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PARMÉNIDE

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DerridaPHILÈBEPLATON PAR LUI-MÊMELE POLITIQUEPREMIERS DIALOGUES : Second Alcibiade. Hippias mineur.

Premier Alcibiade. Euthyphron. Lachès. Charmide. Lysis.Hippias majeur. Ion

PROTAGORASPROTAGORAS. EUTHYDÈME. GORGIAS. MÉNEXÈNE.

MÉNON. CRATYLELA RÉPUBLIQUESOPHISTESOPHISTE. POLITIQUE. PHILÈBE. TIMÉE. CRITIASTHÉÉTÈTETHÉÉTÈTE. PARMÉNIDETIMÉE. CRITIAS

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PLATON

PARMÉNIDE

Traduction, présentation, notes,annexes, chronologie et index

parLuc BRISSON

Édition revue et mise à jouravec une bibliographie analytique

(1950-2017)

GF Flammarion

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4e édition, revue et corrigée, 2018.© 1994, Flammarion, Paris.ISBN : 978-2-0814-2774-7

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À Vianney Décarie.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Bernard Besnier qui a lu la présen-tation et m’a fait de très utiles remarques critiques. Jeremercie ma fille, Anne Brisson, qui a lu et corrigél’ensemble du manuscrit.

Je dédie ce livre à Vianney Décarie qui a signé avecmoi un article sur le Parménide, et qui, depuis plus devingt ans, m’encourage à mener à bien ce projet de tra-duction et de commentaire d’un dialogue platonicienparticulièrement énigmatique.

Je remercie Michel Christiansen qui m’a aidé à corri-ger la première édition.

Je remercie Matthieu Guyot qui m’a aidé à corrigercette quatrième édition.

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PRÉSENTATION

Parmi tous les dialogues de Platon, le Parménide restele plus fascinant et le plus controversé 1. Cette doublecaractéristique remonte très loin dans le passé, et se rat-tache à l’éclosion du néoplatonisme qui, comme dialoguede référence, remplaça le Timée par le Parménide 2, lequeldevint de ce fait le laboratoire où s’élabora une nouvelleinterprétation de Platon.

La lecture du Parménide ici proposée rompt avec cetteinterprétation grandiose qui voit dans la seconde partiedu Parménide une description des degrés de l’être qui,assimilés à des divinités, procèdent de l’Un. Paradoxale-ment, ce refus résulte d’une étude prolongée et assiduede Proclus et de Damascius, étude qui a suscité monadmiration ; la subtilité et l’ampleur de leurs spéculationsjustifient l’importance du rôle que ces penseurs ont pujouer dans l’histoire de la pensée occidentale à travers unauteur comme Marsile Ficin notamment. Cette lecturerécuse aussi une interprétation formelle qui ne voit dansle Parménide qu’un exercice logique visant à réfuterZénon sur son propre terrain ou proposant un exemplede dialectique platonicienne.

1. F.W. Niewöhner, Dialog und Dialektik in Platons Parmenides,Untersuchungen zur sogenannten Platonischen Esoterik, Monogra-phien zur philosophischen Forschung 78, Meisenheim am Glan (Hain),1971, p. 71-81, compte 17 interprétations différentes du dialogue.

2. Cf. l’Annexe 1.

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J’ai adopté une attitude plus neutre et foncièrementhistorique qui cherche, à travers le témoignage de Platon,à comprendre quelle fut la démarche philosophique deParménide et de Zénon et quelle stratégie adopta Platonpour se réapproprier les résultats auxquels étaient parve-nus ses prédécesseurs. Ce qu’elle perd en profondeur,cette interprétation du Parménide le gagne en lucidité.Parménide et Zénon y apparaissent non plus comme desprodiges qui dissertent avec des instruments logiques éla-borés sur l’Être et sur l’Un, un siècle au moins avantPlaton et Aristote et surtout plus d’un demi-millénaireavant Plotin, mais comme des penseurs du Ve siècleav. J.-C., qui, à l’instar de leurs contemporains, se sontinterrogés sur l’univers 1 et ont proposé des explications,dont les contradictions ont amené Platon à faire l’hypo-thèse de Formes séparées du sensible dont cependant ellesrendent compte en vertu d’un rapport de participation.

1) LE CONTEXTE HISTORIQUE

D’où l’importance de s’interroger sur le contexte histo-rique dans lequel Platon situe la scène qu’il prétenddécrire dans le Parménide.

La triple narration

Procédant à rebours, on peut reconstituer ainsi le pro-cessus de transmission de la conversation que, si on encroit Platon, eurent un jour à Athènes, Parménide,Zénon et Socrate.

1. Leurs écrits peuvent donc être considérés comme des écrits perìPhúseos (Sur la nature), titre générique qui ne sera donné que beaucoupplus tard, cf. sur le sujet E. Schmalzriedt, Peri phuseos. Zur Frühge-schichte der Buchtitel, München (Fink), 1970.

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Témoin de l’entrevue, un certain Pythodore 1, filsd’Isoloque 2, qui en dehors du Parménide n’est évoquéque dans le Premier Alcibiade (Alcib. I 119a1), où il estdit que, tout comme Callias 3, il aurait offert cent mines 4

à Zénon pour prix de son enseignement, a été le témoinde cet entretien, qu’il aurait raconté à Antiphon, le demi-frère de Glaucon et d’Adimante, les frères de Platon 5.

Antiphon 6, qu’il ne faut pas confondre avec sonhomonyme l’orateur 7, est en effet le fils de Pyrilampe,l’oncle maternel et le second mari de Périctionè, la mèrede Platon qui avait donné deux autres fils, Glaucon etAdimante, à son premier mari, Ariston. Pythodoreraconta cet entretien à Antiphon, alors que ce dernier

1. J. Kirchner, Prosopographia Attica no 12399. Stratège nommédurant l’hiver 426/5 pour remplacer Lachès à la tête de la flotte (Thucy-dide III 115, 1). Défait par les Locriens, il sera exilé à la suite de cettecampagne (Thucydide V 2, 5 ; 88, 4, cf. aussi Philochore, FGrH 328 F127 Jacoby).

2. J. Kirchner, Prosopographia Attica no 7718. On ne sait rien d’autresur lui, sauf qu’il devait être de Phlya.

3. Il s’agit de Callias d’Aixônè, fils de Calliadès. Sur ce personnage,cf. Luc Brisson, s.v. Callias d’Aixônè, Dictionnaire des philosophesantiques II, Richard Goulet (éd.), Paris, CNRS, 1994, p. 162-163. Iltombe comme stratège en 432 devant Potidée ; ce qui est vraisemblable,si l’on en fait un contemporain de Pythodore, stratège en 426/5.

4. On peut dire que, à l’époque, 1 drachme représentait le salairemoyen quotidien d’un ouvrier qualifié : or, il fallait 100 drachmespour faire une mine. Par voie de conséquence 100 mines font100 × 100 = 10 000 drachmes, soit plus de trente ans de salaire d’unouvrier qualifié. Pour avoir une idée des prix alors pratiqués, cf.M. Austin et P. Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne,Paris, 1972 [ouvrage régulièrement réimprimé]. L’énormité de la sommeet le doute qui entoure l’authenticité du Premier Alcibiade incitent à laplus grande prudence concernant cette information.

5. Cf. le tableau généalogique, p. 83.6. Sur ce personnage, cf. Luc Brisson, s.v. Antiphon d’Athènes, Dic-

tionnaire des philosophes antiques I, Richard Goulet (éd.), Paris, CNRS,1989, p. 245.

7. Sur ce personnage, cf. Michel Narcy, s.v. Antiphon d’Athènes,Dictionnaire des philosophes antiques I, Richard Goulet (éd.), Paris,CNRS, 1989, p. 225-244.

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n’était encore qu’un enfant 1 ; Antiphon apprit par cœurle récit de Pythodore, au cours de son adolescence 2. Par-venu à l’âge d’homme, Antiphon, qui ne s’intéresse plusqu’aux chevaux, reçoit la visite d’un certain Céphale, quelui amènent ses demi-frères, Glaucon et Adimante.

Avec un certain nombre de concitoyens, ce Céphale,qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme le pèrede Lysias 3, était venu de Clazomènes 4 précisément pourprendre connaissance du contenu de cette entrevue. Anti-phon leur fit la narration demandée en leur rapportant lerécit de Pythodore. C’est ce rapport, fait devant lui parAntiphon, du récit de Pythodore, que Céphale racontedans le Parménide.

On trouve par deux fois, en 127a6-7 et en 136e5-6, la for-mule complète de ce discours doublement indirect. Sous cecouvert, la narration est faite en simple discours indirect,comme si c’était Antiphon qui parlait : « Pythodoreracontait… » (127d1-2, 130a3). Cette formule est sous-entendue quand on lit : « Oui, dit Zénon… », « Oui,dit-il ». Comme dans le Banquet, se trouve ainsi simplifiéela forme narrative complexe que paraissait annoncer ledébut du dialogue. Le discours indirect disparaît totale-ment à certains endroits, devant la narration immédiate :

1. En grec ancien, on trouve le terme paîs (126b2) ; on est paîs entresept et quatorze ans environ.

2. Le terme est meirákion (126c6), qui désigne la classe d’âge quisuccède immédiatement à celle du paîs et qui va jusqu’à dix-huit ansenviron. C’est une performance étant donné la longueur du dialogue,la deuxième partie comprenant plus de 10 000 mots.

3. Le père de Lysias, métèque originaire de Syracuse et riche fabri-cant d’armes, possédait au Pirée une maison, dans laquelle Platon situela conversation qu’est censée rapporter la République. Cf. RichardGoulet, s.v. Céphalos de Clazomènes et Céphalos de Syracuse, Diction-naire des philosophes antiques II, Richard Goulet (éd.), Paris, CNRS,1994, p. 262-263 et 263-266.

4. Clazomènes était une cité d’Ionie, située sur une petite île dans legolfe de Smyrne et reliée à la terre ferme par une digue. Elle faisaitpartie de la ligue de Délos.

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en 134a, 131b, 135e, 136a-b. Enfin, sous le couvert d’unphánai (« il raconta ») initial, l’argumentation de laseconde partie ne sera plus qu’un dialogue direct entreParménide et le jeune Aristote.

L’interlocuteur de Parménide dans la seconde partiedu Parménide est un certain Aristote qui en 404 devien-dra, écrit Platon (Parm. 127d2-3) 1, l’un des Trente. Par-ménide lui-même présente Aristote comme le plus jeunede ceux qui l’entourent (Parm. 137b6, cf. 136c). Aristotese trouve donc être le cadet de Socrate, qui, nous le ver-rons, devait avoir à l’époque aux alentours de vingt ans.

Le lieu de l’entretien

Suivant le récit d’Antiphon qui, lui, habite le dème deMélitè (126c6) 2, non loin de l’agora (126a1) 3, oùCéphale et ses amis ont rencontré Adimante et Glaucon,Parménide et Zénon étaient venus à Athènes à l’occasiondes grandes Panathénées 4. Et ils étaient descendus chezPythodore, hors les murs au Céramique 5. Ils s’y trou-vaient depuis quelques jours déjà (135c-d).

1. Un Aristote figure effectivement sur la liste des tyrans transmise parXénophon (Helléniques II 3, 2, cf. aussi II 2, 18 ; II 3,13 et 46), et la posi-tion de cet Aristote dans la liste permet de le rattacher à la tribuAntiocide.

2. Dème situé au sud-ouest d’Athènes, cf. la carte II.3. Cf. les cartes I & II.4. Grandes fêtes en l’honneur d’Athéna célébrées à Athènes tous les

quatre ans, la troisième année de l’Olympiade, le dix-neuvième jour dumois de Thargélion (mois lunaire qui allait de la mi-mai à la mi-juin),c’est-à-dire au tout début du mois de juin.

5. Le quartier des potiers, ou celui du dème des Céramées, situé aunord de la ville. Dans sa partie à l’intérieur des Murs, il comprenaitl’agora. Dans sa partie hors les murs, c’était un faubourg élégant, oùse trouvait le cimetière réservé aux citoyens morts pour la patrie. Cf. lacarte II.

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La date dramatique

Si, à l’époque, Socrate était un tout jeune homme(127c4-5, 130e1), cela signifie qu’il devait avoir auxalentours de vingt ans. Or, comme il est mort en 399 âgéde soixante-dix ans environ, il faut placer sa naissancevers 470/469. Cela signifie donc que la scène se situe en450/449 ou une ou deux années avant, au début du moisde juin 1. Et, comme à l’époque Parménide est âgé desoixante-cinq ans et que Zénon a dans la quarantaine,on peut en déduire que Parménide est né vers 515/514,et Zénon vers 490/489. Il est difficile d’en dire beaucoupplus. Dans toute la première partie du dialogue, on noteun contraste étonnant entre la rudesse des interventionsde Socrate et la politesse des réponses et des mises aupoint de Zénon et de Parménide (130a2-6). Tout porte àcroire qu’il s’agit là d’un procédé littéraire permettant demettre en évidence la jeunesse de Socrate 2, face à l’âgemûr de Zénon et à la vieillesse de Parménide.

Par ailleurs, Antiphon doit être un peu plus jeune quePlaton, né en 428/7 ; ce qui placerait sa naissance entre 425et 420. Si tel est le cas, Céphale vint pour la première fois àAthènes vers entre 418 et 413 ; à l’époque en effet, Anti-phon n’était qu’un enfant (126b2) et n’avait donc pas plusde sept ans. Pythodore raconta l’entretien entre Zénon,Parménide et Socrate à Antiphon qui l’apprit par cœur aucours de son adolescence (126c3-4), soit entre 411 et 406.Aussi peut-on penser qu’Antiphon reprend son récit pourCéphale et ses concitoyens vers 400 ou un peu après ; c’estalors un adulte qui est établi à Mélitè (126c4-6).

1. La 82e Olympiade commence en août 452. La troisième année,celle des grandes Panathénées, commence en août 450. Mais commeces fêtes ont lieu au début de juin, il faut reporter la date en 449, annéequi pour nous commence en janvier.

2. Dans l’Euthydème 273a, par exemple, l’insolence de Ctésippe dePéanée est mise en rapport avec son jeune âge.

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La date de composition du dialogue

On a voulu voir sous le nom d’Aristote un masque.Mais Platon pouvait fort bien, dans le Parménide, sansdoute écrit peu d’années après 370 av. J.-C., mettre enscène un Aristote sans faire allusion à l’Aristote (384/3-322/1) qui devient son disciple aux alentours de 367/6 etqui, plus tard, reprend certains arguments de la deuxièmepartie du Parménide (Physique IV et VI). Quoi qu’il ensoit, le rôle du jeune Aristote dans la seconde partie duParménide est tellement effacé – et cela de façon inten-tionnelle – qu’il est impossible d’en brosser un portraitintellectuel 1. Par suite, toute tentative d’identification decet Aristote au Stagirite dans la seconde partie du Parmé-nide se trouve dépourvue de tout fondement, et celad’entrée de jeu.

Problèmes d’interprétation

Une interprétation du Parménide doit tenter derépondre à ces trois questions. Peut-on croire, sur unplan historique et sur un plan théorique, à la mise enscène platonicienne concernant Parménide et Zénon 2 ?En quel sens interpréter la critique des Formes dans lapremière partie ? Et quelles relations entretiennent lesdeux parties du dialogue ?

1. Cf. Luc Brisson, « Les réponses du jeune Aristote dans la secondepartie du Parménide de Platon », Revue, informatique et statistique dansles sciences humaines 20, fasc. 1-4, 1984, p. 59-79.

2. Cette discussion reprend l’essentiel de l’article de Gregory Vlastos,« Plato’s testimony concerning Zeno of Elea », Journal of Hellenic Stu-dies 95, 1975, p. 136-161 ; cf. Maurice Caveing, Zénon d’Élée. Prolégo-mènes aux doctrines du continu, Étude historique et critique desFragments et témoignages. Histoire des doctrines de l’Antiquité Clas-sique 7, Paris, Vrin, 1982.

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2) PARMÉNIDE ET ZÉNON

Au début du Parménide de Platon, on apprend queZénon avait lu un écrit de lui en une seule séance. Ce livre,mis en circulation contre son gré, Zénon l’avait écrit quandil était encore jeune (128d6), vingt ans plus tôt (cf. 127b3),c’est-à-dire vers 479. Il semble que ce soit là le seul ouvrageécrit par Zénon 1. Et Proclus prétend savoir que l’ouvragecomprenait au total quarante arguments 2. Gregory Vlas-tos 3, qui accepte cette hypothèse, évalue la longueur dutexte aux alentours de cinq mille mots 4. À partir de cenombre, on obtient cent vingt-cinq mots par argument enmoyenne 5. Et une lecture de l’ouvrage dans son intégralitéaurait pu durer deux heures ou un peu plus.

Pythodore et Parménide n’arrivent qu’à la fin de laséance de lecture ; mais Pythodore connaissait déjà cetécrit (127d3-5), ce qui devait être le cas de Parménide,s’il est vrai que Zénon avait rédigé l’ouvrage vingt ansplus tôt pour défendre Parménide contre les critiques quiétaient adressées à son hypothèse.

Voici ce que Platon nous dit du contenu de cet ouvrage :

1. Le pluriel figurant dans le texte de Platon (127c3, d4, 128c7) n’estpas significatif ; il est d’ailleurs repris plus loin par un singulier (128a2,c1, c4, d2). Diogène Laërce emploie le pluriel (DK 29 A 1 = D.L. IX26), mais il s’agit d’œuvres attribuées à Zénon. Enfin, la Souda, d’aprèsHésychius de Milet, signale quatre titres : Les contestations, L’interpré-tation d’Empédocle, Contre les Philosophes, Sur la nature. Mais l’Anti-quité, de Platon à Simplicius (DK 29 A 23 = In Physique 134.2-11),n’a connu qu’un seul ouvrage de Zénon. Le premier ou le troisièmetitre de la Souda conviendraient à cet ouvrage. Les deux autres sont l’unconventionnel (Sur la nature), l’autre l’effet probable d’une confusion.

2. DK 29 A 15 = Proclus, In Parm., p. 694.23-26 Cousin2.3. Gregory Vlastos, « Plato’s testimony concerning Zeno of Elea »,

Journal of Hellenic Studies 95, 1975, p. 136-155.4. Il prend pour point de comparaison le traité De l’ancienne méde-

cine. Pour le détail de la démonstration, cf. op. cit., p. 136.5. Les fragments B 1 et B 2, considérés comme faisant partie du

même argument totalisent 136 mots ; par contre le fragment B 3 n’encomporte qu’une cinquantaine.

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(A) Le premier argument 1 du livre était dirigé contrel’hypothèse 2 de la pluralité 3. L’argument présentait logique-ment la forme d’une reductio ad absurdum 4 : il s’attaquait

1. En grec ancien, on trouve le terme lógos, qui, dans le contexte,désigne un discours argumentatif plus ou moins long, (a) qu’il s’agissed’un simple argument, (b) ou d’une chaîne argumentative. Ici, en127d6-7, il semble qu’il faille opter pour le sens (b), alors qu’un peuplus bas, en 127e10-11, il semble qu’il faille opter pour le sens (a), cf.République IV, 433b7-434c7, et plus précisément 433b5. Bref, Socratedemande à Zénon de relire non seulement la protase de la propositionconditionnelle qui forme la thèse développée dans l’argument, maisaussi l’argument dans son entier, qui réfute cette protase.

2. L’hypothèse est une proposition posée à titre provisoire dont ontire les conséquences logiques, que ce soit pour obtenir un moyen indi-rect 1) de prouver ces conséquences, 2) de découvrir les conditions depossibilité d’un problème, ou 3) de découvrir l’inconsistance de l’hypo-thèse et de conclure à son rejet. C’est précisément le cas dans l’argu-ment : « si les ónta sont pluralité, ils sont à la fois semblables etdissemblables, ce qui est impossible ». Quand on ramasse ainsi en uneseule proposition complexe, dite « hypothétique », l’hypothèse, et lesconséquences qui ont été déduites, l’hypothèse correspond à la protaseet les conséquences à l’apodose.

3. Lorsque Zénon explicite l’hypothèse des adversaires qu’il veut réfu-ter, il s’agit toujours de celle que nous voyons ici énoncer Socrate. Et, s’ilarrive que, à partir d’une même hypothèse, le raisonnement se dédouble,parce que l’argument prend la forme d’un dilemme, il ne peut cependantarriver qu’un même argument dépende de plusieurs hypothèses. Sansdoute, l’hypothèse de l’existence de la pluralité peut revêtir des formesvariées, par exemple la pluralité peut être limitée ou illimitée, mais àchaque argument correspond nécessairement une seule hypothèse. Ilsemble dans ces conditions que l’expression « la première hypothèse dupremier argument » soit redondante, et qu’il faille comprendre le génitifcomme explicatif : « la première hypothèse, c’est-à-dire celle du premierargument ». Vlastos fait remarquer qu’en fait le sens s’étend ici à tout ledéveloppement qui réfute la protase, c’est-à-dire à l’argument lui-même :on ne peut en effet relire moins, et c’est bien l’ensemble que Socraterésume dans la phrase hypothétique : « si les ónta sont pluralité, … » Lecaractère hypothétique se conserve en effet jusqu’au bout, puisque c’estun raisonnement par l’impossible. Il n’y a donc pas lieu de supposerl’existence, dans le premier argument, d’une seconde hypothèse quiaurait un contenu autre que celui ici formulé.

4. Raisonnement qui conduit à rejeter une proposition en faisantvoir qu’elle impliquerait une conséquence notoirement fausse.

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à cette hypothèse en tentant de démontrer qu’elle impli-quait une contradiction pure et simple.

(B) Tous les arguments développés dans cet écrits’attaquaient à l’hypothèse de la pluralité (127e8-128a1).

(C) Zénon, qui était l’amant de Parménide (127b4-5),se montrait, dans ses écrits, son partisan sur le plan dela philosophie (128a4-b6).

(D) Parménide et Zénon, dans leurs arguments,disaient pratiquement la même chose (128a6-b6).

(E) Le vrai but du livre de Zénon était de démontrerl’absurdité de la position de ceux qui tenaient pourabsurde l’hypothèse de Parménide (128c5-d5).

(F) Tout le problème étant de savoir qui étaient cesopposants : les pythagoriciens ou les gens du commun.

Prendre position sur le point (C) constitue unpréalable essentiel à qui veut comprendre les thèses déve-loppées par Parménide et par Zénon. Mais, avant tout,il faut affronter ces deux questions :

(1) Zénon était-il un penseur qui, à l’instar de Parmé-nide, de Mélissus, cherchait sérieusement la vérité ? Oun’était-il qu’un polémiste rusé n’hésitant pas à faire usaged’arguments dont il savait, ou dont il soupçonnait qu’ilsétaient fallacieux ?

(2) Défendait-il une doctrine positive et systématique,celle de Parménide ? Ou n’était-il qu’un fabricant dethèses et d’argumentations qui, se bornant à construiredes énigmes et des paradoxes sans aucune volonté dedéfendre une thèse, présentait les deux parties d’uneargumentation et laissait son public dans la perplexitéconcernant une éventuelle solution ?

On serait forcé d’apporter une réponse négative à cesdeux questions dans les deux cas suivants :

Si le témoignage de Platon concernant (B) ruinait lacrédibilité de son témoignage sur (C), et cela si (B)contredisait ce que nous savons par d’autres sources dela teneur des arguments de Zénon.

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Si le type de relation que, suivant (C), Zénon entrete-nait avec Parménide ne correspondait pas à ce que laisseentendre l’allusion à Zénon dans le Phèdre.

Dans le premier cas, on se situe au niveau de la doc-trine, dans le second cas, au niveau de la méthode.

La doctrine défendue par Zénonet donc par Parménide

Dans l’assertion (C), Socrate découvre l’identité despositions philosophiques de Parménide et de Zénon etinterprète la différence de leur stratégie argumentativecomme résultant d’une recherche d’originalité, quid’ailleurs aurait comme conséquence fâcheuse de mas-quer leur accord sur le plan de la doctrine défendue.Devant cette interprétation, Zénon fait en (D) deux misesau point.

Il ne s’agit pas d’une division du travail entre lui etParménide, mais d’une réponse aux attaques dont Par-ménide faisait l’objet et qui consistait dans l’attaque despositions de l’adversaire.

Ce secours apporté à la thèse parménidienne est uneœuvre de jeunesse mue non par l’ambition d’égaler lemaître, mais par le goût de la polémique. Le dessein del’œuvre n’est pas de feindre l’originalité pour attirer lagloire ou pour dérouter le public, et si, en raison de latactique choisie, le public ne saisit pas immédiatement lesens de la démarche de Zénon, c’est là une conséquenceaccidentelle et non désirée.

Mais quelle était la doctrine soutenue par Parménideet défendue par Zénon ? Pour répondre à cette question,je m’appuie dans un premier temps sur un article deG. Casertano 1, qui présente deux inventaires, l’un des

1. Giovanni Casertano, « Critica delle idee ed argomentazione dia-lettica nella prima parte del Parmenide », Dimostrazione, Argomenta-zione dialettica e Argomentazione retorica nel Pensiero antico [Atti del

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hypothèses et l’autre des affirmations que profèrent Par-ménide et Zénon :

Hypothèses :(1) si les choses sont plusieurs (ei pollá esti tà ónta) :

127e1(2) si en effet les choses étaient plusieurs (ei gàr pollà

eíē) : 127e7(3) s’il est un (ei hén esti) : 128d1(4) si les choses sont plusieurs (ei pollá esti) : 128d5(5) dans l’hypothèse où il est un (hḕ [hupóthesis] toû

hèn eînai) : 128d5(6) si elles (les choses) sont plusieurs, ou mieux, s’il y

a plusieurs choses (ei pollá esti) : 136a6Affirmations :(a) n’est-il pas aussi absolument impossible que les

choses soient plusieurs (adúnaton… kai pollà eînai) :127e6-7

(b) que les choses ne sont pas plusieurs (hĊs ou polláesti) : 127e9

(c) que les choses ne sont pas plusieurs (hĊs ouk éstipollá) : 127e11-128a1

(d) tu poses que l’univers est un (hèn eînai tò pân) :128a7-b1

(e) que les choses ne sont pas plusieurs (ou pollàeînai) : 128b2

(f) il (l’univers) est un (hén esti) : 128b3(g) elles (les choses) ne sont pas plusieurs (mḕ pollá) :

128b4(h) ceux qui posent que les choses sont plusieurs (tà

pollà légontas) : 128d3(i) posant à propos de l’un lui-même l’hypothèse et

qu’il est et qu’il n’est pas (perì toû henòs autoû hupothé-menos, eíte hén estin eíte mḕ hén, tí khrḕ sumbaínein) :137b3-4

Convegno di Filosofica Bocca di Magra, 18-22 Marzo 1990], Genova,Sagep, 1993, p. 385-403, surtout p. 386-388.

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Ces hypothèses et ces affirmations, on peut les distri-buer ainsi entre Parménide et Zénon :

Parménide (3, 5 ; d, f, i)Zénon (1, 2, 4, 6 ; a, b, c, e, g, h)Encore faut-il, pour savoir de quoi parlait Zénon,

déterminer quelle était la thèse de Parménide.Deux remarques.Si l’on en croit Platon, Zénon parlait du sensible 1 ; et

c’est le cas pour Parménide 2. Si tel n’était pas le cas, onne comprendrait pas pourquoi Socrate invoqueraitl’hypothèse de l’existence des Formes comme solution auparadoxe de la ressemblance et de la dissemblance (128e-130a).

Dans cette perspective, les ónta, dont Zénon démontrequ’ils ne sont pas plusieurs, ne peuvent être que deschoses sensibles particulières, et le tò pân, dont Parmé-nide veut démontrer qu’il est un, ne peut être quel’ensemble de tous les ensembles de toutes les choses sen-sibles particulières, c’est-à-dire l’univers.

D’où une conséquence et une question.S’il en va bien comme je viens de le dire, il s’ensuit

que, dans la seconde partie du Parménide, il n’y a qu’unehypothèse : « s’il est un ». Lorsqu’elle est affirmée, « s’ilest un » ou « s’il est vrai qu’il est un », cette hypothèsecorrespond, en fait, à celle de Parménide ; et lorsqu’elleest niée « s’il n’est pas un » ou « s’il n’est pas vrai qu’ilest un », elle correspond à celle de Zénon.

Il s’ensuit que, dans les deux cas, l’hypothèse porte surl’univers (tò pân). Ce qui va de soi si l’on admet que

1. Platon qui parle par la bouche de Parménide est très explicite surle sujet : « En faisant précisément, répondit-il, ce que tu as entenduZénon faire. Sous la réserve toutefois de ce que tu lui as dit et qui m’aravi, à savoir qu’il ne faut laisser l’enquête s’égarer ni dans les chosesvisibles ni même dans ce qui les concerne, mais l’appliquer aux chosesqui sont par excellence objets de la raison et que l’on pourrait considé-rer comme des Formes » (135d-e).

2. On remarquera d’abord la première personne du pluriel en 130a1.

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Zénon, tout comme Parménide, restait sur le plan du sen-sible (cf. 135d-e). Dans un tel contexte l’être, c’est la réa-lité sensible dans son ensemble, c’est-à-dire l’univers.Pour corroborer une telle position interprétative, oninvoquera le témoignage d’Aristote :

Voici cependant un point qui n’est pas étranger à notreexamen actuel. Parménide paraît s’être attaché à l’unité for-melle, et Mélissus à l’unité matérielle ; aussi cette unitéest-elle, pour le premier, finie, et, pour le second, infinie.Quant à Xénophane, le plus ancien des partisans de l’unité,car Parménide, fut, dit-on son disciple, il n’a rien précisé, etil ne semble avoir saisi la nature d’aucune des deux causes.Mais, considérant l’ensemble de l’univers, il déclare que cedieu est l’unique (eis tòn hólon ouranòn apoblépsas tò hèneînaí phĹsi tòn theón). […] Parménide semble raisonner iciavec plus de pénétration. Persuadé que, hors de l’être, le non-être n’est pas, il pense que nécessairement une chose est, àsavoir l’être lui-même, et qu’il n’existe rien d’autre (cf. Aris-tote, Physique I 2 et 3). Mais, contraint de s’incliner devantles faits, d’admettre à la fois l’unité formelle et la pluralitésensible, il en vient à poser deux causes, deux principes : lechaud et le froid, autrement dit le feu et la terre, et, de cesdeux principes, il range l’un, le chaud, avec l’être, et l’autreavec le non-être. (Métaphysique I 5, 986b17-987a2, trad. Tricotremaniée).

Il ne saurait être question de commenter ici un texteaussi riche que complexe ou de se lancer dans des spécu-lations concernant la cosmologie parménidienne. Qu’ilsuffise de faire ces deux remarques : 1) Aristote rangeParménide aux côtés d’un certain nombre de penseursdont les recherches portaient sur l’univers. 2) La questionde l’unité et de la pluralité se trouvait au centre despréoccupations de ces penseurs.

Dans ce contexte, tout le problème est de savoir si laréalité sensible dans son ensemble, à savoir l’univers,constitue une réalité unique (la position défendue par

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Parménide), la multiplicité des choses sensibles n’étantqu’apparente (puisque, comme le montre Zénon, l’hypo-thèse de la pluralité « réelle » des choses sensibles mèneà des paradoxes), ou s’il y a réellement plusieurs réalitéssensibles, qui sont autant de parties de l’univers, quipeuvent à leur tour être constituées d’une pluralité decomposants élémentaires.

Cette position interprétative établie, une question sepose tout de même : que signifie l’expression tà ónta ?Cette expression désigne-t-elle les choses sensibles engénéral, ou fait-elle référence aux éléments constitutifsde la réalité, tels que les concevaient les pythagoriciens ?

Dans le premier cas, tout le problème est de savoir s’ilfaut accorder une réalité véritable aux choses sensiblesqui sont multiples, ou s’il faut prendre pour acquis queles choses sensibles ne sont que des apparences qui mani-festent une réalité unique, l’univers. Parménide prouveque cette réalité unique existe, c’est-à-dire que l’universest un, alors que Zénon prouve que les choses sensiblesqui sont multiples ne sont que des apparences, et que,par voie de conséquence, il faut en revenir à l’hypothèsede Parménide. Dans cette perspective, il n’est pas néces-saire que tous les arguments développés par Zénon dansson livre portent sur l’opposition un/plusieurs. Et celamême si, selon toute probabilité, par différents biais, lemouvement, le nombre, ces arguments reviennent tous àcette opposition fondamentale.

Dans cette perspective, on doit traduire ónta par« choses ». Traduire ainsi équivaut, on vient de le voir, àfaire dire à la protase seulement ceci : « si les ónta sontplusieurs » : il y a de la pluralité, et les choses sont mul-tiples, les apparences sont diverses et une multiplicitéd’objets est donnée dans l’apparence. Par contre, dire quece sont les « étants », les choses réellement existantes, quisont multiples, ou encore que la pluralité « existe », etnon pas seulement qu’elle est donnée dans l’apparence,

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c’est affirmer tout autre chose : à savoir que la pluralitéapparente est l’expression immédiate d’une pluralitéontologique, c’est-à-dire finalement se situer en-deçà dela distinction parménidienne entre la diversité des appa-rences et l’unité homogène de l’Être. Or c’est là l’inter-prétation défendue par Paul Tannery et par MauriceCaveing qui veulent montrer, en tenant compte des argu-ments rapportés par Simplicius, que des trois aporiesdéveloppées par Zénon à partir de l’hypothèse explicitede la pluralité et connues de nous, l’une roulait sur ladiscernabilité des éléments de la pluralité, une autre surleur cardinalité et la troisième était d’ordre métrique.

Les adversaires de Parménide et de Zénon ne peuventêtre les mêmes suivant l’interprétation retenue. Ils sontévoqués au détour d’une phrase ambiguë : « Ce à quoiprétendent tes arguments, n’est-ce à rien d’autre en faitqu’à te battre pour établir, à l’encontre de tout ce quel’on dit (parà pánta tà legómena), que les choses ne sontpas plusieurs ? » (127e8-9). Quel sens donner à l’expres-sion pánta tà legómena ? La plupart des traducteurs etdes commentateurs comprennent que les arguments sontdirigés « contre toutes les formes de parler reçues »,c’est-à-dire contre le sens commun, alors que, à la suitede Paul Tannery, Maurice Caveing 1 soutient qu’il fau-drait plutôt comprendre : « contre toutes les opinionsprofessées parmi les doctes », en s’appuyant sur pròs toùstà pollà légontas (128d2-3), qui désigne non le senscommun, mais les gens qui s’attaquent à Parménide 2,

1. Maurice Caveing, Zénon d’Élée. Prolégomènes aux doctrines ducontinu. Étude historique et critique des Fragments et Témoignages,Paris, Vrin, 1982, p. 160. Dans les pages qui suivent, je reste très prèsde l’argumentation de M. Caveing. Cf. aussi Paul Tannery, Pour l’his-toire de la science hellène, Paris [1887, 19302], Sceaux, Gabay, 1990,chap. X, p. 255-270.

2. Maurice Caveing (Zénon d’Élée, 1982, p. 163-169) passe en revueles candidats possibles : les Ioniens, les atomistes, Empédocle, Anaxa-gore. Mais lui-même privilégie les pythagoriciens, comme on le verraplus loin.

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tout comme d’ailleurs le tà lekthénta (128c2) ne désignepas des paroles du commun, mais le sens de ce qui a étéavancé à titre de thèse.

Une telle position ne va pas sans soulever de redou-tables problèmes concernant l’unité de la doctrine pytha-goricienne, ses sources et surtout sa datation, comptetenu du fait que cette doctrine, qui n’est connue qu’indi-rectement, étant donné la méfiance à l’égard de l’écrituredans les cercles pythagoriciens, semble avoir beaucoupévolué. En effet la reconstruction de la doctrine despythagoriciens proposée par Maurice Caveing se fondeexclusivement sur le témoignage d’Aristote, dont il estimpossible de savoir s’il connaissait véritablement lepythagorisme du VIe siècle ou seulement ses prolonge-ments au IVe siècle 1. Voilà d’ailleurs pourquoi GregoryVlastos 2 a pris position de façon argumentée contre PaulTannery 3, ce en quoi il s’oppose à Maurice Caveing.

À la limite, le seul texte d’Aristote qu’on pourrait invo-quer en faveur de l’interprétation proposée par P. Tan-nery et M. Caveing est le suivant :

Quant au système des pythagoriciens, d’un côté, il offredes difficultés moindres que le précédent, mais, d’un autrecôté, il en présente d’autres qui lui sont particulières. Prendrele nombre non séparé du sensible, c’est faire disparaître assu-rément une grande partie des impossibilités que nous avonssignalées ; par contre, admettre que les corps sont composésde nombres et que le nombre composant est le nombremathématique, c’est ce qui est impossible. En effet, il n’estpas vrai de dire qu’il existe des grandeurs insécables ; et,quand bien même on admettrait l’existence de grandeurs decette sorte, les unités, en tout cas, n’ont pas de grandeur ; et

1. Ce qui a amené Cornford à distinguer deux systèmes différents.2. Gregory Vlastos, « Zeno of Elea », The encyclopedia of Philo-

sophy, P. Edwards éd., New York/London, 1967, t. VIII, p. 369-379.3. Paul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène [1887, 19302],

chap. X.

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comment une étendue peut-elle être composée d’indivi-sibles ? Or, alors que le nombre arithmétique, du moins, estune somme d’unités, ces philosophes veulent que les êtressoient le nombre même, et, de toute façon, appliquent auxcorps les proportions des nombres, comme s’ils étaient com-posés de ces nombres. Il est donc nécessaire, s’il est vrai quele nombre est un être réel et par soi, qu’il le soit de l’une desmanières que nous avons distinguées, et, s’il ne peut l’êtred’aucune de ces manières, il est manifeste que la nature dunombre n’est pas celle que lui construisent ces philosophesqui en font un être séparé. (Métaphysique M 8, 1083b8-19,trad. Tricot légèrement modifiée.)

Ce texte, suivant J.E. Raven 1, contient huit assertions :1) Les pythagoriciens reconnaissent une seule espèce

de nombre, le nombre mathématique ;2) ce nombre n’est pas séparé des sensibles ;3) les corps en sont composés, ce sont des agrégats

d’unités ;4) il y aurait des grandeurs (physiques) indivisibles ;5) le nombre arithmétique est une pluralité d’unités

indivisibles ;6) les unités auraient une grandeur ;7) les choses sont nombres ;8) les pythagoriciens appliquent aux choses physiques

des théorèmes arithmétiques.1), 2), 3) sont données comme des thèses pythagori-

ciennes également en 1080b16-18 ; 5) en 1080b19-20 et32-33 ; 7) en 987b28 et passim ; 8) en 989b29-34. Quantà 4) et 6), ce sont des conséquences inévitables de laconjonction de 3), 7) avec 1), 5). Dans cette perspective,le nombre est conçu comme corporel. En d’autres termes,

1. J.E. Raven, Pythagoreans and Eleatics. An Account of the Inter-action Between the Two Opposed Schools During the Fifth and EarlyFourth Centuries B.C. [1948], Amsterdam, Hakkert, 1966, p. 53-54. Surce texte, cf. aussi H. Cherniss, Aristotle’s criticism of the Presocratics,Baltimore, Johns Hopkins Univ. Press, 1935, p. 39-40.

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le nombre n’est pas différent du corps physique. Lesarguments de Zénon développent une critique contre uneconception marquée par un syncrétisme archaïque qui nedistingue pas entre le plan des choses physiques, celui desnotions mathématiques, et celui de l’être ; Zénon associeaux multiplicités sensibles, afin d’en rendre comptecomme de réalités, des multiplicités d’étants d’où résul-tent les contradictions qu’il met en lumière. Il s’agit doncbien d’une critique des objets visibles et de ce qui lesconcerne, et c’est une controverse sur l’explication dumonde physique que mettent en œuvre les arguments deZénon ; voilà d’ailleurs ce qui justifie leur examen parAristote dans sa Physique. Sur ce point aussi, le texte dePlaton se trouve en accord avec ce que nous savons parailleurs.

Bref, selon Maurice Caveing, Zénon tire les consé-quences logiques de cette position et montre qu’elles sontincompatibles avec la divisibilité illimitée des grandeursimposées par la pratique des mathématiciens. Il enconclut que la thèse de l’existence de la pluralité est inte-nable, étrangère qu’elle est à la notion de puissance etde potentiel. Par ailleurs, la troisième voie de Parménideressemble étrangement à celle que suivent les pythagori-ciens, puisque à la fois ils distinguent deux principes (un/plusieurs entre autres) qui pour Parménide sont l’un del’ordre de l’être, l’autre de l’ordre du non-être, et les réu-nissent pour, de leur accord, constituer le cosmos, ce quipour Parménide revient à poser que le non-être est,qu’être et non-être, après avoir été dits différents, sontdits identiques.

Cette position est séduisante, mais elle se heurte à plu-sieurs objections radicales liées à des caractéristiquespropres à Zénon. Certains des arguments attribués spéci-fiquement à Zénon et la plupart des déductions dévelop-pées dans la seconde partie du Parménide peuvent être

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comprises indépendamment de toute référence au pytha-gorisme. De plus, Parménide considère comme des ónta,non pas des substances, mais des attributs de ces subs-tances 1.

En fait, une troisième solution pourrait être envisagée,si l’on admettait que les arguments développés parZénon affrontaient l’opinion vulgaire et portaient contrel’existence de la multiplicité des choses sensibles. Maisrien n’empêche que ce but ait été obtenu indirectement ;dans cette hypothèse, plusieurs de ces arguments auraientété composés à l’occasion d’une dispute technique entredoctes, relative à la pluralité sensible apparente.

La méthode utilisée par Zénon

Après avoir tenté de déterminer quelle doctrine ildéfendait et d’identifier ses adversaires, encore faut-ilcaractériser la méthode utilisée par Zénon. Le passagequi s’étend de 135c8 à 136c5 contient trois thèses rela-tives à cette méthode :

a) L’argumentation zénonienne était une gymnastiquede l’esprit.

b) Zénon l’appliquait exclusivement aux objets dumonde visible.

c) La gymnastique de l’esprit ne doit pas seulementexaminer les conséquences qui résultent de l’hypothèsede l’existence de tel objet, mais aussi celles qui découlentde sa négation.

Reprenons chacune de ces thèses pour les développer :a) La méthode mise en œuvre par Zénon est purement

formelle. Voilà pourquoi la dialectique de Zénon joue

1. On relira ces lignes de la première partie (129c4-7) qu’on mettraen rapport avec ce que Parménide est censé dire dans la seconde partiesur l’identique (162d1-2) et sur le repos (163e6-164a1). Aristote luireproche cette façon de faire dans la Physique (IV 1, 209a23 ; IV 3,210b22 sq.).

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vis-à-vis de la doctrine parménidienne le même rôle quela dialectique parménidienne de la seconde partie du dia-logue est appelée à jouer vis-à-vis de la doctrine platoni-cienne.

b) Il en résulte que, même si Zénon la cantonnait dansle domaine du visible, cette dialectique peut être utiliséepar celui qui fait l’hypothèse de l’existence de réalités nonvisibles, les Formes. D’où l’intérêt pour Socrate del’exemple donné par Parménide dans la seconde partiedu dialogue. Si tel est bien le cas, l’interprétation du dia-logue subit un renversement total. La seconde partie oùl’on trouve un inventaire des instruments théoriques per-mettant l’élaboration de leur cosmologie par Parménideet par Zénon constitue l’arrière-plan sur lequel se dessinela première partie où Socrate, pour résoudre les para-doxes qui apparaissent dans le cadre de cette cosmologie,invoque la doctrine des Formes qui sera critiquée parParménide à l’aide des instruments théoriques utilisésdans la seconde partie.

c) Ce texte indique avec toute la clarté désirable unedifférence essentielle que relève Platon entre la dialec-tique de Zénon et la sienne propre. Il est répété queZénon a examiné une seule hypothèse : l’existence de lapluralité, et qu’il n’a pas considéré sa négation. Il n’adonc pas attaqué la thèse et l’antithèse, il n’a pas déve-loppé des arguments pro et contra. En revanche, c’estexactement ce que fait la dialectique platonicienne, quine sera pas unidimensionnelle, mais qui portera sur lesdeux volets, être et non-être de chaque réalité 1. C’estpourquoi, après avoir écouté l’exposé de ce programme,

1. C’est précisément ce résultat que s’assignera Aristote dans lesTopiques où plusieurs passages rappellent le présent texte du Parménide,notamment 101a35, où il est dit qu’il faut se rendre capable de dévelop-per une « aporie double » en argument dans l’un et l’autre sens, si l’onveut atteindre la vérité philosophique.

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Socrate remarque que la méthode n’est pas d’un manie-ment facile : il y a peut-être là comme un soupçon qu’ilsera difficile dans certains cas d’éviter les raisonnementsspécieux.

Le texte du Phèdre 1 sur le Palamède Éléate n’entredonc pas en contradiction 2 avec ce qu’on trouve dans leParménide sur le couple semblable/dissemblable, avec cequ’on trouve dans la Physique d’Aristote sur le couplerepos/mouvement et avec ce qu’on trouve chez Simpliciussur le couple unité/pluralité. En outre, il s’accorde avecce que peut en dire Proclus 3.

3) LA CRITIQUE DES FORMESDANS LA PREMIÈRE PARTIE 4

Au problème de la mise en scène qui amène à s’interro-ger sur la doctrine de Parménide et sur celle de Zénon,vient s’ajouter celui de la signification et du rôle de la

1. « Passons maintenant au Palamède d’Élée : ne savons-nous pasqu’il parlait avec un art si achevé qu’il faisait paraître à son auditoireles mêmes choses à la fois semblables et dissemblables, unes et multiples,en repos aussi bien qu’en mouvement. » (Phèdre 261d6-8 = DK 29 A13,ma traduction).

2. Cf. Maurice Caveing (Zénon d’Élée, 1982, p. 149-154), qui sur cepoint est d’accord avec G. Vlastos.

3. « Il écrivit un livre, dans lequel il montrait de merveilleuse façonque, pour ceux qui supposent la pluralité des choses, ne s’ensuit pasmoins de difficultés que celles dont, lui semblait-il, sont assaillis lespartisans de l’unité de l’être. Et en effet il montra qu’une même choseserait semblable et dissemblable, égale et inégale, et qu’il y aurait unanéantissement absolument complet de l’ordre du réel et une confusionincohérente de toutes choses. » (Proclus, In Parm. 619.34-620.3, trad.Caveing légèrement modifiée).

4. Dans cette section, je suis d’assez près Reginald E. Allen (Plato’sParmenides, Oxford, Blackwell, 1983) sur le plan de l’argumentation, etnon sur le fond, où l’on notera des divergences nombreuses et impor-tantes entre ma position et la sienne.

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discussion sur les Formes dans la première partie du Par-ménide, dans la mesure où Platon fait de Socrate unardent défenseur de la doctrine des Formes contrelaquelle Parménide avance de redoutables critiques, avantd’exhorter Socrate à les maintenir. Présenter, dans lePhédon, un Socrate âgé de soixante-neuf ans comme unpartisan de la doctrine des Formes paraît déjà peu vrai-semblable à bon nombre de commentateurs. A fortiori,présenter comme un tenant de cette doctrine un Socratequi, dans le Parménide, a tout au plus une vingtained’années constitue une invraisemblance si indiscutabled’un point de vue historique, que l’on peut penser que lachose fut reprochée à Platon (cf. par exemple DiogèneLaërce III 35, qui évoque le Lysis) dès l’Antiquité. Celapourrait expliquer l’« invention » par Platon du person-nage de l’Étranger d’Élée, l’interlocuteur principal dansle Politique et le Sophiste, où il utilise la dialectique etaborde certains problèmes suscités par la doctrine desFormes.

Tout le problème est de déterminer si Platon tient lescritiques de Parménide pour valides ou s’il les considèrecomme fatales. Et si ces critiques sont valides, mais nonfatales, quel est alors leur statut ?

Ceux qui pensent que les critiques de Parménidecontre les Formes sont valides se répartissent en deuxgroupes historiquement et doctrinalement distincts.Henry Jackson 1 supposait que le Phédon et la Républiqueprésentaient les Formes comme immanentes aux chosessensibles, et que, à la suite des critiques de Parménidedans la première partie du dialogue qui porte son nom,les Formes en vinrent à être considérées comme des para-digmes transcendants. À l’inverse, un grand nombred’interprètes anglo-saxons ont, depuis un article célèbre

1. Henry Jackson, « Plato’s later theory of ideas ; ii, The Parme-nides », Journal of Philology 9, 1881, p. 299.

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de Gilbert Ryle 1, supposé que, dans le Phédon et dans laRépublique, Platon se représentait les Formes comme desparadigmes transcendants, et que, à la suite des critiquesde Parménide dans la première partie du dialogue quiporte son nom, il aurait abandonné cette position, enassimilant les Formes à des concepts au sens aristotéli-cien du terme ; ce qui amena G.E.L. Owen 2 à rapprocherla date de composition du Timée, où l’on retrouve la doc-trine de la Forme-paradigme de celle de la République.

Des arguments d’ordre interne et d’ordre externepeuvent être invoqués contre ce type d’interprétation. En133b7-c2, Parménide soutient qu’un homme d’expé-rience et de talent pourrait montrer que les critiques évo-quées contre l’hypothèse des Formes ne sont pas valides.Et en 135c1-3, il maintient que rejeter l’hypothèse del’existence des Formes reviendrait à détruire la pensée etle discours. Par ailleurs, on retrouve dans d’autres dia-logues des points de doctrine critiqués dans la premièrepartie du Parménide : en Philèbe 15b-c, le « dilemme dela participation » est évoqué et considéré comme suscep-tible de solution. Dans le Phédon (74b-75d) et dans laRépublique, les Formes apparaissent comme des para-digmes tout comme dans le Politique (285d-286a), dansle Timée, et dans la Lettre VII. À moins de considérerPlaton comme un penseur particulièrement retors ou desupposer un autre ordre de composition des dialogues, ilest difficile de penser qu’il a, après le Parménide, aban-donné l’hypothèse de l’existence de Formes transcen-dantes assimilées à des paradigmes.

Si l’on pense que Platon a maintenu la doctrine deFormes transcendantes assimilées à des paradigmes

1. Gilbert Ryle, « Plato’s Parmenides » [1939], Studies in Plato’sMetaphysics, London, Routledge and Kegan Paul, 1965, p. 97-147.

2. Position de G.E.L. Owen, « The place of the Timaeus in Plato’sdialogues » [1953], Studies in Plato’s Metaphysics, London, Routledgeand Kegan Paul, 1965, p. 313-338.

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même après le Parménide, quel sens donner aux critiquesformulées par Parménide ? Trois réponses ont été appor-tées à cette question. 1) Ces critiques portent non sur ladoctrine platonicienne des Formes, mais sur celled’Eudoxe 1. 2) Ces critiques ne sont que l’expression dedifficultés soulevées contre la doctrine de Platon, dans lecadre de l’Académie ou par des critiques portées par desMégariques ou par des tenants de l’Éléatisme, et quePlaton voulait lever 2. 3) Ces critiques évoquent un cer-tain nombre de problèmes liés à la doctrine des Formes,dont Platon était conscient et auxquels il s’est efforcépendant la dernière partie de sa vie de trouver une solu-tion avec un succès plus ou moins grand : dans cetteperspective, le Parménide devient un dialogue aporétique.

Les deux premières réponses rencontrent d’énormesdifficultés si, à la suite de R.E. Allen, on considère quela structure de la première partie du Parménide n’est paslinéaire, mais développe une série de conséquences déri-vant du « dilemme de la participation » et reliées à lareprésentation de la Forme comme paradigme, deux élé-ments, qui, comme je viens de le dire, se retrouvent dansdes dialogues postérieurs au Parménide. Reste donc latroisième solution que je vais essayer d’étayer. D’ailleurs,Parménide qualifie ses propres critiques d’apories (129e5,130b, c3 et 135a3) et non de réfutations.

L’intérêt d’une telle interprétation tient au fait qu’elleest non seulement rétrospective, au sens où elle rendcompte de façon constructive 3 des critiques de Parmé-nide dans la première partie du dialogue, mais aussi ausens où elle permet de comprendre l’articulation de la

1. Position de Cornford, Plato and Parmenides, 1936, p. 86-87. Voiraussi Malcolm Schofied, « Eudoxus in the Parmenides », Museum Hel-veticum 30, 1973, p. 1-19.

2. Position de Cornford, Plato and Parmenides, 1936, p. 101.3. Dans la mesure où un homme de talent pourrait faire face à ces

critiques : 135a-b, c-d, 133b, 130e.

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première partie sur la seconde ; d’ailleurs tous les termesqui interviennent dans la première partie du dialogue,qu’il s’agisse de participation, de contraires, d’unité et depluralité, de ressemblance et de dissemblance, etc., pré-sentent le même sens que celui qui est le leur dans laseconde. L’exercice dialectique en quoi consiste laseconde partie du Parménide donne à Socrate un instru-ment technique lui permettant de déduire de façon rigou-reuse toutes les conséquences qui peuvent découler d’unemême hypothèse de départ 1. Voici comment se présentela première partie du Parménide si on ne lui donne pasune structure linéaire.

Dans un premier temps, Parménide s’interroge sur lanature des Formes et surtout sur l’étendue de leurdomaine (130a-d). Puis il évoque le problème de la parti-cipation. S’il y a participation des choses sensibles auxFormes, on doit affronter le dilemme de la participation(131a-c). Les choses sensibles doivent participer à laForme en sa totalité, ou en partie. Devant l’impossibilitéde la seconde solution, révélée par le paradoxe de la divi-sibilité (131c-e), et par la « remontée à l’infini » 2 s’appli-quant à la Largeur (131e-132b), Socrate propose de sereprésenter la Forme comme paradigme (132c-133a) ; etdevant l’impossibilité de la première solution, il proposede se représenter la Forme comme pensée (132b-c).L’échec de ces deux tentatives l’amène à imaginer unecoupure radicale entre les choses sensibles et les Formes,avec toutes les conséquences catastrophiques que celaentraîne (133a-134e), notamment le rejet de touteconnaissance d’un domaine par l’autre.

1. Socrate, même s’il a une véritable passion pour l’argumentation,manque d’entraînement dans le domaine de la dialectique (135c-d,130e), en raison de sa jeunesse.

2. Je traduis ainsi « infinite regress ». En français, « régression » ren-voie spontanément à un contexte psychanalytique.

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La caractéristique essentielle des Formes 1 est la sépa-ration ; elles sont « à part » (khĊrís) 2 des choses sen-sibles. La séparation est une relation symétrique : si a estséparé de b, alors b est séparé de a 3. Dans ce contexte,la séparation est susceptible de deux sens au moins. Enun sens minimal, la séparation signifie ceci : si a (unechose sensible particulière) participe de F (une Forme),alors a n’est pas identique à F et F n’est pas identique àa. Ce sens est sûrement admis par Socrate, mais il n’estpas suffisant. Il faut penser à un sens beaucoup plus fort.Maintenir qu’elles sont séparées, c’est considérer lesFormes comme des réalités individuelles qui ont une exis-tence propre : cette conception attestée dans le Phédon(74a sq.), dans la République (V 475e sq.) et dans leTimée (27d, 28a-c, 52a) est admise et critiquée par Aris-tote en plusieurs endroits de la Métaphysique (XIII 9,1086a30-b11, V 7 1017b25, VII 16 1040a9, 28, XIII 41078b30). Parce qu’elles ont une existence propre 4, lesFormes sont en soi 5 ; elles ne dépendent pour leur êtred’aucune réalité qui leur soit ontologiquement supé-rieure, y compris le Bien, qui se retrouve sur le mêmeplan que toutes les autres Formes dans les inventairesproposés 6. Ce statut permet à toute Forme d’être

1. Qualifiées d’eîdos (128e5, 130b7, 134b3, etc.) d’idéa (132a2, 132c4,135c, etc.) ou de génos (134b7, c5, 135a7, etc.).

2. Cf. 129d6, 130b2, 130d1. Mis en rapport avec autà kath’ hautá en129d6-7, 130d1-2 et 133a7-8.

3. Symétrie reconnue en 159a.4. Voilà pourquoi on dit qu’elles « se trouvent dans la nature »

(132d2).5. Autḗ kath’ hautḕn ousía, 133c4-5, c7, 135b1. Voilà pourquoi les

formes sont dites être au pluriel autà kath’ hautá (cf. n. 57) et au singu-lier autò kath’ hautó, 128e5, 130b8. Les Formes sont aussi dites « ensoi », c’est-à-dire eidē autá (130b2, d4 ; 134b3, 6-7, 12, c5, 9, d).

6. En 130b8-9, Parménide évoque le Juste (díkaion), le Beau (kalón)et le Bien (agathón). En 134b14-c1, Parménide évoque le Beau, le Bienet tout ce que nous admettons comme Formes. En 135c8-d1, il évoquele Beau, le Juste, le Bien et chaque Forme prise une à une.

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considérée comme « ce qu’est une chose » 1, par défini-tion en quelque sorte.

Cela dit, les Formes ne peuvent être définies que néga-tivement, par opposition aux choses sensibles : elles sontobjets non pas des sens, mais de la raison (135e1-3). Cequi leur permet d’être universelles, une même Forme per-mettant de nommer ou de qualifier toutes les choses quien participent 2. Et surtout, elles sont immuables (135c1-2) : chaque Forme doit donc rester « une et identique »(131b1), les deux caractéristiques que cherche à défendreSocrate contre les attaques de Parménide.

Le statut ontologique élevé qu’il accorde aux Formesexplique probablement l’embarras dans lequel se trouveSocrate, lorsque Parménide lui demande de quelles réali-tés il y a des Formes (130b7-d2). Trois classes sont évo-quées dans la première partie du Parménide. 1) Les

1. D’où l’expression hò ésti ; cf. 129 a1, b6 ; 133 d7, e1 ; 134 a4-5(bis), b7-8 (bis), 134b7, 14. Au sens strict, cette expression signifie « cequ’est X » et plus explicitement « ce que c’est que d’être X », même sicette paraphrase peut prêter à la critique. En fait hò ésti constitue uneréponse à la question tí ésti (sur le sujet, cf. G. Vlastos, « Que pouvaitbien entendre Socrate par le question : “Qu’est-ce que F” ? » [1976],trad. française par Luc Brisson, dans Les Paradoxes de la connaissance.Essais sur le Ménon de Platon, recueillis et présentés par MoniqueCanto-Sperber, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 193-203 ; dans ce contexte,l’expression désigne donc ce qu’est X en général, et non en particulier,par définition en quelque sorte. Aussi faut-il, à mon avis, relier cetteexpression hò ésti au qualificatif akribés, qui, au comparatif (134c6) ouau superlatif (134c10, d8, 9), qualifie les Formes. Les Formes présententplus de précision, plus d’exactitude, parce qu’elles équivalent à unedéfinition. On trouvera un très utile appendice sur la grammaire de hòésti F dans Ch. H. Kahn, « Some philosophical uses of “to be” inPlato » (Phronesis 26, 1981, p. 127-129), qui renvoie d’ailleurs à unenote très prudente de G. Vlastos, dans « The unity of the virtues in theProtagoras » [1971] (Platonic Studies, 19812, n. 102, p. 261-262).

2. Il s’agit de l’éponymie ; la Forme garantit que c’est toujours lemême nom qui sera donné à chacune des choses sensibles qui en parti-cipent. Cette notion d’éponymie assimile donc le nom commun au nompropre, ce qui ne laisse pas de poser de redoutables problèmes, que jen’ai pas le temps d’évoquer ici.

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No d’édition : L.01EHPN000871.N001Dépôt légal : avril 2018