Claire Preaux, Henri Grégoire

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Revue belge de philologie et d'histoire Henri Grégoire Claire Préaux Citer ce document / Cite this document : Préaux Claire. Henri Grégoire. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 43, fasc. 3, 1965. Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 1193-1198. http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1965_num_43_3_2598 Document généré le 28/09/2015

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Byzance

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Revue belge de philologie etd'histoire

Henri GrégoireClaire Préaux

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Préaux Claire. Henri Grégoire. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 43, fasc. 3, 1965. Langues et littératures

modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 1193-1198.

http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1965_num_43_3_2598

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NÉCROLOGIE

HENRI GREGOIRE

Henri Grégoire fut un des hellénistes les plus brillants de notre temps.

Il était né à Huy, le 21 mars 1881, et il tenait des traditions de sa famille le sens de l'action désintéressée et le goût passionné de la liberté de l'esprit.

La vivacité de son intelligence frappa ses premiers maîtres. Il excellait dans les sciences autant que dans des lettres, mais c'est un don exceptionnel des langues qui décida de sa carrière. Enfant, il parla l'allemand en même temps que le français et, dès son entrée à l'Université de Liège, en philologie classique, il lisait les journaux grecs — fait exceptionnel à cette époque où l'hellénisme moderne était encore méconnu. Il parlait couramment l'italien, le russe, l'arménien, le roumain, l'anglais. Mais c'est le grec qui requit son cœur et son esprit. Il en connaissait tous les états, depuis la langue d'Homère jusqu'à celle du paysan d'aujourd'hui, en passant par l'âge médiéval. Pour lui, chacune de ces étapes était vivante : il lisait luripide avec l'accent moderne, et les mots ainsi reprenaient leur rythme, leur volume, leur magie poétique. Son éloquence avait un élan grec : sa pensée s'ordonnait souvent en oppositions significatives ou bien elle s'amplifiait en un long crescendo jusqu'au mot final qui devait convaincre.

Il animait les mots de relations subtiles et inédites. Il proposa beaucoup d'étymologies : quelques-unes sont définitivement admises. Elles avaient presque toujours une portée historique : elles révélaient et prouvaient le cheminement d'une notion ou d'une institution.

En 1900, Henri Grégoire eut pour maîtres à l'Université de Liège deux hellénistes de haut talent dont l'œuvre reste classique : c'étaient

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Léon Parmentier et Charles Michel. L'influence de la philologie allemande portait alors la science de l'Antiquité vers les points de vue historiques, ce qui mettait au premier plan la Quellenforschung, l'étude des sources, de leur authenticité, de leur filiation, de leur date. Et ainsi la critique des textes, l'effort d'émendation, l'art des rapprochements furent toujours au cœur de l'œuvre d'Henri Grégoire. C'est par la philologie qu'il abordait l'histoire. Et sa philologie était nourrie d'immenses lectures. Cette érudition, au service d'un esprit toujours alerté et disciplinée par une sévère critique, fit d'Henri Grégoire un des plus féconds découvreurs de sources.

Et d'abord, au sens tout littéral. En effet, formé à l'épigraphie par Charles Michel, puis par l'École française d'Athènes dont il fut membre étranger, il trouva et publia des centaines d'inscriptions : d'un voyage qu'il fit avec Franz Cumont et J. Anderson en Petite-Arménie, il rapporta une moisson épigraphique qui parut sous le titre de Studia Pontica (Bruxelles, 1906-1910). Puis l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris lui confia la publication des Inscriptions grecques chrétiennes d'Asie Mineure, dont il donna un recueil (Paris, 1922).

Il aimait éditer des textes. La chasse aux passages corrompus le passionnait : en rétablir la pensée originelle était pour lui une stimulante victoire. Il édita avec Marc-Antoine Kugener la Vie de Porphyre de Gaza par Marc le Diacre et, dans le Collection des Universités de France publiée sous le patronage de l'Association Guillaume Budé, plusieurs des tragédies d'Euripide. Il avait une préférence pour ce poète, qu'il aimait expliquer à ses étudiants. Allusions plus ou moins voilées à l'actualité, origines obscures des mythes qui forment la trame des tragédies, imprécision d'un message trop riche, tous ces problèmes, que fait lever la lecture du plus paradoxal des poètes, attiraient son goût de l'énigme à résoudre.

Mais, dans l'histoire millénaire de la Grèce, c'est vers les siècles byzantins qu'il se porta avec prédilection. Ce domaine trop longtemps négligé attirait son génie de pionnier.

Élève d'Adolf Harnack, de Karl Krumbacher et d'Ulrich von Wilamowitz, il poursuivit et renouvela les orientations de ses maîtres. C'est en 1924 qu'il fonda la revue Byzantion où, pendant quarante

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ans, il discuta trouvailles et thèses : les siennes et celles des autres, qu'il stimulait.

L'hellénisme byzantin ne s'étudie pas dans les seules sources grecques. Henri Grégoire savait les langues de tous les voisins de Byzance : le bulgare et le russe, l'arabe et le syriaque, l'arménien et le serbe. Aussi renouvela-t-il maintes questions en appelant en témoignage les sources écrites dans ces langues. L'histoire politique, l'histoire religieuse, les filiations de thèmes littéraires, les etymologies où l'arabe donne la clef du grec, tout cela est pris sous les feux croisés de sa pensée inventive. Sans cesse sur la brèche, Henri Grégoire enchaînait les recherches ; il argumentait, il plaidait ; il faisait lever les découvertes. Ainsi, la revue Byzantion fut-elle un instrument capital des études byzantines, le forum international où étaient affichées et commentées toutes les trouvailles.

Réfugié aux États-Unis pendant la seconde guerre mondiale, Henri Grégoire y fonda une nouvelle revue de byzantinologie, Byzantina, Metabyzantina.

Tout l'intéressait dans l'hellénisme médiéval : les guerres de l'empire, tour à tour conquérant et assiégé, les croisades, les intrigues de cour qui orientaient une politique ou fixaient un dogme, l'œuvre des conciles, la montée et la construction du christianisme, à commencer par la conversion de Constantin, dont il remit en question la signification, et par les persécutions dont il contesta l'ampleur et la gravité. Sur ce dernier sujet, il donna la somme de ses recherches dans un livre rédigé avec la collaboration de plusieurs de ses élèves, Les persécutions dans l'Empire romain, dont la 2 e édition a paru en 1964 dans les Mémoires de l'Académie Royale de Belgique.

C'est aux confins de l'Empire qu'il suivait volontiers la longue lutte de Byzance pour l'existence et ainsi il fut, avec Marius Canard, l'artisan de la traduction française du livre fondamental de Vassiliev, Byzance et les Arabes. Il étudia les faits bulgares, les faits arméniens dans leurs rapports avec l'hellénisme byzantin. Il remit en question aussi les liens entre les épopées et les croisades et on lui doit des thèses hardies sur l'origine des épopées germaniques et françaises comme aussi sur les sources arabes des gestes byzantines. Enfin, plongeant dans des temps plus récents, il renouvela l'interprétation de Digénis Akritas, l'épopée du « maquis » grec sous la turcocratie.

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II dota notre pays d'une Faculté complète d'études byzantines, au sein de Y Institut de Philologie et d'Histoire orientales et slaves qu'avec Robert Werner et Jacques Pirenne il fonda en 1930 à l'Université de Bruxelles. Et sous son impulsion, Y Annuaire de cet Institut prit d'emblée une haute qualité. Le vaste programme de cette nouvelle revue convenait à l'ampleur et à la fécondité de sa pensée.

Si insensible qu'il parût au désordre matériel dans lequel il travaillait, Henri Grégoire n'en était pas moins un organisateur persévérant et un fondateur d'institutions. Le domaine si varié de By- zance était loin de suf fir à son activité. Il fut, en 1925, le premier doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres qu'à la demande du Roi Fouad il créa au Caire. Pendant la seconde guerre mondiale, il fut à New York un des promoteurs de l'École libre des Hautes-Études. De retour en Belgique, en 1946, il fonda la Nouvelle Clio, revue d'information et de discussion, qui renoua les liens que la guerre avait brisés entre les historiens de nations belligérantes.

Chasseur d'actualité par tempérament — il eut pour son récit d'un séjour parmi les « andartes» de Grèce, en 1947, un prix du meilleur reportage — Henri Grégoire ne se bornait pas à diffuser et à discuter les « dernières nouvelles » de la recherche historique. Mais, dans le Flambeau, sa première revue, qu'il édita tout d'abord clandestinement pendant la guerre de 1914 avec Oscar Grosjean pour soutenir la résistance en pays occupé, il n'a cessé, pendant quelque cinquante ans, de commenter au jour le jour l'actualité politique, littéraire et artistique, tenant à lui seul plusieurs rubriques. Il avait une vue épique des événements de notre temps : il n'était guère sensible aux phénomènes économiques ou sociaux, mais il s'en prenait aux hommes, qu'il louait ou blâmait avec passion.

Henri Grégoire pensait rarement seul : il a toujours aimé s'entourer d'une équipe et il recherchait la collaboration internationale. Car, s'il se montra pendant les guerres, un lutteur passionné, il fut aussi, la paix revenue, le premier à tendre la main à ceux qui pour lui cessaient aussitôt d'être des ennemis. Dans le dialogue scientifique, il n'admettait aucune frontière. Ainsi, dès 1948, avec quelques-uns de ses meilleurs disciples, il fut l'âme des Rencontres de Spire où, entre l'Allemagne et les pays de langue française, se rétablirent les con-

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tacts interrompus et il donna toute sa sympathie à l'Université, tout d'abord internationale, de la Sarre.

Aimant parler les langues étrangères, il voyageait beaucoup pour aller exposer ses découvertes et rencontrer des hommes qui les discuteraient. Il était docteur honoris causa de nombreuses Universités. Membre de plusieurs Académies étrangères comme de l'Académie Royale de Belgique, il participait activement aux travaux de ces sociétés, ainsi qu'aux congrès internationaux.

Sa pensée, toujours aux aguets, saisissant l'actualité mouvante, s'exprima surtout en articles, qui étaient des instantanés de ses intérêts. Il vivait en pionnier, au bord de l'inconnu. Combattant perpétuel, il provoquait le dialogue polémique, et les articles, sous sa plume, s'enchaînaient, reprenant dix fois, pour l'approfondir, le dernier thème où s'allumait son intérêt. Sa bibliographie en compte plusieurs centaines qu'on peut ainsi grouper par thèmes. Elle compte, en dehors des éditions de textes et des traductions, assez peu de livres. Outre celui qu'il consacra aux persécutions dans l'Empire romain, il faut citer Asclepios, Apollon, Smintheus et Rudra, qu'il publia en 1949 dans les Mémoires de V Académie Royale de Belgique. Ce livre témoigne de l'intérêt qui l'a toujours attaché à l'histoire des religions : il percevait la plasticité des mythes. Cet Apollon, qu'il lie à la taupe, a surpris la critique. Les rapprochements hardis, les etymologies qui soutiennent cette thèse sont caractéristiques de sa manière.

Pendant plusieurs années, Henri Grégoire assuma à lui seul tout l'enseignement de l'hellénisme à l'Université de Bruxelles : explication d'auteurs, exercices philologiques, épigraphie, philologie et histoire byzantines, grec médiéval et moderne. Dans ses leçons, il ne s'astreignait pas à un plan longuement médité. Sans souci de progression régulière, il nous apportait ses dernières découvertes. Il imaginait mal la faiblesse des étudiants et, inconscient de leur ignorance, il les entraînait dans le dialogue qui était la forme de sa pensée. Cet enseignement fulgurant et sans condescendance a laissé à ceux qui l'ont reçu des souvenirs qui retentissent au long de toute leur vie. Car Henri Grégoire savait évoquer un paysage, parcourir la longue histoire d'un mot, nouer des faits venus du fond des âges et en faire jaillir l'évidence d'une continuité historique.

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Sa pensée ne se précisait que dans la polémique. Il avait besoin d'adversaires, car il aimait les victoires, victoires qu'il ne voulait obtenir que dans le respect de la critique scientifique. Et il prenait un plaisir aussi vif aux réconciliations qu'aux préliminaires de la joute. Il fondait des groupes de discussion ; celui qu'il appela Thêonoê et auquel il soumettait ses réflexions sur l'histoire des

religions et les débuts du christianisme lui tenait particulièrement à cœur.

La tendance fondamentale de son tempérament, c'était l'éloquence, le goût d'agir sur autrui par la parole, de susciter les idées, d'entraîner les convictions. Son œuvre n'avait rien d'abstrait : il l'adressait toujours à quelque interlocuteur, comme une protestation, un défi, une offre d'alliance. Jusqu'à son dernier jour, poursuivant l'actualité, il offrit à ses pairs, à ses disciples, au public, le jeu toujours neuf pour lui, de la contestation et du débat.

Avec Henri Grégoire s'éteint la force et la puissance d'une pensée qui sut nous convaincre que la Grèce de tous les temps est vivante.

Claire Préaux.