Cinq notes égyptiennes

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Cinq notes égyptiennes Les épithètes funéraires de Tell El Yahoudijeh W. Horbury s'est récemment interrogé sur le vocabulaire de quelques épitaphes juives en langue grecque de la petite bourgade égyptienne de Tell el Yahoudijeh-Léontopolis, Studies in early jewish epigraphy, edd. J. W. Van Henten et P. W. Van Der Horst, Leyde, 1994, 9-43 ; son article, intitulé "Jewish inscriptions and jewish literature in Egypt, with special reference to Ecclesiasticus", porte en particulier sur le vocabulaire des épitaphes métriques (0.1. 23-32), dans l'ordre, les stèles d'Abraham, Somoèlos, Dèmas, Jésus, Pappion et Rachèlis 1 . Son propos était d'y repérer les épithètes empruntées par la pratique épigraphique de ce village 2 aux "classiques" de la littérature juive d'expression grecque 3 . Des contacts sont évidents avec l'Ecclésiasté. Horbury en a trouvé quatre (la sophia de Dèmas et d'Abraham, la bonté d'Abraham et de ses enfants (agathoi), la pistis et la charis de Somoèlos 0.1. commentaire 22-26). Mais il s'est limité aux épitaphes en vers. Je veux donc insister, ici, sur la distinction à établir entre un vocabulaire d'emprunt attesté sur quelques épitaphes versifiées et un autre vocabulaire dévolu aux autres stèles 5 . 1 29, 30, 34, 36, 37, 39, dans W. Horbury et D. Noy, Jewish Inscriptions of Graeco-Roman Egypt, Cambridge, 1992. Tout au long de cet article, je renverrai à ce recueil. 20.1.9: "What light do Jewish inscriptions and literature in Egypt throw on one another ? (. . .) in Egypt as elsewhere most Jewish inscriptions are epitaphs, and epitaphs form the c1ass of inscriptions which stands c10sest to literature ; but in Egypt the resemblances between Jewish epitaphs and Jewish literature are even stronger than might have been expected. The literature is often epigraphic in theme, and the surviving epitaphs are unusually often of sorne literary pretension (. . .) comparison is therefore encouraged by shared place and time, and by contacts in style and subject-matter". 3 0.1. 10 : "The literature here in view for comparison with the inscriptions consists of books likely to have been translated or written in Ptolemaic and early Roman Egypt. These include, first and forernost, the LXX Pentateuch, followed by most of the Prophets and Hagiographa, III Maccabees, the Wisdom of Solomon and the greek Ecclesiasticus. These greek books are probably ail Ptolemaic, but for III Maccabees and Wisdom an early Roman date is also possible". Horbury fait remarquer ibid., à juste titre, que cette énumération ne recouvre que les textes qui ont survécu et que les juifs d'Egypte ont certainement lu d'autres oeuvres aujourd'hui disparues. 40.1. 26: "Nevertheless, Ecc1esiasticus often illuminates the background of the epitaphs (. .. )". 5 On ne peut faire cette distinction qu'à Tell el Yahoudijeh, seul site du delta à avoir produit autant de poèmes funéraires (sur l'inégale productivité des sites du delta en épitaphes versifiées, v. déjà E. Bernand, Inscriptions métriques, Paris, 1969, introd. 13-14). 73

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Cinq notes égyptiennes

Les épithètes funéraires de Tell El Yahoudijeh W. Horbury s'est récemment interrogé sur le vocabulaire de quelques

épitaphes juives en langue grecque de la petite bourgade égyptienne de Tell el Yahoudijeh-Léontopolis, Studies in early jewish epigraphy, edd. J. W. Van Henten et P. W. Van Der Horst, Leyde, 1994, 9-43 ; son article, intitulé "Jewish inscriptions and jewish literature in Egypt, with special reference to Ecclesiasticus", porte en particulier sur le vocabulaire des épitaphes métriques (0.1. 23-32), dans l'ordre, les stèles d'Abraham, Somoèlos, Dèmas, Jésus, Pappion et Rachèlis1.

Son propos était d'y repérer les épithètes empruntées par la pratique épigraphique de ce village2 aux "classiques" de la littérature juive d'expression grecque3. Des contacts sont évidents avec l'Ecclésiasté. Horbury en a trouvé quatre (la sophia de Dèmas et d'Abraham, la bonté d'Abraham et de ses enfants (agathoi), la pistis et la charis de Somoèlos 0.1. commentaire 22-26). Mais il s'est limité aux épitaphes en vers.

Je veux donc insister, ici, sur la distinction à établir entre un vocabulaire d'emprunt attesté sur quelques épitaphes versifiées et un autre vocabulaire dévolu aux autres stèles5.

1 N° 29, 30, 34, 36, 37, 39, dans W. Horbury et D. Noy, Jewish Inscriptions of Graeco-Roman Egypt, Cambridge, 1992. Tout au long de cet article, je renverrai à ce recueil. 20.1.9: "What light do Jewish inscriptions and literature in Egypt throw on one another ? (. . .) in Egypt as elsewhere most Jewish inscriptions are epitaphs, and epitaphs form the c1ass of inscriptions which stands c10sest to literature ; but in Egypt the resemblances between Jewish epitaphs and Jewish literature are even stronger than might have been expected. The literature is often epigraphic in theme, and the surviving epitaphs are unusually often of sorne literary pretension (. . .) comparison is therefore encouraged by shared place and time, and by contacts in style and subject-matter". 3 0.1. 10 : "The literature here in view for comparison with the inscriptions consists of books likely to have been translated or written in Ptolemaic and early Roman Egypt. These include, first and forernost, the LXX Pentateuch, followed by most of the Prophets and Hagiographa, III Maccabees, the Wisdom of Solomon and the greek Ecclesiasticus. These greek books are probably ail Ptolemaic, but for III Maccabees and Wisdom an early Roman date is also possible".

Horbury fait remarquer ibid., à juste titre, que cette énumération ne recouvre que les textes qui ont survécu et que les juifs d'Egypte ont certainement lu d'autres oeuvres aujourd'hui disparues. 40.1. 26: "Nevertheless, Ecc1esiasticus often illuminates the background of the epitaphs (. .. )". 5 On ne peut faire cette distinction qu'à Tell el Yahoudijeh, seul site du delta à avoir produit autant de poèmes funéraires (sur l'inégale productivité des sites du delta en épitaphes versifiées, v. déjà E. Bernand, Inscriptions métriques, Paris, 1969, introd. 13-14).

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Voici le bilan d'une recherche sur le recueil de Horbury et Noy6. J'ai disposé les épithètes en trois séries, selon qu'elles apparaissent

en vers (1), en prose (2)ou dans les deux modes d'expression (3) (en face de chacune figure le nombre de ses attestations). Mais j'ai éliminé les épithètes attachées à d'autres que les morts (parents des divers degrés)7 et les épithètes descriptives (qui caractérisent objectivement les carriè­res, évènements et accidents de la vies ou des traits physiques des indi­vidus). Je n'ai retenu que les épithètes qui impliquent une appréciation subjective et morale des morts par leurs survivants, car ce sont les seules qui révèlent l'état des mentalités. Ma liste est donc moins longue que celle de Horbury et Noy 0.1. 269-272.

agathos ainomoros aklèros aneuphrantos aristos atychès

alupos anegklètos kompsos kydalimos néos

1 Epithètes sur épitaphes en vers

1 ex dusménès 1 dusmoros 1 hagnotraphès 1 makaristotatos 1 panaristos 2 panôduros

sôphrôn

2 Epithètes sur épitaphes en prose

9 ex. 1 1 1

philadelphos philètos philogeitôn philoteknos

1 ex. 1 1 1 1 1 1

1 ex. 1 1 1

6 Sous les n° 29-104, leurs Jewish inscriptions groupent toutes les épitaphes sûrement ou probablement originaires de Tell el Yahoudijeh (stèles métriques = 29-40, provenances non assurées = 40, 61, 64-66,102-104). 7 Exemple austèros qui qualifie non le défunt, mais sa compagne (30, 3). S Exemple agérastos qui évoque les honneurs décernés au magistrat Abraham (39, 5).

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akmaios ateknos aôros chrestos pasiphilos

3 Epithètes attestées en vers et prose

vers 1 ex. 2 2 1 1

prose 1 ex. 4 27 41 31

Ces tableaux sont parlants, malgré la maigreur des effectifs enregistrés.

L'influence des sources juives traduites en grec reste limitée, pour l'instant, à quelques épitaphes métriques et ne s'est pas diffusée, appa­remment, aux épitaphes en prose. Les autres épithètes des stèles métriques, quand elles ne sont pas banales9, sont des raretés qui ne proviennent pas des sources littéraires juives et qu'on ne retrouve pas, non plus, sur les stèles en prose. Pour cette deuxième raison, il faut plutôt y voir les signes d'une recherche d'originalité simplement stylis­tique 10. Mais, sur ce point également, ne soyons pas abusés : les adjectifs rares et véritablement originaux sont quelques-uns, pas plusll.

Les rares épithètes attestées seulement en prose font l'éloge des qualités personnelles des défunts12 ou de leur sociabilité13. Elles suffisent à montrer que Tell el Yahoudijeh a privilégié les mêmes thèmes funéraires que le monde hellénico-égyptien qui l'entourait. Côté grec, on donnait la priorité aux épithètes laudatives (M. N. Tod, ABSA 46, 1951, 182-190), côté égyptien, aux vertus de convivialité familiale et de sociabilité villageoise (ZPE 23, 1976,225-227 et CE 67, fasc. 134, 1992, 329). Les deux tendances s'expriment ici, parallèlement.

Cinq épithètes apparaissent simultanément en vers et en prose, dont trois, aôros, chrestos et pasiphilos, sont massivement les plus attestées de toutes, mais presque exclusivement en prose. Si on examine la phra­séologie funéraire des communautés non juives de l'Egypte, on constate la prédominance des mêmes qualificatifs. A Kom Abou Billou, où l'ono­mastique est majoritairement indigène, la déploration sur la précocité des décès est tout aussi répétitive qu'à Tell el Yahoudijeh (54 exemples

9 Exemples aristos, atychès, sôphrôn. 10 Cf. la remarque d'E. Bernand 0.1. 209, à propos d'aklèros et d'aneuphrantos : "Comme dans d'autres épigrammes de Léontopolis, on constate un effort du poète pour renouveler le vocabulaire". 11 D'autres épithètes sont de simples emprunts sans originalité à l'épopée homérique (ainomoros, dusménès, dusmoros). 12Anegklètos, kompsos, kydalimos. 13Alupos, certainement utilisé au sens actif, "qui n'a causé aucun chagrin" (Lychnos n "65, 1995, 36-39), philadelphos, philètos, philogeitôn, philoteknos.

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d'aôros dans CE 67, 329), de même la célébration des vertus commu­nautaires (60 témoins de philoteknos et 18 de chrestos, ibid). Pasiphilos et alupos y sont bien attestés aussi, quoiqu'en nombre plus limité, et surtout, une impressionnante série de composés enphil(o)- occupe le bas du tableau 0.1. 329. Les milieux grecs païens d'Alexandrie partageaient le même vocabulaire: en 1976 <ZPE 23, 227), on dénombrait 15 aôroi et même aôrôtatoi, 62 chrestoi et 23 philoi des plus diverses espèces14.

La phraséologie funéraire de Tell el Yahoudijeh ne présente donc de particularités lexicales véritablement "juives" que sur une infime mino­rité d'épitaphes en vers. Sur les autres stèles s'est épanouie la phraséo­logie commune à toute l'Egypte gréco-romaine15.

A cette indistinction, il y a sans doute une raison : les colons juifs implantés à Tell el Yahoudijeh avaient mêmes occupations, cadres et modes de vie, dans leur petite bourgade rurale, que des voisins égyp­tiens, comme les paysans de Kom Abou Billou. Pour mener à bien leurs tâches quotidiennes et vivre ensemble, les uns et les autres devaient se partager quelques valeurs morales communes. Ces idéaux, fondés pour l'essentiel sur le besoin d'entraide collective, étaient d'une utilité telle­ment universelle qu'aucun particularisme théologique n'avait de motifs de s'opposer à leur célébration. Ils étaient acceptables par tous16.

CEMG 1630 Plusieurs étiquettes de momies révèlent des cas d'inhumations retar­

dées. A. Bataille les a évoqués dans ses Memnonia, 1952,222-225, suivi de J. Quaegebeur, PLB 19, 1978, 238 et M. Chauveau, BIFAO 91, 1991, 159. Déjà prouvée par les témoignages d'auteurs antiques {Bataille 222), cette pratique a été confirmée par l'archéologie (id. 223) et le papyrus Casati (id. 223) où des choachytes thébains rendent des cultes funéraires à des défunts n'ayant pas encore rejoint leurs tombes définitives.

Bataille et Quaegebeur citent l'étiquette d'une femme décédée le 25 Mésorè d'un an 1 et inhumée le 11 Pachôn d'un an 2, soit plus de

14 Philophilos, philoteknos, philoponos, philanthrôpos, philopaterl-patôr, philomèterl­mètor, philandros, philadelphos, pasiphilos. 15 On pourrait même dire, sans excès, commune à tout l'Orient hellènophone, car les épithètes évoquées aux pages précédentes apparaissent partout où l'on a inhumé en grec, comme le montrent les exemples de M. N. Tod 0.1. 16 Cette impression d'indistinction a été déjà ressentie. Horbury et Noy 0.1. introd. XVIII s'en font l'écho: "C .. ) the phraseology used in the epitaphs at the site was broadly similar ta that used elsewhere in Egypt. It is therefore impossible ta identify a non-Jewish element in the Leontopolis population on the bases of names or vocabulary". Un peu de statistique permet d'en mieux montrer le bien-fondé.

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8 mois et demi après (G. Mimer, BDT 1, 1913, n° 102 = SB l, 1195 = CEMG 109).

Quaegebeur y ajoute l'inscription démotique d'un linge funéraire, qui révèle un intervalle de 140 jours (ibid. note 52), Chauveau, deux étiquettes, Louvre inv. AF 12049 (16 décembre 97-5 juillet 98 = plus de 6 mois et demi) et Fouad 5 (13 février-23 octobre 191 = presque 8 mois et demi).

Il y a aussi des présomptions d'inhumations retardées sur les étiquettes Louvre inv. AF 10076 et CEMG 1914, que Chauveau signale ibid. note 15.

Je crois qu'il faut ajouter CEMG 1630 à l'ensemble. Cette étiquette a été initialement publiée par D. Mueller, JEA 59, 1973, 177-178 et planche XLII (texte amendé dans CE 98, 1974, 396). En voici la traduction :

"Hermiysis fils de Kollouthos, courage. (un blanc)

Kollouthos à Kallistos. Quand la momie de mon garçon t'aura rejoint, garde-la jusqu'à ce que je te rejoigne"17.

La situation est claire : un père expédie la momie de son fils à un tiers. À son sujet, D. Mueller écrit ceci: "Kallistos could be a relative in the home town where the burial was to take place ; or merely a nekrotaphos employed at the necropolis for which the mummy was destined. In either case, the cemetery would have to lie a certain distance away, as Kollouthos apparently expects sorne time to elapse between the delivery of the body and his own arrivaI. Altematively, Kallistos could be a shipping agent or boat captain (. .. ). In that case, his instructions wereto await the arrivaI of Kollouthos before proceeding with the transport".

Il ne me paraît pas vraisemblable que Kallistos ait été nécrotaphe. Dans les nécropoles égyptiennes, il serait surprenant de rencontrer un Hellène, si D. Mueller a vu juste en le croyant tel ("His name certainly suggests Greek rather than Egyptian extraction"). En effet, partout où apparaissent des noms d'employés funéraires, nécrotaphes ou entaphias­tes, nous sommes au coeur de l'onomastique égyptienne 18. De plus, les textes juxtaposent toujours leurs noms et leurs titres ("X, nécrotaphe"19), ce qui n'est pas le cas ici, et ont parfois la forme d'ordres de livraison ("livre A à X, nécrotaphe")20, ce qui n'est pas, non plus, le cas ici.

17 Je reproduis en traduction ("rejoindre") la répétition du verbe grec (paragénesthai). 18 Ceux qu'on connaît se nomment Panéchatès (CEMG 2022, 2051-2052, 2054), Panisas (2034), Pouartis et Pouerséous (2023), Sékès (2035) ! 19 CEMG 2022-2023, 2034-2035, 2051-2052, 2054. 20 CEMG 2022, 2025, 2054, 2113.

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Le buste d'Hérakleidès de Gerrha au musée de Port-Saïd Publié par N. Hussein et J.-Y. Carrez-Maratray, CR/PEL 18, 1996,

205-212 et p1l. 8-9, ce buste avait été recueilli par des pêcheurs au large de Péluse, en 1993. C'est pourquoi on le suppose originaire de la nécropole immergée de l'antique Gerrha (aujourd'hui Mohamedia) à 12 km à l'est de Péluse et 40 à l'ouest du Mont Kasios (aujourd'hui EI­Guels).

Ses éditeurs ont fait valoir que son style et la forme des lettres de son inscription (quatre courtes lignes de grec incisées sur le torse) l'assignent à l'époque d'Auguste et le rattachent à la plus pure tradition du portrait romain.

Hérakleidès était certainement un notable local de quelque impor­tance, puisque sa tête est diadèmée.

Si les éditeurs ont eu raison de rattacher sa commémoration aux troubles engendrés dans le secteur de Gerrha par la fin des Lagides et l'instauration du pouvoir romain (Restauration de Ptolémée Aulète par les troupes romaines de Syrie en 55 avant J.-C., assassinat de Pompée non loin de là en 48, prise de Péluse par les troupes romaines de Syrie pendant la campagne de 31-30), on est en droit de préférer une autre traduction que la leur, pour les deux épithètes qui qualifient Hérakleidès, chrestos et alupos.

Ceux-ci ont traduit "Hérakleidès excellent et exempt de chagrin". Mais chrestos évoque un idéal précis de sociabilité et d'entraide, que l'épigra­phie funéraire a souvent célébré dans l'Egypte gréco-romaine (ZPE 23, 1976, 227-230 et CE 67, 1992, 330-331). J'en trouve la meilleure définition sous la plume de M. N. Tod, ABSA 46, 1951, 186 et note 17 : "chrestos (. .. ) may denote goodness in action, goodness wich finds an outlet in the service ofthose in the home or the community, helpfulness". Tod rappelle, à ce propos, que Stobée, Ecl. II, 108, voyait dans la chrestotès "une compétence à réaliser le bien" (épistèmè eupoiètikè) et qu'Hésychius glosait chrestos par chrèsimos (éd. M. Schmidt IVIl, 1862, 297). Etre chrestos, c'était être "serviable" (cf. le dictionnaire Bailly S.v. II). Quant à alupos, doté des sens actif et passif ("qui n'a provo­qué/subi aucune peine"), Tod, 0.1. 187, lui accorde le sens actif dans les proses funéraires: "1 feel convinced C .. ) that in prose epitaphs the word is to be taken in its active sense C .. ). Thus in the constantly recurrent alupos of the epitaphs we have no mere record of the untroubled lives led by those commemorated, but the assertion of a positive virtue, albeit expressed in a negative form, the claim that they had passed through life without causing pain or griefto those around them".

Ce sont ces qualités, serviabilité, souci d'épargner de la souffrance aux autres, que les gens de Gerrha ont vraisemblablement préféré célébrer chez Hérakleidès. Dans le contexte troublé 06 ils vivaient, ils devaient y être plus sensibles qu'à son "excellence" et à l'absence de peine durant sa vie ! En le décrivant serviable et sensible au malheur d'autrui, on relie le texte plus étroitement au temps et au lieu qui l'ont

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vu naatre, ainsi qu'à une tradition phraséologique amplement attestée dans l'Egypte gréco-romaine.

Le graffite de Tbéodotos Théodotos, juif, fils de Dorion, n'est plus connu de nous que par la

trace écrite qu'il a laissée au Paneion d'EI-Kanaas, dans le désert oriental égyptien, entre Edfou et Mer Rouge. Par ce graffite, il "loue Dieu"21 de l'avoir protégé.

Depuis l'édition de Letronne, ce texte a fait l'objet de nombreuses publications et commentaires, dont on trouve la bibliographie dans A. Bernand, Le Paneion d'El-Kanaas, 1972, 105-109 nO 42, planches 37/1-38/2 et W. Horbury-D. Noy, Jewish inscriptions of graeco-roman Egypt, 1992, 207-209 n° 121.

Quel danger la divinité invoquée lui a-t-elle épargné? Théodotos se dit sô,theis ek pel(ag)ous22. On peut comprendre "sauvé de la mer" ou "revenu sain et

sauf de la mer", c'est-à-dire depuis la mer. M. Guarducci, Epigrafia greca III, 1975,206, qui a choisi la première

interprétation, traduit "scampato al mare" et commente "(. .. ) apprendiamo che il suo autore si era salvato da un naufragio". A. Bernand, 0.1. 109, reste évasif: "(. .. ) le personnage est revenu sain et sauf après un voyage dangereux (. .. ) Reste à définir le péril ici mentionné. (. . .) Les périls de la Mer Rouge sont en effet évoqués dans d'autres textes d'EI-Kanaïs". Cette dernière phrase donne à supposer qu'il penche avec hésitation vers le risque de naufrage.

W. Dittenberger 0.1. 126 a préféré, apparemment, la seconde interprétation : "(.,.) nihil nisi felicem reditum ex loco aliquo indicari". Comme Théodotos a rendu gréce au dieu dans le Paneion, il n'est pas invraisemblable qu'il ait voulu inclure, dans son action de grâce, la protection qui lui avait été accordée en sus de la Mer Rouge, sur les quelque 180 km d'ouadi qui séparent la cite du Paneion. En effet, les voyageurs antiques couraient de gros risques entre Mer Rouge et Paneion : ils devaient y passer par un véritable lacis d'ouadi semés d'embûches (Kentron 11/1, 1995, 52 et notes 9-12)23, avant d'arriver au

21 Lequel ? Résumé des interprétations diverses du mot theos (Pan ? Jéhovah ?) dans Horbury-Noy 0.1.208. 22 Restitution de W. Dittenberger, OGIS I, 1903, 125-126 n° 74 (Admise par tous depuis). 23 La description de ce secteur par A. Bernand 0.1. introd. XIX-XXI traduit exactement le sentiment de terreur panique que peut susciter le désert absolu: "Pour comprendre pourquoi le dieu Amon, assimilé plus tard au dieu Pan, prit possession de cette colline où on lui creusa un temple, il n'est que de se placer par la pensée dans les conditions du voyageur antique (...). Il faut encore repeupler ces solitudes des loups, aujourd'hui assez

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Paneion à partir duquel la vallée du Nil était rapidement accessible, par une route plus simple à suivre, et la sécurité enfin en vue (J. Bingen, CE 48, 1973, 196).

Cette interprétation s'accorde mieux à ce que nous savons de Pan, dieu de la route et de la montagne aride.

Sur la "Zographia" d'un jardin coptite Quelque texte antique qu'on allègue, on ne voit pas que zôgraphein

ait jamais signifié autre chose que "peindre". De même, on traduit zôgraphos et zôgraphia par "peintre" et "peinture". L'antiquité déjà nous garantissait le sens, dans l'apostrophe ironique d'Ant. Pal. XI, 433 sur les limites de l'art : "Peintre (zôgraphé), tu ne sais dérober que les formes! (morphas)". Du vieux Thesaurus aux plus récents, tous les dictionnaires ont retenu ce sens et la langue contemporaine l'a conservé, témoin, parmi d'autres, le Nouveau dictionnaire grec moderne-français de Th. Rosgovas, éd. 1989, 239.

En Égypte où la peinture sur pierre ou bois est une tradition de toujours, il n'est pas étonnant de retrouver ces mots employés dans leur sens traditionnel. Dès les premiers déchiffrements d'inscriptions grecques du pays, Letronne avait souligné cette continuité: "[zôgraphial exprime l'opération par laquelle on terminait la décoration des temples égyptiens, celle de peindre les sculptures, c'est-à-d'étendre sur toutes les figures ces couleurs variées et vives dont l'éclat s'est conservé à travers les siècles" (cité par E. Bernand, Recueil des inscriptions grecques du Fayoum !, 1975,98).

Une inscription d'Esnah-Latopolis (A. Bernand, De Thèbes à Syène, 1989, 29-32 n° 13), qui évoquait les décorateurs d'une colonne dans un temple aujourd'hui disparu, nous en apporte une autre confirmation : "Au dieu Ammon, Néôtéros, fils de Horion, lui-même fils de Pétronios, et Harpokras, fils de Tithoès, ont fait la sculpture (glyphè) et la peinture (zôgraphia) de la colonne (stylos), par piété, pour le bien, l'an dix

rares, et des hyiines qui, de nos jours, viennent seulement hanter, à de rares intervalles, la lisiiire du désert (...). Aujourd'hui encore, c'est quand surgit au loin, à la prime aube, un troupeau de gazelles sauvages, qu'on comprend combien ces lieux sont hostiles à la vie et à la grâce. C.') Ni les hommes ni les bêtes ne semblent à leur place dans ce milieu hostile (...) alors on comprendra que l'homme ait imaginé un dieu bienfaisant, protecteur des voyageurs, calmant leurs terreurs par le son de sa flûte, dieu de la virilité et de la vitalité dans ce paysage de mort; alors on admettra qu'il fallait bien inventer Pan. C.') Si Pan avait la réputation de causer la panique (Panikon deima), l'évanouissement et la prostration, ces phénomènes caractérisent précisément le comportement des hommes et des animaux dans le désert, soit que les uns soient écrasés par le soleil, soit que les autres prennent soudainement peur, notamment à cause de la présence d'animaux sauvages".

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d'Antonin notre seigneur (. .. ) (trad. A. Bernand 31). L'ordre des mots y suit l'ordre des travaux. Les zôgraphoi interviennent en dernier, place attendue des peintres24.

R. S. Bagnall vient d'apporter une moisson de témoignages non­égyptiens qui confirment le sens universellement attribué à zôgraphein (CE 71, 1996, 150 et notes 19-22) : une inscription à Bérénice de Cyrénaïque (Suppl. à Libya antiqua 5, 1977, 245-247 n° 18), une chambre funéraire à Sidon (CIG IV, 9153), une église d'Argolide (Travaux et mémoires 9, 1985, 311 n° 54), une église près de Lecce (Rend. Linc. 8e série 37, 1983, 55-58), une chapelle à Desphinè (Cahiers de la Société Archéologique Chrétienne, Athènes, 4e série 3, 1962-1963, 176-177). Ces témoignages révèlent une remarquable permanence du formulaire et les trois derniers, d'époque médiévale (années 1244 à 1332), font le lien avec la langue moderne. Dans tous ces cas, zôgraphein, à l'aoriste, suit un verbe qui évoque des travaux antérieurs à la peinture, celui des plâtriers (koniazein à Sidon), des maçons (anoikodomein près de Lecce), ou de reconstructeurs plus malaisés à définir, en Argolide (anaktizein) et à Desphinè (anakainoun). Mais que, partout, zôgraphein ait désigné des travaux de peinture paraît assuré, en général par la place du verbe à la fin des énumérations et en particulier par la chambre de Sidon qui portait encore lors de sa découverte les peintures murales désignées par son inscription (CIG ad loe. : "In ejus parietibus pavimento candido inductis et figurae variae rubrica pictae visuntur et titulus").

Pour être exhaustif, il faut ajouter qu'on lit exceptionnellement anazôgraphein sur l'inscription d'Argolide. Si l'on suit le Liddell-Scott ("paint completely"s.v.), on supposera que les peintres y ont "mené à terme" leur travail,mais on ne peut pas exclure qu'ils y aient "restauré" d'anciennes fresques. En effet, déjà à l'époque hellénistique, E. Mayser, Grammatik 1/3, 1935, 207, signale des "Verbalcomposita" en ana- qui marquent la répétition de l'action: sur P. Hal. l, 175, anapoiein décrit la "réfection" de cantonnements (stathmoi) et Mayser traduit "wieder herrichten, renovieren".

Dès lors, on est surpris de cette remarque d'A. Bernand, De Thèbes à Syène, 1989, 32 : "A Koptos (Les portes du désert n° 86-87) nous avons rencontré le verbe ( ... ) avec le sens de "orner" semble-t-il".

De l'instigateur de ces deux stèles, le beneficiarius Marcus Aurelius Apollonius, le n° 86 nous dit, 11. 9-10, "ton kêpon ek théméliou anôikodomêsen kai ezôgraphêsen syn tois phytois" (trad. A. Bernand : "( ... ) a refait le jardin depuis le fond et l'a orné de ses arbres").

24 Deux membres de l'expédition française d'Egypte, Devilliers et Jollois, ont pu voir encore les peintures de ce sanctuaire (Description de l'Egypte, Antiq. Descr. l, 1809, 14).

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Aux arguments que j'ai déjà avancés en faveur d'un jardin mural, "peint" dans la tradition égyptienne (CE, 69, 1994, 147-151), je souhaite en ajouter d'autres.

A. Bernand n'a pu tirer sa traduction que du Liddell-Scott, qui est seul à attribuer le sens de "adorn" au verbe zôgraphein avec pour exemples ces deux stèles. Mais deux détails poussent à douter : le Liddell-Scott ne fait sa proposition qu'en fin de notice, après avoir donné le sens universel du verbe (1 "paint from life" II "adorn with paint") ; ensuite, il cite ces stèles d'après rAPF II, 1903,449. Or, à cette page de l'Archiv (sous les nOS 85-85 (a», Seymour de Ricci a seulement reproduit les documents sans traduction ni commentaire, dans le cadre d'un "bulletin épigraphique de l'Egypte romaine" qu'il donnait à cette revue. Il n'y a fait aucune remarque sur le passage en question et n'a exprimé aucune réserve sur l'interprétation des premiers éditeurs, A. J. Reinach et R. Weill, ASAE 12, 1912, 23 note 2, qui avaient écrit : "Il s'agit apparemment d'une cour ou salle (. .. ) des plantes étaient sculptées ou peintes formant au dieu un jardin impérissable comme lui (on pense à celui de Thotmès III à Karnak)". La démarche des auteurs du Liddell­Scott demeure donc à ce jour sans parallèle.

L'interprétation Bernand de zôgraphein n'est pas le seul point gênant. Oikodomein "construire" s'applique à des bâtis, des structures architecturales. Bagnall le souligne 0.1. 150, à propos de la liste citée plus haut ("closely tied to buildings"). Si l'on veut à tout prix voir un jardin réel ici, on ne peut s'en tirer que par l'hypothèse de terrasses, édifiées par étagements successifs, avec appareils élévateurs d'eau jusqu'aux niveaux les plus élevés. Mais, si les maçons ont édifié des murs de soutènement par paliers, que faire d'ek théméliou ? Nulle part à ma connaissance, on n'utilise le mot pour qualifier le niveau le plus bas d'une série de terrasses. Il désigne toujours des fondations d'édifices25. Et il est doublement significatif que Bernand ait commenté sa gêne 0.1. 24326 et qu'il ait, en même temps, proposé une traduction ("depuis le fond") qui ne corresponde pas à son commentaire. J'ai déjà évoqué CE 69, 150 l'impossibilité d'accepter son interprétation. En effet, un vrai jardin en ville serait peu probable, si l'on en croit les statistiques de G. Husson, Oikia, 1983, 149-150, et de M. Carroll-Spillecke, KEPOS, der antike griechische Garten, 1989, 49-60, et aucune publication nouvelle

25 Le Thesaurus me paraît le plus précis dans la définition des thémélia, en soulignant qu'ils désignent les parties basses d'un édifice qui sont recouvertes par la maçonnerie superposée: "imo loco C.') ut cetera strues passit eis superstrui".

Le mot ne peut convenir au niveau bas d'un jardin disposé en terrasses pas plus qu'aux murets qui soutiennent celles-ci: ce sont des parties découvertes. 26 "L'expression Coo) peut surprendre, employée au sujet d'un jardin. On la trouve surtout utilisée quand il s'agit de bâtiments que l'on reconstruit depuis les fondations. Mais il peut s'agir d'un jardin construit en terrasses ou protégé par des murs ou des digues. L'expression peut également s'appliquer à des travaux de terrassement".

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n'a apporté la contradiction27. On peut certes objecter que G. Husson évoque des jardins en relation avec des maisons d'habitation; or, le kêpos d'Apollonius était en relation avec la salle de culte d'!. Portes 87 (11. 3-4 : "ton naon oiko[domêsen kail ezôgraphêsen". Cette objection ne me paraît pas fondée: la nature de l'édifice en relation avec le jardin n'a ici aucune importance: qu'il fût lié à une maison ou à un naos, un jardin urbain était, dans les deux cas, installé dans un complexe en suréléva­tion où l'eau de la crue ne pouvait arriver que par un système élévateur.

La localisation la plus probable d'un vrai jardin demeure la plaine. Mais alors, s'il était étagé en terrasses, on attendrait des compléments qui désignent ces étagements, ainsi teichos "mur", surtout chôma "terrassement"28, à la place de kêpon. D'autre part, si Apollonius avait

27 Un seul témoin oxyrhynchite pourrait prêter à discussion sur sa localisation, le P. Oxy, 3366 (c) (ed. princ. P. J. Parsons, P. coll. Youtie II, 66).

Ce texte contient la pétition d'un dèmosios grammatikos (c, 53) qui demande au pouvoir impérial de lui accorder un kêpos susceptible de subvenir à ses besoins et de lui donner du temps libre pour ses tâches de pédagogue. En voici les passages importants dans leur traduction anglaise; "your deified ancestors C.') fixed, in proportion to the size of the cities, a number, of public grammatici C . .). l find myself compelled to bring this supplication to your feet, most divine Emperors C .. ) that your supreme Genius should order that there should be given to me an orchard in the city, within (the ?) walls, known as the Garden (paradisos) of Dictynus (?), along with the plants (trees) there, and the water for irrigation, an orchard which brings in 600 atticae on lease, so that 1 may have from this source what satisfies my needs and so be able to have ample time for teaching the children C)".

Le dernier commentateur de ce papyrus, Bagnall148, l'utilise pour affirmer; "(. . .) even city gardens, although,not perhaps common, did exist". Peut-on tirer cette conclusion générale du P. Oxy. 3366? La brève description que donne du jardin le pétitionnaire est peu précise, bien que son souci de le décrire implique qu'il ait eu un caractère exceptionnel. Il était situé "à l'intérieur de murs" (endon teichôn 1. 63), interprété tantôt "à l'intérieur des murs d'Oxyrhynchos", tantôt "entouré de murs (s. ent. de cloture)". Parsons a hésité ("within (the ?) walls"). S'il était à l'intérieur de l'enceinte urbaine, le rédacteur aurait mis plutôt un article défini devant teichôn, "les" murailles de la ville étant connues de tous ses habitants. L'absence d'article me pousse à privilégier l'hypothèse d'une cloture de pierre, précision qui donnerait à penser que les jardins n'étaient pas tous enfermés dans des barrières. Le grammatikos, d'autre part, le définit comme un "kêpos tês poleôs" (1. 63). Parsons traduit "an orchard in the city", mais, pour le localiser, le pétitionnaire aurait plutôt employé en et le datif; le génitif ne situe pas les choses dans l'espace et renvoie à d'autres types de relations. Serait-il hérétique d'y voir "un jardin de la ville", appartenant à la cité? C'était un jardin hors norme de toute manière, puisqu'il rapportait 2 400 drachmes par an ("Bagnall ibid. ; "This was, to he sure, a valuable property (. . .) and one would not wish to suggest that such things were common place".

Est-ce aussi ce P. Oxy. 3366 qui est à l'origine d'une plaisante contradiction de Bagnall ibid., à deux lignes d'intervalle ? ; "(...) none is certainly urban (...) euidence for gardens inside the cities of Roman Egypt is very limited". On ne peut affirmer que les témoignages urbains sont peu nombreux, après avoir dit qu'il n'yen a aucun de sûr. 28 Un texte nous donne toutes les indications souhaitables sur le vocabulaire que les Grecs appliquaient aux terrassements des Egyptiens. C'est Hérodote II, 137-138, dans les séquences suivantes (trad. Ph. E. Legrand; "L') ainsi les villes furent encore rehaussées (. .. ) des terrassements y avaient été faits une première fois (...) et leur niveau devint très

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"planté" un véritable jardin (en plaine ou en ville), n'aurait-il pas employé un autre verbe? On pense aussitôt à phyteuein qui apparaît dans Hérodote, II, 138, pour un terrain consacré, justement.

Tous les commentateurs de la stèle admettent que ce jardin était en relation, spatiale et fonctionnelle, avec le naos. Or, c'est alsos, et non kêpos, qui désigne les terrains en relation avec les lieux de culte. Ces terrains consacrés pouvaient être plantés d'arbres ou de végétations diverses; c'est le cas dans Hérodote II, 138, qui évoque un bois cultuel à Boubastis, autour d'un temple, et planté "de grands arbres" (alsos ( ... ) pephyteumenon (. ... ) peri nêon). Mais des végétations n'étaient pas néces­saires pour qu'il y eût alsos ; la preuve en est donnée par une scholie à Pindare 01. 3, 31 : "personne ne s'opposerait ici à Pindare alors qu'il nomme alsos un lieu encore non planté (eti aphyteuton chôrion) ; en effet, on nommait alsos tout lieu consacré, même s'il était sans végétation (psilon)"29. Il serait donc bien étonnant qu'en consacrant un vrai jardin, près d'un naos30, à une divinité, Apollonius ait contrevenu à l'usage ancien et constant de la langue qu'il a utilisée.

élevé (...) mais celle où se firent les terrassements les plus considérables est la ville de Boubastis C.') le sol de la ville ayant été exhaussé par des terrassements". Le résultat des travaux est désigné par le mot chôma et le verbe qui lui correspond. 29 V. aussi le Liddell-Scott s.v. : "( .. .) any hallowed precinct, even without trees" (ex. de ces terrains sans arbres dans Il. II 506, Strabon VII, 307 et IX, 412). 30 L'hypothèse d'un vrai jardin dans la plaine coptite soulève deux autres difficultés annexes: s'il est vrai qu'en Egypte (comme d'ailleurs en Grèce) tout lieu de culte pouvait être flanqué d'un terrain planté de végétations, dans le cas d'Apollonius, un parc, même de petites dimensions, paraît peu probable : celui-ci exerçait la modeste fonction de beneficiarius, que Preisigke, Fachworter, 1915, 39 s.v., traduit "Ordonnanz" (d'après L Mitteis Chrest. 91, 10 et rem.) et que Bernand 243 glose ainsi: "( .. .) un sous-officier détaché de son corps pour être attaché à la personne d'un chef ou affecté à quelque mission particulière" ; Apollonius était donc assez bas dans la hiérarchie militaire et sociale. II serait saugrenu également de comparer son naos aux grands sanctuaires connus de nous, tels qu'ils sont reconstitués par S. Aufrère, J.-Cl. Golvin, J.-Cl. Goyon, L'Egypte restituée 1 : sites et temples de Haute-Egypte, 1991, 222-261 passim. D'autre part, la plaine coptite présentait la particularité d'être recouverte, en période d'inondation, par les eaux du Nil ; c'était une plaine basse et, pour maintenir des communications entre la ville et le reste du pays, les anciens Egyptiens avaient dû surélever les chemins de campagne autour de la cité. Spécialistes des ponts et chaussées et donc particulièrement sensibles à l'aspect géologique des problèmes, Jollois et Devilliers, Notice sur les ruines de Qeft et de Qous, Description de l'Egypte, Antiq. Descr. 2, 1818,63-69, constatent qu'à leur époque encore "les eaux de l'inondation arrivent dans la plaine de Coptos" et ils ajoutent : "En longeant au sud-sud-est la butte de décombres où se trouvent les ruines dont nous avons parlé, on aperçoit une belle chaussée qui, traversant perpendiculairement la plaine, va aboutir au pied de la chaîne arabique. Cette chaussée avait sans doute le double but de faciliter, dans le temps de l'inondation, la traversée de la plaine, pour arriver à la route de Coptos à Bérénice, et de retenir sur le sol les eaux du fleuve pour l'arrosement des terres". On ne peut pas supposer qu'un vrai jardin juxtaposé à un naos ait été disposé dans cette plaine basse, car ce serait admettre 1- un jardin noyé sous les eaux pendant la crue, 2- un naos également envahi par l'inondation périodique. On ne peut les imaginer côte-à-côte qu'en légère surélévation au moins, le naos étant protégé d'une invasion des eaux.

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Que kêpos et phyta aient été employés en un sens non-littéral sur la stèle 86 ne fait aucun problème. Le même mot peut toujours désigner à la fois une réalité et sa représentation. Ainsi stephanos et rhodos ont-ils servi à décrire la couronne de roses peinte par Zeuxis sur le tableau de l"Amour enfant", dans le temple athénien d'Aphrodite (Aristophane Ach. 992 et scholie ad Zoe.), de même qu'en français, le mot "jardin" désigne simultanément les vraies végétations (jardins de Chambord ou Versailles) et leurs substituts picturaux (jardins de Monet ou Pissarro)31. La construction est contractée dans la première moitié de la phrase : mot à mot "a reconstruit et peint le jardin". Pour éviter une traduction à la limite du charabia, on est obligé de développer la séquence, en ajoutant à l'un des verbes un complément d'objet direct qui lui convienne en propre et rende compte de la vraie nature du seul complément direct exprimé. J'ai proposé (CE 69, 151) "a reconstruit (le mur) et (y) a peint le jardin, avec ses végétations"32. En retenant la partie pour le tout, Apollonius a pratiqué une variante de la métonymie, la synecdoque33. Figure de style qui pose toujours un problème au traducteur par la violente contraction de l'expression qu'elle provoque, elle était un procédé fréquent, même dans les proses les plus banales latines34 et grecques. L'Ausführliche Grammatik de Kühner-Gerth II/l, 1966, 12 n' 5, en énumère beaucoup35 : ainsi machè "bataille" psèphos "vote", pour "le lieu où l'on se bat", "l'endroit où l'on vote" lachana "légumes", pour le "marché aux légumes"36.

31 Pétrone s'est amusé à jouer de cette bivalence constante. Au ch. 72 du Satiricon, un portrait mural de chien fait aussi peur qu'un chien réel ! 32 Délibérément, je laisse de côté une question qui restera à jamais sans réponse, celle de la nature des phyta dans· ce passage. Par Platon, Timée 60 (a), nous savons que les Grecs incluaient sous ce vocable tout ce qui pousse et vient du sol (ta ek gês). Le terme englobe donc toute espèce de végétation, arbres, herbes et plantes diverses, et, dans le cas des arbres, les arbres fruitiers au même titre que les autres. Le mot ne nous permet donc pas de préciser l'aspect d'un kêpos ou d'un alsos, il est trop général. Tout aussi oiseuses dès lors me paraissent les remarques de Bagnall sur les phyta du kêpos désigné dans P. Oxy. 47, 3366, 63-64. Parsons a traduit "plants (trees)" et Bagnall 151 veut y voir presque certainement des arbres fruitiers ("C .. ) almost certainly refers mainly to (fruit) trees"). Quand le grec voulait préciser le type de végétation que désignait phyton, il le faisait déterminer par un complément au génitif qui indiquait l'espèce (exemples dans le Thesaurus déjà). 33 Dumarsais Trop. Il, 4 : "Dans la métonymie je prends un nom pour un autre, au lieu que dans la synecdoque je prends le plus pour le moins, ou le moins pour le plus". 34 Exemple dans E. Berger, Stylistique latine, 1942,292. 35 C'est certainement à cette figure de style que fait allusion le romancier contemporain Pierre Michon, quand il évoque "les foudroyantes ellipses des vieilles langues" dans ses Vies minuscules, éd. folio Gallimard, 1984, 109. Sous la plume de cet écrivain nourri de culture classique, la remarque doit avoir quelque rapport avec des souvenirs de versions latines ou grecques! 36 Depuis longtemps, je me demande si l'idée de détourner zôgraphein de son sens n'est pas venue à Bernand d'un idiotisme propre à notre langue, l'emploi du verbe "dessiner" au sens de "tracer le plan d'un jardin, d'un parc" (Un Français pense immédiatement, alors,

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Bernand a employé le verbe "refaire" et j'ai proposé "reconstruire", qui impliquent tous deux une remise en état. Nous l'avons vu plus haut, le préverbe ana- autorise à imaginer la répétition de l'action. Mais l. Portes 87, qui concerne le naos, ne porte que le simple oikodomein (1. 3). En attribuant son second sens (achèvement de l'action) au préverbe ana-, on peut imaginer qu'Apollonius ait "construit le naos" (n° 87) et "achevé la construction du jardin mural" (n° 86). Le naos devait naturellement passer avant le reste, car il était, à l'évidence, la pièce essentielle du dispositif cultuel. Mais Apollonius a pu souhaiter que la double inscription perpétuât son désir d'aller jusqu'au bout de sa dévotion37.

Bernard BOYAVAL Université de Lille III

aux parcs qu'a "dessinés" Le Nôtre). Comment expliquer, sinon, sa curieuse remarque 0.1. 243 : "La langue française, plus sensible à l'ordonnance générale des plantations, emploie le verbe "dessiner" en parlant de jardin ou de parc" ? Mais ce sens est-il transposable au verbe grec? Je n'en ai pas trouvé de témoignage. 37 Les précédents commentateurs semblent avoir fait deux synonymes du couple oikodomein-anoikodomein. Les choses sont peut-être plus nuancées qu'il n'y paraît de prime abord.

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