René descartes

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René DESCARTES Les animaux-machines [...] qu'a-t-on besoin d'autre chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe du cœur vers les extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties s'arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres qu'elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse des pores qu'elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres ? Et enfin, ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans qu'il faille imaginer d'autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y portent sont celles qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté où il n'y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la concavité gauche du cœur tendent vers le cerveau, les plus faibles et moins agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s'y vont rendre seules. J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j'avais eu ci- devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées, par l'entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve, et pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et autant à propos des objets qui se présentent à ses sens et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise : ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s'il y en avait qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne

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Page 1: René descartes

René DESCARTES

Les animaux-machines

[...] qu'a-t-on besoin d'autre chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses

humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe

du cœur vers les extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties s'arrêtent entre

celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres qu'elles en

chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse des pores qu'elles rencontrent,

les unes se vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut

avoir vu divers cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns

des autres ? Et enfin, ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération des

esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et

très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va

rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans

qu'il faille imaginer d'autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et

les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt vers le

cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y portent sont celles qui viennent du

cœur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les

mêmes que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers

un même côté où il n'y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui

sortent de la concavité gauche du cœur tendent vers le cerveau, les plus faibles et moins

agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s'y vont rendre seules.

J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j'avais eu ci-

devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et

des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de

mouvoir ses membres, ainsi qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent

encore et mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements se

doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les songes; comment la

lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets

extérieurs y peuvent imprimer diverses idées, par l'entremise des sens; comment la faim, la

soif, et les autres passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris

pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les conserve, et pour la

fantaisie qui les peut diversement changer et en composer de nouvelles, et, par même moyen,

distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en

autant de diverses façons, et autant à propos des objets qui se présentent à ses sens et des

passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les

conduise : ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers

automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que

fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des

artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal,

considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est

incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de

celles qui peuvent être inventées par les hommes. Et je m'étais ici particulièrement arrêté à

faire voir que s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un

singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître

qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s'il y en avait qui

eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il

serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne

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seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourraient

user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux

autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle

profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles

qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la touche en quelque endroit,

qu'elle demande ce qu'on lui veut dire; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses

semblables; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui

se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est

que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous,

elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles

n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes : car, au

lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces

organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière; d'où

vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine pour la

faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les

hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si

hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger

ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs

pensées; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né

qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes :

car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et

toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils

lisent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets sont privés des organes qui

servent aux autres pour parler,- autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-

mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec

eux ont loisir d'apprendre leur langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont

moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout : car on voit qu'il n'en

faut que fort peu pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux

d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser

que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de

son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le

cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature toute différente de la nôtre. Et on ne doit pas

confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent

être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques

anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car s'il était vrai,

puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se

faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable que, bien

qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de

leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup

d'autres : de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à

ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous et feraient mieux en toute autre chose; mais

plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs

organes : ainsi qu'on voit qu'un horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut

compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.

J'avais décrit après cela l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement être tirée

de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé, mais qu'elle doit

expressément être créée; et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain,

ainsi qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est

besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre cela des sentiments

Page 3: René descartes

et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. Au reste, je me suis

ici un peu étendu sur le sujet de l'âme, à cause qu'il est des plus importants : car, après l'erreur

de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui

éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des

bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n'avons rien ni à craindre

ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis; au lieu que lorsqu'on sait

combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre

est d'une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent qu'elle n'est point

sujette à mourir avec lui; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on

est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle.

René DESCARTES, Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la

vérité dans les sciences (1637), Ve partie.

CYRANO DE BERGERAC

Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées, contre un

animal accusé d’être homme

[Une perdrix nommée Guillemette la Charnue, blessée par la balle d’un chasseur, a demandé devant un tribunal réparation « à l’encontre du genre humain ».]

« Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention1 de laquelle

nos divins esprits sont capables.

« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous

avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.

« Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment

d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause;

secondement, en ce qu’il rit comme un fou; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot;

quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain; cinquièmement, en ce qu’il est plumé

comme un galeux; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans

la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler; septièmement, et pour conclusion, en ce

qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes

la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir

deux libres; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots; puis

avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se

rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de

tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la

magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être

homme, il mérite la mort.

« Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont

produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme

semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa

création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?

« La première et la plus fondamentale loi pour la manutention2 d’une république, c’est

l’égalité; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous

manger; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui; il prend, pour argument de

sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance

Page 4: René descartes

qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles,

les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.

« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce,

puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?

« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent; ils sont au contraire si

enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur

liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans

des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont

établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme

s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent

des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.

1. contention : effort, application.

2. manutention : maintien.

CYRANO de BERGERAC, Les États et Empires du Soleil, 1662.

LA ROCHEFOUCAULD

Du rapport des hommes avec les animaux

Il y a autant de diverses espèces d'hommes qu'il y a de diverses espèces d'animaux, et les

hommes sont, à l'égard des autres hommes, ce que les différentes espèces d'animaux sont

entre elles et à l'égard les unes des autres.

Combien y a-t-il d'hommes qui vivent du sang et de la vie des innocents; les uns comme des

tigres, toujours farouches et toujours cruels; d'autres comme des lions, en gardant quelque

apparence de générosité; d'autres comme des ours, grossiers et avides; d'autres comme des

loups, ravissants et impitoyables; d'autres comme des renards, qui vivent d'industrie et dont le

métier est de tromper !

Combien y a-t-il d'hommes qui ont du rapport aux chiens ! Ils détruisent leur espèce; ils

chassent pour le plaisir de celui qui les nourrit; les uns suivent toujours leur maître, les autres

gardent sa maison. Il y a des lévriers d'attache, qui vivent de leur valeur, qui se destinent à la

guerre, et qui ont de la noblesse dans leur courage; il y a des dogues acharnés, qui n'ont de

qualités que la fureur; il y a des chiens, plus ou moins inutiles, qui aboient souvent et qui

mordent quelquefois; il y a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des guenons qui

plaisent par leurs manières, qui ont de l'esprit, et qui font toujours du mal. Il y a des paons qui

n'ont que de la beauté, qui déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu'ils habitent.

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage et par leurs couleurs.

Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n'entendent jamais ce qu'ils disent;

combien de pies et de corneilles, qui ne s'apprivoisent que pour dérober; combien d'oiseaux de

proie, qui ne vivent que de rapines; combien d'espèces d'animaux paisibles et tranquilles, qui

ne servent qu'à nourrir d'autres animaux !

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui font patte de velours; il y a des

vipères, dont la langue est venimeuse, et dont le reste est utile; il y a des araignées, des

mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes et insupportables; il y a

des crapauds, qui font horreur, et qui n'ont que du venin; il y a des hiboux, qui craignent la

lumière. Combien d'animaux qui vivent sous terre pour se conserver ! Combien de chevaux,

Page 5: René descartes

qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on abandonne quand ils ne servent plus; combien de

bœufs qui travaillent toute leur vie, pour enrichir celui qui leur impose le joug; de cigales qui

passent leur vie à chanter; de lièvres qui ont peur de tout; de lapins qui s'épouvantent et se

rassurent en un moment; de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l'ordure; de canards

privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent dans les filets, de corbeaux et de

vautours, qui ne vivent que de pourriture et de corps morts ! Combien d'oiseaux passagers, qui

vont si souvent d'un bout du monde à l'autre, et qui s'exposent à tant de périls, pour chercher à

vivre ! Combien d'hirondelles, qui suivent toujours le beau temps; de hannetons, inconsidérés

et sans dessein; de papillons, qui cherchent le feu qui les brûle ! Combien d'abeilles, qui

respectent leur chef, et qui se maintiennent avec tant de règle et d'industrie ! Combien de

frelons, vagabonds et fainéants, qui cherchent à s'établir aux dépens des abeilles ! Combien de

fourmis, dont la prévoyance et l'économie soulagent tous leurs besoins ! Combien de

crocodiles, qui feignent de se plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leur plainte ! Et

combien d'animaux qui sont assujettis parce qu'ils ignorent leur force !

Toutes ces qualités se trouvent dans l'homme, et il exerce, à l'égard des autres hommes, tout

ce que les animaux dont on vient de parler exercent entre eux.

LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions diverses, 11 (1731)

VOLTAIRE

Amour

Amor omnibus idem1. Il faut ici recourir au physique; c'est l'étoffe de la nature que

l'imagination a brodée. Veux-tu avoir une idée de l'amour, vois les moineaux de ton jardin;

vois tes pigeons; contemple le taureau qu'on amène à ta génisse; regarde ce fier cheval que

deux de ses valets conduisent à la cavale paisible qui l'attend, et qui détourne sa queue pour le

recevoir; vois comme ses yeux étincellent; entends ses hennissements; contemple ces sauts,

ces courbettes, ces oreilles dressées, cette bouche qui s'ouvre avec de petites convulsions, ces

narines qui s'enflent, ce souffle enflammé qui en sort, ces crins qui se relèvent et qui flottent,

ce mouvement impérieux dont il s'élance sur l'objet que sa nature lui a destiné; mais ne sois

point jaloux, et songe aux avantages de l'espèce humaine : ils compensent en amour tous ceux

que la nature a donnés aux animaux, force, beauté, légèreté, rapidité.

Il y a même des animaux qui ne connaissent point la jouissance. Les poissons écaillés sont

privés de cette douceur : la femelle jette sur la vase des millions d'œufs; le mâle qui les

rencontre passe sur eux et les féconde par sa semence, sans se mettre en peine à quelle femelle

ils appartiennent.

La plupart des animaux qui s'accouplent ne goûtent de plaisir que par un seul sens; et, dès

que cet appétit est satisfait, tout est éteint. Aucun animal, hors toi, ne connaît les

embrassements; tout ton corps est sensible; tes lèvres surtout jouissent d'une volupté que rien

ne lasse, et ce plaisir n'appartient qu'à ton espèce; enfin tu peux dans tous les temps te livrer à

l'amour, et les animaux n'ont qu'un temps marqué. Si tu réfléchis sur ces prééminences, tu

diras avec le comte de Rochester : « L'amour, dans un pays d'athées, ferait adorer la Divinité.

»

Comme les hommes ont reçu le don de perfectionner tout ce que la nature leur accorde, ils

ont perfectionné l'amour. La propreté, le soin de soi-même, en rendant la peau plus délicate,

augmente le plaisir du tact, et l'attention sur sa santé rend les organes de la volupté plus

sensibles.

Page 6: René descartes

Tous les autres sentiments entrent ensuite dans celui de l'amour, comme des métaux qui

s'amalgament avec l'or : l'amitié, l'estime, viennent au secours; les talents du corps et de

l'esprit sont encore de nouvelles chaînes.

Nam facit ipsa suis interdum fœmina factis,

Morigerisque modis, et mundo corpore cultu,

Ut facile insuescat secum vir degere vitam.2

(LUCRÈCE, liv. IV.)

L'amour-propre surtout resserre tous ces liens. On s'applaudit de son choix, et les illusions en

foule sont les ornements de cet ouvrage dont la nature a posé les fondements.

Voilà ce que tu as au-dessus des animaux; mais, si tu goûtes tant de plaisirs qu'ils ignorent,

que de chagrins aussi dont les bêtes n'ont point d'idée ! Ce qu'il y a d'affreux pour toi, c'est

que la nature a empoisonné dans les trois quarts de la terre les plaisirs de l'amour et les

sources de la vie par une maladie épouvantable, à laquelle l'homme seul est sujet, et qui

n'infecte que chez lui les organes de la génération. [...] _______________________

1.L'amour est le même pour tous. (Virgile, Géorgiques, III, 244).

2. Elle-même, par sa conduite, ses aimables manières, par le soin de sa personne, elle accoutume un homme à

partager son existence. (Lucrèce, De Natura rerum, livre IV).

VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1764)

VOLTAIRE

Du temps que les bêtes parlaient

Il y avait longtemps que l’incomparable Formosante s’était allée coucher. Elle avait fait

placer à côté de son lit un petit oranger, dans une caisse d’argent, pour y faire reposer son

oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle n’avait nulle envie de dormir : son cœur et son

imagination étaient trop éveillés... Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait

tirant une flèche avec l’arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle

récitait son madrigal; enfin elle le voyait s’échapper de la foule, monté sur sa licorne. Alors

elle éclatait en sanglots, elle s’écriait, avec larmes: « Je ne le reverrai donc plus !... il ne

reviendra pas !

— Il reviendra, madame, lui répondit l’oiseau du haut de son oranger... Peut-on vous avoir

vue et ne pas vous revoir ?

— O ciel ! O puissances éternelles ! mon oiseau parle le pur chaldéen ! » En disant ces mots,

elle tire ses rideaux, lui tend les bras, se met à genoux sur son lit:. « Êtes-vous un dieu

descendu sur la terre ? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage ? Si vous

êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme.

— Je ne suis qu’un volatile, répliqua l’autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bêtes

parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ânesses, les chevaux et les griffons

s’entretenaient familièrement avec les hommes. Je n’ai pas voulu parler devant le monde, de

peur que vos dames d’honneur ne me prissent pour un sorcier : je ne veux me découvrir qu’à

vous. »

Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l’empressement de

faire cent questions à la fois, lui demanda d’abord quel âge il avait :

Page 7: René descartes

« Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l’âge de la petite révolution

du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes, et qui s’accomplit en près de

vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues; aussi nous

avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j’appris le

chaldéen dans un de mes voyages : j’ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue

chaldéenne, mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats. —

Et pourquoi cela, mon divin oiseau ? — Hélas ! c’est parce que les hommes ont pris enfin

l’habitude de nous manger, au lieu de converser et de s’instruire avec nous... Les barbares ! ne

devaient-ils pas être convaincus qu’ayant les mêmes organes qu’eux, les mêmes sentiments,

les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s’appelle une âme tout comme eux;

que nous étions leurs frères, et qu’il ne fallait cuire et manger que les méchants ? Nous

sommes tellement vos frères, que le grand Être, l’Être éternel et formateur, ayant fait un pacte

avec les hommes, nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir

de notre sang, et à nous de sucer le vôtre.

« Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage

éternellement subsistant de l’heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous; elles

commencent toutes par ces mots : Du temps que les bêtes parlaient. Il est vrai qu’il y a

beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne

point répondre, depuis qu’on les a forcés, à coups de fouet, d’aller à la chasse et d’être les

complices du meurtre de nos anciens amis communs les cerfs, les daims, les lièvres et les

perdrix.

« Vous avez encore d’anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur

adressent la parole tous les jours; mais c’est avec tant de grossièreté, et en prononçant des

mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd’hui.

« Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeuré le

seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler, et c’est la seule contrée de la

terre où les hommes soient justes.

VOLTAIRE, La Princesse de Babylone (1768).

VOLTAIRE

Âne

Ajoutons quelque chose à l’article Âne, concernant l’âne de Lucien, qui devint d’or entre les

mains d’Apulée. Le plus plaisant de l’aventure est pourtant dans Lucien; et ce plaisant est,

qu’une dame devint amoureuse de ce monsieur, lorsqu’il était âne, et n’en voulut plus

lorsqu’il ne fut qu’homme. Ces métamorphoses étaient fort communes dans toute l’antiquité.

L’âne de Silène avait parlé, et les savants ont cru qu’il s’était expliqué en arabe: c’était

probablement un homme changé en âne par le pouvoir de Bacchus. Car on sait que Bacchus

était Arabe.

Virgile parle de la métamorphose de Mœris en loup, comme d’une chose très ordinaire.

Saepe lupum fieri Mœerim, et se condere sylvis.

Mœris devenu loup se cacha dans les bois.

Cette doctrine des métamorphoses était-elle dérivée des vieilles fables d’Egypte, qui

débitèrent que les dieux s’étaient changés en animaux dans la guerre contre les géants?

Page 8: René descartes

Les Grecs, grands imitateurs, et grands enchérisseurs sur les fables orientales,

métamorphosèrent presque tous les dieux en hommes, ou en bêtes, pour les faire mieux

réussir dans leurs desseins amoureux.

Si les dieux se changeaient en taureaux, en chevaux, en cygnes, en colombes, pourquoi

n’aurait-on pas trouvé le secret de faire la même opération sur les hommes?

Plusieurs commentateurs, en oubliant le respect qu’ils devaient aux Saintes Écritures, ont

cité l’exemple de Nabucodonosor changé en bœuf; mais c’était un miracle, une vengeance

divine, une chose entièrement hors de la sphère de la nature, qu’on ne devait pas examiner

avec des yeux profanes, et qui ne peut être l’objet de nos recherches.

D’autres savants, non moins indiscrets peut-être, se sont prévalus de ce qui est rapporté dans

l’Evangile de l’enfance. Une jeune fille en Egypte, étant entrée dans la chambre de quelques

femmes, y vit un mulet couvert d’une housse de soie, ayant à son cou un pendant d’ébène.

Ces femmes lui donnaient des baisers, et lui présentaient à manger, en répandant des larmes.

Ce mulet était le propre frère de ces femmes. Des magiciennes lui avaient ôté la figure

humaine; et le maître de la nature la lui rendit bientôt.

Quoique cet évangile soit apocryphe, la vénération pour le seul nom qu’il porte, nous

empêche de détailler cette aventure. Elle doit servir seulement à faire voir combien les

métamorphoses étaient à la mode dans presque toute la terre. Les chrétiens qui composèrent

cet évangile, étaient sans doute de bonne foi. Ils ne voulaient point composer un roman. Ils

rapportaient avec simplicité ce qu’ils avaient entendu dire. L’Église qui rejeta dans la suite cet

évangile avec quarante-neuf autres, n’accusa pas les auteurs d’impiété et de prévarication; ces

auteurs obscurs parlaient à la populace selon les préjugés de leur temps. La Chine était peut-

être le seul pays exempt de ces superstitions.

L’aventure des compagnons d’Ulysse, changés en bêtes par Circé, était beaucoup plus

ancienne que le dogme de la métempsycose annoncé en Grèce et en Italie par Pythagore.

Sur quoi se fondèrent les gens, qui prétendent qu’il n’y a point d’erreur universelle, qui ne

soit l’abus de quelque vérité? ils disent qu’on n’a vu des charlatans, que parce qu’on avait vu

de vrais médecins, et qu’on n’a cru aux faux prodiges, qu’à cause des véritables.

Mais avait-on des témoignages certains que des hommes étaient devenus loups, bœufs, ou

chevaux, ou ânes? cette erreur universelle n’avait donc pour principe, que l’amour du

merveilleux, et l’inclination naturelle pour la superstition.

Il suffit d’une opinion erronée pour remplir l’univers de fables. Un docteur indien voit que

les bêtes ont du sentiment, et de la mémoire. Il conclut qu’elles ont une âme. Les hommes en

ont une aussi. Que devient l’âme de l’homme après sa mort? Que devient l’âme de la bête? Il

faut bien qu’elles logent quelque part. Elles s’en vont dans le premier corps venu, qui

commence à se former. L’âme d’un brachmane loge dans le corps d’un éléphant, l’âme d’un

âne se loge dans le corps d’un petit brachmane. Voilà le dogme de la métempsycose, qui

s’établit sur un simple raisonnement.

Mais il y a loin de là au dogme de la métamorphose. Ce n’est plus une âme sans logis, qui

cherche un gîte. C’est un corps, qui est changé en un autre corps, son âme demeurant toujours

la même. Or, certainement nous n’avons dans la nature aucun exemple d’un pareil tour de

gobelets.

Cherchons donc quelle peut être l’origine d’une opinion si extravagante et si générale. Sera-

t-il arrivé qu’un père ayant dit à son fils plongé dans de sales débauches, et dans l’ignorance,

Tu es un cochon, un cheval, un âne, ensuite l’ayant mis en pénitence avec un bonnet d’âne sur

la tête, une servante du voisinage aura dit que ce jeune homme a été changé en âne en

punition de ses fautes? ses voisines l’auront redit à d’autres voisines, et de bouche en bouche

ces histoires, accompagnées de mille circonstances, auront fait le tour du monde. Une

équivoque aura trompé toute la terre.

Avouons donc encore ici avec Boileau, que l’équivoque a été la mère de la plupart de nos

Page 9: René descartes

sottises.

Joignez à cela le pouvoir de la magie, reconnu incontestable chez toutes les nations; et vous

ne serez plus étonné de rien. (Voyez Magie.)

Encore un mot sur les ânes. On dit qu’ils sont guerriers en Mésopotamie; et que Mervan, le

vingt et unième calife, fut surnommé l’âne pour sa valeur.

Le patriarche Photius rapporte, dans l’Extrait de la vie d’Isidore, qu’Ammonius avait un âne,

qui se connaissait très bien en poésie, et qui abandonnait son râtelier pour aller entendre des

vers.

La fable de Midas vaut mieux que le conte de Photius.

VOLTAIRE, Questions sur l'Encyclopédie (1752-1770).

Jean-Jacques ROUSSEAU

La différence entre l'homme et l'animal

Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour

se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la

détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine,

avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que

l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et

l'autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est

prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à

son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures

viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se

nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes

dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave

les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain

point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques

philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de

tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la

distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout

animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre

d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la

spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens

et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le

sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on

n'explique rien par les lois de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de

disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique

qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se

perfectionner; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les

autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au

bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle

était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile

? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a

rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme

Page 10: René descartes

reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait

acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcés de

convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de

l'homme; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle

il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles

ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et

de la nature. Il serait affreux d'être obligés de louer comme un être bienfaisant celui qui le

premier suggéra à l'habitant des rives de l'Orénoque l'usage de ces ais qu'il applique sur les

tempes de ses enfants, et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité, et de leur

bonheur originel.

L'homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui

manque peut-être, par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever ensuite fort au-

dessus de celle-là, commencera donc par les fonctions purement animales : apercevoir et

sentir sera son premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas

vouloir, désirer et craindre, seront les premières, et presque les seules opérations de son âme,

jusqu'à ce que de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements

Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi

les hommes (1755), 1ère partie.

Jean-Jacques ROUSSEAU

Il est donc vrai que l'homme est le roi de la terre

Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je conçois mon existence, je reviens

à moi, et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je

puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma

volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour

agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober comme il me plaît

à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion

physique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-

bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements,

leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son

existence individuelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis

le seul qui sache tout rapporter à lui ?

Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non seulement il dompte

tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la

terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il

ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu,

et qui sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? je

puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler l’univers, m’élever à la

main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes ! Âme

abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain

t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et

l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.

Pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur

d’aucun parti n’entraîne et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de secte, content de la

place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce; et si j’avais à

Page 11: René descartes

choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être homme ?

Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche; car cet état n’est point de mon

choix, et il n'était pas dû au mérite d’un être qui n'existait pas encore. Puis-je me voir ainsi

distingué sans me féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé

? De mon premier retour sur moi naît dans mon coeur un sentiment de reconnaissance et de

bénédiction pour l’auteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la

Divinité bienfaisante. J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai

pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une

conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce qui

nous veut du bien ?

Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère

les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel spectacle! Où est

l’ordre que j’avais observé ? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions,

celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les

éléments, et les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul est

misérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde ?

Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? Je vois le mal sur la terre.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Profession de foi du Vicaire savoyard in Émile ou De

l'Éducation (1762).

Read more : http://www.site-magister.com/prepas/page3f.htm#ixzz3I656USd9Animaux

L'Assemblée nationale le confirme : les animaux sont "doués de sensibilité"

http://www.sciencesetavenir.fr/animaux/20141031.OBS3774/l-assemblee-nationale-le-

confirme-les-animaux-sont-doues-de-sensibilite.html

L'Assemblée nationale le confirme : les animaux sont "doués de sensibilité"

La question du statut de l'animal a, pour le moment, été

tranchée par les députés. Les animaux ne sont pas dotés

d'un statut juridique propre. Mais ils sont désormais

considérés comme "sensibles" et soumis au régime des

biens corporels.

Page 12: René descartes

Des membres de la SPA manifestent à Marseille, le 15 février 2014, en faveur d'un statut légal

pour les animaux. © CITIZENSIDE/DENIS THAÜS /AFP

SYMBOLE. L'Assemblée nationale a adopté jeudi soir une disposition, déjà votée par les

députés en avril, qui reconnaît aux animaux la qualité symbolique "d'êtres vivants doués de

sensibilité", rejetant les amendements écologistes pour aller plus loin ou ceux de l'UMP pour

restreindre la portée de ce texte.

LireLes animaux, bientôt reconnus comme êtres sensibles?

Sensible. Au terme d'un débat animé mais moins vif que lors du premier passage dans

l'hémicycle, les députés ont voté l'article alignant le code civil, qui considère les animaux

comme "des biens meubles", sur les codes pénal et rural qui les reconnaissent déjà comme

"des êtres vivants et sensibles".

"Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens corporels", précise le

texte de loi.

Pas de création d'une nouvelle catégorie

La mesure avait été critiquée aussi bien par certains défenseurs des animaux, qui estiment

qu'elle est dénuée de portée pratique, que par la FNSEA, principal syndicat agricole, qui

craignait qu'elle "ne remette en cause la pratique de l'élevage".

Mais le principal syndicat agricole français voit désormais dans la rédaction du texte un

moindre mal, car les animaux ne se voient pas doter d'une nouvelle catégorie, entre celle des

hommes et celles des biens, comme l'avait demandé une vingtaine d'intellectuels en 2013.

Les amendements écologistes ont été rejetés

L'écologiste Laurence Abeille, qui a parlé d'une "modification cosmétique" de la loi, a échoué

à faire adopter deux amendements afin d'accorder un statut juridique aux animaux,

Page 13: René descartes

notamment en stipulant qu'ils doivent bénéficier de conditions conformes aux impératifs

biologiques de leur espèce et assurant leur bien-traitance.

Soutien. Elle a été vigoureusement soutenue par la socialiste Geneviève Gaillard, également

membre du groupe de protection animale qui prépare une proposition de loi sur le statut de

l'animal. Mais le gouvernement, la rapporteur PS Colette Capdevielle, l'UMP, et l'UDI ont

désapprouvé les amendements écolos.

Le régime juridique des animaux reste inchangé

Un amendement, signé par plusieurs élus UMP et défendu par Guy Geoffroy, a également été

rejeté. Il visait à réécrire l'article sur le statut de l'animal avec le motif affiché d'éviter tout

"flou juridique susceptible d'être exploité par les détracteurs de l'élevage". "Cela viderait

quelque peu le texte voté", a opposé la rapporteur.

Le régime juridique des animaux reste inchangé et les règles régissant leur propriété continueront à

s'appliquer"- a réaffirmé Colette Capdevielle la rapporteure du texte.

La modification législative adoptée au printemps faisait suite à une pétition lancée il y a près

de deux ans par la fondation de protection animale 30 Millions d'amis, et qui a reçu le soutien

de plusieurs intellectuels.

LireLe plaidoyer pour les animaux de Mathieu Ricard

Le projet de loi doit de nouveau être examiné par chacune des deux chambres, avant d'être

définitivement adopté par l'Assemblée, qui aura le dernier mot.