism related to heritage raises many issues, especially in terms of economic stakes. As we can observe with monuments classified UNESCO World Heritage Site,

7 faBre Daniel and luso Anna, Les monuments sont habités, La Maison des Sciences de l’Homme, 2010.

8 “Réponse à la compagnie Ralph Lauren” (sent to the journal Le Monde with request for publication under the right of answer), October 31, 2013. (Source : http://actionsensba.weebly.com/textes.html.)

9 Press release of March 5, 2013 by the Ministry of Culture and Communication, France.

Photograph during the contestation of the student. (Source : http://actionsensba.weebly.com/occupation-des-epaces-de-leacutecole-par-ralph-lauren.html, visited on April 14, 2014.)

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the issues of cultural policy are increasingly linked to financial concerns.As analyzied earlier, private companies like Ralph Lauren seem more interested in the aesthetic and the art value of a monument than in its functional use. From the patrons perspective, motivations for sponsorship are numerous: the image and prestige of course, but not necessarily as being anonymous is also a tradition in philanthropy. There are two main interests for patrons: the tax exemption of 60% of the deposit and the obvious advertising thanks to the image related to patronage, especially when it is connected to a prestigious institution10.

When Ralph Lauren talks about the aim of his patronage, he describes it as disinterested and only says that it is a way of strengthening his links with French cultural heritage11. But as pointed out by the students, those partners are not interested in an invisible work: Indeed, one can not imagine how the repairing of a roof could become the basis for a communication campaign...12

In the book Le pouvoir du don, Nicole Denoît says that the term patronage, steeped in history, means a gesture of rich, luxurious and selfless tradition13. But, as she explains, there is an obvious paradox in this gesture as sponsorship allows the company to promote itself implicitly and to stand out from the other firms during this time of crisis. Because the sucess of sponsorship is also due to the economic conjecture as we can observe that its development often occurs in a context of economic crisis.

In the aftermath of capitalism’s development, the increasing openness of liberal economies have triggered a shift in the attitude of public authorities regarding their patrimony that can be now called a “productive patrimony”14.

10 denoit Nicole, Le pouvoir du don, L’Harmattan, Vol.1, 2002, p.272.

11 von claer A., “Ralph Lauren fait les Beaux-Arts”, Figaro, October 11, 2013, p.32.

12 “Réponse à la compagnie Ralph Lauren” (sent to the journal Le Monde with request for publication under the right of answer), October 31, 2013. (Source : http://actionsensba.weebly.com/textes.html.)

13 denoit Nicole, op.cit., p.270.

14 choay Françoise, op.cit., XXVIII.

Photograph during the occupation of the school spaces. (Source : http://actionsensba.weebly.com/occupation-des-epaces-de-leacutecole-par-ralph-lauren.html, visited on April 14, 2014.)

Full-page in Le Monde. (Source : http://actionsensba.weebly.com/occupation-des-epaces-de-leacutecole-par-ralph-lauren.html, visited on April 14, 2014.)

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In fact, in all these cases, the advent of monumentality mainly shows that what is called “culture” today has become the perfect stage, or imaginary, of politics itself. Seized by a strong sense of powerlessness in front of the impersonal mechanisms of a globalized economy [...]the local power still expresses its regal effect in cultural policy. Hence its commitment to the ancient and modern monumentality, restored or programmed; indicates to everyone the reality of its action.15

For instance, in 1978, the director of Jacques Duhamel’s cabinet, then Minister of Culture, stated: Heritage is a manageable and exploitable fossil wealth like oil.16 By the same token, a bulletin from the Ministry of Culture in 1998 read:

The museum product - the work in its “packaging” museographical, architectural, technical, educational - has become an aesthetic object for mass consumption, then why not a crossroads of techniques and services to the market a new type?17

This new market refers to the tourism industry that has been evolving. André Malraux thought that culture was first reduced to a class privilege, primarily related to leisure18. Indeed, tourism has its roots in the bourgeois culture of the nineteenth century19. But nowadays, heritage is really attractive for the mass culture and is no longer reserved for an elite. The temporary privatizations of a landmark building like the Beaux-Arts, mostly for fashion designers, shows that heritage sites can be converted into commodities. As a matter of fact, we can say that monuments and history have become objects of consumption.

According to Emmanuel Schwartz20, chief curator of the

15 faBre Daniel and luso Anna, op.cit..

16 riGaud J., “Patrimoine, évolution culturelle” in Monuments historiques, 1978, p.4, in choay Françoise, op.cit..

17 riGaud J., op.cit..

18 choay Françoise, op.cit., XXVIII.

19 lasansky M. Diana and Mclaren Brian, op.cit., p.5.

20 schwartz Emmanuel, interview in Paris, May 22, 2014.

Drawing by Léon Krieg. (Source : http://www.thepolisblog.org/2012/09/conversing-with-sketches-of-leon-krier.html, visited on March 14, 2014.)

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Beaux-Arts de Paris, the private events at the school date back to the 1970s and the increasing mercantilisation of the state. Yves Michaud, director of the Beaux-Arts school of Paris from 1989 to 1997, was at the time renting the exhibition spaces of the Palais des études. But with the arrival of Henry-Claude Cousseau in 2000, these type of events expanded to the Cour vitrée, the Cour du Mûrier, the Hôtel and Jardin de Chimay, the Amphithéâtre d’Honneur, the Chapelle des Petits-Augustins, the Salle Melpomène and the Salle Foch for luxury events and fashion shows. Since then, the fashion brand Lanvin has an exclusive contract for the renting of the Cour vitrée. Besides this, the Salle Melpomène, normally used for exhibitions, is used by the Fashion Week twice a year. For Emmanuel Schwartz, the hiring out of the spaces triggers a paralysis in the dissemination of culture. But they have become increasingly indispensable as it represents €3 million of the annual school budget when the State provides €7 million21. For instance, renting the Palais des Études costs approximately €35,000 for one evening22.

The Beaux-Arts are subject to ad hoc privatization because of its heritage appeal. As the school of the Beaux-Arts is a public administrative institution, it is a legal entity under public law with a certain administrative and financial autonomy. This school has a mission of general interest to fulfill, that is neither commercial nor industrial but under the control of the State23. So why is the Beaux-Arts subject to temporary privatizations that are non-related to this mission of general interest? The Beaux-Arts, in search of autonomy and with not enough subsidies from the state, uses the rentings of the site to distance itself from the State. As Yolaine Baignières states sponsorship should be a complement, not a necessity24. Because the State does not really control this cultural policy as they need financial actors like investors. The symbolic power of the State through the Beaux-Arts is shared, at the risk of losing its autonomy. Heritage, at

21 schwartz Emmanuel, op.cit..

22 schwartz Emmanuel, op.cit..

23 Definition of an EPA : a public administrative institution.

24 BaiGnières Yolaine, costaz Gilles, “The risk of selection by money”, The Morning, July 18-19, 1987, in choay Françoise, op.cit..

Cour vitrée / Cour du Mûrier / Hôtel and Jardin de Chimay / Amphithéâtre d’Honneur / Chapelle des Petis-Augustins / Salle Melpomène.

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first, comes from the collective memory and is supposed to be “public”, belonging to all. Here, the temporary privatization of public assets is a process in which patrimony becomes submited to private interests. Indeed, those events necessarily refer to financial issues and are thus no longer in the public interest but rather have to do with the private one. In the aftermath of the hiring out of spaces, the Beaux-Arts can therefore be considered as a monument to be consumed. TOWARDS A STAGING OF THE CITY?

As heritage participates in the economic development of the city, there is today a strong desire to create a tourist attraction to the city through the policy of urban image. As C. Sandrini says, a certain image of Paris has been built through its heritage, but this aestheticization of Paris led in fact to the prority of its market value. This process of branding the city through images ensures its status as a national and international representation25. Media coverage related to the social events in the Beaux-Arts reinforces this importance of images and staging. Paris, one of the most touristic places in the world, represents 3.7% of France’s GDP today, thanks to its tourism resource based on culture. Since the Loi Malraux in 196226, the historical center of Paris is now a “protected area” and a large number of monuments has been classified at worldwide rankings (inscription on the World Heritage by UNESCO, Safeguard Plan and Enhancement,...).

For Aldo Rossi, those monuments are individual artifacts that are primary elements in the city. Rossi defines them as catalytic, those elements which can both

25 sandrini Clara, “Politique urbaine et mémoire collective: La monumentalisation de Paris de puis l’Occupation”, thesis under the direction of Jean-Louis cohen, IFU-Paris 8, 2005.

26 While urban centers are beginning to be profoundly modified by Planning 1960s, the Act 1, 2 allows the creation of saved areas where these have a historical, aesthetic or justify the conservation, restoration and development of all or part of a building. Involving the State and cities, protection relies on developing a backup plan and development which lays down rules for planning and development of the sector concerned.

La Città analoga by Aldo Rossi. consolascio Eraldo, reichlin Bruno and reinhart Fabio, Aldo Rossi, 1976. (Source : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Tendenza/index.html, visited on May 24, 2014.)

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retard and accelerate the process of urbanization in a city.27 But these “protected” monuments participate in the reinforcement of the image conveyed by the industry of tourism, an image of an “old and romantic Paris”. This museumification of the monuments in Paris slows the process of urbanization. For Rossi, those monuments are thus considered as “pathological”. Indeed, in the skeleton of the city, they only have the appearance of being alive as they are remaining as forms emptied from their content.

This process of museumification28 appears as a “freezing” in urban fabric. Indeed, there is not just the image that is important but what it produces. Because every city is supported by an image but also by its inhabitants. This frozen stage induced by heritage forgets about the players of the city who live and work in it.

For instance, Nicolas Bourriaud, the current director of the Beaux-Arts, had the project to open a restaurant within the school to attract investors. It would have been in one of the important studio of the school, the Vilmouth atelier, that is the most visible one from the entrance. But this project has been called into question since the student demonstration last October. The educational function of the Beaux-Arts is then replaced by a reworked decor, a disneyificated heritage in the service of luxury. Therefore, we can draw a parralel between the situation of the school of the Beaux-Arts, when the interests of students are sacrified, and the city whose image is promoted worldwide for attracting profit. With this process of branding the city, urban space seems to be losing some of its meanings and at the same time develop new symbols, as Perla Serfaty-Gazon explains:

One [of the consequences] is that the protection of architectural objects or sites does not include people who use them or live there. It therefore has always harbored the risk

27 rossi Aldo, The architecture of the city, Oppositions/MIT, 1999, p.6.

28 Unscientific term, assumed in many political debates, museumification is primarily a concept located at the crossroads of different realities but related : heritage, rehabilitation, the conservation and tourism development that results. It is therefore deployed to explain the process of immobilization of the city.

Photograph of a general meeting during the events of October 2013, in the Amphitheater of Honor at the Beaux-Arts of Paris. The director Nicolas Bourriaud explains the patronage policy while the students ask him to reaffirm the importance of pedagogy over profit.

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of creating façadism, of inaction, transforming buildings and sites into sentimental objects, rather than places for human action and the dynamics of social life. This risk is also the one of sanctification, which is known to result by nature a drastic reduction of appropriation of space capabilities. The official recognition of the value of these sites should first and foremost avoid falling into fetishism, that is to say, in an attitude where the object is glorified at the expense of action and human relations which it is at best one aspect, a support and a temporary materialization in a complex and continuous dynamic.29

Those permanences in the city are not only “pathological” as they can serve to bring the past into the present, providing a past that can still be experienced. When a monument loses its function, its form can sometimes adapt over time. This constitutes the concept of locus stated by Rossi. A locus is a component of an individual artifact which is not just determined by space but also by time, topography and form . It can remind us of past events but still be in use for more recent events. But in my opinion, activities should be kept in the center of the city like the school of the Beaux-arts, to avoid what Augé fictionally portrays in La ville rêvée: Some students still go to the Louvre or the library in France but they are less likely to since all the universities in Paris have been removed and replaced by vast campuses in the periphery.

To conclude, the temporary privatization of spaces of the Beaux-arts may gradually lead to a distortion of the site. As explained in this article, a monument belongs to the collective memory and is thus public. The school of the Beaux-arts, in the city center, is one of the last Parisian monuments still used by its residents. Today, everything in the city seem related to profit in this society of “hyperconsumerism”30. Even the State incites an economic promotion of its heritage. As an actor on this site, I had to understand how a monument like the school

29 serfaty-Gazon Perla, “Muséification des centres urbains et sociabilité publique : Effets attendus, effets déconcertants” in GerMain Annick, Marsan Jean-Claude (dir.), Aménager l’urbain de Montréal à San Francisco - Politiques et design urbains, Édition du Méridien, 1987.

30 lipovetsky Gilles, Les temps hypermodernes, Éditions Le Livre de Poche Biblio, 2006.

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of the Beaux-Arts, can be linked to profit and I realized the importance of the conservation of the patrimony’s image in the city. The preservation of this heritage is important, but it must not be at the expense of the operation of the school. In my opinion, this conservation triggers a loss of sense in the architecture of monuments as it is no longer viewed for what it is but for what it represents.

BIBLIOGRAPHY

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Mathilde Labartettesous la direction de Anne Debarre

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Cergy est une ville nouvelle construite dans les années 1960 avec l’objectif de désengorger la capitale française. Voulant rompre avec l’image d’une ville dense, l’aménageur, Bernard Hirsch, ainsi que les urbanistes associés, décident d’alterner paysage urbain et espaces verts. Elle a été pensée et conçue autour du paysage, naturel ou créé par l’Homme, devant exprimer d’un côté la centralité, l’identité et lien*, et de l’autre, une dimension symbolique. L’Axe Majeur est un projet à l’échelle de son territoire, devant représenter les enjeux de cette ville émergente. Il est porté par un artiste Dani Karavan et un architecte Ricardo Bofill à

la demande des urbanistes, et est ainsi devenu l’effigie d’une ville en pleine expansion et de plus en plus appréciée par sa population. En s’appuyant sur les publications qui ont retracé l’histoire de ce projet et sur des photographies prises sur le site, nous voudrions montrer quelles transcriptions spatiales ont été données aux valeurs que devait porter cet axe par les différents protagonistes. Néanmoins, quelle a été la stratégie paysagère de Cergy pour se constituer une identité ?

* vialan Daphné, 30 ans de créativité urbaine : Les ateliers internationaux de maitrise d’œuvre urbaine de Cergy-Pontoise, Édition de L’Aube, La Tour-d’Aigues, 2012.

L’Axe Majeur de Cergy-PontoiseCréation d’une identité par l’architectureet le paysage

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LE LIEN

L’esquisse d’une ligne traversant le territoire a été proposée par Michel Jaouën, un des urbanistes de Cergy. Dans son esprit, ce projet urbain devait prendre l’apparence d’un “jardin astronomique” comme il le déclare dans une lettre de proposition adressée à l’artiste israélien Dani Karavan1. Michel Jaouën choisit ce plasticien plutôt qu’un paysagiste, comme il avait été prévu initialement. L’intérêt qu’il porte alors au travail de l’artiste est dû à sa recherche de l’épuration des formes2. Michel Jaouën joint à cette lettre plusieurs croquis d’intentions, l’un d’eux concerne l’installation d’un laser partant de Cergy Saint-Christophe et se terminant à l’observatoire du plateau de Puiseux.

Cette ébauche, Dani Karavan va l’accentuer en dirigeant ce laser vers Paris. Le laser peut être perçu comme le cordon ombilical entre Cergy et la capitale. Faire le choix de projeter un tel “axe” révèle une volonté de s’ancrer dans l’histoire : Cergy, ville nouvelle ne possède pas de racines et n’a pas de centre historique. L’intitulé même du projet, “Axe Majeur”, souligne l’objectif de se fabriquer de toutes pièces un passé. Le laser de l’Axe Majeur croise l’axe historique de Paris au niveau de la Pyramide du Louvre, il fait écho à l’ “axe royal” qui relie le Louvre à Paris-La Défense. Le site du projet offre une vue imprenable sur ces gratte-ciel, concrétisant encore ce lien avec la capitale.

L’autre intérêt d’utiliser ce terme d’ “axe” est la relation qui peut être faite à la structure de la ville. L’intervention de Dani Karavan ne se résume pas à un objet posé sur un site, l’artiste a en effet prolongé les intentions des urbanistes en mettant en évidence la grille sur laquelle a été élevée la ville est tournée vers la capitale.

1 Mollard Claude, La saga de l’Axe Majeur : Dani Karavan à Cergy Pontoise, Beaux-Arts éditions, Paris, 2011.

2 Mollard Claude, op.cit..

Cergy.

Croquis de Michel Jaouën, dans La saga de l’Axe Majeur.

L’Axe Majeur.

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L’IDENTITÉ

Le tracé d’une allée principale ainsi que le bâti qui l’entoure cherchent à construire une identité au lieu. Les urbanistes avaient demandé à Dani Karavan de dessiner les logements sociaux, mais ce dernier refuse : il n’est pas architecte. De ce fait, Ricardo Bofill a été associé à l’artiste pour les réaliser et il va poursuivre les lignes du projet de Karavan dans le dessin d’un ensemble d’habitations. L’axe peut être associé aux allées empruntées par les rois, l’architecte reprenant ici la composition de son opération des arcades du Lac à Montigny-le-Bretonneux, autre ville nouvelle, qui a été surnommée “le Versailles pour le peuple”3. Son langage architectural est une réinterprétation du vocabulaire classique avec ses ornements, ses colonnades, la symétrie et son plan fait de cours pensées comme des jardins à la française.

Au centre du cercle formé par les logements de Bofill et traversé par l’Axe Majeur, s’élève la Tour du Belvédère haute de 36 mètres. Faite de blocs de béton blanc de 1,50 m de haut sur 3,60 m de large, c’est une structure visitable dont le sommet est serti d’un laser. Afin d’en accentuer la présence en plein jour, l’anneau de Bofill est littéralement sectionné sur son passage selon le souhait de Dani Karavan : Ton architecture ne peut pas intervenir sur mon Axe […] : il vient du centre et doit couper tes bâtiments, comme en les tranchant dans toute leur verticalité.4

Cette tour est la première des douze stations que comporte le projet de Dani Karavan. Celui-ci étant très lourd financièrement, l’artiste et le maire de la ville ont décidé de réaliser par étapes les différentes stations. Chacun de ces “arrêts” possède un sens qui lui est propre, participant ainsi à construire l’identité la ville.

La façade du bâtiment donne sur un verger. Depuis cet endroit, l’aspect courbe de l’immeuble permet d’éviter une sensation de frontière ou de mur monumental qu’aurait offert une simple barre. Le verger étant un “vestige” de l’époque où maraîchers et agriculteurs occupaient ces

3 Source : www.bofillblog.canalblog.com.

4 Mollard Claude, op.cit..

Arcades du lac à Montigny-le-Bretonneux.

Opération de logements, Ricardo Bofill, sur l’Axe Majeur.

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terres avant l’expansion de Cergy, Dani Karavan décide de l’intégrer à son installation pour ainsi garder une trace de la mémoire du lieu. Les arbres sont alors redisposés et taillés pour former la seconde station de l’Axe Majeur, appelée Parc des Impressionnistes.

La station suivante est intitulée l’Esplanade de Paris pour deux raisons. Tout d’abord la ville de Paris commence à être perceptible sur l’horizon et ensuite, cette dénomination fait référence à la constitution de son sol fait de pavés provenant de la cour de Napoléon du Louvre.

La cinquième “étape”, le Jardin des Droits de l’Homme, est un hommage à Pierre Mendès France, homme politique lié à Léon Blum, l’une des figures emblématiques de la gauche. Cette référence est forte pour cette ville majoritairement de gauche, dont la population est une mosaïque de cultures et de pensées. Cet axe, bien que cherchant à se construire un passé peut aussi être interprété comme le miroir de ses habitants, car il est sensé rassembler des personnes de différents milieux sociaux. Si l’Axe Majeur est implanté au sein d’un quartier défavorisé, il attire effectivement aujourd’hui toutes sortes de populations qui se côtoient dans la plus grande cordialité.

Pour synthétiser le lien qui se tisse entre ces stations, nous pourrions dire qu’elles reflètent toutes ces différences par une histoire faite sur-mesure pour un futur commun.

MISE EN SCÈNE

Dans un premier temps, l’Axe Majeur devait prendre l’allure d’un jardin astronomique. À première vue, le travail de Dani Karavan ne prend pas cette forme et pourtant c’est l’un des thèmes qu’il a développé. Il pense que l’identité d’une ville n’est rien sans celle qui constitue l’être humain et de sa place dans le cosmos. Pour ce faire, l’artiste a utilisé différents langages. L’Axe majeur est un travail à la limite de l’immatérialité dans le sens où son origine et sa fin sont des notions encore floues. Dans une pensée “concrète”, l’axe en tant que tel n’est pas terminé car il est, à l’image de la ville,

Le Parc des Impressionnistes.

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un projet sans cesse en devenir. De cette représentation est née la réalisation de la passerelle se métamorphosant en jetée qui laisse ainsi le spectateur en suspend face à une île qu’il ne peut atteindre. À l’inverse, le laser continue sa lancée et enjambe plus de 30 km de territoire pour atteindre la capitale. C’est un lien impalpable qui n’est visible que de nuit. L’axe produit par ce laser peut être comparé à la ligne définie par Wassili Kandinsky : La ligne géométrique est un être invisible. Elle est la trace du point en mouvement, donc son produit. Elle est née du mouvement - et cela par l ’anéantissement de l ’immobilité suprême du point.5 Ce mouvement peut aussi être celui que l’artiste veut donner aux visiteurs qui suivent son axe. Le lien entre les douze stations réparties sur près de 3km est souligné par le laser et le béton blanc recouvrant la majeur partie du sol de l’axe. En créant ce “chemin”, les personnes suivent naturellement cette ligne aménagée, les séparant des accidents d’un site naturel. En fabriquant cette promenade, l’artiste joue avec le regard des visiteurs. L’aménagement d’une “bordure”, même franchissable, suffit à contenir le flux de visiteurs. Ces lignes de béton blanc, frontières visuelles, deviennent par là-même des occasions physiques. Le jeu entre cette géométrie et les matériaux souligne la perspective du site, incitant le visiteur à se diriger vers le point de fuite incarné par Paris. C’est finalement une promenade mise en scène. Néanmoins, si l’artiste articule les règles de la perspective, il tente en même temps de démontrer que l’on peut obtenir de la profondeur autrement que par l’alignement. C’est ce que représente la dixième station du projet, une pyramide située dans l’eau près de l’Amphithéâtre. Élément mis en scène pour ne pas percevoir son ouvrage comme une ligne traversant un territoire mais en tant que sculpture en trois dimensions6, c’est un composant qui aide à se décaler de la droite, à prendre du recul et ainsi apprécier l’œuvre dans toute sa profondeur. Le projet de Dani Karavan est un projet hautement visuel qui, par les absences, les accentuations ou le dévoilement, attire et amène le promeneur à désirer voir plus loin que ce qu’offre la ligne d’horizon. Le paysage est l ’endroit

5 kandinsky Vassily, Point-Ligne-Plan, 1926.

6 Mollard Claude, op.cit..

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où le ciel et la terre se touchent : ce titre d’un ouvrage de Michel Courajoud (2010), évoque dans son sens littéral le point de jonction entre le ciel et la terre qui n’est autre que l’horizon. Dani Karavan a travaillé sur cet horizon avec le jeu de la topographie. Il a relevé de six mètres le coteau, certes pour accentuer la déclivité mais aussi, pour que, s’échappant du complexe de Bofill, le regard soit capté sur la ligne d’horizon des Douze Colonnes. Les gratte-ciel de la Défense sont alors aussi masqués grâce à ce réhaussement. De ce fait, le visiteur se demande où s’arrête le plateau. Dani Karavan joue avec les perspectives et les distances. Au bord de ce surplomb, le paysage se déroule à nos pieds pour se terminer jusqu’à ce que nos yeux rencontrent Paris.

L’une des critiques de ce projet a été que ces trop grands espaces, c’est simplement glaçant7. S’il est vrai que l’axe majeur ressemble à un grand fil déroulé sur 3 km, c’est en réalité pour soutenir cette ligne d’horizon et éviter ainsi au regard toute autre distraction. Il est ainsi entièrement consacré à l’œuvre.

Sa simplicité peut être liée à la vue sur La Défense, quartier conçu sur des critères comme la modernité et la monumentalité, repris ici dans des configurations opposées. Pour exprimer son importance, les constructions de ce

7 “Cergy-Pontoise sur l’Axe Majeur”, Figaroscope, n°14370, 7 novembre 1990.

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Vue depuis la Place des Colonnes.

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quartier parisien jouent sur la verticalité, l’envergure de ses gratte-ciel. À l’inverse, l’Axe Majeur utilise les espaces libres, il est entouré d’étendues planes peu accidentées et vierges. L’absence peut ainsi “écraser” le visiteur. Sans autre échelle que celle de notre propre corps, les Colonnes semblent immenses, alors qu’au sein d’une ville, elles seraient à peine remarquées. Ce vide et ces “sculptures” disposées le long de l’axe nous font prendre conscience de notre petitesse face à l’immensité du monde.

En outre, le travail de Dani Karavan articule plusieurs éléments qui peuvent se rapporter au travail du paysagiste André Le Nôtre : les axes, les terrasses, les canaux, et les pièces d’eaux. Le travail des axes, au travers de la perspective, est incarné par les lignes de béton ainsi que par la passerelle. Cependant l’axe peut être aussi sous-entendu grâce à la symétrie, qui est par ailleurs un des critères des jardins à la française. Une saignée traverse l’installation, la projection “physique” du passage du laser situé juste au-dessus. Pourtant cette trace divise parfaitement le projet en deux.

L’importance est aussi donnée à l’eau. D’une part, cette «saignée» peut permettre l’évacuation des eaux de pluie, matérialisée ainsi par une rigole ou un canal longeant l’Axe Majeur. D’autre part à l’image des nombreux jeux d’eau à Versailles, Dani Karavan a disposé au sein de L’Esplanade de Paris une fontaine à vapeur ainsi qu’une autre dans le Jardin des Droits de l’Homme. Les pièces d’eau sont des éléments centraux du jardin vus comme des miroirs reflétant le ciel, estompant ainsi les frontières avec la Terre8.

Enfin l’installation de Dani Karavan se situe près de la boucle de l’Oise et l’artiste souhaitait que le fleuve fasse partie intégrante de son œuvre. Un bassin de 146m de long sur 80m de large a été creusé pour y disposer la septième station : l’Amphithéâtre. Ainsi par l’intégration de plusieurs dispositifs, le projet de Dani Karavan fait écho aux jardins à la française.

8 Brunon Hervé, Mosser Monique, Le jardin contemporain, Édition Scala, 2011.

Vue de l’Esplanade de Paris depuis le Parc des Impressionnistes.

La Scène et l’Amphithéâtre.

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DES ICÔNES

En plus des questions paysagères, Dani Karavan travaille à sa dimension sociale. Les écarts sociaux, l’Axe Majeur les abolit. Ce “pouvoir” que possède l’œuvre de l’artiste est dû notamment à sa notoriété.

Pour que celui-ci soit un succès, les habitants eux-mêmes devaient l’accepter, ce qui a constitué un défi majeur. Plusieurs manifestations culturelles eurent lieu alors même qu’il n’était pas encore terminé. L’un des premiers évènements a été organisé par le Théâtre des Arts de Cergy le 27 janvier 1988, suivi peu après d’une exposition de Dani Karavan. Avec l’achèvement des douze colonnes, l’Axe a été largement médiatisé, notamment dans le journal de 13h sur TF1 grâce une intervention en direct de ce lieu. La télévision a été un médium important pour la renommée de l’Axe, devenu icône de la ville. Le projet a été étudié par plusieurs artistes, architectes ou cinéastes, comme Éric Rohmer qui a tourné un film dans cette ville, L’ami de mon ami (1987).

Trois images de l’Axe Majeur sont notamment récurrentes: celles des Colonnes, de la Tour du Belvédère et de la Passerelle. Ces trois éléments sont pris comme emblèmes sans doute parce qu’ils sont des objets-sculptures qui ont pu devenir “iconiques”, plus facilement repérables et identifiables qu’un jardin paysager. De ces trois “icônes”, la passerelle est assurément la plus présente comme illustration dans les publications. Comme l’indique Claude Mollard, elle est un “viseur” et les photographes l’utilisent comme tel. Les arceaux de la passerelle cadrent le paysage et orientent le regard vers les Colonnes. Ces

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photographies cherchent ainsi à montrer la présence du paysage, le cadrage mettant en valeur les perspectives de l’Axe et la vue sur le panorama.

Cependant très peu de ces clichés révèlent la façon dont les habitants occupent ces lieux, pourtant habituellement animés. C’est une zone de passage et de rencontre où les barrières sociales et culturelles sont “abolies” selon la déclaration de Dominique Lefebvre maire de Cergy en 1995. Il raconte que dans l’immensité de l’Axe les habitants peuvent se sentir à la fois seuls et en communauté9. Alors que dans les années 1990, il avait été comparé à un “désert” comme le rapporte Claude Mollard dans sa lettre du 15 novembre 1990 adressée à Isabelle Massin, le maire de cette époque, il est désormais fréquenté par les habitants de Cergy et animé grâce à la mise en place d’activités hebdomadaires. L’image positive que renvoie l’Axe Majeur permet de changer l’image du quartier où il s’est implanté, Cergy Saint-Christophe. Quartier qualifié de “sensible” par les médias, il a été rapidement stigmatisé notamment à cause de la forte population immigrée et des ménages en difficulté qui l’habitent. Lors de la réunion du comité de quartier le 31 mai 1996, les habitants disent la connotation négative du quartier : Pas à Saint-Christophe, c’est Chicago, il n’y a que des noirs.

Au vu du succès de l’œuvre de Dani Karavan, la municipalité a décidé d’associer le nom de la ville “Cergy Saint-Christophe” à l’ “Axe Majeur”, noté sur les panneaux des arrêts de la ligne A du RER ou ceux de la sortie de l’autoroute A15, et qui donne une dignité au quartier voulue par le maire Dominique Lefebvre. Grâce à la notoriété de l’œuvre de Dani Karavan, le visage de Cergy-Saint-Christophe a pu se métamorphoser.

Cependant comment cette œuvre monumentale s’est-elle fait connaître et quel en est le devenir aujourd’hui ?

RÉCEPTION L’installation de l’artiste a permis de créer une identité à

9 Propos rapportés par de saint-pierre Caroline, La fabrique plurielle de la ville, Édition Créaphis, Paris, 2002.

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la ville. Elle est d’ailleurs un symbole qui incarne l ’esprit de progrès et d’égalité de dizaines de milliers de Cergyssois qui ont bâti ce territoire qui nous rassemble d’autant mieux qu’il nous ressemble10, selon le nouveau maire Jean-Paul Jeandon. C’est une image souvent reprise pour étendre son emprise jusqu’à devenir un pôle touristique.L’un des dispositifs attirant l’attention est le laser vert traversant le Val-D’oise. Bien qu’il ne soit visible que de nuit, il éveille la curiosité des habitants ou visiteurs.

Par ailleurs, Cergy étant une ville jeune, elle abrite différentes formes d’architecture. Ce tissu urbain hétéroclite a amené l’office du tourisme de la ville à développer un “parcours architectural”, comme l’indique leur site officiel dans la rubrique culture, dont l’Axe Majeur fait partie. Sur celui intitulé Parcours de l ’Axe-Majeur, l’œuvre de Dani Karavan est associée à un bâtiment antérieur, la gare de Cergy Saint-Christophe. L’Axe Majeur est aujourd’hui peu médiatisé au niveau national : à part quelques ouvrages spécialisés qui lui sont entièrement consacrés, les journaux et magazines en parlent peu et l’associent à la ville même. Ainsi un numéro de Figaroscope de 1990 , dédié à l’Axe majeur, lui consacre deux rubriques11.

En réalité, l’Axe de Cergy a un impact plutôt local. L’installation est un lieu de culture et de loisirs où se déroulent feux d’artifices, concerts, spectacles, etc. Des activités sont aussi liées à l’œuvre de Dani Karavan. À titre d’exemple, la dixième station, La Pyramide, volume creux de 20x20x10m, permet aux canoës de s’y glisser. Elle est en relation avec la base de loisirs disposée le long du lac.

À une échelle autre que locale, l’Axe Majeur est présent dans le Guide Michelin qui a attribué une étoile à l’œuvre de Karavan. Pour le visiteur potentiel, un panneau indiquant “Axe Majeur - Prochaine sorite” en blanc sur fond marron est visible de l’A15. Ensuite, la direction à suivre est matérialisée avec le sigle “point de vue” à

10 Discours du vendredi 11 janvier 2013. (Source : www.ville-cergy.fr.)

11 “Cergy-Pontoise sur l’Axe Majeur”, Figaroscope, n°14370, 7 novembre 1990.

La Pyramide.

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chaque carrefour. Mais il n’y a pas de logo, de signe, de panneau publicitaire permettant de repérer cette œuvre. Si on va sur l’axe majeur, c’est qu’on l’a décidé, mais rien ne nous y engage. La documentation disponible à l’office du tourisme intercommunal de Cergy-Pontoise en fait mention mais ne lui accorde pas une communication centrale.

L’Axe Majeur a été très médiatisé lors de sa construction, mais cet engouement n’a pas duré. Très apprécié et connu à l’échelle locale, la notoriété de l’œuvre de Dani Karavan dépasse donc difficilement les limites du Val d’Oise, malgré sa présence dans des guides touristiques tels que le Guide Michelin ou encore le Petit Futé. Il n’a pas acquis le statut de patrimoine, comme le patrimoine médiéval imposant de Pontoise, une ville adjacente.

L’Axe Majeur de Dani Karavan est une œuvre en tension entre l’architecture, la sculpture et le paysage. Il met en scène l’espace dans lequel évolue le visiteur l’amenant à prendre conscience de la région où il se situe. Par diverses mises en œuvre, l’artiste propose de découvrir des fragments de la naissance de Cergy, la tradition des jardins à la française, l’étude d’un phénomène astronomique. C’est un travail qui va bien au-delà d’une simple mise en scène. Il rappelle son lien avec Paris et à partir de celui-ci assoit son identité locale. Néanmoins par cette symbolique, l’Axe Majeur devient un “monument” dont disposent les Cergyssois, qui leur permet de reconnaître l’identité de leur ville et finalement d’eux-mêmes.

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BIBLIOGRAPHIE

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Articles :“Cergy-Pontoise sur l’Axe Majeur”, Figaroscope, n°14370, 7 novembre 1990.Jeandon Jean-Paul, discours du vendredi 11 janvier 2013 à l’occasion de son élection comme maire de Cergy.

Sites internet :www.bofillblog.canalblog.comwww.leviaduc.blogspot.frwww.ville-cergy.fr

Page de garde :À gauche : photomontage d’après les logos de la brochure L’Axe Majeur de Cergy-Pontoise et de La saga de l’Axe Majeur (Mollard Claude). À droite : schéma issu de la brochure L’Axe Majeur de Cergy-Pontoise, Office du Tourisme de Cergy-Pontoise, Place de la Piscine.

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Iris Kolivanoffsous la direction de Caroline de Saint-Pierre

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Dix-neuf heures selon mon horloge biologique, je profite des derniers rayons de soleil frappant la pelouse du Square Alban Satragne et savoure le calme qui m’entoure. Soudain je remarque une agitation. Où vont tous les autres pigeons? Je ne peux plus bayer aux corneilles, il faut que je sache. Je me lance alors dans la traversée la rue du Faubourg-Saint-Denis. Trois hommes qui parlent fort stagnent sur un trottoir, baignés dans de délicieuses odeurs se dégageant d’un restaurant indo-pakistanais. Je me dérobe à la foule qui se densifie autour des commerces de DVD Bollywood, des boucheries Hallal et des magasins de retouche. Attiré par les couleurs vives des objets exposés, je m’arrête quelques

secondes devant l’étalage d’un vendeur informel, dissimulé de la rue par quelques poubelles. Les autres ont continué leur épopée, je reprends mon envol. J’ai l’impression de me trouver à la rencontre de trajectoires multiples. Sur mes flancs fusent des signes de tête, quelques mots que je ne comprends pas, balancés au travers de la rue, des regards désabusés, interrogatifs, inquiets. Plus loin, je frôle un groupe de femmes qui fait les poubelles du supermarché, en face de jeunes barbus, attablés en terrasse. À toute vitesse, je survole un homme qui traine un charriot de vêtements puis de quelques battements d’ailes, je rejoins mes semblables, perchés sur le dessus de la porte Saint-Denis.

Le commerce informel à Strasbourg-Saint-DenisRéalité et utopie sociales

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Si l’on quitte cette vue surplombante de la rue du Faubourg-Saint-Denis pour entrer dans l’enquête sociologique, on découvre que les vendeurs informels, généralement Bengalis ou Sri Lankais sont souvent confondus avec des Pakistanais. En effet ils peuvent se fondre parmi les Indo-pakistanais également présents dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, quartier caractérisé par sa pluralité culturelle. Réputé pour les pratiques illicites qui y ont lieu (démarchage, prostitution), ce quartier est également un eldorado de l’informel comme le montre la concentration des pratiques “d’arrière-boutique” du quartier. Si Les vendeurs informels sont arrivés parallèlement au début de la gentrification du quartier, au milieu des années 2000. Opportunistes, ils ont profité du nouveau brassage de populations pour s’installer là. Après avoir expliqué la présence des minorités issues de l’immigration dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, nous analyserons les tenants et aboutissants de la vente informelle. Ensuite, nous éclaircirons son rôle dans la société actuelle à l’échelle d’un quartier en cours de gentrification.

L’essentiel de cette petite enquête se déroule dans la rue du Faubourg-Saint-Denis à Paris. Néanmoins la rencontre avec Jafur, un Bengali qui, arrivé en région parisienne il y a neuf mois pratique la vente informelle1, a été d’une grande aide dans la compréhension des conditions d’arrivée de certains migrants et de leur situation en France. Jafur travaille à Choisy-le-Roi2, donc dans un tout autre cadre que la rue du Faubourg-Saint-Denis, a permis d’établir des comparaisons liant la pratique de la vente informelle à l’environnement dans lequel elle s’inscrit.

GÉOGRAPHIES ET IDENTITÉS

Le transit de charriots, observé par le pigeon survolant la rue, témoigne des activités de confection et de commerce qui ont lieu à Strasbourg-Saint-Denis. Elles font partie intégrante de la vie de et l’identité du quartier, et particulièrement de la rue du Faubourg Saint Denis.

1 Voir son profil en annexe.

2 Choisy-le-Roi est une ville de proche banlieue, à une dizaine de kilomètres au Sud-Est de Paris.

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En effet, l’ensemble de ces pratiques révèle un fort lien historique et symbolique avec l’artisanat et le commerce particuliers aux faubourgs, ces rues anciennement situées en périphérie de Paris, c’est-à-dire hors de l’enceinte Charles V qui fût construite en 1383. Le faubourg, ou le fors le bourg3 dont la fonction originelle est de relier la ville aux campagnes avoisinantes, tenait alors un rôle d’axe de circulation à l’échelle de la ville. C’est là que s’installèrent les artisans et les petites industries à la recherche d’un loyer peu cher.

Un héritage morphologique des faubourgs de cette période est aujourd’hui encore lisible. En effet le parcellaire en lames de parquet typique des faubourgs se caractérise par des terrains étriqués dirigés vers la rue, morcelés par des passages, couverts ou non, et d’étroites cours, elles aussi perpendiculaires au faubourg. Les cours qui étaient utilisées comme lieux de séchage du bois et d’entrepôt des marchandises, donnent sur des rez-de-chaussée généralement assez hauts de plafond pour accueillir les ateliers de fonte de métaux, travail du bois et du cuir présents dans les faubourgs. Bien qu’il ait tenu une place importante à Strasbourg-Saint-Denis, l’artisanat n’y existe aujourd’hui presque plus.

Une autre forme d’héritage, concernant les usages, est l’activité commerciale dense et en particulier le commerce de détail, qui lui, perdure. Aujourd’hui, ce secteur de Paris est protégé par municipalité. En effet, la rue du Faubourg-Saint-Denis, comme certaines autres du quartier4, est inscrite au plan de protection de l’artisanat et du commerce. Ceci est la preuve des valeurs économiques et symboliques générées par les activités historiques du

3 “Fors le bourg” en vieux français, issu de “fors” du latin “foris” signifiant «en dehors» de et de “bourg” explicite l’idée de la forte limite entre la ville et sa périphérie.

4 La ville de Paris a instauré plusieurs plans de protection du commerce et de l’artisanat, consultables sur son site internet www.paris.fr : Sur les 1700km que dessinent les rues de Paris, 230 sont protégés par la ville, soit 14% du réseau viaire de la capitale. Ces plans de protection se traduisent par l’interdiction de remplacer l’activité commerciale ou artisanale qui a lieu au rez-de-chaussée sur rue par un autre type d’activité. La rue du Faubourg-Saint-Denis, la partie Est de la rue de l’Echiquier, les rues de Mazagran et des Petites Ecuries, ainsi que les Grands Boulevards et boulevard de Strasbourg sont, à degrés différents, protégés par la municipalité.

Cour oblongue sur la rue du Faubourg-Saint-Denis.

Affichage publicitaire d’un artisanat implanté dans une cour.

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quartier, qui en effet, lui donnent sa griffe.

L’activité commerciale de Strasbourg-Saint-Denis s’est également développée grâce à l’aspect Vieux Quartier théorisé à la fin des années 70 par Colette Pétonnet5. Les vieux quartiers, qui à l’époque où elle écrit sont très insalubres, abritent une sociabilité particulière. Les logements exiguës et sombres poussent leurs occupants en dehors, et donc dans la rue. Aujourd’hui, beaucoup des logements ont été remis à neuf et agrandis, mais l’effervescence que décrit Colette Pétonnet demeure. Cette sociabilité de rue a permis le fleurissement de magasins, cafés et restaurants. C’est en matinée que l’on rencontre une partie des habitués du quartier et c’est à ce moment de la journée que le quartier ressemble le plus à un village, comme le qualifie Mathieu6. Cet homme d’une trentaine d’années et habitant du quartier de longue date apprécie l’échelle des interactions le matin et cette ambiance qui renvoie à l’imaginaire d’une petite ville de campagne, à échelle humaine7.

En effet, beaucoup de personnes occupant les cafés embrassent le patron, certains s’envoient des bonjours, d’autres se font des signes de la main d’un trottoir à l’autre. Le matin, les pratiques du quartier des habitants révèlent une certaine domesticité et montrent que l’espace public à Strasbourg-Saint-Denis, se situe dans le prolongement des logements. Par exemple, un homme d’une cinquantaine d’années attablé en terrasse du Sully8, se coupe les ongles, ce qui montre la porosité entre intérieur et extérieur, une perméabilité du clos à l ’ouvert qui caractérise le bâti ancien selon les termes de Colette Pétonnet9.

Si certains habitants passent du temps au café, d’autres

5 pétonnet Colette, On est tous dans le brouillard, Ethnologie des banlieues, Éditions Galilée, 1979.

6 Voir son profil en annexe.

7 Cette atmosphère caractéristique de Strasbourg-Saint-Denis est très bien transmise par Jean-Luc Godard dans le film Une femme est une femme.

8 Le Sully est un café au numéro 13 de la rue du Faubourg-Saint-Denis.

9 pétonnet Colette, “Le vieux quartier” in On est tous dans le brouillard, Ethnologie des banlieues, 1981, Éditions Galilée, p.58.

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se tiennent simplement dans la rue, seuls ou en groupe et semblent n’avoir d’autre but que d’y être. Ils passent et repassent, flânent. Ils sont à la fois acteurs et spectateurs de l’effervescence de l’espace public. L’un d’entre eux, Karim, homme d’une vingtaine d’années d’origine marocaine10 exprime sa fierté d’avoir grandi là : Ici c’est mon quartier je connais tout le monde et tout le monde me connait. Bien qu’il n’y habite plus aujourd’hui, il insiste sur la relation d’appartenance qu’il a avec le cet endroit en utilisant le possessif mon. Notons néanmoins que la notion de quartier renvoie pour Karim à la population qui s’y trouve. L’important pour lui est autant d’être bon connaisseur du lieu que d’être reconnu comme y appartenant: il est fier d’avoir une place dans la microsociété des stagnants du KFC11, composée en majorité de jeunes hommes issus de l’immigration maghrébine de seconde génération. Si certains se retrouvent dans la rue, le quartier de Strasbourg-Saint-Denis est aussi très occupé par des groupes d’amis qui se réunissent dans les salons de coiffure ou restaurants ethniques12. Ces commerces ethniques sont les marqueurs d’une forte concentration de minorités, qui s’implantent beaucoup dans le secteur tertiaire.

Depuis plus d’un demi-siècle, le quartier de Strasbourg-Saint-Denis est un théâtre de vagues migratoires vers la capitale. Si ce quartier a été choisi par les premiers migrants, c’est en raison du rapport centralité géographique/prix des logements lié à la grande dégradation des infrastructures. De plus, le passé artisan du quartier a permis aux premiers arrivants au début des années 1960, les Juifs d’Afrique du Nord, d’y installer des ateliers de confection en réinvestissant les cours et fabriques. C’est au travers de l’activité de confection et vente de tissus et vêtements que se sont intégrés les Juifs d’Afrique du Nord. Ils ont ensuite joué le rôle de charnière entre la population parisienne et les minorités migrantes

10 Voir son profil en annexe.

11 Karim dit avoir pour QG le restaurant KFC à l’angle des boulevards Saint-Martin et de Strasbourg.

12 Selon l’anthropologue raulin Anne, les critères qui définissent un commerce ethnique sont les origines du patron ou des employés, l’origine des capitaux ou de la marchandise, le circuit de distribution, le style adopté par le magasin dans son agencement sa décoration ainsi que ses faire-valoir publicitaires.

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suivantes, engendrant un à un leur établissement à Strasbourg-Saint-Denis. Au début des années 1960, des Tunisiens et Marocains quittent leur pays natal après les décolonisations13. À Strasbourg-Saint-Denis, leur activité est majoritairement liée au commerce de détail, aux cafés et restaurants. Ils seront suivis par des populations turques et kurdes, dont l’immigration a été favorisée par un accord d’échange de main d’œuvre entre la France et la Turquie en 1965. Leur installation se traduit dans le tissu urbain par l’implantation de boutiques de restaurants ethniques. Plus tard, le quartier accueille d’autres populations africaines, sénégalaises et ivoiriennes, qui ont précédé l’arrivée des minorités sud-asiatiques. Après la restriction en Grande-Bretagne, de l’immigration provenant des pays du nouveau Commonwealth, Indiens, Pakistanais, Mauriciens, et Sri-Lankais (que nous appellerons Sud-Asiatiques) se tournent vers la France14. La coprésence15 de ces minorités en ce lieu, crée une mixité organisée sur laquelle nous reviendrons dans la suite de l’article.

MINORITÉS ET STRATÉGIES DE SURVIE

Le système auquel sont confrontés les nouveaux arrivants est aujourd’hui peu perméable. En effet, à la différence des minorités issues de l’immigration post-coloniale, les Sud-Asiatiques ont plus de difficulté à obtenir un visa français et ne sont pas employés dans l’industrie, la France n’ayant aujourd’hui plus besoin de la main d’œuvre qu’elle sollicitait au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Il est alors difficile pour ces nouveaux arrivants de s’intégrer dans le système économique, et donc de gagner leur vie. En réponse à leur précarité, les individus exclus du système d’échange régulier développent des stratégies

13 Rappelons que l’indépendance du Maroc et la Tunisie datent de 1956.

14 Pour plus d’informations sur la chronologie des vagues migratoires en France, se reporter à : pétonnet Colette, “Le vieux quartier” in On est tous dans le brouillard, Ethnologie des banlieues, 1979 ; ainsi qu’à Benoist Jean (médecin et anthropologue), “La ‘Diaspora’ indienne”, intervention au colloque L’Inde, grande puissance de l’Océan Indien, 7 et 8 janvier 1988 ; et à “Invisible et modèle ? L’immigration Sud-Asiatique”, Communiqué Info Immigration, N°12, Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, novembre 2009.

15 GoffMan Erving définit la coprésence comme une situation de face-à-face entre deux ou plusieurs personnes.

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autonomes de survie16, qui leur permettent de s’inscrire dans la réalité de la société, d’y vivre et y prendre part sans la pénétrer de manière licite.

Le secteur de l’informel se développe dans trois domaines privilégiés: la sous-traitance dans le bâtiment, la confection, comme dans le Sentier et le commerce informel, notamment à la Chapelle et à Strasbourg-Saint-Denis. La vente de rue, comme les autres pratiques autonomes de survie est essentiellement défensive, comme l’illustre l’histoire de Jafur qui vend des fruits en attendant d’obtenir des papiers. Le commerce informel, comme tout commerce crée une interaction, une dynamique du paysage et du territoire. Il peut susciter tantôt l’intérêt, tantôt le rejet, l’ignorance ou l’exclusion. Certains passants sont attentifs, s’arrêtent quelques secondes, saluent le vendeur puis se remettent en chemin ou finissent par acheter, d’autres ignorent le vendeur, nient sa présence.

Du fait de l’allongement du temps de trajet dans la société contemporaine, celui-ci est passé de simple intervalle temporel de déplacement à un moment à part entière17. En effet, le temps grandissant passé dans les transports, pouvant être considéré comme perdu, pousse les individus à l’optimiser et y intégrer certaines tâches quotidiennes. Alors plus qu’un couloir purement fonctionnel, il a sa propre valeur espace-temps et peut devenir l’hôte d’activités satellites, comme l’achat. Le caractère pratique en termes de mobilité des activités commerciales (ordinairement situées en des lieux faciles d’accès) est ici extrapolé par les vendeurs à la sauvette, qui s’introduisent sur le trajet du voyageur, investissent cet espace-temps quotidien.

Ainsi, dans la rue du Faubourg-Saint-Denis ont lieu beaucoup d’activités, liées aux nombreux commerces et

16 crétiniéneau Anne-Marie analyse ces pratiques d’autonomisation dans l’article “Les stratégies de survie individuelle, des enseignements utiles pour une autre approche du développement économique”, Économies et Sociétés 39,3, Presses de l’ISMEA, 2005, pp. 365-383.

17 tillous Marion, kaufMan Vincent, louvet Nicolas, “Consommer dans le métro : une question d’engagement dans le temps et l’espace” in Espaces et Sociétés, n°135, 2008.

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aux cafés et bars. Ces activités économiques amènent des usagers venant d’autres quartiers, pour qui l’expérience de la rue n’est pas forcément quotidienne. Les vendeurs informels, assez nombreux dans la rue (huit dans la partie au Sud du Boulevard Magenta) s’inscrivent alors d’avantage dans le paysage urbain des passants que dans leurs pratiques quotidiennes, à la différence de Jafur qui, profitant de la fonction uniquement transitoire de la passerelle sur laquelle il vend et du déplacement pendulaire des passants, s’ancre davantage dans leur quotidien. Il échange des sourires, parfois quelques mots, offre des fruits aux plus fidèles clients. Les vendeurs de Strasbourg-Saint-Denis, eux, se font plus anonymes et n’accomplissent à priori que l’exercice simple de la vente.

La quotidienneté des rapports vendeur/passants est également influencée par le type de marchandise proposé. Lorsque Jafur vend des fruits, il s’adresse à une clientèle régulière, alors que tous les vendeurs de la rue du Faubourg-Saint-Denis, hormis un, exposent des produits non consommables comme des coques de téléphone, des DVD, des ceintures… Le vendeur qui fait exception est installé à l’extrême Sud de la rue, au niveau du numéro 2. Il propose des herbes fraîches (menthe, coriandre, persil) et des citrons. Ces produits sont consommables, notons néanmoins qu’ils ne font pas partie de ceux qu’on a besoin d’acheter chaque jour. Ils exercent une autre forme de commerce, dit d’opportunité.

En effet, l’achat n’est pas anticipé, c’est bien l’exposition des produits qui va donner l’envie de réaliser un achat. Alléché par l’hypothétique repas que l’on pourra cuisiner avec les herbes fraîches de l’un à un prix défiant toute concurrence (50 centimes d’euro les trois bottes), ou séduit par une ceinture quand le nouveau pantalon que l’on porte est trop grand... C’est en voyant les objets proposés que l’on réalise le besoin ou l’envie que l’on en a. N’oublions pas que les produits présentés sont très divers, et les étalages recèlent parfois des trésors qui peuvent sembler être destinés à se trouver sur notre chemin : un logiciel que l’on arrive pas à pirater, le film, plus proposé à la vente, qu’on l’on cherche depuis longtemps… L’essence même des produits exposés incite à l’achat compulsif. Chaque vendeur possède un étalage fait de matériaux

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récupérés, cartons ou cagettes, qu’il dispose sur les larges trottoirs de la rue du Faubourg-Saint-Denis18. Il ne comporte ni élément décoratif ni pancarte : les produits sont laissés tels quels, simplement exposés.

Certains vendeurs ont un étalage peu encombrant, d’autres de plus amples. Par exemple, le vendeur d’herbes fraîches de la rue du Faubourg-Saint-Denis tient un étal composé d’une simple cagette, qu’il retourne sur un flanc à la verticale ou à l’horizontale, sur lequel il dispose quelques bottes d’herbes fraîches. Contre de la cagette repose un sac plastique qui contient le reste du stock. La petite taille de son étalage lui permet de le dissimuler lorsqu’il se sent menacé, par la venue des forces de l’ordre par exemple.

Cette grande vivacité, qui le protège en lui donnant la capacité de se fondre dans l’espace public, lui donne l’assurance nécessaire pour alpaguer les passants et leur proposer ses produits, et donc d’entretenir un réel contact, d’entrer vraiment en interaction avec le piéton. C’est une chose que les vendeurs à l’étalage plus encombrant, qui proposent des accessoires informatiques, DVD, câbles, coques et autres, ne font pas. En effet leur déballage ordonné est composé d’un étal de cartons dépliés, parfois recouvert d’un drap, soutenu par d’autres cartons. Ceux-là ne peuvent ni le cacher ni le camoufler et sont dans l’incapacité de s’estomper dans le paysage urbain. Ils adoptent alors une attitude plus détachée par rapport à leur étalage: ils s’éloignent beaucoup de leurs produits, traversent la rue pour se tenir sur l’autre trottoir, puis se rapprochent quand un passant semble intéressé. L’homme, se tenant debout est remarquable par son immobilité, son attention portée sur les passants et ses produits, car il crée un décalage avec le reste de la population affairée et en mouvement.

À la différence des boutiquiers, et bien qu’ils soient sédentaires, les vendeurs n’ont pas de réel ancrage physique à la rue si ce n’est leur inertie dans les flux et reflux, dans

18 La rue du Faubourg-Saint-Denis est un lieu très propice à la vente informelle, du fait de sa proportion voirie/trottoir. Il y a, pour cinq mètres de route, environ sept mètres de trottoirs, ce qui en fait une rue très piétonne.

Étal d’un vendeur informel.

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l’écume fugace de la marée humaine qui submerge la rue. La subtilité de la pratique de la vente informelle réside en la capacité à tenir l’équilibre entre le manifeste et le discret. Les commerçants doivent sans cesse jongler entre invisibilité et flagrance, pour se faire voir des passants qui pourraient être intéressés, tout en restant anonymes pour éviter d’être trop repérables par les agents de police.

Les vendeurs ambulants font depuis longtemps partie du paysage de la rue, et cette pratique était autrefois tolérée. En effet, la rue du Faubourg-Saint-Denis accueillait encore au XXè siècle les marchands de quatre saisons, qui munis d’une charrette à bras vendaient légalement des fruits et légumes sur les trottoirs. Cependant aujourd’hui la pratique de la vente de rue est très règlementée et la vente informelle, par définition, en est en dehors, s’autonomise. La vente à la sauvette est définie par le Code pénal comme : Le fait, sans autorisation ou déclaration régulière, d’offrir, de mettre en vente ou d’exposer en vue de la vente des biens ou d’exercer toute autre profession dans les lieux publics19. Elle est punie de six mois d’enfermement et de 3700 euros d’amende. La marchandise que proposent les vendeurs informels est licite (sauf dans le cas des DVD) mais non réglementée: les vendeurs posent alors deux problèmes aux yeux de la loi, qui sont la vente sans autorisation sur la voie publique, et le non assujettissement aux impôts. Ces deux choses, gérées par la municipalité, relèvent du code du commerce et du code civil.

Les forces de l’ordre passent régulièrement rue du Faubourg-Saint-Denis. Elles s’arrêtent parfois pour prendre des notes, cependant les agents n’interviennent pas ou peu, sur ces individus (généralement des hommes) qui enfreignent ostensiblement la loi. Interrogée sur ce détachement, une agent de la Police Nationale répondra: La préfecture de police ne fait plus trop attention à eux car il y en a trop! Après c’est interdit, oui. Ils en font quand même quelques-uns! Cette policière met l’accent sur l’impuissance des forces de l’ordre face à la profusion de vendeurs informels, qui, en effet et c’est également le cas de Jafur, n’ayant pour solution quasi-unique que la vente à la sauvette pour gagner leur vie, reviennent après chaque

19 Code pénal : Art. 446-1.

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arrestation et reprennent leur pratique illicite. En sept mois de travail à Choisy-le-Roi, Jafur s’est fait arrêter puis emmené au commissariat quatre fois. Cela ne le dérange plus, ayant compris qu’on ne peut lancer aucune procédure contre lui car il n’a ni document d’identité valable, ni vraie adresse.

Cette situation d’irrégularité du vendeur prête à la transaction un climat de confiance particulier, concernant d’une part l’assurance du vendeur, d’autre part l’éthique et la peur de l’escroquerie de l’acheteur.

Du côté du vendeur, cette confiance est liée à la population présente sur le lieu. À la différence de l’étal de Jafur où l’on palpe les fruits et se sert soi-même, sans l’inquiéter car les passants transitent chaque jour sur la passerelle20 et sont amenés à le recroiser, sur la rue du Faubourg-Saint-Denis, les vendeurs sont méfiants. En effet la rue est très passante, et ils n’ont aucune garantie de ne pas se faire voler. Les vendeurs sont parfois mal-à-l’aise, quand un client se comporte comme dans n’importe quelle boutique et saisit un produit pour l’examiner. Le vendeur suspicieux, se rapproche du passant et reprend parfois l’objet des mains de l’acheteur, pour le lui montrer lui-même.

Côté client, le soupçon concerne les produits. Généralement issus de la grande industrie, donc similaires à ceux que l’on trouve sur le marché normé, ils ont inévitablement suivi un chemin irrégulier pour arriver sur l’étalage du vendeur informel. Se pose alors le problème éthique de la provenance du produit et des éventuelles manipulations illicites dont il a fait l’objet. Evidemment sa semi-légalité remet en question la qualité de la marchandise. Le client, n’ayant aucune garantie, est alors obligé de faire confiance au vendeur. En ce qui concerne l’aspect pécuniaire, la valeur dans le cas de l’échange à prix fixe fait consensus, car elle est édictée à l’échelle internationale. À contrario, la construction de la valeur dans la vente à la sauvette se fait à une échelle

20 Jafur pratique la vente informelle sur la passerelle reliant la gare RER de Choisy-le-Roi à la dalle Orix, sur le trajet pendulaire de beaucoup de personnes.

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plus restreinte, et est, aux yeux du client, moins légitime. L’achat à un vendeur informel donne lieu à des rapports de force particuliers du fait de l’illégalité ostensible de la transaction. De plus la hiérarchie habituelle client/commerçant est inversée : le client, qui d’ordinaire dans l’échange marchand est en position de besoin par rapport au vendeur et donc de faiblesse, est ici à priori l’acteur fort de l’échange, du fait du besoin qu’a le vendeur de réaliser la transaction, étant obligé de fuir son pays natal pour tenter de survivre dans un pays où il n’est pas reconnu. Seul derrière son étalage, parlant peu21, il est ostensiblement exclu de tout système d’échanges régulier et donne une impression de laissé-pour-compte. La forme de la vente informelle inspire de la compassion et place à priori le vendeur en position de victime. Ce rapport de force inversé donne lieu à la pratique du marchandage, comme l’illustre cet exemple à Choisy-le-Roi:

Un euro ?, lance une femme à Jafur en attrapant une mangue. Jafur refuse, d’un signe de tête.« J’ai vu une mangue à un euro chez l ’épicier !, reprend la femme.Sans prononcer un mot, celui-ci lui fait comprendre qu’il n’abaissera pas son prix. Un euro !, répète-t-elle.La sachant de mauvaise foi, et voyant que l’échange n’aboutira pas, Jafur oriente la femme sur un autre achat, lui tendant une mandarine. La femme semble désintéressée et vexée de n’avoir pas réussi à abaisser à sa guise le prix du fruit convoité, refuse, salue Jafur puis se remet en chemin en direction de la dalle.

Ici, la femme, qui a agi comme décisionnaire orgueilleuse de la transaction est froissée que son opiniâtreté n’ait pas abouti. Jafur, ne parlant pas un bon français, se trouve en difficulté lorsqu’il s’agit de négocier et n’a, ici pas réussi à mener à bien l’échange. La femme, estimant le prix du fruit trop élevé, a coupé court à toute interaction.

La valeur marchande des produits proposés est liée au

21 Les vendeurs à la sauvette sont issus d’une immigration de première génération des pays du nouveau Commonwealth, lié à la Grande-Bretagne, parlent donc anglais, mais peu de français.

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système économique parallèle auquel est rattaché le vendeur informel. Il y a une imbrication des stratégies individuelles de survie qui constitue une réelle économie populaire, très liée à une microsociété des exclus du système d’échange régulier. Par exemple rue du Faubourg-Saint-Denis, des automobilistes se garent près du vendeur d’accessoires informatiques situé au niveau du n°8, pour le camoufler de la circulation. Ce même homme est en constante relation avec le bazar Alimentation générale tenu par un homme d’origine turque, devant lequel il est installé. Il prend des pauses dans la boutique, laisse surveiller son étalage par les commerçants, mais surtout il semble effectuer des transactions de marchandise entre le bazar et le trottoir: fréquemment il entre dans le magasin muni d’un sac à dos vide, qu’il ressort plein quelques minutes plus tard. Ensuite, il vide le contenu du sac à dos pour l’y poser sur l’étalage. Un tel transit de marchandise permettrait au commerçant d’utiliser le trottoir situé devant sa boutique comme espace de vente supplémentaire, affranchi de toute taxe, et de profiter de la capacité lucrative importante de cet espace passant. Ce type de transaction est visible chez certains vendeurs informels de la rue, mais d’autres, comme le vendeur de CD devant le n°67, installé en face d’un salon de coiffure et une boucherie (ne vendant donc pas la même marchandise) sont plus discrets sur leur approvisionnement.

Néanmoins presque tous les vendeurs (le vendeur d’herbes fraîches au n°2 semble très indépendant) semblent intégrés dans une communauté qui les soutient. Il y a une réelle entraide liée à leur condition commune, basée sur la

Ce vendeur informel échange avec un homme et surveille son étal, protégé de la rue par une série de cartons.

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notion de réciprocité. Par exemple Jafur dit avoir un ami qui l’a aidé lors de son arrivée, notamment pour trouver un logement à Saint-Denis et ce travail à Choisy-le-Roi. Si l’entraide communautaire joue un rôle fondamental dans l’insertion des nouveaux arrivants, les détails de cette solidarité ne sont pas très clairs. Dans quelles mesures cet ami l’a aidé et jusqu’à quel point, restent des questions sans réponse. Le trajet de Saint-Denis à Choisy-le-Roi est assez long. Pourquoi “l’ami” de Jafur lui propose-t-il un travail aussi loin? La notion de réciprocité dans l’entraide, à l’intérieur de la communauté reste donc, dans le cadre de cette petite enquête, confuse, et il semble y avoir une hiérarchie au sein de ces communautés ethniques. La communauté est à la fois une chaîne de résistance dont Jafur est un maillon, à la fois une pyramide dont il est au pied.

Dans la rue du Faubourg Saint-Denis sont installés plusieurs vendeurs informels, vraisemblablement tous Bengalis. Un serveur d’une trentaine d’années, qui depuis quatre ans travaille au Sully, parle d’une mafia pour désigner ces communautés culturelles et économiques. Ils doivent faire leur chiffre les mecs ! Il a parfois assisté à des bagarres entre deux vendeurs : Ils se font la guerre ! Parfois tu les vois se taper sur la gueule ! S’il y en a un qui s’installe à la place de l ’autre... il se fait virer quoi. Ce serveur a une certaine animosité envers les vendeurs informels qui selon lui dérangent ses clients. C’est la raison pour laquelle il emploie le champ lexical de l’illégalité. Cependant les bagarres qui ont lieu montrent que la solidarité communautaire n’est pas totale. Il existe des différends à l’intérieur d’une même minorité, ici Sud-Asiatique. À l’inverse, certaines entraides sont intercommunautaires, à l’instar du transit de marchandise entre le bazar du n°8 tenu par un Turc et le vendeur informel bengali. Plus que du bien économique, l’économie informelle produit du lien social qui dépasse la notion de communauté. Cependant, la mixité du quartier de Strasbourg-Saint-Denis est à nuancer.

MIXITÉ STRUCTURÉE ET BOBOÏSATION

Là aujourd’hui y’a plus que des Turcs. Y ’a plein de restaurants turcs qui ont ouvert. Avant il y avait des Français dans

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la rue. Ce commerçant tunisien22 d’une soixantaine d’années, tenancier d’un bazar au n°50 de la rue du Faubourg-Sait-Denis fait partie des premiers arrivants étrangers du quartier. Il semble se sentir plus proche des Français que des Turcs et déplore le remplacement des commerces de bouche, poissonneries et boucheries par des épiceries turques, dans les années 1970 lors des premières arrivées de ces derniers. Cet abandon du quartier par les populations les plus riches correspond à une étape dans le cycle d’évolution de la ville, que Colette Pétonnet schématise ainsi :

Les riches attirés par le modernisme des quartiers neufs délaissent un vieux quartier du centre ; de plus pauvres s’y installent, locataires des précédents. Lors d’une période suivante, quand les quartiers neufs ont vieilli, les riches refluent vers le quartier ancien qu’ils rénovent et chassent ses occupants vers la périphérie.23

Aujourd’hui, on parle à Strasbourg-Saint-Denis de gentrification.

Les gentrifieurs sont souvent des artistes ou des personnes qui travaillent dans le domaine culturel, qui installent leur atelier ou leur logement dans les vieux quartiers populaires, attirés, comme les personnes issues de l’immigration, par les bas loyers et la centralité. L’installation des artistes à Strasbourg-Saint-Denis dans le années 90 puis de classes plus aisées qui ont réclamé plus de salubrité et de sécurité, engage la mairie du Xème à organiser la rénovation des passages, qui auparavant étaient, selon Mathieu très insalubres, un peu coupe-gorges, attirant des populations de classes moyennes supérieures24.

Les gentrifieurs sont conscients de changer le quartier en évinçant les classes populaires anciennement présentes.

22 Voir son profil en annexe.

23 pétonnet Colette, “Le vieux quartier” in On est tous dans le brouillard, Ethnologie des banlieues, 1981, Éditions Galilée, p.45.

24 Les revenus des gentrifieurs étudiés par clerval Anne dans le XIè arrondissement de Paris sont entre le revenu médian et les 25% plus hauts de la région parisienne. La classe moyenne étant définie comme située entre les 30% les plus pauvres et les 20% les plus riches, les gentrifieurs font plutôt partie de la classe moyenne supérieure.

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Ils mettent alors l’accent sur la mixité sociale qu’ils créent, à l’instar de Mathieu, qui interrogé sur deux mots avec lesquels il définirait ce quartier, répond tolérance et mixité. Ayant grandi à Strasbourg-Saint-Denis, il attache une grande importance à l’identité du quartier. En qualifiant ainsi l’environnement dans lequel il s’est construit, il explicite et justifie une partie de sa personnalité. Pour lui, la coprésence pacifique de plusieurs minorités est une réelle fierté, car elle représente sa propre tolérance. En revanche, un serveur du Château d’Eau25 n’habitant, lui, pas le quartier nuance cette mixité : Tout le monde respecte tout le monde, mais ça marche par groupe de commerce: coiffeurs avec coiffeurs, patrons de bar avec patrons de bar… C’est très communautariste. Ce mélange organisé des professions est très lié aux minorités. En effet, les salons de coiffure sont généralement tenus par des Africains (plutôt Sénégalais et Ivoiriens), les manucures sont réalisées par des Chinoises, tandis que les restaurants sont plutôt indo-pakistanais, et les épiceries et fast-food généralement turcs. Malgré leur présence en un même lieu, il y a peu de discussion entre les personnes issues de minorité différentes, peu de mélange à proprement parler.

Ceci est constatable spatialement dans la rue, avec les vendeurs informels, qui n’échangent quasiment qu’avec d’autres Sud-Asiatiques ; même chose dans les boutiques, les salons de coiffures africains sont pleins d’Africains, les fast-foods turcs pleins d’hommes26 d’origine turque. Il y aussi plus spécifiquement sur la rue du Faubourg-Saint-Denis, une autre forme de division, qui est, elle, temporelle. Le matin, la rue est surtout occupée par les habitants du quartier, qui en allant travailler prennent un café en terrasse : le train-train quotidien selon les termes du serveur du Château d’Eau. À midi elle accueille les personnes qui y travaillent, et notamment les artistes liés aux studios de musique de Strasbourg-Saint-Denis, les étudiants des écoles de danse et de théâtre, ainsi que les hommes d’affaire et commerçants du Grand Boulevard. C’est l’après-midi que la population change vraiment. En

25 Le Château d’Eau est un café, au numéro 67 de la rue du Château d’Eau.

26 Nous constatons que la rue est plutôt habitée par des hommes, et que les femmes sont sous-représentées dans les espaces publics et semi-publics du quartier.

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effet, à ce moment de la journée, ce sont plutôt des hommes de tous âges qui occupent le quartier. Ils sont attablés sur les terrasses de café, qu’ils occupent une grande partie de l’après-midi. Ensuite, vers 18 heures le quartier est investi de jeunes venant d’autres arrondissements, attirés par les nombreux bars très abordables qui y ont fleuri au cours de ces dix dernières années.

Il y a à Strasbourg-Saint-Denis une coprésence des populations, qui donne lieu à une mixité très structurée et la mixité fortement valorisée par beaucoup des gentrifieurs du quartier est en réalité plus de l’ordre du discours que des pratiques. Patrick Simon parle alors d’effet-paysage27. Ils évoluent dans un espace socialement homogène, contenu dans un décor multiculturel.

Ce paradoxe entre discours et pratique du gentrifieur caractérise le bobo28, qui cherchant à se démarquer de la bourgeoisie par la culture, en étant ouvert, prône la mixité, croit aux valeurs qu’elle génère. Malgré cela, sa position est contradictoire : un certain nombre des gentrifieurs, qui misent beaucoup sur l’éducation, détournent la carte scolaire de leur enfant pour les faire étudier dans un collège moins populaire. Ainsi, Mathieu, qui valorise la mixité du quartier de Strasbourg-Saint-Denis, a étudié dans un très bon lycée du XIè arrondissement. L’exemple des fêtes des voisins dans les cours d’immeubles montre que les classes moyennes préfèrent se retrouver entre membres d’un même groupe plutôt que dans la rue avec des habitants du quartier moins favorisés.29

Ces cours sont appréciées des gentrifieurs pour l’histoire qu’elles véhiculent. En effet, elle tient pour eux une place importante, raison pour laquelle les anciens faubourgs, à fort héritage culturel et formel sont des lieux d’habitation

27 siMon Patrick, “Politique de la ville contre la ségrégation ou l’idéal d’une ville sans division”, in Annales de la recherche urbaine, n°68-69, septembre-décembre 1995.

28 Dans l’émission Répliques sur France Culture, “Le monde des bobos”, le 17 mai 2014, leGrand Thomas, journaliste politique, définit les bourgeois-bohèmes comme un groupe social pour qui le capital culturel a plus de poids que le capital économique.

29 clerval Anne analyse ce phénomène en détail dans “Les anciennes cours réhabilitées des faubourgs, une forme de gentrification à Paris”, Espaces et Sociétés, n°132-133, 2008.

Cour privée inaccessible.

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appréciés des gentrifieurs. Cette affection pour l’histoire est remarquable à Strasbourg-Saint-Denis par la décoration des bars, comme le Prado, au n°10 de la rue du Faubourg-Saint-Denis ou le Mauri7 au n°46, qui sont artificiellement défraichis.30

Les bobos s’intéressent généralement à la culture mais également et surtout à une forme de vie sociale particulière. En effet, si certains gentrifieurs que Patrick Simon nomme transplantés31, déménagent dans un quartier populaire pour des raisons uniquement financières, la plupart s’y installent par goût de l’effervescence de leurs espaces publics. La culture bobo prône un retour à une échelle de relations sociales humaine, ce qui est une des raisons pour lesquelles les gentrifieurs apprécient le quartier dans lequel ils vivent, qu’ils qualifient souvent, comme Mathieu, de village. Tout en étant connectés au reste du monde, car ils se déplacent en dehors de leur quartier et s’intéressent aux différentes cultures via les nouveaux média, ils sont très attachés au caractère de proximité de leur quartier.

30 Dans le quartier Oberkampf, ancien faubourg de l’Est parisien déjà gentrifié, sont notables les noms que portent certains bars, qui renvoient à un commerce de proximité dont le nom est pour certains aujourd’hui désuet : la Droguerie Moderne, le Petit Garage ou l’Alimentation Générale.

31 siMon Patrick, “The mosaic pattern : Cohabitation between ethnic groups in Belleville”, Paris, in Minorities in European cities : The dynamics of social integration and social exclusion at the neighbourhood level, Macmillan Press, 2000, pp. 100-115.

Terrasse du Mauri7. / Cave à vins dont la décoration évoque une production traditionnelle et artisanale. On note le jeu entre la façade ancienne conservée et l’intérieur complètement rénové.

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CONCLUSIONS

Les “bobos” valorisent les relations humaines plutôt que le caractère technocratique du développement sociétal actuel et se positionnent en réaction à la modernité et à l’échelle des échanges qu’elle a créée. Ils dénoncent la société actuelle de marché et prônent un retour au local, à des échanges commerciaux plus humains.

L’émergence des nombreux réseaux de partage de matériels en tout genre sur internet32 illustre la capacité d’aller-retour entre global et local qu’ont les gentrifieurs, se servant des nouveaux moyens de communication pour créer un lien social à l’échelle de leur quartier. D’autre part, l’amplification du réseau AMAP33 qui supprime les intermédiaires entre le producteur de fruits et légumes et le consommateur, et rassemble les gens autour de de ce marché, est un bon exemple de l’opposition actuelle au système de production et de consommation basé sur le concept de croissance, et de la contestation du désencastrement34 de l’économique et du social qu’il a opéré.

Quant aux stratégies autonomes de survie, executées notamment par les vendeurs informels, elles sont directement liées aux besoins de ceux qui les pratiquent. Etant en marge du système d’échanges régulier, ils développent un réseau parallèle local qui leur permet de survivre. Ce système de débrouille a pour seul but de subsister dans la société qui les rejette, ce en quoi elles concernent l’homme avant le profit, le social avant

32 On a même récemment vu la naissance d’un site internet de partage de restes : www.partagetonfrigo.fr.

33 Une AMAP, Association de Maintien de l’Agriculture Paysanne est un partenariat de proximité entre producteur et consommateur. C’est un contrat solidaire basé sur un soutien financier et l’activité régulière à la ferme du consommateur, et le partage des récoltes du maraîcher. Ce type d’association, parallèle au système d’échange régulier permet le maintien de l’agriculture de petite échelle, propose généralement aux consommateurs des produits bio supposés de bonne qualité, et surtout débouche sur un partage culturel fort.

34 polanyi Karl a théorisé la désinsertion des sphères économique et sociale dans le modèle de développement moderne dans l’ouvrage La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, édité pour la première fois en 1944, qui vante les valeurs d’un modèle économique basé sur la symétrie et la réciprocité, participant à la création d’un lien social.

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le pécunaire. Le système d’échange parallèle basé sur la communauté crée une rupture avec la hiérarchie sociétale habituelle. Ce n’est plus la pure fonction économique de l’individu qui détermine sa place dans le réseau de production et d’échange, mais son appartenance à la communauté qui lui donne des opportunités professionnelles. Ces pratiques apparaissent alors socialement plus équilibrées que le système d’échange normé. Elles sont donc un modèle de développement plus humain, en opposition au développement moderne duquel elles sont exclues.

Les vendeurs informels et les gentrifieurs qui cohabitent dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis et ne partagent à priori que l’espace public, sont communément en résistance aux valeurs de progrès de la société industrielle qui valorise l ’avoir, les valeurs au centre de leurs préoccupations, étant celles de l ’être. Dans les deux cas le fonctionnement du groupe est basé sur la solidarité et tous, ils montrent une grande capacité d’adaptation à la société en mouvement, agissant à une échelle restreinte. Ensemble, ils prennent le contre-pied de la mondialisation et s’inscrivent dans une durabilité sociale du développement.

ANNEXES

Jafur : Homme d’une trentaine d’années venant du Bengladesh, il a vécu au Brunei mais également en Malaisie, où il a obtenu un diplôme en ingénierie aéronautique. Il y a neuf mois il a quitté son pays natal pour tenter sa chance en France. Il réside dans la ville de Saint-Denis, où il dit avoir «un ami» qui s’occupe de lui, qui lui a trouvé ce travail de vendeur de fruits. Depuis sept mois, il exerce tous les jours de 12 à 22h, à Choisy-le-Roi dans la proche banlieue Sud, sur la passerelle reliant la gare RER C à la dalle Orix adjacente (pensée comme une station multimodale RER-bus), très importante pour la région Sud-parisienne. Ce travail lui apporte de quoi vivre durant l’intervalle de temps qu’il s’est donné pour obtenir un visa français, soit un an. Ce lieu de vente est très ingénieux car Jafur est implanté au mileu de la passerelle contre un muret central. Il est donc quasimet un obstacle au passage. De plus, il se situe sur le trajet pendulaire de beaucoup de passants, ce qui a créé une

Jafur.

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dimension d’interaction quotidienne autour de son activité.

Mathieu : Né dans une petite ville du Sud-Ouest de la France, il a grandi dans un village. Arrivé à Strasbourg-Saint-Denis en 1993 lors de son adolescence, il a connu le quartier avant le «nettoyage», lorsqu’il était insalubre. Aujourd’hui professeur d’histoire-géographie en collège, il vit Impasse des petites écuries, a une pratique du quartier quotidienne et s’est lié d’amitié avec beaucoup des serveurs et patrons de café. Sa vision d’historien sur l’évolution du quartier a été d’une grande utilité à cette petite enquête.

Karim : Homme d’une vingtaine d’années qui a grandi à Strasbourg-Saint-Denis: «Je suis là depuis que je suis gamin ». Aujourd’hui il vit en banlieue mais continue de passer du temps à Strasbourg-Saint-Denis, et particulièrement devant le KFC sur le boulevard, qu’il définit comme son «QG».

Commerçant tunisien : Habitant de la rue du Faubourg-Saint-Denis depuis cinquante ans, il tient ce commerce n°50 de la rue depuis une quarantaine d’années. Il revendique son identité culturelle française et critique les vagues migratoires qui ont suivi la sienne.

Serveur du Château d’Eau : Homme d’une trentaine d’années, serveur depuis deux ans au Château d’eau. Il habite un autre quartier plus à l’Est du Xème arrondissement et n’apprécie pas passer du temps à Strasbourg-Saint-Denis en dehors du cadre professionnel.

Passerelle de la station multimodale de Choisy-le-Roi.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :pétonnet Colette, On est tous dans le brouillard, ethnologie des banlieues, Éditions Galilée, 1979.polanyi Karl, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944, Trad. Catherine Malamoud, 1989.raulin Anne, Commerce, consommation ethniques et inter-relations communautaires, Mission du Patrimoine Ethnologique, 1988.

Articles :Benoist Jean, “La ‘Diaspora’ indienne”, intervention au colloque L’Inde, grande puissance de l’Océan Indien, des 7 et 8 janvier 1988.clerval Anne “Les anciennes cours réhabilitées des faubourgs, une forme de gentrification à Paris”, Espaces et Sociétés, n°132-133, 2008.corBillé Sophie, “Paris-Métropole à l’épreuve du vécu métropolitain des quartiers gentrifiés du nord-est de Paris”, Quaderni, n° 73, mars 2010, pp. 75-88.costes Laurence, “Les petits commerçants du métro parisien”, Revue européenne de migrations internationales, volume 4, n°3, pp. 57-67.crétinéneau Anne-Marie, “Les stratégies de survie individuelle, des enseignements utiles pour une autre approche du développement économique”, Économies et Sociétés 39,3, Presses de l’ISMEA, 2005, pp.365-383.fleury Antoine, “De la rue-faubourg à la rue ‘branchée’, Oberkampf ou l’émergence d’une centralité des loisirs à Paris”, Belin, L’espace géographique, tome 32, mars 2003, pp.239-252.tillous Marion, kaufMan Vincent, louvet Nicolas, “Consommer dans le métro : une question d’engagement dans le temps et l’espace” in Espaces et Sociétés, n°135, 2008.Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, “Invisible et modèle ? L’immigration Sud-Asiatique”, Communiqué Info immigration, n°12, novembre 2009. reynaud Jean-Daniel, “Conflit et régulation sociale. Esquisse d’une théorie de la régulation conjointe”, Revue française de sociologie, 1979, pp. 367-376.siMon Patrick, “Politique de la ville contre la ségrégation ou l’idéal d’une ville sans division”, Annales de la recherche urbaine,

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Textes de lois :Art. L442-8, Code du commerce. Art. 446-1, Code pénal.

Émissions radio :finkielkraut Alain, “Le monde des bobos”, in Répliques, France Culture, 17 mai 2014.

Sites internet :www.paris.fr, www.partagetonfrigo.fr, www.revuejibrile.com/JIBRILE/PAGES/INDEX.htm (dufoinG F, entretien avec latouche Serge, co-fondateur du MAUSS [Mouvement Anti-Utilitariste des Sciences Sociales]).

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Marie Chevriersous la direction de Caroline Maniaque

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L’exposition Château Margaux au Centre Pompidou en 1988 établissait un corpus des constructions historiques et nouvelles de châteaux bordelais. Ces constructions sont aussi diverses d’aspect qu’une grande ferme au cœur d’un domaine agricole, une manufacture aux performances industrielles, une résidence élégante mais très réservée, un lieu sophistiqué de production économique ouvert sur le commerce mondial...*. L’exposition avait pour

intention d’identifier une typologie architecturale locale et de la définir pour qu’elle puisse se déployer en de nouvelles constructions, capables de répondre à la fois à une dimension culturelle et à une dimension industrielle.Au début du XXIè siècle, on peut noter une effervescence d’édifices au style international, peut-être due à l’ouverture du marché mondial de vins de luxe et reconnus.Les constructions bordelaises des starchitectes ont suscité de nombreuses remarques, notamment auprès de la presse française qui a publié des articles

* huGh Johnson, “Bordeaux enfin mis en perspective”, Exposition Châteaux Bordeaux, Paris, Centre Pompidou, 1988, p. 13.

Nouvelles perspectivesarchitecturales pourles châteaux bordelais

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parfois polémiques, remettant en cause l’appellation de “château” si bien ancrée dans l’appropriation que se font les français de leur patrimoine culturel, en particulier viticole.1 Dans la presse architecturale, ces constructions sont plus volontiers comparées à celles des chais étrangers.

Aujourd’hui les châteaux bordelais font face à une concurrence internationale féroce, avec des régions comme le Chili, la Californie, l’Afrique du Sud ou la Nouvelle Zélande, qui récupèrent des parts de marché grâce à la performance de leur production, la qualité de leurs produits et l’impact visuel de leurs lieux de production. Les projets engagés dans la région bordelaise semblent alors nécessaires pour les grands châteaux bordelais. Si la concurrence internationale est l’élément déclencheur de création architecturale, nous nous demanderons au sein de cet article comment l’architecture parvient à répondre aux attentes des châteaux bordelais.

L’hypothèse émise ici est que ces constructions se sont faites dans un contexte de concurrence internationale où les châteaux bordelais ont eu besoin d’une nouvelle dynamique et d’un renouvellement d’image de marque, celle de château français ne suffisant plus. Seront pris comme exemples les châteaux de Cheval Blanc et de Faugères à Saint-Emilion, et celui Margaux à Margaux, à travers des publications de revues architecturales françaises et des entretiens personnels que j’ai pu réaliser sur les sites.

LES ATTENTES DES CHÂTEAUX

Cahier des charges

Les dernières constructions de chais bordelais adoptent des orientations architecturales complètement différentes. Toutes cependant, intègrent des espaces utilitaires dans leur extensions ou reconstructions, car les châteaux bordelais doivent moderniser leurs espaces d’accueil des clients et enrichir la qualité de leurs produits en construisant de nouvelles zones dédiées à de nouvelles

1 Bernard Patrick, “Les vins américains pourront-ils porter la mention “château” ?”, Le Monde, 14 septembre 2012.

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machines de productions.

Le renouveau de l ’architecture des propriétés de production viticole dans le Bordelais est marqué par une première phase d’extension de nombreux châteaux, au cours de laquelle on a agrandi les bâtiments utilitaires, récupérer et restaurer les édifices historiques.2

Chaque château s’approprie alors une architecture et une politique d’extension qui s’accorde avec les valeurs d’entreprise, qu’il veut mettre en avant auprès de ses visiteurs et clients.

Ces extensions doivent-elles être visibles ou au contraire savamment dissimulées? Deux tendances s’affrontent sur cette question. L’une préconise un équilibre entre les édifices historiques et les nouveaux locaux requis par la modernisation des structures, l ’autre préf ère les solutions qui évitent radicalement leur coexistence visuelle.3

Le château Margaux, construit en 1810 par l’architecte Louis Combes est un véritable château de style néo-palladien. Il s’étend en une petite cité constituée par des maisons pour les ouvriers et leurs familles, des lieux de travail, des cuviers, les chais et la tonnellerie. Les millésimes 2009 et 2010 de Margaux sont réputés pour être extraordinaires, et la question d’une crise économique de marché ne se pose pas véritablement. En effet, pour les châteaux qui seront étudiés dans article, on ne parlera pas de véritable crise de marché, puisque la clientèle de luxe en période de crise est toujours présente, mais plutôt du fait que la clientèle se retrouve confrontée à un marketing novateur de la part des nouvelles institutions comme celles de la Nappa Valley, qui la font donc devenir plus exigeante. La percée d’autres châteaux à grande renommée interdit aux grands crus bordelais de se contenter de leur image de château classique. Un nouvel investissement a été lancé au château Margaux en 2012 afin de pouvoir agrandir l’entreprise: pour un besoin de place, et pouvoir construire quelque chose de notre

2 pavan Vincenzo, Caves architectures du vin 1990-2005, Architecture et vin : La rencontre de deux cultures, Actes Sud, p.35.

3 pavan Vincenzo, op.cit., p.35.

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époque4. L’attente du château Margaux est de construire de nouveaux chais. Enterrés, tout comme les chais originels du château, ils accueilleront le nouveau vin de 2013 et libéreront l’espace des deux autres chais. Seront également créé des bureaux et un espace de dégustation au sein même du chai ainsi qu’une vinothèque un peu plus loin.Ces espaces sont de prime abord fonctionnels, mais sont parfaitement intégrés au circuit de visite.Le commerce du tourisme œnologique est en pleine expansion5, et il importe d’amplifier par l’architecture les cinq sens du dégustateur. Les visiteurs commenceront par le chai avec vue sur les vignes et finiront par la vinothèque enterrée : le parcours logique et très marketing qui commence avec la fabrication du vin pour finir à la mise en bouteille, rappelle à chaque instant que la vigne a été pensée au sein du projet.

Le chantier est pourtant bien plus vaste. C’est une réflexion globale de la propriété, un travail presque urbanistique qui a été lancé. Le plan général du rez-de-chaussée accroché au mur de la salle de réunion de chantier en témoigne. Tout est en quelque sorte “rafraîchi” pour faire ressortir les atouts de ce domaine : des salles de réceptions sont aménagées, même le bel étage du château est en travaux. Classé monument historique depuis 1946, il s’agit de conserver ce patrimoine tout en continuant à écrire architecturalement l’histoire du château.

C’est une démarche qui correspond à ce que nous sommes, à la manière dont nous voulons travailler, qui s’appuie sur une tradition mais qui n’hésite pas à se renouveler en permanence6, dit Paul Pontallier, directeur de château Margaux.

Le choix de l’architecte s’est fait sans concours. Château Margaux a proposé à plusieurs architectes préalablement choisis ce projet. Les architectes étaient relativement

4 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Paul pontallier, directeur de château Margaux, au château le 15 avril 2014.

5 pavan Vincenzo, op.cit., p.35.

6 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Paul pontallier, directeur du château Margaux, au château le 15 avril 2014.

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libres de l’image qu’ils voulaient donner à la nouvelle construction. En effet le choix d’un architecte avec qui l’entente est bonne est primordial. Le château Margaux a choisi Norman Foster, que Corinne Mentzelopoulos la propriétaire, connaissait. Le suivi des travaux s’est également fait avec un architecte local pour la conduite du chantier, Guy Torpès, qui avait déjà travaillé pour quelques rénovations plus mineures du château.

L’initiative du projet pour le château Faugères, qui depuis 2012 est un grand cru Classé de Saint-Emilion est similaire. Le choix de l’architecte s’est fait, ici, par une démarche singulière de l’architecte Mario Botta. Aucun concours n’a été organisé mais ce sont des visites au château, des discussions, des croquis, une démarche plus amicale qui ont conduit à la réussite du lancement du projet.

Donc c’est ce projet là qui a plu d’emblée à Silvio. Mais c’est… Ils sont rares des bonhommes comme ça ! [...]. Parce que c’est des personnes qui sont très simples, très abordables, très soucieuses de ce qu’on fait au quotidien. Il n’a pas voulu comme certains architectes imposer sa griffe mais il s’est toujours adapté à nos besoins. Il me disait toujours « Alain, je ne sais pas faire le vin ! Dis moi est-ce que ça ça te gène, est-ce que ça tu en as besoin ? ». Et il s’est toujours…Moi ça m’a surpris de sa part de… oui, d’être à l ’écoute et de toujours s’arranger. Parfois ça ne nous convenait pas donc il allait chercher et il nous proposait autre chose. Très ouvert et très à l ’écoute. Mais il y a des architectes qui ont un ego beaucoup trop fort et qui imposent les choses et puis après au quotidien on voit que ces choses-là ne sont pas du tout fonctionnelles.7 - Alain Dourthe, directeur de Château Faugères.

Pour le château Faugères, la notion d’extension est également importante. La loi elle-même les y obligeait. En 2014, il n’est plus légal de vinifier deux appellations dans le même bâtiment. De plus, leur ancien chai est sur la commune de Sainte Colombes et ne peut donc plus vinifier le vin d’appellation Saint-Emilion.

7 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Alain dourthe, directeur de château Faugères, au nouveau chais le 17 avril 2014.

Croquis envoyé par Mario Botta au propriétaire Silvio Denz. Photo prise pendant l’entretien au château Faugères.

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La construction de Patrick Dillon et Jean de Gastines de 1992 ne suffisait donc plus. Le cahier des charges établit par le château Faugères formulait une demande de haute technologie et une identité forte mais respectueuse des obligations légales de Saint-Émilion. Le choix de l’édifice de Mario Botta s’est tout d’abord fait principalement pour sa démarche personnelle. Il n’aurait pas demandé d’honoraires importants8 dans la première phase du projet, et l’esquisse du projet se serait plutôt fait comme celle d’un artiste : si le projet plaisait, le contrat était signé. De plus, le budget se tournait davantage vers des matériaux précieusement choisis pour les sols, les murs et le mobilier mais aussi un matériel de production innovant. Les autres architectes reconnus et appelés à faire ce projet comme Jean Nouvel et Santiago Calatrava Valls ne se trouvaient pas en accord avec la politique d’image du château Faugères; une construction trop métallique ou un rapport humain jugé trop glacial avec des demandes d’honoraires trop importantes n’ont pas été retenues9. Quand au château Cheval Blanc, Premier Grand Cru Classé A en 1954, classé au patrimoine mondiale de l’UNESCO, se situe également sur le domaine de Saint-Emilion. Il n’est pas soumis aux mêmes obligations que celles du château Margaux. Le château lui-même, construit en 1871, n’est pas classé et ressemble plus à une maison de maître qu’à un véritable château. La nouvelle construction de Christian de Portzamparc, en chantier de 2006 à 2011, vient alors dans le prolongement de l’ancien bâtiment, jusqu’à le dissimuler derrière les grands voiles de béton du nouveau chai.

Le choix de l’architecte par les nouveaux propriétaires (Bernard Arnault et le baron frère depuis 1998) s’est également fait en raison de qualités humaines et de ressentis personnels. Bernard Arnault ayant déjà travaillé avec Christian de Portzamparc lors de la construction de la tour LVMH à New York en 1999, avait donc certainement confiance en cet architecte, lauréat du prix

8 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Alain dourthe, directeur de château Faugères, au nouveau chais le 17 avril 2014.

9 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Alain dourthe, directeur de château Faugères, au nouveau chais le 17 avril 2014.

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Pritzker de 1994.

Ce qui nous a plu chez cet architecte, c’est son écoute, son humilité, et sa crainte de déranger l ’écosystème de Cheval Blanc.10 - Pierre Lurton, directeur de château Cheval Blanc.

L’importance du chai

L’image marketing des châteaux bordelais se focalisait sur le lieu de réception et associait le chai à une demeure aux allures nobles. L’architecture française de ces maisons de maîtres aux façades souvent embellies de colonnade, d’un porche, de hautes fenêtres et faites en pierre de taille, maisons qui sont souvent imprimées sur les étiquettes des bouteilles, était un gage de qualité aux yeux des consommateurs. Aujourd’hui, bien que cela reste un élément de vente pour de nombreux châteaux, les grands crus classés bordelais doivent dépasser et renouveler cette image publicitaire, les références architecturales de marketing ayant changées.

Le vigneron bordelais a déjà réussi au début du 19ème siècle à faire d’un nom à la sonorité aristocratique - le Château - une image de marque qui impose une association inconsciente reliant le vin à une somptueuse architecture.11

La renommée des vins bordelais est liée à une certaine culture, un certain patrimoine. La culture française fait toujours vendre dans le domaine du luxe, mais il faut se l’approprier et la développer. Dans un contexte de concurrence internationale, les clients s’intéressent avec plus de précision à la qualité du produit et non plus uniquement à l’étiquette. Il faut reconquérir la clientèle et répondre aux exigences toujours grandissantes des consommateurs en matière de qualité et d’image. Il s’agit de s’identifier, non plus seulement à une région, à une image de château bordelais mais à son propre château, son propre vin. Les nouvelles constructions bordelaises

10 saillet Éric, “Archi-dossier à la une, Chais d’œuvre”, Archistorm, n°50, septembre/octobre 2011, pp.64-74.

11 L’architecture du vin : Remarques sur le renouveau d’une ancienne typologie de construction, Édition Dirk Meyhöfe, p.25.

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marquent ce changement d’échelle. Toujours au travers de l’architecture, l’identification passe par la fabrication du vin. Le lieu de cette fabrication, le chai, devient alors lieu d’identification et de revendication identitaire de l’entreprise. Le chai est un espace précieux, au sein même du processus de fabrication mais il est aussi un espace de représentation de l’entreprise. C’est lui qu’il faut montrer pour mettre en valeur la spécificité de l’entreprise.

Un chai bien entretenu est un objet de prestige que chaque domaine montre volontiers et présente dans ses prospectus ou même sur ses étiquettes. Ce signe qui montre à la fois l ’appartenance à une tradition vivante et la reconnaissance du progrès, confirme les hautes exigences de qualité d’un domaine.12

Le chai devient un bâtiment à part entière qui n’a pas besoin en termes d’image d’être lié à l’ensemble de la propriété. Il devient véritable vitrine de l ’entreprise, [...] pour signifier aux clients, fournisseurs et autres publics son effort constant de compétitivité et de bonne santé économique13.

Les nouvelles formes architecturales et technologiques du chai servent à l’image forte du château. Pour les architectes, le chai est le lieu de création très intéressant alliant ingénierie et art, et réunit les contraintes d’un bâtiment à la fois solide, élégant et architectonique tout en adoptant une approche fonctionnelle et technique adaptée à cet espace de production.

Au Château Faugères à Saint-Émilion, Mario Botta distingue les opérations de production du vin par une disposition rationnelle de l’espace. Les différents niveaux du bâtiment correspondent aux différentes étapes de la fabrication et de la vente. L’utilisation de la gravité au sein du bâtiment se met au service de l’image forte du chai tout en étant fonctionnel pour la fabrication du vin.Au Château Cheval Blanc, à Saint-Émilion la lumière zénithale du chai sert à l’ambiance harmonieuse épurée du

12 Meyhöfe Dirk, L’architecture du vin : Remarques sur le renouveau d’une ancienne typologie de construction, p.29.

13 lee Eun Seok, “L’architecture industrielle en France et son rayonnement depuis les années 1980”, Thèse de Doctorat, Paris I, 1996.

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lieu tout en permettant aux producteurs et consommateurs de visionner la couleur du vin à la lumière naturelle.

Une volonté d’avoir une œuvre / architecte star

Une clientèle avisée en appelle toujours davantage au star-système de l ’architecture contemporaine pour ajouter une nouvelle valeur au dispositif complexe de la stratégie commerciale qui tourne autour de l ’univers du vin.14

Les châteaux ne s’en cachent pas : il leur est bénéfique de choisir un architecte à la renommée internationale. L’effet publicitaire touche un public différent des consommateurs de vin. Les magazines d’architectures s’emparent des chais pour publier les projets d’architectes connus. Ces lieux de production alimentaire sont mis à côté de musées. Ce phénomène s’est déjà produit lorsque, réinvesties et restructurées par les architectes, la presse spécialisée en architecture s’est intéressée aux usines industrielles des années 1980.

La presse, les journalistes sont venus parler du projet de Mario Botta. On a eu une bonne audience auprès de la presse, télé française, étrangère également. Et puis après c’est avec les organismes de tourisme, les offices de tourisme locaux puis les agences de tourisme qui nous envoient des clients, des visiteurs. L’an dernier on a accueilli un peu plus de 2000 personnes en visite ici. On a recruté une personne liée au métier du tourisme. Cet emploi n’existait pas avant

14 pavan Vincenzo, op.cit., p.40.

Image du chai du Château Cheval Blanc.

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la construction du chai.15

Mais c’est aussi une façon de cultiver l’esprit de luxe et la renommée de leurs vins. Il est important pour les châteaux de grands crus d’avoir leur propre œuvre architecturale, une architecture monumentale magnifiant une image marketing à l’internationale.

Je crois que vu la qualité des bâtiments actuels, vu la réputation de l ’architecte qui les a construit, vu l ’image de Château Margaux on ne pouvait pas pour tous ces éléments prendre un architecte qui ne soit pas aujourd’hui reconnu comme étant un grand architecte! On avait pensé établir une short list, et bien sûr Norman Foster en faisait partie. Mais vous connaissez mieux que moi les 4 ou 5 grands architectes...16

L’objectif est de laisser l’architecte signer son œuvre. Les châteaux laissent aux architectes-star la liberté d’exprimer leur langage personnel à travers les espaces créés, jusqu’au mobilier; par exemple le béton blanc pour Portzamparc, la lumière et l’introduction de la gravité au sein des bâtiments de Botta, les structures pour Foster. À travers ces trois chais on ressent des projets qui tiennent à cœur aux architectes, une possibilité de faire des propriétés viticoles des terrains de jeux.

15 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et Alain Dourthe, directeur de château Faugères, au nouveau chais le 17 avril 2014

16 Paul Pontallier, directeur de Château Margaux, entretien cité

Au château Faugères, Mario Botta a pu façonner le mobilier de la salle de dégustation afin de finir son œuvre jusqu’aux détails. (Source : http://bordeaux.winetourbooking.com/fr/propriete/chateau-faugeres-99.html.)

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UNE ADAPTATION DU PATRIMOINE CULTUREL

L’importance du territoire dans le projet

Les châteaux Cheval Blanc et Faugères sont tous deux situés sur un territoire protégé par le Patrimoine mondial de l’UNESCO, où la notion de changement doit se situer entre les deux rapports de la conservation et de la mise en valeur. L’adaptation aux attentes des châteaux doit donc se concilier avec les obligations légales liées au territoire17. La spécificité du territoire doit se retrouver dans cette construction, tant pour les clients que pour la législation viticole.Ce n’est pas uniquement par le biais visuel des grandes perspectives sur la vigne mais dans les murs en eux-même que l’on retrouve le territoire, au château Faugères. Par ses différences de nivelés, c’est le terrain lui-même qui met en scène le bâtiment. La colline sur laquelle vient s’implanter le nouveau chai met en scène cette architecture et le chai, de son côté, respecte ce territoire en utilisant ses caractéristiques notamment la pierre, utilisée traditionnellement dans les constructions bordelaises.

Le directeur du château a même affirmé que cela faisait partie des obligations des nouvelles constructions sur le territoire de Saint-Émilion. La législation, quant au devoir d’utilisation de la pierre, suivrait la tendance qui consiste à créer un lien direct entre le lieu cultivé, le produit, les édifices et le territoire.

Le château Cheval Blanc n’utilise pas cette pierre mais l’étude du paysage et de l’environnement est pourtant bien présente. Tout d’abord, tout à été fait dans le plus grand respect des normes environnementales.18 Les systèmes de parois ventilées naturellement en témoignent ainsi que la forme de colline que prend le volume du bâtiment, est un rappel du territoire (peut-être de façon plus primaire).

Puisqu’il existe une forte tradition de l’image de la façade extérieure comme élément de vente, les châteaux ont plus de liberté quand on en vient à concevoir des intérieurs

17 Article 4 de la Convention de l’UNESCO.

18 Source : http://www.chateau-cheval-blanc.com/.

Vue sur les vignes depuis la terrasse du châteaux Faugères, photo prise lors de l’entretien.

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nouveaux. Pour le nouveau chai du château Margaux par exemple, les murs épais en pierre de taille ont été abandonnés au profil de larges baies vitrées qui donnent une vue en perspective sur les vignes du domaine: la plante, la source du produit est un élément de vente indispensable.

Partout en Europe, on a compris l ’importance du lien entre le territoire et la production du vin; le même souci anime la plupart des architectes, qui mettent tout en œuvre pour réaliser des édifices intégrés à la nature, aux couleurs du lieu, à toutes les caractéristiques environnementales.19

Travail corrélé entre un architecte étranger et un architecte local

Pour des questions administratives (signature et dépôt du permis de construire, gestion du chantier, connaissance des règles régissant la construction locale) les projets signés par des architectes étrangers sont suivis par un architecte local. Les architectes locaux ont une connaissance des règles qui régissent la construction du terroir et ont aussi une culture architecturale propre à la région bordelaise. La rencontre de ces deux parcours qui se partagent les fonctions tout au long du projet permet d’allier le mélange des concepts architecturaux.Les bâtiments se doivent de porter une image forte et nouvelle tout en respectant et en prenant en compte une culture bordelaise ancrée, tant par rapport à l’acceptation du changement opéré par les autorités que par rapport à leurs préoccupations marketing.

Le château Margaux a proposé à l’architecte Guy Tropès de venir travailler aux cotés de Norman Foster pour leur nouvelle construction. Lors de l’entretien que j’ai mené avec Guy Tropès, il s’est définit comme associé à part égale avec Foster sur toutes les étapes de conception. Il est en charge de la presque totalité de l’exécution. Son rôle est de faire la synthèse des influences et de coordonner

19 saillet Éric, op.cit..

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les maîtres d’ouvrage multiples20. Norman Foster a eu une influence technique et industrielle pour certaines de ces constructions21, et le parcours de Guy Tropès est lui aussi marqué par des constructions industrielles suite à ses projets d’usines de fabrication de papier.La division du travail entre ces deux architectes, aux influences et intentions différentes, mais aux conceptions architecturales rapprochées, semble donner lieu à une entente et des échanges entre le maître d’ouvrage, les entreprises et le maître d’œuvre plus riches et plus fluides. Les rôles paraissent tout de même relativement dissociés entre architecte de projet et architecte d’exécution. Au château Faugères, Alain Dourthe m’a présenté cet appel à un architecte local de façon plus obligatoire mais m’a indiqué que la rémunération des deux architectes est à part égale, c’est à dire que chacun touche 50% des 11% d’honoraires.22

Mario Botta est suisse, il ne fait donc pas parti de la communauté européenne. Il ne peut pas déposer lui-même de permis de construire. Il est quand même loin d’ici et ne peut pas suivre au quotidien le chantier. Donc on a dû prendre un architecte local pour assurer le suivi et faire un dépôt de permis aux autorités locales.23

Si ces collaborations semblent relatives au projet, elles sont néanmoins un atout pour les châteaux et les attentes artistiques, architecturales, patrimoniales et culturelles du projet. Ce patrimoine, moins contraignant pour les chais de la Napa Vallée, était un élément important et intrinsèque aux volontés de renouvellement des édifices de la dernière vague de construction bordelaise. L’exposition Château Bordeaux, trente ans auparavant, mettait en avant en premier lieu ce patrimoine, pour l’exposer et espérer son renouvellement.

20 Propos recueillis par l’entretien entre l’auteur et l’architecte en charge du projet du chais de Château Margaux, Guy troprès, au château le 15 avril 2014.

21 Interview entre Norman foster et Yoshio futaGawa, Londres, octobre 1998, publication GA Document Extra 12, 1998.

22 Alain dourthe, entretien cité.

23 Alain dourthe, entretien cité.

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Il était tentant [...] d’analyser cette alliance économiquement fructueuse entre l ’architecture et le vignoble, propre au Bordelais, de présenter le patrimoine qui en est résulté et de mesurer les chances - voire de susciter les conditions- d’un renouveau de la créativité architecturale viticole en Bordelais dans un contexte de concurrence internationale accrue. - Jean Maheu, Président du Centre Georges Pompidou.

CONCLUSION

Les nouveaux chais sont-ils sont une bonne ou mauvaise réponse architecturale au tournant commercial engagé par les châteaux bordelais ? L’inquiétude de Jean Dethier, en 1992, que le pire côtoie le meilleur24, n’est pas manifeste. Les trois châteaux étudiés ne se sont pas dotés d’une architecture internationale banalisée mais bien d’une “architecture nouvelle”25, résultant de l’appropriation par les architectes de la culture présente et de la dynamique de l’entreprise.

Les architectes choisis sont certes sans contester des “starchitectes”. Mais pour les trois châteaux étudiés, ils sont avant tout des architectes qui savent donner une lisibilité d’identité à l’entreprise tout en répondant à un cahier des charges fonctionnel et technique et une demande plus personnelle. Ils m’ont semblé prendre une position humble par rapport au patrimoine présent26. L’architecture de qualité a toujours communiqué des symboles.27

Pourquoi les propriétaires des châteaux engagent-ils de nouvelles constructions par des architectes stars alors que préexiste une image de château, forte en termes de publicité? Bien que l’arrivée de nouvelles entreprises sur le marché, aux atouts architecturaux, aux techniques de production performantes, à la reconnaissance dans

24 “Bordeaux en fin mis en perspective”, exposition Châteaux Bordeaux, Paris, Centre Pompidou, 1988.

25 hartJe Hans et perrier Jeanlou, Les plus beaux chais du monde, Éd. Artémis, p.4.

26 lee Eun Seok, “L’architecture industrielle en France et son rayonnement depuis les années 1980”, Thèse de Doctorat, Paris I, 1996.

27 pavan Vincenzo, op.cit., p.40.

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les classements en terme de qualité de produit, et au marketing impressionnant soit un élément contingent déclencheur d’investissement pour les châteaux bordelais, ces constructions sont-elles uniquement un moyen de faire face à la concurrence ?

D’après ce que j’ai pu apprendre sur le déroulement de ces nouvelles constructions, je peux en conclure que ce n’est pas qu’économique et publicitaire. Sans omettre que le retour sur l’investissement est présent, ces constructions m’ont paru comme des projets plaisant culturellement. C’est un plaisir pour les propriétaires que d’investir pour l’avenir car c’est ainsi qu’ils apportent leur empreinte personnelle à un certain patrimoine. Ils donnent les moyens aux architectes de concevoir des bâtiments portant leur propre signature, à la fois œuvre d’art et machine performante. Les échanges fructueux avec les architectes, la bonne entente pendant la construction, puis la fierté d’avoir un chai qui est un élément architectural marquant de l’époque dans laquelle s’inscrit l’entreprise, prennent peut-être une place plus importante que l’apport économique souhaité. 149

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BIBLIOGRAPHIE

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BosredoM Mickaël, "Les stars de l'architecture investissent le vignoble bordelais", 20minutes, 5 avril 2013.Botta Mario, laMarre François, "Le chais de château Faugères", Intramuros, n°146, janvier/février 2010, pp.62-64.caille Emmanuel, "Grand cru classé A - Chai du château Cheval Blanc, Saint-Émilion", d'a, n°202, septembre 2011, pp.62-67.de portzaMparc Christian, "L'inscription d'une ligne douce sur le paysage", Intramuros, n°156, septembre/octobre 2011, pp.60-65.Guyennon Patrick, "Des stars de l'architecture au service des grands vins de Bordeaux", Urbannews, 24 août 2010.lafon Cathy, "Vin : Les architectes, stars des chais girondins", Sud Ouest, 15 novembre 2013."Dossier vin et architecture : L'art du palais", d'a, n°147, juin/juillet 2005, pp.29-81."Les architectes célèbres, nouvelle arme des châteaux bordelais", larvf.com, 4 avril 2013."Un chai galbé dans les vignes de Saint-Emilion", Le Moniteur, n°5624, 9 septembre 2011, Architecture & Urbanisme, pp.26-30."Une 'cathédrale du vin" érigée à Saint-Émilion", Le Moniteur, n°5539, 22 janvier 2010, Architecture & Technique, pp.50-52.Archiscopie, n°90, décembre 2009, pp.18-20.

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Oswald Pfeiffersous la direction de Leda Dimitriadi

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LA QUESTION DU DROIT D’AUTEUR EN ARCHITECTURE

Le 1er octobre 2008, la Cour Administrative d’Appel de Paris condamne la commune de Montrouge à verser 7000 euros d’indemnités à un architecte pour l’atteinte portée aux droits patrimoniaux et moraux de celui-ci sur son œuvre. L’œuvre en question, une bibliothèque-discothèque-salle de réunion

commandée par la commune en 1975, fut effectivement l’objet de travaux d’extension et de modernisation par un architecte concurrent en 2002, toujours suite à une demande de la commune de Montrouge, et ce sans l’accord de l’auteur du bâtiment.

Bien que la première plainte de ce dernier n’ait pas fait mouche, l’architecte obtient finalement gain de cause en appel.

Architecture et culture libre

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Retenons cette phrase, extraite de la décision finale de la cour :

La collectivité ne peut toutefois porter atteinte au droit de l ’auteur de l ’œuvre, en apportant des modifications à l ’ouvrage, que dans la seule mesure où elles sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l ’ouvrage ou son adaptation à des besoins nouveaux.1

Cette affaire n’est bien entendu pas un cas isolé, citons un autre exemple publié le 2 septembre 2008 sur le site internet de l’Ordre des Architectes :

Deux architectes honoraires, auteurs d’une tour dans le XVè arrondissement de Paris, ont obtenu 30 000 € de dommages et intérêts, suite à un changement de teinte de l ’immeuble lors du ravalement. Le syndicat des copropriétaires devra également “remettre la façade dans sa couleur originelle” lors du prochain ravalement.2

Ces décisions étonnantes qui paraîtront abusives pour certains ou justes pour d’autres, nous amèneront quoi qu’il en soit à questionner la légitimité du droit d’auteur tel que nous le connaissons lorsqu’il est appliqué à l’architecture. Nous admettrons pour cela que la pratique même du métier d’architecte tel qu’il existe aujourd’hui est contradictoire. Le paradoxe résidant dans le fait qu’une profession libérale, ayant pour objectif d’offrir des services intellectuels et conceptuels dans l’intérêt d’un client ou du public, ne peut réellement coexister avec la figure du créateur ou de l’artiste, propriétaire de son œuvre. Nous allons développer au fil de cet article l’idée d’un modèle économique alternatif applicable à l’Architecture, un modèle économique moins restrictif proche de celui

1 Legifrance, Service public de la diffusion du droit, “Décision n°07PA0133”, http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?old Action=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000019703292&fastReqId= 452596544&fastPos=1, consulté en mars 2014.

2 Ordre des Architectes, “L’architecte a le droit de s’opposer à la modification ou à la dénaturation de son œuvre”, http://www.architectes.org/actualites/l2019architecte-a-le-droit-de-s2019opposer-a-la-modification-ou-a-la-denaturation-de-son-153uvre/, Actualités Nationales datant du 2 septembre 2008, consulté en mars 2014.

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de la culture Open-source. Notre réflexion évoluera du principe le plus abstrait et immatériel (l’idéologie de la culture Libre et ses domaines d’application en informatique) vers le plus concret et tangible (l’Architecture) en passant par la fabrication numérique qui, comme nous le verrons, aura le pouvoir de former une passerelle consistante entre ces deux domaines relativement distincts à première vue.

L’INFORMATIQUE ET LA NAISSANCE DE LA CULTURE LIBRE

Avant de pouvoir aborder la question de la conception architecturale en toute sérénité, il est essentiel de parler de la culture libre en elle même et d’évaluer quels aspects de celle-ci pourraient apporter un changement positif à notre discipline. Mentionnons sans attendre deux projets emblématiques qui peuvent être qualifiés de libres, afin de pouvoir associer plus aisément ce concept à des outils que nous utilisons au quotidien: Wikipedia, l’encyclopédie en ligne où tous les internautes ont le pouvoir de modifier, d’ajouter ou de supprimer des articles, jugée pratiquement aussi fiable que l’encyclopédie Britannica après une étude comparative3. Parlons également de Libre Office, suite de logiciels de bureautique gratuite sur laquelle l’article que vous avez sous les yeux à été rédigé. Libre Office offre une alternative à l’onéreuse et restrictive suite Windows Office tout en permettant aux utilisateurs de participer à la conception du logiciel de façon bénévole4.

Cela va de soit, il existe une différence majeure entre la conception de sites internet/logiciels informatiques et la conception de bâtiments, à savoir le support du produit fini: immatériel et duplicable à l’infini pour l’un, unique et tangible pour l’autre. Mais bien que l’idéologie de la culture libre concerne en premier lieu l’élaboration de contenu numérique (mais pas seulement), nous verrons que certaines notions liées à la diffusion et à l’échange du savoir humain, au travail collaboratif, à l’évolution

3 terdiMan Daniel, “Wikipedia presque aussi fiable que Britannica”, http://www.zdnet.fr/actualites/wikipedia-presque-aussi-fiable-que-britannica-39296098.htm, consulté en mars 2014.

4 LibreOffice, “The Document Foundation”, https://fr.libreoffice.org/, consulté en mars 2014.

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dans le temps d’un projet ou encore à l’éthique peuvent se rapporter à l’architecture.

Commençons par donner une définition au terme «libre» tel qu’il doit être compris dans le cadre de cet article. La «culture libre» ou «free culture» fait principalement référence à la liberté et pas au prix (le terme anglais free signifiant à la fois libre et gratuit peut laisser planer une certaine ambiguïté), comme le souligne la célèbre phrase de Richard Stallman, Président-bénévole de la Free Software Foundation et fondateur du projet GNU : Free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of free as in free speech, not as in free beer.5 La page web officielle du système d’exploitation libre de droits GNU, dicte quelles sont les quatre conditions qu’un logiciel doit respecter pour pouvoir être qualifié de “libre”6, à savoir:

- la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0);- la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour qu’il effectue vos tâches informatiques comme vous le souhaitez (liberté 1), l’accès au code source est une condition nécessaire;- la liberté de redistribuer des copies, donc d’aider votre voisin (liberté 2); - la liberté de distribuer aux autres des copies de vos versions modifiées (liberté 3); en faisant cela, vous donnez à toute la communauté une possibilité de profiter de vos changements, l’accès au code source est une condition nécessaire.

La culture du libre a évolué en parallèle des avancées en informatique et du développement du web. À l’origine, le matériel informatique était utilisé majoritairement dans les laboratoires de recherche scientifique universitaires et personne n’imaginait alors devoir acheter ou commercialiser un logiciel. Deux raisons à cela : premièrement, le matériel informatique de l’époque, visuellement plus

5 GNU, “Free software philosophy”, http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html, consulté en mars 2014.

6 GNU, “Free software philosophy”, http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html, consulté en mars 2014.

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proche d’une usine à gaz que d’un ordinateur portable ultra compact tel que nous en possédons d’aujourd’hui, coûtait déjà en lui même une petite fortune, ensuite, les chercheurs utilisant le matériel en question travaillaient généralement dans le but commun de faire progresser la science et la recherche et avaient tout intérêt à s’échanger les morceaux de codes permettant de résoudre tel ou tel problème spécifique (Toute la genèse du logiciel libre est racontée en détail dans La bataille du logiciel libre de Noisette et Perline7). En résumé, l’esprit du libre est né à la fois autour de l’idée de collaboration et de la certitude suivante : ce qui est immatériel, et plus particulièrement le savoir humain, se doit d’être partagé librement. Le développement d’internet joua évidemment un rôle central dans l’évolution de cet esprit de collaboration : la distance physique existante entre deux personnes ayant les mêmes idéaux et le désir de travailler sur un projet commun se trouva peu à peu abolie avec l’augmentation exponentielle de la quantité de données pouvant circuler d’un internaute à l’autre à travers le réseau. (de 56 kb/s en 1999, la vitesse moyenne des échange de donnée par fibre optique se situent à hauteur de 25 Mb/s aujourd’hui, soit environ 450 fois plus rapide qu’il y a 15 ans.)8

Mais si je dépense du temps et de l’énergie à concevoir un programme que je distribue librement, ne serait-il pas injuste que quelqu’un, puisqu’il a entièrement accès au code source du dit logiciel, le modifie à sa guise et se l’approprie entièrement ? Pour pallier à ce problème, certaines organisations à but non lucratifs ont mis au point des licences alternatives théoriquement moins restrictives que le copyright des pays du droit commun ou que le droit d’auteur français par exemple. Le plus répandu est certainement le Creative Commons, qui propose six licences différentes plus ou moins strictes qui se basent sur trois paramètres binaires. (Commercial/Non commercial, Modifiable/Non modifiable, Créations dérivées à partager selon la même licence/Licence au

7 noisette Thierry et perline, La bataille du logiciel libre, Paris, Éditions La Découverte, 2004.

8 chicheportiche Olivier, “Fibre optique : les débits moyens des opérateurs en baisse”, http://www.zdnet.fr/actualites/fibre-optique-les-debits-moyens-des-operateurs-en-baisse-39770540.htm, consulté en mars 2014.

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choix du créateur final).9 Ce type de licence permet par exemple à un musicien de partager une musique en ligne gratuitement, tout en autorisant d’autres artistes à la remixer à condition de citer l’auteur originel au moment de partager cette nouvelle œuvre.

FABRICATION NUMÉRIQUE: L’OPEN SOURCE À LA CONQUÊTE DU MONDE PHYSIQUE

Nous avons brièvement évoqué le fait que la culture libre ne se rapportait pas uniquement à des éléments numériques et immatériels contrairement à ce que notre logique pourrait nous laisser croire. Le récent développement du mouvement DIY, s’appuyant fortement sur internet et ses réseaux sociaux, a beaucoup contribué à l’évolution de la culture libre vers la matérialité. DIY signifie Do It Yourself, dont la traduction littérale est faites-le-vous-même, à laquelle nous préférerons l’appellation «fait maison» plus parlante, ce champ regroupe toutes les activités visant à créer des objets usuels, des objets d’art ou des objets technologiques de façon plus ou moins artisanale de façon collaborative et solidaire. Ainsi, au sein de ce milieu, l’objet du partage entre les particuliers n’est plus le code source d’un logiciel ou d’une page web, mais bien les plans et les instructions de fabrication d’un objet physique et tangible.Deux principales sources de motivation semblent pousser les adeptes du DIY à se réunir pour concevoir et partager leurs créations librement de manière collaborative : d’un côté le désir de se regrouper autour d’une passion

9 Creative Commons, “Les 6 licences”, http://creativecommons.fr/licences/les-6-licences/, consulté en mars 2014.

Les différentes licences proposées par le Creative Commons (CC). (Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Creative_Commons.)

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commune (citons entre autres la cuisine, le bricolage, la création de bijoux,...), de l’autre l’envie de participer à une action ayant pour but d’améliorer les conditions de vie de l’homme ou de préserver l’environnement (astuces de recyclage, conception libre de médicaments...), notons que l’une de ces motivations n’exclut évidemment pas l’autre.

Une des dérives du Do It Yourself qui nous intéressera particulièrement ici est le mouvement des makers (en français fabricants ou bricoleurs), qui se concentre plus particulièrement sur la fabrication de prototypes et d’objets technologiques et s’organise généralement autour de structures de type fab lab. Un fab lab (contraction de l’anglais FABrication LABoratory, “laboratoire de fabrication”), est un atelier de fabrication numérique en accès plus ou moins libre au public (les makers sont en majeur partie des étudiants, des artistes, des architectes, des designers, des bricoleurs, des entrepreneurs, et autres hackers en tout genre) et qui dispose d’un certain nombre de machines allant de la fraiseuse numérique à l’imprimante 3D en passant par la découpeuse laser ou plasma, permettant la fabrication d’objets uniques et de prototypes. Un fab lab peut avoir la possibilité de respecter une charte établie par le MIT (Massachusetts Institute of Technology, université américaine où est né le concept de fab lab) pour être affilié aux réseaux des “Fab Labs MIT” et pour avoir le droit d’en porter le label. Cette charte détaille les différents objectifs et rôles de l’atelier, du point de vue de la sécurité, de l’éducation, de l’accès, du partage des connaissances et des ressources, elle est calquée sur les principes de la culture libre (Les Fab Labs sont disponibles en tant que ressource communautaire, offrant un accès libre aux particuliers mais également un accès réservé pour certains programmes10). Il existe divers types de fab labs, respectant plus ou moins la charte du MIT et étant donc plus ou moins proche de la culture libre, à ce sujet nous ferons simplement référence au livre Fab Lab, L’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle de Fabien Eychenn qui les catalogue et explique leurs modes de fonctionnement

10 MIT, “The fab charter”, http://fab.cba.mit.edu/about/charter/, traduction de l’auteur, consulté en mars 2014.

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en détail.11

La fabrication numérique est un thème crucial à aborder dans notre étude car, comme nous le verrons dans la suite de cet article, elle forme une passerelle consistante entre la culture libre et l’architecture. Il existe de nombreux projets dits libres liés à la fabrication numérique et il serait opportun d’en citer un des exemples les plus emblématiques.

Les imprimantes 3D Reprap, dont les plans sont distribués sur le site communautaire officiel12, propose une machine partiellement auto-replicante (le châssis et une grande partie des pièces mécaniques sont destinées à être imprimées en 3D). La théorie veut que si un particulier désire se procurer une Reprap, il lui suffit de demander à un de ses amis en possédant une de lui imprimer les pièces nécessaires, puis de les assembler en plus de quelques composants achetés dans le commerce.Il est intéressant de voir que les développeurs du projet ont mis au point différents plans de Reprap (selon les budgets et les besoins) qui sont en permanence mis à jour, comme c’est souvent le cas dans le milieu de l’open source. En effet, le côté très actif d’une communauté de passionnés permet aux éventuels dysfonctionnements d’être corrigés très rapidement contrairement au cas des produits propriétaires et payants de l’industrie où il est difficile d’intervenir sur la globalité de la distribution sans perturber le cycle de production ou pénaliser les utilisateurs ayant déjà acheté une licence.

Insistons sur le fait qu’il est également possible pour les moins bricoleurs de commander une Reprap déjà assemblée sur le site du projet, ce type de plus-value offre la possibilité de générer des revenus financiers grâce à un projet open-source sans pour autant entrer en contradiction avec les principes de la culture libre. Cette idée soulève le paradigme suivant, qui pourrait, comme nous le verrons plus loin, être le leitmotiv d’une architecture basée sur un modèle de conception open-

11 eychenne Fabien, Fab Lab : L’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle, Paris, Éditions FYP, collection “La fabrique des possibles”, 2012.

12 Reprap, “Welcome to RepRap.org”, http://reprap.org/wiki/RepRap, consulté en mars 2014.

Imprimante 3D Reprap Mendel. (Source : http://reprap.org/wiki/Mendel.)

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source : Je dois avoir gratuitement à ma disposition le savoir et l ’aide nécessaire pour créer ce que je désire, mais si je n’ai pas le temps ou l ’envie de le faire moi même, il m’est possible d’obtenir directement un produit fini moyennant finance.

ARCHITECTURE OPEN-SOURCE, UN NOUVEAU CHAMP DE POSSIBLES

Maintenant que la culture du libre et ses différents aspects ont été exposés, abordons les questions liées à l’architecture et à la ville sous cet angle. Avant tout, il va de soi qu’il existe plusieurs outils informatiques open-source qui servent aux architectes (OpenStreetMap13, une carte du monde proche de Google map sous licence libre constamment mise à jour par les utilisateurs, Blender3D14, modeleur 3D open-source, LibreCAD15, l’alternative libre du logiciel Autocad, etc), mais étant donné que ce sont ces logiciels en eux-mêmes qui sont libres et certainement pas les architectures qu’ils produisent, nous allons passer outre ce thème.Parmi les différentes démarches qui ont été menées, nous pouvons distinguer des sources de motivation communes une fois encore : certains projets ont comme objectif d’aider des populations en détresse en offrant des solutions d’urgence par exemple, d’autres ont pour ambition de repenser totalement l’urbanisme et de le faire évoluer vers un mode de conception à la fois collaboratif et plus respectueux de l’environnement, tandis que d’autres encore ne se concentrent pour l’instant que sur la recherche de nouveaux moyens de concevoir un projet en communauté. Nous constatons globalement que l’accent est mis sur l’aspect social/environnemental et vise avant tout l’amélioration des conditions de vie de l’être humain et la préservation de son milieu naturel. Il est rarement question de forme, ce qui confirme le fait que la réflexion dépasse le stade superficiel du style architectural pour se confronter à la façon même dont les architectes pratiquent leur métier et au modèle économique auquel

13 OpenStreetMap, “Le projet”, http://openstreetmap.fr/projet, consulté en mars 2014.

14 Blender3D, “Get involved”», http://www.blender.org/get-involved/, consulté en mars 2014.

15 LibreCAD, “Get involved”, http://librecad.org/cms/home/get-involved.html, consulté en mars 2014.

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ils sont soumis.

Dans une conférence TED (Technology, Entertainment and Design) intitulée Mon souhait : Un appel pour l ’architecture open-source, Cameron Sinclair rappelle comme nous l’avons vu dans notre introduction que l’architecte est au service de la communauté: Vous ne faites pas un bâtiment juste pour les résidents ou pour les personnes qui vont l ’utiliser, mais pour la communauté dans sa globalité.16 Son projet Architecture for Humanity17, actif depuis 1999, réuni des architectes et des designers des quatre coins du globe sur une plate-forme web afin de concevoir de manière collaborative et bénévole divers projets (conception d’abris après une catastrophe naturelle, accès à l’eau potable, reconstruction à la suite d’un conflit armé, etc). L’intérêt de ce projet se trouve dans le fait que de réels professionnels mènent ces missions, et que les solutions proposées offrent des qualités architecturales authentiques et bénéfiques pour une communauté à long terme.

La structure open-source du projet s’est développé en 2004, quand Cameron Sinclair a commencé à recevoir un nombre d’appels à l’aide bien trop importants pour être gérés seulement par sa petite équipe : Nous avons décidé d’adopter un modèle de commerce en source libre, afin que chacun, n’importe où dans le monde, puisse lancer une action locale et s’impliquer dans les problèmes locaux.18 Il est également important de souligner que les habitants prennent part à la conception du projet afin d’exprimer leurs besoins, ce qui est souvent le cas dans ce type de travail collaboratif et humanitaire. Enfin, point capital pour notre réflexion, Architecture for Humanity à été la première structure au monde à proposer un bâtiment soumis non plus au droit d’auteur mais à une licence Creative Commons: Aussitôt que c’est construit, tout le monde en Afrique ou dans n’importe quelle nation en voie de développement peut prendre les documents de construction

16 sinclair Cameron, “My wish: A call for open-source architecture” in TED Talks, http://www.ted.com/talks/cameron_sinclair_on_open_source_architecture, 2006, 01:15.

17 Architecture for Humanity, “About us”, http://architectureforhumanity.org/about/what-we-do, consulté en mars 2014.

18 sinclair Cameron, op.cit., 03:40.

Le sport est utilisé ici comme moyen de recréer des liens au sein de la communauté fortement fragilisée après un génocide. (Architecture for Humanity, “Addis Ababa Football for Hope Centre”, http://legacy.architectureforhumanity.org/node/2772, 2002.)

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et le dupliquer gratuitement.19 Rappelons que ces problématiques liées à la réplication et donc aux droits d’auteur sont présentes en architecture même en dehors du cadre très spécifique des missions humanitaires, citons le cas du Galaxy SOHO complex de Zaha Hadid qui a été victime de plagiat de la part d’une agence d’architecture chinoise au moment même de sa construction en 201320.

Certains architectes comme Kas Oosterhuis expérimentent dans un cadre universitaire de nouveaux moyens de concevoir l’architecture de façon à la fois collaborative et immersive. Le projet open-source Protospace du groupe de recherche Hyperbody21 dirigé par Kas Oosterhuis à l’University of Technology de Delft réuni dans un environnement 3D immersif de 150m² basé sur le principe de réalité augmentée des participants de divers horizons qui ont le pouvoir de créer ensemble et en temps réel des projets d’architecture non standard, virtuelle et interactive. Comme nous l’avons vu précédemment, la fabrication numérique est souvent très liée au principe d’architecture libre, ainsi Protospace est en lien direct avec un atelier de fabrication de l’université de type fab lab comprenant plusieurs machines CNC (Machine-outil à commande numérique). Nous constatons encore une fois que les avancées technologiques et la réduction progressive de la barrière séparant réalité et virtuel permettant du même coup à l’information et au savoir de circuler de plus en plus rapidement et abondamment

19 sinclair Cameron, op.cit., 19:40.

20 holden platt Kevin , “Zaha Hadid vs. the Pirates: Copycat architects in China take aim at the stars”, http://www.spiegel.de/international/zeitgeist/pirated-copy-of-design-by-star-architect-hadid-being-built-in-china-a-874390.html, consulté en mars 2014.

21 oosterhuis Kas, HyperBody : First decade of interactive architecture, Londres, Jap Sam Books, 2009, p.508.

Le Galaxy Soho complex de Zaha Hadid (à droite) et le projet chinois accusé de plagiat (à gauche). (holden platt Kevin , “Zaha Hadid vs. the Pirates: Copycat architects in China take aim at the stars”.)

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jouent un rôle clef dans l’évolution des pratiques de conception architecturale.Nous pouvons commencer à prendre conscience de l’intérêt que peut apporter ce modèle de travail dans la pratique architecturale par l’efficacité, la flexibilité et la qualité des solutions qu’il est capable de générer. Cependant nous n’avons pas encore abordé le problème central du travail en open source: comment parvenir à générer des revenus et à vivre de son travail lorsque celui-ci est à priori distribué gratuitement?L’open source ne rend pas forcément les choses gratuites, le savoir est distribué gratuitement mais sa valeur sera amortie en aval par des dispositifs qui pourront non seulement être engagés ou non par la ou les personnes qui profitent de ce savoir, mais qui apporteront également des avantages non négligeables au concepteur par rapport à un travail contraint par l’habituel droit d’auteur. Pour exprimer cela, appuyons nous sur un projet open source en cours de développement intitulé Paper Houses22.

Ce projet propose de mettre en ligne gratuitement des plans de maisons individuelles que certains architectes offrent bénévolement, l’utilisateur à alors la possibilité de récupérer ces plans et de faire construire sa maison sur ce modèle sans violer aucune loi liée au droit d’auteur. Or, tous les architectes en France savent que le marché de la maison individuelle ne leur appartient plus, largement dépassé par les promoteurs immobiliers qui vendent des maisons toutes équipées à moindre coût. Considérons qu’un nombre important d’architectes distribuent un plan sur cette plate-forme, en proposant en contre-partie et moyennant finance de le modifier à la demande et/ou d’assurer le rôle de maître d’œuvre sur le chantier de la dite maison. Il serait théoriquement possible pour les architectes de reprendre le contrôle de ce champ d’action tout en démocratisant l’architecture à un coût raisonnable pour les habitants. Cette logique ne prouve évidemment pas qu’un architecte peut subvenir à ses besoins par ce biais, elle offre cependant un exemple prouvant que le travail open source peut parfaitement évoluer au sein d’une économie capitaliste et générer des revenus pour

22 Paper Houses, “Architecture in open source”, http://paperhouses.co/pages/about-us, consulté en mars 2014.

Le projet “Protospace” mené par Kayser Oosterhuis. (Source : http://www.hyperbody.nl/protospace/about/.)

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ceux qui souhaitent adopter cette stratégie qui a su porter ses fruits jusqu’à présent dans tous les domaines où elle a eu l’occasion d’être appliquée.Le résultat est certes très proche de la pratique architecturale telle qu’elle existe actuellement, mais soulignons que ce changement de modèle accentue principalement la notion de choix. Comme nous l’avons exposé dans l’exemple des imprimantes 3D Reprap de la partie précédente l’utilisateur n’est plus un simple consommateur soumis aux lois du marché : il a le choix de se servir lui-même du savoir offert, ou bien de payer un expert capable de le mettre en œuvre pour lui.

S’il existe un champ où le travail collaboratif prend un rôle fondamental c’est bien l’urbanisme. En effet, les désastres auxquels peuvent mener des projets menés par une seule corporation et l’urbanisme top-bottom ont été fortement critiqués pour leur influence néfaste sur la qualité des espaces urbains et sur le bien être des êtres humains. En réaction à cela, plusieurs urbanismes insistent sur le fait qu’il faut impérativement permettre aux habitants de prendre part au processus de création de la ville. L’urbanisme collaboratif est loin d’être un mode de travail récent et il n’est pas lié ipso facto à un mode de travail libre, cependant, le fait de reconsidérer cette pratique dans le cadre d’un système open-source pourrait créer une alternative intéressanteOn retrouve dans le traité P2P Urbanism23 de Nikos

23 salinGaros Nikos, P2P Urbanism, Solingen, Umbau-Verlag & the Peer to Peer Foundation, 2011, http://zeta.math.utsa.edu/~yxk833/P2PURBANISM.pdf.

Spora Architects, “The Folk House”, exemple de maison individuelle libre de droits distribuée sur Paper Houses. (Source : http://paperhouses.co/pages/ sporaarchitects.)

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Salingaros tous les principes dictés par la culture libre appliqué à l’élaboration des villes. L’auteur défend l’idée qu’un urbanisme de qualité repose sur un ensemble de codes et de dispositifs que l’on retrouve tout au long de l’histoire qu’il nomme “patterns” (modèles, motifs). Ces patterns, qui peuvent être qualifiés de bons ou mauvais en fonction de la qualité des espaces qu’ils ont su produire, devraient pouvoir être partagés librement et gratuitement, mais également être enrichis par tous ceux qui le souhaitent, le tout dans l’optique de créer une base de données de référence qui rejetterait de par son existence l’idée obsolète de “secret professionnel” en urbanisme.

Nikos Salingaros se base en partie sur un ouvrage libre nommé SmartCode24. Le SmartCode est un manuel d’urbanisme que chacun peut modifier ou enrichir à sa guise, il est distribué gratuitement sous forme de PDF sur le site officiel du projet, ainsi que son “code source” (fichier inDesign, Excel et Word). Il est donc continuellement mis à jour et constitue une grille directrice ou un “modèle” qui peut être appliqué à n’importe quelle ville moyennant quelques adaptations. Ce projet montre précisément comment l’intelligence collective, définie par le philosophe Pierre Levy comme suit : le projet d’une intelligence variée, partout distribuée ; sans cesse valorisée, coordonnée et mise en synergie en temps réel ; et qui aboutit à une mobilisation effective des connaissances25 a le pouvoir de dépasser les actions de groupes fermés et restreints formés de quelques professionnels, même si ceux-ci sont talentueux.

CONCLUSION: UN NOUVEAU MODÈLE DE TRAVAIL POUR LA SOCIÉTÉ ?

La collaboration et la mise en commun du savoir a toujours été source à la fois de fascination et de crainte dans l’histoire de l’humanité, que ce soit dans le récit biblique de la tour de Babel, dont l’aspect ambitieux

24 Zyberk & Co., The SmartCode, ebook open-source sans éditeur, 2004, http://www.smartcodecentral.org.

25 lévy Pierre, “Construire l’intelligence collective”, Manière de voir, hors-série, octobre 1996, pp.35-36.

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permis par l’entente des hommes est puni par Dieu qui éparpille les Hommes sur la Terre et brouille leur langage, ou dans le destin tragique de la grande bibliothèque d’Alexandrie qui se fit terrasser par les flammes. Il n’est pas étonnant que cette crainte se retrouve aujourd’hui, parfois renforcée par des intérêts financiers ou simplement par l’ignorance du sujet, pensons à Bill Gates, PDG de Microsoft, qui qualifie ouvertement le projet libre GNU/Linux de nouveau communisme26 (affront suprême au pays de l’oncle Sam) pour asseoir la supériorité de son logiciel propriétaire.Dans Free Ideology of Free Culture and the Grammar of Sabotage, Matteo Pasquinelli présente une vive critique envers le modèle de travail Open-source : pour lui, c’est un modèle imparfait car le dur labeur d’une poignée de volontaires sera tôt ou tard exploité sans vergogne par une myriade d’utilisateurs n’offrant rien en retour. Il qualifie ces utilisateurs de parasites : Il n’y a jamais un échange égal d’énergie, mais toujours un parasite volant de l ’énergie dans le but d’alimenter un autre organisme27. Le problème que l’auteur soulève n’est en réalité pas seulement propre au travail open-source, il concerne tout produit dématérialisé, qu’il soit le fruit d’un travail ouvert et collaboratif ou celui d’une entreprise propriétaire. En effet, nous savons que depuis la démocratisation des premiers systèmes d’échanges de type pair-à-pair les internautes ont eu la possibilité d’échanger gratuitement et massivement toute sorte de contenu numérique, des films à la musique en passant par les e-books et les jeux vidéos, au grand dam des industries qui n’arrivent toujours pas aujourd’hui à s’adapter réellement à ce changement de paradigme des modes de consommation. Nous savons également que cette nouvelle façon de consommer ne cessera de prendre de l’ampleur : aucune loi n’a vraiment su jusqu’à présent réguler ce mouvement sans porter atteinte aux libertés des utilisateurs. Le fait que ce phénomène est incapable d’être contenu dans un cadre précis défini par le système peut nous laisser supposer qu’à l’inverse, c’est au système

26 fuyet Hervé, “Open source computer programs : “A new communism” claims Bill Gates!”, http://www.humaniteinenglish.com/spip.php?article319, consulté en mars 2014.

27 pasquinelli Matteo, “Free ideology of free culture and the grammar of sabotage”, Policy Futures in Education, 8(6), 671-682, 2008, p.3, traduction de l’auteur, http://dx.doi.org/10.2304/pfie.2010.8.6.671.

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de s’adapter au phénomène en question. En d’autres termes, un choix semble s’offrir à la société depuis que la planète est entrée dans l’ère du numérique : nous pouvons choisir de lutter aussi longtemps que possible pour tenter de protéger nos créations et autres secrets professionnels en inventant des lois aussi confuses qu’inefficaces28, ou nous pouvons choisir de libérer le savoir et de ne plus baser notre travail sur la compétitivité et le profit mais sur la collaboration et les rapports humains. Il est donc évident que dans ce type de configuration que certains vont s’approprier le travail des autres sans rien fournir en échange, mais c’est une condition même qui permet à ce modèle d’exister et de s’épanouir. Ce problème n’existe pas encore en architecture ou en urbanisme, les projets suivant cette direction étant encore trop peu nombreux et souvent méconnus des architectes eux-mêmes. Il est néanmoins important d’établir un dialogue et une réflexion à ce sujet car comme nous avons pu le constater certains faits montrent que le droit d’auteur est parfois difficile à appliquer à l’architecture. La profession d’architecte telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a été réellement définie qu’au cours de ces derniers siècles, et il ne serait peut être pas dénué de sens d’admettre que notre mode d’exercice est encore perfectible. La culture libre pourrait être capable d’offrir un modèle de travail mettant en avant l’habitant et l’environnement, réunissant des professionnels et des amateurs de divers horizons pour construire une ville pleine de richesses avec passion et bienveillance, enterrant du même coup définitivement la figure de l’architecte “beaux-arts” qui travaille seul dans son propre intérêt.

28 salque Alexandre, “Aurélie Filippetti juge l’Hadopi inefficace et négative”, http://www.01net.com/editorial/566377/aurelie-filippetti-juge-la-hadopi-inefficace-et-negative/, consulté en mars 2014.

Avantage compétitif contre bien commun : lorsqu’un avantage compétitif est perdu par un organisme, celui-ci perd instantanément son avance, contrairement aux divers organismes en “coopétition” qui se reposent sur un bien commun dont l’efficacité et l’innovation sont en perpétuelle progression et qui ne peut être perdu.

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Laure Lepigeonsous la direction de Pierre Bourlier

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L’escalier, bien qu’élément architectural du quotidien, est un objet singulier chargé de symboles dépassant le simple caractère d’espace de circulation, (ascension et pouvoir ou au contraire, descente aux enfers). L’Encyclopédie Universalis le définit comme le moyen d’expression privilégié des ambitions monumentales et par conséquent un champ d’inventions inépuisable pour

les architectes. C’est à partir de la Renaissance que l’escalier intérieur va occuper une place privilégiée dans l’architecture civile européenne en devenant un objet de créations techniques et esthétiques. L’architecture reflétant l’époque et la société dans laquelle elle est construite, l’escalier est un élément témoin des explorations spatiales structurelles et esthétiques de l’évolution constructive.

Montée d’émotionsPortraits d’escaliers

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Représentant aussi le danger, il est l’un des premiers éléments architecturaux à être réglementé, dans l’objectif d’assurer la sécurité des usagers. D’abord dimensionné par rapport à la formule de Pythagore par Vitruve (Ier siècle av. J.-C.), où encore Palladio (1508-1580), sa normalisation se poursuit dans l’élaboration de la formule 60<2H+G<64 énoncée par François Blondel (1618-1686) dans le cadre de ses cours donnés à l’Académie qui seront publiés par la suite en 1675. Depuis, la normalisation de l’architecture n’a cessé de croître, standardisant les éléments et les espaces construits.

Or, Heinrich Wölfflin, dans Prolégomènes pour une psychologie de l ’architecture, explique que l ’art de bâtir est capable de susciter des émotions avec les moyens qui lui sont propres.1 Ainsi de la perception de l’environnement qui nous entoure, découle le fait que l’espace architectural agit sur tous nos sens, et provoque des émotions. Véritable espace architectural, la fonction première de l’escalier est de franchir une différence de niveau. Générant le déplacement dans les trois dimensions, il se fait ainsi l’espace du corps en mouvement. Dans cet espace, le corps adopte une posture imposée par le rythme des marches construites. Le corps est en déséquilibre. L’élément bâti fait constamment appel à la perception visuelle et aux réactions neuromusculaires. L’escalier serait alors un lieu de la fabrique de l’expérience architecturale.

À partir de ces constatations, plusieurs questions émergent : Comment l’escalier est-il un instrument de l’expérience architecturale pouvant aller du faste et du confort à l’expérience spatiale perturbante ? Quelles sont les expériences architecturales proposées dans des espaces où l’élément architectural principal, l’escalier, est extrêmement normé ? Quels dispositifs architecturaux persistent dans le temps et sont-ils utilisés pour les mêmes effets ?L’article tentera de répondre à ces questions, à travers trois “portraits” d’escaliers intérieurs de l’architecture civile européenne, allant de 1524 à 2001. La Bibliothèque

1 wölfflin Heinrich, Prolégomènes pour une psychologie de l’architecture, EA Grenoble, Grenoble, 1982 (première édition en 1886), p.32.

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Laurentienne par Michel-Ange 1524, l’Opéra de Paris par Charles Garnier 1861, et le Musée Juif de Berlin par Daniel Libeskind, 2001.Dans chacun de ces édifices, l’escalier occupe une place centrale dans la conception du projet. Pour chacun d’entre eux, les conjonctures sociales, historiques et politiques dans lesquelles s’inscrit l’escalier ainsi que les dispositifs spatiaux mis en place, seront décrits, permettant ainsi d’identifier l’expérience architecturale qui se rapporte à chacun de ces espaces.

PORTRAIT DU VESTIBULE DE LA BIBLIOTHÈQUE LAURENTIENNE

Le projet d’édification à Florence de la Basilique Saint Laurent se concrétise en 1523 lors de l’élection du Cardinal Jules de Médicis, sous le nom de Clément VI, au trône pontifical. À cette époque, le pape est le souverain le plus puissant d’Occident. Michel-Ange (1475-1564) peintre et sculpteur alors remarqué, sous la protection de la famille Médicis depuis ses 15 ans, se voit confier la conception de la bibliothèque de l’édifice.Le pape exprime le souhait d’un programme utilitaire, s’inscrivant dans l’équilibre renaissant de la trilogie vitruvienne2 Firmitas – Utilitas – Venustas. La Renaissance est marquée par la rédaction de nombreux traités d’architecture établissant le langage classique qui réinvente les codes de l’Antiquité. Un nouvel outil de conception est inventé, la perspective. Alberti avec l’Art d’édifier, 1485, ou encore Palladio, un siècle plus tard, avec Les quatre livres de l ’Architecture, 1570, théorisent l’architecture, définissent des codes spatiaux, donnent un cadre à chaque élément architectural.Les escaliers n’y échappent pas, ils sont alors dimensionnés par des règles de proportions de la formule de Pythagore. Palladio énonce les règles de dimensionnement suivantes:

On lui donnera deux fois plus de longueur que de hauteur […] les marches ne doivent point excéder un demi pied en hauteur, […] ne doivent jamais avoir moins de quatre

2 Vitruve, architecte romain, Ier siècle av. J.-C., est l’auteur de De Architectura, le seul traité d’architecture connu de l’Antiquité. Redécouvert à la Renaissance, il est à la genèse les fondements théoriques développés à cette époque.

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pouces. […] La largeur des marches ne se fait point inférieure à un pied et n’excède point un pied et demi.3

Cependant, les années 1520 sont marquées par une période de troubles et d’instabilités politiques - 1527 Sac de Rome - correspondant à la Crise Maniériste dans laquelle sont remises en cause les bases de travail de l’artiste. L’architecture s’attache alors davantage au langage, à la “manière de parler” ; elle se fait discours et rhétorique.4

Le travail de Michel-Ange, pour la bibliothèque Laurentienne s’inscrit dans cette crise. Michel-Ange refuse de se limiter à utiliser les schémas spatiaux des dogmes renaissants, il les transcende pour développer un autre langage. Jean Castex décrit l’approche de Michel Ange comme un jeu corrosif qu’il mène contre le vocabulaire et contre la syntaxe spatiale classique.5 Tout en répondant au souhait de commodité et d’utilité du programme, Michel-Ange n’aura de cesse d’orienter sa conception vers des objectifs esthétiques, s’efforçant de confiner à l’intérieur, le plus d’effets expressifs possibles. Heinrich Wölfflin, dans Renaissance et Baroque, voit en l’œuvre de Michel-Ange le début de l’art Baroque.6

Le programme initial de la bibliothèque comportait la création de trois espaces, conçus comme un enchaînement de formes géométriques ; un vestibule d’entrée, carré, une salle de lecture, rectangulaire et un cabinet destiné aux livres rares, triangulaire. Seul le vestibule et la salle de lecture seront finalement édifiés. Les premières ébauches de Michel-Ange tendaient à unifier les deux espaces aussi bien par l’intérieur, en imaginant un soubassement commun, que par l’extérieur, en réunissant les deux espaces sous un même volume de toiture. L’orientation prise est finalement de créer un contraste entre ces deux

3 palladio Andrea, Les Quatre Livres de l’Architecture, Livre I, Arthaud, Paris, 1980, (traduction de Fréart de Chambray pour l’édition française, édition originale E.Martin, 1650), pp.100-101.

4 castex Jean, Renaissance baroque et classicisme – histoire de l’architecture, Édition de la Villette, Paris, 1990, Deuxième partie : La crise maniériste, p.123.

5 castex Jean, op.cit., p.123.

6 wölfflin Heinrich, Renaissance et Baroque, Gérard Monfort, Paris, 1988, (première édition en 1888), p.100.

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espaces, traduisant leur différence de fonction ; un espace de travail horizontal et passif pour la salle de lecture, et un espace uniquement de communication, vertical et actif pour le vestibule. Ces deux espaces séparés par une différence de niveau de 3,09m sont joints par un escalier logé dans le vestibule. Le verbe “relier” n’a volontairement pas été employé dans la mesure où la conception de ces deux espaces est axée sur leur dissociation.

Michel-Ange souhaitait une architecture expressive, ayant un impact sur les usagers, dépassant le caractère purement fonctionnel de l’espace du vestibule7. Il va se servir de contraintes constructives pour provoquer l’émotion chez le visiteur. En effet la basilique Saint Laurent est déjà édifiée, par conséquent la bibliothèque prend ses fondations sur des logements monastiques déjà établis. Les dimensions de la nouvelle structure sont donc limitées par les capacités de résistance de l’ancienne. Ainsi Michel-Ange est contraint de concevoir une structure fine, n’ayant pas de membre saillant, telle que des colonnes. Cette contrainte va lui permettre de faire une première entorse aux principes classiques de la vérité structurelle en créant une ambiguïté entre le mur et la colonne8. Les plaçant dans un même plan, il est impossible pour le visiteur de déterminer la structure porteuse, provoquant alors le doute sur l’équilibre rationnel de la structure.

Mais en vérité, ce sont bien les colonnes, monolithes de pierre, qui soutiennent la toiture et non la maçonnerie

7 ackerMan S. James, L’architecture de Michel Ange, Maculat, Paris, 1991, (édition d’origine A. Zemmer Ltd, 1961), pp.81–102.

8 castex Jean, ibid., Deuxième partie : Question de vocabulaire, questions de sens, p.125.

Coupe longitudinale et plan de la salle de lecture et du vestibule de la bibliothèque.

Mur du vestibule : colonnes encastrées, fenêtres aveugles, et consoles en saillit. Illustration tirée de arGan Carlo Giulio et contardi Bruno, Michel-Ange Architecte, Gallimard, Paris, 1991, p.133.

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en brique des murs9. Ces colonnes ont aussi pour effet de souligner la verticalité de la pièce. Le vestibule est une pièce de 9,51m sur 10,31m, avec 14,83m de hauteur sous plafond. L’élancement vertical des colonnes accentue l’effet de compression ressentie dans un espace étroit et de grande hauteur. Michel-Ange compose, pour les murs du vestibule, une façade, mais qui est intérieure. Fermée, elle provoque un sentiment de confinement, décuplé par le jeu mis en place entre le rapport de la charge et du support qui ne rassure pas le visiteur sur la stabilité structurelle de l’édifice. Des fenêtres pleines et inaccessibles, laissent supposer que les murs sont si épais qu’ils n’ont pu être percés. Les consoles en soubassement des colonnes sont situées en avant par rapport à leur disposition classique, et perdent ainsi leur fonction structurelle de support. Les pilastres entourant les fenêtres sont plus fins vers le bas que vers le haut. Ainsi le langage développé par Michel-Ange joue avec les modèles Antiques.La disposition de l’escalier dans l’espace du vestibule est ici l’élément clé de la conception spatiale traduisant les intentions architecturales de Michel-Ange. Cependant lorsque Michel-Ange quitte Florence en 1534, il n’existait pas de plan définitif de l’escalier. Il ne sera réalisé qu’en 1558. Michel-Ange envoie alors une maquette à Vasari10 qui dirigeait les travaux, bien que l’escalier fût officiellement commandé à Ammanati architecte et sculpteur florentin.

L’escalier est un élément supplémentaire dans la volonté de dissociation des deux espaces. Sa position centrée, et son emprise au sol, procure une rupture d’échelle avec l’espace qui le contient, contraire aux proportions classiques.

L’escalier devient alors objet monumental. Avant la Renaissance, seul l’escalier extérieur est traité dans des compositions architecturales urbaines pour provoquer

9 castex Jean, op.cit., p126.

10 Vasari (1511-1574) est un peintre, architecte et historien italien, considéré comme le fondateur de l’histoire de l’art. Il est connu pour son œuvre les Vite, écrit en 1550.

Plan du vestibule. Illustration tirée de wittkower Rudolph, Les principes de l’architecture de la Renaissance, Éd. de la Passion, Paris, 1996.

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grandeur et emphase11, l’escalier intérieur reste avant tout fonctionnel. On peut ici supposer qu’en transposant un morceau de ville dans un espace clos, avec la création de façades intérieures, Michel-Ange fait de son escalier un élément urbain qui peut alors être monumental.

En marbre, il se compose d’une volée centrale aux formes curvilignes, réservée aux maîtres et de deux volées latérales rectilignes, dépourvues de gardes corps, destinées à leurs suites. Cette combinaison provoque une impression d’un “flot” de marche s’écoulant vers le bas par la volée centrale, l’usager doit alors “braver le courant” pour monter. Ce sentiment est accentué par des ondulations aux extrémités des marches centrales, se distinguant des marches latérales, au nez de marche saillant. Cette “épreuve” est un moyen de provoquer le soulagement du visiteur lorsqu’il quitte cet espace suscitant un sentiment d’insécurité et pénètre dans la salle de lecture.

11 teMpler John, The staircase : history and theory, The MIT Press, Massachusetts, 1992, p.49.

Volée centrale de l’escalier. Illustration tiré de arGan Carlo Giulio et contardi Bruno, ibid., p.144.

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PORTRAIT DU GRAND ESCALIER DE L’OPÉRA GARNIER

L’escalier intérieur gagne une place prépondérante dans l’architecture privée à partir du XVIIè siècle, avec la corrélation de l’émergence d’un type d’habitation, l’hôtel particulier et le développement de la stéréotomie permettant la création d’escaliers suspendus à vide central, (1630). L’hôtel particulier va être le lieu d’expression de la fortune de son propriétaire. En s’affranchissant des contraintes techniques, l’escalier devient alors un élément à part entière de la composition spatiale, et constitue un symbole de pouvoir.12

Mais dans le contexte de la Révolution Française, en 1789, se produit en Europe, des mutations politiques, économiques et sociales. L’attention architecturale n’est plus portée sur les palais réservés à l’élite mais sur l’édification de bâtiments publics tels que les musées, les universités, les opéras, etc. L’escalier ne sera alors plus un objet de représentation de la puissance personnelle, mais reflétera l’ascension des nouvelles républiques, ou monarchies démocratiques d’Europe. Pour montrer cette puissance, l’architecture se fait monumentale et spectaculaire.13

L’ampleur nouvelle donnée aux escaliers ne résulte pas que de la volonté d’affirmer sa domination. La gestion des déplacements de la foule, dans le bâtiment destiné à recevoir du public, devient un enjeu de la conception architecturale. Cette prise de conscience est due en partie à une suite d’incendies de bâtiments institutionnels, à travers l’Europe. L’escalier étant un élément clé des déplacements, sa conception et son emplacement dans le bâtiment, vont être des éléments de réflexion pour les architectes.14

À Paris, avec l’avènement du Second Empire, l’Opéra qui avait été construit en 1820, comme bâtiment provisoire,

12 le Moël Michel, L’architecture privée à Paris au grand siècle, Service des travaux historiques, Paris, 1990, p.113.

13 teMpler John, op.cit., p.160.

14 teMpler John, op.cit., p.161.

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ne correspond plus aux aspirations sociales de la haute société. L’attentat contre Napoléon III en janvier 1858, lors de son arrivée à l’opéra, inscrira la nécessité de l’édification d’un nouvel opéra pour l’Empire. Il s’agit ici de construire un édifice prestigieux pour la capitale, s’inscrivant dans le contexte des grands travaux haussmanniens.

Dans cette période de mutations, plusieurs tendances architecturales s’opposent. Celle des fidèles à l’académie, se réfère à l’antiquité classique, grecque et romaine. Une nouvelle génération d’architectes sortant de l’École des Beaux-Arts, apparaît et plaide pour le renouvellement de l’architecture à travers la polychromie et l’intégration des arts à la construction. Enfin, enclin à la Révolution Industrielle, les partisans de la modernité, revendiquent une architecture utilisant des matériaux contemporains comme le verre et le métal.15

L’engouement suscité par le projet de l’opéra donne lieu en 1860, au lancement d’un concours d’idées. Cent soixante et onze projets sont présentés, cinq primés sont appelés à concourir pour un deuxième tour, parmi lesquels Charles Garnier, n°38, avec son projet intitulé J’aspire à beaucoup, j’attends peu. Ce dernier remporte le concours, il n’a alors que 36 ans ; le prestigieux Grand Prix de Rome lui avait été décerné en 1848. Garnier incarne la nouvelle génération sortant des Beaux-Arts. La particularité de l’enseignement qu’il y a reçu, est une ouverture à d’autres références que les modèles antiques, formant ainsi des architectes autonomes, devant affirmer leur propre définition de l’architecture.16

Pour son projet d’Opéra, Garnier va concevoir un bâtiment où tout est spectacle. Il aime le théâtre, le jeu, et l’opéra, et se passionne pour les costumes. Le corps humain a une place importante dans l’œuvre de Garnier, de nombreuses métaphores anthropomorphiques apparaissent dans ses écrits17. Pour lui, la structure peut être assimilée au

15 Bresler Henri, Autour de l’Opéra : Naissance de la ville moderne, dirigé par de andia Béatrice, DAAVP, Paris, 1995, p.132.

16 seGré Monique, L’École des Beaux-Arts : XIXè et XXè siècle, L’Harmattan, Paris, 1998.

17 Garnier Charles, À travers les arts, causeries et mélanges, Picard, Paris, 1985, (édition originale, Éditions Hachette, Paris, 1869), p.79.

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squelette, mais il n’est pas question de la laisser apparente comme le font certains de ses contemporains à travers une architecture entièrement métallique18. Garnier la couvre d’une “peau”, qu’il “revêt” ensuite par un décor. Dans son Opéra, Garnier va procéder à une véritable mise en scène de l’architecture.

La parcelle assignée au futur Opéra est de forme octogonale, cernée par des axes de circulations qui l’isolent. Cette situation urbaine affirme la monumentalité de l’édifice. En suivant les lignes de la toiture, l’Opéra de Garnier, peut être décomposé en une succession de quatre volumes ayant chacun une fonction spécifique. Le premier volume correspond à l’accès, le second à la salle, vient ensuite la scène et enfin un bâtiment de services. Garnier repense le statut des accès et consacre un quart du bâtiment à cette fonction. Dans Le Nouvel Opéra19, Garnier explique qu’il organise l’entrée et le parcours du visiteur afin de créer graduellement des effets architecturaux. Le visiteur entre dans un premier espace : le vestibule. Bas de plafond, il contraste avec le volume de la cage d’escalier, haute de trente mètres, qui lui succède. Ce contraste indique au visiteur le trajet à prendre. Le vestibule véritable mise en abîme de l’escalier, participe au phénomène de surprise

18 Les réalisations de Boileau Louis-Charles et eiffel Gustave en sont les plus illustrées.

19 Garnier Charles, Le Nouvel Opéra, Édition du Linteau, Paris, 2001 (édition originale, Ducher & Cie, Paris, 1880).

Situation urbaine de l’Opéra. Vue aérienne.

Coupe de l’Opéra, dessin réalisé par Charles Garnier. Respectivement de droite à gauche : le vestibule, la cage d’escalier, la salle, la scène, et le bâtiment de services.

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et d’émerveillement du spectateur. L’architecte veut surprendre, afin que l’Opéra soit spectacle tout entier.20 Garnier développe alors un escalier et sa cage conçus comme une “seconde scène”.

L’escalier est composé de plusieurs volées, divisant le flux des spectateurs en fonction des places qu’ils vont occuper dans la salle. La volée centrale mène à l’orchestre, les volées latérales aux premières loges.Les marches en marbre blanc, ont la particularité d’avoir des courbes convexes qui deviennent concaves au fur et à mesure de l’ascension d’une volée. Ce détail d’orientation des courbes invite le spectateur à monter et à participer au “spectacle”. Le spectacle dont il s’agit n’est pas celui qui va se dérouler sur scène mais celui qui se produit dans la cage d’escalier. En définissant les parcours, l’espace s’anime par la circulation des spectateurs, qui deviennent alors l’objet eux-mêmes d’un spectacle. Pour admirer cette représentation, Garnier fait de la cage d’escalier une “cour intérieure” de palais, entourée d’arcades ouvertes, pourvues de balcons aux vues plongeantes sur l’escalier.

La place centrale de l’escalier dans l’espace et la création de “façades intérieures” ne sont pas sans rappeler la composition de Michel-Ange pour le vestibule de la bibliothèque Laurentienne. En remportant le Grand Prix de Rome, Garnier voyagea à travers l’Italie et séjourna à Florence. On peut alors supposer qu’il conçut la cage d’escalier de l’Opéra, avec en tête la composition de Michel-Ange. Tout comme ce dernier, Garnier ne réduit pas l’escalier à un simple espace de circulation, mais en fait un espace majeur, regorgeant de dispositifs suscitant l’émotion. L’utilisation d’un dispositif urbain d’arcades latérales lui permet de créer des ouvertures et donc d’avoir une vision de spectacle sur les circulations à différents niveaux.Pour que le spectacle soit entier, cette seconde scène se pare d’un décor fastueux, aux matériaux précieux : marbre pour l’escalier, onyx pour les mains courantes, rouge antique et vert de Suède pour les balustres et les

20 Voir le catalogue de l’exposition, écrit par Girveau Bruno, Charles Garnier, un architecte pour un empire, Les Beaux-Arts de Paris - Les éditions, Paris, 2010, p.19.

Vue au pied de l’escalier.

Vue du spectacle depuis un des balcons des arcades latérales.

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socles. Des cariatides en bronze marquent l’entrée des places d’orchestre. Trente colonnes monolithiques de 5m de haut se déploient par paire autour de la cage. Garnier couvre sa “cour intérieure” par une voute de quatre caissons pourvus de représentations allégoriques.21 La rhétorique de Garnier se construit autour de l’analogie entre le costume et le décor architectural. L’Opéra à l’ossature métallique, est comme un corps que Garnier habille. Les mots énoncés au sujet de l’escalier sont les suivants : c’est un robuste gars, bien découplé, et qui se laissait tranquillement habiller à ma façon22.Le faste de l’espace est ici justifié par l’exubérance des toilettes féminines portées à l’occasion de sorties à l’opéra. L’opéra est un lieu de représentation sociale, où l’on se montre. L’architecture développée par Garnier est avant tout visuelle, elle éblouit par l’abondance pour impressionner le visiteur.

PORTRAIT DE “L’AXE DE LA CONTINUITÉ” AU MUSÉE JUIF DE BERLIN

Pour le musée juif de Berlin, l’architecte Daniel Libeskind va casser le parcours conventionnel muséographique pour provoquer le visiteur dans ses émotions. Le portrait du vestibule de la bibliothèque Laurentienne a déjà montré que l’architecture ne suscite pas toujours des émotions positives, mais peut aussi, mettre à mal le visiteur, en jouant avec les conventions. En 1988, le sénat de la ville de Berlin décide de construire un nouveau musée juif, dans le quartier Kreuzberg, sur un terrain en friche juxtaposant le Kollegienhaus, bâtiment baroque qui fut autrefois la cour suprême du royaume de Prusse. Ce bâtiment est l’un des seuls à avoir résistés aux bombardements qui ont rasé le quartier pendant la guerre. Un concours est lancé, auquel 165 architectes répondent. Un jeune architecte américain, Daniel Libeskind d’origine juive polonaise, remporte le concours. Libeskind établit son programme autour de l’œuvre de Walter Benjamin, Sens Unique et l’opéra de Schönberrg, Moïse et Aaron, une œuvre en trois actes dont la musique

21 Gourret Jean, Histoire des salles de l’Opéra de Paris, Guy Trénadiel, Paris, 1985, p.90.

22 Garnier Charles, Le Nouvel Opéra, Édition du Linteau, Paris, 2001 (édition originale, Ducher & Cie, Paris, 1880), p.337.

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s’arrête à la fin du second. Libeskind veut faire de son projet le prolongement de cette composition inachevée.23

Les travaux commencés en 1993 se terminent en 1998. Mais il faudra attendre l’inauguration officielle en 2001, pour que soit présentée une collection retraçant 2000 ans d’histoire juive. Le musée présenta pendant trois ans des salles vides au public. Les effets architecturaux étant si percutants, les visiteurs venaient admirer l’architecture uniquement pour ce qu’elle était.

Le projet de Libeskind est intitulé Entre les lignes en référence à la conception du musée en deux lignes, l’une droite fragmentée, l’autre tortueuse et infinie. Libeskind “torture” la ligne, qui incarne alors la violence subite par les juifs en Europe pendant la seconde Guerre Mondiale.Des dispositifs architecturaux anxiogène, comme le puits, le labyrinthe mais aussi l’escalier, sont utilisés pour procurer des effets chez le visiteur, relatifs aux sentiments de trouble, d’angoisse, ou encore d’incertitude éprouvés par le peuple juif pendant la guerre. Dans une interview réalisée dans le cadre d’un documentaire Arte, Libeskind parla de l’architecture en ces termes : l ’espace doit faire éprouver quelque chose d’authentique, sinon on n’aurait pas besoin d’architecture24. Au Musée Juif, Libeskind fait de l’architecture un vecteur de transmission, en perturbant les repères habituels du visiteur dans l’espace d’exposition. Le parcours du visiteur prend ainsi des allures d’épreuve et non de promenade muséale.

Depuis la rue, le nouveau bâtiment se fait discret, seule une façade étroite est dévoilée, il n’y a pas d’entrée. Le nouveau bâtiment semble simplement juxtaposé à côté de l’ancien, aucune liaison extérieure n’apparaît. Pourtant l’entrée du nouveau bâtiment se fait part l’ancien. Un grand porche de béton, aux angles saillant se trouve à l’intérieur du bâtiment baroque. Il ouvre sur un escalier qui contrairement aux configurations habituelles ne monte pas aux étages d’exposition mais s’enfonce sous terre. Sous terre, l’architecte a conçu trois couloirs,

23 schneider Bernhard, Daniel Libeskind, Jewish Museum Berlin, Prestel, Munich - New York, 1999, p.27.

24 copans Richard, Architecture 3 : le Musée Juif de Berlin, Arte, Paris, 2004.

Vue aérienne du nouveau bâtiment formant une ligne brisé, juxtaposé à l’ancien.

Photographie de la façade sur rue. Le nouveau bâtiment est juxtaposé à l’ancien.

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intitulés “axe de l’exil”, “axe de l’holocauste” et “axe de la continuité” symbolisant les trois étapes de l’histoire juive allemande. Le visiteur se retrouve face à trois chemins aux multiples embranchements, seul un des axes mène aux espaces d’exposition située dans les étages du nouveau bâtiment ; l’axe de la continuité.Cet axe se compose de deux espaces. Un long couloir dont le sol est en pente douce ascendante, débouche sur un escalier aux proportions d’apparence modeste. L’inclinaison de la pente rapproche progressivement le sol du plafond passant d’une hauteur sous plafond de 4,6m à 2,7m. Le visiteur se voit emmener dans un espace de plus en plus comprimé, pour déboucher dans un espace dilaté vers le haut, contenant un escalier à l’apparence sans fin.

Comme nous l’avons observé pour l’Opéra Garnier, l’architecte utilise la séquence spatiale “compression-dilatation” pour saisir le visiteur. L’escalier se compose d’une succession de sept volées droites, se déployant du sous-sol au 3è étage du bâtiment. Le sens de la visite commence par le haut pour redescendre progressivement. Le visiteur n’a alors pas d’autre choix que de gravir l’escalier.Le visiteur à la sensation de gravir les paliers, mais l’extrémité de l’escalier est toujours repoussée plus loin ; cette estimation de la distance est faussée par l’effet de perspective intensifié par la largeur étroite de l’escalier et la hauteur sous plafond qui diminue au fur et à mesure de l’ascension. Bien que les marches soient dimensionnées de façon à ce que la montée soit douce, la configuration spatiale donne une impression de pente très raide, qui rend le parcours plus éprouvant.

Le volume supérieur de la cage d’escalier est traversé par des poutres de béton brut, aux dimensions massives. Elles transpercent l’espace obliquement et de manière irrégulière. Les lignes obliques donnent le sentiment que les murs ont subi une violente compression latérale. Ces poutres semblent maintenir écartés les murs qui tendent à se rapprocher. Mais la massivité des volumes semble défier les lois de la pesanteur, créant une sensation d’insécurité. L’hostilité de l’espace est renforcée par l’utilisation de matériaux bruts ; poutres et escalier en béton, murs blancs. Des fentes zénithales produisent des faisceaux

Maquette conceptuelle présentée dans le documentaire Arte, représentant les trois axes.

Vue de l’escalier depuis le couloir.

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de lumière qui s’entremêlent aux lignes des poutres. Des ouvertures latérales sont placées en hauteur, de sorte qu’on ne puisse avoir de vues vers l’extérieur qu’en haut de l’escalier. Leur position en hauteur, plonge le bas de l’escalier dans l’ombre. Le visiteur avance vers la lumière, il quitte progressivement le drame de la déportation pour découvrir les salles consacrées aux origines de l’histoire juive.Symboliquement, l’escalier ne se termine pas. Le visiteur gravit la sixième volée, la porte d’entrée de l’exposition, à gauche, l’invite à quitter ce lieu. Cependant les marches d’une nouvelle volée continuent. Elles viennent butter contre un mur plein, représentant la continuité de l’histoire.

CONCLUSION

En dépassant son caractère purement fonctionnel, l’escalier ne provoque pas que des mouvements mécaniques du corps, mais aussi des émotions. Ces trois portraits d’escalier révèlent que la corrélation entre émotion et dispositif architectural est amplifiée dans l’espace de l’escalier, par le fait que le corps en mouvement se voit imposer un rythme. La persistance de l’utilisation de certains dispositifs, comme la combinaison compression-dilatation ou l’introduction d’un langage urbain à l’intérieur des édifices, a pu être observé.

Les émotions relatives aux espaces créés sont pour ces trois escaliers de nature différente, s’inscrivant dans le contexte historique, politique et social lié à leur époque. Michel-Ange suscite trouble et sentiment d’oppression, en déjouant les codes de la syntaxe du langage classiques et en introduisant la monumentalité dans l’architecture de l’escalier intérieur. Pour répondre aux aspirations sociales et politiques du second Empire, Garnier, par la création d’un “escalier spectacle”, met en scène l’architecture de l’Opéra et provoque surprise et émerveillement. En créant angoisse et insécurité dans l’axe de la continuité, Libeskind fait de l’architecture un vecteur de transmission émotionnelle, qui retranscrit d’elle-même des faits historiques.

Photographie de l’escalier, depuis le bas.

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Les effets architecturaux développés par chacun des architectes, leurs permettent de mettre en place un discours singulier par rapport à leur époque, faisant ainsi de ces trois escaliers des lieux d’invention et d’expérimentation architecturale. Par les dangers qu’il représente, l’escalier est un élément qui n’a cessé d’être réglementé. L’extrême normalisation actuelle de l’architecture, fait de la sécurité un enjeu, au cœur des attentions de conception. Paradoxalement, l’escalier s’inscrivant dans cette ligne directrice de la sécurité stricte, est celui qui suscite des sentiments d’insécurité : malaise et angoisse. Tout en respectant les règles législatives, Daniel Libeskind, crée un espace provoquant le visiteur dans ses émotions les plus profondes.

Le terme “normalisation” peut être associé à celui de l’uniformisation, contraire à l’innovation. Provoquer des émotions “négatives” serait-il le seul moyen d’échapper à l’homogénéisation ? Ou l’axe de la continuité du Musée juif de Berlin ne reflète-t-il pas tout simplement, une fois de plus, la prépondérance de l’escalier dans l’innovation architecturale ?

BIBLIOGRAPHIE

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Justine Daquinsous la direction de Brent Patterson

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In this article, architecture and ideology will be broached through Pier Paolo Pasolini’s vision of the city of Rome.My choice to write about the director Pasolini in terms of ideology and architecture was not a question of chance. Indeed, his movies retain two qualities; they are at once provocative (a lot of them were banned), and carriers of a new way of thinking by sacralizing

miserable places. They created a new imaginary of Rome less ‘glorious’, less ‘architectural’. And cinema being the “natural language of reality”* and reality “a sacred appearance”** for Pasolini, it is through this medium that we are able to discover the hidden side of Rome.

*, ** pasolini Pier Paolo, Interview, Ina, 1969.

Pier Paolo Pasolini

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To what extent did Pasolini’s first films in Rome, almost documentary at this time, lead him to make ‘unconsumable’ movies, real singular objects out of time?The singularity of the films was already the case in the sixties, they were avant garde and then strongly criticized. They were shot in the capital damaged by the Occupation, and partially transformed by the fascists who managed to reinforce the fantasied imaginary of this city, that dates back to the Roman emperors.Pasolini, first a militant communist then refusing affiliation to any party, will oppose the fascist vision by filming poor neighbourhoods of the capital: “a Rome without antiquity, entirely modern, daily, wretched, and current that burns like the flame of an oxhydrogen welding torch, with a breathtaking speed”1. Despite of believing in the Marxist ideology, he did not want to be part of the communist party. Indeed, he did not want to be part of a political party because it threatened his independence. This independence allowed him to be free to express himself about anything and even sometimes against the communists and their social housing politics. He agreed on the social facts depicted by the communsists but he wanted to emphasize the singularity of the sub-proletariat and reveal its poetics, not turn it into the petit-bourgeoisie.These recent modern constructions, the borgate, and even some unidentifiable ruins and vacant fields became the sets of his films. These are considered by Pasolini as ‘pure architecture’2, they are acontextual, ahistorical, because they are not subjected to social pressure and degradation.Filming this architecture, or even this absence of architecture, is Pasolini’s way of protesting against fascism, the petit-bourgeoisie, ending with a critique of mass culture that will mark the second part of his work. Indeed, fascism was not only a regime for Pasolini, the concept could be applied to other context, such as mass culture, which he considered threatening to the people. He then decided to create ‘unconsumable’ movies, imagining that he could then “speak to (…) a man, a woman, to someone who is like me (…) an ideal spectator

1 pasolini quoted, puaux Françoise, Architecture, décors et cinéma, Cinémaction, 1995.

2 pasolini Pier Paolo, Interview, op.cit..

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(…) with whom I have a democratic dialogue”3.I chose to explain his very unique way of perceiving ideology through architecture using two strong concepts. The first would be censorship of the city. The word is strong because the intention was, relating to the censorship of his own movies, echoing that of the fascist regime. I chose censorship for the violence it suggests and its history (it was created in Rome, with the Roman censors). This will help me to draw a parallel between the fascist era and Pasolini’s intention and understanding lastly how he managed to create a new imaginary of Rome.The second concept is the mythification. An important theme for me in Pasolini’s imagery is the vacant fields, the ruins, free spaces that are acontextual and ahistorical4. We are not interested in myths he adapted to the screen, but the mythification of his movies, which is achieved due to his representation of these places. We will also focus on the politicized places and the political message Pasolini wanted to convey through them. Finally, we will try to answer the question of the ‘unconsumable’ movies, their link with the director’s early work, trying to identify them as singular objects.

CENSORSHIP OF THE CITY

The word censorship relates to a violent reaction, moral most of the time. It is the opposite of democracy and freedom. Then why choose this term to introduce Pasolini’s relationship with the city of Rome? Indeed is he not the image of democracy and freedom?I chose this word because Pasolini was, as a matter of fact, using the fascist’s State tools to counter their ideology, allowing him to be revolutionary. Revolutionary because he did not stop with a simple comparison, a useful tool to protest against a regime, especially when it comes to the parallel between marginal neighbourhoods and the ‘glorious’ Rome. Pasolini managed to censor this part of Rome, his representation of the city being then even more striking and surprising. He simply chose to ignore every bit of the well known Roman architecture, filming a hidden reality.

3 pasolini Pier Paolo, Interview, op.cit..

4 puaux Françoise, op.cit..

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First, it is important to understand what the consequences of the fascists censorship was. In 1960, the city of Rome has been transformed by Mussolini and the fascist party. They wanted Rome to become again the powerful city it once was, that of the Roman emperors. A number of so called ‘fascist’ buildings were built at this time, streets redesigned in almost the whole city. That is the Rome we now know, a mixture between ancient and glorious ruins and rationalist buildings. Surprisingly, the transformation of the city was not complete, and not central. Indeed, as Pier Vittorio Aureli noticed, Rome has several centres, there is no periphery5. It is separated in two, the left side of the Tiber sheltering the new constructions while the right side is punctuated with some inner cities, such as the borgate, precisely the place censored by the fascists.

The map depicts a dialectical city whose form is made by the juxtaposition of two conditions: the modern city, with its figure-ground relationship between monuments and the organic fabric of the city, and the ancient city, with its monuments completely liberated from their urban framework. This urban composition is unique. It dramatically reveals the difference between the inhabited city, with its urban framework of streets and squares, and the deserted city, whose potential is open to multiple possibilities.6

Pier Vittorio Aureli’s analysis is really clear; a whole part of Rome was ignored by the fascists during the reconstruction of Rome, the city is divided in two, the censored and ancient city facing the rebuilt, modern one. Pasolini discovered Rome late in life through these poor neighbourhoods, surrounded with vacant fields, full of ruins (not glorious these ones); neglected places. He chose then to set his movies in these areas, never showing the other part of Rome. The spectator wonders then if these places are even a part of a city; in fact, they are its heart.

5 aureli Pier Vittorio, The possibility of an absolute architecture, MIT Press, 2011.

6 aureli Pier Vittorio, op.cit..

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The example of Accatone

Censorship is not used as a moral stake (moral is for the petit bourgeois), it is used to avoid the comparison which would not allow Pasolini to show these neighbourhoods as having their own identity. It would have been a documentary, which is not the case here, the places, and then the inhabitants, gaining access to a certain form of sacralisation. Only heroes are left, such as Accatone, who lives in the borgate. The barracas are built around some unidentifiable ruins, there is only a distant skyline of a world they will never belong to. He censors not only a part of the city but the architecture itself, reaching a certain ‘purity’, the barracas being reality and fascist urbanism only an illusion. Nevertheless, the spectator understands that the place is connected with a city thanks to the skyline of constructions. Connected but not related.

Indeed, the inhabitants of the borgate were qualified at this times as ‘non residents’, the place becomes then a colonised territory, questioning the right to the city.

Well yes, I was fully aware that it did not exist, not so much in the eyes of the person Cioccetti -which wouldn’t be very serious-, but in the eyes of the Italian government, of our ruling class, of our bourgeoisie and even of certain leftists.7

7 pasolini Pier Paolo, Écrits sur le cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2000.

Accatone, Hermes Film, 1961.

Accatone, Hermes Film, 1961.

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Pasolini’s way of showing lawless Roman inhabited places translates his ideology in two different ways. Showing the borgate with the barracas probably built by the inhabitants, is his way to illustrate the unique identity of a place, of the people who live there. He is exemplifying the culture of multiplicity (in opposition with mass culture). His use of censorship can be understood as an elegant way to avoid an easy criticism of the bourgeois city. He only suggests its existence. Indeed, such poor neighbourhoods are always the result of bourgeois neighbourhoods, but Pasolini showed it as an independent entity. Our preexisting understanding of cities enables us to understand that he is only showing a part of a larger whole.Censorship is used in his movies to ‘rediscover’ the reality (that of the workers), a sacred reality, pure, that must be preserved. Pasolini is strongly against the uniformisation of the city, and by filming the borgate, poor, dirty, vernacular, it acquires an aura as strong as the fascist Rome. It is important to understand too, that ‘reality’ and ‘purity’ are words used by Pasolini himself in opposition to the social illusion of the petit bourgeois society and the Catholic state, and the material lie it generates. This lie is the new city perpetuated by the Christian Democratic government, standardizing (a type of uniformity) not only Rome but also the people living there.Pasolini, thanks to this paradoxically positive use of censorship, succeeded in using this tool not only against what he abhorred, but to highlight the forgotten city. In a way he has reversed the process of censorship. He transformed the imaginary of Rome, being the first to focus on the forgotten places of the city through this unique point of view. The borgate are now glorious and “the Colosseum and Marcellus theatre, a pile of crumbling rocks”8.

POLITICIZED PLACES

The places filmed by Pasolini are as poetic as they are political. Two cases are striking. On the one hand, the borgate were the place where Italian non resident migrants lived, a place where informal settlement was the only way to survive. On the other hand, the new

8 pasolini quoted, puaux Françoise, op.cit..

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neighbourhoods of the sixties, built by the Christian Democratic government.These areas are still called zonas, which suggests the clear separation. Pasolini will make that even clearer, marking the frontier between each one of them. This frontier is the vacant fields, a neutral and free space.

Accatone - the borgate

The borgate, this neglected zone in Rome, is a place that appealed on a fundamental level to Pasolini. It is the product of the fascist politics and war, a lawless territory. The director was interested in showing the non-residents, their culture and singularities. The architecture is vernacular, there are no streets, no churches, only barracas.

The non resident situation was dramatic, they were not considered as citizens; in the eye of the state, they did not even exist. This is what is so interesting in the movie Accatone, the borgate do not lie, Pasolini shows a lawless territory built by outlaws. That’s why it can be seen as one of the director’s definitions of a ‘pure architecture’. The neighbourhood is only the product of necessity, absolutely singular, pure because it has no other motive than shelter. The borgate are not an illusion: they are ‘real’.This ‘reality’ was ignored by the party and the petit bourgeois, making these areas real townships (the translation of borgate). But Pasolini shows us something interesting. The borgate are the result of a political will, they are to be excluded and isolated; but isolation

The borgate in Accatone. Accatone, Hermes Film, 1961.

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allows these areas to be freed from any social and urban conventions. He criticizes the fascist legacy and he sacralises these forgotten areas where life was passionate and spontaneous.

Uccellacci e uccellini and Mamma Roma

The 1966 movie Uccellacci e uccellini testifies to the change of the urban landscape on the east side of Rome.

Indeed, the sixties were a time of great change in Rome, the so called ‘forgotten areas’ being invaded by constructions. The “multiple possibilities” suggested by Aureli are reduced to one, that of a modern urban planning and concrete social housing.These constructions were anticipated, with some new neighbourhoods born in the fifties, such as Cecafumo, a place filled with several identical social housing buildings.

Ninetto and his father, walking with the crow. Uccellacci e uccellini, Vanguard Film, 1966.

The neighbourhood of Cecafumo.

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In Mamma Roma, the characters want to live in this new neighbourhood, representing the petit-bourgeois society and the uniformisation of the city. Pasolini shows us that what was seen as a progress by everyone is the exact opposite. Cecafumo will be the personal hell of Mamma Roma, a place with no hope, because everything is already acquired (at least the material things). Mamma Roma is maybe Pasolini’s most critical movie in Rome, there is no compatibility between the modern dream and the sub-proletariat. Mamma Roma intends to commit suicide, however, as soon as she looks through the window, the exterior strikes her as a horrifying scene, and, as a result, prevents her from doing it. Even her right to live or die is taken from her, only an insubstantial life is possible.

The people whose singularities Pasolini valued are now on the way of becoming themselves the petit-bourgeoisie. In theory, at least they live in the same buildings and cherish the same comfort. He understood immediately (he shot his movies during the constructions) what this hope would become: bedroom communities for the sub-proletariat.

Those […] horrible modern constructions that everybody understands […] they were built by fascism as concentration camp for the poor.9

With the help from the communist party, the Christian Democratic government built these social housing units everywhere in Rome and therefore, perpetuated what the fascist regime had started.The choice of filming landscapes on the fringe was to demonstrate first that they were ignored and must be enlightened. But the margin is not what is interesting, it is what it creates that moved Pasolini. He felt a certain nostalgia for the endangered borgate, he could feel its poetry. A political message, definitely, but a poetic message too.

FREE SPACES AND HISTORY

Between the political neighbourhoods, there is what

9 pasolini quoted, puaux Françoise, op.cit..

The final look of Mamma Roma over the new constructions. Mamma Roma, Arco Film, 1962.

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probably characterized the most Pasolini’s work. The vacant fields are used in the first part of his work as frontiers separating the different areas of Rome. The most represented is of course the Parco degli Acquedotti, a vacant field with some ancient ruins of an aqueduct.

The ruins

The ruins in Pasolini’s movies are not glorious ruins. Time has erased their form, there only remains the fragment of a wall. They are floating in some unidentifiable places and used by the characters only to hide, to play, in a way to seduce. Seduction10 is what they inspire for the director, an object hesitating between survival and death. In fact the ruins have a power of seduction over artists, writers and poets. Sigmund Freud will qualify them as uncanny, because they remind us of some deep feelings, inspiring reflexion and contemplation11. Their former ideological attachment is not clear, they are objects floating between the past, a future to come and the present time without being a part of its ideology. The ruins fascinated Pasolini and they were not disturbing as objects belonging to a supposed neutral and free space.

“Ruined architecture, (edifices’ vestiges, urban ruins, cities and ghost streets) show an ideology of a ruin to be constructed, continually evolving. Destruction and death

10 Understood given to the architectural definition, Baudrillard Jean et nouvel Jean, Les objets singuliers, Calmann Lévy, 2000.

11 auGé Marc, Le temps en ruines, Galilée, 2003.

The park degli Acquedotti, in the Don Bosco neighbourhood. Mamma Roma, Arco Film, 1962.

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in architecture signify subsequently ruins, a ruin that keeps something of what has disappeared, a feeling of an existence being at the same time an inexistence.”12

Joseph Nasr analyses here the ruins as a testimony of a forgotten city, emptied of ideological substance, and being therefor important symbolic objects for Pasolini. They can not be owned and they do not serve the city’s present ideology, and this is why their remains are so important, they are the alternative to a city where everything must be used -or misused. They are surviving as independent, free objects.

The frontier

In the first part of his work, the vacant fields he shot are always a frontier between two neighbourhoods. In Accatone, the hero goes to the field that separates the borgate where he lives and the Cecafumo area. The new concrete buildings are perceivable far away, drawing a uniform skyline. There is no relation between the different areas and the limit is brutal. In La Ricotta, Orson Welles is playing a director filming in a vacant field, we presume, outside of Rome (‘How did you manage to find us in this backwater?’ the star screams to the rich producers).The new construction skyline (the same as in Accatone) suggests that this wild territory is situated outside of the city, the emptiness being a ‘backwater’ and the full the city. In fact, it is the same park all over again, inside Rome. There is an interesting mise en abyme here, Welles is Pasolini’s double and he chooses the vacant field as the place of creation.

Finally, Pasolini uses this frontier in Mamma Roma, this time to step back from the new neighbourhood where Mamma Roma and her son live. Here the situation is reversed, Ettore goes to the non architectural place to play and seduce (to be alive), there is no view over another place other than Cecafumo, as if it were so attractive that the only outside view that anyone could get is over

12 nasr Joseph, Le rien en architecture, l’architecture du rien, L’Harmattan, 2010, p.194.

The Christ’s crown, shown in front of the sixties new constructions. La Ricotta, Arco Film, 1963.

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Cecafumo itself.

Pasolini translates here his fear of the modern architecture fascination.

Vacant fields

The ideology of these vacant fields is the heart of Pasolini’s reflexion. First they are radical spaces, meaning they are balancing between loss and anticipation. They are also, and Pasolini shows it well, real no man’s lands -literally no one’s property. This fact allows him to introduce a meta-reality, that of a free space where everything is possible in terms of architecture or social life, still alive and resistant inside the city. Free spaces are the place of expression of an absolute transparency, limitless because they are the absolute limit. They are the place without architecture, a place acontextual and ahistorical. Of course, we may consider this ideology a bit extreme, indeed, is the absence of architecture the solution, places where only the most primitive human traces remains?

The radicality Pasolini shows here is a way to be provocative and understood by everyone. This radicality suggested by a neutral (neutral because non ideological) space allows him and his characters a freedom of thought and action. Although the place is neutral, the speech is purely ideological. A movie being an object (an object over a neutral space), the space becomes ideological. He opposes these natural places to the fascist deus ex machina urban planning.

Ettore playing in the Park degli Acquedotti, in front of his neighbourhood. Mamma Roma, Arco Film, 1962.

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(The Romans) live in the world as in a ridiculous farce, or in a desert, or, precisely, in a crumbled and crumbling city. The Rome surrounding them is a chimeric and dispisefull void.13

MYTHIFICATION - TOWARDS SINGULAR OBJECTS Singular objects :‘Hyper-specifity’ of the object, in opposition to every typological, ideological, dogmatic data that composed it.14

In 1967, Pasolini, six years after filming his first movie, makes a radical change in his career. Rome is now invaded by modern constructions, the poetry and singularity he has found there no longer exists. Above all, a new kind of fascism strikes him. Mass culture is murdering singularity, changing all men into petit bourgeois. He chose then to be even more radical than ever and created ‘unconsumable movies’, almost ‘aristocratic’. The desert eventually replaces architecture altogether, representing a radical ideology. When Pasolini chose to shoot in the desert, he abandoned Rome and stopped trying to make movies for the people. Jean Baudrillard, in his essay on the desert, analyses its ideological aspects and the fascination it generates.

It is the exact opposite here: no seduction, but a total fascination, that of the disappearance of any aesthetic forms and life criticism, in the irradiation of an objectless neutrality. Immanent and solar. That of the desert: immobility without desire.[…] What is gone is not only the aesthetics of a setting (that of nature or architecture), but that of the bodies and language, of all that composes the mental and social habitus of the European, especially latin, this continuous commedia dell ’arte, pathos and rhetorics of social relationships, dramatization of the words, diversion of language, aura of make-up and artificial gesture. The whole aesthetic and

13 pasolini Pier Paolo, Écrits sur le cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2000, p.158.

14 Baudrillard Jean et nouvel Jean, op.cit., p.103.

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rhetoric system of seduction, taste, charm, theatre, but also contradiction, violence, always prisoner of speech, game, distance and devices. Our universe is never desert, always theatrical. Always ambiguous. Always cultural, and slightly ridiculous in its hereditary culturalism.15

In this text, the constant pretence of the city and its inhabitants is clear. Pasolini wanted to avoid the “commedia dell ’arte” and capture the ‘reality’ of the human being. The “objectless neutrality” of the desert allows people to be ‘real’, they are not influenced by the city anymore.In the desert, we experiment what Marc Augé called ‘pure time’, “this time without history that only the individual can be conscious of ”16. It then reminds us of the ‘pure architecture’ in Pasolini’s first movies. The desert is the acontextuality whether the ruins and vacant fields are only suggesting it. Pasolini, in his despair, reaches mythification with his movies; their concepts and critiques can be understood anytime and anywhere.Porcile might be the most obvious example to understand that: the myth of a cannibal living in the desert and being mythified. He is creating singular objects.

Some of the initials themes that I found important in his first movies (reversed process of censorship, mythification) are radicalised in his late work.Of course, Pasolini was strongly criticized during his career, accused of being pretentious and even sometimes reactionary. However, his movies, and the way he showed that people are conditioned by the place they live in is essential.

The question of unconsumability seems to be the most important one being for Pasolini the result of the city’s betrayal. Baudrillard’s term ‘singular’ suits better than ‘unconsumable’ because an object (cinematic or architectural) is never quite unconsumable -we watched Salo. This idea can be applied to architecture to break the routine thinking and create alternatives in the city. We can wonder though if an ideological object, a tool for the creator to convey his message, can be used to transform

15 Baudrillard Jean, Le désert, Traverses, 1980, p.56.

16 auGé Marc, op.cit..

Pierre Clementi on the Etna. ‘The desert isan absolute element, out of History’ (Pasolini quoted, Interview, Ina, 1969). Porcile, Planfilm, 1969.

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the people into active creators, interpreting the object with their own singular vision. An architect could then follow Pasolini’s example, looking backwards and even stopping time to be able to create singular objects. Far from a reactionary logic, the architect would be then the ‘modern between the moderns’17, helping to change the people’s gaze over their habitat and revealing its poetics to them.

17 pasolini Pier Paolo, Poem, La Ricotta, Arco Film, 1963.

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BIBLIOGRAPHY

Books :auGé Marc, Le temps en ruines, Galilée, 2003.aureli Pier Vittorio, The possibility of an absolute architecture, MIT Press, 2011.Baudrillard Jean et nouvel Jean, Les objets singuliers, Calmann Lévy, 2000.Brunetta Gian Piero, Umberto Barbaro et l’idée du néoréalisme, Liviana Scolastica, 1969.Buresi-collard Marie-Françoise, Pasolini: Le corps in-carne, à propos de pétrole, L’Harmattan, 2011.duflot Jean, Pier Paolo Pasolini, entretiens avec Jean Duflot, Gutenberg, 2007.fellinini Frederico, Cinecittà, Sterling Pub Co Inc, 1991.nasr Joseph, Le rien en architecture, l’architecture du rien, L’Harmattan, 2010.pasolini Pier Paolo, Écrits sur le cinéma, Petits dialogues avec les films (1957-1974), Cahiers du cinéma, 2000.pasolini Pier Paolo, Passione e ideologia, Gargazanti Novecento, 1960.puaux Françoise, Architecture, décors et cinéma, Cinémaction, 1995.scotto d’ardino Laurent, La revue Cinéma et le néo-réalisme italien, PUV, 1999.seknadJe-askénazi Enrique, Roberto Rosselini et la seconde guerre mondiale: un cinéaste entre propagande et réalisme, L’Harmattan, 2000.

La politique des auteurs : Les entretiens, vol. V “Petite anthologie des Cahiers du cinéma”, Cahiers du cinéma, 2001.Le désert, Traverses 19, Centre Georges Pompidou, Revue trimestrielle, juin 1980.

Movies :

pasolini Pier Paolo, Mamma Roma, Arco Film, 1962.pasolini Pier Paolo, Accatone, Hermes Film, 1961.pasolini Pier Paolo, La Ricotta, Arco Film, 1963.pasolini Pier Paolo, Uccellacci e uccellini, Vanguard Film, 1966.pasolini Pier Paolo, Porcile, Planfilm, 1969.rosselini Roberto, Roma Città Aperta, Excelsa Film, 1945.

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Documentary films :BerGala Alain, Pasolini, la passion de Rome, Arte France and Zadig production, 2014.

Websites :www.ina.fr

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Fig. 63 : Hommage à Ernst May.

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Christophe Racatsous la direction de Anne Debarre

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Aujourd’hui, la question de la fermeture de l’îlot fait débat. Son ouverture est prônée par de nombreux architectes mais cette position s’oppose souvent aux attentes des maîtres d’ouvrage privés ou publics et des populations pour des questions de sécurité. Sa fermeture n’est-elle pas à l’ordre du jour? Au travers de l’analyse de trois ouvrages d’architectes urbanistes pratiquants : Formes urbaines de l ’îlot à la barre (1975) de Philippe Panerai et al. ; Îlot ouvert - The open block (2010) de Christian De Portzamparc et L’architecte, la

ville et la sécurité (2009) de Paul Landauer, nous allons analyser les différents arguments qui les conduisent à défendre l’ouverture plutôt que la fermeture des espaces collectifs de statut privé. Si Panerai la revendique en évoquant des usages sociaux, Christian de Portzamparc se penche davantage sur la perception spatiale qu’elle autorise, tandis que Landauer propose une réponse alternative au dispositif de fermeture sécuritaire. Quels sont les points de vue de ces architectes et leurs réflexions sur des thématiques liées et parfois contradictoires ?

De l’ouverture à la fermeturede l’îlotLes enjeux architecturaux et sociaux

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MÉLANGE SOCIAL VERSUS GENTRIFICATION/GHETTO

Panerai se fait le défenseur de formes architecturales et urbaines qui permettent un mélange social. Pour évoquer l’intérêt d’Haussmann à ses interventions parisiennes, il cite Tafuri : la ville se constitue comme le lieu institutionnel de la société bourgeoise moderne1. Le tissu urbain, comme l’immeuble dissocie les différentes classes sociales dans le cas d’une certaine superposition sociale, escaliers de service et de maître assurent, avec le contrôle du concierge une rigoureuse imperméabilité2. Ensuite, il note les écarts entre les intentions de l’initiatrice de Hampstead Garden Suburb et la réalité des cités jardins. Alors que Henrietta Barnett défend l ’idée que toute communauté doit être basée sur les relations de voisinage, et sur le mélange des classes sociales et rêve d’une communauté idéale3, cette dernière disparaît au profit de l ’efficacité de la logique urbaine4, note Panerai dans son analyse de Welwyn Garden City. Dans ces cités-jardins, l’habitat s’autonomise, les parties communes se referment. En offrant à tous des logements accessibles, c’est la culture bourgeoise anglaise qui va s’imposer : Ainsi la cité-jardin, […] répond au besoin de l ’urbanisation capitaliste, fournissant à la fois la réponse technique à la croissance urbaine et la réponse sociale à la nécessaire reproduction des modèles culturels bourgeois5.

Panerai va défendre une posture communautariste mais voit dans les cités radieuses un mythe corbuséen. Inspirée des projets soviétiques de maisons communes (1929), l’unité d’habitation de Le Corbusier va être basée sur le renversement complet […] par rapport à la ville traditionnelle6 note Panerai qui ne s’étend pas sur la ségrégation des différentes activités qui résultent de ce zoning, ni sur l ’incapacité de l ’architecture à accueillir plusieurs

1 panerai Philippe et al., Formes urbaines de l’îlot à la barre, Parenthèses, 1975, p.13.

2 panerai Philippe et al., op.cit., p.145.

3 panerai Philippe et al., op.cit., p.50.

4 panerai Philippe et al., op.cit., p.63.

5 panerai Philippe et al., op.cit., p.71.

6 panerai Philippe et al., op.cit., p.132.

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fonctions dans une même forme7. Il clôt ce chapitre consacré à le Corbusier et la cité radieuse en remarquant que c’est en venant renouer avec la notion de tissu urbain8 que de nouvelles formes architecturales du logement vont apparaître ensuite.

Grâce à l’îlot ouvert, Christian de Portzamparc imagine la cour comme un espace de rencontre : Outre les îlots de logements à plusieurs immeubles, on voit ainsi l ’îlot ouvert dense pour les bureaux, où la transparence se fait par le jardin qui devient atrium ou hall traversant9. Pour cet architecte, la cour-jardin est d’abord un espace transparent et il ne précise pas si son accès est ouvert à tous pour une traversée publique de l’îlot, ou si il est fermé par la grille ou une porte. De fait, c’est celles-ci qui seront mises en place dans la ZAC Masséna.

Landauer quant à lui, va prendre en charge la question de la sécurité, et défend l’idée que l ’urbanisme et le paysagisme doivent à présent exprimer leur volonté de répondre à la demande sociale – et non à la commande directement politique – d’une société en proie à la peur10. Il va proposer des formes architecturales capables d’y répondre pour éviter une ségrégation. Il reprend les propos de John Robb, l’un des spécialistes américains les plus reconnus dans les domaines du terrorisme et des guérillas urbaines, qui pointe le doigt sur le fait que toutes les missions de sécurités risquent d’être bientôt assurées par des sociétés privées. […] L’accès à la sécurité ne sera pas le même pour tous les citoyens. Cette différenciation constitue d’ores et déjà l ’un des principaux facteurs de ségrégation des pays en voie de développement.11

Les quartiers de barres de l’après guerre logent principalement une population peu aisée et créent aujourd’hui des ghettos sous un climat de tension. Pour la réhabilitation du jardin des Buttes à Grenoble, Philippe

7 panerai Philippe et al., op.cit., p.132.

8 panerai Philippe et al., op.cit., p.141.

9 de portzaMparc Christian, Îlot ouvert - The open block, Archives d’architecture moderne, 2010, p.83.

10 landauer Paul, L’architecte, la ville et la sécurité, Puf, 2009, p.78.

11 Landauer Paul, op.cit., p.71.

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Panerai va réaliser, entre 1997 et 2007, un projet de réinscription de la cité dans la ville. Sur un site de 2300 m2, l’accent a été mis sur l’aspect des espaces publics et leur accessibilité à la fois pour faciliter l’ouverture aux habitants et l’appartenance à la ville. Si le site d’origine offrait une architecture de barres diffuses dans un espace vert, le projet va définir un jardin public ouvert à tous en cœur d’îlot, bordé de jardins individuels privés pour les logements du rez-de-chaussée. Quelques maisons mitoyennes s’insèrent en limite du site favorisant la continuité avec la ville, pour assurer davantage de mixité sociale. Cette requalification montre l’importance pour Panerai de renouer avec une hiérarchie des espaces, de la rue publique aux espaces privés, facilitant différentes pratiques. Son projet se veut être une solution spatiale à vocation sociale pour cette cité.

Ce type d’intervention, désigné sous le terme de résidentialisation, tend à privatiser des espaces, de façon plus ou moins marquée en fonction du contexte. Ces cités à l’origine sociales et ouvertes, sont sensées offrir un mieux vivre par la privatisation de jardins et la fermeture des halls d’entrée. De telles demandes viennent des commanditaires ou des occupants prompts à refermer les espaces communs pour se sentir davantage en sécurité et exclure les autres. Un débat est bel et bien présent

Le jardin des Buttes, avant et après.

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aujourd’hui sur la question de la privatisation des espaces mais généralement, comme le rappelle Jacques Donzelot, les politiques de la ville à la française continuent d’opposer citoyenneté et communautarisme, au risque d’être souvent en retard face à une ségrégation sociale et raciale déjà fortement cristallisée12.

MIXITÉ PROGRAMMATIQUE VERSUS QUARTIERS SECTORISÉS

La mixité programmatique est une réponse à un urbanisme qui dissocie les lieux selon leur affectation, travail, services, commerces, habitat. Panerai regrette cette sectorisation qui a débuté avec la ville haussmannienne où le lieu du travail est exclu de l ’îlot résidentiel “privé”13. En revanche, il note que dans les nouveaux centres créés hors des grandes villes telles Amsterdam dans les années 1913-1921, les logements sont à proximité des commerces et équipements pour éviter d’importants déplacements. Ainsi il montre l’évolution de cet îlot amsterdamien qui devient l ’organisation plus complexe d’une portion de territoire urbain assurant au plan morphologique la continuité du tissu, marquant les points singuliers, permettant l ’intégration de fonctions différentes (habitat, commerce, équipements) et créant des espaces variés14. C’est cette variété qui va engendrer la vie de quartier en dehors du logement. Pour lui, la ville d’aujourd’hui doit répondre à différents problèmes qui trouvent la solution dans trois notions : la proximité, le mélange, l ’imprévu. Un espace public accessible à tous, des activités qui se mêlent, un bâti qui s’adapte et se transforme, des voisinages non programmés15.

Dans cette voie, Christian de Portzamparc va dans son aménagement de la ZAC Masséna offrir sur un même site des bureaux, des logements, des services de proximité, des équipements universitaire, des commerces et des activités diverses, des locaux professionnels et pour petites et moyennes entreprises (architectes, médecins,…), des ateliers d’artistes,

12 Cité par Landauer Paul, op.cit., p.71.

13 panerai Philippe et al., op.cit., p.42.

14 panerai Philippe et al., op.cit., p.83.

15 panerai Philippe et al., op.cit., p.178.

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des petits équipements, etc.16 Cette mixité programmatique riche fonctionne par la proximité des services et la diversité des usages des espaces extérieurs.

Pourtant par des enquêtes sur le terrain, Paul Landauer va constater que dans certains quartiers réputés difficiles, nombreux sont les édiles ou les riverains qui réclament une distance toujours plus grande entre certains équipements et les lieux d’habitation ou d’activité17. Ce phénomène pousse à créer des quartiers sectorisés indépendants dans un contexte où la contrainte de sécurité induit une différentiation des espaces. Ainsi, un habitant progressera de la zone ouverte, à la zone réservée, en passant par la zone contrôlée : Landauer pointe du doigt ces mesures qui ont pour effet que les rues et les places ne servent plus tant à établir des liens qu’à écarter spatialement et temporellement des usages et des fonctions devenus incompatibles.

La mixité programmatique offrant des commerces et services à proximité du logement est recherchée par certains pour plus de commodité, mais ils ne souhaitent souvent pas en avoir les nuisances, l’habitat devrait aussi permettre un isolement et les commerces en ligne, comme le télétravail, y contribuent.

INATTENDU/SPONTANÉITÉ VERSUS CONTRÔLE/ORDRE

Quand Panerai étudie les logements d’Amsterdam de l’entre deux guerres, il fait référence à la notion d’appropriation de l’espace dans l’îlot composé de plusieurs groupes de parcelles bâties : Sur la rue ou la place, les façades expriment un ordre urbain, monumental dans certains cas, sur l ’arrière les jardins privatifs des logements bas et les loggias des étages supérieurs permettent les excroissances et les appropriations18. Cette organisation offre la possibilité d’une personnalisation de l’espace au cœur d’un ensemble et permet ainsi une richesse du logement et une identification de l’espace habitable. C’est ce dispositif que Panerai va mettre en place dans son projet pour le jardin

16 de portzaMparc Christian, op.cit., p.17.

17 Landauer Paul, op.cit., p.51 et les citations suivantes.

18 panerai Philippe et al., op.cit., p.84.

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des Buttes à Grenoble en recréant le long des logements des jardins privatifs entourant le jardin public. À l’inverse, dans l’îlot vertical de Le Corbusier, il note que les relations sont inversées, contredites19, cependant il voit des qualités à la loggia : La façade fonctionne pour l ’habitant comme devant (montré) et comme derrière (rejet-réservé, caché) […] L’épaisseur de la paroi, son découpage en font un espace appropriable, où l ’habitant peut contrôler sa relation avec l ’extérieur.20 Panerai défend une architecture à laquelle l’habitant peut s’identifier, celui-ci peut effectivement s’approprier ce prolongement de son intérieur, mais en revanche, il ne peut appréhender l’extérieur que de façon globale, de la rue ou du parc.

Christian de Portzamparc va replacer l’habitant dans un environnement structuré pour lui offrir la possibilité d’ouverture sur l’extérieur : Vous avez une adresse dans le système spatial de la ville, et puis la rue organise les parcelles, la propriété, le commerce foncier, l ’ouverture aux initiatives infinies dans le temps, à l ’imprévu, à l ’aléatoire.21 La question de l ’aléatoire comme ouverture au futur inconnu 22avait déjà été formulée dans son opération parisienne des Hautes-Formes, achevée en 1979, un îlot ouvert. Celui-ci offre selon Portzamparc la possibilité de transformer ou d’accueillir l ’imprévu, d’accepter que dans un îlot s’élèvent des immeubles assez différents, l ’un en brique et cuivre, l ’autre en béton… grâce à la séparation entre bâtiments et à la séparation de leurs façades c’est possible. Il y a donc l ’ouverture à l ’imprévu, à l ’aléatoire, au commerce plus facile des terrains23.

Paul Landauer qualifiera cette ouverture de capacité de la ville à générer la spontanéité et la rencontre qui font les charmes de la vie urbaine. Mais il ne s’en tient pas à l’îlot ouvert, et l’élargit à “une ville ouverte”, opposée à une ville fermée, panoptique et paranoïaque, composée d’éléments de plus en plus verrouillés, repliés sur eux-mêmes, protégeant leurs habitants contre les individus indésirables

19 panerai Philippe et al., op.cit., p.134.

20 panerai Philippe et al., op.cit., p.136.

21 de portzaMparc Christian, op.cit., p.60.

22 de portzaMparc Christian, op.cit., p.67.

23 de portzaMparc Christian, op.cit., p.75.

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par des barrières, des gardiens et des caméras24. À travers ses recherches, cet urbaniste tente de trouver des réponses:

Comment provoquer la rencontre dans des villes conçues pour éviter que les gens ne se croisent ? Comment faire désirer des espaces urbains conçus pour être indéfiniment transformés ?25 La question de vaincre la peur sans tomber dans l’ennui devient un défi d’envergure. Il cite Zygmunt Bauman, sociologue à l’Université de Leeds, qui affirme paradoxalement que: lorsque l ’insécurité disparaît, la spontanéité, la flexibilité, la capacité de surprendre et l ’offre d’aventure (ces grands charmes de la vie urbaine) ont de grandes chances de quitter elles aussi les rues des villes26. Ces questions dépendent de nombreux critères géographiques et sociologiques.

Comme le reconnaît Christian de Portzamparc sur le projet de la ZAC Masséna : Je ne prétendais pas que tout serait facile, mais j’avais besoin de voir comment réagiraient les promoteurs et les architectes. Ce n’était pas évident. Une fois admis que les règles marchent, tout repose sur l ’acceptation de cet aléatoire.27 Les architectes ne peuvent que suggérer celui-ci dans leur travail, les promoteurs doivent ensuite accepter ces espaces indéfinis et les occupants développer cet inattendu. Ces transformations génèrent

24 Landauer Paul, op.cit., p.2.

25 Landauer Paul, op.cit., p.61.

26 Landauer Paul, op.cit., p.62.

27 de portzaMparc Christian, op.cit., p.83.

Christian de Portzamparc, Îlot ouvert - The open block, 2010.

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la reconversion et la création de la ville de demain.

POROSITÉ VERSUS FRACTURE

La continuité urbaine entre les espaces d’habitation privés et les espaces ouverts est un enjeu autant de forme que d’usage. Panerai exprime sa vision de leur organisation spatiale dans son appréciation de l’évolution de l’îlot : l ’îlot haussmannien comparé à l ’îlot ancien, ne fonctionne plus que comme une périphérie épaissie. […] ce que le triangle offre le plus généreusement, c’est le périmètre ouvert sur la rue au détriment de la surface intérieure protégée et cachée, qui désormais compte moins. Ce qui commence à disparaître de l ’îlot haussmannien, c’est le dedans de l ’îlot, avec ses propriétés fonctionnelles et sa richesse d’articulation28. Il note que cette discontinuité est d’autant plus marquée vis-à-vis de l’espace public du tissu haussmannien, qu’il est rigoureusement clôturé par le front des façades, il est contenu dans une caisse murale définie avec précision29. De même, dans son analyse des cités-jardins anglaises, il montre que le dispositif du close, un groupement de maisons certes ouvertes autour d’une impasse ou d’une place en cul de sac, va conduire à une fermeture des espaces. L’impasse comme son nom l ’indique, est un lieu où l ’on ne peut pas passer par hasard, puisqu’il ne mène nulle part ailleurs que dans les lieux privés. […] Il est tentant de le qualifier de semi-privé, puisque le public qui le pratique est celui qui y habite.30 Ainsi Panerai clôt son chapitre sur les cités-jardins de Londres par une page au titre significatif le close : de l ’espace public à l ’espace privé31, dans laquelle il dénonce la privatisation de l ’espace qui suit les transformations des modes de vie, aussi bien en Angleterre qu’en France32. De même, Paul Landauer dénonce la diffusion des lotissements fermés par le développement de nouvelles formes sociales propres aux territoires périurbains, telles que la “sélection sociale”, l ’ “appropriation collective” ou les “volontés de jouissance exclusive”33.

28 panerai Philippe et al., op.cit., p.42.

29 panerai Philippe et al., op.cit., p.43.

30 panerai Philippe et al., op.cit., p.57.

31 panerai Philippe et al., op.cit., p.71.

32 panerai Philippe et al., op.cit., p.71.

33 Landauer Paul, op.cit., p.3.

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Si les formes urbaines de barres à partir des années 1940 ouvrent les espaces extérieurs ainsi accessibles à tous, elles ne sont pas sans conséquence pour Panerai : la continuité, la relation à la rue, son existence, la référence à la ville sont abandonnées34. La rénovation urbaine des grands ensembles a conduit au retour de leur fermeture liée aux problèmes sociaux. Paul Landauer décrit ce modèle aujourd’hui en vigueur : La réponse à l ’insécurité consiste généralement à renforcer, au moyen de la résidentialisation, la limite entre l ’espace public, le plus souvent réduit à la rue, et un espace résidentiel appropriable.35

Comme Panerai, Christian de Portzamparc se fait le défenseur de la rue en revenant à son origine : la rue correspond à un stade d’organisation politique où apparaît la “chose publique” entre le peuple et le roi, la chose publique et le droit. La limite public-privé est tracée. C’est une loi au sol. Un peu partout on tend à privatiser, à supprimer les rues. Il y a là un réel danger de régression publique36. Bien que son îlot ouvert donne une autonomie aux bâtiments, il n’en est pas moins organisé autour de jardins privatifs [qui] occupent l ’intérieur de l ’îlot jusqu’au bord des voies. La séparation entre les territoires publics, la rue, le privé et les jardins est claire37. Ainsi, les espaces libres privés sont séparés des rues par des murs ou des clôtures qui contribuent à la continuité et la lisibilité de l ’espace public, tout en lui faisant profiter de la végétation des jardins privés38.

34 panerai Philippe et al., op.cit., p.139.

35 Landauer Paul, op.cit., p.82.

36 de portzaMparc Christian, op.cit., p.79.

37 de portzaMparc Christian, op.cit., p.79.

38 de portzaMparc Christian, op.cit., p.13.

Christian de Portzamparc, L’Âge III, 2010.

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Les limites de l’îlot ouvert de Portzamparc sont dans la ZAC Masséna des grilles, comme elles sont apparues avec la résidentialisation des grands ensembles. La rue se trouve isolée et réservée à la fonction de seule circulation. Paul Landauer critique directement ces grilles : Ces lignes de partage cantonnent les relations entre les habitants aux seuls enclos résidentiels, libérant ainsi la chaussée et les trottoirs de toutes les intrusions pouvant perturber la fluidité des circulations. Placés en avant des façades banalisées des barres et des tours - aussi bien que des immeubles détachés du quartier de Masséna -, les clôtures, les murets et les portails estompent les différenciations sociales et établissent une continuité des limites de l ’espace public. En évitant ainsi une appropriation possible d’un segment de rue, ils favorisent la mobilité des passants. La privatisation des pieds d’immeubles n’a donc pas seulement pour but de transformer les grands ensembles en résidences protégées. Elle permet également de délimiter un espace public exempt de tout parasite extérieur au mouvement et à la circulation.39

Landauer s’appuie sur des enquêtes pour montrer la différence de traitement appliqué aux espaces selon leur statut. Il dénonce : Les conceptions traditionnelles de la sécurité reposent trop souvent sur l ’accessibilité du domaine public aux forces de l ’ordre et la protection de domaines privés40. Il propose : La forme de la ville apparaît au cœur de tous les enjeux. Car le monde, urbanisé à une échelle entre inédite dans l ’histoire de l ’humanité, a plus que jamais besoin d’un espace public décloisonné – au sens propre – où la sécurité n’est pas réservée à quelques enclaves privilégiées. La tendance à l ’entre-soi et au repli communautaire ne constitue pas les seules menaces à l ’existence d’une ville citoyenne.41

Dans un projet achevé en 2007 à Brest, Paul Landauer va dans un premier temps réaliser une étude de prévention situationnelle portant sur la sécurisation de trois sites patrimoniaux, concentrant particulièrement des problèmes sociaux. Cette étude a été suivie de la réalisation d’un projet sur le quartier de Lambezellec, qui comprend le prolongement des voies en impasse, la

39 panerai Philippe et al., op.cit., p.17.

40 panerai Philippe et al., op.cit., p.82.

41 panerai Philippe et al., op.cit., p.92.

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restructuration des parkings, la réorientation de la tour d’habitation placée au cœur du site et l’aménagement d’une place à l’angle de deux rues. Cette réorganisation a permis le développement de la vie sociale sur un des lieux les plus passants. Elle a largement contribué à la paix retrouvée du quartier.

Alors que la tour d’habitation ouvrait sur une impasse, après modification elle ouvre sur une place. Paul Landauer cherche des solutions permettant de répondre à l’insécurité tout en éliminant des mesures de protection de type grilles et contrôles d’accès. C’est par la mise en place d’un espace propice à l’arrêt et au partage que ce projet a fonctionné et fut récompensé par le prix de la Prévention de la délinquance en 2008.

LA RUE ET L’OUVERTURE COMME TERRAIN D’ENTENTE

Pour construire son discours, Panerai va définir des mots clés de configurations spatiales telles l ’îlot, au sens étymologique : petite île, est une portion du territoire urbain « isolé » des voisines par des rues. L’îlot n’est donc pas d’abord une forme architecturale mais un ensemble de parcelles rendues solitaires et que ne prend son sens que dans une relation dialectique avec le maillage des voies42. Ainsi il va s’intéresser en un premier temps à l’îlot haussmannien et l’îlot pré-haussmannien offrant tout deux une rigoureuse continuité du paysage urbain. Si l ’image de la ville s’identifie à la continuité, à la suite ininterrompue des façades de part et d’autre des voies, alors l ’îlot poussé à la caricature, simpliste, n’est souvent que le réduction de l ’image richement

42 panerai Philippe et al., op.cit., p.182.

Plan de l’existant et plan du projet réalisé du quartier de Lambezellec, Paul Landauer, 2009.

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polysémique qui fait le paysage urbain ancien43.

Ensuite, il s’intéresse au travail de l’architecte Raymond Unwin en Angleterre qui, à partir d’analyses de plusieurs villes européennes, dicte des règles précises pour l’élaboration en 1909 d’une législation pour la création de cités-jardins (Hampstead Garden Surburb) : structure globale claire, faite de centres denses et facilement repérables, de quartiers différenciés morphologiquement, limite et barrière à la croissance de la ville, axe, point fort (exceptionnel : entrée, etc.), puis structure locale plus pittoresque44. Cette définition des espaces apporte une vision bien différente des façades ininterrompues du tissu haussmannien. Les années 1913 et 1921 vont apporter une innovation typologique à Amsterdam avec l ’organisation plus complexe d’une portion de territoire urbain assurant au plan morphologique la continuité du tissu, marquant les points singuliers, permettant l ’intégration de fonctions différentes (habitat, commerce, équipements) et créant des espaces variés45. L’îlot évolue pour lui vers les barres où la relation à la rue et la référence à la ville sont abandonnées. Ce que Panerai nous montre, au-delà de prôner la rue comme lieu de la vie urbaine, c’est que l’évolution des formes urbaines tend vers l’ouverture du fermé, du privé.

Christian de Portzamparc dans son dessin de la ZAC Massena renonce à la continuité et la régularité des façades de la “rue-corridor” traditionnelle, pour proposer un jeu d’alternances de constructions et de jardins privés, d’immeubles hauts et d’autres plus bas46. Il conçoit une diversité d’îlots ouvert définis: Toujours les mêmes, jamais la même. Les hauteurs bâties sont variables et ne suivent pas une seule et même ligne.47 Avec l’îlot ouvert, Christian de Portzamparc va définir une série de principes : l ’autonomie des bâtiments, leur singularité. Les immeubles ne sont pas mitoyens. Les hauteurs des bâtiments sont variables. Des jardins privatifs occupent l ’intérieur de l ’îlot jusqu’au bord

43 panerai Philippe et al., op.cit., p.43.

44 panerai Philippe et al., op.cit., p.54.

45 panerai Philippe et al., op.cit., p.83.

46 de portzaMparc Christian, op.cit., p.12.

47 de portzaMparc Christian, op.cit., p.70.

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des voies48. Ainsi, l’ouverture visuelle qu’offre le système de grilles tend à révéler ce qui était privé dans l’îlot fermé sans pour autant en offrir l’accès. Néanmoins, la rue reste un élément fondateur de sa conception architecturale urbaine.

Paul Landauer critique la vision sécuritaire de l’aménagement spatial. Il déclare que la sécurité est en train d’envahir nos paysages quotidiens au point de conditionner aujourd’hui les modes de fabrication de la plupart des lieux urbains49. Landauer propose de renouveler les modes de sécurisation des espaces pour qu’ils arrivent à se fondre dans les structures urbaines revendiquant le partage et la coprésence des publics50, au travers de 3 dispositifs : la rue, la révélation et l ’ouverture51, et de les intégrer dans tous les projets d’aménagement ou de réaménagement.

L’analyse des positions sur la ville de Philippe Panerai, Christian de Portzamparc et Paul Landauer, a montré que la question du traitement de la limite de l’îlot trouve différentes réponses. La fermeture des espaces par des grilles est un phénomène lié à la volonté de copier un modèle bourgeois, mais le cloisonnement mène progressivement l’espace urbain à se privatiser ou à restreindre une circulation de plus en plus ciblée. La prise en compte de critères comme le mélange social, la mixité programmatique, l’inattendu et la qualification des limites entre espaces privés et publics, ouvre sur autant de questions pour la conception d’un projet d’avenir qui ne peut oublier la gestion des flux ou la sécurisation des espaces. Panerai réécrit l’histoire pour réhabiliter l’îlot, De Portzamparc propose un îlot ouvert, issu de sa théorie de l’Age III, et Landauer s’interroge sur les questions sécuritaires qui ont amené à la fermeture de l’îlot tout en cherchant des alternatives possibles. Chacun à sa manière cherche à travailler avec la rue comme élément essentiel de la ville et également avec l’ouverture comme la base d’une architecture dynamique et capable de générer l’inattendu.

48 de portzaMparc Christian, op.cit., p.74.

49 Landauer Paul, op.cit., p.2.

50 Landauer Paul, op.cit., p.43.

51 Landauer Paul, op.cit., p.65.

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BIBLIOGRAPHIE

chaBard Pierre, “Métamorphoses éditoriales et construction d’un classique”, Raison d’écrire - Livres d’architectes 1945-1999, Édition de la villette, 2013.de portzaMparc Christian, Îlot ouvert - The open block, Archives d’architecture moderne, 2010.landauer Paul, Ordre dispersé : Les nouvelles conceptions urbaines de la sureté, Recherche PUCA, 2008.landauer Paul, L’architecte, la ville et la sécurité, Série La ville en débat, Puf, 2009.panerai Philippe, castex Jean, depaule Jean-Charles, Formes urbaines de l’îlot à la barre, Parenthèses, 1975.

Page de garde :“Hommage à Ernst May”, image tirée de panerai Philippe, castex Jean, depaule Jean-Charles, Formes urbaines de l’îlot à la barre, Parenthèses, 1975.

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Philippe Rouxsous la direction de Pierre Bourlier

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Nous vivons dans un monde de mobilité, de nomadisme, d’évolutions de plus en plus rapides, de re-conformations* répétées… Or l’architecture donne souvent une image

statique figée, comme le terme immobilier l’évoque même. Cette image est bien entendu une caricature. Depuis les origines de l’humanité, l’habitat démontable et remontable, comme la tente, la yourte ou encore le tipi, a été plus la règle que l’exception. Mais la sédentarisation a poussé vers une aspiration à une plus grande durabilité. Les matériaux ont accompagné cette tendance.

* Néologisme issu de conformation (du latin conformatus signifiant forme, disposition). Une structure re-conformable qualifie son aptitude à prendre différentes formes ou disposition selon l’usage. Nous reviendrons plus précisément vers cette notion dans la section relative aux structures déployables.

Vers une architecturecinématiqueou la flexibilité par le pli

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Au travers de cette histoire, quelques esprits visionnaires ont eu des tentations de rompre avec ce tropisme d’immuabilité. À la Renaissance notamment, Francesco di Giorgio s’intéressait à des machines dont la géométrie pouvait changer en tirant un câble, Palladio a développé des ponts temporaires, Léonard de Vinci mettait au point des systèmes mobiles... 1

Les années 1920 avaient vu naître le concept d’architecture évolutive à travers deux constructions majeures. La maison Schröder de Gerrit Rietveld à Utrecht permettait la transformation par un système de cloisons amovibles d’un large salon ouvert en un ensemble de plusieurs chambres privées le soir.2 La Maison de verre de Pierre Chareau était conçue pour servir à la fois de maison et de cabinet médical, double fonctionnalité rendue possible par des escaliers escamotables et des rangements coulissants.3

La seconde moitié du XXè siècle, poussée par la nécessité impérieuse de reconstruire des contrées ravagées par la deuxième Guerre mondiale, motivée par une réflexion architecturale et urbanistique novatrice, libérée par des matériaux et des procédés constructifs toujours plus performants, a connu une effervescence intellectuelle sans égal.

Le concept d’architecture évolutive et ses différentes variantes a ainsi progressivement mûri. Mais sa dimension de liberté et de transformation ne s’exprime le plus souvent

1 IASS, Fifty years of progress for shell and spatial structures, Madrid, I. Mungan & J.-F. Abel ed., 2009, p. 373.

2 overy P. et al., The Rietveld Schröder House, MIT, 1988, p. 28.

3 cinqualBre O., Pierre Chareau, La maison de verre, 1928-1933 : Un objet singulier, Jean-Michel Place ed., 2001, pp.4-14.

Exemple de machine de Francesco di Giorgio.

Gerrit Rietveld, Maison Schröder, 1925.

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qu’à l’intérieur de l’habitat, ou bien dans la mobilité globale de l’ensemble (par exemple, structures-chapiteau, caravanes, etc.). Au niveau de l’ossature des bâtiments ou de leur apparence extérieure, ces réflexions ne sont que peu concrétisées, si ce n’est pas des formes évocatrices de mouvement, mais essentiellement statiques.

Clairement, la tenue mécanique, la durabilité des constructions et évidemment la prise en compte sérieuse des enjeux de sécurité posent des limites fortes à une innovation plus débridée. Cependant, les progrès dans la conception des matériaux et plus avant dans le juste dimensionnement des structures par l’ingénieur suggèrent qu’aujourd’hui et demain, les dimensions de re-conformation, de déploiement, ou de formes évolutives deviennent accessibles, et le frein à cette appropriation de la cinématique et de la mobilité par l’architecture est avant tout culturel.

C’est cette thématique que l’on souhaite proposer dans cet article en s’appuyant sur quelques pistes. Ces dernières, d’inspirations technologiques ou techniques, sont aussi porteuses de solutions fonctionnelles, et guident vers des solutions architectoniques aux formes simples, élégantes et épurées.

À l’appui de ce qui précède, citons les structures de tenségrité4 qui exploitent l’aptitude des câbles de tension à s’aligner dans la direction de transmission des efforts, et à appliquer des efforts essentiellement compressifs sur des poutres tubulaires. Ces associations de câbles et de barres articulées ont donné lieu à de nombreuses créations

4 Ce terme sera défini plus précisément dans la suite de cet article.

Thomas Heatherwick, Rolling Bridge, Londres, 2004.

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architecturales (exploitées pour des ouvrages d’art, ponts, stades, galeries).

Les voiles et les tentures viennent, en épousant les squelettes de poutrelles et de câbles, donner des formes de surfaces minimales souvent très élégantes. Mais alors que la conception même de ces structures ouvre sur la mobilité en offrant une liberté de forme et de mouvement, la plupart de ces structures sont figées dans une conformation unique.

Ceci, loin d’être une fatalité, ne requiert qu’une créativité encadrée par une compétence technique pour s’exprimer pleinement dans son aptitude au mouvement. Les réflexions les plus abouties en ce sens portent sur les structures spatiales déployables, car le vol spatial nécessite des objets compacts, alors que l’utilisation finale (comme par exemple pour des panneaux solaires) réclame des surfaces considérables. Le déploiement de ces objets pour passer de la forme la plus compacte à la plus étendue devient une solution technique quasi-incontournable.

LA SECONDE GUERRE MONDIALE COMME MOTEUR DE LA FLEXIBILITÉ

Les guerres ont toujours provoqué des innovations technologiques conséquentes pour répondre à des besoins évidents d’adaptation extrêmement rapide à un environnement rapidement variable (en réponse à une destruction soudaine, ou lors d’opérations en phase de projections extérieures). C’est ainsi que la Guerre de Sécession et la Guerre franco-prussienne ont permis le développement des chemins de fer au XIXè siècle, alors que l’automobile, réservée exclusivement à une classe sociale restreinte, se voit largement utilisée au cours de la première Guerre mondiale.

Lors de la seconde Guerre mondiale, les opérations sont menées sur les quatre continents, obligeant parfois les hommes à évoluer à des milliers de kilomètres de leur base. Le besoin d’une base secondaire qui les accompagne dans leurs projections lointaines se fait donc ressentir, ce qui amplifie considérablement l’intérêt pour des constructions légères modulaires et démontables. En

Kenneth Snelson, Rainbow Arch, structure de tenségrité, 2001.

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France ce sont les recherches du constructeur Jean Prouvé qui iront le plus loin.5 Il réalise avec Pierre Jeanneret en 1939 un ensemble de logements métalliques. Il s’agit de constructions à portiques centraux en acier, dont la structure sera réutilisée dans ses futures maisons démontables.En 1940, il entreprend également avec Le Corbusier le projet ambitieux d’écoles volantes. Afin de suivre les populations sur la route de l’exode, ces écoles seraient composées de modules à assembler et démonter rapidement, pensées pour être réutilisées pour l’après-guerre une fois la paix revenue. Elles serviraient alors de logements provisoires pour quartiers en transformation, de clubs de village ou de colonies de vacances. Pour la conception, Jean Prouvé reprend les portiques centraux en acier de ses pavillons démontables, qu’il enveloppe par des panneaux métalliques légers dont il a fait usage dans sa Maison du Peuple de Clichy (1935-1939).6

À peine un an plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, Richard Buckminster Fuller s’inspire des composants en acier des silos à blé du Middle West américain pour répondre à une demande de relogement provisoire de familles suite à des bombardements. Il garde le principe d’une paroi cylindrique porteuse surmontée d’une toiture conique pour créer la Dymaxion Deployment Unit. Afin de permettre un montage aisé, il pose la toiture sur un mât central, puis assemble les murs en tôle ondulée avant d’évacuer le mât central. Ces unités sont en outre pensées dans une perspective de camouflage : leur forme ronde vue du ciel rappelle les arbres et les collines.7 Toutefois, c’est la baraque Quonset qui triomphe en matière de structure démontable et transportable. Inspirée en grande partie de la baraque Nissen largement utilisée pendant la première Guerre mondiale, elle reprend la tôle ondulée et permet l’hébergement des troupes alliées. L’innovation majeure par rapport à la baraque Nissen consiste dans le

5 cohen J.-L., Architecture en uniforme, exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, du 24 avril 2014 au 8 septembre 2014. Cette source est utilisée pour l’ensemble de la section.

6 sulzer P., Jean Prouvé: Œuvre complète, Vol.II, 1934-1944, Bâle, Boston, Berlin, Birkhaüser, 2000, pp.264-271.

7 fuller B. R. & Marks R., The Dymaxion world of Buckminster Fuller, 1973, pp.116-127.

Jean Prouvé, Pavillons démontables, 1939.

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doublage intérieur par des panneaux de bois aggloméré isolants, qui permettent une utilisation dans des climats extrêmes. Otto Brandenberger remporte un succès franc, puisque les baraques Quonset sont produites à près de 170 000 exemplaires8.

Il faudra attendre l’ingénieur Max Mengeringhausen pour l’invention d’un système de construction métallique particulièrement innovant. En 1940, il s’intéresse à un connecteur universel (nœud) permettant de lier des barres filetées à leurs extrémités. Les dimensions de ces barres sont standardisées et s’intègrent dans un ordre précis : partageant avec Ernst Neufert un intérêt pour la modularité, il imagine des barres de dimensions liées par un rapport 1/√2 (par exemple permettant de réaliser un carré disposant d’un raidisseur diagonal). Afin de lier ces barres, il conçoit un connecteur (qu’il nommera MERO9 en 1948), nœud polyédrique à trois axes principaux avec filetages normalisés avec lequel il liera jusqu’à 18 éléments longitudinaux.10

Au même moment, Konrad Wachsmann s’intéresse lui aussi à l’assemblage tridimensionnel d’éléments, mais à la différence de Mengeringhausen, c’est le bois qui constitue son matériau de prédilection. C’est alors qu’il est retenu en captivité qu’il réfléchit à un système d’assemblage de panneaux préfabriqués. En 1942, il s’allie avec Walter Gropius aux Etats-Unis pour adapter ses réflexions et

8 decker J. & chiei C., Quonset Hut: Metal living for a Modern Age, New York, Princeton Architectural Press, 2005, pp.1-29.

9 Acronyme de Mengeringhausen Rohrbauweise signifiant des structures tubulaires de MenGerinGhausen.

10 cohen J.-L., op.cit..

R. B. Fuller, Dymaxion Deployment Unit, 1941. / O. Brandenberger, Baraque Quonset, 1941.

Max Mengeringhausen, le MERO, 1948.

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nomme son principe de construction packaged house. Le système consiste en un assemblage de panneaux en contreplaqué avec des connecteurs dans les coins. La presse architecturale le décrit comme l ’un des premiers systèmes préfabriqués et complètement démontables, utilisant toujours un même module dans toutes dimensions : un véritable module tridimensionnel.11

En matière d’infrastructure, c’est l’ingénieur britannique Donald Bailey qui détient probablement la plus grande réussite avec l’invention des ponts modulaires. Systèmes à assemblages presque infinis, ils sont basés sur une combinaison de panneaux en acier de module unique. Ces unités sont alors insérées les unes après les autres, et maintenues ensemble simplement à l’aide de goujons12.

Ces réflexions, ces recherches et leurs aboutissements en matière de structures démontables motivés par la seconde Guerre mondiale vont rendre possible l’émergence d’une architecture plus flexible à partir des années 1950, en réaction aux excès du fonctionnalisme architectural selon lequel la forme suit la fonction.

Néanmoins, ces re-conformations de l’espace ne s’expriment qu’à l’intérieur de l’habitat, alors que la forme extérieure reste figée. Cet engouement pour la flexibilité peine à se matérialiser à cause du manque de moyens de mise en œuvre. Ce n’est que dix ans plus tard que les recherches sur la tenségrité offriront des manières de concrétiser ces tendances nouvelles.

LE CONCEPT DE TENSÉGRITÉ

Le terme de tenségrité apparaît pour la première fois en 1962 lorsque Richard Buckminster Fuller décide de nommer une nouvelle catégorie de structures auxquelles il s’intéresse: tensile-integrity structures. Par contraction des mots anglais tensile et integrity, il désigne des structures dont l’érection serait rendue possible en exploitant la tension et non plus la compression. En effet, si l’architecture consiste à élever des masses, la gravité

11 cohen J.-L., op.cit..

12 cohen J.-L., op.cit..

Donald Bailey et sa maquette de pont modulaire, 1943.

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s’oppose à cette élévation de manière intrinsèque, et c’est par appui d’objets les uns sur les autres qu’il est naturel de procéder. Ces objets travailleront donc en compression et c’est en ce sens que l’architecture nécessite l’utilisation de matériaux à haute résistance à la compression.

L’innovation majeure derrière le concept de tenségrité repose sur l’exploitation de la haute résistance à la tension des câbles afin de permettre l’élévation de masses. Ce concept est difficilement définissable, mais Fuller a présenté une structure en état de tenségrité comme un ensemble d’ilôts de compression dans un océan de tension13. Une telle définition permet effectivement d’expliquer la plupart des caractéristiques.

Les éléments en tension ont une rigidité uniaxiale (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être soumis ni à la compression, ni à des efforts transverses de cisaillement) et constituent un ensemble continu. Ce sont en général des câbles ou des membranes. Les éléments en compression créent un ensemble discontinu, d’où le terme d’ilôt établi par Fuller. Chaque nœud reçoit donc un et un seul élément comprimé. Les éléments en compression sont situés à l’intérieur des éléments en tension, donc les membranes et câbles englobent les barres intérieures discontinues. Finalement, les composants sont auto-contraints (c’est-à-dire que leur rigidité ne dépend pas des actions extérieures, et leur poids propre ne contribue pas à leur état d’autocontrainte initial) et stables.

La définition que donne René Motro14 reprend donc ces caractéristiques:

Un système de tenségrité est un système dans un état d’auto-équilibre stable, comportant un ensemble discontinu de composants comprimés à l ’intérieur d’un continuum de composants tendus.15

13 Motro R., Tenségrité, Paris, Lavoisier, 2005, p.43. Dans sa version originale : islands of compression inside an ocean of tension. La source primaire reste cependant indéfinissable.

14 Vice-président de l’International Association for Shell and Spatial Structures (IASS).

15 Motro R., op.cit., p.44.

Brevet n°US3063521, R. B. Fuller, 13 novembre 1962.

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On peut citer comme pères de la tenségrité trois personnes dont les recherches et brevets menés dans les années 1960 ont permis de comprendre ces structures: David Georges Emmerich, Richard Buckminster Fuller et Kenneth Snelson.16

Lorsque le Français Emmerich développe l’idée de réseaux autotendants, il désigne ce que de l’autre côté de l’Atlantique Fuller désigne par structures de tenségrité et ce que Snelson nomme structures à tension continue et compression discontinue. Les trois brevets mentionnent une structure analogue, parfois appelée simplex. C’est le module le plus simple permettant un état de tenségrité, composé de trois barres et de neuf câbles.

De telles structures sont fascinantes car les barres semblent flotter dans l’espace. En effet, ce sont les câbles, presque immatériels car très fins et sans rigidité en compression, qui sont responsables de la tenue de la structure. L’œil humain voit donc des masses élevées, sans aucun support. En 2009, Snelson en a fait une exposition à la Marlborough Gallery à New-York qu’il a appelée

16 On ne peut vraiment citer un seul père au concept de tenségrité. eMMerich a breveté un premier système Charpentes Perles qui n’est pas enregistré. Son deuxième brevet Construction de réseaux autotendants déposé en 1963 est attribué en 1964. Le brevet Tensile-integrity structures de Buckminster fuller est enregistré en 1959 et délivré en 1962, tandis que celui de snelson, Continuous tension discontinuous compression structures est enregistré en 1960 et délivré en 1965. Le simplex.

D. G. Emmerich, Brevet n°FR1377291, 10 avril 1963. / K. Snelson, Brevet n°US3169611, 16 février 1965.

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Forces Made Visible17.

Une notion clé dans la réalisation de ces structures provient non du matériau mais de sa forme: les câbles, les fils, montrent en effet une grande souplesse pour différentes sollicitations à cause de leur géométrie essentiellement uni-dimensionnelle. Les faibles dimensions caractéristiques de leur section autorisent ainsi de grands déplacements relatifs pour de faibles déformations (un effet dit de non-linéarité géométrique dans un contexte mécanique). Cette même propriété se retrouve pour des membranes, objets dont une seule dimension, l’épaisseur, est plus petite que les autres.

Ici encore nous mobilisons les propriétés du matériau constitutif lorsque les efforts sont en extension dans le plan de la membrane, mais une grande souplesse en flexion ou en compression. Le caractère étendu de ces objets élémentaires (fils ou membranes) apporte par leur faible poids un caractère aérien aux réalisations qui les exploitent. On trouvera de nombreux exemples d’architectures qui associent des membranes tendues sur des filins. Les formes naturelles de ces objets se rapprochent des films de savons pour des raisons physiques naturelles (un principe de surface minimale régit leur morphologie), et de nombreux créateurs y ont trouvé une

17 L’exposition est reprise dans un ouvrage: hartney E., Kenneth Snelson - Forces made visible, Hard Press ed., 2009.

K. Snelson, Easy Landing, 1977.

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source d’inspiration esthétique particulièrement riche.

La topologie particulière des membranes nous permet aussi d’illustrer la tenue des structures de tenségrité par une analogie simple: au lieu d’utiliser des éléments massifs comme raidisseur résistant à la compression, il est possible de s’appuyer sur l’air occlus dans un ballon.L’enveloppe du ballon est une membrane qui joue le rôle du câble, composant en tension, alors que l’air joue le rôle de l’élément en compression. Cette enveloppe est à même d’enclore un volume d’air défini par sa surface et sa topologie. On définit trois situations:

- Dans un premier cas, le ballon n’a pas de forme, car le volume d’air insufflé est inférieur au volume de l’enveloppe. Lorsque l’on appuie sur la surface du ballon, il se déforme librement: sa forme est indéterminée. − Dans un second cas, lorsque le volume d’air insufflé atteint celui de l’enveloppe, la pression de l’air est la même à l’intérieur et à l’extérieur du ballon, et sa forme est déterminée (à l’état final). Cependant, il n’a pas de rigidité. − Ce n’est que dans un troisième état où l’on augmente encore la pression interne (en évitant l’éclatement) que le ballon acquiert une rigidité: c’est la rigidité d’autocontrainte. En effet, en augmentant la pression intérieure, c’est-à-dire en comprimant l’air, on fait entrer la membrane dans un état de traction. Il y a donc un équilibre entre la traction de la membrane et la pression de l’air comprimé.

Ce changement est analogue à ce que l’on souhaite développer afin de concevoir une architecture évolutive. Le changement de pression de l’air correspond en fait à un changement de longueur des éléments en compression (on peut imaginer des barres télescopiques)18. Nous reviendrons sur ce point en précisant la déployabilité.

18 Les structures gonflables constituent évidemment des systèmes de tenségrité au sens où l’air joue le rôle de l’élément en compression. Nous décidons cependant de ne pas nous étendre dans le sujet.

Trois états de gonflage d’un ballon. Motro R., op.cit., pp.65-66.

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LE PLI, UN ÉLÉMENT STRUCTUREL

Dans les exemples qui précèdent, associant fils et membranes, il est essentiel de disposer d’éléments résistants à la compression: les entretoises rigides (tenségrité) ou le gaz comprimé (structures gonflables) constituaient deux déclinaisons particulières. Cette section ouvre sur une autre manière de rigidifier qui s’appuie encore une fois plus sur la géométrie plus que sur le matériau.

Si une membrane plane (par exemple une feuille de papier) est très facile à conformer selon une surface développable comme par exemple un cylindre, il devient difficile de courber ce cylindre (donner une courbure à son axe). La raison de ce raidissement est d’une nature essentiellement géométrique. La flexion du cylindre engendre des incompatibilités géométriques de déformations qui obligent à mettre localement des éléments de surface de la membrane en extension. Cette propriété n’est pas restreinte à ces formes cylindriques. On la retrouve en particulier pour une membrane simplement pliée (lorsque le pli n’est pas fermé à 180°). La géométrie du pli impose que les cinématiques de déformation facile des deux demi-surfaces qui se rejoignent sur le pli soient compatibles.

C’est cette contrainte qui donne lieu à la rigidification apparente des structures pliées. Ce principe est exploité pour former des panneaux composites en nid d’abeille, ou encore dans le carton ondulé. L’art traditionnel de l’origami dont on retrouve des traces jusqu’au VIe siècle exploite admirablement ces principes à des fins décoratives. L’architecture a bien entendu aussi été influencée par cette manière de rigidifier. Au début du XIXe siècle, Friedrich Fröbel introduit ainsi le pliage du papier dans les jardins d’enfants19 qu’il conçoit comme outil d’aide pédagogique au développement des enfants. Il est convaincu que cela participe à leur éducation de l’esthétique et de la géométrie.20 Plus tard, entre 1923 et 1933, Josef Albers, alors

19 Au sens de kindergarten allemand dont il est à l’origine du modèle.

20 lister D., “Die Geschichte des Papierfaltens - eine deutsche Pespektive”, Der Falter, n°35, 2003, p.4.

Exemple de rigidification du papier par le pli.

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enseignant renommé du Bauhaus, demande à ses élèves de comprendre les différences entre les matériaux et la relation qu’ils peuvent avoir entre eux en ne leur donnant que du matériel élémentaire (bois, verre, textile, peinture), afin d’acquérir un sens sur les principes fondamentaux de la construction.21 Hannes Beckmann, qui était un de ses élèves entre 1928 et 1931, explique notamment un de ses cours sur l’introduction du pli:

Je me souviens vivement du premier jour des cours préliminaires. Josef Albers est entré dans la salle, il avait dans ses mains un tas de papier journal [...] puis il s’est adressé à nous [...] “Mesdames et messieurs, nous sommes pauvres, et non pas riches. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher des matériaux ou du temps. [...] Chaque œuvre d’art commence avec un matériau, c’est pourquoi nous devons d’abord nous demander ce que peut faire notre matériau. Donc pour débuter, nous allons faire des expériences sans chercher à fabriquer un objet. Pour l ’instant, nous privilégierons l ’intelligence à la beauté. [...] Nos études devraient mener à des réflexions constructives. [...] J’aimerais maintenant que vous preniez les journaux [...] et que vous essayiez d’en faire quelque chose de plus que ce que vous avez maintenant. J’aimerais que vous respectiez le matériau et que vous l ’utilisiez de manière sensée - en préservant ses caractéristiques propres. Si vous pouvez le faire sans outils comme des cutters ou des ciseaux, et sans colle, c’est encore mieux.22

Par ses instructions, Albers veut amener ses élèves à réfléchir sur l’avantage du pli en architecture. En effet,

21 “Josef Albers: Exercises with matiere and materials” & “Josef Albers: Educational methodology” in wick R. K., Teaching at the Bauhaus, Oggebbio, Hatje Cantz, 2000, pp.176-185.

22 BeckMann H., “Formative years” in Bauhaus and Bauhaus people, New York, Eckhard Neumann ed., 1970 (note 1), pp.206-207. Traduction proposée de : I remember vividly the first day of the [Preliminary Course]. Josef Albers entered the room, carrying with him a bunch of newspapers. [...] then addressed us [...] “Ladies and gentlemen, we are poor, not rich. We can’t afford to waste materials or time. [...] All art starts with a material, and therefore we have first to investigate what our material can do. So, at the beginning we will experiment without aiming at making a product. At the moment we prefer cleverness to beauty. [...] Our studies should lead to constructive thinking. [...] I want you now to take the newspapers [...] and try to make something out of them that is more than what you have now. I want you to respect the material and use it in a way that makes sense - preserve its inherent characteristics. If you can do without tools like knives and scissors, and without glue, [all] the better.”

Résultat des expériences de Josef Albers.

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une feuille de papier a une très faible rigidité en flexion, ce qui fait que l’on ne peut pas créer de volume sans outil. Dans le processus de réflexion, les élèves sont amenés comprendre qu’ils vont devoir effectuer plusieurs plis afin d’aboutir sur une structure volumique.

LA DÉPLOYABILITÉ, UN RÊVE OU UNE RÉALITÉ ?

Câbles, membranes associés ou mis en forme avec adresse et intelligence font ainsi une démonstration évidente de leur aptitude à se montrer raide ou souple. En ajoutant une ou quelques liaisons, on passe brutalement d’une structure pouvant se déformer selon un ou plusieurs degrés de liberté (ce que l’on appelle un mécanisme fini ou une structure hypostatique) à une structure que l’on qualifiera d’isostatique et qui résistera à une sollicitation quelconque. Si l’on ajoute des liaisons surabondantes, elle deviendra hyperstatique, propriété que l’on peut exploiter pour maîtriser des efforts auto-équilibrés et décaler des domaines de résistances mécaniques.

Le domaine des mécanismes est particulièrement séduisant dans le contexte de notre étude car c’est celui qui autorise la flexibilité. Il faut cependant aussi pouvoir figer la structure dans plusieurs états spécifiques selon les conformations choisies. Ce qui va permettre ces évolutions est donc la présence de quelques éléments actifs : des filins dont on ajuste la longueur par un treuil, des poutres de compression commandées par un vérin pour ajuster leur longueur.En 1961, l’architecte espagnol Emilio Perez Piñero propose la première structure déployable, en imaginant un théâtre mobile. Il se base sur le principe du pantographe, où chaque élément possède trois nœuds articulés en pivots (un à chaque extrémité et un au milieu). Chaque pivot autorise une rotation libre entre les éléments, qui restreint cependant tout autre degré de liberté. Les structures pliables de Piñero sont composées de ciseaux à trois barres, liés par un nœud à leur centre. Le déploiement s’effectue par simple rotation des barres autour de ce nœud central. Afin de stabiliser la structure en position dépliée, Piñero utilisait des câbles qu’il accrochait entre certains nœuds pour contraindre la structure. Il dépose un brevet en 1965 pour sa structure générique. Cette méthode est réutilisée E. P. Piñero, Théâtre mobile, 1961.

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par la suite notamment par Félix Escrig qui conçoit la couverture d’une piscine à Séville.

Theodore Zeigler reconnaît la faiblesse principale du travail de Piñero, qui nécessite une action extérieure pour stabiliser la structure. En 1974, il dépose un brevet à son tour, où il détaille une structure basée sur celle de Piñero, mais auto-stable cette fois-ci.

Cependant, pour ce genre de systèmes, la stabilité de l’état déployé provient des articulations. L’avantage des structures de tenségrité repose dans la capacité à atteindre un état stable par simple modification de la longueur des éléments (des câbles ou/et des éléments en compression), comme vu précédemment. En ajustant la longueur des éléments, on peut soit déployer la structure et donc la rigidifier, soit la plier en créant une instabilité.

Le principe du déploiement repose donc sur deux points essentiels : la création de mécanismes finis pour permettre la transformation, puis la stabilisation du système par suppression de ces mécanismes. La géométrie d’équilibre de la structure est principalement définie par la longueur des différents éléments. Par exemple, pour un système simple, il y a une unique longueur c pour les éléments en compression, ainsi qu’une unique longueur s pour les barres. Le système sera alors défini par la relation entre ces longueurs, et plus particulièrement par le rapport r=s/c.

Les recherches préliminaires permettent de déterminer le rapport d’équilibre r_0, valeur en-deçà de laquelle les mécanisme finis sont présents (et le déployable est possible), et au-delà de laquelle les autocontraintes stabilisent les mécanismes restants. Pour des systèmes plus complexes, il existe différents rapports ri qui régissent

F. Escrig, couverture de piscine, Séville, 1966.

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le fonctionnement du système. 23

Concrètement, prenons l’exemple d’un pliage de système simple. On considère que les longueurs des câbles sont fixées, et que seules les barres peuvent s’allonger et se rétrécir. Il suffit pour cela d’utiliser des barres télescopiques fixables par l’intermédiaire d’un boulon. En dévissant le boulon, le mécanisme apparaît: le mouvement relatif des deux barres est autorisé.

CONCLUSION

La déployabilité permet un vaste domaine d’applications en génie civil et en robotique. Les structures de tenségrité rendent possible cette déployabilité et constituent une des solutions les plus intéressantes. C’est notamment l’état d’autocontraintes qui constitue un intérêt majeur. Cet état d’autocontraintes est similaire aux idées de précontraintes du béton qu’avait développées Eugène Freyssinet dans les années 1920, lorsqu’il avait anticipé l’effet des charges extérieures pour contrôler les fissures dans le béton. C’est pourquoi l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne possède un important programme de recherche consacré au contrôle actif des structures de tenségrité24.

Ceci est un atout majeur car un contrôle actif permettrait d’adapter les autocontraintes à l’amortissement des vibrations, à la résistance au vent,...

BIBLIOGRAPHIE

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23 Motro R., op.cit., p.216.

24 fest E., “Tensegrity: An adaptive structure”, PhD EPFL, 2002.

Exemple de barres télescopiques permettant l’activation et la suppression de mécanismes. Motro R., op.cit., pp.128.

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Expositions :cohen J.-L., Architecture en uniforme, exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, du 24 avril 2014 au 8 septembre 2014.

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Constance Leurentsous la direction de Anne Debarre

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Des architectes et des artistes considèrent et emploient la lumière comme matériau de conception et de fabrication de l’espace. C’est le cas de l’architecte japonais Tadao Andō et de l’artiste américain James Turrell. Ils utilisent tous les deux la lumière dans leurs travaux respectifs, de manière récurrente voire même

obsessionnelle pour James Turrell. Tous deux cultivent un même objectif, produire une certaine fascination chez le visiteur. Ils placent celui-ci au cœur de leur préoccupation dans le processus de création: ils l’amènent à vivre des expériences spatiales et optiques particulières, produites à partir de la lumière.

Le matériau lumièreJames Turrell et Tadao Ando,deux démarches de conception de l’espace

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Ayant été amenés à travailler ensemble à plusieurs reprises, leurs démarches ont pu se confronter, s’enrichir mutuellement et se cristalliser dans une production commune : une première fois en 1999 à Minamidera, où le bâtiment de Tadao Andō accueille l’œuvre Darkside of the Moon de James Turrell, et une seconde fois lors de la construction du Musée d’art de Chichū en 2004, situé sur l’île japonaise de Naoshima. Ce dernier est constitué de différents espaces semi-enterrés qui sont reliés par un cheminement d’ombres et de lumières. Les œuvres de Walter De Maria, James Turrell et Claude Monet y cohabitent en harmonie grâce à la sobriété et la logique d’organisation du bâtiment que propose Tadao Andō.

Un rapprochement peut être fait entre deux réalisations de ces deux créateurs. Il s’agit d’un des Skyspaces de James Turrell, situé au Cheekwood Botanical Garden and Museum of Art dans le Tennessee et de l’Espace de méditation de Tadao Andō, au siège de l’UNESCO à Paris. Les Skyspaces de James Turrell sont des installations à ciel ouvert, inspirées par la rencontre entre le ciel et la terre. Elles proposent au visiteur des expériences spatiales particulières, dans un espace clos et vide, où un jeu de lumières artificielles transforme la perception de la lumière naturelle. James Turrell fabrique ainsi des boîtes à lumières qui évoluent en fonction de l’avancée de la journée. Le Pavillon de méditation de Tadao Andō a été commandé en 1995 pour symboliser la paix et commémorer le 50è anniversaire de l’adoption de l’acte constitutif de l’UNESCO. Tadao Andō fait de cette structure cylindrique une œuvre symbolique en utilisant du granit irradié (puis décontaminé) d’Hiroshima. Le visiteur est alors invité à se recueillir sur l’horreur d’Hiroshima et à méditer sur le pouvoir destructeur de l’Homme.

Leurs démarches de conception peuvent également être confrontées, en élargissant l’étude à d’autres productions de l’artiste et de l’architecte. James Turrell a eu l’occasion d’expérimenter le médium lumière à travers de nombreuses installations lumineuses comme Perceptual Cell1, Wide

1 turrell James, Perceptual cell, 1992, au Weisses Haus de Hambourg.

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Out2 ou Breathing Light3. Tadao Andō, quant à lui, a réalisé de nombreux bâtiments où la lumière joue un rôle majeur dans leur organisation et leur spatialité comme l’Église de la Lumière4, la maison Koshino5, la Chapelle de Rokko Mountain6, le Benesse House Museum7 et le Komyo-ji Temple8.

Comment se révèlent dans leurs œuvres respectives les proximités entre l’artiste et l’architecte, personnalités aux héritages et cultures différentes ? Ont-ils néanmoins des démarches de recherche et d’expérimentation de ce matériau lumière qui leur sont propres ?

UN TRAVAIL COMPLÉMENTAIRE EN COLLABORATION

De la collaboration de Tadao Andō avec James Turrell va naître une architecture-œuvre où la lumière apparaît comme le matériau principal. Les liens tissés entre l’architecte et l’artiste sont rendus visibles dans leur production commune.

Au début des années 2000, la famille Fukutake, propose un projet muséal sur l’île japonaise de Naoshima, appelé le “Art House Project”. Pour le président de la fondation Soichiro Fukutake9, l’enjeu de ce projet était de réduire la distance entre l ’architecture et l ’art sur Naoshima, en combinant de l ’architecture avec de l ’art10. La nouvelle acquisition de plusieurs toiles des Nymphéas de Claude

2 turrell James, Wide Out, 1998, au Musée des Arts Appliqués MAK de Vienne.

3 turrell James, Breathing Light, 2013, au Los Angeles County Museum of Art.

4 andō Tadao, Church of Light, Ibaraki - Japon, 1989.

5 andō Tadao, Koshino House, Ashiya - Japon, 1980-1984.

6 andō Tadao, Chapel on Rokko Mountain, Kobe - Japon, 1985-1986.

7 andō Tadao, Benesse House Museum, Naoshima - Japon, 1990-1992.

8 andō Tadao, Komyo-ji Temple, Saijo - Japon, 2000.

9 fukutake Soichiro, Président de la Naoshima Fukutake Art Museum Foundation.

10 fukutake Soichiro, Chichū Art Museum, ed. Hatje Cantz Verlag, 2005 : We wanted to close the distance between architecture and art on Naoshima combining architecture and art. For me, the “Art House Project” presented a chance to approach both art and architecture equally in a particular context and to produce an aesthetic domain constituting a space enclosed in a structure which related to the surrounding landscape.

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Monet par la famille Fukutake est à l’origine du projet de musée qui deviendra le Chichū Art Museum. L’enjeu n’était pas de les présenter au public à l’intérieur d’un musée traditionnel, mais de les articuler à des pratiques artistiques contemporaines, produites par des plasticiens actuels. Cette mise en relation s’est concrétisée autour d’une problématique commune, à savoir la lumière. En effet, les Nymphéas montrent la recherche de l’artiste pour représenter et capter la lumière, à travers un jeu de reflets et d’ombres colorées. C’est pour faire écho à cette démarche que l’architecte Tadao Andō et les artistes James Turrell et Walter De Maria ont été conviés à concevoir les œuvres qui constitueront la collection permanente du musée. Ce parti pris d’exposition a conduit à la création d’une “œuvre-lieu”, ou d’un “lieu-œuvre”11 où artistes et architecte œuvrent ensemble. Tadao Andō et James Turrell forment ainsi une équipe et travaillent au même niveau12, en tant que plasticiens, dans une pratique artistique commune. C’est ainsi que les commanditaires le souhaitent :

Notre intention était de pouvoir expérimenter l ’art et l ’architecture au même niveau, c’est-à-dire de produire un espace sans aucune discontinuité entre les deux.13

Cette collaboration entre James Turrell et Tadao Andō va se concentrer dans le traitement de la lumière. Tout leur travail commun va alors consister à produire des sensations spatiales pour le visiteur, par la lumière.

11 alzieu Isabelle, Architecture muséale : Espace de l’art et lieu de l’œuvre, ed. PUPPA, 2012.

12 fukutake Soichiro, op.cit..

13 fukutake Soichiro, op.cit. : Our point was to make it possible to experience art and architecture at the same level. That is, to produce a space without any discontinuity between the two.

Croquis du Chichū Art Museum par Tadao Andō, Chichū Art Museum, 2005.

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Le musée n’est pas conçu comme une unique entité, mais comme un cheminement de séquences spatiales. Il se construit comme une articulation de volumes lumineux, disséminés et creusés à même la colline. Ils sont reliés entre eux par des couloirs où l’ombre et la lumière rythment le parcours, afin de guider le visiteur à travers le musée. Comme dans beaucoup de leurs projets respectifs, Tadao Andō et James Turrell utilisent la lumière comme guide pour le visiteur, afin de créer un parcours dans le musée.

Ménagées par Ando, deux fentes lumineuses en bas et en haut du mur situé au fond du couloir mettent en lumière cette surface qui ressort de l’obscurité du couloir. Ce halo de lumière pure se réfléchit sur le béton lisse. Architecture et lumière se répondent. Une ligne de lumière électrique, matérialisée par un néon, accentue la convergence vers ce mur lumineux et invite le visiteur à aller plus loin en suivant ces deux lignes horizontales qui semblent se prolonger au-delà des murs. La lumière appelle le visiteur au fond de chaque couloir, ce qui a pour effet d’étirer l’espace.

Une installation de James Turrell, à l’intersection de deux murs, semble au contraire remplir tout l’espace de sa lumière bleue. Celle-ci est épaisse et matérialise ainsi l’air de particules colorées. L’espace en est saturé et le visiteur à l’impression d’entrer dans un cube bleu concentré, où un second cube lumineux semble flotter dans l’air. Ce n’est qu’après s’être adapté au changement d’intensité lumineuse que le travail de l’œil s’opère et que sont perçues

Espace intérieur du Chichū Art Museum.

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les qualités spatiales du lieu. Jusque là opaque et infini, il devient limpide et laisse entrevoir ses limites.

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Installation de James Turrell à l’intérieur du Chichū Art Museum, vue à 360°.

Afrum, Pale Blue, installation de James Turrell, 1968 (Photo : Fujitsuka Mitsumasa).

Open Field, installation de James Turrell à l’intérieur du Chichū Art Museum.

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Dans cette seconde installation de James Turrell, c’est à nouveau le travail de l’œil qui est sollicité. Après avoir gravi les marches, le visiteur se retrouve face à un écran bleu lumineux tout à fait lisse. Au bout de quelques minutes, son œil s’habitue à la lumière et il commence à percevoir la troisième dimension qu’offre le rectangle qui s’avère être un volume. Il entre alors à l’intérieur et se retrouve dans un espace bleu, brumeux et infini. Par cet éclairage artificiel coloré, James Turrell charge l’air de matière et emplit l’espace, perturbant ainsi ses perceptions.

Le visiteur progresse ainsi à tâtons, entre ombres et lumières, d’espace en espace, pour finalement aboutir à la découverte des Nymphéas, trésor ultime, dans une pièce baignée de lumière. Tadao Andō, avec l’aide de James Turrell, reprend ici le dispositif imaginé initialement par l’artiste Claude Monet lui-même, pour son exposition en 1927 à l’Orangerie de Paris. La lumière naturelle venait inonder zénithalement les salles ovales par le biais d’une grande verrière filtrée d’un vélum14.

La salle des Nymphéas apparaît, après nombre de portes et d’espaces intermédiaires, dans une aura lumineuse indescriptible, douce autant que violente par effet de contraste avec les couloirs d’accès, décrit l’historienne de l’art Isabelle Alzieu, après sa visite de la salle des Nymphéas du Chichū Art Museum.

L’éclairage zénithal est omniprésent dans le musée et permet à Tadao Andō et James Turrell de travailler la cinquième façade du bâtiment, la plus importante où l’architectonique est la plus présente. Tout en travaillant le cadrage de la vue sur le ciel et la contemplation de la lumière, ils utilisent la fente et la faille.

14 alzieu Isabelle, op.cit..

Open Field, installation de James Turrell à l’intérieur du Chichū Art Museum.

Dispositif de mise en lumière de la salle des Nymphéas de Monet à l’Orangerie, Paris.

Salle des Nymphéas, Chichū Art Museum.

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Respectueux de la nature, Tadao Andō entendait préserver le site, classé parc national. Il inscrit le musée dans un rapport particulier au paysage, en enterrant presque entièrement le bâtiment. N’apparaissent en surface que quelques lignes pures de béton. Ces percées, visibles ne sont autres que des vides, creusés dans le sol qui canalisent la lumière naturelle. Le paysage omniprésent à l’extérieur disparaît complètement à l’intérieur : la nature est réduite dans une abstraction à la seule lumière naturelle du ciel. Le visiteur ne voit pas le paysage dans lequel se trouve le musée, mais le devine par les ouvertures zénithales qui cadrent le ciel.

À l’intérieur, l’ancrage dans le site est ressenti par la sensation de coupe dans la masse, caractéristique de l’architecture de Tadao Andō. Le lien entre extérieur et intérieur se fait uniquement par le ciel et se matérialise dans ces aplats lumineux sur les murs. Le ciel lumineux et l’intérieur sombre se rencontrent dans cette tache lumineuse aux formes géométriques. Le visiteur ne peut passer physiquement de l’intérieur du musée au paysage extérieur qui l’entoure. Seule la lumière qui pénètre par les ouvertures zénithales permet ce lien.Ce dispositif architectural caractéristique de Tadao Andō se retrouve également dans les œuvres de James Turrell, en particulier dans sa série les Skyspaces, où les seules ouvertures sur l’extérieur sont zénithales. Cette coupure avec l’environnement permet au visiteur de se

Chichū Art Museum. (Photo : Fujitsuka Mitsumasa.)

Chichū Art Museum.

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mettre en condition de quiétude et d’immersion. Ses sens et son esprit sont alors uniquement focalisés sur la contemplation de la lumière, et par là-même sur les œuvres exposées.

Par un jeu de fentes dans les murs de béton, Tadao Andō, comme James Turrell, crée de la matérialité par l’immatérialité de la lumière. Ces percées révèlent toute l’épaisseur de la matière et installent une tension entre l’architectonique du béton et la lumière. L’espace vu depuis l’intérieur se dissout et une autre spatialité se crée au niveau de l’ouverture par la réflexion de la lumière sur le béton. Cet espace ainsi matérialisé évolue de surcroit en fonction de l’intensité de cette même lumière qui le constitue.

Le visiteur vit l ’architecture de l ’intérieur, l ’articulation de ses volumes n’étant pas donnée à voir mais à se représenter intellectuellement, par une expérience sensorielle inédite.15

Cette dernière installation de James Turrell, qui fait partie de sa série de Skyspaces, montre la porosité entre l’œuvre et le lieu. L’ouverture zénithale participe à l’œuvre de James Turrell puisqu’elle en est l’objet principal, mais touche à la fois à la structure du bâtiment de Tadao Andō. À la manière dont Tadao Andō éclaire artificiellement ses circulations par un jeu de fentes lumineuses, contrastant avec l’obscurité du couloir, James Turrell installe une fine bande d’éclairage artificiel. Elle met à distance l’ouverture sur le ciel et en se colorant ensuite, s’opposera à la lumière naturelle du ciel.

Isabelle Alzieu pose une question centrale sur la collaboration de Tadao Andō et James Turrell, à savoir la frontière entre l’œuvre et le bâtiment :

15 alzieu Isabelle, op.cit..

Fentes, Chichū Art Museum.

Installation de James Turrell à l’intérieur du Chichū Art Museum.

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Le visiteur se sera laissé frapper par les mises en scènes lumineuses de Turrell et par le ciel offert au regard, cadré comme un tableau au dessus de sa tête, en s’interrogeant encore sur la paternité de cette œuvre. Andō ou Turrell ? […] Le Chichū Art Museum interroge : est-il encore possible d’identifier séparément le geste de l ’architecte de celui du plasticien ?16

L’architecture produit elle-même des sensations spatiales et participe à celles des installations artistiques. Une interdépendance entre les œuvres exposées et le lieu rend la distinction du travail de James Turrell et de Tadao Andō difficile. Les œuvres de James Turrell prolongent le travail de Tadao Andō et l’architecture de celui-ci les accueille. Leur collaboration s’est effectuée par transferts de conceptions de la lumière, dans une réelle imbrication, voire même fusion. On ressent une continuité et une perméabilité dans la logique d’ouvertures, dans le cheminement et dans la manière dont on découvre les œuvres à l’intérieur du musée. Leurs approches personnelles se sont confrontées, répondues et enrichies tout au long de ce projet, à travers l’emploi de la lumière. Et c’est une œuvre commune qui en ressort.

UNE MÊME INSPIRATION POUR PRODUIRE DES SENSATIONS DIFFÉRENTES

Conçus séparément, une œuvre de l’artiste et un bâtiment de l’architecte utilisent la lumière comme matériau de fabrication d’un espace construit sur une forme similaire, un cylindre : le Skyspace de James Turrell, au Cheekwood Botanical Garden and Museum of Art dans le Tennessee (USA), et l’Espace de Méditation de Tadao Andō, à l’UNESCO de Paris. La lumière n’est pas pour autant traitée de manière identique. Quels effets sont alors attendus par chacun des concepteurs ?

Ces deux réalisations se rapprochent par leurs caractéristiques formelles. Ce sont toutes deux de petites structures en béton, au volume cylindrique. L’espace intérieur est totalement libre et le plan circulaire permet un recentrement. Le travail de la lumière commence dès

16 alzieu Isabelle, op.cit..

Couloir, Chichū Art Museum.

Skyspace de James Turrell, Cheekwood Botanical Garden.

L’Espace de Méditation de Tadao Andō, UNESCO, 1995.

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l’accès de ces bâtiments. L’artiste et l’architecte ont en outre décidé de marquer le cheminement par la lumière, depuis l’entrée dans leurs bâtiments. Ces cheminements se distinguent par les dispositifs mis en place.

Pour son Skyspace, James Turrell a voulu couper le visiteur de l’environnement dans lequel il se trouve à l’entrée, en le faisant cheminer dans un couloir sombre, appelé par une tache de lumière du Skyspace. C’est par le contraste que se crée la rupture.

Dans l’œuvre de Tadao Andō, l’accès est séquentialisé. Le visiteur chemine à l’extérieur, en parcourant une rampe au-dessus de l’eau, baignée de lumière par effet de réflexion. Il quitte ainsi progressivement le niveau où il se trouvait pour se préparer à entrer dans l’Espace de Méditation. Le travail de la lumière se fait alors à la jonction entre ce cheminement et l’intérieur du bâtiment en soulignant le seuil. Ce dernier est marqué par la brutale frontière entre l’ombre et la lumière, caractéristique du travail de Tadao Andō.

Toute la différence de sensation spatiale à l’intérieur de ces deux bâtiments réside dans le traitement de leur ouverture zénithale. La maîtrise de la lumière par ce dispositif fabrique l’espace et le constitue : sans ouverture et donc sans lumière, ces deux espaces seraient vides de sens et de matérialité. C’est ainsi que James Turrell et Tadao Andō utilisent et conçoivent la lumière comme un matériau à part entière. Ils lui confèrent une matérialité dans leurs projets, qui structure leur espace.Les dispositifs de mise en lumière employés par l’artiste et par l’architecte différencient les qualités spatiales des deux bâtiments étudiés. Ces dispositifs sont directement liés à l’usage des bâtiments.Tout l’enjeu de l’installation de James Turrell réside dans l’observation des variations de la lumière naturelle au cours de la journée et des saisons, par la contemplation du ciel. L’artiste cadre ainsi le ciel par une large ouverture zénithale qui sacralise la lumière et la donne à voir au visiteur. Ce phénomène naturel de changement de lumière auquel on assiste quotidiennement, sans forcément y prêter attention, est peut-être mieux perçu ici parce qu’il est encadré. La lumière se matérialise sur

Skyspace de James Turrell, Cheekwood Botanical Garden.

Accès par la rampe à l’Espace de Méditation.

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le mur par une tache lumineuse qui reprend et déforme la forme de l’ouverture. James Turrell va même plus loin, en confrontant la lumière naturelle extérieure à une lumière artificielle intérieure. Ce jeu lumineux coloré va alors perturber et modifier la perception par le visiteur de la lumière naturelle extérieure, et lui faire vivre des expériences sensorielles particulières. En éclairant artificiellement l’intérieur par une lumière violette, le ciel parait blanc, tandis que lorsque la lumière n’est pas colorée, le ciel reste bleu. Le Skyspace est un véritable piège à lumière. Cette dernière se dessine parfaitement et évolue à l’intérieur du Skyspace au fur et à mesure de la journée. James Turrell théâtralise ainsi la lumière et la place au centre de l’attention. Depuis l’intérieur, le visiteur se retrouve coupé de l’environnement extérieur, de ce fait mis à distance de l’intérieur. Seule la lumière naturelle du ciel, parvenant à l’intérieur par l’ouverture zénithale, crée le lien subtil entre l’intérieur et l’extérieur. Les sons ambiants parviennent également au visiteur. Ce dernier se fabrique ainsi des images de cet extérieur qu’il imagine à partir de ce qu’il entend et de cette lumière piégée et changeante. La lumière artificielle colorée perturbe quant à elle ce lien à l’extérieur, en modifiant la perception du visiteur.

Dans l’Espace de méditation de Ando, l’expérience spatiale est toute autre. Le regard du visiteur est attiré par le halo lumineux situé en haut du cylindre. Le plafond est composé d’une dalle circulaire qui ne va pas jusqu’au

Skyspace de James Turrell.

Ouverture zénithale de l’Espace de Méditation de Tadao Andō.

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mur, laissant entrer un cercle de lumière, qui révèle les parois latérales. Tadao Andō donne un caractère divin à cette lumière, une spiritualité propice à la méditation dans ce lieu. L’ouverture zénithale est ainsi réduite à une fente, dispositif de prédilection de Tadao Andō, qui souligne le tracé circulaire du plan du pavillon. A l’inverse du Skyspace, ce dispositif produit une lumière indirecte, douce et diffuse, qui met en pénombre l’intérieur et incite le visiteur au recueillement et à la méditation.

La lumière entre également par les deux ouvertures qui laissent l’espace ouvert. Elles produisent des taches lumineuses qui évoluent au cours de la journée, comme dans le Skyspace de James Turrell. En fonction de l’orientation du soleil, celles-ci s’étirent et entrent dans l’espace de manière très dessinée, créant ainsi un fort contraste clair/obscur ; ou au contraire elles apparaissent beaucoup moins nettement lorsque la lumière n’est pas directe.Dans les deux cas, l’artiste et l’architecte ont mis l’usager au centre de la conception du projet, en dessinant les assises qui meublent l’espace. James Turrell offre un banc continu, qui suit le pourtour du bâtiment et permet au visiteur de suivre le parcours de la lumière tout au long de la journée. Tadao Andō dessine des chaises en fonte, dont le dossier, en raison de sa grande rigidité, contraint la posture de l’usager et l’oblige à se tenir très droit, dans une pose solennelle et cadrée .

Tadao Andō et James Turrell ont une approche similaire de la lumière, la considérant et l’utilisant comme un matériau configurant les espaces selon l’usage qu’ils en font. Tous deux cherchent à susciter chez le visiteur l’admiration, la méditation et le recentrement sur soi. À partir d’une même forme circulaire de leurs pavillons, des usages spécifiques de la lumière les spécifient.

DEUX ATTITUDES : EXPÉRIMENTER VERSUS DÉVELOPPER

Le travail sur la lumière que mène James Turrell se développe dans une expérimentation foisonnante d’une œuvre à l’autre, en travaillant de manière quasiment scientifique des phénomènes optiques. Il fait de

Seuil, l’Espace de Méditation de Tadao Andō.

Banc du Skyspace de James Turrell.

Assises dessinées par Tadao Andō pour l’Espace de Méditation.

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l’investigation de la lumière son obsession et le sujet de l’ensemble de son œuvre. Cette fascination vient de son héritage d’expériences de contemplation de la lumière au sein de communautés Quakers. En effet, James Turrell a grandi dans l’une d’elles où la croyance religieuse appartient à la sphère personnelle et où chacun est libre de ses convictions. Une de leurs aspirations est d’accueillir en silence la lumière intérieure, autrement dit, de faire silence et, les yeux clos, penser l’environnement extérieur. James Turrell explique que cette forme de méditation est à l’origine de ses préoccupations et explorations plastiques :

Mais il y a l ’idée, tout d’abord, de la vision entièrement formée avec les yeux fermés. […] Le fait que nous ayons cette vision avec les yeux fermés est très intéressante. Et l ’idée qu’il est possible de travailler effectivement dans un sens, à l ’extérieur , pour rappeler la façon dont nous voyons à l ’intérieur, est quelque chose qui est devenue plus intéressant pour moi en tant qu’artiste.17

Dans des œuvres comme Perceptual Cell, Wide Out ou Breathing Light, James Turrell cherche à matérialiser la “lumière intérieure”, qui va alors définir et fabriquer de l’espace par son épaisseur.

Elle perturbe la perception du visiteur, qui en prenant le temps de s’arrêter, de s’acclimater et de se questionner, va déclencher le processus. L’œil va travailler et requalifier l’espace, le façonner et changer sa matérialité. Le visiteur n’est plus dépassé par cette lumière envahissante, mais s’y est familiarisé, l’a apprivoisée et apprend à évoluer avec elle. James Turrell cherche ainsi à faire tendre les perceptions du visiteur vers plus de tactilité, par une interactivité avec ses œuvres. Le corps et l’esprit sont immergés, imprégnés dans la lumière même.Il considère de ce fait le médium lumière comme un bien précieux, une œuvre absolue qu’il faut savoir apprécier, admirer et contempler. Sa série de Skyspaces ne peut pas être considérée comme une simple accumulation ou répétition d’un même espace, mais comme une diversification et déclinaison d’un processus d’exploration.

17 Conversation entre Richard whittaker et James turrell, le 13 février 1999. (Source : www.conversations.org/story.php?sid=32.)

(De gauche à droite, de haut en bas) James Turrel : Perceptual Cell, 1992, au Weisses Haus de Hambourg, et Wide Out, 1998, au Musée des Arts Appliqués MAK de Vienne ; Breathing Light, 2013, Los Angles County Museum of Art.

Skyspace de James Turrell, Cratère Roden.

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Il met également en tension la dualité lumière/couleurs, par le jeu de lumières artificielles.Tous les Skyspaces suivent le même objectif de théâtralisation de la lumière par le cadrage sur le ciel. Cependant chaque installation présente des qualités spatiales différentes. Ces différences résident dans la forme du plan (circulaire, rectangulaire…), dans les matériaux utilisés, dans l’intégration à l’intérieur du site (semi-enterré, posé tel un objet au milieu d’une étendue d’eau, pièce parmi d’autres à l’intérieur d’un bâtiment, voire même une simple couverture sans murs latéraux).

Tadao Andō expérimente quant à lui la lumière dans son tranchant. Il l’utilise pour donner une qualité à ses espaces, qui ne sont plus plats, mais vivants par l’évolution de la lumière. Celle-ci accentue, fabrique, souligne voire perturbe la géométrie spatiale. La lumière dans l’architecture de Tadao Andō renvoie à la culture japonaise : elle se développe dans son contraste avec l’ombre. Il met en jeu des dispositifs récurrents. La fente est ainsi très souvent utilisée de manière à produire des lumières maîtrisées et dessinées. Elle façonne la lumière par contraste clair/obscur fort. Par exemple, l’espace sombre de l’Eglise de la Lumière, est éclairé par deux fentes en forme de croix dématérialisée. L’effet obtenu est transcendant grâce au contraste produit par une lumière au caractère mystique lié à l’usage du lieu : lumière divine et symbolique, elle représente l’Esprit Saint.

Dans la maison Koshino, la lumière permet de mettre en évidence, voire d’accentuer sa géométrie pure.Toujours par un système de fentes lumineuses qui contrastent avec la pénombre des espaces, Tadao Andō y déroule un cheminement.Bien que travaillant tous deux avec la lumière, James Turrell et Tadao Andō ont des démarches de conception

Skyspace de James Turrell, Pomona College.

(De gauche à droite) Komyo-ji Temple, Saijo - Japon, 2000, et Benesse House Museum, Naoshima - Japon, 1992, de Tadao Andō.

Skyspace de James Turrell, Stonescape Vineyard.

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différentes, liées à leurs héritages et références propres. Ils confèrent à la lumière une symbolique qui est spécifique pour chacun et qui donne une vie particulière aux espaces qu’ils créent.

L’artiste James Turrell et l’architecte Tadao Andō se rejoignent par un travail commun de la lumière et l’utilisation qu’ils en font dans la conception des espaces. Au-delà du simple usage de l’éclairage d’un bâtiment, ils considèrent la lumière comme un matériau à part entière. Pour eux, la lumière participe à la création d’une spatialité et donne vie à l’espace grâce à la dimension temporelle qu’elle introduit. James Turrell et Tadao Andō donnent une matérialité à cette lumière qui va occuper et fabriquer l’espace. En outre, ils octroient tous deux une dimension symbolique à la lumière. Porteuse de sens, celle-ci sert l’usage des bâtiments construits et produit des sensations différentes selon les dispositifs mis en place. Du fait de leurs cultures et héritages différents, l’artiste et l’architecte se distinguent dans leurs démarches de travail. James Turrell entreprend une exploration foisonnante, tout azimut, à travers sa série des Skyspaces. Il privilégie les larges ouvertures pour faire entrer la lumière. Toute sa production va consister à opposer et allier lumière naturelle et lumière artificielle pour produire des expériences spatiales singulières. Tadao Andō, quant à lui, développe son architecture dans une opposition récurrente clair/obscur, empruntée à sa culture japonaise. Il emploie ainsi continuellement la fente, dispositif lui permettant de maîtriser la lumière dans sa force et son tranchant. De leur collaboration sur l’île de Nahoshima où l’intervention de chacun se fond dans celle de l’autre, sans limite, à des œuvres plus personnelles, leurs cultures, savoirs, et démarches propres ont montré leur maîtrise de la lumière pour arriver à une finalité partagée, faire vivre grâce à elle l’espace et faire participer le visiteur à ses continuelles transformations.

Tadao Andō, Église de la Lumière, Osaka, 1988.

Tadao Andō, Maison Koshino, Kobe, 1984.

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BIBLIOGRAPHIE

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Marie Stafiesous la direction de Caroline Maniaque

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Depuis sa création en 1835, la Biennale de Venise est une manifestation parmi les plus anciennes et visitées des expositions internationales. C’est en 1980 que la première Biennale d’architecture de Venise prend place, ouvrant la possibilité à cette discipline

de s’exposer dans le pavillon français construit en 1912 par l’ingénieur italien, Faust Finzi. La Biennale de Venise étant caractérisée par un système de pavillons nationaux fixes, c’est dans ce même espace que se produit la représentation de l’architecture française. Mais un tel pavillon peine aujourd’hui à se démarquer et la médiatisation architecturale qu’il se doit de donner pose quelques questions…

* Première Biennale d’architecture, 1980, La presenza del passato : il postmodern, présidé par Paolo Portoghesi, avec la très connue strada novissima.

Le pavillon français à la Biennale d’Architecture de VeniseUne manifestation de l’architecture encore pertinente ? Éditions 2006-2008

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Interrogations posées par Patrick Bouchain, commissaire du pavillon de 2006, qui a questionné la pertinence de ce modèle de pavillon national en proposant une nouvelle lecture du lieu et des systèmes d’exposition. À partir de cette réinterprétation du pavillon on peut se demander si cet espace, plutôt que de montrer des emblèmes déjà connus, ne devrait pas être une opportunité d’ouvrir à un débat plus large, puisant dans les richesses de tous les pays présents à la Biennale. Pourtant c’est la distinction par pays qui caractérise l’identité de cette Biennale, dont la visée repose encore sur le désir de s’identifier et se différencier par rapport aux autres. On peut ainsi se demander si le modèle de pavillon national est encore pertinent, ou s’il n’est pas temps de repenser et proposer une nouvelle manière de représenter, exposer et débattre. L’étude des éditions de 2006 par Patrick Bouchain et 2008 par Francis Rambert servira d’appui à la réflexion, permettant de distinguer deux appropriations du pavillon français pour en saisir les multiples enjeux et en déduire une ou plusieurs possibles pistes quant à cette manifestation de l’architecture.

LA METAVILLA DE PATRICK BOUCHAIN ET EXYZT

La Metavilla.(Photo : Philippe Rizzotti.)

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Remettre en question

Pourquoi questionner le pavillon français ? Ce pavillon national situé dans les Giardini1 aura patienté près de soixante-dix ans avant de s’ouvrir à la représentation de l’architecture française, dont il est un lieu important de diffusion. Mais c’est parce qu’il repose sur une situation paradoxale que progressivement un renouveau s’est fait désirer, car comment s’exposer dans un espace si symboliquement marqué2 ? Beaucoup de commissaires s’entendent sur le fait qu’il est difficile de concevoir des expositions contemporaines dans un tel espace, dont l’image ne cesse de renvoyer à un trait révolu de l’architecture française. Il faudra attendre 2006 pour voir émerger un véritable questionnement sur le pavillon, mis en œuvre par Patrick Bouchain accompagné du collectif Exyzt3, qui, au-delà de transformer l’espace dans lequel se déroule l’acte de représentation, invitent également à envisager une nouvelle pratique de l’architecture.

En 2006, la 10è Biennale d’Architecture s’intitulait Métacité, titre corrigé avant l’ouverture de la Biennale par Ville, architecture et société, suite à de nombreuses critiques reçues par son commissaire, Richard Burdett4. Cette biennale s’intéressait aux villes formées par les réseaux de communication pour comprendre les transformations des villes contemporaines. En réponse à ce thème, Patrick Bouchain et Exyzt proposent une occupation du pavillon, une Metavilla5, n’exposant plus l’architecture par ses outils de représentation habituels mais par ses usages. Le pavillon n’est plus le support d’un

1 Giardini : jardins à l’Est de Venise, lieu traditionnel de la Biennale. La zone abrite le pavillon central et les pavillons nationaux.

2 Le pavillon français est composé d’un vestibule ovale formant un portique avec des colonnes ioniques. Le toit-terrasse est caractérisé par un garde-corps en fer forgé réalisé par Umberto Bellotto, faisant office de couronnement. La disposition intérieure s’organise suivant une symétrie avec un salon distribuant trois salles.

3 Collectif Exyzt, fondé en 2003, constitue une plateforme de création pluridisciplinaire regroupant architectes, graphistes, vidéastes, photographes, dj, botanistes et constructeurs. Action, vie et échange sont leurs trois mots-clefs.

4 Burdett Richard : professeur en études urbaines à la London School of Economics and Political Science, travaille sur l’architecture et l’espace public, la régénération urbaine et les politiques de planification.

5 Metavilla ou “Mets ta vie là”, nom donné au pavillon par Exyzt.

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décor, il devient lui-même un lieu de vie dans lequel les visiteurs sont invités à participer, sortant de leur carcan habituel de contemplateurs passifs. Jamais le pavillon français n’avait connu telle transformation et c’est bien pour cela que l’année 2006 a été marquante tant pour la France que pour la Biennale elle-même, directement placée dans le viseur de Patrick Bouchain. Il s’agissait de créer un contre-pavillon défiant le schéma habituel de la Biennale de Venise où chacun expose de son côté.

Mon idée était de faire du pavillon de la France la «Maison des pavillons ». (…) Je voulais faire un lieu qui casserait la règle dépassée des pavillons nationaux.6

Initialement invité à présenter son propre travail, Patrick Bouchain préfère s’accompagner du collectif de jeunes architectes Exyzt, auparavant rencontrés lors de leur diplôme, pour leur confier le rôle d’auteurs associés du pavillon. Ils le transforment alors en une tour de télécommunication faite d’échafaudages et d’éléments de chantier dans laquelle de multiples usages sont rendus possibles.

Dans ce pavillon on se rencontre, on mange, on se lave, on cuisine, on bricole, on échange, on dort. « Mets ta vie là » est une injonction à vivre ensemble. Patrick Bouchain et Exyzt deviennent ainsi pendant trois mois les hôtes d’un lieu de rencontres, dont la programmation alternée

6 Bouchain Patrick, “Habiter en construisant, construire en habitant” in Construire en habitant, Arles, Actes Sud, 2011, p.14.

Dortoirs. (Photo : Julie Guiches.)

Cuisine. (Photo : Julie Guiches.)

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entre interventions et moments de latence, maintient le pavillon en mouvement, ponctué d’inattendus. Ces variations du pavillon revendiquent la toute puissance du chantier7.

Quelles significations du pavillon habité de Patrick Bouchain ?

En 2011, Patrick Bouchain et Exyzt publient Construire en habitant, un ouvrage entièrement dédié au pavillon de la Biennale de 2006. Cette publication fait à son tour acte de représentation ; hormis la forme d’un livre plutôt que d’un catalogue, sa particularité réside dans la date de publication, soit cinq ans après le pavillon. Au-delà d’une nécessaire prise de recul pour retracer les processus du pavillon, la publication peut être jugée tardive. Mais compte tenu de l’impact du pavillon à la Biennale et dans la carrière de ses créateurs8, on comprend à la lecture que la Metavilla ne concerne pas que la Biennale mais vise à une plus large signification. Patrick Bouchain et Exyzt y livrent un retour personnel et avisé sur le pavillon, traitant de ses différents aspects et de son évolution, ramenant sans cesse leur propos à l’appropriation de l’espace et aux usages. Patrick Bouchain retrace ainsi l’odyssée de la Metavilla, qui ne s’est pas réalisée sans peine9.

Le dialogue avec la Métacité est intéressant puisqu’il s’agissait de penser l ’infiniment grand par le tout petit10. On peut y lire sans doute une critique des nouveaux modes d’échange et de partage dans les villes d’aujourd’hui, régies par les nouvelles technologies, la globalisation de

7 trétiack Philippe, “La Metavilla de Patrick Bouchain”, Intramuros, n°127, novembre 2006, p.74-77. Référence au travail de Patrick Bouchain considéré comme pionnier d’une architecture processuelle où le chantier tient une place importante, et permettant la mobilité des choses.

8 Bouchain Patrick, Julienne Loïc, taJchlan Alice, Histoire de construire, Arles, Actes Sud, 2012, p.20-37. La Metavilla fait office d’introduction au travail de l’agence Construire de Patrick Bouchain.

9 catsaros Christophe, “Déclencher des actions constructives” in Histoire de construire, Arles, Actes Sud, 2012, p.21 : Tout, ou presque, s’est fait sur une faille juridique ; un cas insaisissable tellement il outrepassait le règlement. […] Cette disposition à déjouer les conventions en se positionnant ailleurs que là où il est attendu façonne le caractère oppositionnel du travail de Patrick Bouchain.

10 hallauer Édith, “Habiter l’exposition” in Construire en habitant, Arles, Actes Sud, 2011, p.8.

Salle commune.(Photo : Julie Guiches.)

Micro-piscine et sauna.(Photo : Julie Guiches.)

Publication du pavillon de 2006, format 15x20,5cm, 120 pages.

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l’architecture, des usages et des valeurs. La Metavilla propose un retour aux valeurs sûres, ses habitants ont tout fait eux-mêmes. Ce sont justement ces acteurs du pavillon qui sont valorisés dans le propos de Patrick Bouchain ; constructeurs, architectes, cuisiniers, artistes, philosophes11, visiteurs,… le pavillon s’est fait grâce aux actions d’instigateurs pluridisciplinaires, présents de manière permanente ou simplement de passage à Venise.

Mêlant textes, photographies, photomontages, croquis de projet et entretiens, Construire autrement dévoile l’imaginaire qui a gravité autour de la Metavilla. Des différents documents iconographiques produits par Exyzt ressort un vocabulaire de science-fiction ;

11 Jean lautrey, Igor droMesko, Daniel Buren, Coline serreau, Michel onfray, Liliana Motta, Sonia vu,… Certains ont collaboré avec Patrick Bouchain : le Théâtre-volière Dromesko (1990-1993) à Lausanne, le Lieu unique (1998-1999) à Nantes, l’Académie Fratellini (2002-2003) à Saint-Denis, la Condition publique (2002-2003) à Roubaix,…

Projet d’Exyzt.Croquis de Dagmar Dudinski.

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Un champ lexical de la Metavilla se forme et définit alors les significations du pavillon ; un caravansérail12, une cité joyeuse13, une maison d’accueil et d’échange14, une architecture de tempérament15.

La Maison des pavillons, un modèle efficace ?

Il est indéniable que le pavillon de 2006 a fait parler de lui, et donc de la France. On retrouve dans la presse écrite, française et étrangère, un remerciement adressé à Patrick Bouchain pour avoir évité de tomber dans le traditionnel et fastidieux exposé didactique en langue de bois ou de béton16 des biennales et expositions internationales. On peut cependant regretter que ce ne soit pas vraiment le discours sur la pratique architecturale qui soit loué mais plutôt le côté sympa17 et salvateur du pavillon de cette indigeste Biennale18.

De la part des critiques d’architecture, c’était comme toujours un peu ambigu, “par défaut” par rapport aux autres participants. C’était formulé de cette manière: “De toute façon la Biennale est nulle, au moins au pavillon français on peut boire un coup !” La plupart des journalistes qui venaient prenaient vraiment plaisir à être là, mais c’est tout […] on n’a jamais vraiment dit : “Ils posent des questions justes, sur comment s’exposer, dialoguer et échanger.”19

Aujourd’hui encore des revues d’architecture citent la Metavilla comme une ouverture des possibles20, une preuve que l ’occupation festive d’un lieu et la co-construction ouverte au public peuvent être des outils de préfiguration des usages et sensibilisation au changement de la ville21. La Metavilla

12 Bouchain Patrick, op.cit., p.39.

13 catsaros Christophe, extrait du texte affiché à l’entrée du pavillon.

14 hallauer Édith, op.cit., p.7.

15 onfray Michel, extrait du texte affiché à l’entrée du pavillon.

16 roBert Jean-Pierre, “Collages à Pataville, Xè Biennale de Venise”, d’a, n°158, octobre 2006, p.18-21.

17 roBert Jean-Pierre, op.cit..

18 roBert Jean-Pierre, op.cit..

19 Bouchain Patrick, op.cit., p.54.

20 AMC, n° 232, avril 2014, p.64-65.

21 AMC, n° 232, avril 2014, p.64-65.

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n’a pas seulement été un modèle de pavillon d’exposition, pour beaucoup de collectifs d’architecture ayant pris naissance ces dernières années, il est aussi un modèle de pratique de l’architecture. Mais est-ce un modèle de pavillon national ? Non. Si le pavillon de Patrick Bouchain a si bien fonctionné c’est parce qu’il était le seul à se mettre autant en marge : il s’agissait de renverser le système de la Biennale :

Construire et habiter l ’exposition aura permis d’esquiver le carcan institutionnel des pavillons nationaux, ces boîtes caricaturales préconstruites, d’où on peine à imaginer qu’une fraîche pensée puisse émerger. Ce simple fait de porter un regard à l ’enveloppe dans laquelle on est censé exposer, de poser une question en lieu et place d’une réponse, constitue en soi un geste fort.22

Patrick Bouchain envisageait son dispositif comme un modèle de pavillon commun. Si l’on se penche sur les thèmes qui ont suivi ; 2008 : Out there : Architecture beyond building23 ; 2010 : People meet in architecture24 ; 2012 : Common ground25… il est surprenant de constater que la Metavilla pourrait y trouver sa place.

En choisissant un collectif inconnu à l’échelle internationale, Patrick Bouchain prouve encore son désir de sortir de cette croisette architecturale qu’est la Biennale de Venise. Il faut néanmoins se rappeler que le pavillon français, agissant comme une ambassade, est un opérateur de la présence française à l’étranger, conditionné par l’Institut français en collaboration avec le Ministère de la Culture et de la Communication. Même si le pavillon se veut low-tech, économe ou marginal, il reste rattaché à des organismes étatiques. Sur le plan économique, ce modèle de pavillon ne renverse pas encore les processus de financement des pavillons nationaux, une autre piste à explorer, mais que la Metavilla a su révéler.

Le pavillon français de 2006 aura ainsi permis la

22 hallauer Édith, op.cit., p.8.

23 Commissaire de la Biennale 2008 : Aaron Betsky.

24 Commissaire de la Biennale 2010 : Kazuyo seJiMa.

25 Commissaire de la Biennale 2012 : David chipperfield.

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possibilité d’un nouveau genre d’espace d’exposition, fusionnant le contemplé et le contemplateur pour faire acte d’architecture. On peut attester de la pertinence de ce pavillon, mais faut-il pour autant envisager l’abolition des pavillons nationaux ? Peut-être pas, mais des transformations sont attendues. En étudiant le pavillon de 2008 de Francis Rambert, il sera possible d’analyser une autre approche du pavillon, révélatrice des diverses failles qui mériteraient d’être corrigées.

LA GÉNÉROCITÉ DE FRANCIS RAMBERT ET LA FRENCH TOUCH

Surexposer

La 11è Biennale d’Architecture de Venise de 2008 était nommée Out there : Architecture beyond building, et dirigée par Aaron Betsky26, dont l’objectif était de traiter de l’architecture au-delà du bâti. Pour cette édition, Francis Rambert27 choisi pour être le commissaire du pavillon français, s’accompagne du collectif français French Touch28 pour assurer le commissariat et la scénographie. À la différence de la Metavilla de Patrick Bouchain, la

26 Aaron Betsky, architecte, critique et enseignant, directeur du Musée d’Art de Cincinnati aux États-Unis.

27 Francis raMBert, journaliste, directeur de l’Institut français d’architecture, département de la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris.

28 French Touch, un esprit collectif contre le repli sur soi ; Beckmann et N’Thépé, Hamonic et Masson, Jacques Moussafir, Plan 01, Marrec et Combarel, Philippe Gazeau, Xavier Gonzales,…

La GénéroCité.(Photo : Hamonic et Masson.)

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GénéroCité de Francis Rambert ne remet pas en question l’enveloppe dans laquelle il expose, s’attachant davantage à ce qu’il va y entreposer et en quel nombre. Car c’est ce qui fait la spécificité du pavillon de 2008 : sa quantité, sa générosité.

C’est une affaire de “GénéroCité”. Que “donner en plus” c’est la question.29

Notion maîtresse du pavillon qui se retrouve du contenu de l’exposition à sa scénographie ; les projets sélectionnés sont faits par des architectes majoritairement français, dont la caractéristique est de ne plus répondre strictement au programme, mais de s’adresser aux utilisateurs et leur en donner plus. Ce choix de sélection attribue ainsi une identité au pavillon de Francis Rambert, qui ne va pas restreindre sa sélection : cent projets ont été exposés. Abondance que la scénographie amplifie en exposant ces projets sous forme de maquettes posées sur des bras articulés. Des projections, textes et écrans complètent la scénographie, le tout plongé dans l’obscurité du pavillon.

Dès lors on peut lire l’appropriation du pavillon : son intérieur est ignoré. Il n’est plus visible, le visiteur s’oriente de maquettes en maquettes. On peut constater, en comparaison avec le pavillon de Patrick Bouchain, que Francis Rambert traite de manière opposée l’espace du pavillon : le premier le questionne, le second le renie. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, le pavillon n’est pas valorisé, il faut soit le transformer soit le cacher.

Alors une question se pose : pourquoi tant de projets? Leur multitude, diversité de programmes, lieu de construction et architectes, tous présentés d’une même manière peut paraître sans relief et confuse.

Un pavillon généreux ?

GénéroCité, généreux versus générique, paru en 2008, a été publié par Francis Rambert suite à l’exposition faite sur le pavillon français de 2008 à la Cité Chaillot. Publié

29 raMBert Francis, GénéroCité : Généreux versus générique, Paris, Cultures France & Actar, 2008, p.55.

Scénographie du pavillon.(Photo : Hamonic et Masson.)

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l’année de la Biennale, il correspond davantage à un livre d’architecture contemporaine plutôt qu’à un catalogue d’exposition et dont le format particulier mise sur l’effet d’abondance. Écrit en anglais et français, il réunit le discours de Francis Rambert suivi d’un entretien avec Jean Nouvel et se termine par un texte de présentation du collectif French Touch. Ce qui étonne davantage est la préface écrite par le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy. Le geste politique du pavillon devient alors évident. Plusieurs pistes s’ouvrent suite à ce constat : est-ce une volonté de se rallier à une cause politique ou bien un désir d’attirer l’attention sur des problèmes actuels qui nécessitent une révision ?

La publication commence par présenter vingt et un projets références sélectionnés par Francis Rambert et destinés à montrer que la générosité telle qu’il la considère ne s’inscrit pas uniquement dans une période de l’histoire en tant que tendance mais dans une continuité. Ces références réunissent des programmes divers, lieux de réalisation répartis en France, et des architectes de différents courants et époque. Leur point commun : être généreux. Pour n’en citer que quelques-uns, Fernand Pouillon (Le Point du Jour, 1959-1963), Claude Parent (Supermarché de Sens, 1970), Renzo Piano & Richard Rogers (Centre Pompidou, 1977), Oscar Niemeyer (Siège du PCF, 1971), Jean Nouvel (Fondation Cartier, 1994), Dominique Perrault (Bibliothèque François-Mitterand, 1989-1995). À première vue il s’agit d’architectes connus à l’échelle nationale voire internationale. On peut se demander pourquoi avoir choisi de tels projets, bien que connus, ils ne le sont pas tous pour avoir été généreux.

On pourrait s’attendre, comme dans Construire autrement, à une explication sur l’appropriation du thème de la Biennale et celle du pavillon français, mais il n’est jamais question de cela. Francis Rambert s’attèle à un exercice beaucoup plus rhétorique, basé sur des références savantes aussi bien architecturales que littéraires et philosophiques30. En effet, cette publication n’explique pas comment le pavillon s’est fait mais ce qu’il veut transmettre : la pensée de son commissaire.

30 Albert caMus, Albert einstein, Malraux, Michel serres,…

Publication du pavillon de 2008, format 16,5x11,5cm, 648 pages.

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“GénéroCité” oppose “le généreux versus le générique”. Une manière de prendre clairement position contre la banalisation de la ville, contre la duplication des modèles et des icônes, et autre forme de répétition.31

Tout au long de son explication, Francis Rambert cite les différents projets présentés lors de la Biennale et précise leur caractère généreux. Son discours est fondé sur une multitude de références, comme un écho à la multitude de projets présentés. On voit la différence avec l’écriture de Patrick Bouchain, beaucoup plus personnelle et livrant une expérience. Francis Rambert traite du sujet de manière plus intellectuelle et distancée, il ne s’adresse pas à un public non averti mais aux architectes ; les noms de Louis Kahn, Alberti, Mies Van der Rohe, Buckminster Fuller et Team X ne leur étant qu’à eux familiers.

L’évocation de Patrick Bouchain par Francis Rambert comme auteur d’un débat sur la question de la mise en œuvre de l ’architecture32 permet aussi de distinguer les deux approches du pavillon ; Francis Rambert ne traite pas de mise en œuvre, il montre des objets déjà finis. Son propos confirmé par l’entretien avec Jean Nouvel, se poursuit à travers un large panorama iconographique des projets exposés au pavillon, l’ouvrage semblant se transformer en une longue énumération. Tirade imagée aboutissant à un texte de présentation du collectif French Touch…non loin de vouloir se promouvoir et s’autoproclamer tendance architecturale du moment.

Que conclure pour la GénéroCité ? Il est assez difficile de comprendre quel a été le but de ce pavillon. L’intérêt des pavillons nationaux dans une exposition internationale reste d’amener à débattre sur l’architecture d’aujourd’hui et de demain. Le pavillon de Francis Rambert pourrait effectivement s’adresser à l’État français en lui montrant une centaine de projets capables de faire plus malgré toutes les contraintes et normes sécuritaires qui régissent l’architecture française d’aujourd’hui. Mais était-ce vraiment le cas ?

31 raMBert Francis, op.cit., p.59.

32 raMBert Francis, op.cit., p.63.

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Le pavillon était davantage une leçon d’architecture, un appel aux architectes en exercice et aux étudiants qu’il est possible de faire de la générosité, même si l’on est de plus en plus contraint. Alors cette signification a de la valeur, et outre les aspects politiques, le pavillon français a réussi à rendre certains optimistes, il a promu l’architecture française et a traité de sa condition. Le mot générosité prêtant à confusion, c’est surtout l’idée d’optimisme sur laquelle on pourrait miser pour le pavillon de 2008, car c’est celui-là même qui a dicté les projets présentés et la conception du pavillon.

Un modèle de pavillon national ?

Si le pavillon de 2006 avait reçu approbations et rejets, celui de 2008 aura fait face à quelques critiques. Livrant sur un plateau son contenu, son aspect bling bling s’oppose radicalement à la Metavilla, volontairement cheap. Ne renversant ou ne remettant pas en question les modalités de son existence, le pavillon s’attaque plutôt à la présentation d’une actualité architecturale française très fortement marquée par la politique.

La Biennale est une machinerie à la fois institutionnelle,diplomatique, économique et touristique, qui vise à faire tourner la Cité de la lagune. Elle est aussi, et accessoirement, une machine culturelle, qui permet de faire le point du moment sur un champ de création.33

Ce modèle est-il alors pertinent ? A-t-il fonctionné ? Oui dans le grand public, non pour les autres. On lui aura reproché son aspect slogan bien que son commissaire ne l’envisageait pas de la sorte. À l’image de cet infernal foisonnement34 qu’est la Biennale de Venise, le pavillon français de 2008 semblait être le reflet de ce désordre de représentations multipliées que l’on peine à comprendre. Ces différents constats dévoilent des failles dans le système de représentation des pavillons nationaux qui plus que jamais, dans un contexte globalisé, mettent l’accent sur leurs icônes architecturales, et font de la publicité avant

33 “Mostra de Venise, un état du monde (de l’architecture)”, d’a, n°177, novembre 2008, p.22.

34 doutriaux Emmanuel, “La 11è Biennale de Venise”, Archistorm, n°34, janvier 2009, p.52.

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de faire de la culture.

ÉPILOGUE

Des éditions de 2006 et 2008, on peut établir différents constats concernant l’état actuel du pavillon français. Il est certain que cet espace n’est pas propice à des représentations de l’architecture d’aujourd’hui. Il est également admis que le pavillon génère aussi bien des représentations nationales que publicités personnelles… D’un caravansérail habité de Patrick Bouchain, au stand de luxe de Francis Rambert, le pavillon français avait espéré un renouveau en 2006. Mais il se voit très vite revenir à un standard d’exposition avec Francis Rambert, Dominique Perrault en 2010 et Yves Lion en 2012… Qu’attendre de l’édition 2014, axée sur l’histoire de la modernité et dont le commissaire Jean-Louis Cohen35 est un historien d’ampleur internationale? Il semblerait que les pavillons nationaux des Giardini méritent un rafraîchissement. Un déséquilibre commence à se faire sentir dans la Biennale de Venise, les pays émergents n’y trouvant pas encore justement leur place. Comment rétablir une harmonie dans cette cacophonie générale36 ? Dans son essai A Beaux-arts Exercise in the Giardini37, Jean-Louis Cohen s’interroge sur le pavillon français, et questionne la neutralité de cet espace dépassé. Une idée intéressante émerge de son propos. Effectivement le pavillon est insignifiant, mais c’est ce défaut même qui permet son exploitation par les artistes et architectes. Finalement la médiocrité du pavillon présenterait plus d’avantages que d’inconvénients puisqu’elle a permis des usages très variés comme le montrent les pavillons de 2006 et 2008. Le véritable défaut du pavillon n’est alors pas dans sa forme mais dans son processus de mise en œuvre ; du choix du thème à celui de la scénographie, en passant par la sélection d’un commissaire, c’est tout le cheminement institutionnel qui doit évoluer. Il faut se

35 Jean-Louis cohen, historien de l’architecture et d’urbanisme. Intitulé de son pavillon de 2014 : Modernité ; promesse ou menace ?

36 Rem koolhaas, commissaire de la Biennale 2014, conférence de presse à l’Institut culturel italien, 15 mars 2014.

37 Diener & Diener Architects, Common Pavilions : The National Pavilions in the Giardini of the Venice Biennale in Essays and Photographs, Zurich, Scheidegger & Spiess, 2013.

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demander quel est le but premier de la Biennale ; se faire sa propre promotion ou bien lancer des débats ? Comme l’évoque la journaliste Anne-Marie Fèvre : On attend des solutions, des démonstrations, des chiffres. Pas un rapport esthétique et émotionnel.38

38 fèvre Anne-Marie, “Metropolis aère la ville”, Libération, 13 septembre 2010.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :perrault Dominique, Metropolis ? Bordeaux, Lyon, Marseille, Nantes-Saint-Nazaire, Paris, cinq métropoles en regard du Grand Paris, Paris, Édition Dominique Carré, 2011.séron Véronique & la French Touch, Annuel d’optimisme d’architecture 2008, Paris, French Touch, 2008.

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Dossiers de presse :Dossier de presse du pavillon français de la Biennale 2008, CulturesFrance, 2008.Dossier de presse de la Biennale 2012 et du pavillon français,

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Institut français, 2012.

Page de garde :La Metavilla. Photo : Dagmar Dudinski.

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Michael Cherprenetsous la direction de Leda Dimitriadi

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L’architecture n’a de cesse d’innover et d’inventer au fur et à mesure des années. Or, depuis qu’elle existe, elle a toujours suivi divers préceptes clairs et définis comme pour son style, pouvant être baroque, roman, renaissance, ou encore contemporain. Pour l’époque, il s’agissait principalement de règles liées à l’esthétique des édifices, aussi bien pour les façades, que pour les pièces intérieures. De nos jours, le sujet est tout autre et a su innover par rapport à son temps. Il s’agit des normes et

réglementations, qui viennent imposer certaines contraintes techniques aux bâtiments construits, pour les amener à une efficacité technique, thermique ou économique. Chaque nouvelle construction est soigneusement réglementée, cadrée, avant d’être bâtie en suivant ces normes.Mais que sont ces normes? Quels sont leurs exigences? Pourquoi existent-elles? Si les normes font partie du domaine de l’innovation, qu’est ce qui va nous offrir la possibilité d’inventer?

L’innovation et l’inventionAu travers des normes et des brevets

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Qu’elle est la différence entre l’innovation et l’invention? Cette recherche tend à différencier chaque démarche et ne pas faire une analogie serait erronée.Cet article mettra en avant un ensemble de recherches que j’aurais effectué, ainsi que des interprétations personnelles.

LES NORMES COMME SUPPORT D’INNOVATION

Étude et définition

Pour pouvoir commencer à étudier ces normes, il faut d’abord savoir de quoi elles traitent. Quel est leur champ d’action et ce qu’elles imposent au constructeur ? Celles-ci auront un impact significatif sur l’habitat et l’habitation.Bien entendu nous n’étudierons pas l’ensemble des normes qui existent, du fait de leur nombre trop important, mais nous nous focaliserons principalement sur celles pouvant impliquer l’architecture. Il faut savoir que les normes existent à plusieurs échelles, pouvant être appliquées au monde entier, ou bien à un niveau plus précis et localisé, comme en obligeant la construction de chalets en bois dans certaines zones montagneuses.Dans l’annexe de cet article se trouve une sélection de ces normes, ainsi que leur définition, que je vous encourage à aller voir avant de lire la suite. Il ne s’agit ici que d’une ébauche des différentes normes étrangères et françaises que l’on peut rencontrer. Et on peut remarquer certaines similitudes d’une norme à l’autre. Elles possèdent une base commune, sur laquelle chacune évolue dans un sens différent, plus ou moins poussé. Par exemple, les maisons passives, autosuffisantes et à énergie positive, reprennent les bases de la BBC, en apportant chacune des contraintes de plus en plus poussées sur la consommation énergétique.De nos jours, l’innovation est à l’égale de l’invention. Cet article tend à séparer distinctement ces deux concepts. C’est pour cette raison que les normes sont étudiées ici, dans une démarche évolutive, reprenant pour base des normes déjà créées et évoluant par le biais de l’innovation. Ces normes se sont adaptées aux contraintes actuelles, surtout grâce aux inventions - que nous verrons par la suite - en matière de récupération d’énergie, par le biais de l’éolien, la géothermie, le solaire. Les normes devront intégrer ces technologies, qui répondent à un besoin

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énergétique pour l’habitat.Ces normes peuvent être vues selon deux points de vue antagonistes. Ce qu’elles vont retirer comme libertés, car même si elles font partie d’une démarche volontaire, elles sont citées dans des réglementations dont l’application est imposée. Seulement 1% des normes possèdent un caractère obligatoire.1 Mais aussi ce qu’elles vont apporter comme support, car ces normes sont créées par des experts, travaillant plusieurs années à leur élaboration et constituant un support solide, permettant de savoir comment utiliser au mieux les matériaux par rapport à leurs dimensions et évitant ce travail aux constructeurs.

Les enjeux   

Les normes occupent une place de plus en plus importante dans notre société. On va les retrouver dans l’ensemble des produits industrialisés, de tailles plus ou moins importantes. Dans le cas de l’architecture, ces normes vont traiter de la sécurité, la thermique, les surfaces et bien d’autres encore. On pourrait y voir un aspect négatif, car l’ensemble de ces normes vont souvent réduire le champ d’action de l’architecte, ou ne seront pas en accord avec la qualité artistique qu’il voudrait allouer au bâtiment. Néanmoins, elles sont présentes pour une bonne raison, qui est d’arriver à une construction efficace (et efficiente). On ne peut pas construire une maison sans isolation, car personne ne pourrait vivre à l’intérieur en cas de forte chaleur ou température trop basse, de même pour la taille des pièces qui sont soumissent à une taille minimale, par le Code de la construction et de l’habitation.2  Ces normes et réglementations sont présentent pour protéger les futurs acheteurs et leur fournir une habitation vivable, dans les meilleures conditions.De plus, ces normes vont servir de cahier des charges pour le constructeur. Elles vont même être un accélérateur pour l’innovation, car la normalisation fournit des méthodes et des résultats de référence constituant des bases solides et un gain de temps dans le process d’innovation. [...] Elle crée un climat de confiance en faveur des innovations chez l ’utilisateur final.3

1 AFNOR, Parler normes couramment, L’essentiel, 2009, p.11.

2 Extrapolation des différentes valeurs trouvées lors des recherches.

3 AFNOR, op.cit., p.15.

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Elles font partie d’une démarche qu’on peut qualifier d’innovante, car elles vont évoluer en parallèle des technologies. Mais du fait de cette avancée rapide, les experts vont devoir établir des normes avec des contraintes difficilement applicables au début, mais bien moins par la suite avec l’arrivée de technologies plus avancées, perfectionnées, économiques.On peut voir en annexe, la différence entre la RT 2012 et la RT 2020. La consommation d’électricité d’une habitation a dû passer de 50 kWh/(m².an) à moins de 0 kWh/(m².an), selon l’exigence du Grenelle Environnement. Les technologies se sont peaufinées, des matériaux sont devenus plus simples à fabriquer, donc moins chers et plus accessibles pour les constructeurs qui vont les utiliser. De plus, entre temps des études sont réalisées sur les matériaux moins connus qui ont encore besoin d’être testés, pour pouvoir continuer cette démarche et innover un peu plus à chaque nouvelle réglementation. Obligeant par ailleurs les constructeurs à utiliser ces matériaux, qui répondront mieux aux nouvelles attentes et les forceront à évoluer en même temps que ces nouvelles techniques, pour ne pas rester dans une démarche stagnante et sans innovation.Ce qu’on remarque dans ces normes, c’est surtout la place de l’énergie consommée par une habitation. On cherche de plus en plus à utiliser des ressources renouvelables, pour un jour arriver à construire uniquement des maisons à énergies positives. Il faut étudier comment se décompose la consommation énergétique de fonctionnement d’une maison, afin de définir les postes les plus gourmands en énergie. Pour adapter les solutions technologiques, en utilisant des ressources renouvelables, tel que le photovoltaïque.

L’obsolescence des panneaux photovoltaïques

Pour mieux comprendre cette différence entre le niveau technologique et les normes, prenons le cas particulier d’une technologie de plus en plus répandue, tendant à se généraliser progressivement dans les années qui viennent. Il s’agit des panneaux photovoltaïques (ou PV). De nombreux dérivés existent à ce jour, or nous nous cantonnerons au photovoltaïque qui capte l’énergie solaire pour la transformer en électricité domestique.

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Ils sont différents des panneaux solaires thermiques, qui transforment l’énergie solaire en chaleur pour le chauffage ou l’eau chaude sanitaire. L’électricité produite par le photovoltaïque, servira pour la consommation de la maison, ou potentiellement sa revente si elle consomme moins que ce qui est produit. Dans le cas d’une maison dont le fonctionnement est totalement électrique, la moitié de l’énergie produite pendant l’année sera destinée au chauffage, un quart servira pour chauffer l’eau sanitaire et le reste sera utilisé pour l’éclairage, l’électroménager, ou tout ce qui fonctionne électriquement.4 Il est important de connaître la répartition entre ces différents postes, pour à l’avenir réduire la consommation du plus énergivore. Ce qui rend l’exemple des panneaux solaires intéressant, tient au fait qu’ils font partie d’une démarche locale. Seules certaines zones géographiques vont pouvoir bénéficier de cette technologie et il s’agit des zones possédant un ensoleillement important. On envisagera pas une installation de panneaux photovoltaïques dans une ville au Nord de la France, car cette démarche ne serait pas efficiente entre le prix des panneaux (installation et entretien) et ce qu’ils vont rapporter. Si la France était située plus au Nord, la question de l’apport solaire n’aurait pas été étudiée, ou alors sous un angle différent pour justement essayer de capter de la lumière même avec des nuages ou bien se serait tournée vers d’autres technologies comme l’éolien, en tentant d’innover par rapport à ce qui a déjà été fait.

Les panneaux photovoltaïque montrent aussi à quel point la technologie peut mettre du temps, avant d’inventer une solution plus rentable. Car les premiers essais de photovoltaïque ont été réalisés en 1839 par Edmund Becquerel, un physicien français, qui inventa la pile photovoltaïque.5  Il faudra ensuite attendre 1916 pour voir la première production d’électricité. Il faudra attendre le choc pétrolier, qui lancera la recherche d’énergies alternatives, pour que dans les années 1990 les premiers panneaux photovoltaïque soient commercialisés. Sans compter le fait que le rendement maximum de

4 Extrapolation des différentes valeurs trouvées lors des recherches.

5 “Panneaux photovoltaïques : Tout savoir sur les panneaux solaires photovoltaïques!”,  http://panneaux-photovoltaiques.isoenergie.fr/panneaux-photovoltaiques-fonctionnement/historique.

Panneau solaire photovoltaïque. (Source : Solar Impulse.)

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ces panneaux était de 15%,6 ce qui signifie que 85% de l’énergie était perdue. 24 ans plus tard, avec les avancées technologiques qui ont été réalisées, ce rendement est passé à 19,5%. Ce qui équivaut à 1% gagné tous les 5 ans, soit une faible innovation pour ce produit.

Constatant une faible qualité d’innovation, il a fallut inventer un nouveau système permettant un rendement plus élevé. C’est ainsi que furent créées les tours solaires à sel fondu, comme celle de l’entreprise Gemasolar en Espagne, nommée Solar Tres.7 Près de 2 500 miroirs viennent concentrer la lumière du soleil sur le haut d’une tour, pour chauffer les sels à 565°, créant une dépression qui active une turbine. On arrive avec cette technologie à une rentabilité moyenne de 70%. La puissance fournie atteint les 17 Méga Watts, contre un plafond de 250 Watts pour un panneau solaire. La tour solaire produit donc 68000 fois plus et permet ainsi d’alimenter entièrement 25 000 foyers. Si l’on restait dans la démarche d’innovation du photovoltaïque, il aurait fallut attendre l’an 2264 pour attendre la même rentabilité.

On voit le rôle essentiel de l’invention dans ce cas de figure. Celle-ci permet de résoudre un problème en proposant une solution totalement nouvelle, dans un champ d’action lui aussi différent. Une tour solaire, par exemple, couvre environ 300 000m², ce qui n’est pas adaptable à une habitation, contrairement à des panneaux photovoltaïque.

LES BREVETS, UNE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE/INDUSTRIELLE

Les brevets comme indicateur d’avancée technologique

La notion de brevet est extrêmement ancienne. Les premiers brevets apparaissent durant l’Ancien Régime

6 “Panneaux photovoltaïques : Évolutions et améliorations”,  http://tpe-panneauxphotovoltaiques.e-monsite.com/pages/panneaux-photovoltaiques/l-histoire-du-panneaux-photovoltaiques/evolutions-et-ameliorations.html.

7 SENER, Solar Tres,  2007, http://www.nrel.gov/csp/troughnet/pdfs/2007/martin_solar_tres.pdf.

Photo aérienne de Solar Tres, 2011. (Source : http://www.torresolenergy.com.)

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et sont appelés des “lettres patentes”, par ailleurs le brevet d’invention se traduit par patent8 en anglais. Elles sont accordées par les rois et permettent de protéger les inventions faites à l’époque. Mais le premier brevet industriel européen9, comme nous le connaissons aujourd’hui, date de 1421 et a été délivré à Florence pour une invention dans le domaine maritime, de manutention de marchandises. Il a été obtenu par Filippo Brunelleschi, architecte et ingénieur de son époque.

Actuellement c’est le meilleur moyen permettant d’évaluer l’avancée technologique d’un pays, en étudiant la quantité de brevets déposés chaque année. Le fait de choisir les brevets, revient à étudier la propriété intellectuel d’un pays dans son ensemble par le biais des enregistrements qui sont fait chaque année dans ce domaine. Pour garder des résultats cohérents, nous nous intéresserons surtout aux brevets et non pas aux demandes d’enregistrement de marques. Plus un pays possède de brevets, plus son avancée technologique se creuse par rapport aux autres. Il concerne spécifiquement l’invention, ne pouvant être une copie d’une autre invention déjà protégée par un brevet, car c’est ici que réside son but. Il permet la protection de son invention pour une durée de 20 ans, mais à l’échelle d’un pays10. Par la suite il faut étendre son brevet à d’autres pays, pour ne pas se faire voler son invention. Quand on parle de propriété intellectuelle, elle revient à celui qui à put imaginer et concevoir un objet technique, physique, artistique. Mais la démarche pour faire breveter son invention est très longue, sans compter les recherches, les prototypes et les divers points qu’implique un brevet d’invention étant qu’il: 

- doit être une solution technique à un problème technique,- doit être nouveau,- doit impliquer une activité inventive,- doit être susceptible d’application industrielle.

8 elkaiM Isabelle, Harrap’s Petit dictionnaire, Edinburgh, Chambers Harrap Publishers, 2001.

9 chevalier Renaud, Le brevet d’invention : de la Grèce antique à internet, 2012,  http://www.marketing-professionnel.fr/tribune-libre/brevet-invention-histoire-protection-internet-201202.html.

10 Site officiel de l’INPI,  http://www.inpi.fr/fr/brevets/qu-est-ce-qu-un-brevet/pourquoi-deposer-un-brevet.html.

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Il faut ensuite compter 27 mois avant que le brevet ne soit publié au Bulletin Officiel de la Propriété Industrielle, ainsi que divers frais qui vont se cumuler au fur et à mesure, surtout dans le cas de modifications à effectuer11.

Il s’agit donc d’une démarche lourde et coûteuse, qui sera principalement faite par des entreprises qui vont chercher à protéger leurs inventions dans chacun de leur domaine respectif. Elles représentent 90% des demandes de brevet. Mais les inventions sont faites par des personnes et dans ces entreprises, plus particulièrement par des salariés. On relève trois catégories distinctes. Les “inventions de mission”, qui sont définies par l’employeur et mettant à disposition ses ressources pour que l’employé réalise son travail. À la fin, c’est l’employeur qui garde la propriété de l’invention. Les “inventions hors mission attribuables”, sont quant à elles effectuées grâce aux ressources de l’entreprise, mais la propriété revient à l’employé. Par la suite, un accord peut être fait entre ces deux parties, concernant les contreparties financières et la propriété de ladite invention. Et comme dernière, les “inventions hors mission non attribuables”, qui sont réalisés en dehors du cadre de l’entreprise par le salarié, gardant tous les droits sur son invention.12

Les études de laboratoire, donnent la possibilité à l ’observateur de pénétrer dans ce qui demeurait mystérieux, le fameux contexte de découverte, c’est-à-dire le travail quotidien de la conception des produits scientifiques. Par là-même l ’invention, l ’acte de création d’une idée neuve, fruit des fantasmes et de l ’imagination débridée du sujet, moteur du développement scientifique.13

Ce sont donc les entreprises qui vont être porteuses d’inventions, grâce à leurs équipes de recherche et leurs capitaux facilement accessibles. Pour cette raison on peut parler de brevet d’invention et surtout de brevet industriel.

11 Site officiel de l’INPI,  http://www.inpi.fr/fr/brevets/deposer-un-brevet/les-16-etapes-cles-du-depot.html.

12 Site officiel de l’INPI,  http://www.inpi.fr/fr/brevets/deposer-un-brevet/qui-peut-deposer/l-inventeur-est-un-salarie.html.

13 prost Robert (dir.), Concevoir, inventer, créer  : Réflexions sur les pratiques, Paris, Harmattan, 1995, p.288.

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La position de la France dans le monde

On peut analyser la position de la France dans le monde en étudiant le nombre de brevets déposés chaque année par pays, entre ses résidents, non résidents et ses ressortissants à l’étranger. On peut étudier ces demandes de brevets à différents niveaux, comme par exemple à l’échelle mondiale et voir quel pays est le plus inventif, ou réduire au niveau de l’Europe. Ou encore, à l’échelle d’un seul pays pour voir quelle entreprise dépose le plus de brevets pour ses inventions, mais nous étudierons cela plus tard. Actuellement pour obtenir une étude plus réaliste, il faudrait prendre en compte le nombre d’habitants par pays, ce qui permettra d’équilibrer et d’obtenir un écart plus faible. Ainsi, nous allons prendre à titre de comparaison, le nombre de dépôt de brevets effectués par la France et la Chine en 2012.Ces graphiques sont édités par la World Intellectual Property Organization14, qui est l’organisation internationale pour les dépôts de brevet. Les graphiques sont très évocateurs, quand au caractère exponentiel des inventions chinoises réalisées par ses résidents. Car la Chine possède un nombre

14 Site officiel de WIPO, http://www.wipo.int.

En haut : Évolution des brevets en France entre 1998 et 2012. En bas : Évolution des brevets en Chine entre 1998 et 2012. (Source : WIPO statistics database, 2014.)

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important de grosses entreprises, particulièrement dans le domaine informatique avec ZTE Corporation, pour les télécommunications. Ce sont près de 3906 brevets qui ont été délivrés pour ce groupe, soit le double qu’a obtenue Huawei Technologies, une autre entreprise chinoise de télécommunication15.

À titre de comparaison, nous avons donc la Chine qui occupe la pole position, suivie par le Japon et les États-Unis. La France arrive 7è dans ce classement. Mais une des variantes importante à prendre en compte, comme dit précédemment, est le nombre d’habitants. Ainsi nous allons comparer le nombre de brevets déposés pour un million d’habitants, sans prendre en compte les non résidents et ceux à l’étranger.Tout d’abord un rappel des valeurs pour chaque pays en 2012. La Chine compte 1350 millions d’habitants, pour un total de 535 313 brevets. Le Japon concentre 128 millions d’habitants et à effectué 287 013 dépôts de brevet. Les États-Unis ont 314 millions d’habitants et ses brevets sont estimés à 268 782. Vient en 7ème, la France avec 66 millions d’habitants et 24 442 dépôt de brevets.16 Par cette nouvelle comparaison on obtient 396 brevets par million d’habitant pour la Chine, 2242 pour le Japon, 856 pour les États-Unis et 370 pour la France.17 On obtient donc des résultats très hétérogènes, ne suivant pas le même ordre que celui établit plus tôt et amenant la France presque au même niveau que la Chine.

Il faudrait calculer cet indice pour l’ensemble des 197 pays dans le monde, afin d’obtenir un nouveau classement qui serait plus révélateur. Ce que nous pouvons en déduire, c’est que l’effectif d’un pays va jouer un rôle important, dans la recherche et le développement de brevets, pour constituer une masse intellectuelle.On voit donc que la concentration d’intelligence, permet à un pays de devenir dominant dans le secteur de

15 “La société chinoise ZTE en première position [...]”, 2013, http://www.ambafrance-cn.org/La-societe-chinoise-ZTE-en-premiere-position-pour-les-demandes-de-brevet-pour-la-seconde-annee.html.

16 Site officiel WIPO, Statistiques de propriété intellectuelle par pays, http://www.wipo.int/ipstats/fr/statistics/country_profile.

17 Méthode de calcul personnelle, calculant le nombre de brevets déposés par million d’habitants.

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l’invention.

Qualité ou quantité

Actuellement en France, le secteur de l’automobile possède le plus grand palmarès pour le dépôt de brevets. PSA Peugeot Citroën se hausse et reste en  haut du classement avec 1 348 demandes de brevets publiées en 2012, soit une légère hausse par rapport à l’année précédente, où l’entreprise avait déposée 1 237 brevets.18  Cela représente 5,5% des demandes nationales de brevet et ce détenu par une seule entreprise. Il faut aussi prendre en compte que tous les brevets déposés en France, n’ont pas été obligatoirement déposés par des personnes ou des entreprises françaises. De manière général, on assiste en parallèle à une « fuite des cerveaux » vers des sites tel que la Silicone Valley, l’Australie, où il est plus facile pour une entreprise de débuter et développer ses brevets dans de meilleures conditions qu’en France.

Ce document atteste encore une fois de la puissance des entreprises, dans le domaine industriel. Elles vont pouvoir chaque année augmenter encore un peu plus leur savoir faire, augmenter leur niveau technologique, pour ainsi s’adapter aux nouvelles normes environnementales qui sont créées.

Les dépôts de brevets vont donc se trouver dans une démarche principalement de quantité. On a vu que la Chine à elle seule à déposée près de 535 313 brevets et ce en l’espace d’une seule année. C’est un processus que l’on retrouvera toujours, car les entreprises sont soucieuses de garder le fruit du travail de leurs employés. De plus si l’on retrouve autant de brevets, cela tient aux divers champs d’action où il est possible d’inventer, contrairement aux normes qui auront tendance à englober et normaliser en un ensemble de domaines. Il s’agira d’une démarche de qualité, qui prendra parfois plus de temps que pour le dépôt d’un brevet et réduira aussi considérablement le nombre de normes publiées. Depuis sa création en 1946, l’ISO a publié aux alentours de 19 500 normes toujours

18 Site officiel de l’INPI, http://www.inpi.fr.

Quantité de brevets déposés par les entreprises françaises entre 2012 et 2013. (Source : INPI, 2013.)

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en action au niveau international.19  Cela reflète encore une divergence entre normes et brevets.

INTERCONNEXION ENTRE BREVETS ET NORMES

Invention et innovation, deux enjeux différents...

Comme nous l’avons étudié dans les chapitres précédents, nous nous retrouvons avec des normes d’un côté et des brevets de l’autre. Il s’agit de démarches totalement opposées, car chacune découle d’un processus qui lui est propre. Mais nous pouvons refaire un point théorique sur chacune de ces deux notions importantes. Ainsi, tel que nous l’avons vu en premier dans ces articles, on retrouve les normes qui font partie du domaine de l’innovation. Dans cet article, l’innovation est bien différente de l’invention, car on l’associe à une évolution de la technologie. Il ne faut pas faire d’amalgame comme certains des architectes, [...] s’impliquent également dans la production de logement de qualité, avec des “envies d’innovation”, même si celles-ci sont parfois naïves, car voulues ou présentées comme “invention” alors qu’en fait, elles réinterprètent ce qu’autres firent en leur temps.20 Il s’agit d’une amélioration qui à été réalisée par rapport au produit initial, mais qui n’est pas dans une nouvelle démarche en elle même. L’innovation repose sur les essais et l’amélioration et c’est la méthode la plus simple à utiliser sans posséder de grandes connaissances technologiques.

Comme dans le cas de la machine à vapeur, dans le développement du bateau alimenté à la vapeur on ne peut compter sur une seule invention, mais plutôt à l ’innovation continue qui a commencée tard au dix-huitième siècle.21 

Parfois l’innovation permet de réaliser de grands projets, comme l’explique SUSSMAN avec le cas du bateau à vapeur. Mais de nos jours, nous nous trouvons dans une course à la technologie, qui ne peut se permettre

19 Site officiel de l’ISO, http://www.iso.org/iso/fr/home/standards.htm.

20 eleB Monique et siMon Philippe, Entre confort, désir et normes  : Le logement contemporain (1995-2010), PUCA, 2012, p.6.

21 sussMan Herbert, Victorian technology  : Invention, innovation, and the rise of the machine, Santa Barbara, ABC-CLIO, 2009, p.82, traduction personnelle.

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d’attendre de brèves avancées par le biais de l’innovation. C’est pour cette raison qu’on retrouve l’invention.

L’invention va tout d’abord être une notion abstraite, une idée, un souhait - quelque chose de nouveau qui n’existe pas encore. Elle sera ensuite réalisée avec les moyens technologiques disponibles ou bien on inventera des nouveaux pour permettre sa réalisation. Un des inventeurs les plus célèbres est Léonard de Vinci, car on a retrouvé de nombreux plans d’inventions qu’il a réalisés ou non et qui représentaient une énorme avancée technologique pour son époque. Mais la plupart de ses idées resteront sur papier, car il ne possédait pas les moyens nécessaires à la mise en pratique de certaines de ses machines. Tout comme aujourd’hui, les inventions ont des limites quand à leur faisabilité par rapport aux moyens que nous possédons. Il faudra donc attendre d’avoir assez innové dans un domaine, pour réaliser une invention, ce qui est en soi assez paradoxal.

... et pourtant complémentaires

Mais pourtant ces deux entités sont bien complémentaires. Le processus d’innovation est une démarche longue et qui abordera le sujet qu’elle traite, toujours de la même manière. De ce fait, il faut sortir de ce cadre et couvrir un champ plus vaste et c’est à ce moment qu’intervient l’invention. Elle va remettre l’ensemble de son domaine en question. Une fois arrivée à la phase finale de son invention, en état de marche et son brevet déposé pour garder la propriété intellectuelle, elle pourra se greffer aux normes. On utilisera cette invention ou une autre, pour arriver au degrés d’efficacité imposé par la norme. Prenons un exemple tout simple, comme par exemple la norme BBC, dont l’un des critères est “l’utilisation d’énergies renouvelables”. On peut le résoudre en utilisation des panneaux solaires ou une pompe à chaleur ou encore une éolienne. Toutes ces solutions sont des inventions, qui maintenant se sont intégrées aux normes car répondre à la question qui est demandée. Et les normes s’adapteront elles même d’année en année, en demandant une meilleure rentabilité, plus de sécurité, ainsi qu’un contrôle de production. Car les brevets auront amenés le pays à un niveau technologique supérieur et avec des critères

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plus élevés. Dès-lors, ces systèmes n’auront de cesse d’innover pour apporter encore plus d’électricité, réduire leur encombrement. Plus tard, quand nous trouverons de nouveaux moyens de produire de l’énergie, en restant dans une démarche renouvelable, nous pourrons les utiliser. Mais pour tout nouveau produit, l’un des critères principal sera le prix sûrement élevé, car cet “objet” ne sera pas encore industrialisé à grande échelle et il y aura encore une phase importe, qui sera cette fois celle de l’innovation pour améliorer l’invention original.

Les normes permettent donc une généralisation des inventions, ainsi qu’une stimulation des inventeurs qui doivent à chaque fois redoubler d’effort et de créativité pour répondre à la demande en énergie grandissante, tout en ayant un moindre impact sur l’environnement. C’est une symbiose complexe, où normes et brevets, innovations et inventions, évolution et nouveauté sont de paire pour permettre d’avancer encore plus loin dans le développement de notre civilisation.

ANNEXES

Voici la liste des différentes normes que l’on va pouvoir retrouver à différents niveaux de nos jours. Elles sont classées des plus globales, aux plus générales pour mieux rendre compte de leurs interconnexions.

Nous commencerons par les normes mondiales, qui sont représentées par ISO22  : L’International Organization for Standardization, a été fondé en 1947 et à de puis élaboré quelques 19 500 normes internationales dans la plupart des domaines technologiques et économiques. Couvrant un large champ d’action, allant de l’alimentation aux ordinateurs, en passant par la construction. Ces normes sont élaborées par des experts, mais avec l’aide de personnes travaillant dans les milieux où ces normes vont s’appliquer, permettant une meilleure vision des besoins et attentes. La création d’une norme passe par 6 stades : Tout d’abord une proposition, avec mise à l’étude de cette nouvelle question et si elle est adoptée, qu’elle soit suivie par un chef de projet. Un stade préparatoire.

22 Site officiel de l’ISO, http://www.iso.org.

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Un stade de comité. Un stade d’enquête. Un stade d’approbation. Un stade de publication.

Au niveau Européen on retrouve CE23: Importante à souligner, car le plus souvent les normes sont définies par pays. Chacun ayant un mode de vie, une culture, un relief, un climat différent, les normes doivent s’y adapter. La Conformité Européenne a été mise en place, par soucis d’harmonisation des techniques européennes.  Cela signifie qu’un produit répond à certaines normes techniques et acquiert le droit de libre circulation, sur l’ensemble du territoire de l’Union Européenne. Il s’agit donc d’un ensemble de normes, qui ont été définis par rapport au type de produit et dont le produit répond aux exigences essentielles de sécurité, fixées dans la législation d’harmonisation technique correspondante.

Puis on descend au niveau français avec AFNOR24 : Il s’agit de l’Association Française de Normalisation, qui représente notre pays auprès de l’International Organization for Standardization, plus connu sous l’acronyme ISO. Ce groupe présent à l’échelle nationale dans 13 délégations régionales, est aussi présent au niveau international dans plus de 90 pays. Il est organisé autour de 4 domaines de compétences  : la normalisation, la certification, l’édition de solutions et services d’information technique et professionnelle et la formation. Cette association créée en 1926, ne cesse d’innover au quotidien en recensant les besoins, élaborant des stratégies normatives, organisant des enquêtes publiques et en s’assurant que ces normes soient reconnues et appliquées.

Au niveau communal on aura, le PLU25  : Le Plan Local d’Urbanisme, anciennement appelé Plan d’Occupation des Sols, est composé d’un ensemble de règles s’appliquant à l’ensemble du sol français. Le PLU est spécifique et unique pour chaque commune ou intercommunalité. Il est régit par un ensemble d’articles, de L.123-1 à L.123-5 qui sont publiés dans le Code de l’Urbanisme. Il définira ainsi le coefficient de

23 Site de la Direction Générale de la Compétitivité de l’Industrie et des Services,  http://www.dgcis.gouv.fr/libre-circulation-marchandises/marquage-CE.

24 Site officiel d’AFNOR, http://www.afnor.org.

25 Site du Ministère du logement et de l’égalité des territoires, http://www.territoires.gouv.fr/plan-local-d-urbanisme-intercommunal-plui-et-plan-local-d-urbanisme-plu.

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surface constructible, ainsi que les types d’aménagement que le constructeur devra réaliser. Les raccordements, la disposition sur le terrain, ainsi que les orientations. Mais il permet aussi une homogénéité des constructions, grâce à des limites de hauteur, d’utilisation de matériaux locaux, ou des teintes de coloris pour les façades, tuiles et éléments de menuiserie. Un des aspects intéressant du PLU, c’est qu’il peut fixer comme règle l’obligation de construire des bâtiments peu consommateurs d’énergie, comme des maisons BBC.

Les réglementation pouvant être obligatoires ou non, la RT 201226, La Réglementation Thermique 2012, exige qu’il faut réunir 3 critères qui sont  : un besoin bioclimatique, une consommation d’énergie primaire et un confort en été. Le but est d’arriver à une meilleure efficacité thermique du bâtiment, permettant par la suite de réduire ses coûts de fonctionnement et apportant un réel confort à l’usager. Son prédécesseur la RT 2005 possédait des critères bien moins élevés que celle actuelle, comme par exemple sa  consommation énergétique avec un seuil à 250 kWh/(m².an). En 7 ans, il a été divisé par 5, imposant une consommation maximum de  50 kWh/(m².an). Mais des experts travaillent déjà sur la futur RT 2020, qui ne sera plus une Réglementation Thermique mais une Réglementation Énergétique, qui  exigera d’un bâtiment qu’il produise plus d’énergie que ce qu’il consomme. C’est l’objectif des BEPOS ou Bâtiments à Énergie Positive.

HQE27  : La Haute Qualité Environnementale ne fait pas partie des normes, mais se présente sous la forme d’un concept, possédant une certification Norme Française. Créée en 1996, elle sera reconnue d’utilité publique 8 ans plus tard, soit en 2004. Il s’agit principalement, d’une démarche volontaire de management de la qualité environnementale des opérations de construction ou de réhabilitation de bâtiment. Elle prend en compte certains critères comme le coût de la construction, aussi bien sur l’investissement que sur le fonctionnement. Tendant à réduire ou compenser l’impact environnemental qu’ont générés la construction, l’entretien et l’usage.  Un autre critère est lié à la qualité du bâtiment en lui même et à savoir si la cible a été atteinte dans le domaine qui la concernait.

26 Grenelle Environnement, Réglementation thermique “Grenelle Environnement 2012”, Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de la Mer, 2010.

27 Site officiel de l’Association HQE, http://assohqe.org/hqe.

Exigence des différentes RT, par rapport au Grenelle Environnement. (Source : Grenelle Environnement, 2011.)

Le développement durable pour la HQE. (Source : Wikipedia, 2011.)

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Sachant que toutes les cibles ne pouvaient être atteinte, la HQE vise surtout un maximum de performance.Comme indiqué au début de cette définition, la HQE possède une certification Norme Française, qui a été mise en place par AFNOR. Se basant sur un autre label (Haute Performance Énergétique), auquel a été ajouté une dimension végétale, hydrologique et sanitaire.

Et enfin les différents types d’habitations renouvelables :

BBC28 : Le terme BBC signifie Bâtiment Basse Consommation, se basant sur un plan énergétique. Ce type de construction nécessitera moins d’énergie pour chauffer et climatiser qu’une construction standard. Il est régit par la Réglementation Thermique 2012 qui va calculer la consommation moyenne pour ce type de bâtiment, qui devra être inférieure de 80% comparé à une construction standard.Elle suit plusieurs principes pour arriver à ce niveau de rendement  : Une conception bioclimatique, utilisant les avantages environnementaux du site, Une forte isolation thermique des façades, Une parfaite étanchéité à l’air de l’enveloppe extérieure, Une bonne performance et un bon rendement des équipements techniques, Un chauffage économe et réversible, L’utilisation d’énergies renouvelables.

Habitat passif29  : Il s’agit d’une maison qui va respecter en grande partie les principes évoqués dans les normes BBC, tel que l’utilisation de l’apport solaire, une forte isolation, une étanchéité à l’air. Les besoins en énergie de chauffage seront inférieurs à 15kWh/(m².an) et la consommation totale d’énergie de la maison n’excédera pas 120kWh/(m².an). Au final, le terme maison passive ne désigne pas une maison ne consommant aucune énergie, mais consommant très peu.

Maison autosuffisante30 : Il va s’agir d’une maison qui va produire autant d’énergie qu’elle en consomme et sans émission carbone. Néanmoins il est difficile de réaliser ce type de construction dans des climats froids, l’apport solaire étant un facteur prioritaire pour ces constructions possédant très peu de fenêtres toutes orientées au sud et n’excédant pas 6%

28 Site officiel du BBC, http://www.norme-bbc.fr.

29 La maison passive France, “La définition de la maison passive”, 2013, http://www.lamaisonpassive.fr.

30 Maison autonome, http://fr.ekopedia.org/Maison_autonome.

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de la surface du plancher, les panneaux solaires ne doivent pas être ombragés, ...

Bâtiment à énergie positive31 : Le concept de construction à énergie positive, date des années 90.  Il s’agit d’un bâtiment passif, possédant de meilleurs qualités au niveau thermique et favorisant au maximum l’apport solaire, grâce à des vérandas qui chauffe l’air ou l’installation de panneaux photovoltaïques. Ces bâtiments vont utiliser l’énergie captée, mais quelques mois chaque années, ils vont être excédentaires en énergie et vont donc revendre cette énergie récupérée mais non utilisée. Aujourd’hui encore, on stocke difficilement l’énergie, ce qui nous oblige à produire et consommer en continue.

Avec l’ensemble des évolutions et des innovations apportées à ces normes, parfois il est difficile d’obtenir la même définition de cette norme d’une année sur l’autre. Elles vont être sans cesse améliorées, jusqu’à l’apparition de nouvelles normes pour les remplacer dès que le niveau technologique sera suffisant pour les appliquer.

BIBLIOGRAPHIE

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Margaux Bulliersous la direction de Pierre Bourlier

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L’ornement architectural - sujet d’accord et de discorde s’il en est- connaît un renouveau dans la conception contemporaine. Du latin ornatum  qui signifie parer, décorer, l’ornement correspond à ce qui est nécessaire au bon ordre et à ce qui embelli. Ainsi, orner est déjà une action positive, renvoyant au beau et à ce qu’il convient de faire.Sans parcourir toute l’histoire de l’Architecture, on peut dire que le XIXè siècle marque cette intention de définir bonnes et

mauvaises ornementations, notamment en relation avec l’avènement d’un nouveau matériau: le fer. En rupture avec l’Éclectisme et le placage ornemental très courant dans la pratique du XIXè siècle, les Rationalistes tel que Viollet-le-Duc expriment leur volonté de réglementer la conception esthétique de l’architecture. Pour eux, la bonne ornementation coïncide avec la structure, c’est le “rationalisme à la française”.

Le bon et le mauvaisornement

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Après la grande rupture du Mouvement moderne où l’ornement se trouve totalement rejeté, les architectes cherchent à retrouver du sentiment dans l’architecture. Mais libéré de ce lourd héritage, il semblerait que la distinction du XIXè siècle n’existe plus.

Régie par les nouvelles normes constructives entre réglementations thermiques et écologiques, durabilité du bâtiment, nouveaux matériaux et nouvelles attentes du public, il s’agit ici de voir ce qu’il en est de l’ornementation actuelle. En effet, et sans rejeter la place essentielle du Post-Modernisme dans le retour de l’ornement, c’est sur l’époque contemporaine - des années 1990 à nos jours - que notre intérêt sera porté. La conception post-moderne reposant sur la reprise et le mélange de styles préexistants sera alors exclue de notre propos, celui-ci étant essentiellement tourné vers la création esthétique.

Comment qualifier l’ornement d’aujourd’hui ? Liberté de création, audace décorative ou agression visuelle  ? Pour atteindre l’appréciation de tous, comment les concepteurs communiquent-ils sur cette part si subjective qu’est l’apport d’esthétique dans la construction ? A priori libre de tout dogme fondamental guidant la pensée décorative, qu’est ce qui qualifie le bon du mauvais ornement si cette distinction existe encore...

LA DISTINCTION AU XIXÈ SIÈCLE

Le XIXe siècle voit apparaître ce nouveau matériau de construction qu’est le fer. En plus d’être une innovation structurelle, le fer devient pour certains architectes une nouvelle source d’inspiration esthétique. Deux tendances se forment : celle qui recouvre ce fer, ni trouve aucun apport stylistique ; et celle qui y voit une formidable occasion de repenser la création architecturale, de s’éloigner de l’académisme classique. Et Viollet-le-Duc s’inscrit en tête de ce mouvement. Inspiré et conscient des architectures qui le précèdent, il prône néanmoins l’idée d’un certain progrès. Pour lui - comme pour les rationalistes de son époque tel Auguste Boileau (et

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plus tardivement Adolf Loos1) - l’arrivée d’un nouveau matériau et les besoins d’une autre société doivent engendrer une utilisation inédite du fer. Puisque le bon ornement est celui qui coïncide avec la structure, alors une nouvelle structure doit apporter un autre ornement. Dans son Dixième Entretien, l’architecte-théoricien cherche à donner les règles pour faire de la “bonne architecture”, et notamment de la “bonne ornementation”. Pour lui, l’esthétique n’est pas qu’un simple apport à la structure mais plutôt un indispensable complément :

L’ornementation rapportée sur la forme ne s’est mieux liée avec elle; loin de la dénaturer, elle lui prête un énergique secours.2

Les rares documents visuels et écrits d’Auguste Boileau montrent très bien cette tendance. Le bon ornement est la nervure de l’arc, cet élément porteur, si mince et élancé parce qu’il est en fer justement. Ornée de petites gravures ou de légers profils sculptés, la nervure métallique est l’élément emblématique d’une fonction structurelle et décorative coïncidentes.

La nervure, qui joue un si grand rôle dans la construction de la nouvelle forme, est aussi le motif générateur de sa décoration. Au moyen de mille combinaisons qui doivent être fournies par le sentiment de l ’art, uni à une grande habitude d’effectuer par la pensée les opérations de la géométrie descriptive, la nervure rehaussée d’ornements s’enlace en nœuds qui encadrent des figures.3

Cette pensée d’Auguste Boileau – menuisier de formation mais véritable architecte innovant – résume ce qu’est le bon ornement de l’époque. À travers les différents écrits rationalistes, nous constatons qu’un nouveau matériau lié aux grands bouleversements culturels et sociétaux, permettent un renouveau de l’architecture, jusqu’à la recherche d’un autre style, d’une autre définition du bon ornement.

1 loos Adolf, Ornement et crime, et autres textes, Paris, Éd. Payot & Rivages, 2003, édition originale Vienne, 1908.

2 viollet-le-duc Eugène, Entretien sur l’architecture, Paris, 2010, édition originale 1872.

3 Écrit de Boileau Auguste, La querelle du fer, Éd. du Linteau, 2002, p.43.

Église St Michel, Auguste Boileau.

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Néanmoins, la suppression de toute notion de décoration durant le Mouvement moderne, engendre une disparition à la fois du savoir-faire ornemental que de l’esprit critique qui va avec. Dans la conception contemporaine, nous constatons pourtant qu’une certaine profusion de l’ornement apparaît. Alors, il semble intéressant de voir si les architectes sont libres de tout faire en matière de décoration, ou si au contraire, certains aspects guident cette intention créatrice. Qui n’a jamais été confronté à une architecture contemporaine qui choque par son apparence, voire qui est loin de faire l’unanimité esthétique vis-à-vis du public ?

EXISTE-T-IL ENCORE UN BON ORNEMENT ?

Dans la question existe-t-il encore un bon et un mauvais ornement ? Il s’agit de voir si cette distinction est vraiment établit. Or, sans un Viollet-le-Duc ou un Loos écrivant sur leur conception de la bonne architecture, il est aujourd’hui difficile d’affirmer une vraie position ornementale. Des ouvrages sur l’ornement il y en a peu, mais des ouvrages qui mettent en évidence un ornement acceptable, “qu’il convient de faire”, il n’y en a pas du tout. Alors, dans une totale profusion esthétique, comment les architectes font-ils leur choix, prennent-ils une position pour faire accepter de tous ce phénomène “d’ornementation” de leur architecture  ? Car l’architecture - et l’ornement de fait - reste sous l’influence de la mode, de l’opinion publique, des courants artistiques, politiques... bref sous l’emprise d’une certaine culture comme nous le verrons plus loin. Alors, comme pour analyser le propos rationnel de Viollet-le-Duc concernant son époque, il s’agit ici de dresser un état des discours des professionnels sur l’ornement contemporain.

Pour parler d’ornement, nous pouvons déjà présenter les deux grandes théories de l’esthétique dominantes au tournant des XIXe et XXe siècles : le Déterminisme et le Formalisme. Le Déterminisme - représenté par Gotfried Semper - est l’idée que le motif esthétique est né de raisons extérieures, en fonctions des pratiques, des techniques, du climat, etc. Le formalisme quant à lui, est l’idée que la forme esthétique est issue de règles intérieures à l’objet, comme une grammaire pour une langue naturelle. C’est

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Aloïs Riegl qui en parle le mieux, expliquant la naissance de l’ornement par le biais d’une inspiration de la Nature, végétale ou animale, dans tous les styles et de tous temps. La dimension esthétique des éléments naturels comme les végétaux est donc perceptible dans l’architecture. D’ailleurs, ce décor végétal, et même ce biomimétisme*4 est particulièrement à travers les différents styles architecturaux depuis l’Antiquité, le mouvement Art Nouveau en étant l’un des plus représentatifs. En ce tout début du XXe siècle, le bon ornement était la ligne fouetté issue de la tige végétale. Aujourd’hui, il est incontestable que la nature est présente sur de nombreux projets contemporains, projets qui font positivement l’unanimité. Alors pourquoi l’argument n°1 du bon ornement serait-il celui qui imite la nature végétale?

Connaissant notre situation mondiale actuelle, une première raison de cet attrait pour le végétal, serait de relier cet intérêt avec le contexte de protection de l’environnement et des idées écologiques de ces vingt dernières années. Notre sensibilité pour protéger la Nature, a aussi participé à la généralisation des modes de construction contemporains. De nouvelles façons d’envisager le monde du bâtiment qui ont, bien sûr, générer ce nouveau type d’ornement : le bardage extérieur, le traitement de l’enveloppe, de la façade... jusqu’au phénomène de “Greenwashing”. Ce n’est donc pas incohérent de retrouver ce message de développement durable, d’effort fait pour dépenser le moins d’énergies grises, sur des bâtiments contemporains. Et surtout, il ne peut être négatif. Qui pourrait contester un message positif avec l’environnement  ? Probablement personne, et c’est aussi ce que souligne Antoine Picon dans  Le Visiteur de 2013 :

Il n’est pas étonnant dans ce contexte que l ’on assiste à la montée en puissance d’un discours sur la nature, une nature qui verrait la convergence de l ’organique et du calculable. De la tentation biomimétique au culte voué aux phénomènes d’émergence, la nature investit des pans entiers de la réflexion et de la pratique architecturale

4 Tous les mots accompagnés de * sont définis dans le lexique en fin d’article. Sources : CNRTL, Larousse et Ordre des Chimistes.

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contemporaines.5

Mais le végétal c’est aussi ce qui est connu de tous. Proposer un ornement végétal c’est proposer un langage lisible par tous. Car on le constate dans tous les domaines esthétiques  : un art est rassurant, plaisant au grand public lorsqu’il renvoie à quelque chose de connu, de compréhensible. On critique trop souvent une œuvre (ou un discours) d’être élitiste, s’il n’est pas intelligible par un “non-savant” dans son domaine. Et le végétal, même stylisé, reste ce lieu-commun.

Dans une situation où le bon ornement serait celui du biomimétisme, il est intéressant d’étudier ce premier exemple de l’usine Ricola à Mulhouse. Les architectes Herzog et de Meuron utilisent la sérigraphie de plaques Eternit (dérivé du plastique) pour retranscrire à plus grande échelle le motif de la feuille végétale, plante essentielle dans la composition des bonbons de la marque. Passant les références artistiques des architectes et l’histoire du projet de l’entrepôt, nous pouvons réfléchir quand à cette retranscription de l’image-empreinte de la feuille en motif architectural ? En effet, un tel affichage proche de la réalité de la feuille, en changeant seulement le facteur d’échelle suppose une certaine certitude d’une acceptation de tous pour ce motif, donc l’unanimité quand à sa beauté. La transposition d’une ingrédient jusqu’à sa mise en avant comme motif - au point de devenir l’identité visuelle du lieu - et notamment parce que c’est un végétal, est bien le reflet d’une tendance à la considération du “bon ornement de type végétal”.

Un exemple plus récent - et néanmoins incontestable dans cet argumentaire - est le MUCEM de Marseille, inauguré l’année dernière. On se souvient bien évidemment de l’engouement des critiques d’architectures, des journalistes et du public en général envers son enveloppe imitant le corail. Ici, l’inspiration végétale est tellement revendiquée qu’elle devient la présentation (voire la représentation) du bâtiment lui-même. L’architecte Rudy Riccioti n’a quand à lui presque plus besoin de se justifier :

5 picon Antoine, “La structure, l’ornement et le temps  : d’étranges vaisseaux venus d’ailleurs” in Le Visiteur, n°19, 2013, p.130.

Plaques Eternit, entrepôt Ricola, Mulhouse, France, Herzog & De Meuron, 1993.

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En réalité, l ’imaginaire est un imaginaire de proximité. Je ne suis pas allé cherché très loin, je suis allé au fond de la mer : le sol est rocheux, avec des creux et des bosses, j’ai juste imaginé découper un bout du sol marin, et le rabattre sur le visage.6

Il s’agit en fait de l’application au sens strict de la définition du mot “mimesis” comme le simple fait de prendre l’apparence du milieu ambiant. Étant donné l’entrain pour ce bâtiment contemporain, il n’est plus besoin de montrer la bonne appréciation de l’ornement biomimétique dans l’architecture contemporaine...

Mais l’argumentaire des concepteurs ne s’arrête pas là. Rappelons que l’héritage du Mouvement moderne est encore lourd dans l’imaginaire contemporain. L’ornement a encore du mal à n’être que de l’esthétisme pur. Alors, l’ornement peut-il être mieux accepté s’il sait se rendre utile ? Toujours est-il que pour communiquer sur le MUCEM, Riccioti affirme que son enveloppe mimant le corail protège aussi la façade vitrée et la structure, de l’agressif climat marin. Argument n°2 des architectes : le bon ornement, en plus d’orner, est un dispositif technique utile au bâtiment.

Dans une nouvelle ère de bâtir où le verre - ce matériau transparent qui laisse passer le regard et la lumière - est de plus en plus présent, il semble que les architectes cherchent à modérer ces conséquences dues aux propriétés du verre. On peut rapidement résumer que dans les années 1960-1970, le verre devient plus performant : on sait le mettre en grande quantité tout en limitant sa structure. Mais “l’effet de serre” rapidement provoqué engendre une recherche d’opacification. Petit à petit, c’est une enveloppe poreuse, un filtre* qui va s’ancrer autour de ce verre, devenant une magnifique surface à travailler. Tout l’enjeu esthétique va résider dans la manière de perforer ou travailler cette seconde couche. Mais tout l’intérêt d’insérer de la technique au purement décoratif, est aussi dans le fait qu’il renvoie à un domaine presque scientifique qu’aucune critique ne peut contester. Le principe d’utilité ne peut être remis en question  : “l’ornement-dispositif ”

6 chépeau Anne, Interview de Rudy Riccioti, FranceInfo, 12 juin 2013.

MUCEM de Marseille, France, Rudy Riccioti, 2013.

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est techniquement performant... et finalement pourrions-nous dire peu importe son aspect, voire sa beauté  ? Dans un contexte où l’architecte peut se sentir libre de tout dogme, l’argument technique de l’ornement est un parfait prétexte  : il peut enfin créer, inventer des motifs et des formes nouvelles pour gérer l’apport lumineux et thermiques. De l’intervention sérigraphiée au dispositif-écran, les architectes débordent d’originalité, aussi aidé par l’outil informatique pour le dessin et par les dernières technologies industrielles pour la construction. Nous pouvons même nous interroger sur la place du verre  : est-il une contrainte à surmonter en créant un motif qui le recouvre  ? Ou finalement, le verre est-il choisit pour pouvoir travailler un ornement... qui se justifiera ensuite par le verre comme prétexte ?

Anne Demians, architecte des logements dernièrement livrés rue du Chevaleret à Paris, ne s’interdit pas cette dimension utile. Quand la rédactrice en chef de projets-architecte-urbanisme.fr lui demande le pourquoi du choix du métal comme matériau et de sa manière d’être perforée, la conceptrice répond : pour réfléchir à sa capacité d’attraper la lumière d’une manière plus riche et fabrique tout un vocabulaire pour définir son écran* ornemental, de moucharabiehs à mantille métallique7. D’ailleurs, le vocabulaire lié à l’ornement ne cesse d’être savant : l’opacification, ce terme si courant dans le discours des architectes, signifie en optique la modification de la transparence normale de la cornée ou du cristallin. On est donc dans une volonté totale d’aller chercher dans différents savoirs, un argument, un vocabulaire incontestable. Le bon ornement semble alors celui qui est conçu dans une dynamique scientifique et technique.

Mais Anne Demians utilise aussi le mot mantille, renvoyant directement au champ du textile*. L’argument n°3 des architectes serait-il celui du bon ornement comme vêture de l’architecture ?

Abordé le sujet du motif vestimentaire comme ornement

7 Julia Z., Interview de Anne Demians : “Une façade en métal pour un immeuble flambant neuf : quartier Masséna à Paris”, projets-architecte-urbanisme.fr, 5 juillet 2013.

Logements rue du Chevaleret, Paris 13è, France, Anne Demians, 2014.

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demande d’abord de présenter un peu plus le Déterminisme selon Gotfried Semper. En effet, il rapproche les logiques de motifs de l’ornement avec les techniques de tressage et de tissage de certaines cultures. Pour les déterministes, l’ornement naît de pratiques, de finalités matérielles comme l’évoque Riegl dans Questions de style8. Ainsi, la corrélation entre le vêtement et l’ornement est depuis longtemps inscrite dans la conception esthétique, c’est peut-être pourquoi les architectes l’abordent autant à travers la métaphore de l’habillement du bâtiment. Comme l’écrit Willem Neutelings dans son article “Le dernier tabou architectural”9, l ’usage d’un “revêtement’’ décoratif pour ajouter une expression à l ’architecture dénudée s’inscrit dans une longue tradition. D’ailleurs l’usage du mot revêtement - terme architectural - n’est pas sans rappeler que d’autres mots de la construction renvoyant à l’habillement. Ainsi, le mur-rideau ou le voile de béton par exemple restent des références évidentes au domaine du textile.

Par exemple, le LaM (Musée d’Art Moderne de Lille) construit en 1983 par Roland Simounet, dont l’extension fut dessinée par l’architecte Manuelle Gautrand en 2002 est représentatif de cet argumentaire. Les deux bâtiments sont alors métaphoriquement comparables à un corps (le bâtiment ancien) sur lequel vient se poser son enveloppe* vestimentaire (le bâtiment nouveau) comme l’exprime l’architecte elle-même au journaliste d’Arte lors de la visite du chantier en 2010 :

Mon idée a été justement de prendre son architecture à bras le corps, de la comprendre d’abord, de la faire mienne et ensuite à côté - mais tout contre - de venir installer mon projet. Mais de montrer d’une certaine manière que j’aimais son architecture, et donc je m’autorisais à l ’envelopper vraiment généreusement, à la toucher. […] Toute notre extension se développe comme des plis de béton et elle forme deux éventails. On a des voiles béton qui sont perforés avec un motif de dentelle qui est beau, parce que ça magnifie la vue sur le parc.10

8 rieGl Aloïs, Questions de style  : Fondements d’une histoire de l’ornementation, Paris, 2002, édition originale Vienne, 1893.

9 neutelinGs Willem, “Le dernier tabou architectural” in L’Architecture d’Aujourd’hui, n°333, 2001.

10 Gautrand Manuelle, documentaire Chic, Arte, 2008.

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Sans résumer trop rapidement, il semble que les notions de confort, de bien-être dans un bâtiment, influencent directement cet idée d’architecture-vêtement. Et c’est en s’inscrivant dans la dynamique expliquée par Neutelings11, que l’ornement devient ce support à “effet vestimentaire’’. Parce qu’un bon vêtement est confortable, proche du corps comme une enveloppe, protecteur comme une membrane*, que l’ornement qui évoquant ce textile ne peut être que bon.

Restant proche de la métaphore de l’habit, il semblerait que la parure* pourrait être considérée comme le 4e argument du bon ornement. En effet, l’ornement est aussi ce supplément qui communique sur le bâtiment. L’ornement complète l’architecture pour renvoyer un message sur son bâtiment. Et cette notion de parure, est directement une notion d’embellissement  : le décor* c’est l’ornement mélioratif. Si l’ornement peut paraître noble, riche, sous-entendre qu’il coûte cher ou qu’il est rare, alors l’architecture elle-même - et ses habitants - sont mis en avant. Plus le bâtiment est paré de manière à renvoyer une image noble, plus ses habitants sont anoblis. Ainsi, dans un contexte économique et constructif où la part de logements sociaux est très présente dans la pratique des architectes, cette mise en valeur sociale par l’ornementation devient plus présente. Dans une société où l’on rejette facilement les types architecturaux qui font penser au logement social, le décor est le bienvenu. Le bon ornement serait-il aussi celui qui orne l’architecture tel un bijou ?

Il n’est aujourd’hui plus inhabituel de rencontrer un bâtiment de couleur dorée ou argenté comme c’est le cas sur la dalle contemporaine de Lyon Confluence par exemple. On est alors dans le domaine du papier peint*. On enveloppe la vraie nature du mur par un décor d’apparat qui évoque le luxe.Mais c’est aussi le traitement du détail, la touche, qui fait la parure. À la manière de la frise, le nouveau décor vient par fragment parer la façade, comme un élément délicat, presque un bijou, et dont son apparence souvent brillante vient contraster avec le revêtement mural mat. Les

11 neutelinGs Willem, op.cit..

LaM, Lille, France, Roland Simounet, 1983, extension Manuelle Gautrand, 2002-2010.

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architectes Marie-Eve Bidard et Shirin Raissi mettent en œuvre ce type ornemental avec leurs tôles métalliques perforées qui parsèment les façades des logements de Boulogne-Billancourt. D’ailleurs, leur politique d’agence revendique clairement ce travail du détail et cette volonté de recherche d’une valorisation de son identité12.

Et c’est encore en région parisienne que l’on découvre une autre architecture de parure. Pour ses 119 logements de la ZAC Seguin, l’architecte Louis Paillard revendique clairement le choix d’une ornementation noble. Ses propos repris dans le Courrier de l’Architecte par le journaliste Christophe Leray en 2010 le montrent. Pour résumer, les motifs de cerfs et biches des garde-corps - inspirés de la broderie et de la peinture - sont désignés comme signes de la bourgeoisie13. Et cet ensemble commandé par Nexity (donc destiné à des propriétaires aisés) se doit pour l’architecte de rappeler aux habitants leur statut social : je ne suis pas dupe ; je leur dis14.

Que l’on soit d’accord ou pas avec de tels propos sur le décor, il semble néanmoins que cet ornement est d’autant plus apprécié lorsqu’il renvoie aux habitants une distinction socialement positive. Si l’architecture est une extension de soi-même, alors le bon ornement est celui qui - tel un bijou - élève l’image sociale de l’habitant.

12 Bidard & Raissi, site de l’agence, www.bidardraissi.com/presentation.

13 leray Christophe, “L’instinct de Louis Paillard est en phase avec l’hyper réalité du programme”, Le Courrier de l’Architecte, octobre 2010.

14 leray Christophe, op.cit..

Logements à Boulogne-Billancourt, France, Bidard & Raissi, 2007.

Logements ZAC Seguin, Boulogne, France, Louis Paillard, 2010.

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Mais à travers cette volonté de communication et l’impact qu’à notre culture sur l’ornement, nous pouvons nous demander si celui-ci ne peut pas être aussi une forme de langage* propre à notre société contemporaine ? En effet, il n’est pas rare de croiser des architectures qui intègrent des symboles de la société durant laquelle ils ont été édifiés : c’est le cas par exemple de nombreuses façades à Barcelone, construites entre les deux guerres mondiales. On y voit des avions au dessus de porches, et tout autre signes des avancées technologiques de l’époque.

Aujourd’hui, nous connaissons une évolution considérable dans les domaines technologique et informatique. Est-il alors possible que l’ornementation propose un nouveau langage synonyme de ces innovations  ? A priori oui. D’abord parce que le domaine de la construction participe et profite de nouvelles avancées technologiques. Ensuite, parce que l’outil informatique est essentiellement présent dans la conception architecturale. Mais c’est là que la langage technologique - transposé en ornement architectural - devient complexe. Le bon ornement serait-il celui issu de l’outil informatique, numérique ou technique ?

En effet, l’ordinateur nous permet de traiter l’ensemble et le détail en même temps par le zoomage*. Ainsi, notre œil de concepteur s’habitue à cette pixellisation* de l’image, dont certains artistes savent aussi s’en inspirer. Dans cette esprit de touche de couleur tels les carrés de pixels, nous pouvons prendre l’exemple de la Tour 9 de Montreuil. Les architectes Bruno Hubert et Michel Roy propose un ornement simple d’un jeu de quatre couleurs en arrière de la façade vitrée. Montrées comme une volonté de revaloriser la tour et de signifier sa mutation, les touches de couleurs ne sont pas sans rappeler les pixels d’une image, surtout lorsque le projet a été conçu avec un éclairagiste - Vincent Thiesson - pour transformer cet ornement en points colorés lumineux de nuit.

Quoi que encore abstrait et subtil pour cette réhabilitation, il arrive que l’outil numérique influence plus fortement le motif ornemental. Sans le qualifier de bon ou de mauvais ornement, il semble néanmoins que le Cube Orange de Dominique Jakob et Brendan McFarlane soit assez

Tour 9, Montreuil, France, Hubert & Roy, 2009.

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singulier. Pour ceux qui connaissent le logiciel Autocad, c’est comme si, tout à coup, l’outil “texture” avait rempli la façade avec le mauvais facteur d’échelle. Ce projet de showroom et de restaurant dans le nouveau quartier des docks lyonnais se doit d’être un symbole comme geste* architectural qui marque la mutation du quartier.

Mais de geste à gesticulation* il n’y a qu’un pas. Il est pourtant impossible de trouver une critique écrite - d’ailleurs positive ou négative - sur ce décor très présent visuellement. L’ornement est à chaque fois rapporté à l’histoire du lieu  : couleur orange qui fait référence au minium, couleur récurrente dans les sites portuaires, motifs pixelisés qui accompagnent le flux de la Saône15; des arguments qu’ils restent encore à vérifier  ! Comment des cercles de différentes tailles peuvent-ils suggérer un accompagnement du mouvement du fleuve ? Ce n’est en tout cas pas ce qui frappe l’observateur lorsqu’il se trouve en face de ce bâtiment.

En revanche, cet exemple montre toute l’ambiguïté de définir le bon du mauvais ornement. Le mauvais ornement serait-il celui qui n’est pas lisible de tous ? Celui qu’on ne comprend pas sans avoir visiter des sites portuaires ou lu les références architecturales des concepteurs ? Ou, est-ce que finalement, le mauvais ornement n’est-il pas celui qui est mal justifié, mal argumenté  ? L’absence de vrai discours de ces deux architectes n’est-il pas le reflet d’une volonté de ne pas justifier l’ornement, d’assumer le fait qu’il n’est que création... au risque d’être définit comme un “effet-surface”*? Ne pas pouvoir rapporter l’ornement à ce que nous connaissons ou à une raison objective, participent à une singularisation de son architecture. Nous pouvons même considérer que l’ornement peut exclure le bâtiment de son environnement immédiat. De même qu’un ornement qui évoque la société et la culture dans lesquelles il s’inscrit peut être considéré de bon ornement ; un ornement trop isolé, trop éloigné de ce qui existe autour de lui, peut tendre à devenir un mauvais ornement. Malgré les divers arguments avancés pour justifier l’esthétique du Cube orange, il ne semble pas

15 Propos repris par de nombreux journaux et sites, par exemple : www.archidesignclub.com, février 2011.

Le Cube Orange, Lyon, France, Jakob & McFarlane, 2010.

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trop exagéré de dire que ce fameux cube vient - comme un objet nouveau et singulier - en contraste avec son environnement de bord de Saône, de friche industrielle.

Or, un ornement en rupture avec son environnement, peut aussi être celui qui ne tient pas compte du climat ou des fonctions du bâtiment. Et c’est ce que reproche l’architecte français Francis Soler, à son homologue japonais Kengo Kuma à propos du FRAC de la région PACA :

Tout aussi curieux, le FRAC où les panneaux de verre de Kengo Kuma sont offerts de manière fragile et inepte au mistral; et, lorsqu’il reprend ce dispositif au Centre d’art de Besançon... c’est une méconnaissance totale du site, un style autiste et merchandiseur, juste capable de piéger l ’ahuri.16

Bien que ces mots soient un peu exagérés, ce n’est pas une remarque isolée sur ce projet. Loin de vouloir dénigrer l’architecture de Kengo Kuma, il semble - selon l’article de Jean-Philippe Hugron pour le Courrier de l ’Architecte17 - que l’esthétique des panneaux de verre proposée dès la maquette de concept, a été conservée en dépit de plusieurs critères objectifs. L’effet de serre de ces plaques de verre ornementales, le sur-déploiement de leur structure à mettre en œuvre pour les faire tenir malgré le vent et les normes HQE qui engendrent une façade majoritairement opaque derrière ce parement translucide, etc, provoquent un doute quand à sa qualification de bon ornement. Il devient alors le fameux «supplément*» au deux sens du terme : de l’ajout difficilement justifiable au coût injustifié.

Cet aspect incongru de l’ornement est visible sur d’autres architectures de type “pavillons” comme c’est le cas pour le cube de Jakob & McFarlane. En effet, un bâtiment sans voisinage direct, aux quatre façades, devient parfois cet objet exclu de son environnement, accentué par un ornement utilisé à outrance. Du supplément, le mauvais ornement devient une sorte de camouflage*, ce brouillage

16 soler Francis, cité par desMoulins Christine, “En architecture, l’heure est à la cohérence, non plus aux projets de style”, Le Monde, 16 mai 2013.

17 huGron Jean-Philippe, “Kengo Kuma a fait dans son FRAC”, Le Courrier de l’Architecte, avril 2013.

FRAC PACA, Marseille, France, Kengo Kuma, 2013.

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otique qui rend l’architecture illisible.

Un de exemple de ce brouillage est celui du Pixel Building en Australie. Les photographies du bâtiment avant et après le projet de Studio 505 sont explicites. Bien que la marque de fabrique de ces architectes australiens soit ce travail de façade singulier, il n’en reste pas moins qu’il est difficile de qualifier cette ornementation. Malgré le fait que le pixel building soit un exemple en matière de bilan carbone, il est aussi l’exemple d’une accumulation de panneaux colorés qui recouvrent complètement le bâtiment, voire qui dérange le regard de l’observateur. Les panneaux ne servant qu’à décorer l’extérieur de l’architecture deviennent de trop, se perdent parmi leur multitude, jusqu’à peut-être gâcher l’effet escompté...

OUVERTURE

Nous pourrions continuer exemple après exemple, discours après discours pour tenter d’identifier le bon du mauvais ornement dans l’architecture contemporaine. Or s’il est vrai que certains arguments comme les habitudes culturelles, nous semblent recevables, il n’en reste pas moins que l’ornement demeure cette part subjective de la conception, donc un élément toujours contestable. D’ailleurs, cette étude des arguments avancés par les architectes pour justifier l’ornement, révèle une intention sous-jacente. L’argument semble brandi comme pour donner une dimension rationnelle à une création purement personnelle. Mais, au delà du phénomène de justification faire du vert ou mettre un bardage de bois pour connoter un bâtiment “pseudo” durable, écologique, etc ; le bon ornement serait-il celui qui emploi le meilleur argument  ? Si cela semble très peu probable, certains architectes continuent à masquer leur simple envie de créer une esthétique pour créer une esthétique, par une succession d’arguments qui deviennent inaudibles. Nous pourrions même nous demander si l’usage de la façade vitrée - si souvent prétexte à l’application d’une peau ornementale - n’est pas un prétexte utile et volontaire pour faire de l’ornement  ? Il reste bien difficile de savoir comment l’ornement contemporain est envisagé par chaque

Pixel Building, Melbourne, Australie, Studio 505, 2010.

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architecte. Cependant, l’argumentaire déployé pour justifier l’injustifiable peut être un formidable outil de communication pour l’architecte comme un discours qui tend à la confusion. L’architecte du nouveau théâtre d’Albi en est l’un des exemples les plus flagrants. Nous finirons donc ce propos par une éloge ornementale, qui regroupe tellement d’arguments différents pour une enveloppe métallique beigeâtre qu’elle en devient ridicule :

On y trouvera brillance, reflet, couleur, qui évoquent une architecture en habit de lumière. Cette peau en métal tissé comme une dentelle va protéger les fonctions du théâtre sans les séparer des fonctions de la ville. Elle va filtrer la lumière, couper le vent, briser la pluie. Ce grand ornement a des vertus de développement durable.18

GLOSSAIRE

biomimétisme : composé de “bio” et de “mimétisme”, ce mot est assez récent dans la langue française. Le mimétisme, issu du grec “mimetis”, signifie imiter, mimer, et se définit comme le fait de prendre l’apparence du milieu ambiant, d’un autre objet ou d’un autre individu. Pour l’ordre des chimistes, le biomimétisme est même la science qui imite les organismes et les structures présents dans la nature.

filtre  : issu du latin “filtrum” et signifiant à l’époque le feutre, il est un corps poreux à travers lequel on fait passer un fluide pour en retenir des substances. En architecture, le filtre est ce matériau perforé qui gère la lumière qu’il reçoit.

écran  : de “escren” ce panneau qui servait à préserver l’ardeur du foyer tel un paravent, il est aujourd’hui technologiquement définit par un objet arrêtant les rayonnements.

textile : du latin “textilis”, il signifie ce qui est tressé, entrelacé, et deviendra ensuite “texere” le verbe tisser. Le textile est donc le tissu qui constitue un vêtement.

enveloppe  : est définie comme une matière ou un objet souple s’adaptant à la forme de l’objet. Or, en vieux français,

18 perrault Dominique, www.perraultarchitecte.com/fr/projets/2545.

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sa définition renvoyait plutôt à ce qui constitue l’apparence extérieure, superficielle, et souvent trompeuse.

membrane : du latin “membrana” ce terme plutôt biologique est le tissu organique mince et souple, qui recouvre un organe ou le tapisse.

parure  : du latin “paratura” qui signifie ornement, ce n’est que plus tard que la parure devient l’habillement d’une personne, comprenant à la fois ses vêtements et ses bijoux. Aujourd’hui la parure est ce qui orne.

décor : d’abord du latin “decus” ce qui convient, ce qui est séant, il deviendra “decore” puis “décor” pour signifier ce qui sert à orner. Il est intéressant aujourd’hui de voir que ce mot prend parfois un sens péjoratif, où le décor est ce qui est faux, propos soutenu par les Modernes, alors que son sens premier était la bienséance, la convenance.

papier peint  : étant un assemblage de deux mots, le papier peint n’a pas de définition en soi. Il s’agit alors d’une expression française dont la définition est ce papier à vocation décorative (imprimé en couleurs, gaufré, etc) dont on tapisse les parois d’un local.

langage : issu du vieux français “lengatge” c’est alors la manière de s’exprimer propre à un groupe. Aujourd’hui, le langage regroupe les systèmes de signes vocaux et graphiques que les hommes utilisent pour communiquer. Mais dans le domaine de l’informatique et de la programmation, la langage est la combinaison de symboles qui donnent des instructions à un ordinateur.

zoomage : terme apparut au XXè siècle et issu de l’anglais “zoom” qui est, par définition, la prise de vue avec réduction rapide du champ jusqu’au gros plan sans perte de netteté.

geste  : du latin “gestus” c’est à la fois une action noble, généreuse, qu’un mouvement extérieur du corps perçu comme exprimant une manière d’être ou de faire.

gesticulation : du latin “gesticulatio” la gesticulation est comparé à des gestes de pantomimes, c’est-à-dire une expression gestuelle accentuée, parfois à outrance. La gesticulation

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est plutôt envisagée de manière péjorative, notamment en architecture.

supplément  : du latin “supplementum”, c’est ce qui vient s’ajouter à ce qui est considéré comme normal, complet ou suffisant ; mais c’est aussi la somme d’argent à débourser pour des prestations dont le paiement n’était pas compris dans le prix de base.

camouflage  : artifice par lequel on déguise la réalité, comme une fraude ou une tromperie.

BIBLIOGRAPHIE

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Articles :BlooMer Kent, “Genèse de l’ornement”, L’Architecture d’Aujourd’hui, n°333, 2001.descoMBes Arnaud, “Mapping, textures et ornement”, Le Moniteur, n°160, 2006, pp.57-64.huGron Jean-Philippe, “Kengo Kuma a fait dans son FRAC”, Le Courrier de l’Architecte, 3 avril 2013.leray Christophe, “L’instinct de Louis Paillard est en phase avec l’hyper réalité du programme”, Le Courrier de l’Architecte, 27 octobre 2010.Meuwissen Joost, “Tatouage et camouflage, de l’artifice à la vérité, nécessité de la décoration”, L’Architecture d’Aujourd’hui, n°333, 2001.neutelinGs Willem, “Le dernier tabou architectural” in L’Architecture d’Aujourd’hui, n°333, 2001.picon Antoine, “La structure, l’ornement et le temps : d’étranges vaisseaux venus d’ailleurs” in Le Visiteur, n°19, 2013.soler Francis, cité par desMoulins Christine, “En architecture, l’heure est à la cohérence, non plus aux projets de style”, Le

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Monde, 16 mai 2013.

Interviews :chépeau Anne, Interview de Rudy Riccioti, FranceInfo via dailymotion, 12 juin 2013.Julia Z., Interview de Anne Demians : “Une façade en métal pour un immeuble flambant neuf : quartier Masséna à Paris”, projets-architecte-urbanisme.fr, 5 juillet 2013.

Documentaires :Gautrand Manuelle, documentaire Chic (4 épisodes), Arte, octobre 2008, www.arte.tv/fr/244,broad castingNum=898748,day=7,week=44,year=2008.

Sites internet :Bidard & Raissi, site de l’agence, www.bidardraissi.com/presentation.CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), www.cnrtl.fr.perrault Dominique, site internet de l’architecte, www.perraultarchitecte.com/fr/projets/2545.Propos sur le Cube Orange de Jakob & McFarlane, repris par de nombreux journaux et sites, par exemple : www.archidesignclub.com, février 2011.

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Bastien Ungsous la direction de Brent Patterson

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As described by Zygmunt Bauman*, we live in a modern world characterized by its liquefaction; concepts and most of all identity have become liquid, and so, unstable and ephemeral. The current state, subject to an ever-increasing speed of change, is difficult to comprehend, because everything is in movement and dependent on trends rather than fixed by transcendental values such as family, church or school. Cultural and economic practices, such as tourism, don’t

escape from this continuous shift. In a globalized world we can affirm that such evolution is affecting people on a much larger scale, thanks to mass media and the circulation of information.In the meantime, the body itself is subject to a rapid transformation of its mobility through the mediation of technology. These evolutions affect our perception of the world and so too our cultural use of spaces (living, work, social, etc…). This is evident, for example, in the cultural practice of tourism currently subject to rapid mutation.

* BauMan Z., La vie liquide, Le Rouergue/Chambon ed., 2006.

Overcoming tourismAirbnb and the logic of the hypermodern society

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Indeed, it begs the question of what is the nature of this evolution and in what terms it implies new practices and perceptions regarding the notion of housing and travelling.

This question can be addressed by the introduction of the term tourism seen through an ideological critical point of view. This will frame a discussion of the turn from modern to hypermodern tourism. This permits a concluding analysis of a contemporary practice in tourism that allows us to question the symbolic importance of home and travelling.

IDEOLOGICAL CRITIQUE OF TOURISM

Since World War II, tourism has been ‘democratized’ as well as literally invented.1 Indeed Marc Boyer examines the pre-existence of tourism in different periods without particular appropriation of the practice. So the question is why modernity appropriated and named this existing practice as new phenomena? During the sixties and seventies, the migration from urban space to the littoral began at the same time as the rise of consumption and leisure as a norm in society. Going on holiday became a special event in the year in order to enjoy ‘free time’ out of the production system.

However, one wonders if it is really a liberation from the system of production, or rather just the illusion of an escape. In this sense, Guy Debord2 as well as Jean Baudrillard3 criticize this period of “liberation”. Despite the fact that the holiday is experienced as a liberation for the workers, these authors seem to interrogate the hidden reason and ‘voluntary servitude’ inherent in the notion of

1 Boyer M., Le tourisme de l’an 2000, P.U.L. Presses, 1999, p.14.

2 deBord G., Société du spectacle, Gallimard ed., 1992, p.29 : Mais cette inactivité n’est en rien libérée de l‘activité productrice: elle dépend d’elle, elle est soumission inquiète et admirative aux nécessitiés et aux résultats de la production; elle est elle-même un produit de sa rationalité.

3 Baudrillard J., La société de consommation, Denoël ed., 1970, p.245 : Partout ainsi, et en dépit de la fiction de liberté dans le loisir, il y a imposibilité logique du temps “libre”, il ne peut y avoir que du temps contraint. […] Il l’est dans la mesure où il n’est jamais qu’une parenthèse “évasive” dans le cycle de la production.

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“holiday”. La Boétie4 mentions that “voluntary servitude” is characterized by people’s submission to the will of a man who is elected by them. These Marxist authors claim that holidays create a way to pacify the labour class reducing riots and strikes. The holiday is seen as a pure sign. It is nothing more than a part of a material exchange for living in a society that produces the illusion of free time.

However, in terms of the territories affected, the situation of tourism, during the 50’s and 60’s, was located at the local and national level. It’s only in the early eighties when global tourism largely began5 due to middle class access to air transportation. Although this shift didn’t create mass tourism, which already existed, it announced a metamorphosis of the temporal dimension in the act of travelling. In fact, the time of travelling is largely reduced. Paul Virilio6 sees the state of mobility as a major phenomenon in our current history. Indeed, speed makes us rethink our sedentary status.

The sedentary is now at home everywhere since all the urban space is reduced to objects through cell phones and laptops. It used to be said that we welcome the world at home7, but according to Virilio we now carry it with us. The idea of a city as objects seems to confirm Archizoom’s design of No-Stop City (1969), which theorizes a city reduced to its interior space; this is possible since architecture no longer represents a mediation between interior and exterior spaces.8 This idea has perhaps found a translation in reality through the immediacy of traveling, allowed by technology, which means that travelling is losing its nature of mediation between a space of departure and the arrival point for reaching a feeling of ubiquity. While the original definition of travel

4 de la Boétie E., Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et une nuits ed., 1997.

5 Source : http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2002-3-page-393.htm.

6 Source : http://www.culturemobile.net/visions/paul-virilio-terra-nova.

7 Günther A., L’obscolescence de l’homme sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Paris, Ivrea ed., 2002, p.117. With television and radio as receiving apparatus.

8 Branzi A., No-Stop City Archizoom Association, Orléans, HYX ed., 2006, p.152.

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implies a physical effort, a body in motions. With the comfort of technology, travelling is losing its nature of mediation between a space of departure and the arrival point for reaching a feeling of ubiquity.

This perhaps underpins the emergence of an ecological critique of tourism.9 This reflection is too large and complex to summarize here, but it is important to mention events during the late eighties that put forward ecological interests in the consideration of tourism (over building of littoral areas, oil slicks, also industrial disasters as Chernobyl and Bhopal). Hence, we see the emerging interest in the (re)consideration of natural landscapes and the rise of new ethical values for the tourist.The Marxist critique, developed since 1970 focuses on the negative effects of capitalist society upon individual autonomy. Marxists see tourism as alienating; It deprives individuals of their freedom10 and turns them into a passive spectator. This allegation may be exaggerated or not, nonetheless we notice that some companies11 have decided to use the term “travel” rather than “tourism”. By adopting the word “travel” they choose a word filed, perhaps and even saturated, with symbolism, supporting an eternal myth.12

FROM MODERN TOURISM TO HYPERMODERN TRAVEL

The term Hypermodernity was invented by Gilles Lipovetsky13 to denote the “hyper” application of modernity through three particular paradigms: the market, the technical efficiency and the individual. These concepts help distinguish two ages in tourism history.

9 furt Jean-Marie and Michel Franck, Tourismes, patrimoines & mondialisations, l’Harmattan ed., 2011, p.159.

10 leonelli Ludovic, La séduction Baudrillard, École des Beaux-Arts ed., 2007, p.30. On the question of liberty, Baudrillard tell us about the émancipation formelle which free the individuals as a consumer and only as it is.

11 Especially airbnb, couchsurfing and easyjet.

12 Barthes Roland, Mythologies, Seuil ed., 1957, p.262. Barthes explains that a myth private the support object from all history and makes it a natural statement coming from eternity.

13 lipovetsky G. and charles S., Les temps hypermodernes, Grasset ed., 2004, p.52.

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The “first age” of tourism, corresponding to the period of the “trente glorieuses”, promotes immediate and ephemeral satisfaction. This society of leisure is state-controlled through normative and “institutionalized” building practices such as can be seen in the building of hotels, beach resorts, casinos or ski resorts. Theses archetypes are themselves distributed in relation to modern transportation infrastructure: mainly highways and gas stations. In modern tourism, the holidays respond to a pre-determined and managed schedule; this is seen in practices such as paid leave, summer time, school holiday periods, etc. The destination places are stereotypical and even reducible to simplistic descriptive expressions such as “going to the sea”, or “going to the mountain”.

The “second age” of tourism, is that of the hypermodern phase.14 It is characterized by the achievement of modernity itself, revealed both in the absence of an obsolete counter power and in the state of an uncertain future due to chronic unemployment, ecologic crisis, liberal competition, etc. This opens the way for the extreme application of all the paradigms of a mature consumption society. However, far from promoting anarchic social relationships, Lipovetsky mentions that the narcissistic individual searches more to satisfy an immediate pleasure than correspond to a collective model.15 This shift can be appreciated in tourism by the current craze for people to be out of the norm, to search for a certain exoticism inherent in spectacular places. Then, the traditional tourism typologies are made obsolete or archaic. This includes summer holidays, all-inclusive vacations, hotel room packages and guided tours.

What’s more, a substitution process also affects traditional means of mobility; the car is now made obsolete with the rise of low-cost flight companies. This also means that the hypermodern traveller doesn’t need to be on holidays to travel; it becomes a part of his job or his passions. Hence, a control society substitutes itself

14 lipovetsky G. and charles S., op.cit., pp.49-50.

15 lipovetsky G. and charles S., op.cit., p.118 : Ce qu’on recherche avant tout dans la consommation aujourd’hui, c’est un ressenti, une jouissance émotive, qui tient moins au standing qu’à l’expérience même du plaisir de la nouveauté.

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for a disciplinary society. Gilles Lipovetsky mentions the possibility of a less coercive system, which seems to understand people and doesn’t impose rules and norms.16 Thus the confinement system of an enclosed resort loses its influences, in favour of a dispersed model17; without making you a more untraceable person since the biometric passport watch over you. The hypermodern reversal counters the initial acceptance of modernist tourism. Indeed, the hypermodern individual no longer tolerates an imposition on his “freedom” by managed leisure.

Even so, the absence of traditional disciplinary places,18 which are symbols of a dominant ideology, does not necessarily mean that the hypermodern individual is escaping from determinism. In fact, the traditional places, formerly determined by the dominant ideology, are replaced by a multiplicity of social movements19 and as many ideologies. Denied any sense of transcendence, individuals are juggling decision making according to the will of media; it is the only apparatus that can create powerful enough images to shock our flucting personalities. In this way, Hypermodern society inaugurates the sociability of trends, and so, a perpetual confirmation of a society of (hyper)consumption where individuals are led by immediate satisfaction and an anxious individualism. It is important to recall that Sebastien Charles explains hypermodernity as being based on the paradoxical fact that it gives the subjects autonomy at the same time that it increases the feeling of dependence. Consequently individuals have to choose

16 lipovetsky G., L’ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard ed., 1983, p.11 : Ainsi opère le procès de personalisation, nouvelle façon pour la société de s’organiser et de s’orienter, nouvelle façon de gérer les comportements, non plus par la tyrannie des détails mais avec le moins d’austérité et le plus de désir possible, avec le moins de coercition et le plus de comprehension possible.

17 deleuze G., Negotiations, Columbia ed., 1995, p.182.

18 Identified by foucault as confinement places such as prisons and factories.

19 Which, according to Manuel castells, are the new important social actors capable of acting like a counter power.

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between self-restriction and/or liberation.20 So this means that travelling in a hypermodern age, divided and paradoxical, is characterized by a search for authenticity but at the same time incredibly multiplied and ephemeral.

This kind of absence of a shared signification can be explained by the adoption of consumption rules. First, we can think that, in the act of travelling for leisure, nothing looks functional. We could then assert that it escapes from all logic of consumption, itself ruled by the logic of need and offer, but it’s exactly the contrary. It’s because travelling is a pure sign that it’s the ideal object of irrational consumption.21 Travelling became, like any other act of consumption, a choice dictated by a combinatorial game of collective models, themselves adapting, depending on trends. Exchangeable and so insignificant, travel, as a consumption good, has no symbolic value. The disintegration of travel symbolism is achieved by the resurrection of travel itself through the process of hyperéalité22, which, artificially creates the sign of an absent model. An example can be observed when travelling promotes the symbolic value of authenticity, while authenticity has disappeared from our contemporary society. Hence, we can critize the conservative acceptance of the process of hyperreality, which refers to idealized and archaic concepts.23

CASE STUDY : AIRBNB

Airbnb is a web site, opened in 2008, building on the trend of a shared economy, which proposes to “connect” travellers and hosts from “anywhere” in the world. The principle is that the host can rent a room or a property

20 Quotations taken from lipovetsky G. and charles S., op.cit., p.21 and p.81. Sébastien charles explains that post-modernity se présente sous la forme du paradoxe et que deux logiques coexistent intimement en elle, l’une qui favorise l’autonomie, l’autre qui accroit la dependence. […] Face à la destructuration des contrôles sociaux, les individus, en contexte postdisciplinaire, ont le choix de s’assumer ou non, de s’autocontrôler ou de se laisser aller. Gilles lipovetsky to add: Travaillée par des normes antinomiques, la société ultramoderne n’est pas unidimensionnelle: elle ressemble à un chaos paradoxal, un désordre organisateur.

21 Which, actually defines our consumption behaviours.

22 Baudrillard J., Simulacres et simulation, Galilée ed., 1981, p.26.

23 leonelli Ludovic, op.cit., p.73.

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for 1 to more than 16 travellers. The intention of Airbnb is to create a traveller community, enhancing values such as hospitality, trust and exploration. Airbnb has seen a vertiginous expansion of its activity. Indeed, and only concerning France, the number of nights sold on Airbnb has increases by 333% since 2011. On the same scale, the number of announcements published on the website has grown from 120,000 in 2012, to much than 300,000 today.

We can say that the service offered by Airbnb isn’t a good, or a product, materialized in an object.24 The only service Airbnb offers is that is gives you the impression of fitting with and responding to your desires.25 Created to serve you, the advertisement is not dictatorial or an injunction. It’s after all an alibi to create the fiction of a membership to a social group with specificities and rewarding values.26 As such, Airbnb give you the opportunity to be part of the travellers’ global community,27 promoted as a way-of-life; this makes a clear distinction with the tourist who goes on the event-holiday.

Actually Airbnb is facing several legal challenges based on economic issues, especially from the city of New York.28 The city wants to regulate the activity of house rentals, afraid of the risk of owner abuse. Even if this angle is interesting, it is more important to examine the Airbnb goal, which is to offer a home to the traveller. The idea is to create the “feeling” of being at home everywhere and so it enters into the symbolic images of hominess suggested.

24 Even the house isn’t sale as a particular building responding to a series of symbolic and non-symbolic function in order to be habitate. What is selling to you is the mythic and fictional idea of the home that every traveller deserves.

25 This commercial logic is described by Jean Baudrillard as such: Rien n’est aujourd’hui purement et simplement consommé, c’est-à-dire acheté, possédé, utilisé à telle fin. Les objets ne servent pas tellement à quelque chose, d’abord et surtout ils vous servent.

26 Baudrillard J., Le système des objets, Gallimard ed., 1968, p.232 : (Le pouvoir de conditionnement de la publicité) n’est plus une logique de l’énoncé et de la preuve, mais une logique de la fable et de l’adhésion.

27 With feedback, rates, wishlist, story telling and so on…

28 Source : http://nypost.com/2014/04/21/two-thirds-of-citys-airbnb-rentals-are-illegal-apartments-state/.

Graphic showing the number of traveller’s user who uses Airbnb from 2008 to 2013. (Source : https://www.airbnb.fr/annual.)

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THE SYMBOLISM OF HOME : AT HOME, EVERYWHERE

The home, according to several cultural acceptances, could be a place marking property and appropriation29 or, on the contrary, the home could be seen as a stage, which is ephemeral and not predominant. However, if the vision of a home culturally differs from culture to culture, how can we possibly “feel” at home everywhere? This consideration reveals that the implicit idea for Airbnb of having a home everywhere in the world is not that obvious and deserve to be debated.

A first affirmation, in accordance with an Airbnb statement, could be that the traveller has a cultural construction that fits with every country. Such radical theory implies the annoying idea that there are no more fundamental cultural differences between countries. Such an option is explored by Frederic Martel30. He puts forward that we don’t have a cultural construction adapted for every culture. On the contrary, it’s the cultural model which is broadcasted at a much larger scale. Assuming that culture - the soft power - is the new way for a nation to dominate their neighbours, then it is a power which, actually, could be much more efficient than the military power.

Furthermore we can advance the idea that the very act

29 As we can see in the definition of territories by deleuze G. summarized by zouraBichvili F. in Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses ed., 2003, p.28.

30 Martel F., Mainstream : Enquête sur cette culture qui plait à tout le monde, Paris, Flammarion ed., 2010.

Airbnb advertisement campaign. (Source : viralblog.com.)

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of travelling is also made obsolete. Because the discovery, the supposed original motivation of travel, is transformed into a simulation since everything is literally given to you in advance. Consequently the act of discovering through travel is more about a reproduction of sign rather than a production of meaning. This affirmation gives the media a primordial role. On the theme of an impossible travel, a mention of Marc Augé seems unavoidable. Indeed he wrote a book called L’impossible voyage31 denouncing the violence that the multiplication of images creates against ‘reality’. So the point is that we don’t know at which level we actually discover things. Is it in front of our T.V, in front of the monument, or looking at the postcard? He is supported in his declaration by Umberto Eco who focused criticism on television because it does not offer a diversity of visions but reproduces the condition of it’s own perpetuation. Indeed, the television raises a mise-en-scene of an eternal spectacle of our own life, an open window on an enclosed world 32.

The last but not least of these intellectuals who cultivate a particular scepticism against the reign of images is Günther Anders.33 Who, in the legacy of Schopenhauer, declares that the images broadcasted by television actually constitute our world. We can add that the images are themselves program and thought through by the producers of the system. In accordance with Günther Anders, we can find further explanation in the ideas of Pierre Bourdieu and the television’s culture of fast-thinking34. Indeed Bourdieu explains that television never truly takes the time to explain the events, but, with the authority of expert and newsreader voices, declares information as verdict35 and ready to consume images.

31 auGé M., L’impossible voyage : Le tourisme et ses images, Paris, Payot & Rivages ed., 1997.

32 eco U., La guerre du faux, Paris, Grasset ed., 1985, p.215.

33 Günther A., L’obscolescence de l’homme sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario ed., 2011, pp.248-249.

34 Bourdieu P., Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Raisons d’agir ed., 2008, p.29.

35 Bourdieu P., op.cit., p.66.

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So we understand better the importance of Airbnb’s formidable amount of choices. In fact, such a list of possibilities doesn’t allow the users the time to choose and to deepen a relation toward housing appropriation.

This links to a second affirmation, which is that you can be anywhere in the world and still be able to adapt your social behaviours; this is necessary in order to assimilate the otherness of a different context. Such effort is similar to an ethnologic point of view. Or as seen in Diogene’s philosophy, you can be at home everywhere, this denouncing cultural determinism and dogma. Nonetheless distinctions have to be made between a pejorative and a positive acceptance of such a borderless statement.

Indeed, in a pejorative way, we can denounce, as Régis Debray did in L’éloge des frontières36, a borderless world that no longer respects the territorial limits and establishes symbolic conflicts as well as a hard and bloody war over instituted inequalities between populations. The only persona who is said to be at home everywhere would be the politics of a hegemonic empire; take for example of American intervention in Irak. As a result, does Airbnb represent a kind of imperial aim? Since it takes for granted the world’s borderless situation for a nomadic people; this makes, by the way, the elite classes more mobile than ever.

More positively, we can see the application of Diogenes’

36 deBray R., L’éloge des frontières, Paris, Gallimard ed., 2010.

Airbnb list of housing for Paris: more than one thousand options. (Source: https://www.airbnb.fr/s/Paris.)

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philosophy. He maintains that to be at home everywhere, even in a uncomfortable barrel, does not mean that he is against possessing a villa, but that he seeks a reaction against the dogma and precepts of society which separate human cultural society and nature37. As well as Diogène, Emmanuel Levinas develops a thinking based on the idea that nobody is at home, comparing our living space as a desert38. Then the danger is to consider our home as something that belongs to us rather to see it as a simple and ephemeral entertainment39.

Following this idea, we have to build a hut in a desert rather than wonders. Wonders which refer to the archetypal place, the absolute referential place, and by consequence inhabitable, because sacred; place also represents doxa40. With such spatial representation the human being is hiding behind the façade, while the desert is seen as the absolute spatial relation because there are no signs of society. The desert is the negation of place while representing the perfect place for housing since it doesn’t allow for turning back. This guarantees no permanent attachment and, so, precludes the illusion of ownership. Nevertheless Airbnb housing doesn’t respond to this model. It’s a home with a host that welcomes you in an already privatized and appropriated place. So as a traveller who rents a room in a flat, one has to penetrate into an intimate place. However, in the representations that are given by interior photography41, there seems to appear the same symbols. The Bookshelf is omnipresent, the elements of design are a necessary part of interior composition, the light is as bright as the sanitized white walls. Rare are the elements of everyday life that could inform us about an inhabited place. Family pictures,

37 sloterdiJk P., Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois ed., 1987, p.213.

38 Goetz B., Théorie des maisons l’habitation, la surprise, Paris, Verdier ed., 2011, p.75.

39 Goetz B., op.cit., p.76 : Echoing Pascal and it’s description of entertainment illusion.

40 Goetz B., op.cit., p.78.

41 The major part of the photographies are showing the living room. The exteriors visions are put forward to show surrounding spectacular landscape or bizare facade.

Levinas’ Hut and Wonders in a desert.

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functional object, except for perhaps the TV, food, etc. are absent. What should we say about the worrying absence of the owner who is supposed to share his housing? Although, the management of airbnb has a primordial role in this kind of representation42, there is also the application of these aesthetic norms by the customer. These places are so normalized that Airbnb proposes thematizes housing which, shamelessly and cynically, plays with the phantasms of customers who will never be able to afford such luxury models.

An Airbnb flat embodies this paradoxical association between a nomadic use, the desert, and the image of a home, which, by a certain representation, reinforces an idea of a bourgeois housing (the wonders). Also Airbnb’s housing gathers a paradoxical situation; it is torn between the values of a home, and the actual use which seems to correspond with a hotel model. Nevertheless, Airbnb does revolutionize the traditional archetype of hotel and tourism housing, but in a way of confirming the desire of individualization, a revolution adopted within the system. Finally Airbnb is the consecration of a hypermodern society and the apology of everything’s hyper individualization. Consequently the hotel typology could then be reinvented and adapted to new cultural practices. At the moment, it looks as if the hotel has no other choices than to begin applying the same model.

42 Because Airbnb proposes a free professional photographer services.

Interpretation of Levinas housing symbol applying to an Airbnb housing.

Photography representing a Ibis-style hotel room. (Source : http://www.asiarooms.com/en/hotel-reservations/270028_ibis-styles-bali-kuta-circle-bali.aspx.) The “concept” of these hotels is to create one style for each room.

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PHOTOGRAPHICAL ANNEXSome house rent examples on Airbnb site:

BIBLIOGRAPHYauGé M., L’impossible voyage : Le tourisme et ses images, Paris, Payot & Rivages editions, 1997.auGé M., Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot & Rivages editions, 2009.

Owner’s description: “Beautiful, modern gem of a studio, located in a green, safe section of the legendary Upper West Side in Manhattan. You will have the full apartment to yourself. Hotel-like experience for Airbnb price!”

Owner’s description: “Localisation exceptionnelle: proche Tour Eiffel, Concorde, Louvres,… Dans 1 bel immeuble au cœur du quartier chic des Champs Elysées et Trocadéro (Tour Eiffel), élégant appartement avec cheminée en marbre et moulures. Salle de bain en marbre. Calme.”

Owner’s description: “I would appreciate it a lot if you can finish reading the description carefully before you contact me for Q&A. :) This is a private residence after all. If you hire a tour guide/driver on the Internet, please don’t tell him/her my gate code or have them inside my yard. It happened before that some tour guide started harassing other guests trying to sell their service.”

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Barthes R., Mythologies, Paris, Seuil editions, 1957. Baudrillard J., La société de consommation, Paris, Denoël edition, 1970.Baudrillard J., Le système des objets, Paris, Gallimard edition, 1968.Baudrillard J., Simulacres et simulation, Paris, Galilée edition, 1981.BauMan Z., La vie liquide, Paris, Le Rouergue/Chambon edition, 2006.Bourdieu P., Sur la télévision suivi de l’emprise du journalisme, Paris, Raisons d’agir editions, 2008.Boyer M., Le tourisme de l’an 2000, Lyon, P.U.L. Presses, 1999.Branzi A., No-Stop City Archizoom Association, Orléans, HYX edition, 2006.castells M., Le pouvoir de l’identité l’ère de l’information, Paris, Fayard edition, 1997. castells M., La société en réseaux : L’ère de l’information, Paris, Fayard edition, 1998. deBord G., Société du spectacle, Paris, Gallimard edition, 1992.deBray R., L’éloge des frontières, Paris, Gallimard edition, 2010.deleuze G., Negotiations, Columbia edition, 1995.eco U., La guerre du faux, Paris, Grasset edition, 1985.furt J.-M. and franck M., Tourismes, patrimoines & mondialisations, Paris, l’Harmattan editions, 2011.Günther A., L’obscolescence de l’homme sur l’âme à l’époque de la deuxième revolution industrielle (1956), Paris, Ivrea edition, 2002.Günther A., L’obscolescence de l’homme sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième revolution industrielle, Paris, Fario edition, 2011.Goetz B., Théorie des maisons l’habitation, la surprise, Paris, Verdier edition, 2011.leonelli Ludovic, La séduction Baudrillard, Paris, École des Beaux-Arts editions, 2007. lipovetsky G., L’ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard edition, 1983.lipovetsky G. and charles S., Les temps hypermodernes, Paris, Grasset editions, 2004.Martel F., Mainstream : Enquête sur cette culture qui plait à tout le monde, Paris, Flammarion edition, 2010.sloterdiJk P., Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois edition, 1987.zouraBichvili F., Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses edition, 2003.

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Alice Weilsous la direction de Pierre Bourlier

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“Révolution numérique”: le terme est flou. Pourtant, on l’entend partout, sans néanmoins savoir précisément à quoi il correspond. Et pour cause, bien que ses manifestations soient omniprésentes dans notre société, les définir semble bien plus complexe. En architecture notamment, cette révolution joue un rôle important menant peut-être vers une nouvelle pratique de la discipline. C’est ce que cet article tente de saisir.

L’autonomie, en architecture comme ailleurs, porte en elle un paradoxe profond, mêlant promesses de puissance de l’Homme et menaces de sa disparition. Les supports numériques révèlent ce paradoxe en permettant à une nouvelle autonomie de voir le jour dans notre discipline.On essayera de comprendre à quel point cette nouvelle architecture, cette nouvelle pratique du moins, correspond à une rupture.

Vers une nouvellearchitecture ?La révolution numérique :de quelle révolution s’agit-il ?

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Pour ce faire, le premier temps de la réflexion portera sur le type de modifications qu’induit le numérique dans le rapport de l’Homme à lui-même et au monde, suivi d’un rappel historique plus propre à l’architecture pour enfin finir par un survol des pratiques actuelles et des interrogations qui se posent à leur propos.

L’HOMME ENTRE DEUX MONDES

L’époque actuelle comme un moment charnière entre un monde “passé” et un monde “futur”

Du point de vue de l’histoire de l’Humanité, l’époque actuelle, contemporaine de la révolution numérique, est difficile à définir car elle ne connaît pas de stabilité. Le présent -contrairement à ce qui le caractérise- évolue à une allure vertigineuse et semble avoir pour unique rôle de succéder à un passé bien déterminé et prédire dans le même temps un futur qui se rapproche à une vitesse grandissante, futur qui sera différent de tout ce que l’Homme a connu jusqu’à présent. Lorsqu’on parle ici d’«Humanité», disons que l’on parle des humains et de leur activité sur Terre. Lorsqu’on dit que le présent de cette humanité est difficile à définir, disons que l’on parle des quinze dernières années qui pourraient - devraient ? - se ressembler mais qui sont pourtant chacune porteuse de modifications profondes dans l’activité humaine.C’est pour cette raison, c’est à dire du fait de cette accélération de l’évolution des innovations, que le présent paraît être seulement le témoin d’un changement énorme qui s’opère maintenant, aujourd’hui, en ce moment. Nos repères sont bouleversés, notre rapport à la réalité et aux choses qui nous entourent se modifie profondément et notre monde change (ou disparaît, au profit d’un nouveau?).Les changements se manifestent partout : ils sont interdépendants de la société de l’information dans laquelle ils sont nés - ils sont même cette information - ce qui facilite leur expansion dans de très nombreux domaines.Puisque ces évolutions influencent nos modes de vie qui ne sont plus les mêmes depuis l’arrivée des supports informatiques, peut-être pouvons nous parler d’un changement de tradition, d’un passage du monde

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“traditionnel” au monde actuel. Un exemple significatif qui pourrait illustrer cette transition serait l’évolution du rapport que l’Homme a toujours entretenu avec sa main. L’anthropologue et paléontologue André Leroi-Gourhan parlait de l’importance de l’usage de la main depuis des dizaines de milliers d’années dans la définition anthropologique de l’Homme1, propos que l’utilisation des supports numériques infirme, témoignant d’un changement indéniable. Les réactions sont diverses et les halos associatifs qui entourent cet événement sont très variés. Alain Finkielkrault par exemple, en faisant se confronter Bruno Patino et Cédric Biagini2 montre d’un point de vue très global la divergence possible des avis sur la question tout en gardant une ligne commune : l’existence incontestable de cette révolution et les bouleversements qu’elle implique.

En architecture, les marques de l’avènement du numérique sont visibles depuis une vingtaine d’années. Toutes les agences sont aujourd’hui dépendantes des supports informatiques sur lesquels elles travaillent, depuis la conception des projets à leur réalisation en passant par leur représentation, ainsi que pour leur médiatisation et les aspects administratifs et logistiques. De la même manière que dans tous les autres domaines et malgré les réactions plus ou moins enthousiastes des praticiens et théoriciens, il n’est plus possible de nier les changements introduits dans la discipline, comme le fait remarquer Antoine Picon :

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si le numérique est une bonne ou une mauvaise chose pour l ’architecture, il s’agit plutôt de comprendre vers quoi elle s’oriente sous son influence3.

Entre un monde réel et un monde virtuel

La question qui se pose inévitablement est celle de la définition de la nature du rapport entre le monde passé

1 leroi-Gourhan André, Le geste et la parole, Paris, Albin-Michel, 1965.

2 finkielkraut Alain, patino Bruno et BiaGini Cédric, “La révolution numérique”, émission Répliques, France Culture, 2013.

3 picon Antoine, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhauser, 2010, p.8.

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et le monde présent. En considérant les aspects de cette transition qui ne sont pas uniquement temporels, on assiste à la création de ce qui est souvent appelé la “réalité augmentée” et qui pourrait correspondre à une autre transition : la naissance d’un monde virtuel, dans lequel on existe à travers tous les médias du numérique : les écrans et l’Internet, les téléphones portables et les ordinateurs, les logiciels et les réseaux. Ce monde virtuel et cette réalité augmentée sont inséparables de notre rapport au monde réel puisqu’il ne l’annule en aucun cas. Pour définir ce rapport, Antoine Picon introduit le terme de nouvelle matérialité4, où la matérialité signifie la façon dont nous faisons l’expérience du monde. Le numérique modifie la manière dont nous percevons ce qui nous entoure et de ce fait, transforme notre perception de l’espace et du temps. Arrive alors la notion d’affect, c’est-à-dire de la relation entre le sujet et l’objet, qui ne peut désormais plus être une relation à sens unique.En effet, à propos de l’affect, André Leroi-Gourhan évoquait les outils comme l’externalisation des fonctions de la main, et de ce point de vue, les supports du numérique ne peuvent pas être comparés à des outils puisque, loin d’être uniquement l’externalisation d’une fonction, ils modifient également notre perception des choses et étendent la sphère de nos sensations5. Par exemple, l’utilisation d’un outil tel qu’un marteau pour planter un clou ne laisse qu’une option possible et ne modifie pas notre perception ni du clou, ni du marteau, ni du mur. À l’inverse, un architecte qui dessine sur AutoCAD ne se réfère pas à une échelle, peut zoomer et dé-zoomer, se déplacer sur son dessin, et donc le traiter autrement que s’il le faisait sur une feuille de papier : l’ordinateur modifie sa perception du dessin et sa manière de dessiner. Dans le même temps, de nouveaux gestes sont créés –par l’utilisation d’une souris par exemple, geste maîtrisé par la majorité de la population- ce qui pose la question d’une modification neurologique possible de nos cartes mentales avec le développement de l’utilisation du numérique : le monde virtuel modifierait de façon effective le monde réel, et inversement.

4 picon Antoine, op.cit., p.115.

5 leroi-Gourhan André, op.cit., cité par picon Antoine, op.cit., p.155.

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Pour Toyo Ito, nous avons deux corps, un réel et un virtuel, et l’architecture numérique se devrait d’explorer la délimitation poreuse qui relie et sépare les mondes physiques et électroniques.6 Effectivement, la nouvelle matérialité, créée par l’immatérialité du virtuel, apporte un certain degré d’abstraction quant à la pratique de l’architecture. Cependant, on ne peut ignorer le caractère concret de l’expérience architecturale, ce qui pose la question du fossé entre cette abstraction et ce caractère concret. Le statut de “l’architecte numérique” est remis en cause proportionnellement à l’évolution du degré d’abstraction de la pratique liée à l’utilisation du numérique, car au delà du changement de perception du monde et de la création d’une nouvelle matérialité, les supports numériques permettent également une pratique de l’architecture qui n’existait jusqu’alors qu’en théorie : une architecture autonome, “sans architecte”.

BREF RETOUR HISTORIQUE

Architecture numérique

“Architecture numérique” est un terme large qui, pris au pied de la lettre englobe toute la production architecturale faisant appel au numérique, à n’importe quel étape du projet. Cependant, on s’intéressera ici à l’architecture numérique au sens d’une architecture dont la conception a été influencée par un support numérique. Par exemple, un projet entièrement dessiné sur Auto ou ArchiCAD laisse le concepteur, ses intuitions et mêmes ses décisions au cœur du processus, qui finalement n’est pas radicalement différent de ce qu’il aurait été s’il avait été mené sur une feuille avec un crayon. Bien qu’il ait été souligné précédemment que le fait de dessiner sur ordinateur modifie notre perception des espaces et crée une distance entre le concepteur et le projet, cette distance est démultipliée - incomparable même - lorsque par exemple une ligne de code va générer une forme ; elle devient une abstraction. Et c’est dans ce registre là que nous nous intéressons à l’architecture numérique :

6 ito Toyo, “Tarzans in the Media Forest”, 2G, n°2, 1997, p.132, explications données par picon Antoine, op.cit..

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comme une expérimentation dans la conception, où le processus est pour les praticiens et théoriciens le point le plus important : la morphogénèse, le mouvement et les étapes de la formation, les méthodes de la génération de cette architecture en somme, priment et s’avèrent révéler un degré d’abstraction élevé dépendant de leur mise en pratique.

Pour retracer brièvement cette histoire, nous pourrions commencer par le début des années 1990, lorsque Greg Lynn7 théorise d’un point de vue architectural les concepts énoncés par Gilles Deleuze dans Le pli8, ouvrage consacré à la métaphysique de Leibniz. Ce que Gilles Deleuze énonce alors comme une vision de la complexité différente d’une discontinuité frontale, Greg Lynn le traduit par l’expression d’alternatives à l’architecture “fracturée” propre au déconstructivsime qui suit le postmodernisme. Pour ce faire, il prône la curvilinéarité, la souplesse, la fusion, le pliage et les transitions douces. À cette époque, le numérique a une place secondaire dans la réflexion et ce n’est que quelques années plus tard que l’ordinateur se révèle indispensable à la mise en pratique de la théorie9. Cette mise en pratique donnera naissance à ce que l’on appellera les “blobs” : formes nouvelles, organiques, lisses et spectaculaires.

Formellement, l’informatique a influencé cette étape de l’exploration en permettant de décrire, contrôler et modifier très facilement des volumes et des déformations complexes qui étaient beaucoup plus difficilement envisageable avec les outils de conception et de représentation traditionnels. Mais les blobs ne durent pas, concurrencés par d’autres études que les supports numériques rendent possibles, comme celle des singularités topologiques tridimensionnelles ou des recherches d’interprétations plus métaphoriques de l’œuvre de Gilles Deleuze.Cependant, la complexité reste le plus souvent au rendez-

7 lynn Greg, “Folding in architecture”, Architectural Design, Londres, 1993, pp.24-31.

8 deleuze Gilles, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.

9 Explications de picon Antoine, op.cit., pp.64-65.

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Exemple célèbre d’un blob : Le Kunsthaus Graz de Peter Cook et Colin Fournier, Autriche, 2003.

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vous, et très vite le paramétrisme10 nait puis se développe car il permet de la gérer en facilitant la coordination et les modifications des différentes dimensions d’un projet.Dans ces exemples, bien que le numérique influence et agisse de plus en plus directement sur le projet, les intuitions du concepteur demeurent extrêmement présentes, ce qui l’empêche d’abandonner réellement les démarches de conception traditionnelles, et cela va donc à l’encontre de la théorie qui invite à se détacher du formalisme au profit de processus de formation “indépendants” qui correspondraient à une architecture autonome.

Architecture autonome

L’architecture autonome n’a pas exactement la même histoire. Il faudrait retourner cette fois dans les années 20 avec les constructivistes Russes, et la naissance de l’art autonome pour remonter aux premières “disparitions” des artistes dans leurs œuvres. Laszlo Moholy-Nagy par exemple réalise à cette période des tableaux “par téléphone” : il dicte à un interprète les formes que ce dernier réalise à distance sur son tableau11. Cette démarche pose d’ores et déjà la question de la place du concepteur et de la trace de sa volonté dans son travail.

Un peu pus tard, à la fin des années 50, début des années 60, de nombreux artistes recherchent des techniques de systématisation de processus de production avec des règles qu’ils inventent, comme le fait par exemple Richard Serra en mettant en place un jeu d’instructions où il écrit une liste de verbes pour appliquer des actions diverses à des matériaux quelconques “rouler, plier, courber, raccourcir, raboter, déchirer,…”, de manière à ce que le langage structure ses activités en relation avec les matériaux. À la même période, Véra Molnar travaille de façon comparable :

Afin de travailler de façon systématique mes recherches en séries, j’ai d’abord employé une technique que j’ai nommée

10 Patrick schuMacher, associé de Zaha hadid en est le “représentant”, voir son site internet : http://www.patrikschumacher.com.

11 Moholy-naGy László, Telephone pictures, 1922.Telephone Paintings, László Moholy-Nagy, 1922.

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Machine imaginaire (1959-68). Je me suis imaginée que j’avais un ordinateur et que j’élaborais un programme […] J’ai réalisé les séries limitées qui s’y trouvaient contenues. Dès que cela me fut possible, j’ai remplacé l ’ordinateur simulé…par un ordinateur véritable.12

C’est à ce genre de processus que correspond la naissance du computer art. Des règles, de plus en plus indépendantes des artistes dictent l’évolution de l’œuvre.En parallèle, au cours des années 50 années 60, années 70, les cybernéticiens - majoritairement américains - voient naitre les ordinateurs, et déçus par la pensée humaniste qui a mené au chaos de la IIè Guerre Mondiale espèrent pouvoir mettre en place un monde dans lequel les machines prendront les décisions à la place des humains. En architecture, la cybernétique a des échos théoriques qui se construisent sur la supposition que les processus informationnels créent des « patterns » qui existeraient également dans la nature et les organisations humaines.13 Mais ce mouvement, très dépendant de la Guerre Froide et de la société de contrôle ne verra pas ses ambitieux projets aboutir aux résultats escomptés.

Dans les années 1980, il y a un “temps mort” de ces expérimentations d’autonomisation de l’architecture dû à la volonté de renouer avec les fondements culturels de l’architecture, propre au postmodernisme.À partir du début des années 1990, la popularisation en informatique des algorithmes génétiques par le chercheur David Goldberg va initier l’utilisation de la nature pour faire de l’informatique et des mathématiques : il s’agira principalement de s’inspirer de la nature pour résoudre des problèmes. C’est là qu’entrent en jeu les notions d’émergence et d’auto-organisation en architecture ainsi qu’une recherche de convergence entre la biologie et la computation. En effet, nombre de défenseurs de l’architecture algorithmique, comme Karl Chu14

12 Molnar Véra, Vera Molnar, inventaire 1946-1999, Allemagne, Preysing-Verlag, 1999, p.14.

13 pask Gordon, “The architectural relevance of cybernetics”, Architectural Design, 1969, pp.494-496, explications de picon Antoine, op.cit., p.33.

14 chu Karl, “Metaphysics of genetic architecture and computation”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006, pp.38-45.

Véra Molnar, Sans titre, tracé informatique, 1968.

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expliquent que le calcul peut fournir une image fidèle à de nombreux processus naturels. De ce fait, ce n’est plus le concepteur qui trouve directement les solutions à des problèmes : il trouve désormais des méthodes de résolution computationnelles qui sont bio-inspirées. Cette application de l’architecture demande un recours quasi-systématique à la programmation et aux codes, qui correspondent à un ensemble d’instructions écrites dans un langage interprété.15 Dans le cours des années 2000, grâce à la mise au point des dispositifs informatiques computationnels, l’architecture algorithmique se développe et ces derniers ne sont plus uniquement génétiques. L’émergence et l’altérité sont les principes clés de cette pratique puisqu’il s’agit de faire appel à des processus étrangers à l’esprit humain. Ainsi, l’architecte “code” et “programme” des algorithmes qui “trouvent” les solutions formelles qui leur sont “demandées”. On arrive de cette manière à l’aspect de l’architecture numérique qui nous interpelle: une architecture appelée design génératif, qui correspond à une pratique qui confie à l’ordinateur la génération des formes, qui peuvent évoluer avec une certaine indépendance. Cette indépendance est très largement renforcée par le fait que l’ordinateur est désormais capable de progresser seul, comme l’explique Mike Silver :

Les ordinateurs sont des machines universelles, différentes des machines classiques qui peuvent faire des tâches sans changements significatifs de leur organisation physique […] L’universalité d’un programme est mesuré par son degré de liberté. Ce qui le rend unique, comme dispositif, c’est la flexibilité du langage des commandes et les procédures logiques qui peuvent instantanément le transformer d’une fonction à l ’autre.16

On se demande alors quel est le rôle de l’architecte dans l’élaboration d’un projet ?

15 rocker M. Ingeborg, “When code matters”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006, pp.16-25.

16 silver Mike, “Toward a programming culture in Design Arts”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006, pp.4-11.

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PRATIQUE ACTUELLE : RUPTURE ET CONTINUITÉ AVEC L’HOMME DES DERNIERS MILLÉNAIRES

Le concept seul laissé à l’architecte

Le changement est aussi colossal qu’évident : l’architecte n’élabore plus de formes, il confie cette tâche à un ordinateur. L’architecture se fait “toute seule”, de la même manière que, depuis l’existence du pilotage automatique, un avion ou une voiture peuvent se piloter eux-mêmes.Dans cette idée, il faut rappeler que - au même titre que l’avion ne va pas où il veut - le terme design génératif, - qui correspond donc, comme dit précédemment, à la délégation de la création des formes à un ordinateur - ne préjuge pas forcément du résultat final. C’est-à-dire que c’est uniquement par habitude que l’on appelle désormais design génératif un processus dont on ne connaît pas l’aboutissement lorsqu’on le lance, alors que l’on peut également programmer avec les mêmes méthodes une forme dont on connaît à l’avance la finalité.17 Mais dans les deux cas, et surtout dans le cas où “on se sait pas” quel sera le résultat, le rôle de l’architecte est si différent de celui qui lui est attribué depuis l’existence de l’architecture qu’il n’en n’est plus tout à fait clair. En fait, ce qui lui reste, c’est le concept. Les architectes, dans cette pratique, n’élaborent plus l’architecture mais uniquement les concepts menant à l’architecture. Concrètement, et très grossièrement, ils réfléchissent, trouvent un concept, le programment et l’ordinateur permet l’auto-génération de cette architecture. Ce n’est pas tant l’architecture qui est autonome que ses méthodes de génération.Par exemple, le laboratoire d’architecture biothing, dirigé par Alisa Andrasek, a mis au point dans Orbita Series un processus algorithmique qui fait “pousser des créatures”. Ces créatures - qui sont les projets architecturaux - ne peuvent pas être codées ou préparées à l’avance. C’est le noyau computationnel du projet, appelé Genware qui a une priorité temporelle - mais non ontologique - sur les branches et les créatures du projet : il génère les créatures qui, en poussant, changent leur structure initiale et celle du Genware.

17 Avec les explications de Philippe Morel lors d’un entretien le 14 mai 2014.

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L’architecte Ingeborg M. Rocker, d’un point de vue théorique, pose la question des effets potentiels de la computation dans le “recodage de l’architecture”. Elle défend l’existence du lien et même de la dépendance de l’architecture à des codes et des contraintes tout au long de l’histoire, et en jouant sur les mots propose le codage computationnel comme le nouveau code de l’architecture.

La computation permet une indépendance vis à vis des contraintes traditionnelles pour l ’émergence de la forme et de l ’espace. Elle nous permet donc d’arriver à une conception formelle et spatiale alternative qui décode et dans le même temps code l ’architecture. Là, le code compte.18

Mais aussi nombreuses et pertinentes que peuvent être les explications de cette nouvelle architecture, elles n’annulent en aucun cas les profondes modifications de la pratique. Le principe de produire le concept d’une œuvre et non plus l’œuvre elle-même n’est pas nouveau, c’est ce que faisait par exemple Marcel Duchamp avec ses ready-made.Mais les questions qui se posent demeurent nombreuses : tout d’abord, une architecture dépendante d’algorithmes et de codes, de mathématiques en somme, dont seul le concept provient réellement de l’architecte, préconise pour atteindre le degré d’indépendance et d’autonomie visée un savoir et une compréhension approfondis des mathématiques et des codages.Le concepteur ne réfléchit plus directement en terme d’espaces, et il est donc tout à fait nécessaire qu’il soit autant mathématicien qu’architecte pour utiliser de telles méthodes. De plus, pour se libérer des logiciels du commerce et bien assimiler et utiliser les codes, la maîtrise de l’informatique est également indispensable. De ce fait, “dès le début”, c’est-à-dire dès la formation, l’architecte voit sa définition bouleversée puisque sa pratique ordinaire est modifiée - ce qui explique le développement dans les écoles d’architecture de départements consacrés au numérique, notamment dans les plus prestigieuses du monde (Colombia, MIT, Vienne,…).Ce changement de “qualifications requises” va de pair avec la distance et l’abstraction entre le concepteur

18 rocker M. Ingeborg, op.cit., p.25.

Orbita Series : mobilier urbain. Diagramme de fonctionnement du Genware - biothing, 2006.

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et son projet. Cette distance et cette abstraction sont dépendantes de deux choses : premièrement, le fait qu’un codage computationnel - une ligne écrite dans un langage qui n’est pas nécessairement familier à l’ensemble de la population - puisse donner une forme, est une méthode qui annule toutes les étapes de traduction spatiale qui d’habitude en architecture relient le concept à la forme. D’autre part, l’abstraction et la distance sont démultipliées par le fait que ces codages computationnels ne donnent pas forcément une forme prévue par le concepteur : l’autonomie du processus qui existe grâce à l ’intelligence de l’ordinateur modifie le résultat formel, ce qui éloigne inévitablement l’architecte de son projet : il n’est plus le seul à y réfléchir.

La position qu’occupe le designer dans la chaîne de causalité et son statut ontologique en tant que source de créativité ne sont plus fixes, mais constamment renégociés. Il ne faut pas l ’interpréter dans un sens post-moderne de « mort de l ’auteur », mais plutôt dans un sens pré-moderne, celui d’un flux dynamique, qui couple et entremêle des événements, des causes et des matériaux.19

Ces deux points coïncident alors avec la volonté théorique de cette pratique de l’architecture : s’affranchir de la forme au profit de la formation.

L’autonomie partout ?

On se sent bien loin à présent des prédictions d’André Leroi-Gourhan qui, en parlant de la dénaturation de la main causée par la motricité industrielle du XIXè siècle annonçait une redéfinition de l’homme :

Cela ne laisse à l ’Homme que de renoncer à être sapiens, pour devenir quelque chose de mieux, peut-être, mais en tout cas de différent [À propos des machines qui exécutent à la place de l ’homme et de la distance que cela crée entre la main et la production obtenue].20

19 Malafouris Lambros, “Matérialité vitale-biothing” in andrasek Alisa, Biothing, Orléans, 2009, pp.32-45.

20 leroi-Gourhan André, op.cit., La mémoire et les rythmes, chapitre “Évolution des chaines opératoires”.

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L’ampleur des modifications actuelles fait paraître mineures celles de l’apparition des machines du XIXè siècle. Mais finalement, ce qu’André Leroi-Gourhan décrit ici comme un bouleversement anthropologique correspond à la capacité d’une machine à être - relativement - autonome et annonce, à une échelle très différente les modifications que la révolution numérique actuelle introduit.

L’autonomie de l’architecture rendue possible par des supports computationnels fait écho à l’individualisation que crée la révolution numérique dans la société. Le monde virtuel et la réalité augmentée dont on parlait précédemment change notre rapport aux autres et nous donne une impression d’autonomie omniprésente.Pour illustrer ce propos, nous pouvons utiliser comme exemple la différence entre la connaissance et l’accès à la connaissance. Le numérique crée la société de l’information et permet aux individus d’avoir accès - en quelques clics - à à peu près n’importe quel renseignement. La société future n’aurait ainsi plus besoin d’assimiler des savoirs mais plutôt d’apprendre à gérer la mise à disposition de ces informations. À priori cela semble être un moyen de simplifier les choses mais la réalité est plus complexe. C’est l’assimilation qui permet d’évoluer, de réfléchir, de comprendre, de composer avec ses connaissances. On pourrait comparer cela avec quelque chose de simple et qui n’a pas de rapport avec le numérique, comme une table : ce n’est pas d’avoir les pieds, les planches, les vis et les outils qui fait que l’on a une table. Si ces derniers se sont pas utilisés et mis ensemble, on est proches de la table, on a les éléments pour y parvenir mais on n’a pas de table pour autant et il paraît difficile de manger ou travailler sur un tas de matériaux.Cette indépendance bancale n’est pas tout à fait comparable avec l’architecture autonome mais met tout de même en évidence de nouvelles questions quant à l’autonomie des choses et des individus et son rapport avec le numérique. Le fait de n’avoir plus besoin de rien ni de personne pour évoluer n’est-il pas une illusion ?

Cela nous mène à un deuxième point qui fonctionne avec cette autonomie : l’universalité de la communication. Partout, tout le temps, il est possible de communiquer et

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cela paraît pour le moins paradoxal lorsque l’on sait qu’il s’agit du pendant d’une individualisation grandissante. Comme nous l’avons évoqué, cette individualisation et cette autonomie évoluent avec le numérique en parallèle avec un délaissement de l’usage la main. Cette main était jusqu’alors intimement reliée à la parole comme l’expliquait André Leroi-Gourhan : la main qui libère la parole est l ’ultime affranchissement de l ’ère quaternaire. Pour résumer, les gestes et les langages sont depuis “toujours” des moyens de production et de communication propres à l’homme. Le numérique bouleverse profondément ces données… mais peut-être introduit-il dans le même temps un nouveau langage : celui de la programmation et des codes ? Tous ces changements seraient-ils ainsi la continuation de notre évolution ? Dans un tel cas, il est difficile de déterminer, sans savoir de quoi est fait le futur, si ces progrès nous octroient des facultés qui sont ou ne sont pas les nôtres.

CONCLUSION

Le mot révolution, au sens strict, signifie un basculement, un retournement ; ce qui est en dessous passe au dessus et inversement. Dans le cas du numérique, il est intéressant de constater que c’est ce mot qui a été choisi pour qualifier le phénomène. On peut effectivement considérer que l’Homme a toujours contrôlé ce qu’il produisait, en faisant évoluer ses productions - avec les outils notamment - dans le but d’évoluer lui-même. Avec la création du numérique et des supports qui lui sont propres, la situation s’inverse dans la mesure où il est désormais possible pour des productions de l’Homme d’évoluer seules. Le renversement est accentué par l’ampleur du phénomène, qui paraît être en pleine croissance, presque hors de contrôle. Mais il est important de souligner qu’il ne s’agit ici que de remarques et de questionnements, auxquels les réponses sont pour l’instant impossible à donner puisqu’elles dépendent d’un futur que l’on ne peut pas prédire.En ce qui nous concerne plus directement, la révolution numérique pose une question à son image, aussi effrayante que fascinante et qui, malgré la nouveauté des évènements, inquiète l’Homme depuis toujours ; l’Homme va-t-il être dépossédé de sa propre puissance par ce que celle-ci a

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elle-même créé, inventé et produit ? Allons-nous vers une architecture dont l’architecte sera exclu ?

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :deleuze Gilles, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.leroi-Gourhan André, Le geste et la parole, Paris, Albin-Michel, 1965.Molnar Véra, Vera Molnar, inventaire 1946-1999, Allemagne, Preysing-Verlag, 1999.picon Antoine, Culture numérique et architecture : une introduction, Bâle, Birkhauser, 2010.

Articles :chu Karl, “Metaphysics of genetic architecture and computation”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006.ito Toyo, “Tarzans in the Media Forest”, 2G, n°2, 1997.lynn Greg, “Folding in architecture”, Architectural Design, Londres, 1993.Malafouris Lambros, “Matérialité vitale-biothing” in andrasek Alisa, Biothing, Orléans, 2009.pask Gordon, “The architectural relevance of cybernetics”, Architectural Design, 1969.rocker M. Ingeborg, “When code matters”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006.silver Mike, “Toward a programming culture in Design Arts”, Architectural Design : Programming cultures, Londres, 2006.

Vidéos :finkielkraut Alain, patino Bruno et BiaGini Cédric, “La révolution numérique”, émission Répliques, France Culture, 2013.

Entretiens :Morel Philippe, lors d’un entretien à Paris le 14 mai 2014, m’a beaucoup aidée, notamment à retracer l’histoire de l’architecture autonome, et m’a donné son point de vue sur la question.

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Son Buisous la direction de Caroline de Saint-Pierre

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Le carrefour de Belleville, un carrefour dans tous les sens du terme. Il se présente au premier abord comme un haut lieu de pratique commerciale quotidienne du nord-est parisien. Cette croisée de grands axes de circulation suscite non seulement le croisement d’innombrables flux d’hommes et de biens mais aussi la rencontre de plusieurs cultures et classes sociales. Cela fait de Belleville un quartier populaire et cosmopolite, un tissu urbain dense et hétéroclite qui soulève de multiples problématiques concernant la pluriethnicité et la coexistence du grand nombre.

En effet, comment plusieurs acteurs et usages de nature fortement hétérogènes cohabitent-ils au sein de ce fragment de ville ? La relation et l’interaction entre les

composants de ce patchwork singulièrement compact et complexe me paraît être un sujet de recherche indispensable de cette enquête de terrain. Existe-il de véritables échanges et mélanges entre ces usages et usagers coexistant sur ce territoire ? Ou est-ce que cet organisme urbain fonctionne sur le principe d’ignorance volontaire d’interconnaissance ? La notion de proxémie, mais dans un sens plus large que la distance physique qui s’établit entre des personnes prises dans une interaction*, fera donc l’objet d’une remise en cause. Étant très variables et relatives, la quantification et la qualification de cette proxémie provoqueront plusieurs lectures et compréhensions possibles de cet espace urbain.

* Nommée et étudiée par l’anthropologue américain Edward Twitchell hall en 1963.

Proxémie invalideLe carrefour de Belleville en action

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Dans un premier temps, j’exécuterai une étude des mouvements ayant lieu autour du carrefour de Belleville. La nature et la fréquence des passages qui inondent continuellement ce lieu1 doivent être décortiquées et catégorisées afin d’en comprendre leurs causes, leurs caractéristiques ainsi que leurs enjeux vis-à-vis de l’environnement d’accueil. Ces mouvements, qu’ils soient internes (à l’espace étudié) ou externes (entre celui-ci et ses environs), permanents, réguliers, occasionnels ou exceptionnels, engendrent des expressions corporelles et émotionnelles très différentes chez les individus et donc des empreintes et impacts variés sur le territoire.

Dans un second temps, je m’intéresserai aux questions que l’on soulève au sein de ce carrefour sur les liens économiques et sociétaux qui se tissent entre les acteurs habitant ce lieu. L’objectif de cette deuxième approche est d’entrer plus en détail dans la vie quotidienne et les routines du quartier, pour mieux comprendre le rôle que chacun y occupe ainsi que la relation entre les habitants et le fonctionnement de cet organisme. Les acteurs, leurs comportements et les ambiances qu’ils génèrent seront identifiés et étudiés les uns en relation avec les autres dans un double repère espace-temps.

BELLEVILLE, ÉVOLUTION PERPÉTUELLE ET PLURIETHNICITÉ

Changé !2 Tout a changé, ce n’était pas comme ça il y a 50 ans, mais c’est un bon changement, un changement qui fait vivre le quartier.3 L’évolution constante de Belleville se manifeste par des mutations sociétales, économiques et spatiales, que ce soit dans le fond ou dans la forme, qui n’ont jamais cessé de se dérouler dans ce quartier depuis les années 1860. Belleville est dans un processus constant d’élaboration d’identité que l’on ne peut associer à ce tissu urbain une image figée. C’est pourquoi sa perpétuelle évolution en est la représentation la plus fidèle lui

1 Comme le qualifie Julien, 27 ans, correspondant de nuit (fourni par la Mairie de Paris) : un lieu qui autorise et accueille beaucoup de passages tous les jours.

2 Selon Michel, 70 ans, retraité d’origine algérienne.

3 Selon Jean-Pierre, 73 ans, homme d’affaires à la retraite, ancien habitant de la rue Oberkampf.

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permettant de se singulariser, tant pour ses habitants, ses utilisateurs occasionnels que dans l’imaginaire collectif.

Au cours des dernières décennies du XIXè siècle, Belleville se constitue comme un lieu d’accueil des exclus de la ville, pour plusieurs raisons. Des prix immobiliers bas et stables, la faiblesse des équipements urbains, la difficulté d’accès et une mauvaise qualité d’éclairage de la voirie : tout fait sortir de Belleville l’image d’un quartier pauvre, peuplé principalement d’ouvriers et d’artisans d’origine française voire parisienne. Cependant, après la Première Guerre Mondiale, dans le quartier démarre des changements considérables à l’intérieur de sa population. De l’arrivée des Juifs d’Europe centrale dans les années 1920 aux grandes vagues d’immigration au cours des années 1954-1982, Belleville est devenu un point de rencontre, un lieu où la cohabitation de peuples et de cultures est considérée comme une condition nécessaire pour la persistance de ce morceau de ville.4

L’implantation d’une population venant d’Asie du Sud-Est à Belleville dans les années 1980, issue de la dite ère de l ’immigration, a encore actuellement une influence remarquable sur la vie du quartier. Pendant cette période là, des destructions et reconstructions successives d’immeubles à Belleville ont incité plusieurs anciens habitants maghrébins et africains à se déplacer vers la banlieue en vue de chercher des logements moins chers. Cela a donc favorisé l’arrivée massive des Asiatiques et suscité des transformations des espaces de vie, publics ou privés, du quartier, notamment les rues autour du carrefour de Belleville. D’innombrables commerces asiatiques ont rapidement remplacé les épiceries maghrébines existantes depuis les années 1960 et exercent une pression importante sur les autres commerces.5 De ce fait, Belleville se présente maintenant comme le quartier ayant la deuxième plus forte concentration d’habitants d’origine asiatique de Paris intra-muros (après le triangle de Choisy et la dalle des Olympiades dans le 13è arrondissement).

4 Résumé d’informations tirées de siMon Patrick, “Belleville, une mémoire pour l’avenir”, Hommes et migrations, n°1168, septembre 1993, pp.8-10.

5 Résumé d’informations tirées de piot Olivier, “Belleville chinoise”, Le Monde, 8 avril 1992.

Rue de Belleville au début du XXè siècle.

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Néanmoins, malgré l’influence croissante de la communauté asiatique de Belleville, cette dernière n’est pas pour autant représentative de la complexité et de la richesse de ce quartier. En effet, Belleville reste toujours un quartier pluriethnique. Il est témoin de nombreux mouvements de populations et donc de multiples transformations de l’espace urbain et de ses usages en fonction des personnes qui les pratiquent. En observant ce quartier avec une vision rétrospective ainsi que prospective, la dominance actuelle des Asiatiques vis-à-vis des autres populations semble être une suite cohérente et logique à l’Histoire de ce quartier populaire.

Belleville joue à fond son rôle de terre d’accueil, réussissant, par une mystérieuse alchimie tissée au cours de son Histoire, à faire cohabiter des cultures totalement différentes, voire ennemies.6

C’est cette mentalité d’une société partagée basée sur de subtils partages entre les différents groupes d’habitants qui existe et qui fait fonctionner Belleville depuis les premières vagues d’immigration dans le quartier : Belleville est devenu ce lieu magique où la cohabitation entre les extrêmes se réalise sans heurts apparents.7

BELLEVILLE CINÉMATIQUE : MOUVEMENTS, ESPACE ET TEMPS

Le mouvement ou plutôt les mouvements pluriels se révèlent comme une forte caractéristique qui fait vivre et survivre le carrefour de Belleville. Ce dernier, constitué d’éléments hétérogènes tant dans la composition démographique que dans la morphologie architecturale et paysagère, nécessite effectivement une circulation constante pour maintenir les échanges entre les acteurs et les autres composants présents sur le site : c’est ce mouvement qui rend possible la coprésence du grand nombre8. Pendant la journée, le carrefour de Belleville voit déferler

6 rialan Nicolas, “La Bellevilleuse contre les pelleteuses”, Hommes et migrations, n°1168, septembre 1993, pp.13-19.

7 siMon Patrick, op.cit., p.6.

8 pétonnet Colette, “L’anonymat urbain”, in Ghorra-GoBin Cynthia (ed.), Penser la ville de demain : qu’est-ce qui institue la ville ?, L’Harmattan, collection Géographie et cultures, 1994, p.17.

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une marée humaine, des bouches de métro jusqu’aux divers commerces multiethniques omniprésents dans tous les coins du carrefour. Un visiteur exceptionnel, au premier abord, pourrait très facilement “se faire avaler” par l’empressement de cette foule mouvante qui inonde constamment le lieu. Néanmoins, le dynamisme de ce tissu urbain ne se manifeste pas uniquement par des mouvements facilement visibles et repérables mais aussi par des oscillations microscopistes de chacun des acteurs et des interactions minimes qu’ils entretiennent. De la traversée à grande vitesse d’une camionnette sur le boulevard de la Villette au feuilletage du journal Le Monde d’un retraité sur la terrasse du café La Vielleuse, des pas pressés d’un jeune asiatique sortant du supermarché Paris Store aux signes subtiles que fait un client habituel à une prostituée chinoise : les mouvements prenant place à Belleville représentent aussi bien une diversité dans leurs formes qu’une complexité dans leur signification.

La notion de mouvements pluriels, comme évoquée précédemment, comprend aussi les problématiques liées à la popularité et à la pluriethnicité qui, depuis un siècle, font partie intégrante de l’image identitaire du Bas Belleville et prennent part aux transformations successives de ce quartier. Outre les marqueurs spatiaux et visuels des divers commerces, le carrefour de Belleville se décompose aussi en fonction des différents dynamismes de chaque communauté ethnique y résidant. On ne peut pas accorder une seule forme et une seule vitesse de mouvement à un groupe socioculturel, compte tenu des degrés de liberté (de mouvement) très variés et individualisés de chaque usager. Ceci dit, l’enjeu de l’étude des mouvements d’un point de vue ethnique n’est pas d’unifier les comportements des membres au sein d’une population en une identité unique, mais de tracer des lignes principales d’un groupe qui lui-même se définit toujours dans une sorte de relativité avec d’autres.

Au sein de l’espace urbain, il existe un véritable accord entre le temps et l’action. Le temps franchit le simple rôle d’un complément circonstanciel dans le déroulement des activités de la vie quotidienne. En revanche, il se révèle être la logique du fonctionnement individuel autant que collectif de la ville et définit d’une certaine façon la mise

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en scène des pratiques de l’espace public.La notion du temps est relative et dépendante de son repère. Celui-ci peut être un usage, un usager, ou encore l’espace dans lequel l’usage prend place. J’ai étudié l’espace public autour du carrefour de Belleville et ses usages en tenant compte de deux temporalités : celle du lieu, pour observer le déroulement de l’ensemble des activités qui s’y passent en relation avec le cycle de fonctionnement dit “jour/nuit” du terrain, de même que celle de l’usager afin de rendre compte de l’intervention de chaque individu et sa contribution à la complexité formelle et fonctionnelle du lieu.

Le passant occasionnel

Le carrefour des quatre arrondissements9 se présente comme un nœud important de la circulation nord-est parisienne. Il regroupe deux axes perpendiculaires l’un à l’autre à leur point d’intersection : le premier étant le demi-cercle nord de la route circulaire corrélant la place Charles de Gaulle et la place de la Nation, et le deuxième, l’axe diagonal qui débute des Halles, monte vers le 20è arrondissement et continue jusqu’à Romainville en dehors de Paris. On y constate une juxtaposition de limites administratives et une superposition de flux d’individus et de produits. Parmi les éléments formant ce mélange hétéroclite, les flux de passagers représentent une partie fondamentale contribuant au dynamisme du lieu. Ces passants dits occasionnels sont caractérisés par leur présence ponctuelle sur le terrain. Ils peuvent être des usagers habituels ou exceptionnels des commerces et services très attirants proposés par cette centralité économique nord-est parisien, ou alors simplement un passager qui franchit ce lieu sans porter aucun intérêt particulier à ce qui s’y passe.

TraverserUne file interminable de voitures, de motos, de camionnettes s’allonge sur le boulevard de la Villette. Ils s’arrêtent au point de rencontre de ce dernier avec le boulevard de Belleville et n’attendent que le feu passe au vert pour continuer sur leur chemin prédéfini. De l’autre

9 Le nom qui dérive du fait que le carrefour de Belleville est le point de rencontre de quatre arrondissements parisiens : le 10è, 11è, 19è et 20è.

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côté du terre-plein central séparant le boulevard en deux, les conducteurs venant de l’extrémité sud-est de cet axe de circulation majeur, après avoir franchi le croisement, ont hâte d’achever leur passage sur le boulevard de la Villette et avancent vite vers Stalingrad. Le son d’une centaine de moteurs de présence simultanée sur le site nourrit l’ambiance animée10 du carrefour pendant toute la journée, du lundi au dimanche.Traverser, comme le passage instantané sur les trottoirs devant le restaurant Quick d’une jeune mère accompagnant sa petite fille dans sa poussette rose facilement identifiable. Elle se dépêche pour rentrer à la maison à l’heure pour le dîner inratable de son enfant.Traverser, comme ce que font les coureurs ou les cyclistes, en groupe, en couple ou tout seuls, dans leur tenue de sport bien élastique et confortable. Ils se sont préparés pour parcourir un chemin bien évidemment plus long et étalé que les limites dites administratives du carrefour.Pour ces personnes, ce lieu n’est qu’un point de passage faisant partie de leur itinéraire dont les extrémités sont loin d’être rapprochables de celles du carrefour de Belleville. Bien que leur passage soit intentionnel ou non, ils tracent une trajectoire linéaire et continue sur le terrain. Leurs emprises spatiale et temporelle sur le site sont donc proportionnelles et ont des valeurs peu considérables, certes, mais cela ne les empêche pas d’effectuer un impact important sur l’état physiologique de ce tissu urbain.

AboutirLa station de métro (Belleville, lignes 2 et 11) peut être en quelque sorte considérée comme la projection souterraine du carrefour occupant la surface au-dessus. On trouve de nombreuses similarités et une véritable cohérence entre le dessus et le dessous de cet espace urbain, entre autres le croisement d’innombrables flux allant dans tous les sens. Cette foule mêlant Français, Arabes, Indiens, Africains et Chinois, afflue vers les commerces situés rue de Belleville, rue du Faubourg du Temple, boulevard de la Villette, boulevard de Belleville ou encore rue Louis Bonnet. Ces citadins ont parcouru une certaine distance avant d’arriver à Belleville, afin de profiter de toute sorte de services

10 L’ambiance du quartier qualifiée par plusieurs interviewé(e)s : Bertrand (71 ans), Paul (68), Alban (64), Hadrien (28) et Iris (26).

Des files de voitures rue de Belleville et rue du Faubourg du Temple.

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commerciaux dont dispose ce quartier effroyablement composite.Ainsi, au-delà d’un arrêt de métro, Belleville apparaît comme une destination, une forte attraction qui charme non seulement ses propres habitants mais aussi ceux des quartiers voisins voire plus loin dans la région parisienne. Leur itinéraire s’achève à Belleville, ils viennent ici pour un but précis. Ils y restent pour une demi-heure, maximum une heure ou deux, afin de faire des courses aux supermarchés spécialisés, de passer un bon dîner dehors en famille, ou de retrouver leurs amis autour d’une pinte de bière. Ces visiteurs, quoiqu’ils soient réguliers ou irréguliers, cherchent toujours à investir ce lieu d’une certaine manière, d’où leurs apports positifs au dynamisme physique ainsi qu’économique du quartier.

Le campeur permanent

Contrairement au passant occasionnel, le campeur permanent impose des emprises d’espace et de temps amplement plus insignifiants sur le terrain. Ce sont souvent des personnes ayant le statut de résident ou de travailleur du quartier11. Il existe des profils sociologiques très diversifiés parmi ces personnes : des chômeurs aux retraités, des Juifs séfarades aux Bouddhistes asiatiques, des employés de titre légal jusqu’aux clandestins. Ces usagers occupent quotidiennement la sphère privée ainsi que publique de Belleville. Ils s’investissent dans cet espace public de manière tellement personnelle et régulière que celui-ci est devenu en quelque sorte complètement réapproprié. En effet, les “campeurs” disposent d’une grande diversité dans leur fond culturel, leur système de réflexion, leur mode de vie, et donc leur façon de s’approprier l’espace. Ils font de l’espace public bellevillois un paysage hétérogène, dans la forme et dans les fonctions, représentatif d’un quartier populaire : jeune12 et vivant13, comme le qualifient eux-mêmes.

11 La notion de quartier se traduit dans ce cas préférablement par la zone autour du carrefour de Belleville et des rues avoisinantes ou encore peut-il s’étendre jusqu’aux stations de métro à côté.

12 La perception du quartier par Jean-Pierre, 73 ans (op.cit.).

13 Le quartier vu par Jean-Pierre (op.cit.) et Elie, 45 ans, vendeur de bonbons sur les trottoirs du boulevard de la Villette, à la sortie du métro.

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StationnerLe terre-plein central de la Villette, avec deux rangées d’arbres et des bancs verts en bois et métal typiquement parisiens, est rempli de monde pendant la plupart du temps de la journée : des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des Asiatiques, des Africains, des Européens, des Maghrébins,… Les hommes sont en stationnement, groupés par tranches d’âge, groupes ethniques ou socioprofessionnels. Un groupe de retraités d’origine algérienne se posent sur un banc, restent silencieux et regardent les gens et les voitures qui passent devant. Un autre groupe de personnes âgées de nationalités vietnamienne et cambodgienne s’assoient sur le banc en face, papotent entre eux. Deux quarantenaires tunisiens se mettent debout à côté d’un arbre et parlent avec un sans-abri. Auprès de la sortie du métro, quelques jeunes sri-lankais sont à moitié assis moitié debout contre les grilles de défense métalliques. Devant l’entrée du magasin Paris Store se trouvent trois prostituées chinoises qui sont en pause clope et génèrent une conversation à 96 décibels. Tous ces individus groupés forment des points immobiles séparés, juxtaposés, superposés dans l’espace urbain.

Déambuler, stationner, déambuler, stationner,...Les retraités quittent leurs sièges assis et commencent à marcher pendant que les plus jeunes qui sont debout depuis longtemps prennent leurs places. Ils marchent jusqu’à ce qu’ils aient besoin d’une pause et trouvent un nouveau banc pour se remettre à l’assise. Deux jeunes Africains

Des usagers stationnant auprès de la bouche du métro sur le terre-plein de la Villette.

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s’arrêtent devant un banc, s’assoient, avalent rapidement leurs sandwichs fraîchement sortis d’une boulangerie chinoise dans le coin. Ils allument ensuite leurs cigarettes et se mettent à discuter pendant une dizaine de minutes. Pas très longtemps après que les clopes s’éteignent, ils se lèvent et repartent tout en continuant leur conversation passionnée. Ces chorégraphies de déambulation et de stationnement s’enchaînent pour former des boucles de circulation et s’alternent entre différents groupes d’usagers. L’espace public se transforme constamment entre les états “solide” et “liquide”, “plein” et “creux”,… C’est ce dynamisme discontinu qui garde les milieux urbains en perpétuel mouvement et fait de la ville un organisme vivant.

LE THÉÂTRE DES MÉTIERS

À Belleville, l’effort de rapprocher et de confronter différents corps de métiers semble être devenu une obligation pour la survie de tous. Chaque individu assure un rôle impactant ou même indispensable dans cette mosaïque de choix et de modes de vie, et le tout crée un réseau brassant des liens socioéconomiques, qu’il s’agisse d’indépendance ou d’interdépendance.

La mise en scène de l ’urbanité se compose ainsi telle une projection sur le sol des rapports sociaux. Comment se gèrent au quotidien les relations entre les différentes communautés culturelles et professionnelles ? 14

En effet, cet environnement paraît, à première vue, favorable pour une vie communautaire et le partage entre les habitants. Certes, le lieu regroupe plusieurs acteurs et pratiques et génère des ambiances dites chaleureuses, mais la relation entre ces groupes ainsi que le degré d’hospitalité de l’environnement sont à remettre en question. Examinons le registre dans lequel s’opèrent les interactions entre les différents métiers, la hiérarchie de ce lieu dans son fonctionnement, ainsi que la stratification spatiale au sein du “chaos” de Belleville-carrefour en

14 Gravereau Sophie, “Se partager l’espace urbain : quand les créateurs investissent Belleville”, Les annales de la recherche urbaine, n°106, juillet 2010, p.10.

Coprésence et alternance de déambulations et de stationnements sur le terre-plein.

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fonction des métiers et services qui s’y côtoient.

Les commerçants bellevillois

Le carrefour de Belleville est un haut lieu de rencontre de citadins et un centre d’échange de valeurs monétaires sous forme de produits et services, matériels ou immatériels. Cet organisme est composé d’une grande variété d’acteurs tout comme de types et de tailles de commerces ainsi que de produits proposés. Cependant, au sein de ce patchwork, des commerces de bouche du secteur privé dominent la vie économique du quartier. De la restauration rapide chez Quick aux saveurs orientales du canard laqué ou du bœuf sauté aux oignons chez Tang Gourmet, de la charcuterie fraîche du jour accompagné d’un verre de Kronenbourg sur la terrasse d’Aux Folies aux soupes vietnamiennes délicieuses du Pho 13, des sandwichs kebap d’Amara à l’épicerie fine asiatique que propose le magasin Univ-Fresh : ces commerces de bouche produisent une image animée et multicolore15 du carrefour de Belleville.

Emblématiques de l’omniprésence de la population venant de l’Asie du Sud-Est à Belleville depuis une quarantaine d’années, de multiples commerces asiatiques comprenant restaurants, supermarchés, boulangeries, boucheries, bijouteries, salon de coiffure/manucure/pédicure dominent les rez-de-chaussée du carrefour. Le gigantesque restaurant asiatique planqué à l ’angle du Faubourg et de la rue Louis Bonnet, au débouché sur le boulevard16, Le Président, archiconnu parmi les Parisiens, se pose au-dessus du supermarché Chen Market qui, celui-ci, vient de remplacer l’ancien restaurant chinois-vietnamien Da Lat. La grande salle à l’étage du “Royal Belleville”17 donne un panorama assez époustouflant du carrefour, ce qui partiellement justifie la renommée de ce “spot”. Sur l’autre côté de la rue Louis Bonnet, à la rencontre avec le boulevard de Belleville, les spécialités chinoises, vietnamiennes, thaïlandaises du Paradis semblent recevoir beaucoup moins d’attention. Le petit

15 La qualification du quartier par Elie, 45 ans (op.cit.).

16 Bialot Joseph, Belleville blues, Éditions Autrement, 2005, p.90.

17 Sur l’enseigne du restaurant Le Président s’écrit : “Le Royal Belleville - Le Président”.

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restaurant s’enferme sous sa triste lumière fluorescente et ne peut sûrement pas entrer en concurrence avec Le Président en face. En continuant sur cette petite rue, on s’éloigne au fur et à mesure de la stridence du carrefour, et rentre dans un monde fermement différent et indifférent de tout ce qui se passe à l’épicentre du chaos. Ce lieu paisible abrite une quinzaine de restaurants vietnamiens de taille petite, très fréquentés par les français habitant les quartiers voisins.18

Sur le côté impair du boulevard de la Villette se nichent des bijouteries, des disquaires, des salons de coiffure, des agences de transfert d’argent, des petits magasins de tirages photos asiatiques et quelques quincailleries maghrébines proposant tout un éventail de choix de téléphones portables, de cartes sim, de coques de mobile, etc. Les enseignes surgissent de la façade des immeubles, allument et animent toute une rive du fleuve de véhicules la nuit grâce à leur lumière de diodes électroluminescentes. En face, toujours sur le boulevard, la vie commerciale et sociale semblent moins animées. Au contraire, la vie professionnelle des employés (de la CFDT19) et la vie intime des habitants sont protégées à l’intérieur de l’apparence sobre et hostile à toute activité communautaire des façades en béton et en granite des bâtiments plus récents.

18 Selon Bertrand, 71 ans, ancien employé chez La Poste.

19 La Confédération française démocratique du travail dont le siège social se situe au 4, boulevard de la Villette, 75019 Paris.

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Des enseignes sur le côté impair du boulevard de la Villette.

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De l’autre bout du carrefour s’enchaîne le boulevard de Belleville avec une ambiance complètement différente. À la place des passages de haute fréquence de retraités, de chômeurs et de prostituées sur le terre-plein, on voit s’installer un marché alimentaire ouvert tous les mardis et vendredis de 7h à 14h30. Le marché est devenu la fonction unique de cet espace : en dehors des horaires du marché, le terre-plein reste occupé par les cadres métalliques des stands et donc imperméable aux autres usages. L’École communale de garçons, 77 boulevard de Belleville, occupe une emprise importante sur le site et contribue à la sérénité quasiment inattendue de ce coin.Contrairement à l’envahissement chinois20 de la majorité des espaces publics autour du carrefour, le boulevard de Belleville représente une autre population qui habite le quartier : les Maghrébins, Musulmans ou Juifs. Cette dernière occupe un pourcentage démographique plus considérable parmi la population bellevilloise par rapport aux habitants asiatiques, mais se manifeste légèrement plus discrètement à l’extérieur. Des brasseries, sandwicheries, boulangeries, boucheries (halal et cacher), épiceries maghrébines se côtoient et se densifient de plus en plus en allant vers Ménilmontant. Auprès de la rue Lemon se trouvent deux synagogues placées côte à côte : celles de Michkenot Yaacov et d’Or-Hahayim.Tout est en silence. Quelques passants éparpillés et des arrivées régulières de voitures depuis Couronnes n’affectent pas profondément le plaisir du calme que revendique ce morceau du boulevard. Entre deux nœuds serrés de passages, Belleville et Ménilmontant, c’est là où tout sature, c’est là où la ville populaire prend une pause pour s’équilibrer avant de se relancer dans son rythme épuisant d’habitude.

Adossez-vous au mur du 2 boulevard de la Villette et levez la tête. On peut encore lire dans la pierre, presque à la hauteur du toit de l ’immeuble d’en face : “Aux Quatre Arrondissements”. C’était la raison sociale d’un magasin important du quartier.21

20 Comme le décrit Paul, 68 ans, un retraité qui habite vers Ménilmontant : Les Chinois n’ont commencé à envahir ce quartier que depuis une dizaine ou une vingtaine d’années.

21 Bialot Joseph, op.cit., p.68.

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Ce grand magasin est devenu depuis quelques dizaines d’années un supermarché de la chaîne Paris Store de distribution de produits asiatiques en Europe. Ceci montre en quelque sorte l’impact considérable des habitants et des commerces asiatiques sur la vie quotidienne du quartier. Le supermarché propose une large sélection de spécialités orientales ainsi que des indispensables que l’on peut retrouver dans d’autres magasins français. Il attire donc un grand nombre d’acheteurs, qu’il soit des personnes curieuses voulant découvrir et se faire de la cuisine asiatique ou des habitués qui le fréquentent en raison de ses produits variés qui coûtent beaucoup moins chers22 par rapport aux autres magasins dans le coin.Des files d’attente incroyables se créent devant les caisses, visibles depuis les portes coulissantes automatiques en verre transparent du supermarché. Les clients dont la majorité est asiatique adoptent des comportements diversifiés lors de leur entrée et sortie du magasin. Un jeune Français sort de Paris Store tenant deux sacs plastiques remplis de produits dans ses mains. Il traverse rapidement le boulevard et rejoint sa copine coréenne pour aller ensemble vers la rue de Belleville. Un groupe d’étudiants vietnamiens arrivent par le métro et se rendent dans le supermarché. De peur qu’il se ferme bientôt, ils se dépêchent tout en papotant le long du chemin. Un couple de personnes âgées dépasse la porte d’entrée et se dirige vers le carrefour. Ayant l’air contents de leurs achats, ils marchent à petits pas et prennent leur temps à se promener.Devant les vitrines du Paris Store, on observe toute sorte de chorégraphies de l’attente, de l’impatience et du stress. Les gens cherchent à être préoccupés en attendant que leurs mères, leurs femmes, leurs ami(e)s fassent rapidement leurs courses. Ils s’assoient, regardent leur montre, sortent leur téléphone portable et essayent de jouer avec. Ils se mettent debout, s’adossent contre les vitrines, se collent aux potelets, déambulent, vagabondent, flânent. Les corps hésitent, se crispent, oscillent, tremblent, pivotent, tourniquent, tournent en bourrique. L’ensemble de ces gestes constitue une scène de théâtre incroyablement vivante sur un bout du boulevard de la Villette.

22 Le choix justifié du jeune couple français, Hadrien (28 ans) et Iris (26 ans), habitants du quartier, clients habituels du supermarché.

La façade du 3 boulevard de la Villette avec les lettres “Aux Quatre Arrondissements” gravées sur le fronton et le supermarché Paris Store qui se trouve au rez-de-chaussée.

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La rue de Belleville représente une véritable animation au sein de ce ghetto pour minorités23. On y sent fortement la vivacité que les usagers mettent dans leurs actions et comportements. La Vielleuse, bien en vue à l’angle des boulevard et rue de Belleville, est le café le plus vieux du quartier. Il existe depuis 1912 et continue à subsister tout au long des changements sociopolitiques qui ont eu lieu à Belleville au cours de ces cents dernières années. Néanmoins, ce qui reste de l’originale Vielleuse n’est qu’un rectangle de miroir encadré, zébré d’une profonde fêlure et orné de l ’effigie peinte d’une joueuse de vielle à roue24. Vers les années 1980, le bâtiment contenant ce fameux lieu de rendez-vous usuels de Bellevillois a été démoli pour faire place à deux nouvelles constructions d’immeubles d’habitation. Depuis, le café a repris vie dans d’autres mains avec une peau différente d’où l’esprit d’antan a disparu. La Vielleuse d’aujourd’hui accueille une clientèle largement variée dont la plupart sont des Maghrébins d’au moins une trentaine d’années. En dépit des prix les plus chers parmi les cafés du quartier, celui-ci est toujours rempli de monde, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur ; son trottoir vite salissant en est une conséquence évidente. Les voitures et scooters strident de façon continue, écrasent toutes les conversations humaines sur la terrasse.

Au 8 rue de Belleville loge un café non moins réputé qui se qualifie maintenant comme brasserie typiquement

23 arhaB Rachid (enquête), pinard Michel (image), “La Vielleuse, le plus vieux café de Belleville”, reportage pour les Actualités régionales Île-de-France, France3, 2 février 1982.

24 Braquet Maxime, “La Vielleuse et le Point du Jour, portail historique de Belleville”, contribution au projet “Histoires des anonymes des résistances, de la semaine sanglante à l’Affiche Rouge”, mise en ligne sur des-gens.net, 2011.

L’ambiance animée à l’entrée de la rue de Belleville en 1994 avec ses fameux bars et cafés. / La terrasse remplie de La Vielleuse d’aujourd’hui.

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parisienne25 : Aux Folies. Si on remonte jusqu’aux ancêtres de ce lieu au milieu du XIXè siècle, il était au départ une maison de vin tenue par le sieur Papin, installé à côté du Bal des Folies de Belleville ouvert vers les années 1846 par les fils de Jean-Claude Dénoyez. Aujourd’hui, Les Folies a disparu, remplacé par le supermarché Dia et le restaurant rapide chinois Tang Gourmet, mais cette brasserie portant son nom, achalandée jour et nuit, est devenue un lieu de rencontre inratable des bobos parisiens de la rive droite. Les clients habituels sont majoritairement français, entre 20 et 40 ans, branchés dans plusieurs domaines artistiques ou simplement des jeunes Parisiens ayant le plaisir de se reposer au sein d’un endroit trépidant et recherché.Certes, le café ne cesse jamais d’avoir d’innombrables arrivées et départs d’usagers, mais c’est en fin d’après-midi et au soir, notamment en weekend, que ce lieu se démarque en tant qu’attraction irrésistible aux visiteurs d’extérieur et illumine un coin du carrefour. La nuit, Aux Folies étend son territoire et couvre une surface qui fait le double de celle qu’il occupe pendant la journée. Des tables et chaises extras se rajoutent continuellement jusqu’à ce qu’elles cachent la moitié de la façade du traiteur chinois au numéro 6. Le volume des enceintes de sonorisation est poussé au maximum, produit une ambiance musicale ouverte et suranimée qui éveille ce quartier jugé mort de nuit. Une autre fonction de Belleville-carrefour se dévoile la nuit, suscitant une réputation totalement différente de ce milieu urbain.

Les retraités, un univers unique

Les bancs du terre-plein central de la Villette sont constamment occupés par une population âgée, multiethnique et plutôt masculine. Ce sont majoritairement des hommes âgés d’entre 60 et 70 ans - des retraités - qui habitent auprès du carrefour de Belleville ou dans d’autres quartiers nord-est parisiens. Ils se retrouvent à peu près tous les jours à Belleville en se promenant, se reposant ou conversant avec d’autres. Ils circulent à petite vitesse entre les bancs, s’arrêtent à chaque fois qu’ils reconnaissent quelqu’un, le saluent

25 Selon la présentation sur le site internet officiel du café actuel aux-folies-belleville.fr.

Expansion du café Aux Folies le soir.

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en lui serrant la main, puis se mettent à lui parler. Les conversations sont souvent assez courtes, qu’elles soient conviviales ou tièdes, intimes ou superficielles, vulgaires ou courtoises. Dès que les matières de discussion sont épuisées, ils repartent et reprennent vite leur chemin, puis finissent par s’asseoir sur un autre banc ailleurs. Ils y passent la plupart de leur temps, restent statiques et observent avec attention tout ce qui se passe devant eux. Ces groupes mêlant des personnes françaises et des migrants d’origines africaine, arabe, chinoise forment une couche de stationnement permanent, dense et rigide, qui se rajoute dans le paysage complexe et hétérogène de Belleville.

D’autres retraités choisissent des itinéraires plus étalés et complexifiés qui impliquent plus de mouvements, de surfaces à balayer ainsi que d’engagements socioéconomiques avec d’autres acteurs sur le site. Ceci est le cas de Michel, un retraité français d’origine algérienne habitant Porte d’Aubervilliers. Son demeure se situe à 4km au nord-ouest de Belleville, mais il vient ici très régulièrement. Comme tous les autres, il prend son temps à se balader sur le terre-plein, à rencontrer des gens, mais sa routine à Belleville ne s’achève pas là. Un café long sur la terrasse du restaurant kebap Amara pas loin du carrefour sur le boulevard de Belleville, un vite passage chez le Chinois 14 rue Dénoyez pour une cannette de Coca, le retraité prendre le plaisir de s’intégrer dans la vie socioéconomique du quartier. Pour lui, Belleville est un lieu attachant qu’il ne quittera sûrement pas pour le reste de sa vie. Bien qu’il n’habite pas ici et qu’il fasse aussi des balades dans d’autres quartiers comme les Champs Élysées ou Barbès-Rochechuart, Belleville reste toujours l’endroit dans lequel il s’investit volontairement le plus. Il peut paraître illogique quand Michel dit qu’il n’aime plus le quartier d’aujourd’hui car il est trop sale, notamment à cause des Chinoises. Pourtant, il explique que son lien avec ce morceau de ville s’est établi depuis assez longtemps et s’est basé sur des choses plus complexes que ces jugements d’aimer ou de ne pas aimer. Il continue à venir ici pour revoir ses “amis”, ou tout simplement les commerçants et retraités avec qui il s’est fait connaissance, pour trouver le plaisir de la vie sociale qu’il ne peut jamais avoir en restant en permanence dans sa “coque” à Porte d’ Aubervilliers.

Les retraités s’asseyant sur un banc sur le terre-plein.

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À travers ces histoires, on peut imaginer un univers unique dans lequel vivent ces personnes âgées : une sorte de bulle protectrice au sein de l’environnement jugé insalubre26 de Belleville. Ils ont un mode de vie ainsi qu’une façon de percevoir la ville et de s’approprier l’espace très différents par rapport aux autres usagers sur le terrain. Quoiqu’ils ne contribuent pas forcément à la vie économique du quartier, les retraités s’impliquent beaucoup dans les relations humaines dans la société matérialiste d’aujourd’hui. Leur rythme de vie décalé et indifférent de celui des personnes professionnellement actives apporte un autre regard sur la façon de vivre et d’investir les lieux de ces dernières, et ainsi interrogent la nature des liens sociétaux qui se tissent dans la ville.

La prostitution, problématique, emblématique de Belleville

Le boulevard de la Villette, entre le carrefour de Belleville et le croisement avec les rues du Buisson Saint-Louis et Rébeval, adopte depuis ces récentes années une nouvelle fonction. En effet, il se révèle aujourd’hui comme le territoire d’activité d’un grand nombre de prostituées chinoises et devient même un lieu “magnétique” sur la carte des activités prostitutionnelles de la région de Paris. Enveloppées dans leurs doudounes rouges ou leurs vestes en cuir, les mains fourrées dans les poches, ces femmes dont la plupart ont autour de 40 ans arpentent le bitume jour et nuit. Sur les trottoirs ou en plein milieu du terre-plein central, elles attendent, toutes seules ou en groupe. Certaines marchent ensemble en discutant, elles rigolent pour se réconforter ; d’autres se tapissent dans un coin, devant les portes d’entrée des immeubles, pour éviter des regards méprisants et retrouver leur calme à elles. Certaines se montrent confiantes, bavardent avec leurs cigarettes à moitié finies ; d’autres s’angoissent, s’adossent contre un arbre, regardent dans le vide en se grattant doucement les doigts. L’espace public initialement destiné à la circulation ou à la promenade au sens originel du terme, se transforme complètement en support spatial pour une sorte de service peu attendue, parfois stigmatisée par les habitants du quartier et condamnée

26 Selon Julien, 27 ans, correspondant de nuit.

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par les prostituées elles-mêmes.

Ce phénomène en plein essor à Belleville aujourd’hui n’a démarré qu’il y a une quinzaine d’années, vers la fin des années 1990 et lors du passage au nouveau millénaire. Ces femmes, surnommées les “marcheuses” car elles déambulent sans cesse pour éviter les procès verbaux pour le racolage, viennent quasiment toutes de la région de Dongbei à l’extrême nord-est de la Chine. Avant leur arrivée à Paris, beaucoup étaient ouvrières, salariées ou même entrepreneurs, commerçantes, comptables, infirmières. Suite à des énormes restructurations industrielles dans les villes chinoises du nord d’où un chômage inégalé, ces employées relativement qualifiées sont poussées à émigrer clandestinement en France dans l’espoir de pouvoir aider leur famille. Ces trajectoires migratoires qui amènent les personnes de classe moyenne à se prostituer interrogent donc la place que laisse la société française aux migrants sans papiers.27

Néanmoins, ceci n’est pas le seul obstacle contre lequel se heurtent les Dongbei de Belleville. Vu de l’extérieur, les habitants chinois semblent former une communauté soudée, introvertie voire imperméable : c’est un circuit

27 Résumé d’informations tirées de Girard Quentin, “Les prostituées chinoises espèrent rencontrer un homme français”, Libération, 3 décembre 2013.

Les “marcheuses” de Belleville sur le boulevard de la Villette.

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fermé, ils ne se mélangent pas avec les autres28. Cependant, il existe à l’intérieur de ce groupe une discrimination régionaliste. En effet, les Dongbei, ne portant déjà aucun signe d’appartenance au territoire français, sont insérées au plus bas de la hiérarchie sociale et sont dominées par les Wenzhou (ou plus généralement les Chinois du sud) étant en situation majoritaire parmi la population chinoise de Paris. Se sentant exploitées par leurs patrons à cause des travails nourrices ou domestiques mal payés qu’ils leur offrent, elles décident de se tourner vers la prostitution. Ceci n’est qu’un choix quand on n’a plus de choix : pour l ’argent29, elles le font toutes dans un seul but d’envoyer de l’argent dans leur pays et de payer les études de leurs enfants. Leurs parcours singuliers les incitent à avoir des manières très particulières d’aborder les questions d’argent et de sexualité.

Le balai habituel des prostituées et de leurs clients fait partie intégrale de la vie quotidienne des Bellevillois aujourd’hui. On y observe plusieurs types de comportement manifestant tantôt la maladresse et l’inquiétude, tantôt l’habileté et l’aisance.Une marcheuse arrive devant le Paris Store, emmitouflée dans sa tenue de travail habituelle : une veste rouge et une mini jupe en cuir accompagnées de longues bottes noires. Un homme d’origine maghrébine d’une cinquantaine d’années s’approche d’elle. Au lieu d’avoir une conversation verbale, les deux personnes utilisent plutôt un langage corporel très subtil pour se comprendre sans avoir besoin de se parler. Le client fait signe à la femme chinoise en la touchant aux bras et en la regardant rapidement dans les yeux. La prostituée se met immédiatement à marcher vers la rue du Faubourg du Temple. L’homme la suit derrière et garde toujours au moins deux ou trois mètres de distance avec la femme le long du chemin.Devant le restaurant Song Hoat à côté du supermarché se regroupent quatre Dongbei. Pendant qu’elles sont à fond dans leur discussion passionnée, un quinquagénaire portant une veste en cuir et un vieux jean décoloré arrive et commence à leur parler. Ils se lancent tout de suite dans une négociation de prix, et au bout de quelques

28 Selon Alban, 64 ans, un retraité qui habite vers Couronnes.

29 Selon Meiying, 25 ans, prostituée chinoise à Belleville.

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minutes, l’homme part accompagné de l’une des femmes. Ils se dirigent aussi vers la rue du Faubourg du Temple, marchent côte à côte tout au long du chemin en se parlant joyeusement. Ils s’arrêtent devant le numéro 92. La femme passe au restaurant Pacha Kebap pour s’acheter à manger, lorsque son client continue sur le passage Piver et l’attendra à leur endroit habituel.Les deux exemples ci-dessus représentent deux manières opposées de confronter ce problème délicat. D’un côté, certaines personnes décident de se communiquer aisément, d’assumer leur choix et de surmonter le jugement d’autrui. De l’autre côté, d’autres choisissent des interactions minimes donnant suite à une lecture instantanée des choses non dites de manière à protéger eux-mêmes contre tous les risques prévisibles ou imprévisibles. Étant donné la situation légale complexe de la prostitution en France et des actualités récentes qui s’y passent à propos de ce sujet30, la confusion dans la façon de pratiquer cette activité semble totalement compréhensible.

Quel rôle joue donc la prostitution dans le paysage socioéconomique et urbain de Belleville-carrefour ? Jugée l’un des éléments qui font du paysage de Belleville un lieu crade, dégueulasse et parfois malsain31, la présence des prostituées chinoises provoque des réactions différentes parmi les usagers de cet espace. Si certains en sont indifférents ou ne sont pas gênés, pensent que ça ne change pas grand-chose32, d’autres critiquent, condamnent, croient que cela est partiellement responsable des changements négatifs du quartier. Toutefois, il est indiscutable que cette activité soit devenue un usage quotidien de l’espace public auprès du carrefour de Belleville. Elle se révèle effectivement une pratique qui persiste dans le temps et dans l’espace. Elle est même la fonction unique de cet endroit la nuit, lorsque Belleville est vidé de son sang étant toute sorte de flux de circulation qui s’y

30 Ces actualités comprennent : (1) le démantèlement d’un réseau de prostitution et de proxénétisme chinois à Belleville en juin 2014 ; (2) les nouvelles propositions de loi (renforçant la loi de 2011) déposées en octobre 2013 précisant une amende qui peut aller jusqu’à 1500€ pour les clients prostitueurs, validées à partir de juin 2014.

31 Selon Michel, 70 ans, retraité d’origine algérienne.

32 Selon Bertrand, 71 ans, ancien employé chez La Poste.

Les prostituées chinoises, les seules occupantes de l’espace du terre-plein le soir.

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présente pendant la journée. Est-il contradictoire qu’une activité juridiquement clandestine se manifeste en tant qu’occupation principale ainsi que réputation indéniable de ce lieu parisien ? Quelle image de Belleville dégage-t-elle de cette réalité ? Dans quelle direction évolueront les usages de cet espace urbain ? Quel futur pour le carrefour de Belleville ?

BELLEVILLE, PREUVE D’UNE PROXÉMIE INVALIDE

Belleville regroupe tous les traits caractéristiques d’un quartier populaire. D’une part, ce morceau de ville abritant une population jeune de classe moyenne se démarque dans le paysage nord-est parisien grâce à son caractère vivant et à des ambiances animées et chaleureuses qui naissent au sein de lui-même. D’autre part, il se révèle insalubre voire intimidant. Des passages de haute fréquence, des stationnements de haute densité, un mélange de populations, de métiers et d’usages de l’espace public, y comprise la pratique des activités illégales et clandestines : tout constitue une image confuse et disparate de Belleville. Est-ce un lieu de vie festif et convivial ? Ou est-ce que c’est un endroit chaotique et malsain ? Chaque usager portera une propre vision à lui sur ce milieu urbain. Un simple jugement “positif ” ou “négatif ” ne peut décrire une telle perception complexe. Cette dernière dépend de la compatibilité entre l’espace et son usager, c’est-à-dire la relativité entre l’usager (sa mission, son itinéraire, sa vitesse de mouvement, son emprise spatiale et temporelle sur le site) et l’environnement que génère Belleville (ses qualités visuelles et fonctionnelles, ses temporalités ainsi que les autres acteurs qui le pratiquent et leurs influences). À la place des qualifications de type “Belleville : propre ou sale ? riche ou pauvre ? sécurisé ou dangereux ?”, on devrait plutôt s’interroger sur “Belleville : figé ou flexible ? accueillant ou inhospitalier ? pénétrable ou imperméable ?”. C’est dans cette perspective que l’on pourrait observer l’évolution de ce lieu ainsi que de son image d’une façon objective, sincère et constructive.

Belleville appartient à tous car tous lui appartiennent33 : les interrogations qu’engendre la coprésence du grand nombre,

33 siMon Patrick, op.cit., p.12.

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qu’elles soient sur le plan physique ou mental, sociétal ou économique, sont des problèmes fondamentaux de ce tissu urbain. Comment se gèrent les relations entre différents groupes sociaux/professionnels/culturels et à l’intérieur de chaque groupe ? Vu d’un certain angle, Belleville peut être chaotique, car il s’agît d’une forte confusion dans la lecture de ce morceau de ville. Cependant, ceci n’est pas un désordre. Tous les composants s’y organisent d’une certaine manière en vue d’avoir une bonne répartition des tâches parmi ceux-là d’où un fonctionnement à peu près correcte voire optimisé de l’ensemble. Belleville apparaît alors comme un “chaos hiérarchisé” dans lequel un large éventail d’acteurs et d’activités, en dépit de leur degré d’indépendance assez élevé, entrent en résonance les uns avec les autres pour former un organisme logique et efficace.

À propos des interactions dans les milieux urbains se pose la question de degrés d’opacité relative des espaces, pratiques et usagers qui s’y côtoient. En effet, il y a tellement de choses qui s’y passent que l’on est saturé d’images, d’informations, et que l’on ne prête plus attention à ce qui se déroule autour de nous. Les différents acteurs et actions dans la ville constituent des couches de paysages et d’usages juxtaposées mais n’ayant probablement aucune interaction entre elles. Ces couches semblent-elles être translucides : on voit mais on ne voit pas ; on peut voir mais on choisit de ne pas regarder ; on est conscient de l’existence de certaines choses mais on ne s’y intéresse pas. Ainsi, des activités divergentes voire inassimilables qui se passent en même temps au même endroit, comme aller faire rapidement des courses dans un supermarché et stationner toute la journée devant les portes de celui-ci pour attendre les clients prostitueurs, ne choquent plus personne et deviennent même une partie de la routine quotidienne du quartier.

De cette réalité, on peut diagnostiquer un autre problème de la société plurielle : la question d’anonymat.

La ville est une “agglomération”. L’anonymat y est aussi nécessaire que la circulation à la coprésence de milliers et de millions d’habitants qui, autrement, ne se supporteraient pas. […] Évidemment l ’anonymat diminue ou supprime

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la sécurité que procure l ’interconnaissance étroite. Mais l ’interconnaissance est un poids qui entrave la liberté […].34

Au sein d’un morceau de ville aussi compact et complexe que le carrefour de Belleville, le confort d’incognito paraît indispensable pour la cohabitation de tous. Néanmoins, existe-il un tel anonymat absolu ? Ou est-ce que celui-ci est tellement relatif qu’il s’est transformé en une sorte de repérage interpersonnel et d’interconnaissance muette et implicite camouflée sous la peau d’une ignorance superficielle ? En effet, à Belleville, tout le monde arrive à peu près à se reconnaître sans avoir besoin de se connaître ni d’exprimer cette interconnaissance. Il s’agît donc d’une “proxémie invalide”, c’est-à-dire le fait que les distances soi-disant requises pour toute interaction dans la ville perdent leur valeur absolue, ou échangent leur valeur initiale contre une nouvelle qui leur permet de se renouveler, de s’adapter aux conditions variables, voire de changer complètement leur nature. Cela peut se considérer comme un bon compromis entre la sécurité et la liberté que doit maintenir la société contemporaine.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :Bialot Joseph, Belleville blues, Éditions Autrement, 2005.GoffMan Erving, Comment se conduire dans les lieux publics : Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, collection Études sociologiques, Économica, 2013.herszkowicz, Lettre ouverte au Maire de Paris à propos de la destruction de Belleville, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1994.winkin Yves, Anthropologie de la communication, de la théorie au terrain, Points Essais (Livre 448), février 2001, pp.136-155.

Articles :Braquet Maxime, “Deux bars à Belleville” et “La Vielleuse et le Point du Jour, portail historique de Belleville”, contributions au projet “Histoires des anonymes des résistances, de la semaine sanglante à l’Affiche Rouge”, mises en ligne sur le site La ville

34 pétonnet Colette, op.cit., p.18.

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des gens (des-gens.net), 2011.chesnais Jean-Claude, “Histoire et avenir des mouvements de populations”, Politique étrangère, volume 59, n°3, 1994, pp.635-659.Gravereau Sophie, “Se partager l’espace urbain : quand les créateurs investissent Belleville”, Les annales de la recherche urbaine, n°106, juillet 2010, pp.6-16.lalleMent Emmanuelle, “Tati et Barbès : Différence et égalité à tous les étages”, Ethnologie française, volume 35, janvier 2005, pp.37-46.pétonnet Colette, “L’anonymat ou la pellicule protectrice”, Le temps de la réflexion VIII (La ville inquiète), 1987, pp.247-261.pétonnet Colette, “L’anonymat urbain”, in Ghorra-GoBin Cynthia (ed.), Penser la ville de demain : qu’est-ce qui institue la ville ?, L’Harmattan, collection Géographie et cultures, 1994, pp.17-21.raulin Anne, “Où s’approvisionne la culture ?”, in Gutwirth Jacques et pétonnet Colette (dir.), Chemins de la ville, Éditions du C.T.H.S., 1987.rialan Nicolas, “La Bellevilleuse contre les pelleteuses”, Hommes et migrations, n°1168, septembre 1993, pp.13-19.roulleau-BerGer Laurence, “Femmes de Chine à Belleville : épreuves de captivité économique et d’invisibilité sociale” in deBoulet Agnès et de villanova Roselyne (dir.), Belleville, quartier populaire ?, Créaphis Éditions, 2011, pp.42-49.siMon Patrick, “Belleville, une mémoire pour l’avenir”, Hommes et migrations, n°1168, septembre 1993, pp.6-12.steiner Anne, “Les cafés de Belleville”, Hommes et migrations, n°1168, septembre 1993, pp.20-25.

Vidéos :arhaB Rachid (enquête), pinard Michel (image), “La Vielleuse, le plus vieux café de Belleville”, reportage pour les Actualités régionales Île-de-France, France3, 2 février 1982.

Sites internet :www.des-gens.netwww.ina.frwww.lemonde.frwww.liberation.frwww.ruedupressoir.hautetfort.comwww.transcontinentales.revues.org

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Perrine Philippesous la direction de Caroline Maniaque

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En cette première décennie du XXIè siècle, l’architecture en terre est stigmatisée comme un matériau pauvre et rural, et ce notamment sur le continent Africain. En effet, une urbanisation rapide et une mondialisation des matériaux modifient rapidement les modes de construction et d’habiter. Il semble cependant urgent de penser à des solutions

architecturales durables et adaptées aux contextes climatique, culturel et économique.Je propose dans cet article une analyse de trois projets conçus en terre au Burkina Faso selon des méthodologies différentes. Ces projets sont conçus par des agences Européennes qui hybrident traditions locales et connaissances mondiales pour construire plus durablement.

Apprendre des constructionsvernaculaires, un enjeu pourle développementQuel processus pour construire en terreaujourd’hui au Burkina Faso?

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L’architecture vernaculaire est une source d’inspiration pour les architectes depuis plus d’un siècle. Des années 1930 aux années 1950, c’est surtout le répertoire formel minimaliste des constructions du Maghreb et du Moyen-Orient qui retient l’attention des architectes Européens. Un changement de regard s’est effectué dans les années 1960 à 1970. Le contexte postmoderniste, très critique face à la globalisation, va inciter des architectes à réfléchir sur la notion d’architecture spécifique, locale et durable.L’ouvrage Architecture without architects  : A short introduction to non-pedigreed architecture publié par Bernard Rudofsky en 1964 met en lumière les architectures non-savantes et les revalorise aux yeux des architectes et de l’élite culturelle. Cette publication peut être considérée comme un tournant, engendrant par la suite de nombreux ouvrages tels que Pour une anthropologie de la maison par Amos Rapoport (Dunod, 1983), ou encore Critical regionalism: architecture and identity in a globalized world de Liane Lefaivre et Alexander Tzonis. Les deux auteurs y proposent une approche post-moderne, critiquant l’universalisation de l’architecture et encourageant l’autonomie, la diversité et la décentralisation, sans avoir à miner l’architecture vernaculaire.Kenneth Frampton présente en 1983 une nouvelle vision du régionalisme critique qui se veut très réactionnaire au capitalisme et à la domination d’une puissance.

Des réalisations remettent aussi en question la période moderniste et accordent un plus grand intérêt à la diversité des individus et au respect de l’environnement.L’architecte égyptien Hassan Fathy développe des constructions économiques en briques de terre crue dès les années 1930, en réaction à la pauvreté rurale de son pays. C’est en 1945 qu’il commence la conception du nouveau village de Gourna, utilisant principalement la voûte dite Nubienne, sans cintre. Alarmé par la perte de savoir-faire artisanal et l’attrait pour la standardisation, l’architecte essaie de révéler aux habitants leur potentiel constructeur.

Ce qu’il convient de faire alors pour les plus démunis, c’est de les associer à la construction de leur maison, en leur procurant des matériaux bon marché, si possible locaux ou fabriqués sur place, faciles à assembler par la population ou

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au pire avec l ’aide d’un artisan du coin. Pour l ’édification d’un village, Hassan Fathy préconise de mettre en place un système coopératif et d’ouvrir un chantier-école.1

Le projet de Gourna semble cependant trouver des limites et ne constitue pas un projet participatif car l ’architecte égyptien construit pour le peuple, et non avec le peuple. Son “pour le peuple” veut dire qu’il a en tête une image du bien-être du peuple, qu’il souhaite transmettre et appliquer.2 Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l ’utilisation de briques en terre et de formes venant de Nubie, une région d’Égypte dotée d’une connotation sociale plutôt négative3 rend la tâche difficile : l’architecte a-t-il réussi à revaloriser cette technique constructive ?

De nos jours, des laboratoires universitaires s’inspirent de l’architecture vernaculaire pour proposer des modes de production de l’architecture plus durable. Le laboratoire Learning from vernacular de l’EPFL a publié en 2010 un ouvrage exposant cette démarche. Pierre A. Frey y dénonce la condamnation des modes de production traditionnels de l’architecture et l’uniformité de l’industrie de la construction. L’auteur redéfinit l’architecture vernaculaire contemporaine, qui constitue selon lui une résistance à l’économie capitaliste.

[Celle-ci tend] à agencer de manière optimale les ressources et matériaux disponibles en abondance, gratuitement ou à très bas prix, y compris […] la force du travail.4

Les enjeux contemporains sont d’interpréter plutôt que d’imiter les techniques utilisant des mises en œuvres artisanales et des matériaux délaissés afin de réintroduire une dimension sensible aux projets d’architecture.

Ces idées se dressent en résistance à l’économie capitaliste. Elles se basent sur la solidarité des communautés, sur l’auto-construction et l’utilisation de ressources locales

1 paquot Thierry, “Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple?”, Cahiers d’histoire - Revue d’histoire critique, 109, 2009.

2 paquot Thierry, op.cit..

3 rapoport Amos, Culture, architecture et design, Paris, In-Folio, 2003, p.160.

4 frey a. Pierre, Learning from vernacular, Paris, Actes Sud, 2010, p.45.

Gourna, Égypte. (Source : http://whc.unesco.org/en/activities/637/.)

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peu coûteuses voire gratuites. Ce mode de production de l’architecture est tout à fait adapté à des communautés pauvres, qui disposent d’une main d’œuvre importante mais de peu de moyens financiers.L’Afrique de l’Ouest comporte une architecture vernaculaire construite en terre très riche. Celle-ci constitue un support d’expression artistique, et apporte des solutions simples pour tempérer les intérieurs.Cependant, depuis quelques décennies, les architectures traditionnelles tendent à disparaître. Elles laissent place à des constructions en béton et en tôle, triste héritage d’une industrie de la construction mondialisée. Les diversités et subtilités culturelles sont mises à mal par ces architectures industrielles, surtout en milieu urbain. Ces constructions sont très peu respectueuses de l’environnement, créant des espaces étouffants sous un climat généralement très chaud.

Trois démarches majeures peuvent être identifiées concernant les projets Européens dans les pays en voie de développement. Une première démarche consiste à importer une conception occidentale de l’architecture, comme le centre pour le bien être des femmes et la prévention des mutilations génitales féminines de Ouagadougou imaginé par FAREstudio. Une deuxième démarche utilise aussi bien des savoir-faire Burkinabés que des connaissances Européennes, donnant naissance à l’école de Gando conçue par Diébédo Francis Kere. Une troisième démarche développe les savoir-faire locaux, hybridés avec des traditions constructives venant d’une autre zone géographique, comme le Marché Central à Koudougou de Laurent Séchaud.Ces trois projets seront l’objet d’un questionnement sur les modes de production d’une architecture durable s’inspirant des constructions vernaculaires en Afrique de l’Ouest. Nous aborderons la notion d’architecture durable d’un point de vue technique (confort thermique, ventilation naturelle, origine des matériaux, autonomie énergétique), mais aussi économique (autonomie de la région), et social (enjeux face aux habitants).Quelles solutions sont expérimentées par les architectes pour construire en terre, en apprenant des traditions architecturales locales et des hommes qui pratiquent l’espace  ? Les projets de FAREstudio, Diébédo Francis

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Kere et Laurent Séchaud répondent-ils aux critères de durabilité écologique, économique et sociale ?

IMPORTER UNE CONCEPTION OCCIDENTALE DE L’ESPACE : FARESTUDIO La solidarité internationale, qui fait suite à une longue période de colonialisme Nord-Sud, apporte souvent son aide aux pays en développement sans permettre leur autonomie. Des projets architecturaux s’inscrivent dans cette démarche, bien qu’ils partent de bonnes intentions. C’est le cas du centre pour le bien être des femmes et la prévention des mutilations génitales féminines de Ouagadougou, au Burkina Faso conçu par l’agence Italienne FARE studio.

FAREstudio (For an Architecture of REality) est un atelier d’architecture créé à Rome en 2006 par Riccardo Vannucci, Giuseppina Forte.Les deux principaux fondateurs sont diplômés de l’Université de Rome. Alors que Vannucci a travaillé en Italie, au Moyen-Orient ainsi qu’en Afrique à partir de 1985, Giuseppina Forte n’a aucun lien avec l’Afrique. Des préoccupations concernant les droits de l’homme sont notables dans le travail de FARE. Le centre de santé de Ouagadougou est à l’initiative de AIDOS (association Italienne pour le droit des femmes) et de Voix de Femmes (association pour l’intérêt des femmes du Burkina Faso) et a été livré en 2007.Les architectes semblent désireux d’offrir des infrastructures à des pays en développement, sans cependant instaurer ni échange de connaissances ni transmission de savoir-faire. La construction a été assurée en 15 mois par un constructeur local mais n’a pas fait l’objet d’une démarche participative.

Les premières phases du projet ont été réalisées avant d’avoir un site donné par la municipalité. Un long travail a néanmoins été réalisé sur des typologies flexibles dérivées d’analyses climatiques, environnementales et économiques. Selon les définitions de Dirk Hebel, cette démarche tiendrai tout de même plus de la prototypologie que du prototype :

Façade du Centre. (Source : http://architectafrica.com/ sites/default/files/FARE_CBF_photo_elevation_0.jpg.)

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Prototypology [is] a flexible and open form of organization, which can be changed and radjusted instantly [while the] modernist notion of the “prototype” is imbued with the belief that there is one ideal model or configuration.5

Le bâtiment est auto-suffisant si l’on exclu le filtrage de l’air des salles médicales. Une ventilation naturelle est permise sous le bâtiment, qui est surélevé d’un mètre  ; mais aussi sous le toit grâce à une double couverture. Celle-ci a aussi une fonction protectrice des intempéries et d’une exposition directe aux rayonnements lumineux. Un systrème de persiennes a été imaginé afin de filtrer la lumière latérale. Les murs sont montés en briques de terre compressée (BTC), composées de terre et de ciment et fabriquées sur le site grâce à des presses manuelles.

Painting something written in all the different languages spoken there meant to show to local people the building’s aim to be universal and made for the whole community.6

Le projet est visuellement fort et constitue un point de repère grâce à des panneaux colorés qui recouvrent ses façades : The color and how it is constructed means that you know immediately that the building is the center7.

Ce projet, ayant une surface intérieure de 500m2 a coûté 208 500 €, ce qui représente six fois le budget de l’école de Gando (Burkina Faso) conçue par Diébédo Francis Kere, faisant la même surface et étant construite dans les mêmes matériaux. Ce projet semble en effet respectueux de l’environnement, grâce à l’utilisation de la terre crue compressée et à une bonne gestion de la ventilation naturelle. L’absence de transmission de connaissances est cependant regrettable. Bien que bénéfique, le projet de FARE studio ne va pas dans le sens d’un transfert de connaissances et d’une incitation à un développement

5 heBel Dirk, chapitre “Pro and contra : design-build projects as a form of knowledge transfer” in BainBridGe Sierra et lepik Andres, Afritecture : Building social change, Hatje Cantz Verlag GmbH & Company KG, 2014, p.213.

6 traBuccco Erika, supperviseur local de FAREstudio in heBel Dirk, op.cit..

7 ilBoudo B. Alice (une des clientes du Centre) in Architecture for Humanity, Design like you give a damn [2] : Building change from the ground up, Abrams, 2012, pp.108-109.

Système de ventilation du Centre. (Source : http://architectafrica.com/CBF.)

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autonome et place la population en situation d’application, alors que, comme le dit Hans Skotte :

Technology transfer is much more than just building demonstration projects. “Development” is more a social phenomenon than a technological one.8

HYBRIDER LES CONNAISSANCES LORS D’UN CHANTIER PARTICIPATIF DIÉBÉDO FRANCIS KERE

Une seconde démarche semble réinventer une architecture vernaculaire contemporaine. En effet selon Pierre Frey :

Les “nouvelles architectures vernaculaires” sont collectives. Pour créer des abris, des espaces, elles recourent certes à des compétences spécialisées d’ingénieurs et d’architectes, mais mobilisent surtout la capacité de coopérer au sein de ces sociétés qui se construisent en bâtissant [et elles] recourent aux matériaux disponibles en abondance et à faible coût9.

Diébédo Francis Kere illustre cette démarche lorsqu’il s’inspire du Burkina Faso et des technologies écologiques qu’il a assimilées à la Technische Unisersität de Berlin. C’est tout cela qui oriente l’architecte vers des méthodes de construction participatives, ouvertes au dialogue et attentives aux besoins locaux. L’architecte cherche en permanence l’optimisation des ressources en présence, qu’il s’agisse de la terre ou des Hommes.

Kere est né au Burkina Faso en 1965 à Gando, village de 2500 habitants. Il se forme tout d’abord comme charpentier et part exercer à Ouagadougou, où il est recruté comme formateur par une ONG allemande d’enseignement technique (BMZ). A vingt ans, il obtient une bourse pour réaliser des études secondaires en Allemagne qu’il poursuit à la Technische Unisersität de Berlin. Il en est diplômé en 2004, à trente-neuf ans. Il crée l’ONG Schulbausteine für Gando (Des pierres pour l ’école de Gando) en 1998 et construit en 2001 un premier groupe de trois classes dans son village natal.L’architecte exprime sa proximité exceptionnelle avec le

8 BainBridGe Sierra et lepik Andres, op.cit., p.211.

9 frey a. Pierre, op.cit., p.121.

Vue dénérale de l’école de Gando. (Source : http://jewanda-magazine.com/2011/05/diebedo-francis-kere-auteur-dune-architecture-davenir/.)

Accès au Centre. (Source : http://global-architecture. blogspot.fr/2010/06/profile-cbf-womens-health-centre.html.)

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village de Gando, lui permettant un dialogue différent avec les habitants :

Strongly attached to my native country, I can use the advantages living in two cultures provides me with to act as an emissary for the prestigious project of building a modern school for my village that combines still vital local teaching traditions with western influences10.

Une forte résistance des habitants s’est faite sentir face à l’utilisation de la terre, et Kere a eu à (re)gagner leur confiance. Il forme lors du chantier 150 volontaires (majoritairement des hommes du village ayant entre 15 et 20 ans) à la fabrication des briques de terre compressée avec l’aide de LOCOMAT, une agence du gouvernement soutenant les bâtiments construits en matériaux locaux.

Le bâtiment suit un principe simple et modulaire, avec des circulations extérieures, ce qui permet un échelonnage du projet. La première étape, construite en 2001 est primée par la fondation Aga Khan. Destinée à 120 élèves, l’école consiste en trois salles de classes et deux préaux. Elle est rapidement suivie par la construction de six maisons pour les professeurs et leurs familles, de la bibliothèque et la deuxième partie de l’école primaire en 2007, devant accueillir 360 élèves au total.

L’école primaire a été réalisée en BTC compactées manuellement, composées d’argile locale et de huit pour cent de ciment. Pour des soucis d’étanchéité et de résistance à la compression, les fondations ont été réalisées

10 varanda Fernando, On site review report : Primary school, Gando, Burkina Faso, The Aga Khan Award for Architecture, 2004, p.23.

Plan et coupe de l’école de Gando. (Source : http://www.moma.org/interactives/exhibitions/2010/smallscalebigchange/projects/primary_school.)

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en pierre et en béton (provenant des pays voisins), et la dalle dans les salles de classe en ciment et BTC.

Le plafond des premières salles de classes construit en BTC est supporté par des barres métalliques prenant appui sur des portiques transversaux en béton. Un plafond percé, en voûte de terre compressée a été préféré pour la seconde partie de l’école primaire. Les plafonds sont ventilés grâce à un toit surélevé en tôle ondulée courbe. Celui-ci est soutenu par des structures tridimensionnelles en fers à béton. Pour leur construction, Kere a expliqué ses intentions aux forgerons de Gando, qui ont construit des prototypes échelle 1 pour vérifier et assimiler le modèle. Une maison utilisant les mêmes techniques a été construite sans l’intervention de l’architecte avec les restes de tiges métalliques, dans un village voisin, ce qui montre que le transfert de savoir-faire s’est bien opéré.

Pour un projet de collège à Dano, conçu en 2007, l’architecte est allé plus loin dans la démarche participative. Un chantier-école a été mis en place et une carrière de latérite (roche rouge ou brune, qui se forme par altération des roches sous les climats tropicaux) a été ouverte à proximité, donnant ainsi une opportunité de développement local. Diébédo Francis Kere semble réussir à revaloriser la terre en construisant l’école de Gando en BTC et en intégrant les dispositifs architecturaux de qualité. Un chantier participatif et l’utilisation de matériaux disponibles localement ont permit un coût minime de 35 000 € pour la première phase du projet (soit 526m2). Il s’agit selon Carin Smuts de quitter un schéma de projet endrogène :

Pour s’intégrer vraiment dans la société, un équipement doit s’ouvrir aux habitants dès le chantier, comme lieu de formation et levier social.11

Léguer des savoir-faire aux habitants qui vont pouvoir les réutiliser pour de l’auto-construction, mais aussi apprendre de ceux-ci à travers des chantiers participatifs

11 contal Marie-Hélène, revedin Jana, Sustainable design : Towards a new ethics of architecture and city planning, Volume 2, Actes Sud, 2011, p.57.

Coupe de ventilation de l’école. (Source : www.moma.org/interactives/exhibitions/2010/smallscalebigchange/projects/primary_school.)

Construction du toit de la seconde partie de l’école (voûtes).

Construction du toit de la première partie de l’école.

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est sans aucun doute ce qui confère au projet de l’école de Gando une réussite durable.

FUSIONNER DIVERSES TRADITIONS ARCHITECTURALES : LAURENT SÉCHAUD

Un troisième processus de projet semble puiser dans les traditions constructives locales, mais aussi dans les traditions nubiennes du Haut Nil. Cette approche est largement influencée par les principes qui ont porté les projets de Hassan Fathy :

La tradition n’est pas forcément désuète et synonyme d’immobilisme. [...] Chaque fois qu’un ouvrier rencontre une nouvelle difficulté et trouve le moyen de la surmonter, il fait le premier pas vers l ’établissement d’une tradition.12

L’architecte Suisse Laurent Séchaud exerce dans le cadre de l’Agence Suisse pour le Développement et de coopération (SDC), mais construit essentiellement au Burkina Faso, ou il a vécu douze ans. La SDC avait déjà réalisé avec Laurent Séchaud des marchés en 1992 à Ouahigouya et en 1997 à Fada N’Gourma.Le projet du Marché Central de Koudougou s’inscrit dans le programme de développement des villes moyennes du Burkina (1990-2000).

Le projet du marché est financé par DEZA (Direktion für Entwicklung und Zusannenarbeit). Ses profits doivent permettre à la commune non seulement de financer son fonctionnement et celui des organes de gestion du marché mais aussi de constituer un fonds d’Appui au développement Com-munal (FADEC) destiné à financer d’autres infrastructures socio-économiques à Koudougou13 : une restructuration des arrêts de bus et la construction d’un marché à bétail sont prévus.

Un développement durable économique est donc à espérer. La conception du projet engagea la participation

12 fathy Hassan, Construire avec le peuple, Paris, Jérôme Martineau, 1970, p.59, cité par paquot Thierry, op.cit., p.3.

13 Bolay Jean-Claude, “Le grand marché de Koudougou: primé par leprestigieux Prix Aga Khan”, Urbanews, Direction du Développement et de la Coopération, n°15, décembre 2007.

Tassement de la terre des logements des professeurs par des femmes de Gando. (Source : http://www.stylepark.com/en/news/13-questions-to-diebedo-francis-kere/342065.)

Vue générale du Marché. (Source: http://www.archi-mag.com/koudougou.php.)

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des futurs utilisateurs, conseillers municipaux et autorités religieuses lors de “commissions grand marché”.

L’architecte a souhaité promouvoir le local et la création d’emploi, mais n’engage pas une construction collective, pouvant se justifier par l’ampleur du projet. Des lots de construction ont été établis et distribués à neuf entreprises Burkinabés qui ont formé des maçons.

140 masons were trained in the new techniques for constructing vaults and arches without formwork.14

Séchaud choisi de construire en BTC pressées manuellement, avec de l’argile extraite à deux kilomètres du site. Les presses, importées de Belgique, ont été vendues à des entreprises locales à la fin du projet.

Ce choix a permis de réduire les coûts de l ’ordre de 15 à 20% par rapport aux réalisations en béton et ciment, tout en augmentant la part d’investissement pour la main d’œuvre jusqu’à 48%.15

Les toits, portes et volets ont été manufacturés au Burkina Faso, le béton et le métal proviennent cependant des pays voisins. La construction va être réalisée en deux phases de deux ans chacune, séparant l’aile Ouest et l’aile Est. Des prototypes 1:1 sont montés au préalable de chaque phase. Huit boutiques sont prototypées en 2000 suivies en 2003 de six coupoles et trente-huit étals.

The prototype was a kind of test-site that helped to assess the capabilities of the local labour force and identify training priorities.16

En plus de permettre aux artisans-ouvriers de s’initier aux techniques de construction et d’ajuster celles-ci et pour les membres du comité et futurs commerçants de visualiser le projet.

14 chaBBi-cheMrouk Naïma, On site review report : Central Market, Koudougou, Burkina Faso, The Aga Khan Award for Architecture, 2007, p.5.

15 Bolay Jean-Claude, op. cit..

16 The Aga Khan Award for Architecture, Intervention architecture: Building for change, I.B.Tauris, 2007, p.54.

Construction d’un dôme. On site review report, The Aga Khan Award.

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Le bâtiment est composé d’une trame de 29000m2 intégrant 1155 boutiques, 624 stands, deux administrations et des stationnements. La trame rapprochée des bâtiments gives every building the benefit of shade created by the other constructions. Climatic conditions are addressed by minimising solar exposure17.Le marché est clôturé par des magasins qui peuvent rester ouvert sur les rues hors de ses horaires d’ouverture. Le quartier peut conserver sa dynamique même la nuit, et le marché constitue un véritable point de rencontre. Si la construction des murs en terre est traditionnelle au Burkina Faso, elle ne l’est pas lorsqu’il s’agit des toits. C’est donc une innovation que propose Laurent Séchaud en utilisant seulement des BTC pour monter voûtes et dômes sans cintres, s’inscrivant dans la lignée de Hassan Fathy.Les murs porteurs, épais de 30 cm sont construits uniquement en BTC, avec ajout de 4 à 12 pour-cent de ciment industriel pour une meilleure étanchéité et résistance à la compression. Les voûtes reposent sur des murs porteurs et les dômes des stands sont supportés par une série d’arcs et de poteaux en croix en BTC eux aussi.Du béton armé a tout de même été utilisé pour les fondations, la dalle couvrant les eaux usée et le réservoir d’eau souterrain.

Un toit en tôle galvanisée vient se superposer au plafond en terre, laissant un vide interstitiel de 35 cm minimum aux points les plus étroits. Il protège les bâtiments du rayonnement solaire durant la saison sèche et de la pluie lors de la saison des pluies, et permet une ventilation naturelle. Les portes, portails et persiennes sont fabriquées en métal, les artisans locaux étant familiarisés avec ce type de fabrication. Les portes des boutiques se relèvent ingénieusement, formant une casquette lorsque le magasin est ouvert.

La démarches de Laurent Séchaud est très respectueuse de la culture locale, intégrant des usages spatiaux spécifiques (le Marché Central est un lieu de rencontre et de rassemblement et pas seulement un espace commercial). Fabrizio Carola observe et respecte

17 chaBBi-cheMrouk Naïma, op. cit., p.6.

Portes des magasins se transformant en brise-soleil. On site review report, The Aga Khan Award.

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également les coutumes lors du projet d’hôpital à Kaedi, en Mauritanie (réalisé en collaboration avec Birahim Niang et l’Association pour le Développement d’une Architecture et d’un Urbanisme Africains). L’architecte explique dans Autobiography of an architect (manuscrit non publié, 2004):

In Africa, families always stay near the patient and […] their presence plays a therapeutic role.18

C’est en réponse à cette tradition de la familio-thérapie)19 que l’architecte propose d’élargir l’hopital afin qu’un espace accueille temporairement la famille des patients.Les deux architectes hybrident donc une conception spatiale attentive aux spécificités locales et une conception structurelle puisant dans la tradition constructive Nubienne. Ils semblent ainsi initier un renouveau des traditions à la manière d’Hassan Fathy. Malgré le choix d’une main d’œuvre et de matériaux locaux afin d’autonomiser la région de Koudougou, le projet a nécessité près de 2 000 000 d’euros.

L’association La Voûte Nubienne, présente notamment au Burkina Faso, propose des manuels d’auto-construction en voûtes de briques de terre sans-cintre. Elle permet la divulguation au grand public de cette technique constructive, et son application à l’échelle du logement.

CONCLUSION

Les trois projets de FAREstudio, Diébédo Francis Kere et Laurent Séchaud utilisent tous du métal et de la brique de terre compressée (BTC). Cette technique hybride entre l’adobe (brique rudimentaire séchée au soleil, composée de terre et de paille) et les parpaings permet de construire en terre plus rapidement et plus régulièrement. La terre ainsi que des systèmes de ventilation naturelle semblent offrir un bon confort thermique aux trois projets.Cependant, malgré les mêmes choix de matériaux principaux, ces projets sont très divergents si l’on considère leur esthétique, leur coût et leurs retombées sociales locales ou encore leur autonomie énergétique.

18 contal Marie-Hélène, revedin Jana, op. cit., p.99.

Vue intérieure du marché. (Source : http://www.architectmagazine.com/design/architecture-vs-extremism.aspx.)

Réalisation de l’association La Voûte Nubienne. (Source : http://sustainable developpement.files.wordpress.com/2012/02/voute-nubienne1.jpg.)

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Les projets de Diébédo Francis Kere et Laurent Séchaud ont pour principe commun la transmission d’outils. Les architectes proposent de former des ouvriers, des artisans, voire la population sur leurs chantiers. Ce processus évite des erreurs d’interprétation de la part des architectes :

Taking a distance to define which values could more accurately represent the exchange between cultures might result in truly innovative alternatives to what is otherwise hailed as an inevitable and self-referential modernization process.19

La production du bâti par cette force de travail [les locaux] [...] rétablit les liens qui favorisent deux processus chez ses habitants : ils peuvent s’y reconnaître et se l ’approprier.20

Les habitants deviennent ainsi acteurs, considérés comme sachant (puisqu’ils pratiquent l’espace plus que quiconque) et non pas récepteurs du point de vue unique de l’architecte. À l’inverse, le centre de santé de FAREstudio n’a pas permis à la population d’apprendre des techniques constructives mises en place par les architectes et a un coût relativement élevé au m2. Nous pouvons en conclure la necessité d’un long-term commitment […] for countering the skewed “power game” between North and South.21

En restituant sa place à une production manuelle, artisanale, tactile et sensuelle du bâti, en plaçant au cœur de ses préoccupations une force de travail abondante et généralement pauvre, elle réinstalle sur le devant de la scène architecturale des matériaux oubliés […], qui stimulent tous des mises en œuvre littéralement amoureuses.22

Reste à savoir quelle sera l’évolution et l’adaptabilité au contexte urbain de ces projets encore embyonnaires. La Cité de l’Architecture et du Patrimoine (Cité Chaillot, Paris) propose à partir du 21 mai 2014 l’exposition Réenchanter le monde  : Architecture, ville, transitions,

19 Tomà Berlanda cité par BainBridGe Sierra et lepik Andres, op.cit., p.214.

20 frey a. Pierre, op.cit., p.51.

21 Hans skotte cité par BainBridGe Sierra et lepik Andres, op.cit., p.216.

22 Hans skotte cité par BainBridGe Sierra et lepik Andres, op.cit., p.216.

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réalisée en association avec les lauréats du Global Award for Sustainable Architecture. L’exposition présente des projets de Diébédo Francis Kere, Wang Shu, Salma Samar Damluji, Bijoy Jain, Balkrishna Doshi, Anna Heringer, Rural Studio, Carin Smuts, Patrick Bouchain et d’autres encore.

[L’exposition se dresse en] manifeste en faveur d’une architecture de résistance et de transformation du réel, dans ses enjeux les plus cruciaux : construire une civilisation urbaine, loger 9 milliards d’humains, protéger la nature et ses ressources, accomplir l ’équité dans l ’accès au développement.23

Ces projets ambitieux allant à l’encontre d’un système capitaliste à haut rendement et d’une globalisation des cultures réussiront-ils à convaincre les politiques de leur potentiel ?

23 Hans skotte cité par BainBridGe Sierra et lepik Andres, op.cit., p.216.

Réenchanter le monde, exposition à la Cité Chaillot, Paris. (Source: http://toutelaculture.com/wp-content/uploads/2014/05/large_home_rlm_6.10_43b3e-1.jpg.)

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Hagai Ben Naimsous la direction de Anne Debarre

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La volonté de bâtir un état juif sur la terre biblique, a été à l’origine de l’établissement du peuple juif en Palestine à partir du début XXè siècle*. Ce phénomène, le sionisme, s’est institutionnalisé et développé pendant des années. Dès qu’Israël a été proclamé en 1948 par Ben Gurion suivant la décision des Nations-Unies, le projet de l’établissement juif se concrétise de plus en plus, visible principalement

sous la forme de villes nouvelles. Depuis le début, les dirigeants du mouvement sioniste sont bien conscients du rôle fondateur de ces agglomérations pour la création d’une nation et ils en ont fait une méthode pour construire un nouveau peuple avec de nouvelles valeurs, un moyen efficace de rassemblement pour les immigrants juifs venant des quatre coins du monde. Les traces de ces intentions sont toujours extrêmement présentes dans le paysage construit d’Israël.

* efrat Zvi. Le projet israélien, Musée Tel Aviv d’Art, 2005, p.41.

Sionisme e(s)t OrientalismeDeux villes nouvelles en Israël : Ashdod (1950) et Rahàt (1970)

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Comme l’espace a très souvent été un des vecteurs par lesquels des mouvements veulent donner une forme visible à leurs idées, l’histoire de l’architecture israélienne, notamment ses conceptions et ses formes, aurait pu être racontée comme le produit du sionisme qui se matérialise dans une organisation physique de l’espace. Toutefois, pour mieux comprendre les interrelations entre espace construit et sionisme, voire les aspects cachés de l’idéologie sioniste, une autre approche s’avère nécessaire. En d’autres termes, l’analyse de l’espace pensé et construit en Israël pourrait dévoiler des positions qui ne sont pas explicites, mais profondément enracinées dans le sionisme. Parmi celles-ci, figure l’orientalisme, processus avec lequel la culture occidentale prend un Autre, l’Orient, pour rassurer l’identité culturelle des deux entités (sociale et/ou nationale) sur la base de leur comparaison1. Nous faisons en effet ici l’hypothèse que l’architecture et l’urbanisme des villes en Israël sont des indicateurs des perceptions orientalistes, à savoir que le sionisme est une autre forme d’orientalisme. Nous l’argumenterons sur la réalisation de deux villes nouvelles israéliennes, Ashdod à partir de 1950, et Rahàt à partir de 1970. Ces deux villes qui participent du sionisme2, peuvent aussi introduire deux méta-positions de toute société : les relations “Nous-Nous” et les relations “Nous-l ’Autre”.

ORIENTALISME ET AUTODÉTERMINATION : ASHDOD

Faisant partie du grand plan directeur Charone3, la ville nouvelle d’Ashdod a été fondée sur les sables de la mer Méditerranée au début des années 50. Selon le récit du Pays vacant4, ces sables constituaient un grand espace vide (un espace et non pas un lieu), attendant des habitants à venir. En réalité, il y avait déjà sur ces sables le village

1 Selon la critique de l’Orientalisme faite par said W. Edward, L’orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005.

2 C’est-à-dire un mouvement dont le but est la création d’un pays pour le peuple juif.

3 Un grand plan directeur pour Israël a été créé à la fin des années 40 par l’architecte du Bauhaus Arieh charone et le premier ministre David Ben Gurion.

4 Pour approfondir le sujet : raz-krakotzkin Amnon, Exil et souveraineté, Théorie et criticisme, Jérusalem, Van Lir, 1993, pp.23-55.

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d’Isdod5.

Il avait été construit selon les principes arabes caractéristiques de la région. C’était un village très dense et son plan montre une organisation radiale à partir du centre. Au niveau architectural, les bâtiments, plutôt des maisons habitées chacunes par une grande famille, étaient construits en briques de terre, faits pour résister au climat très chaud de la région, avec des murs très épais, des ouvertures minimales, des toitures de bois ou de feuilles, et des cours intérieures. Ces maisons reflètent les traditions locales.

Quand le plan Charone a été réalisé, d’autres formes urbaines et architecturales ont été mises en œuvre dans la nouvelle ville Ashdod, voisine d’Isdod. Ces différences révèlent la relation du sionisme à l’environnement physique d’Israël, ou, en termes orientalistes, la façon avec laquelle la force eurocentrée perçoit l’Orient. En effet, au contraire de l’architecture locale et sensible d’Isdod qui a été celle de centaines des années, la référence principale d’Ashdod est moderniste. Les dirigeants du mouvement sioniste ayant connaissance des tendances culturelles et politiques de l’époque, l’architecture israélienne s’est définie autour des conceptions modernistes du Bauhaus, de l’Esprit Nouveau et du mouvement de la “Garden City”.

5 zakhaM Uri, kraM Noa, reich Eitan, Isdod et Magedal, Ramla, Ed. Zocharot, 2003.

Une maison typique d’Isdod, entre 1940 - 1946. Library of Congress, Washington DC. (Source : Matson Photo Service, http://www.loc.gov/.)

Ashdod, 1963. Bibliothèque de Kiryat Tivon. (Source : http://www.tivon-lib.co.il/1191.)

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Dans une certaine mesure, l’architecture d’Ashdod est animée du même esprit que le projet pour Alger de Le Corbusier. Dans les deux cas, il y a une dissonance fondamentale entre l’environnement oriental (authentique en tant que représentant une autonomie culturelle, non-européenne) et les édifices dans lequel ils sont posés. La ville d’Ashdod, comme ce projet d’Alger, montre la façon avec laquelle l’Occident (c’est-à-dire Charone ou Le Corbusier) essaie de refaire l’Orient (la Palestine ou Alger) avec une pensée moderne et eurocentrée, sans prendre en compte la tradition, l’architecture locale et l’échelle du lieu. La pensée corbuséenne de l’espace exprime toujours un désir d’expérimenter à partir de paradigmes occidentaux (la vie, la ville), de transformer la culture et l’homme, mais toujours dans le cadre de l’intellect européen. La monumentalité, l’échelle et le symbolisme, comme les conceptions de « la volonté de l’être humain » (sans se poser la question de savoir ce qu’un Africain veut ou pas, ou s’il a ou pas les mêmes besoins qu’un Européen) et l’organisation de l’espace, viennent tous d’interprétations orientalistes du lieu. Comme le Plan Voisin pour Paris de Le Corbusier est tout à fait occidental (et même classique de par ses axes), mais hors contexte, celui pour Alger l’est de même, notamment au niveau de l’échelle et de la tradition locale, et joue avec des principes centraux du modernisme européen : l’ordre nouveau de la ville, l’industrialisation et l’omniprésence du béton. Ils sont repris à Ashdod, ville notamment marquée par le béton et le modèle de l’Unité d’Habitation.

Ainsi, l’édification de la moderne Ashdod sur fond d’Isdod et des sables méditerranéens, est une action à la

Plan d’Isdod, 1946. zakhaM Uri et al., op.cit., p. 8. / Vues satellite d’Ashdod. (Source : Bing Maps.)

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fois fonctionnelle et éducative qui a pour objectif de loger des immigrants juifs. De façon antagoniste aux caractères rural, archaïque, oriental d’Isdod, le sionisme se perçoit alors comme urbain, moderne, européen. La construction d’Ashdod en rupture volontaire avec le contexte, soutient l’objectif du sionisme de créer un peuple nouveau dans un pays nouveau, désigné comme sauvage avant elle. Les formes du projet et de la réalisation d’Ashdod incarnent ce processus d’autodétermination qu’est l’orientalisme.

L’idée de l’Autre présente dans la pensée orientaliste se traduit spatialement par une clarification de la relation forme-fond. En tant que village local, Isdod est choisi pour être utilisé comme fond sur lequel va être posée la forme, Ashdod. De ce fait la ville israélienne d’Ashdod n’existe pas sans son fond, ce qui définit la relation orientaliste entre le protagoniste et l’antagoniste, le Good et le Bad, l’éclairé et l’ignorant. Ce point est très important pour la création du récit national sioniste. C’est un exemple clair d’une action occidentale d’utilisation d’une telle histoire pour créer, former et rassurer sa propre identité en s’opposant à la définition de l’Orient.

Toutefois, les relations forme-fond sont plus complexes car engagées dans une double direction. La forme, l’architecture d’Ashdod, devient elle-même un fond quand sa population y est représentée. Maintenant un fond sur la scène de cette photographie, elle évoque l’Occident contrastant avec la femme juive d’origine indienne avec ses enfants, construisant une échelle de valeur : cette femme d’une culture spécifique, la culture indienne, apparaît sur fond de la modernité d’Ashdod, lisible dans les éléments comme une large avenue, des bâtiments de béton armé, une voiture. Pris par le photographe très connu Nino Herman6, ce cliché transmet un message clair. La superposition des deux aspects, l’humain et le bâti, compose une vue contrastée, ou une vue euro-coloniale que l’on peut lier à la pensée orientaliste.

6 Un photographe de presse et des premiers ministres en Israël des années 70.

Le Corbusier, projet “Alger A,B,C,H”, 1930. Fondation Le Corbusier, Paris. (Source : http://www.fondationlecorbusier.fr/.)

Ashdod et ses sables, 1958. cohen Fritz, Ashdod et ses sables, Jérusalem, La Collection Nationale d’Israël, 1958. (Source: http://147.237.72.31/topsrch/default.htm.)

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Sa comparaison avec une photographie du pavillon égyptien à l’exposition universelle de 1851 confirme ce point de vue. Les objets du pavillon égyptien sont exposés dans une boite occidentale, sur un terrain européen, comme un fait qui serait démonstratif d’une réalité orientaliste. Le contraste entre le fond et la forme la montrerait dans cette signification pour des yeux européens. En même temps, les objets, les statues qui en effet représentent la nation égyptienne, constituent le sujet qui est l’Autre, loin de sa propre culture, examinée comme un spécimen, qui ne sera jamais respectée et acceptée comme égale des cultures dominantes.

Ainsi à l’instar de cette scène de l’exposition de 1851, Ashdod pourrait avoir été construite pour être un Crystal Palace dans le sens d’un espace qui définit à quelles valeurs il faut s’adapter, ou simplement quelles valeurs sont acceptables et courantes. La forme moderniste choisie pour Ashdod montre comment des positions orientalistes sont celles du sionisme pour déterminer les valeurs requises, pour construire une narration unique du lieu et pour créer un nouvel individu moderne en Israël7.

Suivant le plan Charone, la ville Ashdod s’est agrandie au fil du temps par des quartiers limitrophes. Cette croissance est typique dans toutes les villes nouvelles de cette époque en Israël, comme Tibéria, Afoula et Béer Chéva. Leurs plans montrent les relations du sionisme au mouvement de la “Garden City”. De même, il y a une déconnection entre le plan de la ville et le contexte quel qu’il soit, ces villes-amibes étant chacune dans une situation topographique et climatique différente. Par exemple, Tibéria et Afoula sont situées au nord d’Israël, où il pleut beaucoup, tandis que Béer Chéva est en limite du désert : pourtant leurs plans directeurs sont similaires. Chaque amibe du plan représente une unité qui définit un quartier d’habitation. Dans la plupart de ces villes, les logements sont organisés selon des principes identiques.

7 tzfadia Erez et yacoBi Haim, “Le multiculturalisme, la nationalité et la politique d’une ville: Ashdod”, La sociologie israélienne, Tel Aviv, 2006, p.130.

Juive d’origine indienne, Ashdod, 1973. Nino Herman photographe. chanania Herman, Jerusalem, La Collection Nationale d’Israël. (Source : http://147.237.72.31/topsrch/default.htm.)

Le court égyptien, Crystal Palace, Londres, 1854. N.d. Branch.

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Un des modèles a été celui des maisons individuelles suburbaines (unifamiliales ou pour deux familles), repris de Levittown aux États-Unis. Symboles de l’Amérique de l’après deuxième guerre mondiale, ces habitations exprimaient entre autres, le Rêve américain. Le choix du modèle de Levittown des années 50 pour édifier les extensions d’Ashdod dans les années 60, se comprend pour des raisons idéologiques.

L’importation d’une typologie occidentale, américaine ici, était aussi celle de l’idéologie occidentale, le Rêve américain. De cette façon, les aspirations sociales sont cadrées dans une direction très spécifique, un rêve spécifique. Ce n’est ni le ‘rêve indien’ ni le ‘rêve sioniste’, c’est le Rêve américain qui est mobilisé par le sionisme. Ce rêve, forcément occidental, contraint toute la communauté.

(De haut en bas)

Plans de Tibéria, Afoula et Béer Chéva. New York, Fondation Arieh Charone, 1948-1953. (Source : http://www.ariehsharon.org/.)

Levittown, années 50. Archeology and material culture. (Source : https://paulmullins.wordpress.com/tag/african-american/.)

Ashdod, les premières unités de maisons doubles, 1966. cohen, Jérusalem, La Collection Nationale d’Israël.

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ORIENTALISME ET SÉGRÉGATION : RAHÀT

Si Ashdod montre une vision orientaliste dans la construction de l’identité de la ville, de ses habitants présents et futurs, une autre ville nouvelle, Rahàt, construite dans les années 70, montre également que sa planification par la municipalité était influencée par des représentations orientalistes.

Rahàt, située au sud d’Israël, est la plus grande ville conçue par la municipalité pour la communauté bédouine du Néguev . Cette communauté est caractérisée par un mode de vie unique qui a été une réalité jusqu’alors : ce sont des nomades qui vivaient dans le désert. Après la proclamation d’Israël, des changements démographiques et territoriaux ont touché la communauté bédouine du Néguev8, qui a dû faire face à une force nouvelle, municipale et culturelle. Alors que le sionisme apportait avec lui l’esprit de la modernité occidentale, il avait aussi la volonté de construire un nouveau peuple israélien sur la terre d’Israël. Les Bédouins, comme les autres minorités ethniques d’Israël de l’après 1948, ont été traités comme l’Autre, des citoyens qui ne prennent pas vraiment part à l’histoire israélienne qui est foncièrement juive et occidentale. La notion d’altérité des Bédouins et la condescendance israélienne inscrite dans les positions sionistes deviennent visibles et prennent forme à Rahàt.

Le principal objectif de la municipalité concernant la communauté bédouine qui incarne à ses yeux les relations problématiques entre l’Occident et l’Orient, était évidemment de réglementer les agglomérations permanentes .

8 Le Néguev est une région du sud d’Israël qui désigne les terres désertiques du pays.

Vue satellite de Rahàt et les habitations bédouines traditionnelles. (Source : Bing Maps.)

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Une transition entre ces nomades bédouins et les nouveaux résidents permanents devait s’opérer, alors que le développement d’Israël était envisagé dans une volonté claire de modernisation. On peut voir ce processus comme un effort d’adapter une communauté locale aux normes d’un pays occidental, mais aussi comme une action de contrôle : contrairement à l’organisation des tribus nomades, une ville devait permettre une surveillance par la municipalité. Instaurer une ville bédouine sera donc à la fois une méthode pour adapter les tribus aux normes israéliennes et un moyen de surveillance et de contrôle. Avec une ville qui est non seulement un phénomène spatial clair, avec des limites définies, mais surtout qui définit l’identité d’un lieu (et un hors-lieu), les visées sionistes et occidentales pourraient se concrétiser. Ainsi la ville de Rahàt fonctionne comme un espace moderne, initié pour la communauté bédouine d’une part, et comme un espace de contrôle et de surveillance d’autre part. Ce contrôle et cette surveillance sont à la fois physiques et idéologiques et permettent la création du lieu qui est en effet un hors-lieu en termes sionistes : il est en Israël, mais en même temps n’est pas dans le récit d’Israël. C’est un lieu qui n’existe pas dans sa culture dominante, il est hors contexte israélien.

La construction de Rahàt pose une question principale : au vu de sa position par rapport aux autres agglomérations bédouines du Néguev et à la ville de Béer Chéva, l’organisation spatiale urbaine apparaît bien comme pensée avec la volonté de renforcer Béer Chéva comme une ville métropole, le centre de la région. Le plan de transformation de Béer Chéva en une ville métropole a été proposé et est en cours de réalisation. D’une certaine façon, Béer Chéva a été fondée et conçue pour devenir un jour la métropole du Néguev. Comme villes satellites devant conforter économiquement la ville centrale, toutes les villes réalisées autour Béer Chéva (notamment des villes bédouines) ont été construites par rapport à cette future métropole. Il serait peut-être radical de dire que Rahàt est une ville seulement utile pour la création d’un urbanisme de métropole, mais on peut dire qu’elle démontre bien la relation entre la ville “rejetée” et la ville “acceptée”. Ville rejetée, Rahàt ne prend pas part au récit israélien occidental et juif. Située à côté, elle ne sera

Une tente Bédouine, 1900-1920. Library of Congress, Washington DC. (Source : http://www.loc.gov/.)

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jamais un centre ou au centre. La qualification “en marge de la société” dans ce cas renvoie à des significations à la fois sociales et spatiales.

Ashdod et Rahàt, deux villes nouvelles israéliennes, démontrent comment l’espace construit est un produit et même un moyen de la narration nationale, à savoir un organisateur des identités et des thèmes historiographiques. Une analyse de ces espaces, leur architecture et leur urbanisme, montre que la création spatiale est en effet influencée par des représentations autres qui s’enracinent dans la culture et les influencent. Ashdod et Rahàt sont parmi les nombreux exemples qui mettent en lumière les approches occidentales, des approches qui donnent l’échelle des valeurs au monde contemporain jusqu’à aujourd’hui. L’Orientalisme e(s)t l’espace ?

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Laura Louvignessous la direction de Caroline Maniaque

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Dans le cadre de Nantes Green Capital 2013, l’architecte Patrick Bouchain (1945-) édite un ouvrage monographique et organise à l’automne 2013, une exposition éponyme, intitulée Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée.

L’exposition marque cinquante ans d’activité de l’atelier Kroll, elle est présentée au Lieu Unique, scène nationale et lieu culturel de la ville nantaise réaménagé par

Patrick Bouchain en 2000.* À travers cet événement, Bouchain rend hommage à ces deux personnages qui ont influencé son travail depuis de nombreuses années. * Nantes a été la capitale verte de l’Union européenne pour 2013. Cette distinction est venue reconnaître et récompenser le travail et les efforts menés par Nantes depuis plus de vingt ans en faveur de l’environnement et du développement raisonné de la métropole. Collectif, Bouchain P. (dir.), Simone et Lucien Kroll : une architecture habitée, Nantes, Arles, Actes Sud, 2013 ; l’exposition a été présentée du 25 septembre au 1er décembre 2013.

Plus qu’une expositionUn lieu de vie

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L’architecte belge et son épouse paysagiste, sont ses principaux maîtres à penser. Inspirateurs d’une démarche humaine et ouverte, ils militent depuis les années 1970 pour une architecture homéopathique1 en travaillant sur l’adaptation progressive et harmonieuse de l’habitat en collaboration avec l’habitant. Matérialisée par la réunion de trois générations d’architectes : Lucien et Simone Kroll, Patrick bouchain et le collectif ETC2, la dimension de filiation et de transmission est à l’origine de l’exposition.

J’aimerai créer une chaine, pour que leur travail soit interprété et transmis à son tour.3

Une pensée me vient alors à l’esprit : Comment la notion “d’architecture habitée” est-elle transmise dans l’exposition et comment est-elle perçue par le visiteur alors que dans le contexte actuel, le partage est rarement d’actualité ?

Cette étude sera menée en différenciant plusieurs thèmes : un aspect plus général sur l’exposition et l’ouvrage, et des aspects plus particulier traitant de leurs convictions, leur visions du partage, leurs projets.

Rencontrer Simone et Lucien Kroll et Patrick Bouchain a été pour moi un événement important, leur manière d’être au monde, entiers, généreux, riches d’une philosophie architecturale humaine, m’a profondément touché et m’a motivé à rédiger ce texte.

EXPOSITION - MONOGRAPHIE

Cette exposition réunit plusieurs éléments. Tout d’abord, 50 ans d’activités de l’atelier, sous la forme de plans, textes et photos, dans une scénographie réalisée par Patrick Bouchain et Dato Tarielashvili. Ensuite, un jardin vivrier face au Lieu Unique, sur une proposition de Simone Kroll et avec la participation de bénévoles

1 kroll L., Tout est paysage, Paris, Sens & Tonka, 2012, p.60.

2 Le collectif est fondé en 2010 par des étudiants en architecture de l’INSA de Strasbourg, ils sont aujourd’hui rejoints par des graphistes et urbanistes.

3 Patrick Bouchain, entretien avec la journaliste Sophie trelcat pour la Revue de presse, 2013.

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et du service des espaces vert de la ville de Nantes. Puis, la présence du collectif ETC et d’autres, sur toute la période de l’exposition pour “habiter” le projet. Enfin, des conférences hebdomadaire qui réactivent la démarche de Simone et Lucien Kroll (Pierre Frey, Coline Serreau, Tsutomu Shigemura, etc.)

Pour réaliser cette exposition, Patrick Bouchain demande l’aide de la jeune normalienne, Edith Hallauer, souhaitant élaborer un travail sur la participation. Elle sera le filtre pour relire le travail des époux Kroll et elle sélectionnera douze de leurs projets (réalisés ou non, entre 1952 et 1998, en Belgique, en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne), pertinents et emblématiques.

La difficulté de représenter le sujet traité, une architecture habitée4, a poussé Patrick Bouchain à s’entourer de l’architecte Dato Tarielashvili afin de réaliser au mieux la scénographie de l’exposition.

Il en a résulté une organisation autour de grands panneaux de bois aux fonds colorés qui construisent un parcours non directif. Il n’y pas de début ou de fin, chaque personne est libre de parcourir l’exposition comme bon lui semble. Les panneaux ne sont pas disposés sur une trame perpendiculaire au mur de la salle. Ils sont placés en travers, ce qui crée des ouvertures et des resserrements, des espaces dilatés et d’autres plus intimes. Les reproductions de nombreux plans, photos et dessins sont simplement punaisées aux panneaux, rythmés par des citations de Lucien Kroll.

Pour l’exposition, des maquettes, utilisées chez Lucien comme objet de travail et de partage du projet, ont été reconstituées et mises à la disposition de tous sans barrière ou mises en valeur particulière. Il est à noter qu’elles n’ont pas été protégées d’un capot de plexiglass et que les petits comme les grands sont libres de jouer avec.

4 Titre de l’exposition Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée.Maquette à la disposition des enfants. © Martin Argyroglo.

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Comme le dit lui-même Lucien Kroll à propos de ses maquettes, cette mise en scène est déprofessionnalisée5. On y trouve des pommes à croquer, des chaises ou des fauteuils pour s’installer, l’ambiance est conviviale et chaleureuse, à l’image de l’architecture du couple Kroll.

L’ouvrage reprenant les douze projets choisis par Edith Hallauer commence par un entretien entre les deux commissaires, ce qui permet de comprendre le contexte et l’origine du livre. Dans la préface, le philosophe de l’urbain Thierry Paquot utilise la narration pour raconter des détails intimes de la vie du couple Kroll : une rencontre, un repas, etc.

Dans le livre, chaque projet est introduit par une page colorée comprenant le titre, le lieu et l’année. Un texte explique brièvement le contexte et l’histoire de la construction. De nombreuses citations de conférences ou d’écrit de Lucien Kroll y sont ici retracées où il s’exprime à la première personne, au singulier comme au pluriel.

On y trouve également un certain nombre de pages jaunes présentant la définition des mots clefs comptant dans la philosophie des Kroll : banal, écologie, paysage, complexité, incrémentalisme6, mots que l’on retrouvera par ailleurs dans l’exposition.

L’ouvrage est généreusement illustré de photographies pleine page des bâtiments. Lucien montre à travers ses

5 viGne Margaux, “Kroll, Bouchain, ETC - Des architectes habités”, 25 nomvembre 2013, http://strabic.fr/Kroll-Bouchain-etc.

6 La fin n’est pas définie dès le début. Il ne décide de chaque étape qu’au moment où il l’aborde.

Vue de l’exposition. © Martin Argyroglo. / Panneaux d’affichage en bois. © Martin Argyroglo.

Appropriation du mobilier.© Martin Argyroglo.

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nombreux dessins un processus de recherche, mais aussi la matérialité de son architecture avec des textures et de la couleur.

On est loin d’une représentation normalisée par des plans/coupes/élévations, ou des vues 3D actuelles montrant des bâtiments toujours plus blancs et transparents peuplés d’arbres trop verts et d’enfants trop souriants. Ces images qu’il juge imparfaites sont pour lui le moyen d’éviter tout chantage à l ’admiration.7

La fin de l’ouvrage présente un reportage photographique sur “Les Vignes Blanches”8 effectué par la photographe Sophie Ricard, qui a permis à Lucien et Simone de revoir les logements qu’ils avaient réalisés à Cergy-Pontoise et de rencontrer les habitants.En conclusion, l’exposition et l’ouvrage sont en réalité deux déclinaisons d’un même objet, ayant une unité de forme et de fond. On y parle des mêmes projets, mais on aurait pu attendre du livre un peu plus d’information sur leur démarche, notamment sur les méthodes de dialogue qu’ils utilisent avec les habitants, la maîtrise d’ouvrage et les constructeurs. LE LIEU UNIQUE - ACCESSIBILITÉ

L’exposition est ouverte au public et organisée dans un lieu emblématique de la ville.

En effet le Lieu Unique, ancienne Biscuiterie Lef èvre-Utile (LU), a été entièrement réhabilité par Patrick Bouchain et l’architecte d’intérieur Nicole Concordet entre 1999 et 2000. On y trouve aujourd’hui un bar, un restaurant, une librairie, un hammam, une boutique et la Tour LU qui se visite. L’esprit du lieu est convivial et chaleureux, les populations de tout âge se mélangent facilement autour d’un verre à différentes heures du jour et de la nuit. La convivialité du lieu se retrouve bien dans cette

7 viGne Margaux, op.cit..

8 Ensemble de 9 habitations groupées en deux corps de bâtiments reliés par une passerelle. Selon la volonté des habitants, cet ensemble dispose de nombreux espaces collectifs : salle commune, buanderie, ateliers, studios d’hébergement.

Couverture et intérieur de l’ouvrage. © SLKLU.

Vue de l’exposition. © Martin Argyroglo. / (De gauche à droite) D. Tarielashvili (scénographe), V. Mahe (Collectif ETC), L. et S. Kroll, P. Bouchain, N. Concordet (architecte de la réhabilitation du hall du Lieu Unique), E. Hallauer, E. Hansen (scénographie), F. Chiappero (Collectif ETC). ©Lieu Unique.

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exposition qui prend ici tout son sens. Elle permet alors de sensibiliser le grand public aux pratiques alternatives en architecture.

Patrick Bouchain a construit ce lieu avec l’idée et le souhait qu’il soit en perpétuel mouvement. C’est donc tout naturellement qu’en accord avec le directeur, Patrick Gyger, et profitant de cette exposition, qu’il fait appel à Nicole Concordet pour le réaménagement du lieu de vie du Lieu Unique.

LE CYCLE DE CONFÉRENCE

Le cycle de conférence propose une rencontre avec :- Simone Kroll, Lucien Kroll et Patrick Bouchain- Simone Kroll, Lucien Kroll et Tsutomu Shigemura- Coline Serreau et Patrick Bouchain- Pierre Frey et Patrick BouchainCes conférences ont pour but de lier le travail de Simone et Lucien à d’autres protagonistes. Ils sont proches depuis de nombreuses années de l’architecte japonais Tsutomu Shigemura, avec qui ils partagent certains thèmes comme le travail collectif, l’écologie, et le contexte.

L’actrice, réalisatrice, scénariste et compositrice française Coline Serreau vient présenter son dernier film Solutions locales pour un désordre global (2010) où elle montre des alternatives contre la crise écologique, financière et politique, par des interviews de paysans, philosophes et économistes.

Pierre Frey est docteur en sciences techniques de l’École polytechnique fédérale de Lausanne où il est professeur à la faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (EPFL, ENAC).

Le docteur en sciences techniques de l’EPFL9 et professeur à la faculté de l’ENAC10, Pierre Frey, vient quant à lui, parler de son livre Pour une nouvelle architecture

9 École Polytechnique Fédérale de Lausanne.

10 L’environnement naturel, architectural et construit.

Réaménagement du hall central du Lieu Unique. © Martin Argyroglo.

Dessin de la tour du LU.© Lieu Unique.

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vernaculaire11. Il fait une critique de l’architecture ordinaire, produite par l’industrie globale, pour analyser dans quel contexte les solutions alternatives, celles qu’il appelle vernaculaires, se développent un peu partout dans le monde.

Pour ma part, j’ai eu la chance d’assister à la conférence de Simone, Lucien et Patrick Bouchain. Ce dernier a pris la parole pour expliquer le contexte et la mise en place de cette exposition en faisant un rappel sur son propre parcours qui est en lien avec la vie des Kroll. Puis, Simone nous a expliqué certaines étapes de leurs vies, non pas dans le projet architectural, mais plutôt dans leur façon d’être et de réagir face aux évènements du quotidien. Le moment était très émouvant et intense. Enfin, Lucien Kroll pris la parole pour ne plus s’arrêter. “Passion” est le mot d’ordre. Il est rentré dans la narration de sa vie et ses projets, nous donnant les détails qui manquaient surement dans l’exposition.

C’est ici que l’accessibilité trouve sa justification : les conférences étant ouvertes à tous, j’ai pu y emmener ma mère12, profane, qui s’est laissée immerger dans le contexte. C’était plus une leçon de vie, sur la façon dont on voit l’architecture, plutôt qu’une conférence technique sur quels matériaux ? Quand ? Où ? Pourquoi… ?! Elle était enchantée de l’expérience.Le rapport social que les deux architectes mettent en valeur dans leurs travaux est compréhensible par tous. Cependant, une question me vient à l’esprit : ma mère serait-elle allée d’elle-même à cette conférence ?

DES CONVICTIONS AU PROJET

En France, Lucien Kroll est relativement connu pour ses écrits théoriques et analytiques, où il questionne l’architecture, la construction, ainsi que son propre

11 frey P., Learning from vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire, Arles, Actes Sud, 2010.

12 Très loin du milieu de l’architecture.

Conférence de Lucien Kroll.© Martin Argyrogl.

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rapport à la ville et à l’habitant.13

L’exposition et l’ouvrage en témoignent : des morceaux d’écrits sont sans cesse repris et mis en exergue pour garder toujours en tête la pensée des Kroll. Cependant, lorsqu’il met en application ses écrits dans ses projets, cela ne plait pas toujours aux architectes, qui trouvent souvent ses bâtiments trop bariolés, bricolés, fragmentés, avec une esthétique qui ne fait pas toujours l’unanimité.

Lucien Kroll lui-même explique que le rôle de l’architecte n’est pas d’inventer mais plutôt de jouer avec la complexité liant les habitants à l’habitation. C’est l’image du chef d’orchestre qui joue avec tous les éléments et les guides pour aller dans la bonne direction.

UNE ARCHITECTURE HABITÉE

L’habitation est une action ! “ J’habite, tu habites, etc., “ et non un objet14, écrit Lucien Kroll.

Lucien a construit au fil des projets sa démarche, qu’il dit incrémentale, c’est-à-dire une forme de suivi réactif du projet en train de se faire. Chaque décision est prise sur le moment, la finalité du projet n’est pas définie à l’avance.

De plus il définit l’architecture comme une affaire de relations, liant les individus à leur environnement. Il travaille donc avec les habitants tout en respectant le contexte du projet. Leur contribution est donc indispensable pour trouver le sentiment d’habiter15.

Le projet de “La Mémé”, abréviation de maison médicale, est la réalisation la plus célèbre de Lucien Kroll. Il comprend cinq bâtiments : la maison médicale, la mairie, le restaurant universitaire, le centre œcuménique et la station de métro Alma.

13 Parmi ses écrits, on peut citer: kroll L., Tout est paysage, Paris, Sens & Tonka, 2012 ; kroll L., Composants : Faut-il industrialiser l’architecture?, Bruxelles, Ed. Socoréma, 1984 ; allain J.-M., kroll L., Valenciennes et ailleurs…, bien vieillir chez soi, Paris, Ed. L’Harmattan, 1995.

14 kroll L., “La zone molle”.

15 Notes prises lors de la conférence de Lucien kroll, Nantes, Lieu Unique, 3 octobre 2013.

Couverture du livre Tout est paysage. © Lucien Kroll.

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Ce projet l’a érigé en pionnier de la participation habitante : c’est en répondant à la demande d’un groupe d’étudiants en médecine, qu’il construit avec eux en 1969 une partie du campus de l’université catholique de Louvain. Les étudiants sont devenus les maîtres d’ouvrages de cette commande et il est évident qu’ils se sont affirmés pour exposer leurs différences et leurs goûts, ce qui a permis d’élaborer un programme plus diversifié. Mais tout ne se joue pas dans la conception et la réalisation; L’appropriation, la modification et l’amélioration sont des notions aussi importantes dans la démarche de Lucien. C’est pour cela qu’il établi une trame constructive qui permet la mobilité des cloisons, pour qu’au fil du temps, les habitants eux-même puissent changer selon leur gré, leur propre lieu de vie.

“La Mémé” apparaît donc comme un chaos assumé de formes, de couleurs, de matériaux, de végétaux : c’est un bâtiment composite.

Mais Lucien s’est aussi confronté, notamment en France, à deux des tendances lourdes de son époque, à savoir les grands ensembles et les villes nouvelles. Bien qu’en désaccord avec ces processus d’aménagement qui créent des villes uniformes et industrielles avec du logement de masse, il se penchera malgré tout sur la question.

Contre la politique de la table rase qui, pour lui, n’est pas une solution, car ces endroits sont déjà habités et appropriés, il traitera le sujet à sa manière dans le quartier des Vignes Blanches dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Suivant son credo Pas d’habitants, pas de plans!16, il réussira de 1977 à 1989, à travailler avec les futurs habitants, cherchant en amont à construire des relations humaines de quartier, de voisinage, ou, comme il le définie lui-même, une vicinitude17. À Hellersdorf, il proposera, après un long travail avec les habitants, une liste d’interventions ponctuelles d’amélioration, une architecture homéopathique : un balcon, un ascenseur, un jardin en pied d’immeuble, un

16 viGne Margaux, op.cit..

17 Mot employé par Kroll pour exprimer l’inverse de la solitude.

“La Mémé”. © Lucien Kroll.

Les Vignes Blanches.© Lucien Kroll.

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auvent à l’entrée, une boutique en rez-de-chaussée, une coursive, une extension sur le toit, une intervention artistique en façade, etc.

Nous ne méprisons pas l ’ancienne structure : nous la désossons parfois, nous l ’habillons petit à petit et nous la forçons à reconstituer une image paisible du quartier.18

Malheureusement, la plupart des projets et propositions de Kroll sur les grands ensembles, regroupés dans l’exposition sous le titre « Les invendus » ne seront pas réalisés.

ÉCOLOGIE ET PAYSAGE

La démarche participative au cœur des projets de Lucien depuis les années 1960 est pour lui l’essence même de l’écologie. Le projet est comme un écosystème : être humains et paysage sont reliés. Il explique que la

18 Atelier Lucien Kroll, Enfin chez soi… réhabilitation de préfabriqués, Berlin-Hellersdorf, Paris-Berlin, L’Harmattan-WoGeHe, 1996, p.22.

Évolution de la façade à Hellersdorf. © Lucien Kroll.

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construction n’est jamais achevée, mais doit au contraire évoluer avec le temps et les divers habitants qui y laisseront leurs empreintes.19

Pour Lucien, l’écologie ne se réduit pas à des normes. Lorsqu’il construit en 1997 un lycée technique répondant aux normes HQE (Haute qualité environnementale) à Caudry, il dira avec ironie :

Une merveille ! Tout ce que j’ai rêvé de réaliser depuis vingt ans, me voici contraint de le faire sous peine de poursuites !20

C’est un précurseur, Thierry Paquot l’évoque dans la préface de l’ouvrage : ces lucienités, incomprises il y a quelques années sont aujourd’hui le fondement de l’architecture contemporaine avec par exemple : des espaces flexibles, modulaire, de la végétation imposante, etc. Il dit également :

L’architecture, l ’urbanisme et le paysage deviennent écologiques lorsqu’ils préf èrent les relations aux résultats.21

SIMONE, JARDINIÈRE

Lors de l’exposition, Lucien Kroll décide de mettre en lumière l’influence de sa femme, véritable pilier dans sa vie, son agence et ses projets. On présente alors son travail de paysagiste grâce aux images des deux jardins qu’elle a réalisés pour les festivals des jardins de Chaumont-sur-Loire, mais surtout par un jardin vivrier devant le LU en amont de l’exposition.

Ce jardin a été réalisé en avril 2013, avec l’aide des habitants du quartier et du service vert de la ville de Nantes, pour donner toute sa production de fruits et légumes au moment de l’exposition. Comme elle aime si bien le faire, le jardin rassemble indifféremment, fleurs, carottes, radis, salades, choux, etc. Le tout dans une

19 fèvre Anne-Marie, “Les Kroll, une utopie habitée”, Next Libération, 11 octobre 2013.

20 viGne Margaux, op.cit..

21 paquot T., Préface “Simone et Lucine”, Collectif, Bouchain P. (dir.), op.cit., p.4.

Croquis du Lycée technique à Caudry. © Lucien Kroll.

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harmonie visuelle à la fois déstructurée et réfléchie.

Simone Kroll explique lors de la conférence qu’il n’a pas toujours été facile d’apprendre ses techniques aux habitants sans s’imposer. Et surtout de prendre sur soi lorsque ce n’était pas réalisé à son goût. Mais le partage, c’est aussi cela.

Lors de cette conférence Simone marque également sa place. Elle explique que Lucien a le côté fonceur, Avec lui ca va vite22, mais son caractère est dû à sa passion. Quant à Simone, elle a ce côté plus sage qui permet à Lucien de dévier de sa route principale. C’est comme ça qu’ils arrivent à faire du projet un moment bénéfique, de partage, de vie et “d’habité”. Ensemble Lucien et Simone se complètent et forment un équilibre.

Elle nous offre également une belle leçon de vie lorsqu’elle prend le temps d’écrire dans la première page de son ouvrage : C’est beau la vie, essayez, vous réussirez !!.

Cette dame pleine de sagesse et de générosité nous apaise le temps de la conférence, et cela se traduit également dans son travail.

UNE EXPOSITION HABITÉE : L’APPARTEMENT TÉMOIN

Cette exposition a été réalisée pour rendre hommage au couple mais aussi dans un souci de transmission.

L’œuvre des Kroll m’a marquée, donc pourquoi n’en marquerait-elle pas d’autres ?23

Patrick Bouchain invite donc le collectif ETC à “habiter” l’exposition, comme il avait pu le faire en 2006 lorsqu’il avait invité le collectif Exyzt lors de la Biennale de Venise pour construire, occuper, et animer l’installation de la Metavilla. Le collectif ETC est ici convié à construire un appartement

22 kroll Simone, conférence, Lieu Unique, 3 octobre 2013.

23 Patrick Bouchain, entretien avec la journaliste Sophie trelcat pour la Revue de presse, 2013.

Premiers coup de pelle. © Lieu Unique. / Plantation des fleurs. © Lieu Unique. / Croquis du jardin potager, en face du Lieu Unique. © Simone Kroll.

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témoin24, pièce réalisée au sein même de l’exposition. Cela permet d’obtenir un lieu habité où l’on peut y voir des personnes en train de travailler, de faire une sieste, de manger, ou de discuter.

Cet appartement est réalisé selon une trame constructive dessinée par Lucien Kroll dans ses propres logements. On met en évidence sa mutabilité par le déplacement des murs. Il est réalisé en carton, en différenciant les murs porteurs des cloisons potentiellement mobiles, comme dans la réalité.

Le collectif ETC a ensuite invité différents collectifs d’architectes, graphistes, et paysagiste à investir à tour de rôle le lieu et à y déployer une proposition de leur choix, permettant ainsi d’apporter leur contribution et de bénéficier d’une certaine notoriété. L’appartement peut ainsi au fil des semaines évoluer et progressivement devenir habité, de meubles, d’objets, d’images, de personnes différentes.

24 Terme utilisé dans la Revue de presse.

Simone Kroll en compagnie des bénévoles. © Lieu Unique. / Simone et Lucien Kroll. ©Lieu Unique.

L’appartement témoins.© Collectif ETC.

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CONCLUSION

Patrick Bouchain, à travers cet événement, amène le public, expert ou non, vers des démarches originales comme celle des Kroll. Malgré une forte présence médiatique, il réussi à garder le désir de fédérer et mobiliser pour mieux partager. C’est la raison pour laquelle il invite de jeunes architectes à prendre place au sein de l’exposition aux côtés de grandes figures telles que les Kroll : c’est la chaine de transmission25.

L’évènement en soi est une réussite. Cependant la personne profane pourrait avoir des difficultés à jouer le jeu de l’appropriation des lieux. En effet, dans ce contexte d’évènement scénographié, la présence insolite de pommes sur les tables va interpeller le visiteur non

25 Patrick Bouchain, entretien avec la journaliste Sophie trelcat pour la Revue de presse, 2013.

L’incrémentalisme. © Collectif ETC.

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initié: “Est-ce là pour moi ?”. C’est au cours du parcours de l’exposition que l’on comprend qu’elle est habitée, en fait c’est un vrai lieu de vie !

L’enseignement des Kroll est très loin de notre apprentissage scolaire. Pourtant, il s’inscrit dans l’esprit actuel, avec une approche ouverte et engagée sur le paradigme contemporain de la participation habitante et de l’écologie. Par ailleurs, cet événement permet une meilleure compréhension d’une architecture à l’approche à priori difficile.

On retire de cette visite et de la lecture du livre une profonde envie d’aller voir ces réalisations, mais aussi de relire Tout est paysage. Le fait étant suffisamment rare, cela a été une grande chance et une belle opportunité d’entendre Lucien et Simone Kroll s’exprimer en public.

Simone et Lucien Kroll. © Cyril Weiner.

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BIBLIOGRAPHIE

Collectif, Bouchain P. (dir.), Simone et Lucien Kroll : une architecture habitée, Nantes, Arles, Actes Sud, 2013.kroll L., Tout est paysage, Paris, Sens & Tonka, 2012.

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http://www.lelieuunique.com/site/index.php/2013/09/25/simone-et-lucien-kroll/

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Quentin Morannesous la direction de Brent Patterson

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Omarska, as a place of industrialized iron ore extraction, is a key to understand the modern history of Bosnia through a case study. Bosnia is a European country subjected to religious, economic and cultural shifts. Different institutions and ideologies succeeded or coexisted in this territory. Due to its geography

(it’s a mountainous country), it remained quite secular despite the multiple influences. Developing at its own speed and according to its complex and long lasting history, it’s a country that has still not recovered from both the end of Socialist Yugoslavia and the Bosnian war.

OmarskaEpitome of the tensions between capitalismand the materialisation of history

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Mines are a symbol for a country that, for the first time, was involved in the regional economic context as an independent State by the extraction of metals. Mining in Bosnia dates back to the 14th century when Ban Stjepan Kotromanić decided to develop it. He was the first leader of Bosnia, taking the power around 13181. Since the beginning of the 20th century, Rudnika Ljubija was the largest mining complex of Bosnia and former Yugoslavia. As the biggest of the three mining sites, Omarska had an important role in the country’s economy. Then, during the Bosnian war, the site was transformed into a concentration camp. The ArcelorMittal Company bought the mining complex in 2004, which led to an immediate mining activities restart. Being the reflection of the country’s political and economic situation, the site seems to epitomize the history of modern Bosnia.Through an historical and ideological analysis of the situation in Bosnia, particularly in the region of Prijedor, northwest of the country, I will try to respond to the following question: How the effective domination of a globalized firm in a symbolic place for Bosnia’s history prevented the building of a memorial dedicated to the victims of the Omarska concentration camp ?

To start, I will attempt to clarify the situation of Rudnika Ljubija in the context of a socialist economy, and events that led to the transformation of Omarska into a concentration camp. Then, I will analyse what is a camp, how it comes into existence, and how Omarska has been appropriated by a market-driven economy after the war. Finally, I will focus on the site’s heritage and on the question of a memorial.

FROM SOCIALISM TO WAR

Before being transformed in a concentration camp, Omarska was the biggest plant of the larger complex of Rudnika Ljubija, which included Ljbubija, Tomasica and Omarska areas, the most important mine in former Yugoslavia. Thanks to its natural resources, the region became an important place of activity for industrialized

1 donia Robert and fine John, “The Distinctiveness of Medieval Bosnia”, Bosnia & Hercegovina : A Tradition Betrayed, Columbia, 1994, pp.19-21.

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iron ore extraction and processing at the beginning of the 20th century.Omarska mining complex had been fully modernized and reopened in 1984. The modernization of the complex happened during a period of economic crisis in Yugoslavia. Even though, the production of iron ore in Rudnika Ljubija was about three million tons a year2.

At that time, discussions within the Communist party were mostly about economic reforms, since inflation ran up to 346% in March 1989. Being the first socialist country to liberalize its economy in the 1950s and 1960s, the movement slowed down during the following years. In the 1980s, Slovenes and Croats, the most Western-oriented republics, pushed for market-oriented approaches, while Serbs were more in favour of a State-driven economy3. In fact, in Opstina Prijedor, Serbs occupied most of the key positions. And the State-control of the mine came mostly from Belgrade. More than 85% of the mine’s directors were Serbs, while only 15% were Muslims4.

In 1991, Opstina Prijedor had a total population of 112,470 people. 44% declared themselves as Muslims, 42.5% as Serbs, 5.6% as Croats, 5.7% as Yugoslavs (whom were mostly Muslims, but did not want to be affiliated to it as an ethnicity) and 2.2% others5. With no ethnic discrimination in the workers employment, the ethnic diversity was as representative within the 5000 employees as it was in the general population. However, we can see that, if it was not the case for the workers, the ethnic factor came into account for the direction.Before the war, the quality of metals produced was considered the second in Europe, just after the mine of Kiruna in Sweden. As a successful Yugoslav socialist

2 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “II. Opstina Prijedor – general description, D. Rudnika Ljubija”, 1994.

3 donia Robert and fine John, “The Twilight of Yugoslavia”, Bosnia & Hercegovina : A Tradition Betrayed, Columbia, 1994, p.203.

4 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “II. Opstina Prijedor – general description, D. Rudnika Ljubija”, 1994.

5 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “II. Opstina Prijedor – general description, B. population profile”, 1994.

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enterprise, it was a source of pride for Bosnia, especially after the scandal of Agrokomerc. Agrokomerc was an enterprise specialized in agricultural products implanted, like Rudnika Ljubija, in northwest Bosnia. Financial irregularities have been discovered in 1987, leading to a crisis that expanded to banks, and thus to the whole Yugoslavia. Because of the way that industry, which represented 75% of all agricultural exports in Bosnia, was functioning, from an economic crisis it became a political one. Due to the control over media, the country seemed stable, despite the large-scale crisis that was happening in the 1980s, but the Agrokomerc case changed everything. The company had 13,500 employees at the time and it was impossible to hide the economic issues. Workers in Sarajevo and other industrial centres led demonstrations. It was recognized by the Central Committee in Sarajevo that there could be a link between economic issues and the rise of nationalism:

Almost 600,000 workers are in an extremely difficult situation. Social discontent is growing and there is an alarmist number of nationalist incidents.6

On the basis of that crisis, the Bosnian war began in 1992, lasting until 1995. Three institutions provided cohesion in Yugoslavia: the League of Communists of Yugoslavia (LCY), the Yugoslav federal government and the Yugoslav People’s Army (YPA). But shortly before and during the war, those institutions profoundly mutated. The LCY disappeared in January 1990 and the Yugoslav federal state was refunded in April 1992, only including Serbia, Vojvodina, Montenegro and Kosovo. As for the YPA, Serbian nationalists took control over most of its means and men, losing its original mission : defending a multiethnic state.In 1990, multiparty elections were organized in the six republics of Yugoslavia. In Bosnia, ethnically based parties have won 86% of the Assembly’s 240 seats. The Serbian Democratic Party (SDP) won 72 seats, Croatian Democratic Community (CDC) won 44 and the Muslim Party for Democratic Action (MPDA) won 86. The three

6 andJelic Neven, Bosnia-Herzegovina: The End of a Legacy, Frank Cass Publishers, 2003, p.67.

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parties agreed to establish a coalition and the MPDA leader Alija Izetbegović was designated president7. Izetbegović published the “Islamic Declaration” in 1969. It presented his views on Islam and modernization, inspired by the pan-Islamist thinking. He had been prosecuted in the 1980s by the Socialist government, suspected of desiring to create an Islamic State in Bosnia. Even though an agreement had been found between the representative parties of Bosnia’s ethnic community, fear and suspicion aroused in the minorities of each republic. Minorities of Bosnia (Serbs and Croats) felt more likely to obtain benefits in republics where they constituted a majority. At that time, the presidents of Croatia (Tudjman) and Serbia (Milošević) cultivated the discontent of their nationals in Bosnia, hoping to take advantages from the dismembering of the republic.

Between 1990 and 1991, the Serbian government had illegally armed Serbs paramilitaries of Croatia and Bosnia. After the Slovenia’s declaration of independence, the YPA tried to protect the territorial integrity of Yugoslavia by fighting against Slovene Territorial Forces. Though, the YPA faced a disaster in Slovenia and decided to withdraw. After the withdrawal, the full transformation of the Serb-controlled YPA started, from a guardian of Yugoslav ideals and socialist ideology, it became an agent of Greater Serbia ambition.

While the war was raging in neighbouring Croatia between Serbs and Croats, Bosnia’s assembly tried to find a compromise and declared their sovereignty. The SDP tried to oppose to this declaration, but both CDC and MPDA voted for it. Bosnia’s Serb declared their own Republic on December 1991.The conflict then escalated quickly and in March 1992, the hostilities developed into a full-scale war in Bosnia. Within weeks, the Serb-controlled YPA governed most of Bosnia’s territory. Located in northwest Bosnia, Prijedor region was under total control of the YPA and Serbian paramilitary forces, allowing them to open prisoner camps and to start the ethnic cleansings.

7 donia Robert and fine John, “The Twilight of Yugoslavia”, Bosnia & Hercegovina : A Tradition Betrayed, Columbia, 1994, pp.210-211.

Stjepan Kljuić (CDC), Radovan Karadžić (SDP), and Alija Izetbegović (MPDA) in Sarajevo.

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FROM WAR TO CAPITALISM

The camp of Omarska, referred as Logor Omarska in the UN report, opened on 27 May 1992. Prisoners were mostly the Muslim elite of Prijedor: intellectuals, political leaders, judges, lawyers, economists, businessmen, teachers, journalists, religious leaders, artists, sports men, etc.; anyone who could be influential on the population. In July 1992, there may have been approximately 3,000 camp inmates. The estimate total number of inmates in the camp in the three years varies between 5,000 and 7,0008. It is though difficult to make any approximation concerning prisoners directly or indirectly killed in the camp, but many of them have been tortured. Those tortures and killings happened here because the war is the state of exception that allowed the establishment of the camp. Giorgio Agamben developed a theoretical framework on camps; he states that they are the “most absolute biopolitical space”. He associates Foucault’s notion of biopolitical with the one of “naked life”. The biopolitical being the way power deals not with territories, but with people’s lives. Camps are not born of ordinary law; they are not raised out of prison law. Camps open in a situation of suspension of the state of law, so everything is possible in them. The concentration camp is, as Agamben explains it, “the structure in which the state of exception is permanently realized”9.

In Omarska, there was almost no reconstruction of the mining company’s facilities before they were converted into a concentration camp. Serbian forces used the four buildings to detain and torture prisoners. The UN report describes them precisely:

These buildings were the canteen building, the larger building, the White House, and the Red House. The canteen building […] used for interrogation of camp inmates. The larger building was in part a huge garage for dumpers, etc. On the ground floor, in addition to the

8 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “VIII. The concentration camps, A. Logor Omarska”, 1994.

9 aGaMBen Giorgio, “What is a camp?”, Means Without Ends: Notes on Politics, University of Minnesota Press, 2000, p.40.

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garage, there was one relatively large room. The first floor […] had several rooms (one, ill-famed, was known as No. 26) and an electrical workshop. The White House was a tiny construction […] It had four rooms all allegedly constantly used for torture and killings. One of these rooms was known as “the room of death”. The Red House, which was small as well […] was where prisoners were taken for more or less immediate execution.10

The larger building was practical for the guards to regroup all the inmates in the same place and have more control. The two other buildings (“white house” and “red house”) were smaller and isolated from the larger building, thus they functioned as sites of killings and torture. The whole camp of Omarska was quite isolated from any city; it allowed the Serbs to keep their actions in a relative anonymity.The security in Omarska was not ensured by a spatial dispositive such as fences or barbed wire. Three groups or thirty guards were watching the camp borders, while another group of thirty men was inside the camp. Fifty and one hundred meters outside of the camp, there were two groups of soldiers that were supposed to defend it in case of attacks.11

After the camp closed, mass graves were found in the mine craters. The relative isolation of the complex (Prijedor, the

10 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “VIII. The concentration camps, A. Logor Omarska”, 1994.

11 Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), “VIII. The concentration camps, A. Logor Omarska”, 1994.

Omarska’s White House and larger building.

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nearest large town is about 15km away) strengthened its state of exception. Indeed, the concentration camp is one of the most extreme forms of domination. The political, the citizenship don’t exist anymore in it.

Inasmuch as its inhabitants have been stripped of every political status and reduced completely to naked life, the camp is also the most absolute biopolitical space that bas ever been realized - a space in which power confronts nothing other than pure biological life without any mediation.12

In a camp, there are no crimes against inmates. Their “naked life” status doesn’t give them any rights, even though everyone were citizens with equal rights before the war. Inmates are not allowed to move from the larger building, except when authorized by the guards, most often to go to queue in the canteen or to the torture rooms. In addition, the hygiene conditions were terrible, starving and humiliations were the norm.

The opening of concentration camps by the Serbs is to be thought through the prism of the will to create a nation-state. The Greater Serbia they were dreaming of. It was not only a question of ethnic cleansings; it was also setting up the conditions of access to the citizenship of the nation-state. People who didn’t fit in the norms that defined the citizens of the Great Serbia couldn’t remain on the territory they claimed. A state of exception had to be created: it was the war. Then opened concentration camps, including Omarska. They’re the structures that sustain the state of exception. In this sense, we can link it to Nazi Germany during the World War II. In order to unify the nation and get rid of minorities, they used the Nuremberg laws to deprive both Gypsies and Jews of their citizenship. They, de facto, had to be in a territory directed by a state of exception, and not by the juridical order they didn’t belong to anymore. That’s why they opened camps and created ghettos.

Despite the atrocities that happened in the camp,

12 aGaMBen Giorgio, “What is a camp?”, Means Without Ends: Notes on Politics, University of Minnesota Press, 2000, p.41.

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Muslims slowly came back to the region of Prijedor once the war was over. A Serbian authority now ruled the region, but the mining activities of Rudnika Ljubija restarted only ten years later.

In 2004, the ArcelorMittal group bought the mining complex. ArcelorMittal is the largest steel producer in the world, with 93.3 million tonnes produced in 201213. The company was employing 239,000 persons in 2013. The deal was part of the largest privatization in Bosnia since the 1992-1995 war, including all the activities of Bosnia’s BH steel.Although in 2004, mass graves were still discovered in Prijedor region and especially in Ljubija’s mines, the mining operations quickly restarted. The activity halted most of further investigations on mass graves.According to The Society for Threatened Peoples in Bosnia and Herzegovina, 1,700 persons suspected to have been killed and buried in Ljubija’s mines were still reported missing in 2004.The Republika Srpska authorities supported the Mittal investment, seeing the possibility to both forget an embarrassing past and provide employment to the local population, which is now mostly Serb.

In fact, the mining operations lead to unpleasant discoveries, as reported by Donald Reeves and Peter Pelz:

Bulldozers had flattened the meadow and we gazed across the expanse of mud, weeds and grass to some distant woods, trying to picture the mass of bones and skulls piling up. The mine manager, told us of his shock at what he saw, apparently not having known anything about the ethnic cleansing when he came to begin the task of making the mine profitable. Looking at the scale of the burial he realized that mine machinery must have been used to transport the bodies.14

Charlie Hailey made a typological study of camps, he articulates a description of mining camps that gives us

13 “Top steel-producing companies 2013”, http://www.worldsteel.org/statistics/top-producers.html.

14 pelz Peter and reeves Donald, The White House: From Fear to a Handshake, John Hunt Publishing, 2009, p.17.

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the key to understand the issues raised: “Limiting factors of the contemporary mining camps are […] the finely tuned economics of profit margins and negotiations with governments and native landholders”15. In the context of Omarska, the term “landholders” also means the inheritors of a tragic history with non-cicatrized wounds.

The situation of ArcelorMittal towards the Prijedor region has two levels of interpretation.The first is their attitude as a globalized firm towards a population weakened by the war. They are in a position of economic domination. This simple story reported by Peter Pelz and Donald Reeves: “The recent arrival of an international mining company to reopen Omarska at least enabled his wife to find work as a secretary at the mine head office in Prijedor, so they did not starve”16 shows that inhabitants have been reduced to a state of proletariat by the war. The war destroyed what remained of social protection in Yugoslavia and people are in an urge need of employment in order to survive. In fact, the war has been a necessary transition between the socialist economy and the development of a market-driven economy.The second is the ArcelorMittal position of domination over the local people. In Omarska’s context, that means

15 hailey Charlie, “Mining Camp”, Camps: A Guide to 21st-Century Space, MIT Press, 2009, p.299.

16 pelz Peter and reeves Donald, The White House: From Fear to a Handshake, John Hunt Publishing, 2009, p.25.

Mittal name on the Omarska’s larger building.

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that it allows them to take part in the debate about the building of a memorial. Their decision to act only as economic agents without a clear political position is in fact a political position in itself; it’s implicitly taking the position of the local Serb authorities. Being the owners of a place where crimes took place, they have a moral duty towards the victims, but the fact of taking a position would possibly endanger their profits. And as we know, capitalists firms are engaged in production and exchange for the sake of the immediate profit. Their policies are driven by the idea of making the most immediate result. They don’t want to concern for the conditions of production if it can negatively affect their profit margins.

SITE’S HERITAGE AND THE QUESTION OF A MEMORIAL

When the mining activity restarted in 2004, survivors of the camp and returning refugees (mostly Muslims, but also Croats) were claiming for the building of a memorial in Omarska. ArcelorMittal hired the Christian Anglican NGO “Soul of Europe” in November 2005, in order to open a dialogue between communities and be accepted by the inhabitants:

It was realized that if these demands were not met the region could be destabilized and this could harm the mine’s potential profitability.17

The NGO, as an exterior actor, had to address the resentments and conflicts. Peter Pelz and Donald Reeves, the “Soul of Europe” representatives, had to find effective and neutral interlocutors in each community to collect information and start the process of reconciliation. But it proved to be difficult since many people involved in war crimes now have political and economic responsibilities. Victims and their families didn’t want to stop any economic activity to restart on the site, but wished to have a space for commemoration and memory. These are the “places of memory” that the historian Pierre Nora evokes. He describes them as places of gathering,

17 pelz Peter and reeves Donald, The White House: From Fear to a Handshake, John Hunt Publishing, 2009, p.7.

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which help to unite a nation, to share a sense of heritage with people we have never met. The materialisation of a sacralised place would inscribe their story in the history of modern Bosnia, and record that local authorities accepted it. The collective memory exists in parallel to personal memory. The personal remembrances or experiences are an individual truth, but not the shared story everyone can refer to. Confronting the structure of a state of exception that is a concentration camp, Muslims try to unite under the memory of victims.

Though, in February 2006, Bosnian Muslim community living abroad stood up against the memorial, they didn’t trust the NGO because of its religious character, while Republika Srpska authorities were still not ready to accept the idea of a memorial. As the tensions were too significant, ArcelorMittal fired “Soul of Europe” and decided not to act or take any position in the debate. In fact the status quo seemed to be the best solution to preserve the profitability of the mine.

Muharem Murselovic agreed that the white house required a memorial, having been the focal point of the concentration camp. But he warned us that a memorial would also raise problems with the Serb workers at the mine.18

In fact, Prijedor’s region is a symbolic place for the history of modern Bosnia. Located only 15km away from Omarska, there is the largest WWII memorial of former Yugoslavia on Mount Kozara. This memorial was built in memory of Serbian partisans who fought against Germans and Ustaše armies. The offensive represents the largest military losses of WWII in Yugoslavia. Many Serbs were killed in the operation or later in the Jasenovac concentration camp, located in Croatia and run by the Ustaše government, allied of Nazi Germany.

The set up of a memorial in Omarska would thus be even more symbolic due to its geographical position. The Prijedor’s region would then epitomize the history

18 pelz Peter and reeves Donald, The White House: From Fear to a Handshake, John Hunt Publishing, 2009, p.46-47.

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of Bosnia since WWII and be a place for the country’s memory.

For Michel de Certeau, history doesn’t exist by itself, but it exists through the writing of this history. History is here to legitimize the dominant political power. Writing history is, in de Certeau’s argument, a tool of colonialism. In the context of Omarska, the Serbs, helped by ArcelorMittal non-action, are writing their own history about the site. Omarska’s concentration camp needs a materialization not to be forgotten. As a group, Muslims want to remember the place and the related events. The victims have to be regarded as sacred because they’re the human figures in which the Muslims can recognize themselves. This sacralisation is almost a religious figure, as described by de Certeau:

The life of Saints is part of the lives of a group, Church or community, it supposes the pre-existence of the group. But it’s the representation of its self-consciousness, by associating a figure to a site.19

History needs places as much as writing to be remembered. Memorials act as cathartic places. They help to fix a version of history on which inhabitants are less susceptible to discuss. According to Nora, an object becomes a place of memory when it can’t be forgotten, especially with the apposition of memorial plaques. And when a community commits in it with its emotions.

19 de certeau Michel, “Systèmes de sens: l’écrit et l’oral”, L’Écriture de l’histoire, Éditions Gallimard, 1993, p.277, (my translation).

Mount Kozara WWII memorial.

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The quest for a memorial in Omarska has to be explained through the notion of symbolic of place. The memorial would be a symbol for Muslims. By symbol, I mean a reminder of the events that happened in this place, as well as the symbol that they still have a political power in the area of Prijedor. The fact they aren’t able to set up a memorial testimonies of the domination they still undergo.Considering it, the fact that the memorial building did not happen is the evidence that the political situation, even almost twenty years after the end of the war and the closing of the camp, still didn’t go back to its pre-war state.

After the failure of the NGO “Soul of Europe” tentative to start a process of reconciliation between the Serbs and their former victims, ArcelorMittal evacuated the question of the memorial they had promised to set up in Omarska in 2005. The memorial was supposed to allow the victims and their families to commemorate on the site, listing the names of the victims and remembering the atrocities committed in the “white house”. The company argues that they didn’t want to interfere in local political issues related to war and ethnic politics, although, as an economic agent, they are totally involved in the Prijedor region’s life. Amnesty International has blamed them for ethnic discrimination in employment in Rudnika Ljubija20. Thus, their position suits the local Serb authorities, which are pleased to see traces of crimes disappear. In the process of not taking its responsibility towards people they are involved with, ArcelorMittal acts like Slavoj Zizek has described the West in the context of the Balkans’ war:

In what, precisely, consists this ideological mystification? To put it somewhat crudely, the evocation of the ‘complexity of circumstances’ serves to deliver us from the responsibility to act. The confortable attitude of a distant observer, the evocation of the allegedly intricate context of religious and ethnic struggles in Balkan countries, is here to enable the

20 Bosnia and Herzegovina: Behind closed gates: ethnic discrimination in employment, 2006, accessed May 6th, 2014.

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West to shed its responsibility towards the Balkans.21

Following those events, victims of the camp started a controversy to defend their case. For the 2012 London Olympics, ArcelorMittal funded the Orbit Tower, designed by Anish Kappour. The Orbit Tower is 114.5m tall, it’s the largest piece of public art in London. Lakshmi Mittal used this opportunity to improve its legacy and to showcase the “unique qualities of steel”22.

In an act of publicity, a group of survivors of Omarska claimed it as a “Memorial in exile”. Satko Mujagić, Rezak Hukanović and Kemal Pervanić, three survivors of the camp, organized a press conference to denounce the fact that the Orbit Tower has been funded with the profits made in Omarska, and has been built using the steel processed in the Rudnika Ljubija mining complex. This claim led to a few demonstrations in London and Omarska, but it has been poorly relayed by the mainstream medias. At the same time, they pointed out that since a letter dated April 12, 2012 was signed by the mine director. People who sought to visit the site had to wait until August 6, the official date of the camp closing. They invoke “safety reasons”.23 Without support coming from Europe, the inequal balance of power between ArcelorMittal and a few Bosnian survivors and families prevented any real solution. The recent developments even show that the company tried to elude the question by restraining rights to access the site. Preventing access by people who would like to commemorate the dramatic events that happened there.

To conclude, we can say that the war created the conditions for market-driven economic interests to set up in a space formerly directed by a socialist economy. The destruction of social order and peace, as well as the

21 ŽiŽek Slavoj, Mapping Ideology, Verso, 2012, p.5.

22 Mittal Lakshmi on ArcelorMittal Orbit, accessed April 28th, 2014, http://corporate.arcelormittal.com/who-we-are/arcelormittal-orbit/perspectives/lakshmi-mittal.

23 hodzić Refik article on the Orbit Tower controversy, accessed June 1st, 2014, http://www.ictj.org/news/shadow-london-%E2%80%9Corbit%E2%80%9D-bosnia-steel-blood-and-suppression-memory.

The ArcelorMittal Orbit tower, designed by Anish Kapoor.

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vanishing of Yugoslav social protection caused by three years of fights weakened the Bosnian society, especially in the Prijedor region.

Of course, the war and ethnic tensions were present before the mine’s purchase by ArcelorMittal. But the desire to make short terms profits overshadows collective memory, especially when related to such a tragedy. A company such as ArcelorMittal took advantage of a not yet set situation, just like if nothing happened in this place.

With still a high rate of unemployment, ungovernable institutions and no serious process of reconciliation between the communities, we can ask ourselves the same question as the Sarajevan architect Ivan Strauss who wrote on 10th January, 1992 in his personal journal: “Could peace be worse than war?”

BIBLIOGRAPHY

aGaMBen Giorgio, Means Without Ends: Notes on Politics, University of Minnesota Press, 2000.andJelic Neven, Bosnia-Herzegovina: The End of a Legacy, Frank Cass Publishers, 2003.Bourdieu Pierre and passeron Jean-Claude, La Reproduction: éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, 1970.de certeau Michel, L’Écriture de l’Histoire, Gallimard, 2002.donia Robert and fine John, Bosnia & Hercegovina : A Tradition Betrayed, Columbia, 1994.hailey Charlie, Camps: A Guide to 21st-Century Space, MIT Press, 2009.nora Pierre and aGeron Charles-Robert, Les lieux de mémoire, tomes 1 and 3, Gallimard, 1997.pelz Peter & reeves Donald, The White House: From Fear to a Handshake, John Hunt Publishing, 2009.strauss Ivan, Sarajevo, l’architecture et les barbares, Éditions du Linteau, 1994.virilio Paul, La Vitesse de Libération, Éditions Galilée, 1995.ŽiŽek Slavoj, Mapping Ideology, Verso, 2012.Final report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to security council resolution 780 (1992), 1994, accessed April 25th, 2014, http://balkanwitness.glypx.

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com/un-annex5-prijedor.htm.Top steel-producing companies 2013, accessed May 2nd, 2014, http://www.worldsteel.org/statistics/top-producers.html.

Bosnia and Herzegovina: Behind closed gates: ethnic discrimination in employment, 2006, accessed May 6th, 2014, http://www.amnesty.org/en/library/info/EUR63/001/2006.

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REMERCIEMENTS

Nous tenons à remercier tous les enseignants qui ont encadré l’écriture des différents articles, Pierre Bourlier, Anne Debarre, Leda Dimitriadi, Caroline Maniaque, Brent Patterson, Jean-Francois Roullin et Caroline de Saint-Pierre. Nous tenons également à rendre hommage à Joël Sakarovitch, dont l’enseignement et la personnalité nous auront tous profondément marqués.

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0167777813269

ISBN 978-1-326-01677-790000

“Pour la deuxième année consécutive, la collection R6 rassemble une vingtaine d’articles écrits par des étudiants en fin de Licence de l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais.”