Cinq concepts proposés à la psychanalyse - edimark.fr · L’intérêt de François Jullien pour...

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LECTURE La Lettre du Psychiatre Vol. IX - n o 6 - novembre-décembre 2013 | 185 Cinq concepts proposés à la psychanalyse François Jullien. Éditions Grasset, 2012 D ans un livre déjà ancien, mais à mon sens toujours d’actualité, Jean-François Revel nous alertait sur les dangers du mélange des genres : “Certains philosophes – et certains psychana- lystes tourmentés par l’exigence philosophique – ont réussi à faire dire à Freud, forts de la confiance en soi que confèrent l’habitude de la spéculation et la fami- liarité de l’être, ce qu’on est bien forcé d’appeler exac- tement le contraire de ce que le Maître a toujours soutenu.” Sa diatribe s’adressait en priorité à Jacques Lacan, “victime du coup de bambou heideggerien” et dont “la manière de s’exprimer […] paraît recouvrir un tissu de clichés pseudo-phénoménologiques, un ramassis de tout ce qu’il y a de plus éculé dans la verbosité existentialiste” (1). La réplique ne se fit pas attendre : on lui rapporta que, au cours de l’un de ses séminaires, Jacques Lacan jeta son livre à terre et le piétina en s’écriant que son contenu était celui d’une poubelle (2). Autres temps, autres mœurs : François Jullien n’a pas à craindre pareille réaction vis-à-vis de son travail. Tout en reconnaissant l’impossibilité de penser sans prendre de risques, il prend ses distances avec la façon dont Jacques Lacan a utilisé sa propre lecture des textes chinois et il avance prudemment – j’oserais dire “de biais” –, en précisant d’emblée qu’“il élabore conceptuellement des cohérences tirées de la pensée chinoise pour les poser devant la psychanalyse afin qu’elle s’y réfléchisse”. Aux psychanalystes, donc, de dire si, en fin de compte, ils s’y reconnaissent. L’intérêt de François Jullien pour la psychanalyse n’est pas récent, puisqu’en 2003 déjà il avait engagé, au cours de 2 journées de travail, un dialogue avec des psychanalystes autour du problème posé par l’expor- tation de la psychanalyse en Chine et, en particulier, par la question du concept central d’inconscient (3). Afin d’introduire à la lecture des Cinq concepts proposés à la psychanalyse, il convient de (re) préciser l’“usage” que François Jullien fait de la Chine. Son détour par la Chine n’a été motivé ni par la fascination pour sa culture, ni par la recherche d’un ailleurs exotique venant combler l’insatisfac- tion et le manque liés à la condition occidentale. Il s’agissait pour lui de trouver un ailleurs de la pensée, une hétérotopie lui offrant un point d’appui pour revenir interroger la philosophie occidentale dans son impensé, c’est-à-dire ce à partir de quoi elle pense mais qu’elle ne pense pas. L’objectif n’était donc pas de comparer 2 modes de pensée, mais de repérer leurs écarts et de les faire travailler. C’est ce qu’il se propose de faire avec les concepts psychanalytiques dans cet ouvrage. Il invite donc la psychanalyse à se demander “si les conceptions qu’elle avance ouvertement concernant tout sujet […] ne valent pas plus particulièrement, restric- tivement, pour le sujet culturel européen” et “si son discours est pleinement en mesure de rendre compte […] de ce qui se joue dans la cure et qui fait sa pratique”. Dans le chapitre consacré à la disponibilité, il prolonge et enrichit la règle de l’attention flottante proposée par Freud en rappelant qu’“avancer une idée, c’est déjà laisser les autres dans l’ombre”. L’allusivité sera ensuite rapprochée de cette autre règle qui exige du patient en cure qu’il dise tout ce qui lui passe par la tête, même si cela lui paraît sans importance ou lui est désagréable. Il propose de distinguer l’allégorique, qui “implique un dédou- blement”, de l’allusif, qui “relève d’une logique du détour”. L’allusivité serait en outre le langage du symptôme en tant que “façon prudente et straté- gique de s’écarter de l’objet du désir censuré”, et également celui du rêve. En abordant dans le chapitre suivant le biais, l’oblique et l’influence, il s’appuie sur une perspective stra- tégique qui veut que “la rencontre s’opère de face, mais la victoire s’obtient de biais”. Il ne s’agit plus de persuader, d’entraîner la conviction, d’instruire, d’enseigner ou de démontrer mais de “débloquer ce qu’on ne sait pas qui bloque”, la valeur du propos étant dans “le décontenancement et décoincement qu’il opère”. Le concept de défixation fait écho à l’idée freudienne que l’objectif de la cure est de défaire les fixations, en vertu de l’hypothèse que ce n’est pas tant ce qui nous arrive qui pose problème que le fait qu’on s’y arrête. Dans ce chapitre, François Jullien revient sur un principe qu’il a déjà développé dans un autre ouvrage (4) : nourrir sa vie en se maintenant évolutif. Enfin, la question de la transformation silencieuse, elle

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La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 6 - novembre-décembre 2013 | 185

Cinq concepts proposés à la psychanalyseFrançois Jull ien. Éditions Grasset, 2012

Dans un livre déjà ancien, mais à mon sens toujours d’actualité, Jean-François Revel nous alertait sur les dangers du mélange des

genres : “Certains philosophes – et certains psychana-lystes tourmentés par l’exigence philosophique – ont réussi à faire dire à Freud, forts de la confiance en soi que confèrent l’habitude de la spéculation et la fami-liarité de l’être, ce qu’on est bien forcé d’appeler exac-tement le contraire de ce que le Maître a toujours soutenu.” Sa diatribe s’adressait en priorité à Jacques Lacan, “victime du coup de bambou heideggerien” et dont “la manière de s’exprimer […] paraît recouvrir un tissu de clichés pseudo-phénoménologiques, un ramassis de tout ce qu’il y a de plus éculé dans la verbosité existentialiste” (1). La réplique ne se fit pas attendre : on lui rapporta que, au cours de l’un de ses séminaires, Jacques Lacan jeta son livre à terre et le piétina en s’écriant que son contenu était celui d’une poubelle (2).Autres temps, autres mœurs : François Jullien n’a pas à craindre pareille réaction vis-à-vis de son travail. Tout en reconnaissant l’impossibilité de penser sans prendre de risques, il prend ses distances avec la façon dont Jacques Lacan a utilisé sa propre lecture des textes chinois et il avance prudemment – j’oserais dire “de biais” –, en précisant d’emblée qu’“il élabore conceptuellement des cohérences tirées de la pensée chinoise pour les poser devant la psychanalyse afin qu’elle s’y réfléchisse”. Aux psychanalystes, donc, de dire si, en fin de compte, ils s’y reconnaissent.L’intérêt de François Jullien pour la psychanalyse n’est pas récent, puisqu’en 2003 déjà il avait engagé, au cours de 2 journées de travail, un dialogue avec des psychanalystes autour du problème posé par l’expor-tation de la psychanalyse en Chine et, en particulier, par la question du concept central d’inconscient (3).Afin d’introduire à la lecture des Cinq concepts proposés à la psychanalyse, il convient de (re)préciser l’“usage” que François Jullien fait de la Chine. Son détour par la Chine n’a été motivé ni par la fascination pour sa culture, ni par la recherche d’un ailleurs exotique venant combler l’insatisfac-tion et le manque liés à la condition occidentale. Il s’agissait pour lui de trouver un ailleurs de la pensée, une hétérotopie lui offrant un point d’appui pour

revenir interroger la philosophie occidentale dans son impensé, c’est-à-dire ce à partir de quoi elle pense mais qu’elle ne pense pas. L’objectif n’était donc pas de comparer 2 modes de pensée, mais de repérer leurs écarts et de les faire travailler.C’est ce qu’il se propose de faire avec les concepts psychanalytiques dans cet ouvrage. Il invite donc la psychanalyse à se demander “si les conceptions qu’elle avance ouvertement concernant tout sujet […] ne valent pas plus particulièrement, restric-tivement, pour le sujet culturel européen” et “si son discours est pleinement en mesure de rendre compte […] de ce qui se joue dans la cure et qui fait sa pratique”.Dans le chapitre consacré à la disponibilité, il prolonge et enrichit la règle de l’attention flottante proposée par Freud en rappelant qu’“avancer une idée, c’est déjà laisser les autres dans l’ombre”.L’allusivité sera ensuite rapprochée de cette autre règle qui exige du patient en cure qu’il dise tout ce qui lui passe par la tête, même si cela lui paraît sans importance ou lui est désagréable. Il propose de distinguer l’allégorique, qui “implique un dédou-blement”, de l’allusif, qui “relève d’une logique du détour”. L’allusivité serait en outre le langage du symptôme en tant que “façon prudente et straté-gique de s’écarter de l’objet du désir censuré”, et également celui du rêve.En abordant dans le chapitre suivant le biais, l’oblique et l’influence, il s’appuie sur une perspective stra-tégique qui veut que “la rencontre s’opère de face, mais la victoire s’obtient de biais”. Il ne s’agit plus de persuader, d’entraîner la conviction, d’instruire, d’enseigner ou de démontrer mais de “débloquer ce qu’on ne sait pas qui bloque”, la valeur du propos étant dans “le décontenancement et décoincement qu’il opère”.Le concept de défixation fait écho à l’idée freudienne que l’objectif de la cure est de défaire les fixations, en vertu de l’hypothèse que ce n’est pas tant ce qui nous arrive qui pose problème que le fait qu’on s’y arrête. Dans ce chapitre, François Jullien revient sur un principe qu’il a déjà développé dans un autre ouvrage (4) : nourrir sa vie en se maintenant évolutif.Enfin, la question de la transformation silencieuse, elle

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aussi déjà objet d’un précédent ouvrage (5), rappelle, s’il en était besoin, la nécessité du temps pour qu’enfin l’amorce d’un changement puisse être repéré. Pour ce faire, il ne faut “ni forcer le processus, ni s’en désoccuper”.La psychanalyse a été fort malmenée ces dernières années, sans bénéfice réel pour la réflexion puisqu’il s’agissait en fait de querelles d’école et de lutte pour le pouvoir. Ces critiques, loin d’être constructives sur le plan théorique, se sont révélées sans grand intérêt, et ont sombré dans l’oubli à peine étaient éteints les projecteurs médiatiques qui leur avaient donné un éclat factice.Le travail de François Jullien est bien différent car dépourvu de tout aspect polé-mique. Il se situe dans la lignée des analyses de Georges Politzer, Jean-Paul Sartre, ou Gilles Deleuze et Félix Guattari. Même (surtout) si vous n’êtes, comme moi, ni psychanalyste, ni philosophe, ni sinologue, vous tirerez profit de la lecture de cet ouvrage, qui, par son ouverture, nous permet d’enrichir la nécessaire réflexion sur notre pratique.

J.M. Havet

Références bibliographiques1. Revel JF. Pourquoi des philosophes ? Paris : Julliard, 1957.2. Revel JF. Le Voleur dans la maison vide. Mémoires. Paris : Plon, 1997.3. Cornaz L, Marchaisse T. L’Indifférence à la psychanalyse. Sagesse du lettré chinois, désir du psychanalyste. Rencontres avec François Jullien. Paris : PUF, 2004.4. Jullien F. Nourrir sa vie : à l’écart du bonheur. Paris : Seuil, 2005.5. Jullien F. Les transformations silencieuses. Paris : Grasset, 2009.

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