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La mesure des chosescollection dirigée par Pierre Béhar

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DU MÊME AUTEUR

Une certaine idée de l’Allemagne. L’identité allemande et sespenseurs de Luther à Heidegger, Desjonquères (La mesure deschoses), Paris, 1999.

Une entente de raison. La chute du Mur de Berlin et les relationsfranco-allemandes, Desjonquères, Paris, 2000.

Hölderlin et la France, L’Harmattan (La Philosophie en com-mun), Paris, 1999.

© Éditions Desjonquères, 200115 rue au Maire, 75003 Paris

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NICOLE PARFAIT

CIORAN

OU

LE DÉFI DE L’ÊTRE

ÉDITIONS DESJONQUÈRES

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AVANT-PROPOS

« Il faut tâcher de former ses projets,de façon que leur irréussite même soitsuivie de quelque avantage. » 1

Penseur sans complaisance en quête perpétuelle de lui-même, sceptique par nature et par refus des fausses évidenceset autres vérités élaborées à seule fin de justifier l’espoir, grandcontempteur des idéologies qui ont gouverné son siècle, EmilCioran, mort en 1995, connaît depuis une vingtaine d’annéesune notoriété que ni le nihilisme de sa pensée, ni la facturede ses écrits n’auraient laissé escompter. Si la publication en1997 de ses cahiers intimes rédigés de 1957 à 1972 2 a relancéla polémique sur le sens d’une œuvre qu’il considérait commeachevée depuis longtemps,3 des raisons autres que philolo-giques ou biographiques expliquent ce récent succès.

En cette époque de crise généralisée des valeurs — crise del’histoire après l’effondrement de l’empire soviétique et larenaissance de nationalismes qu’on croyait révolus, crise dessystèmes économiques multipliant injustices et exclusions, crisede la pensée proclamant à l’envi la mort de la philosophie, crisede la morale réduite à des règles de déontologie —, la critiqueimplacable à laquelle Cioran soumet tous les systèmes, créa-tions subjectives et illusoires au service d’utopies qui nient lanature de la vie humaine, est d’une incontestable actualité. Cetathée impénitent admirateur du Tao, ce zélateur de la paresselongtemps fasciné par le suicide, ce pourfendeur du progrèsprêchant un détachement du monde serait le moraliste qu’at-tendaient nos temps d’incertitudes. Cette pensée qui maîtrise

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avec brio le paradoxe et se joue de la contradiction pour expri-mer une vérité existentielle rebelle aux ratiocinations de l’in-tellect, brille d’un éclat tonique dans notre univers intellectueldésespérément consensuel. La beauté d’un style alliant lessomptuosités baroques au plus pur classicisme, en un tempsoù l’écriture se dégrade en instrument de transmission decontenus superficiels, ne laisse pas de ravir dans notre pays —

le seul, selon Cioran, où la langue ait toujours joui d’uncaractère sacré.4 Enfin l’exhumation récente de ses prises depositions politiques dans les années 30, de son engagementaux côtés de la Garde de Fer dans une Roumanie en proie àun délire de puissance, a répandu un horrible soupçon sur sonœuvre, à l’instar de celui qui a enveloppé, quelques annéesauparavant, celle de Heidegger après la redécouverte des textespolitiques écrits en 1933 et 1934. De fait, Cioran s’est livré àdes déclarations pro-hitlériennes et antisémites dans de nom-breux articles présentés ces mêmes années dans la presseroumaine d’extrême droite,5 ainsi qu’à un messianisme natio-naliste dans Schimbarea la fata a României 6 (La Transfigurationde la Roumanie), publié en 1936 dans le but avoué d’arracherl’âme roumaine à « la tragédie des petites cultures », de la sou-lever enfin à la hauteur d’un destin. Mais, contrairement àHeidegger, il a, à diverses reprises, ouvertement condamnésa « folie » d’alors, 7 et toute son œuvre ultérieure est une ten-tative sans cesse reprise pour circonscrire les raisons de seserrements et en tirer les conclusions. La haine viscérale detous les arrière-mondes, qui sous-tend sa pensée, est née decette expérience dramatique.

Si ces différents traits constituent bien autant d’aspects dela pensée de Cioran, ils ne suffisent pas à fournir une clédonnant accès à l’unité profonde de son œuvre. Cependantle penseur lui-même affirme que tous ses livres, tant roumainsque français, « procèdent d’une même vision, d’un même sen-timent de l’être »,8 ajoutant : « cette vision ne m’a pas quitté.Ce qui a changé, c’est ma façon de la traduire. »9

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En l’absence d’une telle clé, on a très souvent recouru à labiographie et aux entretiens accordés par l’écrivain pour expli-quer des écrits perçus comme inclassables. On a justifié cetteméthode, a priori suspecte pour les penseurs, en rappelant queCioran lui-même ne cessait d’établir des ponts entre ses écritset ses expériences.10 Sa pensée, contradictoire, fragmentaireet aporétique, serait la traduction, à des fins thérapeutiques11

ou littéraires, d’un vécu complexe dont il faudrait comprendreles ressorts pour en apprécier les effets, voire les enseigne-ments dans les textes. Cette grille biographique a permis demettre en lumière de nombreux points de la pensée del’auteur, telle l’étroite corrélation entre l’expérience dou-loureuse de l’insomnie et la défense du suicide comme pos-sibilité essentielle de l’existence, ou encore celle entre saconnaissance approfondie de la philosophie allemande ainsique des spiritualistes russes et sa condamnation sans appelde la rationalité.

Le procédé a cependant ses limites. Le moi que ne cessed’ausculter l’auteur n’est pas le même dans les entretiens etles écrits.12 Le premier, élaboré et mis en scène dans les entre-tiens à travers des récits répétitifs et quasi obsessionnels d’évé-nements qui auraient structuré sa personnalité — comme ledépart de Rasinari, le reniement maternel ou la découvertede la nécessité d’écrire en français lors d’une tentative detraduire Mallarmé en roumain —, répond à des fins narcis-siques complexes, non sans une coquetterie qui se complaîtà déprécier le rôle de la pensée. Le second moi transparaîtdans les livres : parfois explicite, il est le plus souvent présentsous la forme d’une toile de fond. Il s’agit d’une sorte d’étatd’exaltation dans lequel Cioran s’entretient, exhaussant obses-sions, passions, souffrances. La rage qui naît de cette exa-cerbation des humeurs donne à l’auteur la force et la volontéde produire une œuvre qui livre, à partir de cette expérienced’un vécu excessif, l’essence de la condition humaine.13 Cettevie déchirée, qui confère délibérément aux textes une réso-nance paradoxale et tragique, est elle-même plus l’effet d’un

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projet esthétique et métaphysique participant du sens del’œuvre qu’une simple donnée existentielle, qui alimenteraitl’œuvre tout en la cantonnant dans la formulation d’un vécusingulier, riche mais limité.

À la différence des maîtres à penser qui ont vu en l’exis-tence le ressort de l’Être et donc de l’histoire, pour Cioranl’existence est le lieu d’une fêlure originelle de l’Être. Rien nepourra jamais la combler, en l’absence d’un Dieu sauveurcomme chez Kierkegaard ou d’une quelconque transcendancefondatrice d’un sens, tel l’Être chez Heidegger. Cette fêlure,contemporaine de la conscience, détermine chez Cioran undualisme radical, lié à l’expérience de l’étrangeté irréductibledu corps blessé et à l’obsession de la mort, ainsi qu’au non-sens du monde dont témoigne la souffrance des hommes etplus encore celle des enfants, que rien ne peut justifier.14

Cette conception dualiste de l’Être révèle un authentiquemétaphysicien. Mais celui-ci se refuse aux subterfuges inven-tés par la raison pour échafauder une théorie qui ne pourraitque contrevenir au principe de l’existence. « Il n’y a pas desalut par la pensée », déclare Cioran, car « aucune pensée n’ajamais supprimé la douleur et aucune idée n’a chassé la peurde la mort. »15 Source d’un désespoir sans recours, le non-sensde l’existence ne peut que susciter l’anathème, expression d’unesprit libre qui ne recule devant aucune audace, pas plus quedevant le reniement de soi. Loin d’être le signe d’une inca-pacité de la pensée à s’abstraire de l’existence, le paradoxe,voire la contradiction dont use si souvent Cioran, sont l’ex-pression d’une dialectique essentielle, inscrite au cœur del’existence humaine, où, selon « une logique inflexible »,16 lasimultanéité des sentiments et des pensées enferme l’hommedans les impasses dont il est autant l’instigateur que la vic-time. Le paradoxe n’est nullement déficience de la pensée,échappatoire de moraliste ou subterfuge d’esthète en mal dephilosophie. Il est l’expression de la dualité fondamentale del’être qui est et veut être, vit et pense, éprouve et désire.

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Pour autant, cet esprit subversif, ce « déserteur de toutes lescauses » n’est pas un nihiliste de mauvais aloi. La négation aune limite : la liberté. Face au néant de l’existence, elle ouvreà l’homme une alternative : le refus par le choix de la mort oule défi. Si la première option, « en résolvant tout, [...] ne résoutrien »,17 la seconde est l’ultime danger, puisqu’elle engage, pardelà l’homme, l’Être dans son entier. En l’absence de tout fon-dement, de toute vérité absolue, il faut, pour pouvoir conti-nuer de vivre sans trahir le seul instinct positif qui nous reste— l’orgueil —, parvenir à se composer un visage, une identité.

La tentation du démoniaque à laquelle les poètes maudits,chers à Cioran, ont succombé, fut pour lui aussi la forme pre-mière du défi, comme le révèlent les livres écrits pendant sajeunesse roumaine, où la démesure devient l’aune de la vraievie. Dans Le Livre des leurres, paru en 1936, il exhorte, dansune explosion fanatique, l’individu à jaillir du cœur de sonêtre aux profondeurs trop grandes pour être explorées, en unegerbe de férocité qui, de l’énergie obscure, extraie une clartédurable — tel Dieu faisant surgir la lumière des ténèbres.Libéré de son intellect, l’homme n’est plus alors « quebouillonnement, obsessions et folie ». Sa frénésie doit trans-former son verbe en une flamme dévorante, la pureté de sesmots doit présenter la limpidité fulgurante des larmes,s’exalte-t-il. Alors affranchi de toute peur, l’être, emporté dansune « démonie » sans bornes, doit, par son activité, tout fairetrembler dans une « apocalypse intérieure et dramatique ».18

Mais vouloir agir présuppose de croire qu’on puisse changerle monde. Puisque le mal y règne en maître, nul bon senti-ment, seule une frénésie démoniaque pourra en venir à bout.Contre la douleur, seules, déclare-t-il, les « méthodesbrutales » sont de quelque effet ; encore faut-il que leur radi-calité soit poussée jusqu’à « la bestialité » : de cette âpre leçon,le monde, jusqu’à présent, a refusé de convenir.19 Folle ten-tation du démoniaque qui, s’ajoutant à un amour désespérépour son pays, a conduit Cioran à prendre fait et cause pourl’extrême-droite dans la Roumanie des années 30.

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L’illusion de l’histoire détruite, celle de la théorie démas-quée, reste un autre défi : l’écriture. La décision d’écrire dansune langue étrangère — le français, et non l’allemand qu’il maî-trisait pourtant beaucoup mieux20

— n’est nullement fortuite,comme il se plaît à le répéter pour brouiller là encore les pisteset dévaloriser le travail de l’esthète. Elle correspond à lavolonté de s’approprier l’étranger pour mieux circonscrire etdominer sa propre nature. Ce défi, analogue à celui grâceauquel, selon Hölderlin, 21 les Grecs auraient acquis leur iden-tité et leur grandeur, n’est autre que le geste tragique parlequel, depuis l’aube de la civilisation occidentale, l’hommeconfère à sa vie la dimension d’un destin. Volonté de maî-trise qui comporte un péril : l’oubli de la nature propre et ladémesure. Mais « là où croît le danger, croît aussi ce quisauve », dit encore Hölderlin. Seul le passage par l’étrangerpeut permettre de découvrir ce qui nous est le plus intime etqui, parce qu’il est naturel, passe inaperçu, ne faisant qu’unavec la manière immédiate de vivre. Chez Cioran, ce passagepar l’étranger n’entraîne pas l’oubli. Il permet, au contraire,de mieux comprendre les ressorts des angoisses et de la fré-nésie qui l’habitent et traduisent la déréliction de l’hommeabandonné dans un monde qu’il n’a pas choisi, sans autrerecours qu’une conscience lui révélant, avec l’inéluctabilitéde la mort, la vanité de l’espoir, donc de l’action. Résultatd’une lutte titanesque contre soi pour vaincre l’opacité dessensations et des sentiments, dominer les tumultes de sonâme, le style, quintessence de cet « étranger » qu’est la languefrançaise, permet de transcender le néant : en maintenant lemoi à distance, il suspend le temps où règne le mal et faitaccéder à « un point de vue absolu »22 sur l’existence, dévoi-lant son essence négative.

Cette quête intellectuelle et esthétique, qui outrepasse lar-gement un plaisir maniaque des mots, ne saurait cependantfonder des règles morales, même si le goût de Cioran pour laformule ne laisse pas de l’apparenter aux moralistes françaisdu XVIIIe siècle. Amorale par principe,23 elle ouvre cependant

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une voie en « faisant, selon le jugement clairvoyant de GabrielMarcel, surgir du fond inviolable des âmes la silencieuse pro-testation qui viendrait rétablir, par-delà le tumulte des sar-casmes et des blasphèmes, la conscience immarcescible d’unordre et d’une plénitude ». Tel est bien le sens du scepticismede Cioran. Refusant toutes les illusions de l’utopie et, avecelles, « cette forme normale du délire » qu’est l’espoir, le douteprocure un remède contre l’angoisse. Si la nostalgie de l’ab-solu, héritée du christianisme, empêche ce sceptique militantd’atteindre à une ataraxie pyrrhonienne, le défi de l’écritureconfère à son existence le style même du héros tragique : ilaffronte avec courage et vaillance un destin — la mortinéluctable — que la liberté est impuissante à infléchir.« Apprendre à être perdant »,24 mais la tête haute, tel est lesens ultime de l’œuvre de Cioran. Chez ce « dandy méta-physique »,25 toujours prêt à suspecter sa propre authenticité,l’élégance, l’honneur et la dignité sont les vertus cardinalesdans un monde réduit aux apparences. Vertus exigeantes d’unhomme pour qui l’absence de sérieux26 et la frivolité consti-tuent le dernier degré du sérieux, elles font de l’existence, mal-gré l’absence de toute transcendance, de toute vérité et detoute valeur universelles, une œuvre d’art arrachée au néant.

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I

LA FÊLURE DE L’ÊTRE

Un horizon balkanique

Cioran vint au monde à Rasinari, village de bergers et debûcherons à douze kilomètres de Sibiu, dans les contreforts desAlpes de Transylvanie. À la différence de Sibiu, où coexistentAllemands, Hongrois et Roumains, Rasinari, mentionné pourla première fois dans un document de 1204 mais fondé, selondes historiens locaux, au début du Ve siècle par les Huns,1

est une localité peuplée presque exclusivement de Roumainsde religion orthodoxe, cultivant une tradition et une iden-tité menacées par la domination magyare depuis le XIIe siècle.À cette époque en effet, des Hongrois — comme d’ailleurs,des Francs originaires de Moselle et du Luxembourg et desSaxons descendus du Hanovre — s’étaient installés enTransylvanie, s’opposant dans ces marches de la civilisationaux invasions venues d’Asie. Administrée de fait par lesHongrois quels que soient les maîtres — Magyars, Ottomansou Autrichiens —, la majorité roumaine de Transylvanie,repliée sur la religion orthodoxe à peine tolérée, était main-tenue dans un état d’infériorité ne lui laissant que les tâchesles plus ingrates de paysans et de bergers longtemps soumisau servage. Révoltes paysannes, conflits armés et requêtesinlassables au Parlement hongrois n’avaient obtenu pour ellequ’en 1868 — vingt ans après le « printemps des peuples » —

un début de reconnaissance avec le droit définitif de parlersa langue, désormais enseignée dans certaines écoles, et l’ob-tention de quelques sièges à la Diète hongroise. Sur le ter-rain, cette ouverture limitée est contredite par une sévère

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répression des mouvements nationalistes — renforcés par l’in-dépendance des Valaques et des Moldaves, qui fondent leroyaume de Roumanie en 1881 —, et par l’intensification dela politique d’assimilation — magyarisation des noms de villeet de famille, suppression des écoles confessionnellesroumaines au profit d’écoles publiques hongroises. Cesmesures sont loin de résoudre l’épineuse « question transyl-vaine » : puisqu’à la fin de ce XIXe siècle où s’émancipent lesnationalités, les Roumains de Transylvanie, à la différence desautres minorités de la province — Magyars évidemment, maisaussi Sicules de la vallée de l’Olt et Allemands — qui jouissentd’une très large autonomie depuis le Moyen Âge, ne sont pasreconnus comme une « nation » à part entière. Pour conqué-rir leur indépendance, il faudra attendre, en 1920, que le traitéde Trianon entérine le rattachement de la Transylvanie auroyaume de Roumanie, donnant naissance à cette GrandeRoumanie que beaucoup avaient si longtemps appelée de leursvœux.

C’est dans ces circonstances politiques et culturelles diffi-ciles, alimentant frustrations et sentiment d’infériorité, maisaussi de révolte, qu’Emil, deuxième enfant d’Emilian etd’Elvira Cioran, voit le jour le 8 avril 1911. Cette situationde colonisation, dont la vie familiale se ressent, marquera l’es-prit de l’enfant, contribuant à orienter ses choix politiquesfuturs comme à structurer les fondements de sa pensée. Dansce bastion de la conscience nationale malheureuse que sembleêtre alors Rasinari, son père, pope de la communauté ortho-doxe, ne fait pas mystère de ses opinions nationalistes, ce quilui vaudra, pendant la Première Guerre mondiale, d’êtredéporté par les Hongrois à Sopron, sur la frontière autri-chienne. Cioran ne cessera de revenir, dans ses entretienscomme dans ses textes, sur « cette foule d’ancêtres qui selamentent dans son sang »,2 sur l’impuissance congénitale decette « poussière natale »3 qui barre tout avenir à ce peupleempreint de fatalisme. Venant « d’un pays où on ne fait pasl’histoire mais où on ne fait que la subir, où l’on est par

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conséquent objet et non sujet de l’histoire »,4 Cioran ne pou-vait adhérer à l’idée de progrès qui meut les sociétés occi-dentales depuis la fin du XVIIIe siècle. Née de leur capacité àfaire l’histoire et de leur foi en l’avenir, elle ne sera aux yeuxde Cioran qu’une utopie, la plus dangereuse de toutes, carelle entretient l’espoir d’un monde meilleur, voire d’un « âged’or », invoqué pour justifier toutes les horreurs et tous lessacrifices imposés pour y accéder.

La religion dans laquelle Emil va grandir constitue lesecond élément structurant de sa formation. L’Église ortho-doxe, très présente dans les communautés roumaines, est déjàce qui soude cette introuvable « nation ». Fils d’ecclésiastiquede surcroît, il sera confronté aux pratiques et aux exigencesde la foi dès son plus jeune âge.

Son père, Emilian, pope du village, semble cependant avoirconçu le sacerdoce moins comme l’effet d’un engagementmystique que comme le moyen d’accéder à un statut privi-légié dans cette communauté roumaine maintenue dans desfonctions subalternes. L’Église orthoxe est le seul organismeautochtone admis à participer à la gestion de la populationroumaine. Le pope ne règne pas seulement sur les âmes. Parl’intermédiaire de divers rouages, il administre les bienscommuns, les registres d’état-civil, organise au besoin la soli-darité des fidèles et représente officieusement leurs intérêtsauprès des fonctionnaires nommés par Vienne ou Budapest.Le grand-père de Cioran, Serban, avait assumé les fonctionsd’économe de la communauté, chargé de tâches temporellesimportantes. N’appartenant pas à la hiérarchie religieuse, ceclerc, qui savait déjà lire et écrire, ne pouvait que se réjouirde la réussite ecclésiastique de son fils, marque de promotionsociale et intellectuelle, le clergé orthodoxe formant alors l’es-sentiel de l’intelligentsia roumaine de Transylvanie. Hommeassez cultivé que ce prêtre qui pratique couramment le hon-grois, appris à l’école, lit l’allemand et le slavon5 et possèdeune bibliothèque assez riche en ouvrages théologiques maisaussi profanes, russes notamment.

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Cioran n’a que très peu parlé de son père, mentionnant enparticulier qu’il a très tôt regretté qu’il fût prêtre, puisque cettefoi généreuse, humiliante à ses yeux,6 ne semblait lui avoirapporté que souffrances.7 Ses allusions à sa mère sont beau-coup plus nombreuses. Elvira Comaniciu est issue d’un milieulégèrement supérieur à celui de son mari : l’administrationhongroise, qui cherchait à assimiler les élites locales, avaitélevé son père à la dignité de baron. Ayant, elle aussi, fré-quenté l’école hongroise, elle parle magyar, en particulier dansles conversations avec son mari, et se plaît aux échanges intel-lectuels. Comme lui encore, elle s’engage sur le plan religieux,plus par sentiment humanitaire que par foi profonde, etdevient Présidente des femmes orthodoxes de Sibiu. De cettemère au regard lointain qui semble le hanter, Cioran fera plustard, à petites touches, un portrait sans complaisance, insistantsur la mélancolie mortifère qui l’habite : « Je pense souvent ànotre mère », écrit-il à son frère Aurel en 1967, « à tout cequ’elle avait d’exceptionnel, à sa vanité et surtout à sa mélan-colie dont elle nous a transmis le goût et le poison ».8 Maladieinguérissable d’une âme qui n’adhère pas à la vie, sauf peut-être par les moyens coercitifs préconisés par sainte Thérèsed’Avila que Cioran utilisera plus tard contre lui-même,9 cettemélancolie congénitale semble avoir très tôt frappé Emil. Ilreconnaît longtemps après : « Unzufrieden (insatisfait), je l’aitoujours été, et c’est là un mal dont nous avons souffert dansnotre famille, tourmentée, anxieuse... ».10 Elle a aussi frappésa sœur aînée Gica, qui s’est tuée par une consommation plusqu’excessive de cigarettes,11 et son frère, Aurel, victime d’undéchirement religieux — dont Cioran est en partie respon-sable12

— qui tourmentera la vie de cet être qui ne disposaitpas, comme Emil, des ressources de l’écriture pour soulagerles blessures de l’âme.13 Empreinte du fatalisme propre auxpeuples des Balkans, la mère répand dans l’atmosphère fami-liale un spleen et une fatigue dont Cioran ne cessera de seplaindre.14 Ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de distiller éga-lement le « vice du regret » qui, condamnant la valeur et le

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sens de l’action, manifeste une négation de soi et du mondedestinée à devenir une structure fondamentale de la person-nalité de Cioran.15 Le mot inspiré à Aurel par les troubles etles maux qu’endura leur mère : « La vieillesse est l’autocri-tique de la nature », repris par Cioran dans De l’Inconvénientd’être né,16 semble bien trahir une condamnation définitive dece personnage, plus exceptionnel par son côté malsain quepar ses qualités, qui lui avait avoué regretter de l’avoir misau monde.17 Ce reniement maternel fut-il libérateur, commel’affirme Cioran ? 18 On peut en douter. Cette réaction du filsne fut-elle pas plutôt un subterfuge de l’orgueil qui, aprèscette négation radicale, est tout ce qui reste pour continuerà vivre ? Orgueil dont témoigne cette phrase, sans doute indi-rectement adressée à cette mère qui faisait dire des messespour le repos de son âme19 : « De quel droit vous mettez-vousà prier pour moi ? Je n’ai pas besoin d’intercesseur, je medébrouillerai seul. » 20

L’âge d’or de l’enfance

Avant de prendre conscience « qu’on est prédestiné au salutou à la réprobation dans le ventre de sa mère »,21 le jeune Emileut certainement une petite enfance heureuse dans ce « splen-dide Rasinari » à l’abri des agitations du temps, aux confinsdes Carpathes, puisqu’il ne cessera d’en avoir la nostalgie.Robuste,22 il mène une vie sans contrainte, insouciante, aucontact de la nature 23 et des gens simples : les bergers qu’ilrencontre lors de ses escapades vers Coasta Boacii, la colline« magique » qui surplombe Rasinari et l’attire irrésistible-ment,24 mais aussi le fossoyeur à qui il doit, peut-être, l’éveilprécoce du sentiment de l’inéluctabilité de la mort. Si Rasinarirestera à jamais pour lui le symbole même du « paradisterrestre », comme il se plaît à le répéter,25 c’est qu’il est lelieu d’une vie innocente en accord parfait avec le monde quil’entoure. C’est le contraste entre la plénitude de ce bonheur

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immédiat — très tôt sans doute entaché d’ombre, puisqueCioran aurait subi avant même de fréquenter l’école le pre-mier accès de cet ennui maladif 26 qui allait lui interdire touteadhésion au monde —, et les années tourmentées de l’ado-lescence, qui feront de Rasinari un lieu « maudit ».27 « Sij’avais eu une enfance triste, mes pensées auraient pris untour beaucoup plus optimiste », estimera-t-il plus tard.28

La perte de l’innocence : la rupture de l’unité primordiale

À dix ans et demi, Emil part pour Sibiu, afin d’y poursuivreses études au lycée Gheorghe-Lazar. Placé dans une famillesaxonne, il devra parler allemand. Il y restera jusqu’à l’arri-vée de ses parents, en 1924, lorsque son père sera nommé pro-topope de la ville. Cette transplantation brutale constitue unevéritable rupture existentielle. Dans la voiture à cheval quil’emmène vers une vie inconnue, il a le pressentiment de lacatastrophe qui va sceller son destin : « Je me souviens encorede ce voyage, [...] j’étais complètement désespéré. Onm’avait déraciné, et, au cours de ce trajet qui a duré une heureet demie, j’ai pressenti une perte irréparable »29 ; « ce fut la finde mon rêve, la ruine de mon monde ».30 Cette perte irrépa-rable n’est autre que celle de l’innocence en harmonie nativeavec l’univers environnant. Don béni d’une vie primitive oùle commerce avec le monde n’est régi que par les nécessitésnaturelles et les habitudes ancestrales, cette harmonieimmédiate et spontanée est la vraie clé de l’Être comme del’existence authentique, inaccessibles tant à la connaissancequ’à la volonté. Depuis l’aube des temps, elle délivre auxhommes simples, vivant au rythme des saisons et ne cherchantà dominer ni le temps, ni le monde, cette sagesse « naturelle »pleine d’humilité dont Héraclite s’était déjà fait l’écho, et dontCioran dira plus tard qu’elle lui a beaucoup plus appris sur lanature du monde et de la vie que tous les fondateurs de grandssystèmes philosophiques. « Plus on est “ primitif ”, écrit-il ainsi

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à son frère en 1972, plus on est proche d’une sagesse originelleque les civilisés ont perdue. Le bourgeois occidental est unimbécile qui ne pense qu’à l’argent. N’importe quel berger dechez nous est plus philosophe qu’un intellectuel d’ici. »31

Ne voir dans cette affirmation qu’affectation anti-intellec-tualiste d’un penseur longtemps en butte à l’incompréhensionserait une erreur. La thèse de l’unicité originelle de l’Être,manifestée aux yeux de Cioran par l’accord préétabli entre lesressources du monde et les préoccupations simples de l’existence,est le fondement de toute sa pensée. Elle provient d’une lecturede la Genèse, à son sens le texte fondamental sur la nature del’Être et la condition humaine: il ne cessera de réaffirmer que« tout est dit dans la Genèse ».32 Rasinari demeurera tout au longde sa vie le symbole du paradis non seulement en raison du bon-heur qu’il y a connu dans l’enfance et d’une nostalgie qui embel-lit le souvenir, mais parce que la vie innocente et primitive qu’ily a menée est à l’image de celle que vécurent Adam et Ève dansle paradis mythique créé par Dieu, où le bien résultait de l’or-ganicisme parfait de la Création. Le départ pour Sibiu, rompantcette unité organique du monde — de son monde, certes, maisle monde est toujours relatif à l’homme qui le regarde, n’existeque par ce regard même —, suscite la conscience de la dérélictionde l’homme dans un univers inconnu dont le sens devient impé-nétrable. Ainsi s’éclaire l’affirmation surprenante selon laquelle,il n’a, sa vie durant, jamais cessé de se sentir éloigné de son « véri-table lieu. Si l’expression exil métaphysique n’avait aucun sens,mon existence à elle seule lui en prêterait un »,33 dira-t-il dansDe l’Inconvénient d’être né.

Rejetant sa vie précédant cette prise de conscience dans uneantériorité étrangère à force d’être inaccessible, cette perte del’innocence et du contact immédiat avec le monde va déter-miner la vie ultérieure de Cioran selon le schéma de la tragédieantique : comme un déclin fatal. Celui-ci s’effectuera parpaliers, étapes de la quête douloureuse de la véritable naturede l’homme, de son destin tragique dans ce monde qu’il croitdominer, mais qui pourtant lui échappe.

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