Clinique des psychoses et théorisation du désarroi

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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 360–368 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Clinique des psychoses et théorisation du désarroi Clinic of psychosis and theorisation of disarray Vincent Di Rocco Maître de conférences, centre de recherche en psychopathologie et psychologie cliniques, institut de psychologie, université Lyon 2, 5, avenue Pierre-Mendès-France, 69676 Bron cedex, France Rec ¸u le 26 septembre 2010 Résumé Les états psychotiques occupent une place particulière au sein de la théorisation psychanalytique. Ils opposent une résistance majeure à leur traitement tant clinique que théorique suscitant des mouvements de profond désarroi chez les cliniciens. La part contre-transférentielle du processus de théorisation suscitée par la psychothérapie des états psychotiques engendre une forme particulière d’élaboration, une surenchère conceptuelle qui joue le rôle de « représailles théoriques » face à la blessure narcissique infligée par ces problématiques. Ces « représailles théoriques » représentent une tentative de liaison des processus psychiques en échec et fixent les limites des modèles de compréhension. Cette étape nécessaire du travail de conceptualisation peut être dépassée par un retour sur les pratiques cliniques permettant l’appropriation subjective des notions théorisées. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Psychanalyse ; Psychose ; Théorie ; Psychothérapie psychanalytique ; Processus psychique ; Transfert ; Contre-transfert ; Clinique ; Étude théorique Abstract The psychotic states occupy a particular position (?) within the psychoanalytical theorization. They set a major resistance against their treatment so clinical as theoretical arousing movements of profound disarray at the clinicians. The part counter-transference (?) of the process of theorization aroused by the psychotherapy of the psychotic states engenders a particular shape of elaboration, an conceptual higher bid which plays the role of “theoretical reprisals” in front of the narcissistic wound imposed by these problems. These “theoretical reprisals” represent an attempt of connection of the psychic processes in failure and fix the limits of the Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.08.005

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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 360–368

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Clinique des psychoses et théorisation du désarroi

Clinic of psychosis and theorisation of disarray

Vincent Di Rocco ∗Maître de conférences, centre de recherche en psychopathologie et psychologie cliniques, institut de psychologie,

université Lyon 2, 5, avenue Pierre-Mendès-France, 69676 Bron cedex, France

Recu le 26 septembre 2010

Résumé

Les états psychotiques occupent une place particulière au sein de la théorisation psychanalytique. Ilsopposent une résistance majeure à leur traitement tant clinique que théorique suscitant des mouvementsde profond désarroi chez les cliniciens. La part contre-transférentielle du processus de théorisation suscitéepar la psychothérapie des états psychotiques engendre une forme particulière d’élaboration, une surenchèreconceptuelle qui joue le rôle de « représailles théoriques » face à la blessure narcissique infligée parces problématiques. Ces « représailles théoriques » représentent une tentative de liaison des processuspsychiques en échec et fixent les limites des modèles de compréhension. Cette étape nécessaire du travailde conceptualisation peut être dépassée par un retour sur les pratiques cliniques permettant l’appropriationsubjective des notions théorisées.© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Psychanalyse ; Psychose ; Théorie ; Psychothérapie psychanalytique ; Processus psychique ; Transfert ;Contre-transfert ; Clinique ; Étude théorique

Abstract

The psychotic states occupy a particular position (?) within the psychoanalytical theorization. They set amajor resistance against their treatment so clinical as theoretical arousing movements of profound disarray atthe clinicians. The part counter-transference (?) of the process of theorization aroused by the psychotherapy ofthe psychotic states engenders a particular shape of elaboration, an conceptual higher bid which plays the roleof “theoretical reprisals” in front of the narcissistic wound imposed by these problems. These “theoreticalreprisals” represent an attempt of connection of the psychic processes in failure and fix the limits of the

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.08.005

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models of understanding. This necessary stage of the work of conceptualization can be exceeded by returnon the clinical practices allowing the subjective appropriation of the theorized notions.© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Psychoanalysis; Psychosis; Theory; Psychoanalytical psychotherapy; Psychic process; Transference; Counter-transference; Clinical; Theoretical study

Dès les premières théorisations psychanalytiques, la psychose a attiré les recherches, remo-delé les conceptualisations et suscité le réaménagement constant des dispositifs thérapeutiques. T.Vincent ([1], p. 184), dans son travail sur l’histoire des théories psychanalytiques de la psychose,remarque que la confrontation avec les sujets souffrant de psychose est à l’origine de l’édificationd’au moins trois grands systèmes d’intelligibilité psychique se réclamant de la psychanalyse,les théorisations freudienne, kleinienne et lacanienne, permettant le développement de conceptsessentiels comme le narcissisme primaire, l’identification projective et la forclusion. Cependant, cemouvement de réflexion semble marquer le pas, les problématiques psychotiques semblent perdreleur rôle moteur au sein de la théorisation au profit des questions posées par les remaniements del’adolescence ou du développement des nourrissons. Aujourd’hui la psychose fait peut-être pluspeur que penser. . . Malgré cette force d’attraction, qui a pesé dans l’histoire de la pensée analy-tique, la psychose a toujours opposé une résistance majeure à son traitement psychanalytique, quece soit un traitement clinique ou théorique. En effet, dans mon expérience clinique de psychothéra-peute attaché à un service de psychiatrie pour adultes, l’établissement d’une relation thérapeutiquereste toujours un enjeu majeur et incertain. La place du thérapeute n’est jamais assurée, ses proposou même simplement sa présence peuvent rapidement être percus comme intrusifs, menacantspour le patient, suscitant un rejet brisant tout lien. Ou bien, à l’inverse, cette présence et ces propossont sans aucun effet, sans aucune prise, le rejet n’est même plus nécessaire, le lien ne semblemême pas tissable. Ces modalités de contact particulières ne manquent pas de susciter un vécuparticulier, que je pourrais décrire comme une sensation de trouble, un désarroi, dans l’écoutedu patient ou plus précisément dans la rencontre avec le patient. Pour moi, ce désarroi mêle unsentiment d’impuissance rageuse à l’impression d’une intelligibilité possible qui se dérobe sanscesse. Aux désordres présentés par le patient, répond le désordre interne du clinicien. Ce désordrene repose pas sur la suspension d’un savoir préalable nécessaire à l’établissement des conditionsd’une écoute des productions psychiques du patient. Il s’agit bien d’un désordre interne, désorga-nisant la pensée, rendant difficile, par exemple, la prise de notes après l’entretien, mettant en doutela possibilité même de communiquer, d’échanger. Établir la situation thérapeutique, permettant letravail élaboratif, est souvent d’une grande complexité. Cette résistance marque, affecte, le pro-cessus de théorisation lui-même pris entre désespérance thérapeutique engendrée par ce désarroiet avancées cliniques fécondes en théorisations. La dynamique de la pensée analytique reposesur sa capacité à travailler ses points aveugles et les limites qu’elle se fixe, à reprendre commeélément signifiant ce qu’elle considérait, un temps, comme obstacle à la mise en sens. C’est surcette dynamique que je propose d’appliquer un regard clinique. La part contre-transférentielledu processus de théorisation suscitée par la psychothérapie des états psychotiques engendre uneforme particulière d’élaboration, une surenchère conceptuelle qui joue le rôle de « représaillesthéoriques » face à la blessure narcissique infligée par ces problématiques. Ces « représaillesthéoriques » représentent une tentative de liaison des processus psychiques en échec et fixent leslimites des modèles de compréhension. Cette étape nécessaire du travail de conceptualisation peutêtre dépassée par un retour sur les pratiques cliniques permettant l’appropriation subjective des

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notions théorisées. Mais, avant d’entrer dans une sorte de « clinique de la théorisation » [2] desétats psychotiques, il est nécessaire de repérer quelques aspects spécifiques de la psychanalysedes états psychotiques ; les conséquences de la difficulté à établir la situation analytique avec cetype de problématique, le rôle que la névrose joue dans l’organisation, la pensée psychanalytiqueet les enjeux liés à la nature même des troubles organisant les états psychotiques.

1. La psychose, une pathologie en résistance

Tout d’abord, la pratique de la psychothérapie psychanalytique des psychoses ne s’est dégagéeque très progressivement dans l’histoire de la psychanalyse du fait des problèmes majeurs poséspar la notion de transfert dans un fonctionnement psychique où le statut de l’objet est mal assuré,où la place d’autrui est insaisissable [3], ballottée entre des mouvements de rejet ou l’expressiond’une indifférence radicale. Le processus de théorisation s’est heurté directement aux difficultés,aux échecs, rencontrés dans le processus thérapeutique confronté à un transfert bien loin d’être« tempéré ». Cette résistance bouscule une articulation essentielle structurant la psychanalyse,l’articulation entre une méthode, une action thérapeutique et une construction théorique. Ausein des travaux de S. Freud et de ses contemporains, l’intérêt pour la psychose peut semblerplus théorique que clinique, la méthode d’association libre verbale est mise en échec, comme lesouligne P. Federn [4] dès les premières tentatives d’analyse et le pessimisme thérapeutique règne.La dynamique transférentielle engendrée par le traitement des états psychotiques met la psycha-nalyse face à une position paradoxale, pas de théorisation d’un processus sans l’établissementd’un transfert « utilisable » et pas de transfert « utilisable » sans un solide construction théoriquepermettant d’en rendre compte. D’où une progression par à-coups, alternant le recours à descliniques « fictives » comme « Les mémoires du président Schreber » [5] ou « La Gradiva deJensen » [6] dans les écrits de S. Freud et les aménagements de cadre comme ceux qui sontproposés par D.W. Winnicott ou M. Balint dans la psychanalyse des cas dits « difficiles ».

Ensuite, il faut constater que les problématiques psychotiques sont une épreuve pour la méta-psychologie issue essentiellement de la clinique du traitement des névroses. Cette épreuve s’ouvresur une construction progressive et complexe qui rend compte non seulement d’un fonctionne-ment psychique, mais aussi des modes de relation avec les personnes souffrant de psychose. Lavolonté de S. Freud, tout au long de son œuvre, de garder un même modèle d’intelligibilité pour lesproblématiques psychotiques et les problématiques névrotiques a laissé ouvertes les possibilitésde théorisation et les perspectives de soin, malgré les résistances personnelles du fondateur de lapsychanalyse à l’égard du traitement psychanalytique des psychoses [7]1. La théorisation des psy-choses s’est donc forgée, dans un premier temps, à l’ombre de la théorisation des névroses, d’oùsa dimension déficitaire : absence de transfert, absence de différenciation avec l’objet, absencede secondarisation, absence de guérison. . . La théorisation des psychoses se présente comme lenégatif de la théorisation des névroses, mais ce n’est pas seulement l’effet secondaire de l’éclairageporté sur cette problématique « phare » de la psychanalyse. La psychose a aussi permis de travaillerle négatif de la névrose. M. Dayan, dans son ouvrage sur les relations du psychotique à la réalité,fait remarquer que S. Freud choisit, pour illustrer sa théorie des névroses dans ses « Conférencesd’introduction à la psychanalyse » [8]2, un cas de délire qu’il rattache clairement à la psychose.

1 Il fera part de sa position personnelle face aux problèmes posés par la psychanalyse des psychoses en 1928 dans la« Lettre à Hollos ».

2 ([7], p. 42.) : « . . . Je me suis finalement avoué que je n’aimais pas ces malades, et que je leur en voulais d’être sidifférents de moi et de tout ce qu’il y a d’humain. C’est une curieuse sorte d’intolérance qui me rend bien sûr inapte à la

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Pour M. Dayan, le choix de S. Freud se justifie par le fait que « [. . .] le processus psychotiqueprécède la névrose, si l’on peut dire, dans la voie clinique de l’exploration des rapports entrel’inconscient et le réel. » ([9], p. 8). La référence à la psychose permet de garder ouvert le modèlenévrotique du fonctionnement psychique en déconstruisant ce qui peut paraître comme une donneacquise tel que le rapport à soi ou le rapport à la réalité. Elle ouvre aussi sur une spéculation surles fondements, les origines de la vie psychique et les conditions de son déploiement.

Enfin, la psychose interroge l’implicite de la représentation qui anime tout travail d’élucidationdes modalités de fonctionnement de la psyché. Certes, la clinique des psychoses est d’emblée mar-quée par les troubles qui accompagnent le statut de la réalité extérieure. La transformation radicaledu rapport du sujet à la réalité est un des traits saillants spécifiques de la psychose. Cette trans-formation interroge la ligne de partage incertaine qui oppose perception de la réalité externe etreprésentation du monde interne. Mais cette transformation en recouvre une autre, également évi-dente, dès que s’établit une relation laissant place à l’intersubjectivité. Une autre ligne de partagese trouve mise en cause, tout aussi incertaine que la précédente, celle qui différencie « l’inscriptionpsychique » et la « représentation subjective », celle qui différencie l’expérience subjectivée decelle qui ne l’est pas. C’est cette ligne de partage du monde représentatif qui est au cœur de laclinique psychothérapique des psychoses et du travail de théorisation porté par la psychanalyse.La place qu’occupent les problématiques psychotiques, au sein de la théorisation psychanaly-tique, est liée au fait que les troubles psychiques qu’elles provoquent touchent à l’essence mêmede la représentation, de la symbolisation et de la pensée qui sont au cœur des processus théo-risés par la psychanalyse. La psychose peut être considérée comme une « psychopathologie del’appareil représentatif » ou plutôt comme une psychopathologie des limites de l’appareil repré-sentatif, venant interroger la constitution des représentations psychiques ainsi que le rapport quele sujet entretient avec ses représentations psychiques. Le sujet souffrant d’une psychose estlui aussi, comme le souligne P. Aulagnier ([10], p. 14), condamné à investir, condamné à unemise en pensée et une mise en sens, même s’il s’agit d’un manque inassumable, même si lesmoyens de cette mise en pensée manquent aussi. La souffrance psychique porte la marque de cemanque et confronte à l’impensable. Au contact des états psychotiques, représentation et percep-tion peuvent se confondre comme dans les symptômes hallucinatoires ou bien la représentationpeut devenir « irreprésentable » ou encore la pensée est attaquée par elle-même. P. Aulagnier,dans son ouvrage, « La violence de l’interprétation », réinterrogerait la métapsychologie à lalumière de sa pratique clinique des états psychotiques et soulignait que le discours psychotiquetait « . . .l’interprétation sauvage faite à l’analyste de la non-évidence de l’évident. . . » ([10], p. 14).La psychose « démutise » la notion de représentation. En jetant le trouble dans l’ordonnancementdu monde représentatif, les états psychotiques poussent non seulement à un travail de théorisationsur l’émergence et le développement des processus de symbolisation pour les rendre saisissables,mais aussi à une théorisation du désarroi dans lequel ils plongent la pensée de ceux qui les écoutent.Le sujet confronté à une problématique psychotique ne peut pas être « [. . .] seulement un objetdouloureusement brisé offert à notre compassion [. . .] » comme le remarquait H. Searles ([11],p. 336), ce qui permet généralement la mise à l’écart de ses semblables, mais un sujet aux prisesavec une vie psychique qui le déborde jetant le trouble dans la pensée de son interlocuteur.

psychiatrie. . . Me conduis-je en l’espèce comme les médecins qui nous ont précédés à l’égard des hystériques ? Est-cele résultat d’un parti pris du prima de l’intellect toujours plus clairement affirmé, l’expression d’une hostilité envers leca ? ».

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2. Contre-transfert et cadre théorique

Par cet ensemble de résistances, la psychose confronte à un inachèvement et à une incerti-tude que les théories et les dispositifs de soin n’arrivent pas à réduire. Elle inflige une blessurenarcissique aux cliniciens qui se confrontent au traitement et à la conceptualisation des étatspsychotiques. C’est cette blessure qui se répercute dans les théorisations, notamment dans leurdimension contre-transférentielle. Les théories de la psychose sont des théories de la fragilité dela pensée et de l’indécidable du monde représentatif. A. Green, dans « La folie privée » repère ladimension composite que peut prendre le contre-transfert et le rôle que joue la théorisation surson établissement.

« [. . .] je pense que le contre-transfert ne se limite pas aux effets affectifs négatifs et positifsproduits par le transfert, mais qu’il inclut tout le fonctionnement mental de l’analyste, telqu’il est influencé, non seulement par le matériel du patient, mais aussi par ses lecturesou ses discussions avec ses collègues. On peut même parler du contre-transfert commeprécédant le transfert, condition sans laquelle aucune élaboration de ce qui est transmis parle patient ne pourrait avoir lieu. » ([12], p. 79)

Ce contre-transfert est aussi marqué par ce que le patient souffrant de psychose fait éprouverà l’analyste. Dans ses travaux précurseurs sur les relations tranféro-contre-transférentielles, H.A.Rosenfeld [13] parlait même du caractère d’épreuve, pour l’analyste, de la confrontation auxétats psychotiques, après que D.W. Winnicott [14] ait théorisé la place de la haine dans le contre-transfert. Au-delà de ce que ressent le patient en séance, ce qu’il fait éprouver au thérapeuteoccupe une place majeure (inextricable, absence, carence, inhumanité, angoisse sans nom. . .). G.Benedetti [15] soulignait qu’il ne suffit pas d’écouter et de comprendre, mais il faut aussi, pour lethérapeute, d’accepter une série de transformations intérieures. Ce contre-transfert « psychotique »va ainsi, en retour, marquer le travail de théorisation dans une sorte de boucle récursive. Organiserl’écoute psychanalytique des états psychotiques passe par un travail de théorisation qui intègreet répond à ces données contre-transférentielles, précarité des théories et désarroi de la penséeconfrontée à la paradoxalité théorisée par P.C. Racamier [16].

La théorisation de la psychose s’est problématisée dans le débat psychanalytique, d’oùson aspect pluriel et parfois fragmentaire, d’où aussi la nécessité d’une réflexion groupale,ce qu’incarnent les grandes correspondances de S. Freud (avec K. Abraham, C.G. Jung et S.Ferenczi) ou les débats autour du rôle de l’interprétation entre les psychanalystes anglo-saxons,H.A. Rosenfeld, D.W. Winnicott, M. Balint et H. Searles. Ces controverses viennent jouer lerôle d’un miroir vénitien apportant une réflexivité au travail de théorisation tout en déjouant lespièges de la captation narcissique que produirait une théorie totalisante et close expliquant lapsychopathologie.

3. L’inachèvement et les représailles théoriques

Un des enjeux majeurs de la clinique psychanalytique des psychoses repose sur le fait qu’il nes’agit pas, en premier lieu, de retrouver une représentation latente, de distinguer l’acte de la pen-sée, de mettre en lien éprouvé et représentation, mais avant tout de remettre en route des processuschaotiques, tronqués, vacillants. La clinique des psychoses est une clinique de la représentation« inaboutie » ou « insaisissable », plus qu’une clinique de la représentation perdue. Il ne s’agit plusde travailler sur une représentation refoulée, « perdue », mais sur un matériel potentiel, celui-là

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même qui confronte à l’irreprésentable [17] parce qu’inabouti, non approprié subjectivement.De nombreux travaux rendent compte de cette dynamique comme ceux de D.W. Winnicott surle potentiel, ceux de W.R. Bion sur la notion de préconception ou encore ceux de J. Lacan surl’articulation entre le signifié et le signifiant. En caricaturant, il est possible de dire qu’il s’agitdavantage de travailler sur des processus qui permettent de contenir, de transformer et de cacher,de refouler que sur des contenus établis. L’articulation entre ce type de problématique et sonimpact sur le travail de théorisation est très clairement définie dans le texte d’A. Green et deJ.-L. Donnet consacré à « la psychose blanche » : « Le psychanalyste n’a plus seulement à écouteret à s’écouter écouter. . . il ne s’agit pas de pensées perdues à retrouver, mais de la perte de cequi sert à perdre les pensées. » ([18], p. 215). Dans les premiers mouvements psychiques d’ordretransférentiel, c’est l’inachèvement des processus qui se représente ou plutôt qui se présente à lapsyché, à une psyché débordée. C’est la représentation de « l’état à la place de la chose », commele notait S. Freud ([19], p. 429) dans l’interprétation des rêves. Lorsque le rêve est menacé dedébordement, il tend à s’auto-représenter, à produire des représentations de son propre fonction-nement. C’est ce que S. Freud nomme « l’effet Silberer ». S. Ferenczi ([20], p. 206) relate aussides phénomènes semblables lors des cures analytiques, dans ce qu’il appelle « l’auto-observationsymbolisée du fonctionnement psychique ». Il s’agit de l’émergence, sur un mode hallucinatoire,de « matérialisations » du fonctionnement psychique au sein de la relation transférentielle. C’estcette dynamique qui pousse un peu plus la psyché du thérapeute vers le désarroi, suscitant desréactions défensives visant à la survie psychique. Le thérapeute est affecté par la rencontre cli-nique où la représentation symbolisée n’est plus au centre de l’échange. C’est ce qui renforce lapart contre-transférentielle de son travail de théorisation.

L’écart théorico-clinique est exacerbé provoquant une désespérance thérapeutique et susci-tant une défense par la théorie qui suit deux grands axes. Un premier registre défensif est la« fétichisation » de la théorie qui vient figer le développement d’une pensée élaborative. C’est-à-dire la quête d’une théorie qui viserait à supprimer ce désarroi vécu par le thérapeute, où du moinsqui chercherait à l’éviter en l’explicitant, en le rationalisant. C’est ce que souligne A. Ciccone :« [. . .] la fétichisation de la théorie suture le clivage entre ce qui du clinicien reconnaît le manqueet l’impuissance et ce qui se refuse à le reconnaître. » ([21], p. 110). La théorie est utilisée pourexpliquer la carence, l’absence de lien ou de processus, une théorie close sans perspectives dyna-miques. La fétichisation ne produit pas de conceptualisation, elle se contente de justifier l’échecthérapeutique.

Un autre niveau de réponse, plus dynamique, est la surenchère théorisante qui répond à ce quiest classiquement décrit comme une attaque de la pensée, une « attaque des liens » [22]. Cettesurenchère prend la forme de « représailles théoriques »3 qui viennent « achever » l’inabouti,clore ce qui est en suspend. Ces représailles sont à entendre comme une tentative de liaison dece qui affecte la rencontre clinique. L’atteinte du « pensoir » entraîne un vacillement du cadreinterne du thérapeute. Les repères théoriques deviennent incertains. La théorisation multiplie lesconcepts pour venir rétablir les limites et le sens ; le psychotique est enfermé derrière le murdu narcissisme primaire qui rend caduc la relation transfero-contre-transférentielle ou bien sonmonde psychique est sans espoir de processus de symbolisation sous l’effet de la forclusion dumonde des signifiants. Les représailles théoriques affinent la compréhension des processus quifont échec tout en justifiant cet échec, mettant, provisoirement, la psychose hors du champ destraitements psychanalytiques.

3 Terme emprunté à J.-L. Donnet [18].

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Mais les représailles ne durent pas, elles fixent une limite, un état de la question, que laclinique vient sans cesse interroger. L’identification projective vient révéler d’autres facettes autransfert psychotique, le narcissisme primaire laisse place à la relation qui peut être « narcissiqueomnipotente » [23], le monde des signifiants échappe à l’univers langagier pour s’ouvrir sur lecorps avec les signifiants formels [24] ou les pictogrammes [25].

4. Subjectiver la théorie

Les « représailles théoriques » viennent formuler l’énigme, portée par le sujet en souffrance, entermes conceptuels : narcissisme primaire, attaque de la pensée, défaut fondamental, forclusion. . .

Elles donnent un nom et un statut à ce qui est percu comme un état rendant compte d’un fonc-tionnement pathologique, elles viennent objectiver un désastre psychique. Cependant, d’un pointde vue psychothérapique, redonner une chance d’investir un espace psychique nécessaire au senset à la subjectivité, c’est subjectiver cette énigme. L’appropriation subjective des troubles de lasymbolisation est un enjeu central de la psychothérapie des psychoses. Cette appropriation estrendue possible par un retournement du parcours théorique : ce que décrit la théorisation doitêtre subjectivable, appropriable subjectivement. Le narcissisme anobjectal ne peut pas clore laquestion du statut de l’objet dans les états psychotiques. Il faut penser le processus d’effacementde la trace de l’objet, le travail du sujet et non pas seulement constater son effacement. L’attaquedes liens est concue sous son angle destructeur de sens, mais elle perd sa dynamique si elle n’estpas entendue comme répétition sans fin des échecs de la représentation, comme re-présentationde l’échec d’un processus de pensée. Le défaut fondamental doit être reconnu sans être exacerbé.M. Balint [26] avait bien repéré cette dynamique en mettant en place des aménagements du cadre,dont la vertu essentielle était de signifier que le « défaut fondamental » avait été entendu par lethérapeute sans qu’il cherche à tout prix à le réparer ou à l’interpréter. La forclusion « du nom dupère » repère le vécu d’exclusion radicale du monde des signifiants en lui donnant un statut, tout enrisquant d’en faire un état sans dynamique possible poussant à une désespérance thérapeutique.C’est cette exclusion radicale qui doit pouvoir être subjectivée, partagée et non répétée par lathéorie. Ce retournement du parcours théorique s’élabore dans les développements d’une théori-sation de la subjectivation. Pour échapper au fonctionnement « auto » imposé par les processuspsychotiques, la conceptualisation passe par un fonctionnement « méta » qui interroge la théori-sation elle-même, qui se prend elle-même comme objet. Il faut pouvoir penser les logiques du« pensoir » que représente l’appareillage conceptuel du clinicien pour en restaurer la dynamiquesubjectivante, tisser une trame qui associe la « pensée des pensées » à la « pensée du pensoir ».

5. Ce qu’on ne peut pas atteindre en volant. . .

Tout comme le processus psychotique, le travail de théorisation « théorise » à son tour ce quiest vécu comme son échec, « l’état à la place de la chose » selon la formule freudienne. Cetteétape semble incontournable, nécessaire. Seuls les démentis de la clinique viennent relancerla pensée du chercheur. C’est là la force du modèle freudien qui associe thérapie et théorie,clinique et recherche. La psychanalyse théorise ses avancées comme ses échecs sous forme de« représailles théoriques » qui marquent la limite de l’état des connaissances. La psychanalyseest en cela le noyau organisateur essentiel d’une démarche clinique. Elle ne se contente pas dethéoriser un fonctionnement psychique « objectivé » par un ensemble de concepts. Elle théoriseaussi la dynamique d’une « situation » clinique en en fixant provisoirement les bornes. D’oùla nécessité d’un travail permanent sur les limites, les situations limites et extrêmes. C’est ce

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travail sur les limites qui révèle les présupposés et les zones d’ombre que contient tout travailde théorisation. La théorisation des psychoses confronte à un travail de deuil d’un idéal reposantsur un appareil conceptuel fini, au profit d’un appareil conceptuel ouvert qui rende supportablesl’incertitude et l’inachèvement, une théorisation du désarroi. La psychanalyse des psychosesreste une « situation limite », un travail aux limites de l’analysable et du dispositif, aux limites dureprésentable, qui révèle la dynamique du processus théorisant marqué par les mouvements contre-transférentiels. « Ce que l’on ne peut pas atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant. . . »écrivait S. Freud ([27], p. 115) pour rendre compte de ce qu’il estimait être la lenteur de progressionde ses théorisations. Mais les raisons de cette « boiterie » dans le domaine des psychoses sontsûrement liées à la complexité et la nature de ces problématiques. Il faut peut-être accepterd’avoir plusieurs théories de la psychose et alors penser leurs articulations, leurs « dialogiques »et leurs « boucles récursives » pour reprendre les termes d’E. Morin [28] dans son approche de« la haute complexité ». Il n’y a pas de modèle global de la psychose, mais une série de lignesconceptuelles liées à des situations cliniques, qui interagissent et s’opposent pour rendre compted’une réalité psychique hypercomplexe. Une théorie de la psychose ne peut être en ce sens qu’unethéorie plurielle, une « méta théorie » en quelque sorte.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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