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    EMIL CIORAN (1911-1995)

    "Sacheminer vers la fin de lhistoire avec une fleur la boutonnire, seuletenue digne dans le droulement du temps."

    Enfance & adolescence

    N le 8 avril 1911 Rasinari, village isol des Carpates, Emil Cioran est le fils du pope Emilian Cioran et d'Elvirei,ne Comaniciu, fille de notaire, avec laquelle il entretiendra des relations conflictuelles. Sa sur, Virginia, estne en 1909 et en 1914 natra son frre Aurel. Gure disert sur son enfance, Emil avouera dans De linconvnientdtre navoir connu une enfance relativement heureuse, malgr dintempestifs dmnagements. 10 ans, onlenvoie au lyce de Sibiu-Hermannstadt, il loge dans une pension de famille tenue par deux vieilles fillesallemandes. Il nhabite qu seulement quelques kilomtres de son village natal, mais vit son loignement

    comme un exil. Seul, en proie de lancinantes insomnies et crises dangoisse, il arpente by night les ruelles dela petite ville de Transylvanie. Ses intimes se nomment alors Kleist, Caroline de Guenderode, Nerval, Shelley,Weininger : des corchs vifs trop pris dabsolu pour se satisfaire de rves sans paisseur.

    la fin des annes 20, il est envoy Facult de Littrature et de Philosophie de Bucarest puis, grce unebourse de la fondation Humboldt, sinscrit lUniversit de Berlin en 1933 o il suit les cours de NicolaiHartmann et surtout de Ludwig Klages, philosophe vitaliste pour qui lhistoire de lhumanit se rsumait uncombat de Titans entre lEsprit et lme. Il est pris dune boulimie de lecture, dvore Nietzsche ( lenchanteurde sa jeunesse ), Schopenhauer, Gibbon, Spengler, Simmel, Rozanov, Chestov (dont il fera rditer en 1958Les rvlations de la mort chez Plon) mauvaises frquentations dont lensemble de ses crits portentlempreinte. De cette poque datent sa misanthropie, son got pour la solitude et la rumination, ses vellitssuicidaires, son dialogue avec la mort dialogue quil poursuivra sa vie durant et que lon peut considrercomme la pierre angulaire de son uvre. Mais penser profondment, nest-ce pas, comme laffirmait

    Schopenhauer, penser la mort ? La mort est le gnie inspirateur, le musagte de la philosophie. Sans elle, onet difficilement philosoph.*

    * Arthur Schopenhauer, Mtaphysique de la mort.

    LEurope affronte de graves turbulences sociales, conomiques et financires, piphnomnes du krach de1929, et le jeune Cioran assiste la monte du nazisme avec une sympathie non dissimule. Ce qui me plaitchez les hitlriens, c'est le culte de lirrationnel, lexaltation de la vitalit comme telle, lexpansion virile desforces, sans esprit critique, sans rserve et sans contrle.* De Munich, il rdige un certain nombre dechroniques lintention des magazines roumains dans lesquels il exalte le vitalisme et le volontarisme politique. son retour en Roumanie, il effectue son service militaire dans lartillerie puis est nomm professeur dephilosophie au lyce Andrei-Saguna de Brasov, se lie avec lhistorien Mircea Eliade, soutient le mouvementproto-fasciste et anti-bolchevique la "Garde de Fer" de Corneliu Codreanu dans des articles o il dveloppe un

    discours enflamm et caricatural (apologie du sol, de la force et de llan vital). On se frotte les yeux, crit

    Philippe Sollers dans Noir Cioran, en lisant aujourd'hui les articles de Cioran dans Vremea . Comment cetadmirateur futur de Beckett, bourr de lectures thologiques et mystiques, a-t-il pu avaler la pire propagandefasciste (la terre, l'effort, la communaut de sang, etc.) ? La question resterait pose si Cioran ne stait pas lui-mme charg de reconnatre labsurdit de ses foucades faustiennes. Ainsi dans un texte posthume paru dansle Messager Europen, il dclare : Quand je repense tout le dlire de mon moi dalors, mes erreurs et mesemballements, mes rves dintolrance, de puissance et de sang, au cynisme surnaturel qui stait empar demoi, il me semble me pencher sur les obsessions dun tranger et je suis stupfait dapprendre que c'taitmoi.* Mea culpa dj expos de faon implicite dans certaines pages de La tentation dexister (1956), parexemple celles o sexprime son admiration pour le peuple juif, ou encore dcartlementet dHistoire et utopie,dans lesquels clate son aversion envers toute forme de tyrannie individuelle ou collective. Il faudra attendre lafin des annes 30 pour voir Cioran abandonner le militantisme et se dtourner de larne politique ; aucun

    mouvement collectif, aucune idologie, aucun extrmisme ds lors ne trouvera grce ses yeux. Matre penser, jamais ; matre douter, toujours. Quand je vois quelqu'un batailler pour quelque cause que ce soit, jecherche savoir ce qui se passe dans son esprit, et do peut bien provenir son manque de maturit.

    * Cit par Patrice Bollon in Cioran lhrtique (Gallimard, 1997)

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    En 1933, parat Bucarest, aux Presses de la Fondation Royale Carol II, un premier brlot, Sur les cimes dudsespoir, dont il dira plus tard : C'est un livre mal crit, sans aucun style, un livre fou, il contient cependanttoute ma pense. Ce livre, qui obtiendra le premier prix de l'Acadmie Royale de Bucarest, est pour Cioran,alors g de 22 ans, une sorte de libration, dexplosion salutaire. Si je ne lavais pas crit, prtend-il, jauraissrement mis un terme mes nuits. Essai sur la cruaut de la condition humaine, rquisitoire dun nihilisteexcd par lempire de lhistoire ? Plutt le journal de campagne dun suicidaire hsitant entre le stylet et lacigu, la confession dun naufrag volontaire aux prises avec le tournoiement mtaphysique. Pendant desheures et des heures, prtend lauteur lvocation de sa rdaction, je me promenais la nuit dans des rues vides

    ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idales dans les instants desuprme dsarroi. Linsomnie est une lucidit vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Toutest prfrable cet veil permanent, cette absence criminelle de loubli. C'est pendant ces nuits infernales que

    jai compris linanit de la philosophie. Philosophie dont, tout au long de sa carrire, il tentera de cerner latypologie, en ctoiera, en contemplera, en sondera les abysses avec ivresse. Rien ne saurait justifier le fait devivre. Peut-on encore, tant all au bout de soi-mme, invoquer des arguments, des causes, des effets ou desconsidrations morales ? Certes, non : il ne reste alors pour vivre que des raisons dnues de fondement.

    1936 Le livre des leurres

    En 1936, parat Le livre des leurres, sur lequel plane lombre aquiline de Zarathoustra, seule est fconde une viequi simmole son propre feu, qui illumine la tnbre dune flambe vivifiante. Il est stupide daffirmer que lavie est donne pour tre vcue ; elle lest pour tre sacrifie, c'est--dire pour en extraire plus que ne lepermettent ses conditions naturelles. Il ny a pas dautre thique hormis celle du sacrifice. Pour DominiqueFernandez : Dans la trame de ce livre clate, avec une ardeur de nophyte, la haine de tout ce qui est mesur,mdiocre, habituel, temporel, bas. Seul remde au prosasme universel, leffondrement des valeurs, lacorruption de la chair et de lesprit : lextase musicale. Les pages consacres la musique comptent parmi lesplus inspires quil n'ait jamais crites. Quimporte que Dieu soit sourd nos prires, aveugle nos souffrances,puisque Mozart et Bach lvent l'esprit la hauteur du mystre, nous ouvrent lharmonie des sphresclestes ? Dans un entretien avec Sylvie Jaudeau, Cioran dclarera que la musique, langage de latranscendance, est le seul art qui confre un sens au mot absolu, et quelle ne peut, pour prendre toute son

    envergure, scouter que seul, et de nuit. On se trouve immerg dans un univers de puret vertigineuse.

    La mme anne, il dlivre De la transfiguration de la Roumanie, ouvrage longtemps indit en franais, dont letitre seul indique le messianisme et le jusquau-boutisme qui le sous-tendent. Lauteur biffera les passagespolmiques pour l'dition franaise. De tout ce que jai publi, expliquera-t-il alors, ce texte est peut-tre le plusvhment, mais aussi celui qui mest le plus tranger. Jai cru de mon devoir de supprimer quelques pagesprtentieuses et stupides.

    La parution en 1937 de Des larmes et des saints fait scandale en Roumanie. travers la vie de Sainte ThrsedAvila, de Catherine de Sienne, dIgnace de Loyola ou de Saint Jean de la Croix, Cioran brosse un portrait delhallucin de larrire-monde que ne renierait pas son Nietzsche. Saints, mystiques, anachortes, martyrs etautres stylistes ne se sont adosss au spirituel que pour mieux bafouer et mortifier la vie. Il m'arrive d'prouverune sorte de stupeur l'ide qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifi, commencer par leurraison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se dtruire pour lui dans un lan morbide, dans unedsagrgation de l'me et du corps. D'o l'aspiration immatrielle la mort. Il y a quelque chose de pourri dansl'ide de Dieu ! Ce sont pourtant ces illumins, considrs comme hrtiques et perscuts par lglise, qui

    sont les tenants de la foi authentique et non les thologiens, les ecclsiastiques, les inquisiteurs et les dvots.En mortifiant leur corps, en immolant leur moi , nescomptaient-ils pas sabmer en Dieu, devenir sa chair etson sang, uvrer pour la rdemption de lhomme ? La mystique est une irruption de labsolu dans lhistoire.Elle est, de mme que la musique, le nimbe de toute culture, sa justification ultime.

    1937 La traverse du dsert

    Envoy en France en 1937 par lInstitut Franais de Bucarest pour y apprendre le franais et prparer une thsede doctorat sur Bergson, Cioran sessaie la bohme en caf blme, vadrouille de bistrot en bordel , cumeles bars de Montmartre et de Saint-Michel, affectionne la compagnie des pripatticiennes, des mendiants, desmarginaux, se lie avec des expatris. Mais la mtropole le rvulse plus quelle ne le fascine ; dans ce cloaquesale et lugubre ne peuvent vivre que des zombies sans me ni humanit, ils sont trop nombreux, tropfrntiques, trop avides trop humains ? La crature est seule, ils sont foules. Nous respirerions mieux si un

    beau matin on nous apprenait que la quasi-totalit de nos semblables se sont volatiliss comme parenchantement. , crira-t-il dansAveux et anathmes.

    Personnage de Beckett avant lheure, il acquiert une bicyclette doccasion, se jette sur les routes de France, dortdans la paille et la corde, se fait hberger par les autochtones, effectue de petits boulots de traduction, se faitpasser pour un rfugi politique, vit au gr de ses humeurs, cultive un dilettantisme baudelairien. Du temps o

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    ,de campagne, de mallonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant, se remmore-t-il. Jy pensecomme lpoque la plus active de ma vie.

    * De linconvnient dtre n.

    Pour lui qui se considre comme un apatride, lEurope est un peu la terre promise; il prgrine en Angleterre, enSuisse, en Italie, en Espagne rare pays navoir pas cder aux sirnes de lhdonisme et de la frivolit, et o ledesengao (dsabusement) sarbore avec superbe. Tour tour, jai ador et excr nombre de peuples :

    jamais il ne me vint lesprit de renier lEspagnol que jeusse aim tre.* En cours de route, il consigne seshumeurs, ses rflexions, ses dtestations, et ces penses fragmentaires ne seront traduites en France quen

    1991 sous le titre Le crpuscule des penses. Il sabandonne aux vituprations solitaires et nostalgiques, se faitle chantre de la solitude librement assume : La solitude est l'aphrodisiaque de l'esprit, comme laconversation celui de l'intelligence.

    * Syllogismes de lamertume.

    De retour Paris, il loge dans de minuscules chambres de bonne, frquente le Flore (o il ctoie incidemmentSartre) et les Deux Magots, emmnage l'htel Marignan. C'est dans le Quartier Latin et celui de La Sorbonnequ'il va rsider jusqu' sa mort. L, il fait la connaissance de Simone Bou, une jeune professeure danglais quirestera sa compagne de cur et desprit durant plus dun demi-sicle. Simone Bou a t ma grandecompagne partir des annes 50, confessera lauteur un admirateur. Et nous nous sommes aims toujours...quand mme ; et ce quand mme couvre un infini. L'art d'aimer n'est-il pas savoir joindre un tempramentde vampire la discrtion d'une anmone ? Ne me demandez pas aujourd'hui de trop corcher cette discrtion.Certains pourraient croire, tant donn que je n'ai jamais parl dans mes livres de ma compagne de vie et deson support gnreux, que je n'tais pas un vrai corch de la solitude. Ce serait bien mal connatre ce qu'estl'incontournable et fondamental isolement de l'tre mme dans la famille la plus intense. Qui n'a pas connu cetisolement, l'a tout simplement fui. J'ai crit aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu'on demande un virus d'aimer un autre virus ? Voil pour vous dire mon inconfort face au grand mythe.

    Sa thse sur Bergson passe vite larrire-plan de ses proccupations, il prfre courir les bouquinistes, setransforme en rat de bibliothque. Marc-Aurle, Epictte, Plotin, Tacite, Hraclite, Matre Eckhart, Shakespeare,Dostoevski, Tchekhov, Unamuno, il lit sen intoxiquer, si possible dans le texte, Joseph de Maistre, Proust,Chateaubriand, de Bonald, Balzac, Diderot, Baudelaire, Mme du Deffand, se captive pour les Mmoires, lescorrespondances et les biographies non seulement celles des personnages illustres mais celles des petitsmatres , des crivains de second ordre, des dames de compagnie, des femmes de chambre, des

    gouvernantes. Il sent, il sait quil lui faut adopter la langue franaise, se linoculer sil veut tmoigner de son tre(mal-tre ?) au monde, nest-ce pas celle des penseurs quil rvre, des moralistes dont il dchiquette lesprit,des potes maudits dont il fait son miel ?

    Ruminant des apocalypses, il trane ses insomnies sur les quais de la Seine, se rpand en imprcations contrela socit, paradis de la dbilit o ne peuvent vivre que des masses amorphes, dpourvues didaux . Enrvolte non pas seulement contre lordre tabli mais contre la cration et son absence de crateur. Se noyerdans la Seine ou la musique ? Pourquoi ne me suicid-je pas ? Parce que la mort me dgote autant que lavie. Lcriture est le dernier refuge des mes ulcres par le rel, Cioran sy engage, bien dcid explorer lesdernires impasses du labyrinthe. Je le retrouvais dans sa petite chambre mansarde de la rue Monsieur lePrince, se remmore Neagu Djuvara, conseiller diplomatique au Niger et intime du philosophe depuis la fin desannes 30. Il navait aucun moyen dexistence, vivait la charge de Simone Bou, qui linitia la langue et laposie anglaise. C'tait elle son premier public et sa seule critique.

    1940-1944 Brviaire des vaincus

    Cioran, qui a assist sans surprise au dfil triomphal des Allemands sur le boulevard Saint-Michel, rdige en1941 De la France, opuscule qui traite de la dvitalisation de la France et de sa culture. La France a trop donnpour tre encore fconde : ses lumires steignent, son gnie sassche, ses certitudes se muent en doutes.Parmi les symptmes de la dcadence franaise figurent le manque dambition, lindolence, le got pour le stylechti et lexpression idoine, la recherche immodre de lapparence de llgance et la prpondranceaccorde la gastronomie : Le ventre a t le tombeau de lEmpire romain, il sera inluctablement celui delIntelligence franaise. Sous ce sombre diagnostic percent une admiration et un respect pour la France, quene reniera jamais lauteur : Aucune autre civilisation na pass lunivers dans un plus fin tamis, jamais lil nat plus adapt en tant quorgane de la dlimitation, et le cadre en tant que symbole de la perfection.

    Install lhtel Racine durant les annes 1940/44, Cioran rdige Brviaire des vaincus. Livre charnire, ledernier crit en roumain et qui rsonne comme un adieu aux armes, adieu aux engouements de sa jeunesse, le

    spectacle de la guerre et de lOccupation a achev de lui dciller les yeux. Une page se clt, limage de saTransylvanie natale sestompe, vue du Quartier Latin elle apparat terre barbare et inculte : Anctres dont lespipeaux pleuraient la vie, vous ntes plus en moi. Vos chansons nveillent pas dcho nostalgique chez le

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    d racin plong dans les d lices de contr es mieux loties. Non loin de vous, je m teindrai seul. Et mes os nevous diront pas o je perdis lhonneur de la moelle et les lueurs du cerveau. Les communistes, au pouvoir enRoumanie aprs la Seconde Guerre mondiale, interdisent du reste ses livres et le considrent persona nongrata. Cioran nen a cure, il dit avoir dfinitivement pris ses distances avec les terres dsoles des Carpates,rpudie ses populations engonces dans un perptuel Moyen-ge. Vu des Balkans, lunivers est un basfaubourg peupl de poissardes vroles et dapaches au surin facile.*

    * Brviaire des vaincus.

    Cette vole de bois vert ne lempchera pas de conserver la nationalit roumaine et dentretenir jusqu la fin desa vie une correspondance rgulire avec sa famille et ses amis rests au pays. Savez-vous comment jequalifie les ruades de Cioran ? fait observer Neagu Djuvara. C'tait du dpit amoureux. Il na jamais cess devivre intrieurement son pass roumain tout en reniant explicitement ses sympathies dextrme droite. Il atoujours gard le contact avec sa famille et amis rests au pays, na jamais refus de recevoir les visiteurs venusde l-bas. Il na jamais reni ou gomm ou occult ses origines, comme tant dautres.*

    * Bucarest-Paris-Niamey et retour.

    1949 Prcis de dcomposition

    En 1948, son frre Aurel, quil avait dissuad dembrasser la carrire monastique et entran dans lactionpolitique, est condamn pour complot arm contre le rgime roumain dobdience stalinienne sept ans deprison. Cioran, qui se tient pour partie responsable, envisage un moment de retourner en Roumanie. Sa famille

    le dissuade dintervenir par crainte de reprsailles envers son cadet. Le rideau de fer nest pas tomb maisBucarest lui parat appartenir un autre continent tant, aprs dix ans de prsence sur le sol francilien, il sensent loign. Paris est devenue terre dlection, il commence en pntrer les arcanes, frquente la diasporaroumaine (Eliade, Ionesco, Fondane, Celan, Lupasco, Parvulesco, Nicolas de Stal, etc.), se fait des relationsdans le milieu littraire. Cette ville vous comprend. Elle panse vos plaies. Vous vous croyez perdu vous vousretrouvez en elle. Vous navez besoin de personne ; elle est l. Elle seule peut remplacer une matresse : ellevous monte au cur. Adoption double dun choix linguistique puisque durant lt 1947 Cioran, qui sescrime traduire Mallarm en roumain, ralise labsurdit dun tel projet et va peu peu dlaisser sa langue maternellepour sadouber lui-mme chevalier de la langue parisienne . bon quoi utiliser une langue que personne neconnat ?

    Lapprentissage de la langue vernaculaire, de sa complexe syntaxe et de sa ponctuation, se rvlera plus ardu

    quil ne se limaginait. Pour un crivain, changer de langue c'est crire une lettre damour avec undictionnaire.* Linstrument de prcision quest le franais lui inspirera des sentiments ambivalents : nest-il pasdun maniement trop subtil pour quun barbare valaque, incapable de se dfausser de son accent, puisseesprer sen rendre matre un jour ? Je rve dune langue dont les mots, comme des poings, fracasseraient lesmchoires , fulminera-t-il dans Le mauvais dmiurge.

    * Aveux et anathmes.

    Sa mthode : recopier de mmoire les pages les plus abouties des pistoliers, des mmorialistes et desmoralistes franais des XVIIe et XVIIIe sicles afin den pntrer le style et la scansion. Aboutissement de cetinlassable travail stylistique qui se rvlera tre travail sur soi , Prcis de dcomposition (que daucuns prirent

    pour un trait de chimie) parat aux prestigieuses ditions Gallimard en 1949. C'est le premier ouvrage de Cioranen franais, il portait lorigine le titre dExercices ngatifs et a t rcrit quatre fois sous lintransigeante fruledun ami basque. Dmosthne et Pascal avaient montr la voie, lun ne copia-t-il pas de sa plume huit foisThucydide, lautre ne rcrivit-il pas certaines de ses Provinciales jusqu dix-sept fois ? Le style, l est lagrandeur, c'est l quil faut creuser, quon le compte dsormais parmi ceux qui se battraient pour une virgule,qui, linstar de Thophile Gautier, mettrait lorthographe jusque sous la main du bourreau. En choisissant leclassicisme au lyrisme, la forme au fond, lesprit lme, Cioran fait, comme Nietzsche, le pari de lapparence plutt que dembrasser le trouble limon des phnomnes, nest-il pas plus sage den contempler la surface ?

    Les mouvements qui lagitent ne sont-ils pas la rsultante des forces luvre en profondeur ? Et mieux queses internes bouillonnements, ses pidermiques changements ne refltent-ils pas, pour qui sait observer, cetteperptuelle alchimie du hasard et de la ncessit quest la vie ? Plonger le monde dans un nirvana esthtique :atteindre le suprme dans de suprmes apparences !, scrie-t-il dans Brviaire des vaincus. tre tout et riendans lcume de linstant. Et se dresser au bord du moi, dans limmdiatet et la fugacit !

    Malgr un tirage confidentiel (quelques centaines dexemplaires), le Prcis obtient un succs destime parmilintelligentsia parisienne, dont le soutien (excusez du peu) de Raymond Queneau, Jules Romains, Paulhan,Gide, Camus, Mauriac, Maurois et Supervielle. Dans Combat, Maurice Nadeau saluera en lui le digne successeurdes stylistes franais. Les intellectuels de gauche, les sartriens notamment, traiteront par le ddain cet esthtedu dsastre, fustigeront son nihilisme foncier, son fatalisme slave, jugeront ses outrances gratuites etmalvenues. Louvrage, il est vrai, souvre sur une Gnalogie du fanatisme qui ne pouvait que refroidir les

    ardiens de la flamme : Point dtres lus dan ereux ue ceux ui ont souffert our une cro ance : les rands

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    perscuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on na pas coup la tte. et se referme sur la processioneschatologique des sous-hommes vers une sous-vie . Quavait-on besoin dun exgte de la dcadencealors que les fumes de lholocauste rougeoyaient encore lhorizon, quavait-on besoin dun Diogne alorsque le petit pre des peuples, un marteau dans une main, une faucille dans lautre, uvrait ldification delhomme nouveau ?

    Inspir par la lecture en boucle de La Rochefoucauld, Chamfort, Vauvenargues, Joubert, Pascal ( le seul stre pench sur la dimension mtaphysique de lexistence humaine ) et autres Rivarol, Cioran srige endissecteur de la socit de masse, vilipende sa foi dans le progrs, son impnitente navet. Halte aux mirages,aux chimres, aux lendemains qui chantent, plutt comme les Stoques traverser la vie sans en rien attendre, se

    prparer chaque instant au pire, voire le rechercher. Cioran a trente-huit ans, il se sent plus vieux que lhomme,plus vieux que le monde, plus vieux que la vie, lhistoire ( ce dfil grotesque de faits divers et decatastrophes ) est un cauchemar dont il ne parvient pas sveiller, et sa misanthropie atteint des sommetsmtaphysiques : Dans lchelle des cratures, il ny a que lhomme pour inspirer un dgot soutenu. Larpugnance que fait natre une bte est passagre.

    Devenu un livre culte, une rfrence incontournable de la modernit, Prcis de dcomposition obtiendra le PrixRivarol, distinction que Cioran, une fois nest pas coutume, accepta pour des raisons pcuniaires et quil sesentira moralement oblig de partager avec le dramaturge Arthur Adamov. Lvocation quen fera JacquesLacarrire dans Les gnostiques dit assez la fascination que Le prcis exera sur ses premiers lecteurs : Lorsde sa parution, ce fut pour moi un livre de chevet. Plus prcis et cinglant, dans lanatomie de notre dcadence,que les plus politiques des analyses de lpoque, plus haut en criture et en splendeur que bien des textessurralistes dont il pourrait paratre proche, inquitant et incisif enfin par la radicalit des questions que lauteurpose au monde et par sa prsence constante en chacune de ces pages, ce livre mapparat comme lun des plisilluminateurs de son temps, condition bien sr de supporter dun cur aguerri les apocalypses, abmes,nants de ltre quil ouvre sous nos yeux. Mais ici la lucidit, lintransigeance ponctuent cette nuit de ltredune lumire aussi dense, aussi permanente que celle des toiles.

    La vie de bohme

    Cioran entend disposer de son temps sa guise et se refuse exercer la moindre activit professionnelle. Lalibert a t la seule religion dans ma vie et jai tout fait pour viter lhumiliation dune carrire. Au dbut desannes 50, lui et Simone Bou emmnagent dans une mansarde plus spacieuse que la prcdente, au 6e tagedu 21 de la rue dOdon. Un pied--terre pour le roumain, qui accorde une importance vitale son indpendance

    et ses noctambulations. Simone a vcu dans lombre de Cioran, relate Neagu Djuvara, avec une patience etun dvouement admirables. Ds son arrive Paris, il stait jur de ne pas transiger avec la libert, aucuneobligation sociale, aucune contrainte, aucune responsabilit. Une vie consacre lcriture, lintrospection, la contemplation du monde et de ses semblables. Lui qui naimait rien tant que se balader sur les petites routesde campagne et de montagne en vlo, sest vu contraint de laccrocher au clou en raison de sa frayeur de lacirculation parisienne. Il ne possde pas de voiture, dteste les transports en commun, et ne prend lavion quecontraint et forc. Le seul moyen de locomotion quil affectionne est la marche pied. La marche vousempche de tourner et retourner des interrogations sans rponse, alors quau lit on remche linsoluble

    jusquau vertige. Il flne jusqu sa fermeture dans le Jardin du Luxembourg, frquente avec assiduitbibliothques et cimetires dont il apprcie latmosphre propice la mditation, sy laisse parfois enfermer. Peupress de rintgrer ses pnates, il arpente la nuit tombe les rues dsertes et silencieuses. Au sein de lasolitude, de lobscurit, de la brume, il puise un trange rconfort : Excd ds mon enfance par lexcs desoleil, crit-il dans Llan vers le pire. Les journes paradisiaques manantissent. Jaurais quitt la scne si

    javais t forc de me prlasser dans nimporte quel Midi. Je perds tous mes moyens aussitt que la lumiredpasse les bornes. Seule vraie lumire en ce monde, la primordiale lumire de laube, quil attend chaque nuiten griffonnant des anathmes.

    Nul mieux que lui, lternel insomniaque, ne sait ce que lexpression broyer du noirsignifie, il en fait lexpriencequotidienne. Lautramont, autre familier des moralistes, fait dire Maldoror, le hros des Chants : Jai reu lavie comme une blessure, et jai dfendu au suicide de gurir la cicatrice.* Fidle son anctre en noirescogitations, Cioran se subit longueur de jour et de nuit, ressasse ses hantises, se collette avec lide desuicide, sirne en permanence agrippe son paule, nen prouve lattrait que pour mieux la repousser. quoibon, puisquon se supprime toujours trop tard, que la mort est plus rpugnante que la vie ? Aux gens qui,comme Kleist dont il parle du suicide comme dun acte ingal, parfait, chef-duvre de tact et de got , quirend inutiles tous les autres , sont tents de passer lacte, il conseille de passer un moment dans uncimetire, de se recueillir devant la premire tombe venue, afin de prendre la mesure de lternit, de raliser ledrisoire de la comdie humaine.

    * Lautramont, Les Chants de Maldoror.

    Linspiration lui vient en marchant, en discutant avec des inconnus, en feuilletant la presse, en assistant

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    . , ,lors de la rdaction de ses ouvrages. Il lit toujours beaucoup, tudie les grands textes religieux, tant occidentaux(Matre Eckhart, Thrse dAvila, etc.) quorientaux (Upanishad). Lenseignement bouddhique le fascine toutparticulirement, ne prne-t-il pas le suicide de lego ?

    Sans emploi ni ressources dclares, il est encore immatricul la Sorbonne comme tudiant au dbut desannes 50. Simone Bou lui apporte une certaine stabilit financire mais, par temprament, il mne une viefrugale, continue prendre ses repas au restaurant universitaire. Lanne de ses 40 ans, il se verra refuser lareconduction de son statut dtudiant et cette viction laffectera durablement : lun des plus tragiquesmoments de ma vie . Toute sa vie il mnera lexistence dun tudiant, indiffrent aux biens terrestres et aux

    quipements de la modernit : ni machine crire ni ordinateur un papier, un crayon, un crivain a-t-il besoindautre chose ? Et quoi servirait un poste de tlvision celui qui a le sentiment davoir dix mille ans de retard,ou davance, sur les autres, dappartenir aux dbuts ou aux confins de lhumanit ?

    Lui que lon dcrit comme un asocial confin dans sa tour divoire connat cependant un semblant de viemondaine. linstar de Chamfort, il collectionne les invitations, joue les pique-assiettes dans les salons (dontcelui, rest fameux, de Suzanne Tzenas de Montcel), se glisse dans les cocktails, en profite pour brocarder lafaune parisienne, pointe mousse dune socit dansant sur le volcan. Sa causticit, sa rudesse ne rebutentpas, il y a du charmeur de reptiles en lui. crire des aphorismes est trs simple : vous allez dans les dners,une dame dit une btise, a vous inspire une rflexion, vous rentrez la maison, vous lcrivez. C'est peu prsa, le mcanisme. Ou bien, en pleine nuit, on a une inspiration, un dbut de formule, trois heures du matin, oncrit cette formule. Et finalement, a devient un livre. Ce nest pas srieux.

    Outre la diaspora roumaine dont nous avons dj eu loccasion de parler et quil ne cessera de frquenter, ontrouve parmi ses amis et correspondants des penseurs, des hommes de lettres, des artistes aussi diffrents queSamuel Beckett, Arthur Adamov, Franois Bott, Paul Celan, Henri Michaux, Ricardo Paseyro, Louis Nucra,Ernst Jnger, Primo Lvi, Jean-Paul Enthoven, Jean Baudrillard, Gabriel Matzneff et Roland Jaccard, auteur duDictionnaire du parfait cynique (Hachette, 1982) et de Cioran et compagnie (PUF, 2005).

    1952 Syllogismes de lamertume

    Parvenu cette frocit olympienne quest la lucidit, lauteur adopte ds lors le moyen dexpressionprivilgi des entomologistes du dix-huitime sicle : laphorisme. Sappesantir, sexpliquer, dmontrer

    autant de formes de vulgarit. Miscellanes de rflexions dsabuses, de portraits au vitriol, deconsidrations intempestives sur la dcadence de lOccident, Syllogismes de lamertume laisse la part belle aux

    espigleries, aux boutades et aux provocations. Lhumour se fait noir, lart de la formule est port incandescence, la pointe trempe dans le curare. Jassiste, terrifi, la diminution de ma haine des hommes,au relchement du dernier lien qui me reliait eux. On pense Chamfort, Joubert, Oscar Wilde, JulesRenard, Lautramont, Dada. Styliste plus habile manier le marteau que la plume doie, le valaque crit pardcharges, et ses fulgurances interpellent durablement le lecteur, incapable de tirer la leon de cette gerbe desentences tailles comme des silex qui ne se tlescopent que pour mieux sanantir. Cioran ne prtend pasinnover, il sait ce quil doit ces matres en lucidit que sont ses devanciers : Presque toutes les uvres sontfaites avec des clairs dimitation, avec des frissons appris et des extases pilles.

    1956 La tentation dexister

    Syllogismes de lamertume stait vendu moins de 500 exemplaires et Gallimard avait envoy les invendus au

    pilon, La tentation dexisterne ralise pas un meilleur score malgr de bonnes critiques de la part de Mauriac,dAlain Bosquet ou de Claude Elsen qui, dans Dimanche matin, considrait luvre comme dintrt majeur : Ilny a sans doute pas eu, depuis vingt ou trente ans, dans lordre intellectuel, dvnement comparable lapublication de louvrage de Cioran.

    Un ouvrage magistral, assurment, o sexprime la question de la place de lhomme, du mtque que tous noussommes appels devenir, dans une civilisation essouffle . Sappuyant sur la sagesse des matres taostes,Cioran soutient lide que la vie intense, le drglement de tous les sens , est nfaste et contraire laquitude et la srnit, auxquels devrait aspirer tout tre humain. Mais les vertus prnes par Lao-Tseu et sesdisciples, la modration, loubli de soi, le ddain des biens terrestres et de la gloriole, ne peuvent prosprer sousnos latitudes. Nous sommes ns sous le signe de Promthe et lpoque moderne a commenc avec deuxhystriques : Don Quichotte et Luther. La contemplativit, lataraxie nous sont poisons, seuls nous mobilisentle bruit, la fureur, le vertige, la vitesse et livresse, seuls nous sduisent les esprits qui se sont dtruits, pour

    avoir voulu donner un sens leur vie. Notre prtention au savoir universel, notre volont de puissance sur lestres et les choses, notre avidit de changement, sont la marque dun ego boursoufl, dune mgalomaniemalsaine et destructrice.

    Le diagnostic port par Cioran sur ltat de sant de nos socits suffoquerait le lecteur sil ne lui fournissait lescls du labyrinthe, tantt empruntes la philosophie extrme-orientale, tantt au stocisme et au pyrrhonisme

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    , ,devenir dissolution du Je enfin, cause et consquence de nos tourments. Devenir onde, devenir sable, devenirnuage, cultiver la dsinvolture et la futilit. Jessaie de marracher tout, de mlever en me dracinant ; pourdevenir futiles, nous devons couper nos racines, devenir mtaphysiquement trangers.

    1960 Histoire et utopie

    Histoire et utopie*revisite le thme du fou dhistoire qui donnait force au Prcis. Pour Cioran comme pour lesociologue Gustave Le Bon, lhistoire se confond avec celle des illusions populaires (croyances, idologies,messianismes, utopies, prophties, etc.) et cest leur fondement mortifre quil sacharne dmythifier. Les

    illusions pntrent lentement dans lme des foules, crivait lauteur de Psychologie des foules en 1910, maislorsquelles y sont implantes, c'est pour longtemps, et il est impossible den prvoir les ravages.** Cioranarrive peu ou prou au mme constat : lillusion est lopium des peuples, seule la perspective dun avenir radieuxou dun paradis leur donne la force de supporter la roue de lexistence, la souffrance et la mort. Nousnagissons que sous la fascination de limpossible : autant dire quune socit incapable denfanter une utopieet de sy vouer est menace de sclrose et de ruine.

    Revers de la mdaille, notre incorrigible utopisme, notre obsession vouloir construire un monde idal noustouffent, nous arrachent ltre pour nous projeter dans lhistoire, pathtique tragdie o chacun veutsillustrer, froce crpuscule que chacun veut frapper de son sceau. Depuis quil a pris la mesure de ses erreursdavant-guerre, Cioran a pris en grippe et la politique et ceux qui sy engagent. Ny font carrire, lentendre,naspirent au pouvoir que les rats, les dtraqus, les maniaques de lavenir et ils ny peuvent parvenir que par leffet combin de la ruse et du dlire. Sous quelque tiquette quil se prsente, dmocrate, rpublicain,

    socialiste ou autre, le politicien ne peut tre quun intrigant qui, sous prtexte de vouloir administrer le bonheurdes citoyens, vise in petto au pouvoir et au pouvoir absolu : un tyran doprette . La persistance des rgimesautoritaires travers lhistoire trouve son explication dans linclination des peuples et des individus laservitude volontaire si bien dcrite par La Botie : combien ne choisissent-ils pas la soumission afin dchapper la corve dtre soi, combien ne cherchent-ils pas un matre pour sviter leffort de donner sens leurexistence, combien pourraient supporter lide de ntre pas gouverns ? Le systme dmocratique, panaceuniverselle, nchappe pas au feu roulant de la critique cioranienne : Merveille qui na rien offrir, ladmocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau dun peuple. La vie na de sens que par elle ; mais ellemanque de vie Bonheur immdiat, dsastre imminent inconsistance dun rgime auquel on nadhre passans senferrer dans un dilemme torturant. Le moins mauvais, ou plus exactement le moins hypocrite desrgimes, ne serait pas la dmocratie, toujours ltat de simulacre, mais le despotisme clair, seul rgime quipuisse sduire un esprit revenu de tout, incapable dtre complice des rvolutions, puisquil ne lest mme pas

    de lhistoire.*** Lhumanisme obligatoire, credo de nos socits de masse, lui inspire un de ses plus fameuxaphorismes : La multiplication de nos semblables confine limmonde ; le devoir de les aimer, au saugrenu.

    Le roumain ne parle pas la langue de bois et ce nest pas le cercle grandissant de ses admirateurs qui senoffusquera. Difficile de savoir quelle est la part du srieux, celle de la provocation, dans ces jugementslapidaires tant ils versent dans la caricature. Quitte forcer le trait, Cioran choisit de montrer les choses sousleur aspect le plus inquitant afin de frapper les imaginations, de provoquer un salutaire lectrochoc. Lanoirceur de ses anathmes lui vaut lappui des dus de la modernit, ses rugissements de dsespoir, son

    nihilisme historique, celui des anars de droite, on sattache ses formules lemporte-pice, on vante la clart etla pugnacit de son style. Mme si sa morgue aristocratique, son antipathie envers le marxisme, et plusgnralement sa rpudiation de la politique, dtonnent dans le paysage littraire de la Guerre Froide,lintelligentsia ladopte, et son refus de composer avec la socit de communication achve de faire de lui unefigure culte. Faute de repres, on affilie ce docteur s dcadence la gnration de labsurde de laprs-guerre,

    Ionesco, Beckett et consorts, mais le Sartre de La Nause (1938) et le Camus de Ltranger(1942) seront aussivoqus. Quand on lui reproche son refus de tout systme, son mpris de la rhtorique et de la dialectique,Cioran invoque les figures tutlaires de Znon de Citium, de Marc-Aurle, dEpictte, de Snque ou seretranche derrire Nietzsche. La philosophie nest plus possible quen tant que fragments. Sous formedexplosion. Il nest plus possible, dsormais, de se mettre laborer un chapitre aprs lautre, sous forme detrait. En ce sens, Nietzsche a t librateur. C'est lui qui a sabot le style de la philosophie acadmique, qui aattent lide de systme.****

    * Sur le sujet, on lira avec profit le Dictionnaire des utopies de Michle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet & Antoine Picon(ditions Larousse, 2002), Les utopies posthumaines de Sussan Rmi (ditions Omniscience, 2005) et Anarchie, tat et utopiede Robert Nozick (PUF, 1988).

    ** La Psychologie politique et la dfense sociale.

    ***De linconvnient dtre n.

    **** Entretiens.

    1964 La chute dans le temps

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    , , aux sept dernires pages de La chute dans le temps, qui reprsentent ce que jai crit de plus srieux, dclara-t-illors dun entretien avec Sylvie Jaudeau en 1988. Elles mont beaucoup cot et ont t gnralementincomprises. On a peu parl de ce livre bien quil soit, mon sens, le plus personnel et que jy ai exprim ce quime tenait le plus cur. Y a-t-il plus grand drame en effet que de tomber dans le temps ? Le thme de la chutede la crature dans lenfer de la dure est omniprsent chez Cioran, il prend racine dans Sur les cimes dudsespoir, stoffe dans le Prcis et Histoire et utopie (chapitre Lge dor), traverse luvre en filigrane. Depuisque son anctre a got aux fruits de lArbre de la Connaissance, lhomme a appris ses dpens que touteconscience est conscience du temps, premire concrtisation de son jection hors du paradis terrestre et deson ternel prsent. Quand on dnombrerait tous les maux dont souffrent la chair et lesprit, crit-il dans

    Histoire et utopie, ils ne seraient encore rien auprs de celui qui vient de linaptitude nous accorder lternelprsent, ou lui voler, pour en jouir, ne ft-ce que dune parcelle.

    En retour, lhomme a hrit dun destin, destin dont il sait ntre pas matre, et auquel il cherche par tous lesmoyens chapper. Ainsi, aprs avoir terrass son crateur prsum, livre-t-il simultanment combat contre lacration, contre ses semblables et, last but not least, contre soi-mme. Toujours en dficit dexistence, il puiseson semblant de ralit dans des entreprises toujours plus incongrues, dilapide ses ressources, croit volueralors quil semptre un peu plus dans ses liens, prtend aux lumires quand il senfonce dans la tnbre.Promthe est bien son digne aeul. N sous le signe du feu, il est port la transgression, la dmesure et sonhistoire peut se rsumer une fuite en avant perdue, un aprs moi lincendie !

    Cioran embote le pas de Baudrillard qui, en 1970 avait t le premier dmonter les rouages de la socit deconsommation et en stigmatiser les drives. Son avnement a prsid la rupture avec la transcendance,

    sous son gide lhomme se complait dans le superftatoire et, son corollaire, le gaspillage. Sont de mme rejeterprogrs technique et productivisme industriel, sources de nuisances physiques autant que de dvoiementmoral. Aprs la mort de Dieu, prophtisait Nietzsche, viendra le temps des derniers hommes : On a son petitplaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais lon rvre sa sant. Nous avons invent le bonheur ,disent les derniers hommes et ils clignent des yeux.

    Croire que le bonheur rside dans la consommation sans frein, quun produit nouveau est forcment plus fiableet de meilleure qualit, que linnovation ininterrompue constitue une panace universelle, comme tente de nousle faire accroire toute campagne publicitaire, relve de lintoxication idologique, de la nvrose collective,nvrose savamment entretenue par le systme. En proie la frustration chronique, infantilis, dresponsabilis,nuclaris, lindividu na dautre choix que celui de se soumettre aux diktats du marketing consumriste :consommer de faon compulsive, se gaver, remplir son bar, son conglateur, son dressing, accumuler sur sestagres tous les bibelots et gadgets possibles et inimaginables, cder tous les caprices et tocades tendance,

    se ruer sur le dernier blockbuster en date toutes affaires cessantes, en prambule duquel, lui sera, son espritdfendant, inject une dose massive de publicit et de moraline. Lhomme, disait dj Guy Debord, nest plusque le spectateur dune vie qui ne lui appartient plus une vie mutile dans son essence.

    Le culte de la nouveaut pour la nouveaut, du changement pour le changement, la boulimie de sensationnel etdinformationnel, syndrome du toujours plus dnonc par Franois de Closets, qui affectent lensemble de lasocit conduit lindividu raval la condition dhomo consomator abdiquer son libre-arbitre, secomporter non pas en sujet pensant et agissant, mais en objet sondable, mallable et surveillable merci,cobaye de laboratoire social qui nest offerte que la possibilit de conformer aux murs en vigueur et auxcanons du jour, et qui ny met aucune objection. Comme la plbe dans la romaine antique, au contraire il enredemande. Toujours plus d'ice creams et d'hamburgers, toujours plus de jeux, toujours plus de mga-shows,toujours plus de sensations fortes, exige-t-il. La civilisation, avec tout son appareil, crit Cioran, se fonde surnotre propension lirrel et linutile. Consentirions-nous rduire nos besoins, ne satisfaire que lesncessaires, elle scroulerait sur lheure. Aussi, pour durer, sastreint-elle nous en crer toujours denouveaux, les multiplier sans trve, car la pratique gnralise de lataraxie entranerait pour elle desconsquences bien plus graves quune guerre de destruction totale.

    Non contents de refuser de savoir de quel prix nous payons nos progrs , nous autres occidentauxcherchons inoculer nos vices, nos affres et nos poisons lensemble de lhumanit, aussi nous empressons-nous tout spcialement auprs des communauts considres par nous comme sous-dveloppes, cesarrirs dentre les arrirs demeurs lge de pierre, ces nomades pris despace et de libert, ces ethniesmontagnardes vivant en symbiose avec leur environnement, ces tribus indonsiennes ou amazoniennes arc-boutes leur culture et leurs traditions. Par vagues successives, nous autres, matres duvre du meilleurdes mondes, leur avons envoy nos missionnaires, nos ethnologues, nos mdecins, nos prospecteurs, nosngociants et nos ngociateurs, et, cerise sur le gteau, nos organisations humanitaires, nos hordes de

    touristes et nos distributeurs de Coca-Cola. Lintrt que le civilis porte aux peuples dits arrirs est des plussuspects, sinsurge Cioran. Inapte se supporter davantage, il semploie se dcharger sur eux du surplus desmaux qui laccablent, il les engage goter ses misres, il les conjure daffronter un destin quil ne peut plusbraver seul. force de considrer la chance quils ont de navoir pas volu , il prouve leur gard lessentiments dun risque-tout, dconfit et dsax. De quel droit restent-ils lcart, en dehors du processus dedgradation quil endure, lui, depuis si longtemps et auquel il ne parvient pas ses soustraire ? La civilisation,son uvre, sa folie, lui a arat comme un chtiment uil sest infli et uil voudrait son tour faire subir

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    ceux qui y ont chapp.

    Ils vivaient encore au temps du rve, en-de ou au-del du bien et du mal, ignoraient lexistence du cours duptrole et des fuseaux horaires, navaient aucune ide de ce que pouvait reprsenter un dollar ou un tlphoneportable, ne connaissaient ni le progrs ni la modernit, nous les leur avons servis on the rocks. Ce sontpourtant chez ces peuples ingnus, victimes de notre imprialisme civilisationnel que nous avions quelquechance de trouver trace de cette humanit, de ce respect de lautre et de la nature aprs lesquels notre socit

    malade de la vitesse court en pure perte. Des restes dhumanit, on nen trouve encore que chez les peuplesqui, distancs par lhistoire, ne mettent aucune hte la rattraper. larrire-garde des nations, nullement

    effleurs par la tentation du projet, ils cultivent leurs vertus dmodes, ils se font un devoir de dater. Rtrogrades , ils le sont assurment, et persvreraient dans leur stagnation, sils avaient les moyens de symaintenir.

    Plutt que de nous adonner la psychanalyse, thrapeutique sadique, habile irriter nos nvroses deprivilgis, et singulirement experte en lart de substituer nos malaises nafs des malaises alambiqus , nousparviendrions mieux gurir nos ivresses et nos alinations en renonant nos fictions, en nous abandonnant nos humeurs, en laissant libre cours nos instincts.

    Dans les dernires pages auxquelles il a t fait allusion, on assiste un vigoureux plaidoyer en faveur de larhabilitation des larmes, une apologie de lextriorisation des motions. Contrairement la parole, formedexpression police, sans liaison avec nos profondeurs, qui a perdu ses vertus toniques, les larmes, le cri, lehurlement aident nous dlivrer du poids de la vie, vacuer nos frustrations, nos rages et nos rancurs.

    Pour tre normaux, pour nous conserver en bonne sant, nous ne devrions pas nous modeler sur le sagemais sur lenfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. Quoi de pluslamentable que de le vouloir et de ne pas loser ? Toute une partie des infirmits qui nous harclent, tous cesmaux diffus, insidieux, indpistables, viennent de lobligation o nous sommes de ne pas extrioriser nosfureurs ou nos afflictions.

    Louvrage se conclut par la peu rjouissante vocation de la menace qui pse sur lhomme, crature qui aprstre tombe dans le temps [celui de la chronologie], sapprte tomber hors du temps, dchance due tant samgalomanie qu son orgueil, qui se traduirait par un enlisement dans linerte et le morne, dans labsolu de lastagnation, o le verbe lui-mme senlise faute de pouvoir se hisser au blasphme et limprcation.

    1969 Le mauvais dmiurge

    En 1965, la rdition en poche du Prcis est remarque des tudiants qui le lisent et le commentent avecpassion. Mais Cioran nest ni Debord ni Vaneigem encore moins Sartre, quil excre ( un petit Napolon de lapense ) et lui qui se trouve aux premires loges se contentera dassister au non-vnement de mai 68 enobservateur impassible et muet. Descendre dans la rue, haranguer les foules, se salir les mains, pouser unecause, nincombe pas au penseur doccasion quil se targue dtre. Investi daucune mission, daucunmessage, jaloux de son indpendance, rsolu conserver son statut, si pniblement acquis, de sage au-dessusde la mle, Cioran se refusera toujours commenter lactualit, simpliquer, sengager. Sa rvulsion enverstoute forme de proslytisme, sa hantise dtre rcupr, lamneront viter toute publicit intempestive, dcliner tout interview, fuir comme la peste les mdias. Jamais sans doute penseur de cette envergure na cepoint souhait sabsenter de son sicle, rejet tout compromis avec les vrits inactuelles quil vhicule. Voiciun crivain, crit Jean-Paul Enthoven dans sa prface une rdition ultrieure du Prcis, qui a pouss si loinlart de linvisibilit, que lon est parfois en droit de sinterroger sur sa propre existence. Derrire tout donneur

    de leon, tout idologue, tout meneur de foules*, Cioran flairait immanquablement limposteur et lhistrion. Quiparle au nom des autres, qui dit nous alors quil pense je lui qui avait assist in situ aux grandes messeshitlriennes ntait-il pas bien plac pour le savoir ? est selon toute probabilit un arriviste, un dmagogue,voire un dictateur en herbe.

    * Lire ce sujet Psychologie des foules de Gustave Le Bon (PUF)

    La publication de Le mauvais dmiurge passera pour ainsi dire inaperue sauf du pntrant JacquesLacarrire qui, quelques annes plus tard, dans son livre Les gnostiques le dcrira comme un ouvrage de

    premier ordre : Le prcis de dcomposition, La tentation dexister, Le mauvais dmiurge sont des textes quirejoignent les plus hautes fulgurances de la pense gnostique. Cioran, qui dans un entretien ultrieurexpliquera ne pas croire en Dieu mais tre profondment religieux, y expose une conception manichenne du

    monde proche du gnosticisme, doctrine dont il a commenc se rclamer ds son arrive en France.

    Les gnostiques, nom donn diverses sectes regroupes au cours des premiers sicles de notre re Alexandrie, Antioche et Rome, concevaient le monde comme la rsultante de deux principes antagonistes : dunct, une divinit mauvaise, cratrice de la matire et ptrisseuse de notre substance charnelle, elle rgit lecercle dantesque dans lequel nous sommes prcipits ; de lautre, un dieu juste et bon, qui rgne sur unes hre de lumire transcendantale inaccessible la crature dchue et aline.

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    Les gnostiques se proposaient dentretenir ltincelle divine que nous a insuffle ce dernier, de la rapporter notre mort aussi pure et intacte que possible au feu cleste primordial. Ils prnaient linsoumission lgard detous les pouvoirs, quils soient ecclsiastiques ou sculiers, rejetaient le dieu de la Bible le mauvaisdmiurge , rcusaient certaines institutions temporelles comme le mariage, la famille ou la procration,pratiquaient lamour libre, le coitus interruptus et la magie doctrine qui les fit condamner par les Pres delglise. Comme Simon le Mage, Mnandre, Saturnin, Basilide, Valentin, Cioran reconnat tre au monde maisntre pas de ce monde , uvre dune divinit machiavlique qui se plait attiser nos tourments, contrecarrernos projets, fouler aux pieds nos idaux, nous laisser dans les affres.

    1973 De linconvnient dtre n

    De linconvnient dtre n (1973) est le premier de ses ouvrages dont la diffusion dpasse le millierd'exemplaires. Quelques annes avant sa mort, il le classera comme son livre prfr : Jadhre chaque motde ce livre quon peut ouvrir nimporte quelle page, et quil nest pas ncessaire de lire en entier. C'est sonlivre le plus radical, celui dans lequel il sembarrasse le moins de circonlocutions, il y lve le dsabusement auniveau de lamor fati, y clbre le culte du vide avec llgance dun dandy funambule.

    Pour les peuples comme pour les individus, la jeunesse est le temps de lexcs et de la dmesure, et en lacirconstance, le roumain semble avoir us dun lixir de jeunesse, jusqu la fin de sa vie nentretiendra-t-il pasle flambeau de la rbellion sans cause avec une constance qui laisse pantois ? Il a eu soixante-ans en 1971, ilentre dans ce quil est convenu dappeler le troisime ge . Quelle leon en tire-t-il ? Aucune. Lexprience est

    un peigne sans dents, se plait-il rpter, paraphrasant Lichtenberg, un de ses condisciples en humour vache. Ce que je sais soixante ans, je le savais aussi bien vingt. Quarante ans dun long, dun superflu travail devrification.

    son grand dam, sa notorit ne cesse de stendre. En 1969, Le Monde lui avait consacr une double page,avec un article de Gabriel Marcel, Un alli contre-courant ; au cours des annes soixante-dix Gallimardrdite dans sa collection Ides Folio certains de ses titres : en 1974, La tentation dexister ; en 1976,Syllogismes de lamertume ; en 1977 ; Histoire et utopie ; en 1979, cartlement ; en 1983, De linconvnientdtre n. ltranger les traductions se multiplient, on linvite donner des cours ou des confrences, participer des dbats mais Cioran se voit mal donner des leons ex cathedra, il tient sa vie rgle comme dupapier musique, ne souhaite que de sentourer de calme et de solitude. Ceux qui sont seuls et qui selamentent ne connaissent pas leur bonheur. En 1975, une universit amricaine va jusqu lui proposer unposte sa mesure ; malgr de substantiels avantages, il refuse, tant il a horreur daffronter des visages

    nouveaux. LAmrique le rvulse : Pourquoi y aller ? quoi bon se dmener pour voir nos malheurs enpire ?

    Dans le milieu universitaire, on le lit, on le relit, on le commente. Parmi ses admirateurs : Jean-Franois Revel,

    Hector Biancotti, Roger Nimier, Angelo Rinaldi, Jacques Sternberg, Dominique Fernandez, Alain Finkielkraut,Michel Houellebecq. Pour le critique littraire Franois de Crouzet, Cioran nvoque rien moins que : BusterKeaton jouant dans Sophocle. Pour dautres, c'est le Diogne des temps modernes. Quil le veuille ou non, ceticonoclaste est devenu une icne, on le reconnat dans la rue, le public cultiv sait au moins son nom. Dans lesmagazines, on met ses aphorismes toutes les sauces, le bouche oreille fait le reste. Son aura un peusulfureuse lui attire lestime dune nouvelle gnration, les jeunes se passent ses livres sous le manteau, on le litpresque en cachette, avec limpression de lamper une eau-de-vie de contrebande. Combien dentre eux ne sesentent-ils pas un degr ou un autre habits par le sentiment tragique de la vie, que nul mieux que lui ne sait

    exprimer ? Combien ne souscrivent-ils pas sa rpudiation virulente de la modernit, de ses fausses valeurs,de ses vaines gloires ? Nous pouvons vivre comme les autres vivent, et pourtant cacher un non plus grandque le monde : c'est linfini de la mlancolie.

    Parmi ses dtracteurs Camus, Sartre, Bernard-Henri Lvy ou Nancy Huston, qui, avec un humour corrosif, dcritCioran comme un solipsiste* typique pour ne pas dire caricatural. Il semble ne stre jamais demand ce quilserait devenu, adopt la naissance par un couple du Middle West amricain ou lev dans une tribudaborignes de la Nouvelle-Guine. Dans une envole dont il a le secret, Denis Grozdanovitch le compare un prdicateur ayant rat sa vocation : Chacun sait que dsesprer son auditoire dans une premire priodeafin de vanter les avantages et batitudes du divin dans la seconde est la mthode rhtorique prouve desprdicateurs, crit-il dans Rveurs et Nageurs. Cioran qui, lui, nous inflige en permanence la premire mais nousprive de la seconde et qui se considre probablement comme une sorte de grand stoque glac un peudmoniaque, ne souponne manifestement pas quel point il nest peut-tre, en ralit, que la triste moiti

    inconsciente dun vanglisateur.

    * Selon le Robert, le solipsisme e st une thorie daprs laquelle il ny aurait pour le sujet pe nsant dautre ralit que lui-mme.

    1977 Essai sur la pense ractionnaire

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    Dans Joseph de Maistre, texte dat de 1957 et publi en 1977 aux ditions Fata Morgana, notre professeur esdsespoir se livre une tude architecture de la pense ractionnaire. Autre exil de marque, lauteur desSoires de Saint-Ptersbourg(1753-1852) est connu pour tre le thoricien de la contre-rvolution chrtienne etultramontaine et Cioran voit dans cet esthte fourvoy dans le catholicisme , ce Machiavel de lathocratie , un frre en excration, un expert en ricanements et en fulminances. Ce qui fait durer une uvre,avait-il relev dans Syllogismes de lamertume, ce qui lempche de dater, c'est sa frocit , et les pamphlets,les diatribes de de Maistre nen sont pas dpourvus. Mais c'est sa partialit, son hostilit au changement, saclairvoyance ontologique que Cioran juge difiants, et dignes dintrt. Toute sagesse et, plus forte raison,toute mtaphysique, sont ractionnaires, ainsi quil sied toute forme de pense qui, en qute de constances,

    smancipe de la superstition du divers et du possible, crit-il dans sa prface aux Soires. Contradiction dansles termes quun sage, ou un mtaphysicien, rvolutionnaire. un certain de gr de dtachement et declairvoyance, lhistoire na plus cours, lhomme mme cesse de compter : rompre avec les apparences, c'estvaincre laction et les illusions qui en dcoulent. Quand on sappesantit sur la misre essentielle des tres, on nesarrte pas celle qui rsulte des ingalits sociales, ni on ne sefforce dy remdier.

    Restent lexcellence du style, llgance des formules, loues tant par Baudelaire que de Barbey dAurevilly etque Cioran nest pas en mal dexpliquer : Pourquoi les conservateurs manient-ils si bien linvective, etcrivent-ils en gnral plus soigneusement que les fervents de lavenir ? C'est que, furieux dtre contredits parles vnements, ils se prcipitent, dans leur dsarroi, sur le verbe dont, dfaut dune plus substantielleressource, ils tirent vengeance et consolation.

    Infrquentable pour certains, dmystificateur pour dautres, Cioran se voit en 1977 dcern le prix Sainte-Beuvepour lensemble de son uvre. Il le refuse comme il avait refus ceux quon lui avait dj dcerns ou proposs(Combat, Nimier et Morand). Depuis La Rochefoucauld nous savons que le refus des louanges est un dsirdtre lou deux fois , mais, en loccurrence, la sincrit de Cioran peut difficilement tre mise en doute. Anneaprs anne, on le voit repousser avec obstination les perches des mdias audiovisuels, refuser toute interview,carter les journalistes, on le verra mme dcliner une invitation lmissionApostrophes de Bernard Pivot. Jesuis rest inconnu durant une trentaine dannes, mes livres ne se vendaient pas. Jai trs bien accept cettecondition et elle correspondait ma vision des choses. Lanonymat a des cts amers, mais c'est un tat depaix extraordinaire.

    Aux tudiants qui souhaitaient crire des thses sur ses livres, il les en dissuadait fortement, prtendait quilsmanquaient de corps, il ne fallait pas le prendre au srieux quelquun qui gamin jouait au football avec descrnes entre les tombes dun cimetire. Il ntait quun saltimbanque, un prophte fin de sicle dont le seul

    mrite tait de suivre la lettre le prcepte donn par Snque son ami Lucilius : Revendique la proprit deta personne. Sois propritaire de toutes tes heures. Tu seras moins esclave du lendemain si tu te rends matredu prsent. Lorsquon lui demandait ce quil pensait de la thorie de mtempsycose vaguement voque parle prcepteur de Nron dans ses fameuses Lettres, notre clown triste rpondait par une pirouette : Le malheurveut quune fois lucide, on le devienne toujours davantage : nul moyen de tricher ou de reculer. Et ce progrssaccomplit au dtriment de la vitalit, de linstinct.

    Dvor par le sentiment de son insignifiance, le roumain simaginait mal fournir un modus vivendi unejeunesse dboussole par leffondrement des utopies collectives, dsigner le chemin de la vertu des aspirantsphilosophes en mal de repres et sa hantise a toujours t dinspirer des disciples, de fonder une chapelle, de

    jouer au matre duvre ou lapprenti sorcier. De tous les crivains qui furent rebelles aux attentescollectives de leur poque, crit Jean-Franois Gautier, Cioran se montra le plus consquent, souffrant, sa viedurant, de se trouver en permanence dans la situation crucifiante soit de se claquemurer dans le silence, au

    risque dtre happ par limperturbable mcanique de la folie, soit de rpondre par des livres son besoindcrire, au risque de diffuser des opinions convaincantes pour autrui et de se trouver menac par le pire deschecs : susciter des disciples.

    Quelle doctrine cet adepte du non-agir aurait-il pu inculquer dventuels disciples, quelle vrit leur insuffler,quelle action leur proposer sinon celle dapprendre conjuguer le verbe tre au prsent ? C'est se fourvoyer,disait-il, que de suivre les pas dun sage, si on ne lest pas soi-mme. quoi bon savoir, et comprendre, etapprendre, et penser ? On naccde pas sans pril un haut degr de science, la connaissance des lois de lanature fait de lhomme une crature sans racines qui vit dans langoisse de la mort qui y aspire en secret. C'estpour oublier cette fatale fascination quelle se forge une histoire, quelle sabandonne la frnsie, quellesinvente des moyens dvasion toujours plus factices. lArbre de la Connaissance soppose lArbre de Vie,qui ne peut crotre quen terre dinnocence, de silence et doubli de soi. Pour lanimal, la vie est tout ; pourlhomme, elle est un point dinterrogation. Point dinterrogation dfinitif, car lhomme na jamais reu ni nerecevra jamais de rponse ses questions. Non seulement la vie na aucun sens, mais elle ne peut en avoirun.

    1979 cartlement

    Dbut 1979 sort cartlement essai ui revisite certains thmes abords ar S en ler dans son matre ouvra e

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    Le dclin de lOccident(1918-1922). Alors que le penseur allemand ausculte les domaines sociaux, conomiques,culturels et politiques afin dchafauder sa thorie, Cioran prend le pouls de la philosophie, de la morale, de lareligion et de la vie intellectuelle pour clairer le lecteur sur le pitre tat des socits occidentales et enannoncer leur ruine imminente.

    Plus que la dsagrgation du seul Occident, assimil une frntique Tour de Babel, le proccupe celle, duneautre ampleur, de lespce humaine. Sa vision de leschatologie nincite gure loptimisme : lhomme a doreset dj donn le meilleur de lui-mme et quelque prouesse quil russisse lavenir aucune ne pourra faireoublier les sublimes ralisations des antiques civilisations, celles de la Grce, de lInde ou de la Chine. Depuis,ddaignant le spirituel, lhumanit senfonce dans le matriel et lirrationnel, et les progrs technologiques dont

    elle est si fire pourraient bien hter sa dconfiture plutt que de la retarder. Aucune crature, et lhomme nesaurait faire exception la rgle, ne saurait transgresser impunment les lois de lunivers, fouler aux pieds lesquilibres biologiques, aussi doit-on sattendre ce que Georges Duhamel appelait limmanente justice de lanature mette bientt un terme sa prsomption. Lentreprise de Promthe est compromise pour toujours,avance Cioran. Lhomme, ayant viol toutes les lois non crites, les seules qui comptent, et franchi les frontiresqui lui taient assignes, sest lev trop haut pour ne pas exciter la jalousie des dieux, qui, dcids le frapper,lattendent maintenant au tournant. Dommage que personne nait conseill Roland Emmerich, le ralisateurde 2012 nous tions prvenus, qui, grands renforts deffets spciaux, montre quoi pourrait ressembler unetelle apocalypse, dinscrire cette prophtie en exergue son film, elle y aurait t sa place.

    Fin 79,Aveux et anathmes connat un surprenant succs de librairie : 30.000 exemplaires vendus. Une foisencore, cet essai se prsente sous la forme dun recueil daphorismes et de fragments regroups en courtschapitres. Il mest impossible, crit-il dans ce qui ressemble fort un testament, de savoir si je me prends au

    srieux. Le drame du dtachement, c'est quon ne peut en mesurer le progrs. On avance dans un dsert, et onne sait jamais o on est. Ce sera lavant-dernier essai de Cioran paratre de son vivant, si lon excepteVacillations (1979), en collaboration avec Pierre Alechinsky, comprenant 32 lithographies originales dudessinateur et Llan vers le pire (1988), un album de portraits en noir et blanc raliss par dIrmali Jung, maillde quelques aphorismes indits.

    1986 Exercices dadmiration

    Paru en 1986, Exercices dadmiration runira les articles, prfaces et portraits rdigs entre 1957 et 1980 surdiffrents crivains que Cioran affectionnait. Certains, tels Beckett, Mircea Eliade, Michaux ou Guido Ceronetti,comptaient parmi ses intimes ; les autres (Joseph de Maistre, Paul Valry, Saint-John Perse, Roger Caillois,Borges, Scott Fitzgerald, Weininger, etc.) parmi ceux qui avaient contribu sa formation intellectuelle. Les

    dernires pages comptent parmi les plus belles crites par le roumain. Sa Confession en raccourci, danslaquelle il livre sa conception de lcriture est cet gard une rvlation et amne ses lecteurs sinterroger : nedoit-on pas considrer ce courtisan du nant comme un pote autant quun moraliste ? Je nai envie dcrireque dans un tat explosif, dans la fivre ou la crispation, dans une stupeur mue en frnsie, dans un climat derglements de comptes o les invectives remplacent les gifles et les coups. [...] Je nai pas crit une seule ligne temprature normale. Sa description dune mystrieuse inconnue, qui aurait d natre ailleurs, et une autrepoque, au milieu des landes de Haworth, dans le brouillard et la dsolation, aux cts des surs Bront ,laisse entrevoir quel pote lauteur de Sur les cimes du dsespoiraurait pu tre.

    On connaissait sa passion du vlo, son got pour la cuisine et les vins du sud-ouest, on ignorait son admirationpour limpratrice Elizabeth de Wittelsbach, dont le tragique destin lui inspira un texte magnifique, Sissi ou lavulnrabilit: Elle [Sissi] savait que la folie tait en elle, et cette menace la flattait peut-tre. Le sentiment de sasingularit la soutenait, la portait, et les tragdies qui se sont abattues sur sa famille nont fait que favoriser sa

    rsolution de sloigner des tres et de fuir ses devoirs, offrant ainsi un rare exemple de dsertion.

    Ironie du sort, lui qui ne souhaite rien tant que garder lincognito ( Il y a du charlatan dans quiconque triompheen quelque domaine que ce soit ) voit de nombreux essayistes se pencher sur ses travaux. Ainsi, en 1983,Susan Sontag traitera de Cioran et la filiation nietzschenne dans le chapitre Penser contre soiin Sous le signede Saturne (ditions du Seuil). En 1985, Clment Rosset publiera Le mcontentement de Cioran in La Force

    majeure (ditions de Minuit). Au dbut 1986, la revue City Magazine publie un article de Patrice Bollon, Cioran,laristocrate du doute. En 1987, Gabriel Matzneff signe Cioran, limmense crivain que vous ne connaissez pasdans le Figaro Magazine.

    Cioran assiste goguenard lextension de sa notorit ; le succs pourtant lui pse, les sollicitations desmdias, la recension de ses ouvrages dans la presse spcialise, le dbat autour de ses crits, sont de plus enplus ressentis comme une atteinte sa sacro-sainte libert, une pine au flanc de son dilettantisme. Sil ne luidplaisait pas de voir ses aphorismes dgusts en petit comit, devoir sexpliquer lui qui na rien expliquer ,devoir commenter son uvre sur la place publique lui dplait souverainement. Toute russite, dans nimportequel domaine, entrane un appauvrissement intrieur. tre compris lindiffre au plus haut point, il ncrit paspour ses contemporains, mais pour les survivants de lapocalypse, quil juge fatale : lhumanit creuse sa tombede sa propre main. Des arbres massacrs. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout.Lhomme stend. Lhomme est le cancer de la terre. Raction chaud, mouvement dhumeur, o se fait jour

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    une obsession majeure, limite no-malthusienne : laccroissement dmographique. Sa prolifration entranelhumanit vers ltat de fourmilire, dj elle a perdu apparence humaine, se complait dans la promiscuit et lesatmosphres confines. Son extinction, laquelle Cioran ne dsespre pas dassister, ne laissera aucune tracedans les annales de lunivers si ce nest celle dune trane de cendres radioactives.

    Au mois davril 1988, une rumeur, relaye par les mdias, affirme que Cioran (alors g de 77 ans) se seraitsuicid par empoisonnement. C'tait lavoir mal lu : Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui nepeuvent plus ltre. Les autres, nayant aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-il de mourir ? De fait,aprs 48 heures dhospitalisation, il rintgre son appartement, pisode sans commentaire. La conscration la pire des punitions pour un crivain survient en juin 1989, lorsque Paris Match lui consacre une pleine

    page : Mais qui est donc Cioran ?

    Au dire de ses proches, cet homme secret, qui veillait frocement sur sa vie prive et se retirerait des heures ensoi-mme, se rvlait moins misanthrope que sa rputation ne le soutenait. Hte affable et courtois, prt rendre service, dpanner un ami ou un inconnu dans le besoin, il apprciait autant la compagnie des petitesgens que celle des lettrs, trop imbus de leur supriorit son got pour tre vraiment profonds. Lesinterjections dune vieille illettre nous clairent davantage que la sagesse dun philosophe. Attach seshabitudes, il partageait son emploi du temps entre la marche, lcriture, la lecture et lcoute de la radio. Moinsintress par la politique que par les faits divers, rvlateurs ses yeux de la dissolution des murs, il suivaitavec intrt le dveloppement des affaires qui tenaient en haleine lopinion publique, ne stonnait gure quil yet encore des guerres, des massacres, tant la barbarie et lintolrance restent ancres au cur de lhomme.Constat amer qui ne lempchait pas de prendre fait et cause pour les victimes, de se ranger par principe au ctdes offenss et humilis. On doit se ranger du ct des opprims en toute circonstance, mme quand ils onttort, sans pourtant perdre de vue quils sont ptris de la mme boue que leurs oppresseurs. Pour Ciorancomme pour Dostoevski, le temps de linnocence est jamais rvolu, dsormais nous sommes tous coupablesde tout envers tous.

    Fin de partie

    Atteint de la maladie dAlzheimer la fin des annes 80, Cioran ne quitte son domicile que pour de brvesdambulations au Jardin du Luxembourg en compagnie de Simone ou un de ses proches. Jai pu suivre lafin des annes 80 le dsarroi de sa compagne, son dsespoir, devant leffondrement physique et mental de sonidole, se remmore Neagu Djuvara.* Dans son livre Mes ports dattache qui paratra chez Grasset en 1994,Louis Nucra, autre fana de la petite reine, dcrira sa rencontre avec lui en ces termes : Sa voix tait rapide etlasse. Parfois, il ne finissait pas ses phrases, comme si tout lui semblait inutile. De ses gestes manait une

    sensation dpuisement. En 1991, France Loisirs publie le Prcis en dition club avec une prface de son ami Jean-Paul Enthoven.Cioran se dsintresse peu peu de la vie intellectuelle et la reconnaissance de son uvre lamuse plus quellene le comble daise. Quelque chose en moi sest dtraqu, confie-t-il Hector Biancotti. Tout doit avoir unefin. Parvenu de son propre aveu au stade de la lucidit strile , il nprouve plus la ncessit dcrire. lavrit, jcris de moins en moins, et je finirai sans doute par ne plus crire du tout, par ne plus trouver le moindrecharme ce combat avec les autres et avec moi-mme. Press par certaines de ses relations, dont sacompagne, il consent accorder quelques brefs entretiens et interviews des critiques littraires franais ettrangers son domicile, rue de lOdon. En particulier Sylvie Jaudeau, entretien enrichi dune analyse de sesuvres qui sera publi aux ditions Jos Corti. Le moindre mouvement est nfaste, dclare ladepte desphilosophies orientales quil est devenu. On dclenche des forces qui finissent par vous craser. Vivre vraiment,c'est vivre sans but.

    En dcembre 1994, le Magazine Littraire consacre un dossier Cioran, avec des lettres indites. En mai 1995,les ditions Gallimard rditeront ses uvres compltes dans la collection Quarto ainsi quun recueildentretiens, raliss entre autres par Franois Bondy, Fernando Savater, Michael Jakob, Jean-Franois Duvalet Bernard Henri Lvy. Peu de temps avant la disparition de lintress, Gabriel Liiceanu publiera aux ditionsMichalon Itinraires d'une vie : E.M. Cioran suivi de Les continents de l'insomnie, une biographie illustre desplus improbables documents iconographiques (photos, lettres, relevs de livret scolaire, passeports, bulletin desant, notes dauberge, etc.)

    Cioran steint le 20 juin 1995 l'ge de quatre-vingt-quatre ans lhpital Broca. Prt depuis sa pubert honorer dans la dignit ce rendez-vous, laphoriste avait prfr rdiger avant lheure son mot de la fin : Aprstout, je nai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trmouss, comme tout un chacun, dans cet universaberrant.

    Ses obsques religieuses eurent lieu l'glise des Saints-Archanges, au pied de la montagne Sainte-Genevive.Parmi les personnalits prsentes : Simone Bou, Jean dOrmesson, Jean-Edern Hallier, Gabriel Matzneff,Antoine Gallimard. Au mme endroit avait eu lieu, le 1e avril 1994, ladieu un autre Roumain qui avait choisi laFrance et sa langue : Eugne Ionesco. Selon le correspondant de L'Humanit, latmosphre tait fervente, lacrmonie, conclbre par trois prtres aux lourdes chasubles dores, ponctue dmouvants chantsorthodoxes. Sur le cercueil recouvert de erbes et de couronnes, une main anon me avait d os deux roses.

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    Marie-France, fille de Ionesco, lut un message du roi Michel de Roumanie, rendant hommage celui qui aillustr la spiritualit roumaine en ce quelle a de plus vivant et de plus virulent . Au nom de la communautroumaine, un prtre a associ Cioran le souvenir de Mircea Eliade et de Ionesco, Ils ont contribu la gloirede la littrature franaise, ont fait honneur la France qui les a adopts , et la Roumanie, qui leur a apportles bases philosophiques et intellectuelles. Cioran a t ensuite inhum au cimetire du Montparnasse danslintimit.

    Imbroglio juridique

    Quelques mois plus tard, Simone Bou, compagne et lgataire universelle de l'crivain, fera don de ses papiers la bibliothque Jacques-Doucet, connue pour son riche fonds d'archives littraires. En septembre 1997, aprsle dcs de cette dernire par noyade (on a avanc lhypothse du suicide), une trentaine de cahiers GilbertJeune et Oxford spirale rdigs de la main de Cioran sont retrouvs lors du vidage de l'appartement du 21 ruede l'Odon. Y figurent les brouillons du Prcis de dcomposition et des notes qui vont se rvler tre le journalintime du philosophe couvrant la priode 1957-1972. Jean-Sbastien Dupuit, directeur du Livre et de la Lectureau Ministre de la Culture, Yannick Guillou, l'diteur de Cioran chez Gallimard, le pote Yves Peyr, directeur dela bibliothque Jacques-Doucet et un notaire, valuent dans un premier temps la trouvaille 7.600 euros, sensaisissent et quittent les lieux aprs une brve inspection.

    Henri Bou, frre de Simone et son lgataire universel, fait alors appel une entreprise de dbarras. SimoneBaulez, une brocanteuse des puces de Montreuil est mandate pour dbarrasser compltementlappartement . Flairant la bonne affaire, elle vide les placards, rcupre tout ce qui lui tombe sous la main, dontdes liasses de papiers, des photos, un carton de dessins, des bibelots. Elle pense vider la cave, ce qui navaitpas t fait, y trouve des cahiers manuscrits qui, on lapprendra plus tard, font suite aux fameux cahiers 57-72,ainsi que les premires moutures de De l'inconvnient d'tre n, dcartlementet dAveux et anathmes.

    Les annes passent. Sept ans plus tard, en 2005, un catalogue de l'tude Wapler, commissaire-priseur Paris,annonce pour le 2 dcembre une allchante vente de manuscrits l'htel Drouot, dont des cahiers de Cioran.Sont galement mis aux enchres un buste en pltre de Cioran non sign (qui trouvera preneur 1.500 euros),son bureau et autres menues babioles. In extremis, la vente du lot est interrompue par la Cour d'Appel de Paris.La bibliothque Jacques-Doucet, reprsente par Yves Peyr, s'estime propritaire des cahiers dont elle vientdapprendre l'existence dans La Gazette de Drouot. Lavocat engag parSimone Baulez fait valoir que sa clienteen est la lgitime propritaire, attendu quaux yeux de la loi le dcouvreur d'un trsor est son inventeur et doncson propritaire La cure est repousse aux calendes grecques.

    En dcembre 2008, on apprend que les manuscrits rclams par la bibliothque Doucet seront restitus leurdcouvreuse Simone Baulez. Expertis entre 120.000 et 150.000 euros en 2006, le trsor en vaudrait aujourd'huiprs dun million. lheure o nous crivons ces lignes, le ministre de la Culture de Roumanie se proposeraitden faire lacquisition. On imagine sans peine le ricanement de Cioran la vue du ballet des piranhas, destractations entre marchands de tapis et chiffonniers pour rcuprer les miettes de son festin. Lui qui, dans Latentation dexister, avait dclar : Seuls subsistent dune uvre deux ou trois moments : des clairs dans dufatras. Vous dirai-je le fond de ma pense ? Tout mot est un mot de trop.

    Posthumit

    Anthologie du portrait, publi en 1996, regroupe une quarantaine de portraits dus des mmorialistes, du

    vertigineux Saint-Simon lhistorien Tocqueville, en passant par Mme du Deffand, Marmontel, Rivarol, le ducde Lvis, Mme de Stal, Joubert, Talleyrand, Benjamin Constant, Chateaubriand ou Sainte-Beuve. Les portraitsont pour nom le duc de Noailles, Fontenelle, Napolon, Jean-Jacques Rousseau, le duc dOrlans, Talleyrand,Lafayette, etc. C'est un voyage travers le Sicle des Lumires, de ses ombres et de ses clats, que nousconvie Cioran qui, dans sa prface, prend soin de noter : Le portrait en tant que genre est issu de lavengeance et du cauchemar de lhomme de bonne compagnie qui a trop pratiqu ses semblables pour ne pointles excrer.

    En 1997, Simone Bou avait dcid de crer une bourse Cioran grce un legs pris sur ses droits dauteur afinde permettre un essayiste de raliser un projet littraire. Depuis lors, cette bourse est remise une fois par an auCentre National du Livre, gestionnaire du legs. Fin 1997, Gallimard procde la publication dune fraction nonngligeable des fameux carnets spirale sous le titre Cahiers 57-72ainsi qu celle de Solitude et destin, recueildarticles parus dans divers journaux roumains au dbut des annes 30. En 2005, la mme maison dite

    Exercices ngatifs, travaux prliminaires llaboration du Prcis, puis en 2006 bauches de vertige (extrait tirdcartlement) .

    Dans son anthologie Maximes et autres penses remarquables des Moralistes franais (1998), florilge demaximes, sentences et autres aphorismes du XVIIe sicle nos jours, Franois Dufay prsente ainsi Cioran : Prenant pour figures tutlaires La Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, Joubert, lus avidement dans sa jeunesse,il rivil ie la maxime, ui ermet de sarracher linconvenance de la lthore verbale et dexcrer ses

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    semblables avec lgance. Vnr la fin de sa vie aprs avoir t longtemps ignor, ce Diogne la mche

    rebelle, rdant sans y tomber autour du suicide et du silence, est bien le misanthrope absolu dont le XXe siclepouvait rver : une sorte de dernier des moralistes , aprs lequel il parat impossible daller plus avant danslaventure du dsenchantement.

    En 2002, lhistorienne Alexandra Laignel-Lavastine, dj traductrice du livre d Itinraires d'une vie de GabrielLiiceanu, sortira aux Presses Universitaires de France un livre charge contre le trio roumain Eliade, Cioran,Ionesco : loubli du fascisme. Elle rcuse la thse du pch de jeunesse, cherche montrer que lengouementde Cioran pour le fascisme, son antismitisme et son anti-bolchevisme, sont constitutifs de son systme depense ; tout au long de sa carrire franaise, avance-t-elle, il a cherch dissimuler les traces de son peuavouable pass, dfaut de pouvoir les faire disparatre.

    lautomne 2007, un autre roumain, le metteur en scne Radu Afrim adaptera un texte de son compatriote MatiVisniec, Mansarde Paris avec vue sur la mort, qui prsente Cioran la fin de sa vie, amoindri, trahi par sammoire, en proie au surgissement de souvenirs de toute poque et de toute nature. La pice sera joue laKulturfabrik dEsh. Sous le titre Sortez de larmoire, monsieur Cioran ! Le mme texte sera mis en scne parRadu Dinulescu Avignon en 2008.

    Constantin Tacou, dorigine roumaine, co-fondateur avec Dominique de Roux des Cahiers de lHerne, souhaitaitdepuis longtemps consacrer une monographie son vieil ami Cioran. Celui-ci stait toujours vivement oppos ce projet, qui fut repouss danne en anne. Nous sommes amis, se rcriait-il, vous ne pouvez me faire unechose pareille. Ce serait pire quun Nobel : une dalle funraire jete sur un vivant. En fvrier 2009, les ditionsde lHerne publient enfin leurCioran, un dossier de 520 pages labor sous la direction de Laurence Tacou et deVincent Piednoir qui regroupe des essais, des analyses de fond, des lettres, des anecdotes, des souvenirs, unegalerie iconographique, ainsi que de nombreux indits, en particulier des documents mconnus provenant desArchives du Ministre de lIntrieur de Bucarest. Parmi les collaborateurs de Tacou, on retiendra les nomsdIngrid Astier, de Lucian Blaga, de Franois Bott, de Simone Bou, de Bruno de Cessole, de Mircea Eliade, deJean-Franois Gautier, de Sylvie Jaudeau, de Gabriel Marcel, de Claude Mauriac, de Franois Mauriac, deMaurice Nadeau, de Louis Nucra, de Michel Onfray, de Clment Rosset, de Fernando Savater, de PeterSloterdijk, Mariana Sora, de Georges Walter ou de Constantin Zaharia.

    Les mmes Cahiers de lHerne feront concider la sortie du Cahier avec celles de La transfiguration de laRoumanie et De la France, ouvrages indits en franais, respectivement publis en Roumanie en 1936 et en1941. Nous avons voulu, expliquait ce sujet Laurence Tacou, montrer ce Cioran prfranais qui gnait, afinque chacun puisse juger sur pices, et non pas sur des citations tronques, ses engagements, y compris les

    plus affligeants, mais aussi ses contradictions, en les replaant dans leur contexte. Leur traduction a tconfie Alain Paruit, traducteur de nombreux crivains roumains (Mircea Eliade, Mihail Sebastian, etc.) et quiavait eu loccasion de travailler avec Cioran sur ses crits de jeunesse. propos de La transfiguration de laRoumanie, dont, suite louvrage critique dAlexandra Laignel-Lavastine, avaient t publis quelques extraitsdans la presse, Paruit dclare : Il faut replacer le livre dans le contexte dune poque de haines et de folie, otant dautres intellectuels, et pas seulement en Roumanie, ont succomb des dlires idologiques dextrmedroite comme dextrme gauche. Cet ouvrage est aussi trs important pour comprendre ce que Cioran estdevenu ensuite, son rejet de toute idologie, son scepticisme, sa volont de ne plus tre complice de quoi quece soit.

    Conclusion

    La lecture de cet imprcateur universel doit se faire doses homopathiques. ctoyer tant de noirceur, lespritsuffoque et rend les armes. Lui-mme tait le premier en convenir : Au-del dun quart dheure, crit-il dans

    Aveux et anathmes, on ne peut assister sans impatience au dsespoir dun autre. Son uvre ninspire pas,

    tant sen faut, une franche gaiet, c'est un champ de mines sur lequel on ne saurait saventurer, encore moinssjourner impunment. Pour dsespre, hante par la mort, la folie et la dbche de toutes les valeurs quellesoit, il nen demeure pas moins quen ces temps doptimisme obligatoire, de bonheur sous camisole chimiqueet/ou mdiatique, de festivit ininterrompue et de spectacles guichets ferms et pour peu que juge avecindulgence ses outrances et ses embardes liminaires , cette uvre possde, et ce n'est pas l le moindre desmystres, des vertus galvanisantes. Combien de lecteurs de tout ge, de tout milieu social, de toute nationalitne se sont-ils pas enthousiasms, ne senthousiasment-ils pas en la dcouvrant ? Combien ny puisent-ils pasun rconfort moral, un affermissement contre l'adversit, la souffrance, la solitude et la mort ne serait-ce quepar lexemple qua donn son auteur en apprivoisant ses propres dmons, en conjurant le spectre de lennui, enrsistant aux accs de dsespoir et aux nuits blanches, en nabrgeant pas ses jours, comme il a si souvent ttent de le faire, en conjuguant libert, indpendance et oisivet ? Combien ne ladmirent-ils pas pour avoirhiss le dsuvrement et la dsinvolture la hauteur dun art de vivre ? Combien enfin ne saluent-ils pas en luile dsillusionniste, lempcheur de souffrir en rond qui a dnonc cet lan vers le pire quest lhistoire, et soncortge didals et dutopies mortifres ?

    Cioran uvra toute sa vie en autodidacte, simprgnant des mystiques du monde entier, explorant le champ de

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    lhistoire et de la th ologie dans lespoir de trouver soulagement un d sabusement existentiel. Dans Exercicesdadmiration , il avouera navoir jamais t attir par des esprits confins dans une seule forme de culture. Ne

    pas senraciner, nappartenir aucune communaut telle a t et telle est ma devise. Profession de foi dunsolitaire, dun ermite qui se positionne dlibrment au-dessus des poques, des frontires et desparticularismes, qui entend trouver sa voie lcart des chemins baliss, des roulements de tambour et desvrits contingentes. Son cheminement sapparente celui dun stocien qui, aux prises avec les grandsproblmes philosophiques et mtaphysiques (la mort de Dieu), choisit de se dtourner du tumulte du mondeafin de mieux pactiser avec le silence. Car certaines questions ne peuvent tre abordes que dans lerecueillement absolu. La douceur de vivre a disparu avec lavnement du bruit, avait-il relev. Le monde auraitd finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante sicles. Non seulement la parole tient

    distance la ralit mais le dluge dinformations, le foisonnement des images et des sons qui nous submergentvingt-quatre heures sur vingt-quatre, les incessantes sollicitations dont nous sommes lobjet, empchent volensnolens tout tte tte avec soi-mme, toute forme dintrospection ; la socit de masse est synonymedalination, elle aveugle et assourdit, ne laisse aucune latitude lexercice de la mditation, loisir suprme, dontlhomme perdra bientt jusquau souvenir. Comment sadonner la rverie, la spculation, la contemplation, la flnerie, comment garder lesprit clair quand le matraquage mdiatique et publicitaire obscurcit notreentendement, que le rythme du monde ne nous accorde aucun rpit, que chaque journe prend lallure dunecourse contre la montre ? Qui vise lataraxie ne peut que regretter la haute antiquit o ni les jours ni lesheures ntaient compts, ou la dialectique navait pas encore pris le pas sur la mythologie et la mcanique surle chant des cigales.

    Au plus intime de lui-mme, crit Cioran dans De linconvnient dtre n, lhomme aspire rejoindre lacondition quil avait avant la conscience. LHistoire nest que le dtour quil emprunte pour y parvenir. Cettecondition antrieure la conscience, c'est la pure inconscience de notre anctre hominien lpoque o ilntait pas emptr dans les rets de la raison ; tour tour proie et prdateur, matre et serviteur, acteur etspectateur, il vivait, alors que lhomme survit ; un pacte inconditionnel lunissait transcendance, un autre lacommunaut de ses semblables, ses fonctions majeures consistaient assurer sa subsistance, se reproduire, veiller sur sa progniture, transmettre le relais aux gnrations futures et, travers son existence, entretenaitla prennit et la vitalit de lespce. Son pouls battait au rythme de la nature, linstinct lunissait luniverssensible, ni le Temps ni la Science ni le Verbe navaient plant leurs griffes dans le monde des apparences ;action, jeu et sommeil, vie, mort et sexualit alternaient dans un espace indiffrenci, lcart du vice et de lavertu, du pire et du mieux.

    La nostalgie du paradis perdu est un thme rcurrent chez le roumain, dans ses livres comme dans sesentretiens, il fait frquemment allusion lge dordont on la arrach 10 ans rupture brutale pour linscrire

    au lyce de Sibiu-Hermannstadt, lenfance de rve quil a vcu en compagnie des siens dans les montagnesisoles des Carpates, ignorant des Babylones et des Lviathans modernes. Quand on a vcu la montagne, lereste vous semble dune mdiocrit sans nom. La nature, en ce quelle a de sauvage et dintemporel, exercerasur son psychisme une constante fascination ; les descriptions quil en donne sont teintes dun no-romantisme, pour ne pas dire dun pag