PSYCHANALYSE ET TAOISME...par Genveviève GANCET

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    Universit de Toulouse Le - Mirail

    PPSSYYCCHHAANNAALLYYSSEE EETT TTAAOOIISSMMEE

    Mmoire pour le Diplme de la Dcouverte Freudienne

    Prsent et soutenu le

    31 janvier 2004

    par

    Genvevive GANCET

    JURY

    Directeur de Recherche :

    M. Michel LAPEYRE Responsable de la Commission Pdagogique et duGroupe dAnimation du Diplme

    Docteur dEtatMatre de Confrence lUniversit de Toulouse-Le-MirailPsychanalyste

    Assesseur :

    M. Sidi ASKOFARE Responsable Pdagogique du DiplmeMatre de Confrence en PsychologiePsychanalyste

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    sur leur jouissance, les Arts nergtiques chinois sont devenus un phnomne de

    mode, pour le meilleur ou pour le pire.

    En rfrence au vide, et au Pays du Milieu.

    Lengouement actuel pour la sagesse et les disciplines psycho-corporelles

    drives du taosme met en relief quil ne sagit justement pas dune sagesse part,

    ni dun monde langagier intransposable. Lacan en sy rfrant, na fait que montrer

    que la structure langagire, mme emprunter dautres modalits, dautres

    formulations, dautres manifestations, prenait racine du mme mystre. Autrement

    dit, la notion du Vide1 permet daccder la structure.

    La posie du Tao T King nous laisse mditer sur les vrits du Vide, autres

    noncs du signifiant lacanien. Cest en allant explorer lIndex Rfrentiel2 des

    Sminaires de Lacan que mest apparue toute la porte de la rfrence lacanienne

    la philosophie et la culture chinoises. Je la croyais succinte, anecdotique. Je

    croyais mtre engage la lgre, partir de mon propre intrt sinophile, intrigue

    par ce concept taoiste du Vide si proche de son vocation psychanalytique, tente

    par des rapprochements htifs, et encourage par une certaine communaut de

    vocabulaire (avec la prudence requise du fait des traductions franaises).

    Mais ma grande satisfaction, une premire explication, nonce comme une

    lapalissade, est venue donner une autre tournure mes a priori : Lacan est

    lacanien parce quil a fait du chinois3. Comment ? Avec toutes ses rfrences

    Socrate, Platon, Aristote, Dmocrite, la philosophie grco-romaine et la

    civilisation judo-chrtienne, que pouvait signifier de la part de Lacan, cette

    dclaration impromptue ? En suivant les noms propres et les thmes rpertorisdans cet index, il apparat que Lacan se reporte la tradition chinoise dans au moins

    dix-huit de ses sminaires et quil y dveloppe des notions cruciales, en particulier

    dans le sminaire XVIII.

    1 Sminaire VII, leon du 27 janvier 1960, p. 182-183, la fonction signifiante du vase, mettre enparallle avec le pome XI du Tao T King.2 De Henri KRUTZEN : Jacques LACAN, Sminaires 1952 1980, Index Rfrentiel, d. Anthropos.3Sminaire XVIII, Leon du 20 janvier 1971, Lacan est lacanien parcequil a fait du chinois est

    une formulation de lIndex qui renvoie cette leon o Lacan dit exactement (p. 35) : Je me suisaperu dune chose, cest que peut-tre je ne suis lacanien que parce que jai fait du chinoisautrefois. Il dit aussi : je maperoisque cest de plain-pied avec ce que je raconte. (P. 36).

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    Tenter, travers ce mmoire, de saisir une logique, au fil de la chronologie de

    lenseignement de Lacan traversant la pense chinoise, en identifier les concepts

    extraits qui rejoignent les concepts-clefs de la psychanalyse est une entreprise

    dmesure dont ma tentative ne sera quune modeste bauche. Nanmoins, de

    nombreuses pistes invitent lexploration, la rflexion, alors que la question de la

    transmission de la psychanalyse concerne maintenant les cultures qui en

    paraissaient les plus loignes. Pourtant, Freud tait dj traduit en Chine dans les

    annes 20 ! De quelle manire ? Cest une autre histoire, sur laquelle le mode

    dvolution politique du Pays Du Milieu nous laisse penser.

    Yin et Yang, ctait crit .

    Les thmes principaux dvelopps dans les sminaires concernent lapport

    philosophique de Mencius dans la filiation confucenne, avec lmergence des

    caractres chinois hsing et ming1 , la nature et le dcret du Ciel - que Lacan

    traduit par ctait crit - part nigmatique de la structure et de lorigine de ltre. Il

    y est aussi trait de lincompatibilit de ltre et de lavoir2 partir de la question du

    mle et du femelle, principes yang et yin. Et surtout, la question du signifiant dans

    lcriture et le systme langagier de la culture chinoise reste primordiale, en lien

    troit avec dsir et jouissance. Dans ce moment de luvre de Lacan, Franois

    Cheng incarne le point de rencontre entre les deux cultures, dOrient et dOccident,

    travers lexpression littraire, potique et picturale dont la calligraphie est la

    quintessence, suggrant le mouvement du souffle, le QI, partir du Vide taoste.

    Lacan sollicite alors lcrivain pour dcrypter ce concept .

    A propos de la nature humaine, Lacan laisse une premire empreinte sur la

    Voie : Je vous dirai comment lhomme, cest intraduisible, cest comme a, cest letype bien, fait de trs curieux petits tours de jonglerie et dchange entre le hsing et

    le ming. Est-ce dire que les choses sont ainsi parce que cest ainsi ? Lacan tout

    au long des leons des 10 et 17 fvrier 1971 (sm. XVIII) transmet travers sa

    propre exprience du chinois que : le langage en tant quil est dans le monde, quil

    est sous le ciel (ming), voil ce qui fait hsing, la nature. Ce nest pas nimporte quelle

    nature cest la nature de ltre parlant . Le dcret du Ciel sous-tend la pense

    1Sminaire XVIII, en particulier leon du 10 fvrier 1971, p. 50 53.2Sminaire XVIII, leon du 17 fvrier 1971, p. 66 et 67.

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    taoste, en tant que ses reprsentations sen rfrent une vision cosmogonique de

    lunivers, o mieux vaut ne pas contrarier lharmonie des lments, lordre naturel

    des choses, comme le chante le Tao T King. La pense chinoise est imprgne de

    ces reprsentations qui au fil des sicles et depuis de trs lointaines traditions

    guident lEtre sur la Voie de la sagesse et de laccomplissement. La Voie du Milieu

    Juste donne-t-elle, au sens de la psychanalyse, une indication sur les voies du dsir

    et les amnagements de la jouissance ?

    Dans la plupart des leons o il traite de la culture et de la philosophie

    chinoises, Lacan explore le langage et lcriture, mais il en vient au corporel lorsquil

    mentionne : Retenir son foutre1 en termes dconomie dnergie, ce qui est

    lobjectif des pratiques corporelles, dites disciplines, issues du taosme (et galement

    dun bouddhisme qui migra en Chine de manire lgendaire en 500 av. J.C.), qui

    unissent troitement philosophie, mdecine et art martial. En Chine, actuellement,

    ces pratiques exerces quotidiennement et dune manire simplifie par des millions

    de chinois jeunes ou vieux, sont vritablement une hygine de vie. Ces pratiques ont

    subi bien des modifications et adaptations au cours des sicles, mais avant leur

    diffusion un large public, elles demeuraient plus ou moins secrtes et ne se

    transmettaient que par troites filiations. Les premiers courants sotriques, sans

    doute lorigine du concept de Chi, dveloppaient une vritable alchimie interne ,

    prcursive de la mdecine traditionnelle chinoise telle que nous la connaissons

    actuellement, qui traite de lindividu dans sa globalit. Dans lalchimie des doctrines

    sotriques, la rtention spermatique tait un gage de longvit.

    La culture chinoise associe toute expression artistique, voire la moindre

    gestuelle leve jusqu sa forme artistique, un processus de transformation

    nergtique dont on observe un certain rapport avec les donnes de la

    thermodynamique. Ce que, depuis la notion chinoise qui suggre le souffle vital,nous traduisons par nergie , est abord sous langle conomique, la maladie

    tant physique que mentale rsultant alors dun dsquilibre nergtique, sorte

    dagression venant de lextrieur sur lorganisme. Le discours mdical traditionnel

    est imprgn de la conception taoste, le langage est mtaphorique. Quen est-il du

    symptme2 ? Daprs la mdecine traditionnelle, le symptme est la manifestation de

    dsquilibres ou de blocages nergtiques, et une technique comme lacupuncture

    1Sminaire XX, op. cit.2Sminaire XVIII, leon du 10 fvrier 1971, p. 52.

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    va traiter le dsquilibre sur le trajet des mridiens, rseau trs spcifique qui relie

    les organes entre eux. Le soin passe donc avant tout par le contact corporel.Et les

    pratiques corporelles de sant visent maintenir cet quilibre, engendr par le

    chi (ou Qi), le souffle vital. Nous ne sommes pas dans lconomie psychique ,

    mais plutt dans un principe dconomie corporelle.

    Pour tenter de suivre les tapes de la construction lacanienne dans la

    chronologie des sminaires, nous resituerons tout dabord dans les contextes

    philosophique et historique les thmes amens jusqu nous par Lacan depuis la

    civilisation chinoise. Puis nous reprendrons dans chacun des sminaires les ides

    thorises partir des concepts essentiels de la pense chinoise en prcisant ses

    particularits eu gard au langage et en tentant dapercevoir les lignes de confluence

    vers les questions fondamentales de la psychanalyse souleves par Lacan.

    Enfin, nous nous interrogerons sur la possibilit dune rencontre entre la

    psychanalyse et la culture chinoise, telle quelle mme, cette culture autrefois si

    autocentre, vient maintenant la rencontre de lOccident (aprs le raz de mare du

    Grand Timonnier dont Lacan a pu dire quelques mots prmonitoires1), mue par les

    mmes fantasmes exotiques que lOccident envers lExtrme-Orient.

    Dans lapparente contradiction de ce passage inimaginable du taosme et du

    confucianisme lre de la rvolution maoiste, nous esprons que les schmas des

    quatre discours2 nous amneront un clairage complmentaire sur leffacement de

    lindividualit dans la prgnance de la collectivit. Actuellement, les chinois sont de

    plus en plus attirs par le mode de consommation occidental, voire par lAmerican

    way of life. Comme sur la bande de Moebius, il ny a pas de face distincte,dans le

    passage du collectif lindividuel ;cependant, cette nouvelle mergence de

    lindividualit, ce nouveau rapport lautre peut-il faire envisager le symptme dune

    autre manire, telle que se dveloppe lintrt pour la psychanalyse, qui au fond, sielle nemprunte pas les mmes voies que les traditionnelles philosophies chinoises,

    parle bien des mmes choses partir de la mme bance ?

    1 Voir article consacr Lacan dans la revue Le magazine littraire , nov. 1993, p. 33 : Lacan etles maostes franais. Lacan rplique son auditoire : Vous voulez un matre, vous laurez. 2Sminaire XVIII, p. 51, sur le dcret du ciel, Marx et le capitalisme.

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    Ltre dans sa globalit.

    Lintrt des occidentaux pour les courants philosophiques dExtrme -Orient

    est soutenu par le caractre indissociable du corporel et du spirituel. Dans la

    diversit incroyable des pratiques psycho-corporelles, il y a toujours inscription dans

    une filiation, dans une transmission de gnration gnration, reprsente par tel

    ou tel Matre. Mais surtout, dans cette qute de sagesse passant par la matrise du

    corporel et lapaisement du mental, il y a identification au discours dun Sage en

    place de Matre : ce discours nest pas autoritaire, il incite la vertu, mais sans

    contrainte, sen rfre non quelquun qui en sait plus, mais quelque chose qui na

    pour toute rponse, ou plutt pour tout savoir, que le vide. Cest faire lhypothse de

    la pluralit des discours de Matre. Ainsi, la saisie globale de lEtre dans son rapport

    lUnivers et dans laspiration lharmonie naturelle vient-elle rvler depuis la

    tradition chinoise, ce que Lacan qualifie dternelle ambigut du

    terme inconscient1 Il prcise : Certes linconscient est suppos de ce quen ltre

    parlant il y a quelque part quelque chose qui en sait plus que lui, mais ce nest pas l

    un modle recevable du monde. La psychanalyse, en tant quelle tient sa possibilit

    du discours de la science, nest pas une cosmologie1 Ce quelque chose qui en

    sait plus que lui, cest la doctrine quaccepte le disciple comme vrit du Matre,

    dans une socit base lorigine sur le culte des Anciens et le respect de la

    hirarchie, ce dont Confucius sest servi dans son modle de gouvernement. Cest

    comme si linconscient tait en dehors, en dehors de la vrit propre du sujet. Sa

    qute ne peut donc passer par le dcodage introspectif, puisque elle induit une

    conformit un discours, une union avec les Dix mille Etres mtaphore

    emprunte au Tao T King. La singularit du sujet nest pas forcment reconnuecomme telle, du moins ne se rvle telle pas dans une parole dont la rfrence est

    lincorporation, la rduction soi, dun modle extrieur, macrocosmique. De mme,

    dans le lien social et lhumanisme transmis par le confucianisme, lindividualit

    sestompe au profit de la collectivit.

    Les problmes complexes orientant la matire de ce mmoire ne peuvent

    cependant stendre la sphre sociologique, jusqu tudier lmergence de

    1 Sminaire XX, ch. VII, p. 81, Une lettre dmour .

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    lindividualit dans une socit fonde sur le collectivisme. Nanmoins, il parat

    important de noter comment lusage du signifiant en Chine, partir dune pense

    philosophique trs imprgne de la reprsentation dun mouvement naturel rgissant

    les rapports des tres et des choses, prend effet sur la manire de traiter les

    symptmes, par un ensemble de pratiques psycho-corporelles riges en Art, ou

    Excellence, manifestation du Chi dans laquelle est endigue le symptme, cest

    dire lexpression physique dun dsquilibre nergtique, comme nous lavons

    soulign plus haut, qui se traite de manire globale, curative et prventive. La

    reprsentation de la vitalit et dune bonne sant est vhicule par les signifiants qui

    rappellent au corporel lart de se conformer aux prceptes du hsing et du ming, cest

    dire, pour le taoste comme pour le confucianiste, de ne pas contrarier lordre

    naturel des choses.

    Une approche superficielle consisterait prendre au pied de la lettre cette

    invitation la conformit, afin dy trouver une certaine solution de facilit dadopter le

    discours du matre, alors quau fond, Lao tseu et Confucius navaient de cesse un

    peu comme dans la maeutique socratique, de pousser leurs disciples-interlocuteurs

    sinterroger eux-mmes et dbattre. Il importe donc de resituer ces concepts,

    auxquels Lacan a consacr beaucoup de temps et de cogitations, tout

    particulirement dans le Sminaire XVIII, dans leur contexte et leur dynamique

    historique .Il importe denvisager leur porte et leur intrt dans la thorie

    psychanalytique, tels que Lacan en pose les jalons, en distinguant, dans la

    transmission, lcrit et la paroleEt lcriture chinoise nest pas une mince affaire !

    Quest-ce qui fait dire Lacan quavoir fait du chinois, cest de plain-pied avec ce

    quil raconte, plus globalement ?

    Chronologiquement, il semble y avoir une progression dans les thmes

    abords par Lacan. Les premiers sminaires1 comprennent de courtes allusions lcriture chinoise, venant illustrer ou pointer les propos dvelopps.A partir de

    lEthique, lexemple du vase rappelle la mtaphore du Tao T King2, et permet

    daborder la question du vide et du plein. Lon retrouve cette articulation dans

    Problmes cruciaux, o Lacan parle de Lao-tseu et du Tao T King.

    1 Henry KRUTZEN op. cit. v. liste en annexe.2Tao T King,traduit par Liou Kia hway, , Connaissance de lOrient ed. Gallimard 1967,pome XIP.44.

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    Ce cheminement lamne voquer lcriture potique chinoise de Franois

    Cheng, dans le Sminaire XXIV3. Sur un autre axe, Lacan dveloppe deux thmes

    qui apparaissent alors indissociables, concernant la forme et le fond, cest dire

    lorigine de lcriture chinoise et le processus de transmission de ce qui est parvenu

    jusqu nous, des courants philosophiques fondateurs de toute une sagesse

    civilisatrice , et tout spcialement celle de Mencius.

    Dans cet enchanement de thmes, lide centrale de ltre et du sujet apparat

    sous divers clairages. Elle demeure prpondrante et forcment indissociable du

    mystre du nant. Cest dans la complmentarit et non dans lopposition que le vide

    et le plein jouent dalternance pour engendrer le mouvement de la vie. Premire

    approche- approximation- signifiante, le Tao laisse insond le mystre des origines,

    mais il le pose comme une donne, quclaireront les deux caractres hsing et

    ming, au cur de la question ontologique. Ces deux caractres nous disent tout

    dabord que,bien que teints dune tradition de la conformit, ils ne peuvent se prter

    nimporte quel contresens. Ensuite, il y a quelque chose de transposable nos

    socits modernes, reliable la question du lien social, et ce lien ncessite une

    incursion dans lHistoire de la Chine. Aussi dans la premire partie de ce mmoire,

    nous situerons les grands philosophes chinois dans leur contexte historique et

    chronologique, ainsi que dans leur rapports aux thmes voqus par Lacan.

    3 Jacques LACAN, Sminaire XXIV, leon X, 19 avril 1977, p. 118-119.

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    PREMIERE PARTIE

    HISTOIRE DES PHILOSOPHES CHINOIS EVOQUES PAR LACAN

    Introduction.

    Pas dhistoire sans lgendes.

    Lhistoire de la philosophie chinoise est complexe, et la notion de philosophie

    inapproprie lvolution dune pense qui relve plutt dune Sagesse, en tant quelle

    ne slabore pas dune construction logique. La part lgendaire a exhauss la

    renomme des Grandes figures de la Sagesse, jusqu la Saintet, vertu accomplie.

    Si, lorigine le taoisme vhicul par le mythique Lao tseu est fondateur de la

    pense chinoise, sa transmission a suivi plusieurs courants doctrinaires et a fait clore

    autant dcoles, dont la vision schmatise1 nous aide saisir la diversit. Le taoisme est

    avant tout lcriture inspire dun saint homme-du moins daprs la lgende- ce qui

    implique ce distingo entre sagesse et philosophie. Le Tao K King invite lobservation

    et la contemplation2. Dans lHistoire de la philosophie chinoise, certaines tendances se

    compltent, dautres sopposent, tout au long de la transmission de matres disciples.

    Marcel Granet explique3 la vie secrte et efface des sages du taoisme : sans

    souci, ils vivent dans les solitudes, ou bien au milieu des hommes, se rfugient danslextase. Ils ne sinquitent pas de recruter des adeptes. Sils font des conversions, cest

    par leffet dun enseignement silencieux. Puis : ce sont des croyants, mais peu leur

    importent dieux, dogmes, morales, opinions. Ce sont des mystiques, cependant ce

    retrait des ralits sociales et ce mode contemplatif transmis dans les chants potiques

    du Tao T King abordent parfois sous forme de mtaphores le thme dun

    1 V. schma de lorganigramme gnalogique en annexe, in : La pense chinoise, Marcel GRANET ,ed.

    Albin Michel 1988, p. 484.2 Franois HAINRY : Introduction la philosophie confucianiste, fascicule 2, p. 25.3 Marcel GRANET, op. cit. ch. III, Les recettes de saintet , p. 409.

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    gouvernement vertueux. Dailleurs M. Granet note : Ils connaissent, disent-ils, la vraie

    manire de mener le peuple, cependant ils profrent leurs plus durs sarcasmes sils

    entendent parler de devoir socialSils sont parfois sur le terrain social, ils refusent de

    laisser le souvenir de leur nom. Nul nest saint, insinuent-ils, sil laisse une

    trace.1 Contradiction ? En tous les cas, les taoistes ne sengageaient ni dans la socit,

    ni dans la politique.

    La tendance confucianiste est autre quoique puisant ses sources et sa morale

    dans la pense taoiste. Suivant la lgende, Confucius aurait rencontr Lao tseu2. Le

    confucianisme, doctrine des lettrs3, se transmet par une mthode denseignement

    base sur lloquence et le pragmatisme.La chronologie4 dpeint un contexte politique

    qui donne des indications sur lmergence de la philosophie confucenne. Brivement,

    situons les principaux personnages :

    -Lao tseu, ou Lao zi (604 av. J.C.), auteur prsum du Tao T King, recueil de

    penses sous forme de pomes ;

    -Confucius, nom latinis de Matre Kong (551-479 av. J.C.), auteur prsum des

    Entretiens ou Lun Yu, recueil de paraboles et de sentences ;

    -M tseu, ou M zi (468-376 av. J.C) Soutenant des thses sectaires en

    opposition avec les ides humanistes de Confucius. Lacan nen parle pas mais il ma

    sembl intressant den raconter quelque chose pour mentionner les drives

    interprtatives des caractres chinois.

    -Mencius, nom latinis de Mong tseu (370-290 av.J.C),qui reu de Tseu tseu, le

    petit-fils de Confucius, la vraie parole du matre ;

    -Tchouang tseu, ou Zouang zi (369-286 av. J.C.) fervent taoiste et aussi modeste

    que brillant crivain, dont le recueil de penses profondes porte le nom.

    Si lon considre que lre des Cinq Empereurs Mythiques Wou Ti est date de

    2550 2205 av. J.C.et que la premire dynastie, la dynastie des Xia, remonte 2205-1760 av .J.C. lavnement de Lao tseu se situe vers le milieu de la troisime dynastie,

    celle des Zhou (1050-222), dans la priode dite des Printemps et Automne (770-476), qui

    prcdait celle des Royaumes Combattants. Durant ces deux priodes politiquement et

    socialement tourmentes, les hritiers du confucianisme ont promu des ides

    1 Marcel GRANET, op. cit. p. 410.2

    Franois HAINRY, op. cit. fasc. 2, La rencontre de Laozi et de Confucius .3 Franois HAINRY, fasc. 3, Introduction la philosophie confucianiste , Les Lettrs, p. 22 et 23.4 Donnes chronologiques extraites des fascicules de Franois HAINRY, op. cit.

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    rvolutionnaires pour lpoque, engages socio-politiquement.Ils conseillaient aux

    Princes de gouverner daprs des critres moraux et humanitaires, et, comme Mencius,

    proposaient des solutions pragmatiques la gestion des biens publics. Il sagissait

    vritablement dconomie politique. Nous verrons combien ces courants philosophiques

    ont marqu la pense traditionnelle chinoise, jusqu la Chine actuelle partage entre

    ses hritages et les tentations du discours capitaliste. Si, la proclamation de la

    Rpublique Populaire de Chine Confucius fut honni par Mao ze dong-comme tous les

    conservatismes et les rfrences la tradition - il nen reste pas moins quactuellement

    on continue lui vouer un culte et que le taoisme, encore trs ancr dans la culture

    chinoise, sest beaucoup export dans le monde occidental.

    Lexpression pense chinoise , qui sous-entend loriginalit de cette culture, a

    t emprunte Marcel Granet par les auteurs de louvrage : Penser dun dehors de la

    Chine1. Franois Jullien, dans un dialogue avec Thierry Marchaisse, aborde lvolution

    de cette pense et sa contemporanit, nous laissant entrevoir ses fondements

    philosophiques.Thierry Marchaisse met cette rflexion2 : Et lon reste suspendu aux

    risques que prend le philosophe en saffrontant de limpens ; le dsir de lesprit en est

    activ Franois Jullien rplique : tandis que la pense chinoise, construisant peu,

    mais lucidant, nous laisse dabord sans prise son gard. Sa facture formulaire ne cre

    pas la tension de la dialectique, elle ne joue gure non plus du paradoxe, elle nintrigue

    pas. Il y a donc une pense chinoise, il y a une criture chinoise, et sur ces

    particularits dcriture, Lacan va stayer pour nous faire creuser les soubassements

    conceptuels de la question ontologique universelle, quest-ce que ltre humain, quest-ce

    qutre humain, jusqu se brancher sur lassertion tautologique vhicule par Mencius

    dans la droite ligne confucenne : lhomme est humain.F. Jullien rapproche Mencius de

    Rousseau et de Sartre3. Il affirme que des lgataires de Confucius, cest Mencius qui

    nous drange le plus, malgr lapparente modration de ses propos . Nous verrons ceque Lacan retient de la thorie, pourtant sans clat, de Mencius, et qui malgr tout a eu

    de bien tangibles rpercussions dans lconomie politique de son poque, sans compter

    que la question de lhumanit de lhomme, on se la pose toujours.

    Alors, que nous racontent les auteurs sinologues sur ces grands personnages

    inspirs, quels thmes inpuisables sur la nature de lEtre et de lAutre nous ont

    rejoints ?

    1 Franois JULLIEN et Thierry MARCHAISSE, Penser dun dehors de la Chine ,d. Seuil, 2000.2 Franois JULLIEN op. cit. p. 381.3 Idem p. 399 et 401.

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    Si nous avons choisi de prsenter ces philosophes chinois en respectant la

    chronologie, il nous est apparu essentiel de centrer chacune des prsentations sur les

    interrogations se profilant dans les sminaires de Lacan.Lao tseu est le plus ancien,

    couramment mais respectueusement surnomm : le Vieux .

    Chapitre 1.

    Lao tseu, le vieux sage :Tao t king et vide mdian.

    Lacan : Sminaire VII, leon du 27 janvier 1960.

    Introduction.

    Des origines de lcriture au Tao T King, la transmission.

    Dans le Tao T King1, le chant XI nous dit :

    Trente rayons convergent au moyeu

    mais cest le vide mdian

    qui fait marcher le char ;

    On faonne l argile pour en faire des vases

    mais cest du vide interne

    que dpend leur usage.

    Une maison est perce de portes et de fentres

    cest encore le vide

    qui permet lhabitat

    LEtre donne des possibilits,

    Cest par le Non-tre quon les utilise.

    Le sens de la ngation dans la philosophie taoiste sinscrit dans un vritable

    systme conceptuel de lunivers, bas sur la complmentarit,et non pas sur la valeur

    exclusive de la logique binaire ; la valeur du non dfinit le vide comme un processus

    1Tao T King, traduit par Liou Kia hway, op.cit.

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    dynamique sans lequel le mouvement, la vie-mme, ne saurait se produire. Cette ide

    est absolument fondamentale et essentielle dans la pense chinoise, qui explique son

    expression bien souvent nigmatique : sens ou non-sens ?

    Lacan cite le chapitre II du Tao T King car il tablit une analogie entre le

    parcours en continu des deux faces de la bande de Moebius , le nouage conscutif son

    dcoupage ininterrompu, et lnonc du pome taoiste : Que ,pour tout ce qui est du

    ciel et de la terre , que tous sachent ce quil en est du bien, alors cest de cela que nat le

    contraire ; que tous sachent ce quil en est du beau, alors cest de cela que nat la

    laideur .Lacan fait ce commentaire : Ce qui nest pas pure vanit de dire que, bien

    sr, dfinir le bon, cest du mme coup dfinir le mal. Ce nest pas une question de

    frontire, dopposition bicolore, cest un nud interne.1

    Tout est l, jusqu tre mtaphoris dans le rcit de la naissance de Lao

    tseu. Qui tait le lgendaire Lao tseu ?

    1 Lao tseu, le taoisme : yin et yang*

    comme nud interne .

    Lon ne retrouve que de brves biographies du Vieux , inspires des

    suppositions propres la lgende. Son nom lui-mme a donn lieu bien des

    interprtations. Le vieux matre est aussi qualifi de vieil enfant car il resta soixante

    douze ans en gestation dans le ventre de sa mre. Il sortit par son aisselle et il naquit

    avec la tte chenue.2

    Son nom patronymique signifie second ou deux, eren chinois , comme lcrit dj

    son biographe Sima Quian (145-110 av. J.C.) : Laozi se nommait Li (Prunier) se

    prnommait Er ( oreilles , probablement les deux oreilles). Son nom personnel public

    tait Boyang et son nom posthume Dan (Longues Oreilles). Il se pourrait que le

    mythique Laozi ne soit quune hypostase du Tao, qui devient forme substantielle par la

    sparation et la transformation3.

    Lcriture du Tao t king lui est attribue, mais avec la marge dincertitude de la

    lgende. Cest une philosophie originale qui ne sinspire ni du bouddhisme, ni du

    lamasme, mais dune tradition fort recule ayant probablement un rapport avec les plus

    1 Lacan, Sminaire XIII, Problmes cruciaux pour la psychanalyse, leon du 10 mars 1965, p. 205.* Pour tous les termes chinois, se reporter au lexique.2

    Franois HAINRY, op. cit., qui cite le vol. 1 du Shexian Zhuan de Ge Hong (historien chinois) ; v. aussi enannexe lextrait de La voie rationnelle de Matgori.3 Donnes rassembles par Franois HAINRY, extraits de louvrage : Le Taoisme et les religions chinoises,dHenri MASPERO.

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    anciennes mythologies chinoises . Elles se constiturent en lun des premiers systmes

    philosophiques exprim et codifi, le Yiking(ou Yijing)1.

    Les Trois Augustes San Houang sont dats de 4480 4365 et les Cinq

    Empereurs Mythiques Wou Ti (dont Houang Ti, le patron des taoistes et Chouen,

    souverain du confucianisme ) se sont succds entre 2550 et 2205 : ce sont des figures

    lgendaires, des sages qui auraient cr eux aussi les premires lois et les rites

    religieux, les outils, les armes et les arts. Puis la vie religieuse fut domine par les

    chamanes qui inventrent une forme de langue crite destine la communication avec

    le monde spirituel. Les plus anciens oracles, textes divinatoires tirs de linterprtation

    des craquelures des os de buf ou des carapaces de tortues, remontent 14002. Ces

    oracles sont cits par Lacan dans le Sminaire XVIII3 afin dinsister sur le phnomne

    civilisateur de lcriture : Il y a un nomm je ne sais plus comment, Fu hsien, a date

    pas dhier, vous comprenez, vous trouverez a peu prs au dbut de lre chrtienne,

    a sappelle le Chouo - Wen cest dire justement le ce qui se dit en tant qucrit.

    Car wen , cest crit , hein ? Voil, tachez quand mme de lcrire parce que pour

    les chinois cest le signe de la civilisation.

    1

    V. les Hexagrammes en annexe, extraits des fascicules de Franois HAINRY, op. cit.2 William WANG, article intitul La langue chinoise, p. 77 du priodique Pour la Science, consacr lorigine des langues dans le monde (dossier hors srie, octobre 1997).3 Lacan, Sminaire XII, op. cit., Leon du 10 mars 1965, p. 88 et 89.

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    2-Le Tao est-il interprtable ?

    Les relations qutablit Lacan entre lcriture chinoise et les conceptsthorique dcrit et dcriture feront lobjet de la deuxime partie de ce mmoire.Mais ds

    lors, ce qui apparat primordial, cest que la civilisation sdifie sur les fondements

    philosophiques enseignables et transmissibles par les crits attribus aux sages, par les

    discours des matres. Aborder la fonction de lcrit en la diffrenciant de celle de la

    parole, cest, par ce dtour en Chine, attirer lattention sur la diversit des traductions et

    le sens de ce qui en est transmis. Comment, alors, interprter le Tao ?

    M. Granet tente une explication : Le premier sens du mot Tao est chemin

    mais la notion de tao (ou de tao t) au moins ds quelle est utilise par les thoriciens

    de la divination, implique le concept de succession cyclique, destruction et triomphe.

    Cest relier avec la thorie des cinq lments, qui se placent suivant cinq orientations :

    leau au Nord, le feu au Sud, le bois lEst, le mtal lOuest, et la terre au Centre.

    Tantt ces lments sengendrent les uns les autres, tantt ils se dtruisent, suivant le

    sens de rotation du cycle. Il y a donc lide dun mouvement circulaire, partir du Tao,

    qui permet dentrevoir la porte du chaptre XLII du Tao T King1:

    Le Tao engendre Un

    Un engendre Deux

    Deux engendre Trois

    Trois engendre tous les tres du monde.

    Lacan a tudi ce pome avec Franois Cheng2, et il est possible den originer

    deux axes de rflexion : la rfrence au Tao souvre dune part sur lide du Nant, du

    vide originel et de la naissance de lUn, dautre part, sur lide du trait unairecar le Tao,

    linnomable, scrit et dans lcriture chinoise, il y a un ordre respecter dans le trac.

    Dune part le Tao, galement traduisible par Nant , reprsente le vide mdian dont

    naissent le mouvement et le souffle originel. Dautre part lorsque Lacan parle de

    lmergence du trait unaire dans le sminaire IX3 il dveloppe la thse de lapparition des

    systmes dcriture partir des idogrammes. Dans lvolution langagire, il sest produit

    1

    V. pome complet en annexe.2 Lacan et F. Cheng, article de Mauricette BERNAC 02/02/2003, site internet ?3 Lacan, Sm. IX, Lidentification, Leon du 6 dcembre 1961, p. 53.

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    des aller-retour entre phonmes et idogrammes mouvement do sorigine la fonction

    du sujet, sujet au sens structural1. Puis Lacan dveloppe les concepts de marque et

    de nom propre qui servent, au-del de ce qui permet didentifier la personne de situer

    le sujet quant au marquage par le signifiant initial2.

    De lavis dEtiemble3, lun des meilleurs traducteurs contemporains du Tao

    T Kingest le hollandais J.L.L.Duyvendak, qui tait professeur de chinois luniversit

    de Leyde. Il donne une version extrmement prcise et fouille , la toute premire phrase

    revtant alors une importance fondamentale pour la comprhension de lensemble du

    recueil : La voie vraiment voie est autre quune voie constante. Les termes vraiment

    termes sont autres que des termes constants. Etiemble explique comment Duyvendak

    justifie le distingo entre tao , qui peut parfois signifier parole,mais qui adopte ici le sens

    de voie, et ming qui signifie nom, terme. Liou Kia Hway de par sa culture chinoise,

    choisit une version ouverte quEtiemble est tent de qualifier de dialectique , et

    qui annonce lnigme du Tao4. A travers lexpression ming, la question majeure est celle

    du nom, du nomm, du nommable et du caractre insaisissable de la Voie, tout comme

    une part du signifiant nous chappe.

    Le caractre ming est lun des principes philosophiques qui prescrit de nommer

    les choses avec exactitude. Il est devenu plus tard lun des prceptes moraux fondateurs

    du confucianisme, mais dans une acception plus pdagogique que spirituelle.

    Lhistoire et linfluence du Vieux , Lao tseu, sont en grande partie dinspiration

    lgendaire, nimbe du flou des hypothses chronologiques. Daprs une autre thse,

    lexistence de Lao tseu, si tant est quil ait exist en chair et en os, serait postrieure

    celle de Confucius, ce qui terait au Vieux son aura prcursive de saintet et de

    sagesse, rvre par Confucius lui-mme puisque la premire version suppose quil se

    sont rencontrs5.

    Ainsi, la pense taoiste a deux visages. Etiemble note cependant quil ny apas dappropriation de la pense par les taoistes , mais que ce couplage rsulterait plutt

    dun snobisme contemporain . Le premier visage est celui du sage qui, tout en proposant

    des pistes politiques pour un gouvernement en douceur , sen dmarquait en noccupant

    pas de place lintrieur du systme politique. Le deuxime visage est la caricature

    1 Lacan, Sminaire IX, Lidentification, Leon du 6 dcembre 1961, p. 87.2 Lacan, Sminaire XII, op. cit., Le Signifiant Un et aussi leons 6 et 7 p. 87 du Sminaire IX sur

    Quest-ce que le nom propre .3 Lao tseu, Tao T king, op. cit. p. 16.4 Version de Liou Kia hway.5 Texte op. cit. rencontre de Laozi et Confucius (v. annexe).

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    mystique vhicule par de vieilles coquettes convaincues dimmortalit corporelle

    .Dun ct un taoisme intellectuel et contemplatif, qui se soutient dun langage

    mtaphorique et parabolique vhicul et dvelopp plus tard par Tchouang tseu, de

    lautre un taoisme magico-religieux, influenc par le chamanisme, obsd par la mort

    quil espre vaincre force de techniques alimentaires et sexuelles1 . Cependant il est

    tonnant quEtiemble spare de faon aussi manichenne des courants qui, si lon en

    croit larbre gnalogique des diffrentes coles, se sont interpntrs et ont uvr

    lapprofondissement du savoir et des arts dans la culture chinoise.

    3-Emergence du Sujet, vocation du corps.

    Dans le cadre de ce mmoire, ce quil faut surtout retenir, cest cette filiation, et en

    quoi elle consiste. Etiemble conclut2 : Le taoisme du Vieux en ceci concide avec celui

    de Tchouang tseu ou de Lie tseu quil conoit le Tao comme une mthode la fois une

    voie selon ltymologie (la voie de lunivers et dans cet univers chacun des dix mille

    tres) et dautre part un concept tranger notre philosophie : selon le Tao le il ya

    quelque chose ,yeou, se sort du il ny a rien ,wou, par une efficace immanente, le

    Tao lui-mme, et sans quon doive invoquer le geste dun crateur , lintervention dun

    dmiurge . Etrange et inconcevable extraction dun premier signe partir de rien ! Aussi

    Liou kia hway quEtiemble respecte comme lun des traducteurs les plus inspirs du Tao

    T King, considre-t-il le Tao comme le Nant et lUn comme ltre.

    Cette proposition nest pas simple : la fois puissante et nigmatique, tout

    comme le Tao t king, elle invite le sage mditer plus qu analyser. Mais pour notre

    comprhension occidentale, une approche autre est ncessaire. Lacan, soumettant ce

    principe un minutieux dcryptage de caractres chinois , nous guide sur une piste

    ontologique lorsquil voque le verbe tre comme dmonstratif et sujet. 3 Il sagit de

    lexpression trois caractres Jou che ti traduisible par comme est le corps , que

    Lacan a tire dune calligraphie monacale. Dans cette expression, le caractre che

    signifie la fois le verbe tre et le dmonstratif ce. Si dans la contrainte de la pense

    arithmticienne4, le sujet se manifeste un comme soriginant dans une privation , ce

    1Tao T King, op. cit. prface dEtiemble, p. 25.2 Etiemble, op. cit. p. 26 et 27.3

    Cette thmatique extraite de lIndex Rfrentielop. cit. renvoie au Sminaire XII, leon du 3 mars 1965,p. 179.4 Idem op. cit. p. 178.

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    qui correspond autrement dit la gense duundans le zro, reproduit de faon srielle

    jusqu linfini, Lacan parle d une certaine manifestation de linfinitude -la grammaire

    du sujet dans la tradition chinoise nemprunte pas le mme cheminement logique, elle

    nest pas formule suivant un dveloppement aussi exigeant, aussi fcond de la

    logique.1 Car la nuance dmonstrative de lexpression che introduit lide dun corps

    que Lacan prolonge par lide didentification et dincorporation tout en rappelant le

    concentr des nigmes freudiennes : daprs ce concentr, formant la matire du

    chaptre surLidentification2 , Lacan dduit quautre est le rapport du sujet lnonciation

    o il se situe, savoir o est le je de lnonciation, ltre qui surgit du vide, mais qui ne

    saurait suivre une logique de rptition srielle pour se reproduire tel quel linfini, la

    question de ltre est une question un peu plus pineuse que la logique arithmtique

    du zro et du un.

    Le ce dmonstratif suppose une multiplicit virtuelle de places, tel le Bouddha qui

    tait quelque chose comme trois cent trente trois millions trois cent trente trois mille

    trois cent trente trois, et ctait toujours le mme Bouddha nous dit Lacan3 . Il relve

    tout particulirement dans le che , tre et dmonstratif, de lexpression jou che ti,

    comme est le corps , un point de jonction dans ce rappel Freud4 : Cette

    primordialit (identification primordiale de lidentification au personnage du pre )

    ce premier temps prend sa valeur dtre, une fois articul dans son caractre primitif,

    et do surgit dans son relief aussi la dimension mythique, dtre articul en mme

    temps comme tant li ce qui, ainsi, est produit comme la premire forme de

    lidentification, savoir lEinverleibung, lincorporation La rfrence primordiale se fait

    sur lvocation du corps .

    Cest donc que dans la proposition taoiste dont les termes sont introduits par

    touches dans la progression thorique de Lacan, analyss puis intgrs son

    cheminement, le Nant et lEtre se retrouvent dans lide plus reprsentable, plusconcevable, du Vide et du Plein, depuis les mtaphores du Tao T King jusquaux

    enseignements plus tardifs de Tchouang tseu.

    Reportons -nous premirement au pome II du Tao T King, que Lacan nous

    invite lire :

    1 Idem op. cit. p. 179.2

    Freud, Essais de psychanalyse, PBP Ed. 2001, Psychologie des foules , p. 1873 Lacan, Sm. XII, op. cit., p. 187.4 Idem p. 182.

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    Tout le monde tient le beau pour le beau

    Cest en cela que rside sa laideur

    Tout le monde tient le bien pour le bien

    Cest en cela que rside son mal

    Car ltre et le nant sengendrent

    Le facile et le difficile se parfont

    Le long et le court se forment lun par lautre

    Le haut et le bas se touchent

    La voix et le son sharmonisent

    Lavant et laprs se suivent1

    et deuximement lexemple des pots de moutarde expos par Lacan, qui lui

    permet dillustrer la droutante question de lidentit et de laltrit. Si dans la

    numrotation il est indniable que lun surgisse du zro, Lacan ouvre pourtant un autre

    paragraphe : Autre chose est la diffrence et laltrit , le problme tant la distinction

    des indiscernables. LAutre est conjoint non pas au pareil, mais au mme et la question

    de la ralit de lAutre est distincte de toute discrimination conceptuelle ou cosmologique,

    elle doit tre pense au niveau de cette rptition de lun qui linstitue de son htrotit

    essentielle. Le terme dhtrotit,ainsi mis en avant dans la leon du 3 mars 1965 laisse

    envisager, dans le passage de un autre la mme nuance de sens quentre

    mme er semblable . En effet, ltymologie grecque2 donne ladjectif

    tros plusieurs sens, dont le premier est double , comme peuvent ltre deux

    organes, comme les poumons,le deuxime est autre semblable , et le troisime est

    autre diffrent ,voire contraire . ce nest donc pas dun clnage quil sagit. Lonpeut comprendre que lide dhtrotit suggre la potentialit de la diffrence dans la

    rptition de lun. Est-ce dire que dans lun de ltre, il y a dj lautre, nous faire

    entrevoir les dix mille tres taoistes comme les 333 333 333 Bouddha ? Cest aussi

    dire que labsence est creuset de lAutre.

    Et sur la question des pots de moutarde, est-ce que les creux des pots sont vides

    des mmes vides, ou de vides diffrents ? Ils ne commencent se distinguer que

    1Tao T king, op. cit., v., pome complet en annexe.2 Bailly, Abrg du dictionnaire grec-franais,d.Hachette 1969.

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    lorsquon en remplit un, remarque Lacan. La distinction commence donc par laltrit et

    lhtrognit.Lclairage amen par la rfrence aux caractres chinois dune part, et

    la proposition taoiste dautre part, cest le mouvement dynamique dengendrement

    partir dun vide, oscillation entre identit et altrit, avec toujours, un reste, un rsidu, un

    vide qui reste. Lide dincorporation (comme le corps) inaugure celle didentification,

    mais elle conserve cependant sa part d opacit essentielle au point inaugural du

    surgissement de la structure inconsciente1. Un pas de plus et nous dcelons dans le

    rve de Tchouang tseu, le rve du papillon2 que nous aborderons plus loin,

    linsaisissable trait de la position subjective.

    Afin de mieux nous reprer dans lvolution de la pense chinoise dont Lacan

    nous transmet sa propre exprience, nous avons respect lvolution historique des deux

    courants principaux, le taoisme et le confucianisme.

    Chapitre 2.

    De Confucius Mencius : la rvolution par la vertu.

    Lacan, Sminaire VII, leon du 6 juillet 1960 et Sm. XVIII, l. du 10 fvrier 1971.

    Lacan sest davantage intress aux propos de Mencius qu ceux de Confucius,

    notamment par rapport la fonction de lcrit et des nouveauts que cet hritier de

    Confucius a pu introduire dans sa manire de transmettre. Ce qui nous permettra de

    situer la pense mencenne dans le droit fil de la pense confucenne, cest

    premirement sa mise en parallle avec les ides de M tseu, contemporain de

    Confucius et opposant virulent, et deuximement, dvaluer, dans lapparente banalit

    caractrisant ses propositions de socit, ce quelle a pu innover et prolonger de la

    doctrine de Confucius, tout en empruntant au courant taoiste.

    1-Confucius (matre Kong), les recettes de bien public.

    La doctrine confucenne se rattache sans aucun doute la sagesse des Anciens.

    Le matre le dit lui-mme : Je mattache aux Anciens avec confiance et affection ,

    cependant ce conservatisme nexclut pas une volont dagir et de sengager pour

    1 Lacan, Sminaire XII, leon du 3 mars 1965, p.182.2 Lacan, le rve au papillon dans Sminaire XIV,leon du 25 janvier 1967 .

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    amliorer le sort du peuple. Franois Hainry cite cette anecdote1 : Alors que Confucius

    suivait son Prince en exil, il rencontra au pied du Mont Tai une femme qui pleurait en

    poussant des lamentations dchirantes, sur une tombe.Tseu Lou (disciple de Confucius),

    alla voir de quoi il sagissait. Le pre de mon mari, dit la femme, a t dvor par un

    tigre, puis mon mari, et maintenant son tour mon fils connat le mme sort !

    -Et pourquoi ne changez-vous pas de lieu dhabitation ? demanda Confucius

    -Ici, il ny a pas de gouvernement qui opprime le peuple.

    Confucius fut trs frapp par cette rponse : Voyez, dit-t-il, un mauvais gouvernement

    est plus redoutable que le tigre.

    Si la dynastie des Han2 a favoris la doctrine confucenne, cest quelle a pu y

    appuyer son pouvoir en donnant la primeur aux examens des lettrs. Cette utopie

    conservatrice souligne F. Hainry3 est base sur une conception lgitimiste de lordre

    social,sur lconomie, la restitution de valeurs simples et la foi en la bienveillance

    humaine. Pour Confucius, la vertu, la correction morale dpendent strictement de la

    qualit, de lordre du langage. Lun des prceptes du matre est ainsi traduit : Rendre

    correctes les dnominations. Une fois dfinis les concepts, lhomme de qualit veille

    toujours y conformer ses paroles et ses actes. Si le pre agit en pre, le fils en fils, tout

    va bien .Il sagit bien dun modle humain, construit sur quatre dnominations :Junzi, le

    sage, lhomme de qualit, Zhong, la fidlit aux principes de notre nature, Shu,

    lapplication bienveillante de ces principes lgard dautrui , et Ren, la vertu suprme.

    Confucius croit en une nature humaine foncirement bienveillante, alimente par

    quatre sentiments inns : la commisration, la honte et la rpulsion lgard du mal, la

    modestie, le sens du vrai et du faux l origine du discernement moral. Les

    dnominations correctes refltent la manire dont Confucius conoit le Tao t king, qui

    pour lui tend se confondre avec un idal de perfection obtenu par la pratique de

    vertus purement humaines . Plus tard, cest Tchouang tseu, le taoiste, qui a mis envidence le rapport tabli par Confucius entre le yi et le ren, quit et humanit. Dans

    une Chine chaotique, dsorganise, ce rappel au respect de lautre par la biensance

    tait vritablement rvolutionnaire. La morale confucianiste empreinte des meilleurs

    aspects de la tradition a figur comme modle de socit, jusquau gouvernement de

    1 F. Hainry, fasc. 2, op. cit. p. ?2 Voir chronologie en annexe.3

    F. Hainry, fasc. 3, op. cit. p. 3.

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    Tchang Ka Chek (1934) qui estimait que la Chine Nouvelle ne pouvait rompre avec la

    tradition confucenne millnaire.

    Cependant, en raction une politique qualifie de passiste, Mao Tse Toung

    sest farouchement oppos cet hritage en ordonnant tabula rasa de la doctrine

    confucenne , par une grande campagne lance sous Lin Piao, en1974.

    2-M tseu le pessimiste.

    Mais bien avant cette dnonciation acharne des valeurs morales anciennes, un

    certain matre M tseu, contemporain de Confucius, sest montr hostile la doctrine de

    son rival, dabord dans ce quelle avait de moralisateur exhortant les individus leur

    responsabilit les uns vis vis des autres- ensuite dans ce quelle avait dlitiste

    encourageant ltude et la rflexion intellectuelle des lettrs . Au fond, nous dit Marcel

    Granet1, M tseu, fondateur dune cole sectaire, tait un conservateur pessimiste

    dont la thorie tait base sur le principe dautorit absolue et dune hirarchie

    incontestable comme solution lanarchie.

    M tseu postulait2 : Quand le Fils du Ciel dit oui, tous disent oui ;quand il dit

    non , tous disent non. Mais surtout, il sopposait avec force aux conceptions

    confucennes humanistes, en considrant que le bonheur et le malheur ntaient non

    pas une question de chance, mais la rcompense ou le chtiment dcerns par le Ciel ;

    cest dire quil donnait une autre signification aux dnominations correctes . Lide du

    Ciel, Tien (ou Tian) lui tait autre chose, bien loign du dcret du ciel, tien ming,

    confucen. L o Confucius signifiait humanit et quit, par les expressions ren et yi,

    M tseu induisait lide de Chef ( le meilleur ) et dopinion ; pour lui, lexpression tien

    che se superpose tien ming,comme si ce che ,dmonstratif, sincarnait dans une

    personne, ce chef-l. Il dit : La volont du Ciel est pour moi comme lquerre et le

    compas pour le charron ou le charpentier. Si elle dit : cela est juste, ce lest ; si elle dit :

    ce nest pas juste, ce ne lest pas3. Par son interprtation, M tseu dtournait au profit

    de son pouvoir dendoctrinement les principes cls de la philosophie confucenne.

    1

    M. Granet, op. cit., sur M tseu, p. 398 407, chap. sur Les recettes de bien public .2 Idem p. 401, sermon 11 du M tseu.3 Idem p. 403, sermon 26 du M tseu.

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    L o Confucius propose des recettes de bien public , dans un respect

    rciproque et une reconnaissance de laltrit, M prche la soumission sans distinction

    au reprsentant cleste, ren, le Chef. Pour lui, distinguer le toi et le moi est le principe

    de toutes les plaies sociales . Il est remarquable que cette raction niant les principes

    daltrit fonctionne comme nimporte quelle forme dendoctrinement actuelle .

    Ce que je propose den retenir, cest le concept-cl figur par tien ming, que

    Lacan interroge dans sa rfrence Mencius, justement pour montrer quel point est

    dlicate la traduction, puis linterprtation des caractres chinois, et quelle orientation les

    dnominations correctes donnent la rflexion ontologique.

    3- Mencius (Meng tzu) lhumaniste.

    Etiemble sinterroge propos du Matre de Mencius1 : Lorsque matre Kong se

    rclamait du Ciel, quentendait-il au juste, lui ? A la mort dun de ses plus chers

    disciples, il aurait gmi : Le Ciel me dtruit ! Ce quoi Etiemble ragit : Mais

    combien dagnostiques chez nous disent Dieu merci ! . Cependant lauteur suppose

    que Confucius conserve tien la valeur quil a habituellement dans les textes classiques

    chinois : sens moral, cosmique et lyrique tout la fois. Tandis que le sage emploie plus

    rarement tien ming , le dcret du ciel. Etiemble le cite2 : A cinquante ans, je compris

    le dcret du ciel (II, 4) . Etiemble laisse se dessiner un flou , tout en conservant au

    terme sa valeur positive : Le ming ressemblerait au destin, mais dans la mesure o

    lhomme se fait soi-mme3 . Ce peut dsigner aussi le hasard, laccident , qui

    contrarient ou interrompent la destine individuelle3.

    Dans le Sminaire XVIII, Lacan va commenter la citation de Meng tzu en

    prambule au thme du jour, la fonction de lcriture4. Bien videmment dans lincertitude

    o nous sommes encore actuellement, (ce que des sinologues comme Granet et

    Etiemble soulignent avec insistance) de lexistence tangible de Lao tseu et de Confucius,

    ce qui a prvalu dans la structuration de la socit chinoise, cest la transmission crite

    de ces principes de sagesse. Lacan parle du phylum philosophique en tant quil est

    nodal pour comprendre ce dont il sagit quant au discours du matre .

    1 Etiemble, Confucius, de 551 1985, Folio essais Gallimard 1986, ch. La Gestion , p. 113.2

    Idem p. 113, 114.3 Idem p. 114.4 Lacan, Sminaire XVIII, leon 4, 17 fvrier 1971, p. 55 et suiv.

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    Le texte dont il est question est extrait du Mencius, recueil des penses de ce

    philosophe. Qui tait-il ?Meng tzu ou Mong tseu, latinis en Mencius, vcut donc la fin

    du IV me sicle av. J.C. il na pas connu Confucius, mais son enseignement lui fut

    transmis par Tseu sseu, petit-fils du matre . Comme son illustre prdcesseur, il naquit

    dans la seigneurie de Lou. Marcel Granet note1 quil tait un brillant crivain, plutt

    polmiste que penseur. Il ajoute1: Il dfendait la sagesse confucenne en la dfinissant

    comme une sagesse du juste milieu, galement distantes de deux utopies

    pernicieuses , lindividualisme pur, gosme grossier chez Yang tseu2, le fanatisme et la

    dvotion sectaire au bien public chez M tseu. Mencius affirme : Yang tseu part du

    chacun pour soi. Sarracher un seul poil lavantage de lempire, il ne laurait pas fait. M

    tseu, cest laffection qui ne distingue pas : se faire broyer du cou au talon lavantage

    de lempire, il laurait fait.

    Maillon de la transmission confucenne, Mencius en reprend les thmes

    humanistes principaux.Mais, et cest l toute limportance de lexprience quen fait

    Lacan, quelque chose du fait de lapproche polmique de Mencius ,pourtant le contraire

    dune ide originale et novatrice3, quelque chose de surprenant va sortir de ce discours

    tautologique4 , justement parce quil sagit de transmission crite, de lcrit, qui nest pas

    la parole. Ce discours tautologique, cest : Homme, soyez humains5 , humain tant

    signifi par le caractre ren dont - lexigence dEtiemble eu gard aux traductions des

    plus minents sinologues le montre bien - peuvent tre extraites diffrentes traductions,

    diverses interprtations. Nous lavons vu avec M tseu lopposant, qui promouvait lide

    de chef. Rendfinit lhumanit,comme un en-plus, une qualit morale inhrente ltre

    et qui ne demande qu se rvler. Franois Jullien la peroit comme un minimalisme

    philosophique , une vidence : Ce qui singularise Mencius, ce nest dailleurs pas quil

    dise cela, cest quil ne dise que cela, consquence de ce quen chinois, la vertu

    dhumanit scrive avec lidogramme de lhomme suivi du chiffre deux ren, ren yi.

    Donc, dans lcriture chinoise, cest lhomme accol au chiffre deux ,

    calligraphi ainsi : , et qui signifie laltrit.

    1 M. Granet op. cit., ch. L orhodoxie confucenne , p. 451, 452.2 Yang tseu ou Yong zi, lun des philosophes prcurseurs de la transmission de la pense taoiste.3 Comme le montre F. Jullien, op. cit.4

    Suivant lexpression de F. Jullien, op. cit. p. 395.5 Idem p. 394.

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    Lacan aborde la fonction de lcriture par ce quil dmontre de la complexit de

    lcriture chinoise, tant est sujette nuances la traduction des diffrentes composantes

    des caractres chinois .

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    Sil sagit, dans la structure du discours du matre (qui fait exister le grand Autre

    incarn par le Un comme semblant du pouvoir qui domine tous les autres1), dont le sens

    sextrait dune vrit naturelle qui resterait dfinir, Lacan vient soutenir autre chose que

    lexigence du logico-positivisme2, doctrine philosophique estimant qu un certain

    nombre dnoncs philosophiques se trouvent en quelques sortes dvaloriss du fait

    quils ne donnent aucun rsultat saisissable quant la recherche du sens . Il ajoute :

    En dautres termes, pour peu quun texte soit pris en flagrant dlit de non-sens, il est

    mis pour cela mme hors jeu et si nous partons du principe que quelque chose qui

    na pas de sens ne peut pas tre essentiel dans le dveloppement dun discours, nous

    perdons le fil tout simplement. Aussi bien le sens est-il une question de culture et dans

    la sagesse orientale, le non-sens laisse mditer, cest ce qui est manifeste dans le

    taoisme et le bouddhisme.

    La philosophie humaniste de Mencius se fondait sur un certain pragmatisme,

    puisqu elle sinscrivait dans un engagement politique , dans un projet damlioration

    morale des stratgies gouvernementales. Ltayage en tait le bon sens. Etiemble

    raconte3 : On assure que Mencius rsida dans le Tsi, dont le prince, le roi Huan,

    prtendait lhgmonie Comme ce prince navait pas ltoffe dun vrai roi, Mencius

    qui dtestait les hgmons quil opposait aux Wang, les vrais rois, voulut le persuader

    den adopter les qualits : Constituez ds aujourdhui un gouvernement fond sur la

    bienveillance Mencius fit au prince un discours complet dconomie politique :

    quand on crve de faim on se soucie fort peu des manires et de la morale ;

    commencez donc garantir tous vos sujets de quoi manger et assurez la subsistance

    des leurs. La vertu et la morale , tablies comme valeurs incontestables, ne pouvaient

    que rparer un pays en crise, tout en maintenant la stucture dune tradition hirachique,

    que lon pourrait retrouver mtaphoriquement dans la structure de lcriture :le caractre

    tian ,le ciel, se trace au dessus et le caractre ming, qui le complte, lui estsubordonn dans lexpression le dcret du ciel . Lon a vu quel point M ,

    lopposant, a rcupr cette expression en lui donnant un tout autre non-sens.

    1 Expos dAntonio Quinet intitul lhtrit de Lacan , p. 67 de la revue de psychanalyse, Htrit 2,2001 lOdysse lacanienne, IFCL nov. 2001.2

    Lacan, Sminaire XII, p. 59., propos de louvrage des philosophes anglais Richards et Ogden, intitulThe Meaning of Meaning, Le Sens du Sens, sur la doctrine logico-positiviste.3 Etiemble, Confucius , chap. Le legs , p. 158-159.

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    Conclusion : quand lhumanisme chappe la logique philosophique.

    La ligne vertueuse de Mencius est humaniste, en ce quelle reconnait des

    qualits altruistes tout individu, comme inhrentes et virtuelles . Elle ne doute pas

    dune possible compassion. Quest-ce qui fait dire Etiemble1 Peut-on lire en Mencius

    comme une premire bauche de la psychanalyse ? Est-ce le fait que, dj,dans le

    phylum confucen, la perspective humaniste ne pouvait scrire sans lien lAutre ? Est-

    ce le fait que ces sages avaient su, par la primaut donne au langage et aux

    dnominations correctes , dceler et nommer des tendances chez ltre humain ,

    mises lpreuve de la collectivit ? Etiemble nmet pas de rponses et conclut dune

    hypothse dans le champ du discours politique : Je crois que si la Chine avait appliqu

    son conomie politique (celle de Mencius) , elle et montr au monde le chemin du

    socialisme2.

    Il est fort intressant de se reporter lanalyse de la pense mencenne par

    Franois Jullien et Thierry Marchaisse3. A propos du principe tautologique de Mencius,

    Hommes, soyez humains , F. Jullien ajoute : Voil ce quil faut bien assumer

    pourtant par la pense , mais qui chappe la philosophie. Elle na plus rien dire la-

    dessus, les mots lui manquent. Que manquait -il aux mots, pour un autre grand Sage

    de lHistoire chinoise, Tchouang tseu ?

    Chapitre 3.

    Tchouang tseu, srnit et ralisme.

    Lacan, Sminaire XIV, leon du 26 avril 1967.

    Introduction.

    Est-ce fatalit que de suivre la Voie ?Les confucens se donnaient pour objectif, dans leur rle de sages conseillers

    auprs des princes, de les amener la raison et la vertu par lusage des

    dnominations correctes, et lloquence requise signait la qualit du discours des lettrs.

    Tchouang tseu en taoiste clair ne cherchait pas convaincre. Sa profonde

    spiritualit sexprime travers lun des textes les plus importants du deuxime chapitre,

    1

    Etiemble,Confucius op. cit.p. 167.2 Idem rfrence prcdente (2, p. 17).3 F. Jullien et T. Marchaisse, op. cit., ch. Lire Mencius, lire la Chine , p. 401.

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    1- Le papillon et lAutre.

    Cependant, est-ce vritablement fataliste ? Voici quelque chose dassez tonnantet qui nous permet de reporter toute notre attention sur le paragraphe que Lacan rserve

    Tchouang tseu dans leSminaire XIV1. Liou Kia hway rappelle ce que dit le philosophe

    propos de la libert2 : Lhomme parfait est sans moi, lhomme inspir est sans

    mrite ; lhomme saint ne laisse pas de nom . Cette libert intrieure serait

    laboutissement dune sorte de dissolution o lhomme change de point de vue par

    rapport son moi , parce quil aspire fusionner avec la nature en surmontant

    idalement lobstacle de la matire .

    Si nous suivons Lacan dans le rve de Tchouang tseu, nous sommes tents de

    rapprocher cette dissolution , de laphanisis de Jones. Lacan met en garde de ne pas

    sgarer dans un possible contresens : Dieu sait ce quon lui fait dire ( Tchouang tseu

    de ce quil aurait dit propos davoir rv de stre rv lui-mme tre un papillon.Il

    aurait interrog ses disciples sur le sujet de savoir comment on peut distinguer Tchouang

    tseu se rvant papillon, dun papillon qui tout rveill quil se croit ne ferait que rver

    dtre autre chose ! Pour Lacan, il sagit avant tout du thme de la formation des tres

    savoir des choses et des lois qui nous chappent depuis longtemps dans une trs

    grande mesure , je veux dire quant ce quil en tait exactement pens par ceux qui ont

    laiss des traces crites . Dans ce rve, si le je de Tchouang tseu est comme

    voyant lobjet et quil peut dire je vois ceci ou cela lAutre, le papillon n est rien

    dautre que ce qui le dsigne lui-mme comme tache, le je sur ce fond . Il sagit de

    la pulsion scoptophilique, o nous ne pouvons pas encore saisir , dans la multiplicit,

    au reste, de ces objets a, ce qui lui donne ce privilge dans le statut du je en tant quil se

    pose comme dsir .

    Nous ne saurons jamais rien du dsir de Tchouang tseu, cependant nous en dit-il

    un petit quelque chose dans sa qute de la Voie, dont lidal est le dtachement

    suprme ? Peut-on envisager qu la notion de dtachement des biens matriels soit

    relie celle de dtachement de lobjet a, tel que la rptition de ce quelque chose qui

    1

    Lacan, Sminaire XIV, op. cit., ch. VIII, leon du 25 janvier 1967, p. 115 et suiv., Tchouang tseu et le rveau papillon.2 Liou Kia hway, op. cit., p. 13 de la prface.

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    tombe de lobjet soit rsolue par lutopique fusion de lhomme et de lunivers, dans

    l harmonie cosmique chre aux taoistes ?

    2- Le rve comme thme de rflexion.

    Le rve au papillon vient clore le chaptre 2 du Tchouang tseu. Mais voici un

    passage dtaill, qui le prcde, et o se dploie le concept du rve. Alors que

    Tchouang tseu, travers un dialogue imaginaire expose que le saint est ignorant et

    simple1 il ajoute : Comment pourrais-je savoir si lamour de la vie nest pas une

    erreur ? Comment pourrais-je savoir si celui qui a horreur de mourir ne ressemble pas

    un enfant gar qui oublie le chemin du retour vers son foyer ? Et plus loin viennent

    ces paroles tonnantes2 : Certains rvent de festins et pleurent au rveil, dautres

    pleurent dans leurs rves , et laurore partent la chasse .Or les uns et les autres

    ,pendant leurs rves, ne savent pas quils rvent, et parfois rvent quils sont en train de

    rver.Ce nest quau moment de leur rveil quils savent quils rvent . Ce nest que lors

    du grand rveil quon sait que tout na t quun grand rve. La foule ignorante se croit

    veille en distinguant le prince dun berger. Quel prjug !

    Quant au rve au papillon : Jadis, Tchouang Tchou rva quil tait un

    papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant quil tait Tchou lui-mme .

    Brusquement, il sveilla et saperut avec tonnement quil tait Tchou. Il ne sut plus si

    ctait Tchou rvant quil tait un papillon , ou un papillon rvant quil tait Tchou.

    Entre lui et le papillon, il y avait une diffrence. Cest l ce quon appelle le ch angement

    de tres. Si nous rejoignons le paragraphe o Lacan, dans le Sminaire XII3distingue

    deux termes partir de la diffrence et de laltrit, les termes de semblable et de mme,

    et plus familirement du pareil au mme, la thse de la position scopique du je par

    rapport l Autre permet de situer lAutre comme conjoint non pas au pareil mais au

    mme , et il est opportun de ritrer cette remarque : la question de la ralit de

    lAutre est distincte de toute discrimination conceptuelle ou cosmologique, elle doit tre

    pense au niveau de cette rptition de lun qui linstitue dans son htrotit

    essentielle. Lacan dcle dans le rve du papillon une position relative lAutre. Dans

    un autre texte, dont ce rve pourrait tre lune des ramifications, Tchouang tseu situe

    1Tchouang tseu, op. cit., ch. II, p. 43.2 Idem p. 44.3 Lacan, Sminaire XII, op. cit. p. 186.

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    ltre dans laltrit. A vrai dire, tout tre est autre, tout tre est soi-mme. Cette vrit

    ne se voit pas partir de lautre, mais se comprend partir de soi-mme , mais soi-

    mme dpend aussi de lautre1.

    En termes analytiques, lon dirait que Tchouang tseu interroge la position

    du sujet dans son rapport lAutre et ce nest pas sans voquer cet Autre de

    lalination , que le dsir, cest le dsir de lAutre. Ce que dit Lacan sur le rve de

    Tchouang tseu, cest quil dvoile une ide transparente elle-mme2 .

    Conclusion : on en parle encore.

    Que pouvons nous retenir de cette progression dans la sagesse chinoise, nos

    sminaires sous le bras ?

    Dans la leon du 25 janvier 1967, Lacan samuse un tantinet, partir de la formule3 : Je

    suis non pas celui qui suis, ni celui qui est, mais ce que je suis, cest dire cherchez toujours !

    Puis : Car la vrit le Tao snonce, comme vous le savez, de notre temps o le Zen court les

    rues , vous qui avez bien d le rcolter dans un coin, que le Tao qui peut se nommer nest pas le

    vrai Tao. Nous ne sommes pas l pour nous gargariser avec ces vieilles plaisanteries. Il sagit

    surtout de dire en quoi les mystiques - si tant est que Lao tseu et Tchouang tseu en aient t -

    veillent une certaine vigilance, de ne pas sblouir de lvidence surtout lorsque les choses ontlair de tourner rond.Boutade lacanienne ? Les mystiques je nen parle que pour signaler

    quils sont moins btes que les philosophes, de mme que les malades sont moins btes

    que les psychanalystes4 .Si nous pouvons cheminer dans ces Voies, cest que les crits des

    philosophes chinois sont arrivs jusqu notre sicle ; ils nous font encore parler. Et quelquesoit

    leur angle dapproche, cest bien autour de ce qui na pas t entendu quil y a matire

    discussion.

    En quoi, dtre crit, modifie-t-il le discours ? Lacan avertit son auditoire avec

    insistance, propos de la formule du discours de lanalyste5 : Cest parce que ctait

    1 Liou Kia hway, op. cit., p. 15.2 Lacan, Sm. XIV, op. cit., p. 115.3 Idem, p. 114.4 Lacan, Sm. XIV, op. cit., p. 273.5 Lacan, Sm. XVIII, op. cit., p. 61.

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    crit et crit comme a, car je lai crit maintes reprises, que vous ne lavez pas

    entendu. Cest en a que lcrit se diffrencie de la parole, et il faut len beurrer

    srieusement, mais naturellement non pas sans inconvnients de principe, pour quil soit

    entendu Cest de la parole que se fraie la voie vers lcrit .

    Nous tenterons dapprofondir cette question dans la deuxime partie.

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    DEUXIEME PARTIE

    CALLIGRAPHIE , BELLE ECRITURE , FICHUS CARACTERES

    Introduction . Ailleurs, la psychanalyse

    Freud en Chine

    Monsieur Muo1, apprenti psychanalyste chinois, est de retour en Chine aprs

    un long sjour en France, o il a tudi Freud et Lacan. Le train lemmne dans sa

    province natale du Sichuan : Non, Monsieur Muo ne se trouve pas dans un wagon,

    mais au milieu dune ligne dcriture, dans la langue dun lointain pays, et surtout au

    milieu de ses rves, quil noteet analyse avec tant de conscience professionnelle, tant

    de zle, ou plutt tant damour2 De fait, Monsieur Muo voue Lacan et Freud , ses

    deux matres, une adoration inconditionnelle . Lire Freud et Lacan, sen remmorer

    des passages, font natre en Monsieur Muo une volupt enfantine . Le plaisir quil

    prouve retranscrire ses rves en franais le libre dune calligaphie besogneuse et,

    du coup, est le signe quil est entr dans un autre monde, toujours palpitant, toujours

    passionnant, toujours nouveau. Le roman de Dai Sijie, intitul Le complexe de Disest

    rcemment vu attribuer le Prix Femina. Il arrive point nomm pour illustrer par la fiction

    lun des possibles de lavenir de la psychanalyse outre-occident.

    Mais au-del de la lgret et de la fantaisie de cette fiction, au-del de la

    caricature dun apprenti psychanalyste qui vnre ses matres, Freud et Lacan et non

    Lao Tseu ou Confucius, il apparat deux thmes , vers lesquels nous a conduit le

    parcours guid par Lacan travers civilisation et philosophie chinoises. Ce parcours

    concerne moins la transmission possible de la psychanalyse ailleurs que dans les

    socits occidentalises, que les particularits des modes de pense qui traduisent

    autrement ces deux thmes, celui de la vrit et celui de la jouissance.

    Aprs la migration des sagesses orientales en Occident, qui a donn lieu

    quelques remarques allusives de Lacan, comme nous lavons vu dans la premire partie,

    nous assistons la migration de la psychanalyse vers la Chine, un moment o la

    socit chinoise subit dimportantes mutations, tiraille par des forces antagonistes :

    1

    Dai Sijie, Le complexe de Di, d. Gallimard 2003. Monsieur Muo est le nom du personnage principalde ce roman.2 Idem p. 16 et 17.

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    dune part le retour aux valeurs traditionnelles confucennes, dautre part lattirance vers

    la consommation capitaliste1 . Nous dvelopperons cette question un peu plus loin, grce

    de prcieux lments recueillis au cours dun entretien tlphonique avec Monsieur

    LIN Ping Xian, minent professeur dhistoire de la psychanalyse Pkin.

    Mais comme nul ne peut prdire lavenir de la transmission de la psychanalyse, il

    est par contre indispensable dexplorer ce qui se profile des consquences de la

    diffrence langagire,entre notre civilisation et la civilisation chinoise, question finalement

    dbusque par Lacan au cur de lcriture chinoise.

    La chronologie historique de la premire partie a permis de situer les pisodes

    philosophiques dont Lacan sest inspir pour largir sa rflexion. Avec ces repres

    philosophiques et chronologiques, nous remonterons le cours des Sminaires avec en

    ligne de mire ces deux termes, de la vrit et de la jouissance, tous deux reconsidrs

    dans cet espace de sagesse laissant sa trace par lcriture, et dans lequel vrit et

    jouissance demeurent galement insaisissables.

    Dommage ?

    Remonter le cours des sminaires, cest repartir, comme annonc dans

    lintroduction gnrale de ce mmoire, du passage de Tlvision o lacan parle de la

    Voie et lche ce regret : Dommage que 2. La jouissance et la vrit y apparaissent

    lpreuve des particularitsdune civilisation diffrente ,tout comme la diffrence entre

    lcriture chinoise et la ntre3, ce qui nous apprend quelque chose dautre, autre chose

    que la btise du simple constat.

    La structure propre cette criture, son originalit, son appel lquivoque, nous

    donnent envisager dautres aspects des modalits de la jouissance.

    En premier lieu, nous relions ce moment de Tlvision au chaptre IX du

    Sminaire XX4, comme rappel des dveloppements de Lacan sur la jouissance et sesmodalits. Si pour les taoistes, Laffaire nest pas de vrit mais de voie , sagit-il

    dune jouissance autre, celle de la sagesse, parce quelle serait jouissance de la

    pense5? Vers quoi Lacan nous oriente-t-il ?Il sagit bien ici dOrient, dune voie qui

    slve, mais vers quoi, eu gard la vrit ? Nous nous efforcerons dextraire du champ

    1 V. article paru dans le journal Libration du 30/10/03 : 2500 aprs, Confucius bouge encore 2 LACAN Tlvision op. cit. p. 52.3

    LACAN Sminaire VIIop. cit. p. 195.4 LACAN Sminaire XXop. cit. ch. IX, Du Baroque , p.95.5 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 66.

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    philosophique ce qui sen diffrencie par la voie toute spciale de la sagesse et qui attire

    le Sujet vers un autre mode de jouissance, qui, pour emboiter le pas la remarque de

    Lacan, laisse froide la ntre . Que peut-il y avoir dans lexpression de son regret :

    Dommage que ?

    Avec le secours de lIndex Rfrentiel , nous pouvons observer de manire

    panoramique, trois champs dexploration de Lacan dans la culture chinoise : le geste et

    le thatre, la philosophie au fil de lcriture, et labord de lArt potique par lcriture ,

    grce luvre de Franois Cheng. Ce cheminement volutif soulve de nombreuses

    interrogations qui semblent confluer vers le thme de la jouissance et de sa particularit

    mise jour dans Tlvision.

    Partout a ne va pas .

    En ce qui concerne la Chine actuelle, issue de lcriture et du dtour 1 quelque

    chose des particularits culturelles est emport dans le mouvement sociopolitique et la

    recomposition des liens sociaux. Lon ne peut que sinterroger sur cet intrt naissant

    pour les sciences humaines, dont la psychanalyse. Cest lmergence dune approche

    clinique de lindividu dans une culture fonde sur la collectivit.

    Cest l un point de convergence avec ce qunonce Lacan dans le Sminaire XX,

    sur la collectivit et le non-rapport sexuel, do lon peut dduire que quelquesoit la

    collectivit, les rapports des hommes et des femmes a ne va pas 2, sauf faire aller

    quand mme par divers amnagements de ces rapports.

    Il nest, l, pas question de diffrence de stucture, mais de modalits. Si le

    rapport sexuel ne peut pas scrire , quest-ce qui peut bien scrire dans une civilisation

    fonde sur lcriture ?

    Le discours psychanalytique dbusque cette vrit, que a ne va pas , en ce

    sens que cette part importante de ce qui se confie dans le discours cest reconnatreque a ne va pas . Que chaque ralit se fonde et se dfinisse dun discours 3 cest

    poser la cause et les effets. Si le signifiant est cause, les effets en sont le signifi,

    lcriture, et la jouissance. Et lorsque dans son approche du texte de Mencius4, Lacan

    relve la fonction de la cause, cest bien dadmettre intuitivement, en labsence de ralit

    1 Franois JULLIEN, Le Dtour et lAccs, stratgies du sens en Chine, en Grce, d. Grasset etFasquelle, 1995.2

    LACAN Sminaire XXop. cit. p. 34.3 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 33.4 V. Premire Partie de ce mmoire, sur Mencius.

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    prdiscursive, un amnagement possible de la jouissance, qui passe par la voie qui nest

    pas vrit.

    Cette fonction de la voie substantifie par lcriture vient pallier - Lacan parle de

    supplance du langage - linsaisissable logique dun rapport ncessaire, qui ne cesse

    pas de ne pas scrire .

    A partir de Tlvision, les notions de vrit, de voie et de jouissance sont, en

    somme,autrement interroges, et constituent le point charnire dune double ouverture :

    lune thorique, sur la fonction de lcrit en tant que lcrit se diffrencie de la parole

    et que l criture est effet de discours ; lautre dans ce champ dexprience quest

    lAutre culture, avec les particularits de lcriture chinoise, traces inscrites long terme,

    de la voie taoiste de la jouissance et plus largement de la voie de la Sagesse.

    Lacan parle du discours philosophique comme une variante du discours du

    Matre 1 tout comme le discours de la sagesse. Cest un discours qui scrit, et cest en

    ceci que lcrit se diffrencie de la parole 2, faire autre chose du discours et

    produire dautres effets.

    Chi,signifiant du souffle.

    Louvrage de Colette Soler, Len-corps du sujet3, amne un nouvel clairage sur

    ce qui relie, dans le champ de la jouissance, le corps et lcriture. Lacan, dans le chapitre

    Ronds de ficelle , Sminaire XX4, soutient que ce qui scrit, ce sont les conditions

    de la jouissance et nous verrons cet aspect de la question travers le geste et le corps

    dans les Arts corporels chinois, issus des plus anciennes pratiques taoistes. Retenir

    son foutre , comme le synthtise Lacan reprsente en quelque sorte la quintessence de

    la matrise corporelle puisant aux sources de la Sagesse.

    Colette Soler rappelle que la jouissance est la marque du sujet, quelle est inscrite

    dans le sujet. En ce sens, lcrit voque le symptme, effet marquant du signifiant-cause.Si lcriture procde de la jouissance en ceci quelle implique le corps, comme la

    remarquable gestuelle de la calligraphie, alors la civilisation chinoise est un exemple

    vivant et reprsentatif du passage de la culture lArt ; lart calligraphique, indissociable

    de lcriture potique, sen fait le symbole car il mane, comme tout ce qui srige en Art

    dans cette tradition, dun signifiant qui minemment dsigne le vivant : le chi (ou qi),

    1

    LACAN Sminaire XXop. cit. p. 36.2 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 45.3 Colette SOLER, Len-corps du sujet, cours 2001-2002, d. du Collge Clinique de Paris.4 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 118.

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    souffle, nergie vitale, qualifi par bien dautres signifiants qui ne sont, tous, que des

    approximations. Dans lide de souffle vital, nous dcelons le point nodal de la

    jouissance.Luvre de Franois Cheng, qui pour Lacan fait rfrencedans le Sminaire

    XXIV, transmet une prcieuse vocation de la mtamorphose du discours travers

    lcriture potique. Lorsque Franois Cheng introduit Lcriture potique chinoise1, il parle

    effectivement des mtamorphoses qua connu, au long des sicles lcriture chinoise

    depuis son origine, ce chant ininterrompu . Il note aussi que le systme dcriture a

    conditionn en Chine tout un ensemble de pratiques signifiantes , posie, calligraphie,

    peinture, mythes. Lon peut ajouter que, initialis par le mouvement du chi, le geste

    calligraphique procde de la mme dynamique que la gestuelle des Arts corporels, Arts

    martiaux (Wushu, Taiji quan) ou Arts de la sant (Dao yin fa, Chi gong). Ecriture,

    jouissance, mtamorphoses : il semble que les formulations du discours, prenant corps,

    nous donnent bien des indications pour rflchir aux conditions de la jouissance et la

    fonction de lcrit.

    Chapitre 1.

    S/s2Lcrit est-il lire ?

    Introduction. Intraduisible.

    Finnegans Wake, au tout dbut3 : Sire Tristnam, violeur damoeurs, manchissant

    la courte oisie, navait pque baiss sa derrive dArmorique du Nord, etc

    Auparavant, cest une citation de Roland Barthes qui inaugure la prsentation du

    Finnegans Wake, de James Joyce : Lcriture nest nullement un instrument de

    communicationelle parat toujours symbolique, introverse, tourne ostensiblement

    du ct dun versant secret du langage.

    Lorsque Lacan, dans le Sminaire XX, insiste sur la forme pronominale de selire , cest pour dire quel point lcrit nest pas forcment lire, car pas forcment

    lisible par lautre. Si Joyce nest pas traduisible en chinois4, cest quil y a une relation si

    particulire, dans son criture, entre le signifiant et le signifi, que langlais de Joyce -

    cependant traduisible en franais - et la langue chinoise ne naviguent pas sur la mme

    1 Franois CHENG, Lcriture Potique Chinoise, d. du Seuil, 1996, p. 11.2 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 35 : S/s, effet de discours, ce que la barre fait valoir entre Signifiant et

    Signifi est marqu par la distance de lcrit.3 James JOYCE, Finnegans Wake, d. Gallimard Folio, 1982, p. 19.4 LACAN Sminaire XXop. cit. p. 36-37.

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    longueur donde. Lacan dit que le signifiant de Joyce vient truffer le signifi . Si cette

    absolue fusion se fait hors-sens, exclue limaginaire, cest que la barre entre S et s,

    barre de la ngation, sestompe , ou disparat. Lquivoque du sens est alors illimite,

    infinie, hors sens, il ny a plus vraiment de distance entre le signifiant et le signifi.

    Colette Soler, dans son ouvrage Laventure littraire ou la psychose

    inspire1 consacre toute une partie James Joyce, et dmontre dans le prolongement

    de lanalyse lacanienne ce quest, chez Joyce, la pure jouissance de la lettre2 . La

    question qui se dvoile dans lcrit est celle du sens. Lhypothse de Lacan est que,

    chez le Joyce de Finnegans Wakeen particulier, le court-circuit du sens passe par

    un usage spcial de lquivoque3. Colette Soler ajoute : Le paradoxe, cest que

    Joyce fait de lquivoque mme, symptme, autrement dit jouissance3 au point

    quil fixe la jouissance la pulvrulence de lquivoque rendant tout sens volatile et

    insaisissable. Cest une manire toute particulire de phagocyter lcriture. Dans un

    autre chaptre, Colette Soler affirme que Joyce se fait, par la lettre, un ego

    consolid4 , qui supple au laisser-tomber du corps. Lacan prfrait parler

    d ego que de moi , du fait du dnouage de lImaginaire 5 de son amarrage au

    Rel et au Symbolique, du fait de navoir pas de corps , de ne pas crire avec son

    corps6 . Colette Soler explique alors : lincorporel de son criture tient au fait quentre

    rel et symbolique il sagit dune jouissance qui nest pas du corps propre, mais des

    lettres multiples de la langue. En ce sens, on pourrait dire que Joyce ncrit pas avec

    son corps5. Dans la possession de la lettre, Joyce fut peut-tre le martyr7 de la

    langue , dmontrant qu lextrme, lcrit est pure jouissance de la lettre.

    Colette Soler nous dit aussi que lenseignement de Lacan voque dautres

    exemples de pure jouissance de la lettre : la calligraphie notamment, o il sagit de

    tracer le trait unique dun seul coup, sans rature. Pourtant, la particularit de la

    calligraphie chinoise rside en ce quelle requiert une attitude corporelle de mmenature que celle des Arts Corporels en gnral, inspirs par les principes Taoistes. La

    1 Colette SOLER, Laventure littraire ou la psychose inspire, d. du Champ lacanien, 2001.2 idem p. 59.3 idem p. 60.4 idem p. 71.5 idem p. 67.6 idem p. 61.7 idem p. 82.

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    calligraphie chinoise est donc un art corporel o lquivoque et Lacan nous en

    explique quelque chose dans son approche de Mencius surgit la fois de la prsence

    du calligraphe, du vide et du plein, de la forme, du trac, aussi bien que du contenu

    potique, pictural. Le sens et son quivoque sont suggrs par larticulation des

    caractres tracs et des sons dont ils sont porteurs. En ce sens, il est possible de dire

    de la calligraphie chinoise quelle a une fonction de transmission, de situer la civilisation

    chinoise dans un continuum, une gnalogie.

    Le dtour par lcriture de Joyce, nous en dit un peu plus sur la fonction

    symptomatologique de lcrit, cest dire l o se situe la jouissance. Pour Joyce, il

    sagissait de se faire un nom, le nom de ce que je suis pour lAutre autrement dit le

    nom du symptme que je suis pour lui1. Colette Soler traduit par l que Joyce a

    trouv son audience il a russi passer du traumatisme de lalangue au

    symptme-nom, qui fait de lui un matre du discours . Ce fut sa manire lui dentrer

    dans le lien social, par la publication , la renomme .

    Si la civilisation chinoise sest fonde sur lcriture, cest que, justement, lcriture

    consiste pour elle en le vecteur du dit et du non-dit, conformment lindicible Tao, en

    core faut-il que cela soit entendu, que le Tao est indicible. Lcriture chinoise se

    construit dune codification aux origines les plus anciennes(V. les graphis antiques en

    annexe) ,o le corps est engag, jusqu y tre reprsent comme trac de base,

    comme cl . La lettre, effet de discours, dsigne ds lorigine la marque de

    reconnaissance grave sur des objets dchange, la marque de fabrique : Cela veut

    dire que cest du march prcise Lacan2 et donc que le march est effet de discours,

    dans une possible rciprocit, dans lchange codifi.

    Leffet du discours, dans cet change, fonctionne comme un lien, sur le modle de

    S/s sans lequel on ne pourrait pas voir que du signifiant sinfiltre dans le signifi ,

    que quelque chose se transfuse de lun lautre. Pourtant, ce que lon entend, cest lesignifiant. Le signifi, lui, ne sentend pas, bien queffet de signifiant.

    Il est utile de considrer les choses dans leurvolution. Lacan nous invite

    les prendre au niveau de lhistoire de chaque langue2. Si nimporte quel effet de

    discours est fait de la lettre, la lettre, elle, sort des diffrents discours, de la multitude

    des langues. Aussi bien, les lettres sorties du discours analytique ont-elles une valeur

    diffrente que celles de la thor