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Philippe Muray

Chers djihadistes…

MILLE ET UNE NUITS

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Photographie de couverture : 13 septembre 2001.Destruction du World Trade Center.© Corbis Sygma© Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème

Fayard, janvier 2002.ISBN : 2-84205-649-3

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Les Américains doivent savoir que, par la volonté de Dieutout-puissant, la tempête des avions ne s’arrêtera pas, parceque des milliers de jeunes de notre nation veulent autantmourir que les Américains veulent vivre.

Souleiman Abou Ghaïth,porte-parole d’Al-Qaida.

Je suis stupéfait qu’il y ait une telle incompréhension de cequ’est notre pays, qu’il y ait des gens qui nous haïssent. Jesuis comme la plupart des Américains, j’ai du mal à le croireparce que je sais à quel point nous sommes des gens de bien.

George W. Bush

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On est saisi d’étonnement et même d’épouvante lorsqu’onentend des hommes parler d’affranchir l’Homme. Commentdes esclaves affranchiraient-ils l’Esclave ? Et comment croireque l’Histoire – procession de méprises – puisse traînerencore longtemps ? L’heure de fermeture sonnera bientôtdans les jardins de partout.

Cioran

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Chers djihadistes,

Moins de trois semaines après vos criminelles attaquescontre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que,malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables,la vie normale revenait en force dans l’agglomération new-yorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuvemanifeste : le volume de la musique était de nouveau poussé àfond dans les restaurants, de sorte qu’il redevenaitmerveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir lamoindre conversation, ou, plus simplement, de s’y entendre.

C’était, il est vrai, un peu avant que les spores du bacille ducharbon ne commencent à se répandre par voie postale, et quede nouvelles menaces ne se précisent, plus troublantes encore,peut-être, de provenir d’un éventuel ennemi intérieur (maiscomment pourrait-il s’en trouver un seul ? c’est ce que nousne comprenons pas).

Cette anecdote, toutefois, ne devrait pas vous tromper :notre civilisation, cette civilisation que vous voudriez anéantir,s’était lentement extraite, dans la nuit des temps, d’un amasde bruits inarticulés afin d’accéder par le langage à la pensée, àla différenciation, au dialogue, à l’intelligence, à l’art et à uncertain nombre d’autres raffinements encore, parmi lesquelson trouve le sens du conflit, celui de la division, du défi, del’affrontement, des antagonismes et des différences, et enfinl’esprit critique.

Toutes les puissances de la discorde, qui est la vie, avaientjoué des coudes, longuement, péniblement, au milieu du tohu-

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bohu, s’étaient frayé un chemin difficile entre les rumeurs sansqueue ni tête de l’innommé matriciel et originel. Et ainsi s’étaitpeu à peu créé ce que chez nous on appelait l’Histoire.

Nous retournons, aujourd’hui, à ce bruit indifférenciécomme à notre nouvel idiome commun, qui est aussi la marquede notre innocence reconquise, et la façon dont nous avonsrésolu d’orchestrer l’irrésistible marche en avant de notrehégémonie.

Vous avez vos mollahs aveugles. L’Islam, curieusement, enregorge, et souvent ce sont vos plus émouvants prédicateurset vos guides spirituels ou guerriers les plus écoutés. Maiscette particularité ne saurait nous impressionner : nous, noussommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaquejour de manière un peu plus irréversible.

C’est une condition indispensable pour nous débarrasserenfin des derniers fondements de notre ancienne civilisation,en terminer avec le concept de l’individu rationnel, du sujetmaître de soi comme du monde, et nous éclater à perpétuitédans la communion, l’engloutissement, le présent éternel, lafusion cosmique infantile avec le Tout naturel.

En un mot il s’agit, et le plus vite possible, de ne plus riencomprendre à rien, et d’en être non seulement soulagés maisfiers.

Nos valeurs universelles progressent à toute allure et enhurlant à travers la planète, et sur celle-ci nous faisonspleuvoir la manne de droits merveilleux. Mais le silence estexclu de notre programme. Cette exclusion est la contrepartiedes bienfaits que nous dispensons. Il s’agit, à la lettre, decrever le tympan du monde, comme nous détruisons en même

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temps toutes les frontières, toutes les limites, comme nousilluminons toutes les zones d’ombre, comme nouspourchassons les derniers secrets, les dernières velléitésinnommées, et démocratisons les dernières peupladesrécalcitrantes à coups de transparence et de bombes àdépression.

Nous possédons bien des armes pour surveiller, et, aubesoin, déloger ce qui ne nous plaît pas. Nous avons un arsenalde détection extrêmement sophistiqué et toujours renouvelé,qui va de ces fameux UGS (Unattended Ground Sensors)capables de détecter de la vie sous des dizaines de mètres derochers, jusqu’à ces innombrables capteurs oumicroprocesseurs glissés maintenant partout, à la demande ounon, et grâce auxquels la vieille notion mythologique de destinse trouve remplacée par celle, bien moins vaine, de traçabilité.

Nos grandes oreilles électromagnétiques ne traquent pasque vos réseaux. Nos satellites espions, nos systèmes demesures sismiques, acoustiques ou électro-optiques s’adaptentà toutes les situations, et les plus minimes en apparence nousintéressent. Nous disposons, en n’importe quelle circonstance,de détecteurs d’anomalies extrêmement efficaces.

Mais notre plus belle réussite vient encore de ce que nousavons obtenu de nos populations qu’elles désirent ce que, dansce domaine comme dans d’autres, elles subissent.

De manière globale, s’il y a un front sur lequel nous necéderons jamais, nous autres Occidentaux, et où nousentendons remporter une victoire absolue, c’est celui de larégression anthropologique, bien plus encore que celui de lamonnaie ou des droits de l’homme. La suprématie de ceux-ci,

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d’ailleurs, est inséparable de l’invulnérabilité de celle-là. Maisil vous faudra sans doute encore un peu de temps pour leconcevoir ; et réaliser que l’ensemble de ce programme derégression est votre avenir aussi.

Le démantèlement systématique des bases de la raison estun gigantesque travail d’intérêt général. Quelques mauvaiscoucheurs y voient la naissance d’un nouvel obscurantisme ;mais ils ne convainquent pas et ne font guère recette. Nousavons de meilleurs atouts pour soudoyer ceux qui ne seraientpas encore spontanément séduits. La perspective del’émancipation illimitée de chacun, le développement sans findes droits particuliers, l’illusion de la liberté individuelle, lapromesse d’une souveraineté à la portée de toutes les bourses,représentent autant d’arguments que rien ne dépassera. Ilssont les plus sûres armes de notre conquête. Dans ce domainecomme dans bien d’autres, nous n’avons pas une minute àperdre pour produire de supplémentaires ravages qui serévéleront profitables à tous.

Et maintenant ce sont nos peuples eux-mêmes qui, jouraprès jour, demandent moins de lumière et plus de bruit. Laconversation, cet art antique et complexe, est devenue pournous, et depuis longtemps, un phénomène parasite, et mêmeune sorte d’agent pathogène contre lequel nous nerechercherons jamais assez de nouveaux remèdes.L’humanité, nous le savons aujourd’hui, était unempoisonnement. Nous ne travaillons plus qu’à nous enguérir, comme nous nous sommes déjà presque totalementlibérés du temps et de l’espace.

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Notre règne prophylactique, eugéniste et hygiéniste,s’inaugure par un vacarme qui est l’équivalent heureux desgrandes paniques collectives à la faveur desquelles, parailleurs, nous éliminons tout ce qui nous déplaît, depuis lesbovins que nous accusons de fièvre aphteuse jusqu’auxindividus qui ne seraient pas encore enthousiasmés par lenouvel ordre matriarcal que nous avons habillé du nom dedémocratie, et, bien sûr, jusqu’à vos leaders troglodyteslorsqu’il leur prend la très mauvaise idée de cabotinerodieusement contre nous du fond de cavernes qui n’ont mêmepas l’avantage d’être platoniciennes.

Dans la postexistence qui est la nôtre, et à laquelle nous nerenoncerons pour rien au monde, mais que vous tentez deperturber sous des prétextes plus aberrants les uns que lesautres (l’hyperpuissance de l’Amérique, le conflit Nord-Sud, letemps qu’il fait, l’hiver qui vient, la barbe du capitaine, etc.),nous ne nous rassemblons plus, nous autres Occidentaux, quepour célébrer l’impossibilité désormais organisée de parler.Autant dire que c’est contre le propre de l’homme que nousavons engagé la lutte finale. Et que nous ne cessons de fêter,par nos moindres gestes et nos plus grandes actions,l’effacement des êtres. Vous n’avez rien fait d’autre, le11 septembre 2001, que d’interrompre avec une violenceinexcusable ces réjouissances essentielles autant queroutinières. Pour dire la vérité, vous nous avez dérangés.Convenez, au moins, que nous n’en soyons pas ravis. Et quenous souhaitons retrouver au plus vite notre train quotidien.

Vous surestimez grandement les enjeux de la bataille oùvous vous êtes lancés tête baissée. Vous paraissez les

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premières victimes de notre propagande. Vous croyez quevous vous attaquez à une civilisation et à ses tendancesprofondes, sécularisantes, séduisantes, désacralisantes,obscénisantes et marchandisantes. Vous vous trompez demoulins à vent. Il n’y a pas de civilisation. Vous accordez unebien trop grande confiance, même pour le haïr, au discourscommun de nos porte-parole innombrables, politologues,chroniqueurs, commentateurs et observateurs, qui disent, etne disent pas, que nous sommes plongés dans une « guerre desmondes ». Il n’y a plus de monde. Le terme de« mondialisation » lui-même est chargé d’escamoter cettedisparition. Ils racontent aussi, nos charmeurs de serpents, etnous y reviendrons, que l’Histoire se poursuit, mais il n’y aplus d’Histoire ; ou, du moins, l’Histoire elle-même a cessé deproduire de l’Histoire : elle produit de l’innocence, notreinnocence, et elle ne produit plus que cela. À trop croire ànotre pouvoir, vous avez fini par vous convaincre que nousexistions. Vous éclairez vos lanternes avec nos vessies. Vousvous précipitez contre les miroirs aux alouettes et lespanneaux consolateurs que nous avons nous-mêmes édifiéspour notre usage interne, et vous y mettez cette énergieirréfléchie qui vous possède lorsque vous foncez sur nos toursaux commandes d’avions bourrés de kérosène. Mais noussavons, nous, que cette civilisation présente, que nous nousobstinons à appeler l’Occident et qui n’en a presque plus aucuntrait, est incompatible avec la dignité humaine la plusélémentaire : c’est aussi le motif principal pour lequel nousserons implacables dans sa défense. Vos ripostes ne feront quenourrir notre détermination. Votre violence, même de plus en

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plus folle et meurtrière, ne cessera de nous renforcer en vousliant dialectiquement, et chaque fois de manière plus étroite, ànous. La mise en réseau de l’humanité, dont on parle tant, etcette dynamique de l’interdépendance dont on se gargarise, netravaillent qu’en notre faveur. Vos raisons religieuses, quenous ne pouvons prendre en compte, sauf à vous prêterjustement des raisons, ce qui reviendrait à vous attribuer aussiune humanité, se perdront dans la pagaille féerique du parcd’attractions dont nous sommes les créateurs et qui, peu àpeu, supplante le reste.

À la rigueur, chers djihadistes, pourrez-vous représenter,dans notre nouveau dispositif, une sorte d’Oppositionprovisoire de Notre Majesté permettant de croire encore à unebipolarisation de la planète, et à une « alternance » plausible(quoique redoutable), alors que ce qui s’étend c’est notresystème planétaire sans contrepartie.

Dans notre monde sans Autre, vous pourrez être pendantquelque temps cet autre postiche qui, de toute façon, et sousdes apparences diverses, nous sera toujours nécessaire. Vousnous êtes rentrés dedans. Vous avez voulu rentrer dans le jeu,dans notre jeu. Et maintenant il va vous falloir le jouer, ce jeu,et ne jouer que celui-là, et le jouer jusqu’au bout, même si vousvous obstinez à le colorer de références pittoresques au califat,à l’oumma, aux splendeurs de Grenade, à l’âge d’or deCordoue et à tant d’autres turqueries qui vous donnent encoredans votre lutte l’illusion d’une substance, d’un contenu, d’uneautonomie, d’une origine et d’une finalité.

Mais le véritable secret est que ce à quoi vous vous enprenez est sans contenu. Et si vous tenez à demeurer à la

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hauteur de la situation sans précédent que vous avez créée, ilva vous falloir nous imiter. Dès cet instant, donc, votre horizonassigné est l’absence de signification.

Mais il vous faudra aussi, sur ce point capital, garder lesilence comme nous le faisons nous-mêmes.

Et, d’ailleurs, qui vous croirait ? Qui nous croirait ?C’est bien légèrement, mais aussi très utilement de notre

point de vue, qu’au lendemain du 11 septembre tant de nosbouffons à gages, de ce côté-ci de l’Atlantique, se sont donnéune importance de quelques instants en comparant avecgravité ce qu’étaient nos préoccupations avant cette date et cequ’elles ne pouvaient que devenir après tant de pertes et defracas. De notre futilité passée, ces analystes livrèrent unexemple qu’ils jugeaient décisif, et rappelèrent qu’avant vosoffensives aériennes nous ne manifestions d’intérêt que pourles microscopiques et enfantines péripéties de pacotille de« Loft Story ». Ils conclurent dès lors avec sévérité qu’il nousfallait au plus vite retrouver le « sens » des choses et renouerfortement avec nos propres « valeurs ».

Ce prêche agréable n’avait évidemment pour but que demasquer qu’il n’y a plus, de toute façon, ni sens ni valeurs, etque nous saurons bien aussi, au bout du compte, absorbervotre 11 septembre dans notre inexistence. Il ne fera quel’engraisser davantage. C’était d’ailleurs très intéressant, ce« Loft Story », et on ne discerne pas pourquoi vos saccagesdevraient inciter à en déprécier le souvenir. À sa faveur, onput voir s’étriper des anti-Loft qui invoquaient la dignitéhumaine des loftés, et de chauds partisans qui affirmaientqu’ici enfin se déroulait la vraie vie dans ses nouvelles pompes

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et ses nouvelles œuvres. Des amis de longue date se fâchaientà mort pour ou contre la « télé-poubelle », comme si lapossibilité de choisir subsiste quand l’Histoire s’est retirée etqu’il ne reste que les poubelles. Les égoutiers de TF1 traitaientde boueux les vidangeurs de M6. Des controverses d’unesubtilité culminante s’élevaient à propos du « voyeurismeorganisé » ou encore du « brouillage des frontières privé-public et réel-virtuel ». En 1453 à Constantinople, juste avantla chute, une légende prétend que l’on débattait du sexe desanges. On en discutait chez nous avant vos agressions. Et il n’yavait pas davantage de sexe dans tout cela, bien entendu, qu’àConstantinople. C’est même pour cette raison que l’on pouvaiten discuter. Comme on s’émerveillait, dans le même temps, del’exhibition de Catherine Millet et de son naturisme decaserne. Mais nous ne sommes pas à Constantinople, et nosdiscussions sur le sexe des anges, même si elles ont pu semblerprécéder une catastrophe, et peut-être l’annoncer a contrario,ne sont nécessaires que parce qu’elles accompagnentl’expansion sans partage de notre hégémonie allégée de toutelibido.

C’est bien à tort que vous vous courroucez de notrelibéralisation des mœurs et de nos progrès remarquables dansla réduction des inégalités sexuelles (car nous savons que cen’est pas le système industriel et les échanges marchands quivous horripilent d’abord, même si nous le faisons écrire àlongueur de pages par nos plus diligents analystes ; nousn’ignorons pas que c’est contre cela, « Loft Story » ouCatherine Millet, que vous avez fait tomber nos châteaux decartes). Toutes ces fructueuses avancées n’auraient pu avoir

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lieu sans un effacement salutaire de ce que l’on appelaitencore, il y a si peu de temps, la séduction ou le charme. Desorte que notre obscénité, visible en effet, n’est quepublicitaire, et que notre dévergondage n’est que de surface ;et que, là encore, vous surestimez grandement le contenu dece qui est montré.

Vous en éprouvez un échauffement qui vous passera au furet à mesure que vous vous alignerez sur nos positions. Ce sontles meilleures puisque, de la vie sexuelle, il ne reste que lesimages ; ainsi qu’une « guerre des sexes » sans cesse etsavamment réenvenimée, et qui est principalement uneguerre d’usure menée contre la division du féminin et dumasculin. Nous n’avons entrepris, d’ailleurs, de domestiquer laplanète que dans le but de lui apprendre à se débarrasser del’ancien fardeau de la libido (et nous appelons cette opérationdépassement des dominations sexuées). L’aventure est hardieet elle peut prêter à confusion parce qu’elle semble aucontraire emprunter les voies d’une débauche sans frein, maisil s’agit bien d’éliminer celle-ci, au bout du compte, comme ils’agit d’effacer toute altérité, et de convertir les provinces dela Terre à notre positivité sans autre et sans échappatoire.Comme par un fait exprès, les régions retardataires dans cedomaine, donc toujours et encore trop sexuées, sont aussicelles qui se montrent allergiques à nos droits de l’homme et ànotre économie. C’est pour cela que nous nous attaquons àelles. Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles,bien évidemment ; mais nous vaincrons aussi parce que noussommes les moins érotiques.

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Nous autres Occidentaux n’avons guère de temps à perdreavec vous. Il est urgent que nous poursuivions, en dépit de vossombres menées, nos destructions lumineuses, et que nouscontinuions à en développer l’immense chant épique. Nous nepouvons pas arrêter une seule minute de faire péricliter laraison. Le démantèlement programmé de l’ancien patriarcat etla reconduction définitive du monde au jardin d’enfants sontdeux de nos buts essentiels. Et ils sont presque atteints.Quelques jours après votre funeste 11 septembre, un de noshebdomadaires les plus versés dans le modernisme onctueuxdétaillait avec gourmandise les charmes des individus desnouvelles générations, baptisés « kidultes » ou « adulescents »,qui « se passionnent pour Harry Potter et pleurent devant labonne fée Amélie Poulain », qui « redécouvrent les doudous etles peluches », « organisent des parties de Monopoly autourd’un bon gros chocolat chaud » et se donnent rendez-vous àdes « Gloubiboulga Nights » où ils peuvent revoir « les dessinsanimés de leurs tendres années ». De tels divertissements nesont-ils pas mille fois préférables à vos rêveries barbares ? Etne démontrent-ils pas que notre sexe des anges a l’avenir pourlui ? L’identification de toute tendance régressive à lamodernité est une de nos plus belles réussites. « On fait la fête,on pense à rien, c’est le pied », confiait aussi au journaliste unede ces « adulescentes » : il est en effet capital, chez nous, depenser à rien et de trouver que c’est le pied. Durant quelquesjours, vous nous avez empêchés de penser à rien. Nous nevous le pardonnons pas. Nous aurons du mal à l’oublier.

Cependant, nous nous sommes vite ressaisis. Nous n’avonsmême pas eu besoin d’une semaine pour retrouver les bonnes

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ornières du nouveau monde irréel et rattraper le fil du grandfeuilleton de soumission idyllique, de contrôle volontaire et derééducation décapante dans lequel nous étions plongés quandvous nous avez interrompus.

Nous ne sommes certes pas retournés à « Loft Story » ni àCatherine Millet, lesquels, entre-temps, avaient attrapé uncoup de vieux bien excusable ; mais nous nous sommes tout demême dépêchés de revenir aux affaires importantes. C’estainsi que dans un autre de nos organes de presse les plusreprésentatifs, et alors qu’aux autres pages les ruines duWorld Trade Center fumaient encore, une journalistespécialisée dans ces innovations sociétales par lesquelles,entre autres, s’accomplit le nouveau dressage, faisait part deson ravissement ; et informait que tout n’est pas si noir ici-bas.« La justice accouche de l’homofamille », s’enthousiasmait-elle,à si juste titre, et avec un à-propos admirable. Et, nousentraînant à travers les allées enchantées de l’avenir, ellepoursuivait : « Sans tambour ni trompette, la justice françaisea donné naissance à la première famille homosexuelle. Le27 juin, le tribunal de grande instance de Paris a permis à unefemme d’adopter les trois enfants mineurs de sa compagne. Lebon sens et la réalité l’ont emporté sur ce qui semblaitinconcevable : donner deux filiations maternelles à ces fillettesconçues par IAD (insémination avec donneur anonyme),élevées par ces deux femmes. » En effet, comme on le voit, lebon sens et la réalité l’avaient emporté. Et, tandis que l’oncommençait à ramasser des bouts de corps humains dans lesdécombres de Manhattan, Alice au Pays des Merveillescontinuait à nous éblouir avec son conte bleu : « Giulietta, sept

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ans, Luana, quatre ans, et Zelina, deux ans, ont désormaisdeux parents de même sexe. Elles s’appellent désormaisofficiellement Picard-Boni, elles sont juridiquement les petites-filles des parents de Caria, “Mammina”. La vie de famille ne vapas changer. Dès les naissances des petites, Caria et Marie-Laure se sont toujours présentées comme parents, à la crèche,à l’école, dans le voisinage. Elles ont toujours signé à deux tousles documents administratifs, se sont investies indifféremmentdans la crèche parentale, aux réunions de parents d’élèves. »Et, tandis que notre excellent Bush se préparait à contre-attaquer, et que votre effrayant Ben Laden mijotait au fond dequelque grotte de nouveaux plans démoniaques pour faireexploser une planète qui s’y entend très bien toute seule,Blanche-Neige, chez nous, persistait et jouissait : « Laconsécration du tribunal est un immense bonheur : “Je n’aijamais supporté que Caria n’ait aucun lien de parenté, alorsque, sans elle, ces enfants ne seraient pas là. Pour moi, ils’agissait d’une injustice intolérable. J’avais tout, elle n’avaitrien. […] Mes parents ont pleuré lorsqu’on leur a envoyé lesnouveaux actes de naissance.” » Bien d’autres personnespleuraient, au même instant, à Washington ou à New York, etpour de tout autres motifs, car il n’y avait alors que quatrejours que vous aviez frappé ; mais chez nous la postvie avaitrepris ses droits et son intraitable bonhomme de chemin. Etl’ancien monde réel que vous aviez si injustement ramené aumilieu de nous reculait de nouveau jusqu’à retrouver sonvéritable rôle, qui est de se tenir derrière le décor.

Car nous ne pouvons pas croire en même temps à deuxchoses aussi contradictoires que l’ancien monde réel et notre

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nouveau monde onirique. La réalité telle que vous avez lemalheur de la concevoir encore impliquait des renoncementsdont nous sommes bien heureux de nous être débarrassés. Parla même occasion, nous autres Occidentaux sommes devenusallergiques à l’Histoire, réfractaires à la chronologie et hostilesà la topographie. L’état civil lui-même commence à nous tapersur le système, pour ce qu’il est contraire à nos tendances àl’idylle, et il ne faudrait pas grand-chose pour que nous nenous déplacions plus que dans un univers peuplé de ChatsBottés, de Riquets à la houppe, de Petits Poucets, deChaperons Rouges et de Cendrillons. Nous y arriverons. Decela aussi, d’ailleurs, nous avions commencé à nous occuper,peu avant que vous ne veniez mettre du désordre dans notreremue-ménage, en faisant inscrire dans la loi le droit pour lamère de donner son nom aux enfants au même titre que lepère. Il va de soi que cette assomption du matronyme n’estqu’une étape sur le chemin de la disparition ou de l’interdictiondu patronyme ; et ce n’est aussi qu’un premier pas sur la routede l’effacement de tous les nymes. La dissociation du nom etde la filiation est, dans ce domaine, le but que nouspoursuivons. Mais il faudra aller encore plus loin et, pourcommencer, se demander pourquoi les enfants seraient lapropriété de leurs parents. Nous aimons énormément allerencore plus loin. C’est une de nos occupations les plusappréciées. De mauvaises langues prétendent qu’elle emplit ennous quelque vide intérieur qui va grandissant et dont lesconséquences se révèlent chaque jour un peu plusdangereuses. Mais ces mauvaises langues ne sont guèreécoutées. Elles sont même inaudibles parce que c’est toujours

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en nous dévouant à une cause que nous allons plus loin. Etqu’ainsi la virulence de nos déprédations se met hors de portéede toute critique. Elle devient même irrepérable sous lebrouillard des intentions.

Chers djihadistes, toutes ces anecdotes vous apparaissentcertainement de peu d’importance ; et même, d’une certainefaçon, triviales ou ridicules. Et en effet, dans un sens, elles ontété choisies au milieu de l’abondante chronique du temps pourleur peu de poids manifeste. Elles sont cependant révélatricesde ce que, pardessus tout, nous autres Occidentaux aimonsdormir debout : c’est notre façon d’être éveillés. Cettedisposition ne va pas de soi. Elle demande à être illustrée parde nombreux épisodes de l’existence concrète et par leurexamen attentif, qui ne semblera disproportionné qu’à ceuxqui ne s’étonnent jamais de rien. Au surplus, et puisque aprèsquelques jours de sidération il a été décidé, chez nous, que lavie continuait, il convient de préciser ce qu’est exactementcette vie, et de quoi elle est faite. On peut donc noter que dansla semaine qui a suivi vos exécrables raids, nous nous sommesempressés de revenir aux choses sérieuses, c’est-à-dire audéveloppement de notre conte de fées. Il y avait urgence àretrouver la véritable terre ferme des mirages. Dans cesheures tragiques, et tandis que les ruines de Manhattanfulminaient toujours, on pouvait donc tout de mêmerecommencer à se réjouir en apprenant par exemple que« l’être connectif » allait remplacer avantageusement notre« petit moi », ainsi que le détaillait un de nos ductilessociologues. Et celui-ci se félicitait de ce que le « réseau » étaiten train de devenir « un prolongement de nous-mêmes », que

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toute « simulation » était à présent « crédible », que notre« multisensorialité récupérée » faisait du « numérique lenouveau sens commun », mais que notre corps, dans cesnouvelles conditions, continuait à être un « interface dechoix ». Et, concluait-il : « Les connectés sont mieux armésque les autres, ils ont un rapport direct avec la globalisation. »Non sans ajouter aussi que depuis vos « attentatshyperterroristes », ainsi que nous avons résolu de les appeler,« le globalisme s’impose comme l’obligation de repenser lemonde ».

Chers djihadistes, il est nécessaire que vous vous mettiezdans la tête cette vérité sans précédent : tout ce qu’il resteencore d’actif sur nos continents complote jour et nuit à perdrece qu’il reste encore d’être humain ; et même, plus personnene peut être payé s’il lui vient l’idée saugrenue de se livrer àune autre tâche. Notre société ne salarie que cette besogne. Ladévastation de l’ancienne raison est une commande sociale. Cetravail, qui aurait semé l’épouvante dans l’humanité des tempshéroïques, est accueilli désormais avec des cris de joie.

Chevauchant vos éléphants de fer et de feu, vous êtesentrés avec fureur dans notre magasin de porcelaine. Maisc’est un magasin de porcelaine dont les propriétaires, delongue date, ont entrepris de réduire en miettes tout ce qui s’ytrouvait entassé. Ils ne peuvent même survivre que par là.Vous les avez perturbés. Vous êtes les premiers démolisseursà s’attaquer à des destructeurs ; les premiers Barbares à s’enprendre à des Vandales ; les premiers incendiaires enconcurrence avec des pyromanes. Cette situation est originale.Mais, à la différence des nôtres, vos démolitions s’effectuent en

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toute illégalité et s’attirent un blâme quasi unanime. Tandisque c’est dans l’enthousiasme général et la félicité la pluspimpante que nous mettons au point nos tortueusesinnovations. C’est aux applaudissements de tous, par exemple,qu’ici nous machinons le nouveau « livret de paternité » (« “Celivret est pour vous, le père. Vous aussi, à votre manière, vousle mettez au monde. Il souligne votre place et votre rôle” :voici ce que les pères vont pouvoir lire, signé Ségolène Royal,ministre déléguée à la Famille, en préface du tout nouveaulivret de paternité. Un guide concocté par ses services et quidevrait remettre progressivement les yeux en face des trousdes heureux pères qui planent le lendemain de la naissance deleur enfant »), ou que nous faisons un triomphe à l’utile filmChaos, dont la fabricante ne se borne pas à répéter partoutqu’il « déplaira aux machos, aux proxénètes et auxintégristes » (il va de soi qu’avec les machos et les proxénètesvous constituez la majorité du public de ce spectacle), maisdélivre aussi et en clair (quoique sous la forme chez nousparfaitement codée de la rébellion de confort ou del’iconoclasme en charentaises) le message bucolique essentielde ces temps d’euphorie : « Tous mes films sans exceptionparlent du patriarcat et de sa destruction, seule évolutionpossible pour l’humanité, dans le sens où ce système détruittoute l’humanité. » Nous n’avons, en effet, plus rien decommun avec les anciennes contraintes du principe de réalité.Et si ne se trouve, dans cet attendrissant charabia tombégoutte à goutte d’une de ces cervelles dévastées comme nousles apprécions, pas le moindre mot auquel puisse être attribuéun sens quelconque, vous imaginez bien que ce n’est pas non

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plus pour nous déplaire. Par la même occasion, il vous seraloisible de constater une fois encore que nos démantèlementssont tout de même un peu plus subtils que vos saccages. Neserait-ce qu’en ceci : ils ne rencontrent, eux, que desapprobations ; ou les tremblants silences des derniersagnostiques. Par rapport à nous, vous n’êtes que des saboteursmaladroits et, au bout du compte, même de votre point devue, inefficaces.

Vous compromettez, avec vos destructions, nosdéconstructions. Vous intervenez, avec vos anéantissements,contre nos néantisations. Vous faites double emploi. Vousmenacez nos vies humaines, mais c’est déjà l’au-delà del’humanité dans lequel nous nous situons et dont nous avonsentrepris d’accélérer l’avènement. Il serait léger, au surplus,d’imaginer que celui-ci ne vous concerne pas autant que nous.

Vous voulez notre mort. Vous le dites et vous le répétez surtous les tons. Mais cela est vrai aussi dans un autre sens quecelui auquel vous pensez actuellement. Vous cherchez bienentendu notre mort physique. Mais vous voulez égalementautre chose de plus mystérieux, et qui vous reste pour lemoment inconnu : vous désirez accéder vous aussi à cet étatde mort historique et néanmoins active vers lequel depuis dessiècles nous tendons et que nous sommes sur le pointd’atteindre. Sans le savoir encore, chers djihadistes, c’est ceque vous avez avoué, le 11 septembre, de manière obscure etsanglante, à bord de vos Bœings fous, lorsque du fin fond devotre histoire qui ignore si rigidement l’Histoire, et qui ne peutqu’ignorer que cette Histoire est terminée, vous êtes venuschercher l’obstacle d’une contradiction qui est pour vous un

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exotisme. Si convaincus que vous ayez pu être de « tout ce queDieu a promis aux martyrs », si persuadés que vousdemeuriez de pourfendre les « alliés de Satan » et les « frèresdu diable », si décidés que vous soyez, avec l’aide du Prophète(paix sur lui), à faire trembler la terre sous nos pieds, ce nesont que nos décombres construits que vous rencontrez. Et ilserait temps que vous en tiriez la conclusion que vous neprovoquerez jamais autant de dégâts chez nous que nous-mêmes. À cette différence près, une fois de plus, que vousserez traqués, pour vos exactions, aux quatre coins du monde,quand pour les nôtres nous ne rencontrons, nous autresOccidentaux, que louanges et soutiens.

Il ne vous reste plus qu’à vous intégrer au processus quenous avons engagé et auquel vous n’avez pu que donnerencore un peu plus d’élan, quoi que vous pensiez l’enrayer.Vous puiserez à la longue dans ce ralliement des satisfactionsqui surpassent de loin celles de votre harassant « Djihad pourla cause de Dieu ». Il est bien d’autres causes, d’ailleurs, plusimmédiates et gratifiantes que la cause de Dieu. En réalité ellessont innombrables et inépuisables. Nous les appelonsgénéralement luttes (pour la citoyenneté, contre l’homophobie,la xénophobie, le patriarcat, etc.), et l’avantage, à la faveur decelles-ci, vient de ce que l’on trouve toujours à nourrir sonressentiment, ainsi qu’à étancher ce besoin de reconnaissancequi nous tenaille tous depuis le commencement des tempsmais qui a pris de nos jours, et chez nous, une forme trèsparticulière. Le ressort en est la surenchère illimitée, et vousne tarderez pas à en constater les agréments, ainsi que lebonheur qu’il y a à tout désintégrer en pleine légitimité. Par là,

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vous ressentirez comme il est bon de passer son temps libre àdemander réparation en justice pour ses propres turpitudes ;ou de faire inscrire dans la loi ses moindres caprices ; d’obtenirque des tribunaux déclarent un cigaretier coupable de ne vousavoir pas correctement informé des dangers que vousencouriez en fumant ; de remplir le monde de vos clameurspour que le phallocentrisme soit réprimé comme il le mérite,pour que les malentendants sortent du placard, pour que lesaveugles s’expriment, pour que l’on fixe des quotasd’embauche concernant les minorités, pour quel’hétéroparentalité soit susceptible d’une sanction juridique,pour que soit légalisée la délation de précaution en matière depédophilie, et pour que le devoir de mémoire se retrouve élevéau rang de culte officiel.

Vous militerez pour les cultures croisées. Vous danserezdevant les Rembrandt. Vous adorerez fréquenter des espacesdécloisonnés. Vous manifesterez votre enthousiasme pour uneimplication accrue des hommes dans le travail domestique.Vous bénéficierez de chèques-culture. Au besoinrevendiquerez-vous votre bisexualité, ou plus exactementvotre identité mixte, qui reste un continent encore tropinexploré.

Vous apprendrez les infinies délices de la repentance, quiest un nom sublime pour désigner et encourager la destructionde tout le passé.

Vous vous occuperez du sens de la justice chez les grandssinges, de la transmission de l’information chez les dauphins etde la perception des valeurs éthiques fondamentales par lafemelle bonobo. Vos recherches vous permettront-elles de

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démontrer qu’existe chez les mandrills une connaissanceintuitive de l’impératif catégorique kantien ? On peutl’espérer.

Un jour, vous vous surprendrez à grimacer en entendantdes mots comme « autrefois », « hier » ou « nostalgie », tandisque « mouvement » ou « positivité » susciteront de votre partun prompt sourire d’adhésion.

Vous commencerez à regarder l’avenir en rose.Beaucoup plus tard, et constatant que vos muezzins ne sont

jamais des femmes, vous pourrez vous divertir en portantplainte pour discrimination sexuelle à l’emploi dans lesminarets.

Vous vous poserez aussi la question de savoir si l’inceste neserait pas un tabou répressif, une idée périmée, un modèlenormatif se faisant passer pour une évidence anthropologique,et en tout cas un préjugé à liquider.

Vous serez mûrs alors pour notre ordre nouveau, où laprolifération des technologies ne doit pas vous abuser : il s’agitbien d’un retour très spécial à l’état de nature, d’où toutepossibilité de négation est en voie d’être bannie.

En cela d’ailleurs, et pour une fois, certaines dispositions devotre religion devraient vous aider dans ce cheminementsalutaire puisque vous ne reconnaissez pas le péché origineldont le fardeau a si douloureusement pesé sur nous et dontnous sommes en train d’arracher, pour ce qui nous concerne,les dernières racines bibliques. À ce travail d’évacuation de lapart d’ombre ou de la négativité, sans doute même pourrez-vous apporter un concours original.

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Vous n’en êtes pas là. Vous en êtes encore loin. La questionbrûlante du moral des ménages n’est pas encore devenue l’unde vos tourments principaux. Le problème de savoir si nousdevons craindre dans les mois qui viennent un fort recul de laconsommation, ainsi qu’une chute des investissements desentreprises, ne vous empêche pas de dormir. C’est trèsregrettable. L’éventualité d’adopter une loi réprimant lesexisme dans les médias ne vous fait pas vibrer. C’est un tort.Il va falloir que vous appreniez à mieux placer vos plaisirs.

Au fond, nous vous envions. Vous avez tout à découvrir. Àcommencer par cette égalité, que l’on qualifie généralementd’« idéal », et qui est en réalité une occupation parfaitementconcrète et qui dévore le plus clair de notre temps. Commenous, elle vous absorbera un jour si complètement que vous enoublierez votre guerre sainte.

Ce n’est d’ailleurs pas qu’une occupation. C’est une passionet c’est une rage. Elle rend notre existence aventureuse,sensationnelle et magnifique. De tous côtés, dès le matin, oncourt, on se bouscule, on proteste ; on vérifie au centime près,chez les coiffeurs, les différences de tarifs entre les coupes decheveux des petits garçons et celles des petites filles. Il n’y apas de tracas négligeables. On épluche pendant des moisimages télés, photos, couvertures des quotidiens nationaux etrégionaux, propos rapportés, mentions diverses, et, de cetexamen minutieux, on conclut à la sous-représentation desfemmes dans les médias : dix-huit pour cent seulement(encore n’apparaissent-elles, dans vingt et un pour cent descas, que comme « femme de » ou « mère de », là où l’hommen’est « mari de » ou « père de » que dans quatre pour cent des

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cas). On s’indigne de ce que le partage des tâches domestiques,à en croire les plus pointilleux de nos statisticiens, n’aitpratiquement pas évolué en quinze ans, hormis les huitminutes trente-neuf secondes supplémentaires que les mâlesdaignent consacrer aux corvées ancillaires. Où irait-on sans cegenre de soucis ? À quelle gabegie indescriptible ? Et que direde l’image de l’homosexuel dans la fiction télévisée ? Estellebonne ? Est-elle mauvaise ? Est-elle réductrice ? Y a-t-ilmatière, là aussi, à légiférer, comme dans le domaine despropos machistes véhiculés par les médias ? Sans doute. Maisà condition de savoir que même l’arsenal juridique le pluscontraignant ne résoudra pas l’ensemble du problème. Ce quinous laissera bien du pain sur la planche. Et beaucoup denouveaux chevaux de bataille à enfourcher. Et encored’innombrables manifestations insidieuses d’androcentrisme àdétecter. Tellement insidieuses, d’ailleurs, qu’elles ne seconnaissaient pas elles-mêmes, ces manifestations, avantqu’on ne les repère. Qu’elles sont toutes surprises, à chaquefois, de se découvrir telles. Toutes confuses et décontenancées.Qu’elles en rougissent affreusement. Qu’elles présentent leursexcuses. Qu’elles demandent pardon. Qu’elles s’effacent.Qu’elles s’abîment.

Chers djihadistes, cette tendance est irrésistible, et sonampleur en accroissement perpétuel. Car chaque inégalitérésorbée en fait naître sur-le-champ de nouvelles. Tandis quechaque démenti d’arrière-garde infligé par hasard ou parimprudence à notre passion de l’égalité en redouble l’énergie,en même temps qu’il nous permet de nous croire solitairesdans une lutte héroïque. Et tant qu’il demeurera un seul brin

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d’herbe plus haut que l’autre, et tant que nous pourronsrepérer une seule petite différence, une seule discriminationaffectant le setter écossais ou le gypaète barbu, croyez bienque cette activité haletante qui fait de chacun de nous un juge(ou, du moins, un rapporteur de loi éventuelle) ne nouslaissera aucun répit.

Ne contrariez pas ce mouvement, il vous broierait.L’Histoire, que nous avons de bonnes raisons de juger conclue,ne s’accélère pas comme le disent parmi nous beaucoupd’imbéciles indispensables. Ou plutôt, en se retirant, elle nousa laissé l’accélération, et elle seule. Le temps tourne en rouelibre et revient sur lui-même et travaille pour nous. Il fautqu’à la disparition du devenir logique se substitue uneeffervescence de surface qui masque cette disparition enmême temps qu’elle camoufle nos démolitions. C’est pourquoiles nôtres dureront encore, et produiront leurs effets, quandles vôtres seront même oubliées. C’est qu’elles viennent deplus loin, malgré les apparences. Vous n’invoquez, pourjustifier votre fanatisme sanguinaire, que les pures origines del’Islam, la restauration du califat et le projet sans nul douteexcessif d’imposer à toute l’humanité un gouvernement fondésur la charia ; mais votre système, une fois encore, n’a qu’undéfaut : il ignore l’Histoire. Vous omettez le processus qui atransformé la nature en homme, et vous ne pouvez donc pasdavantage envisager le processus inverse, de transformationde l’homme en nature, que nous avons enclenché, dont laréalisation concerne elle aussi la planète entière, et quiréussira là où vous échouerez, dussions-nous y passer un siècleou davantage. Il faut du temps pour défaire un monde.

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Presque autant que pour le faire. Et, dans cette entreprise,nous ne reculerons pas.

Votre monstruosité, le 11 septembre, nous a surpris. Ellenous a même stupéfiés à un point tel que nous avons d’abordeu l’impression que vous débarquiez de beaucoup plus loin quele système solaire. Pour autant, nous n’avons rien eu de pluspressé que de vous ramener à du connu, notre connu. Ceconnu lui-même présente toutefois la particularité de nousêtre, à nous-mêmes, largement inconnu. Les mots nousmanquent encore pour le définir dans toutes ses parties. Laplus grande nouveauté de notre monde, en effet, est qu’il nousest devenu étranger à mesure que nous le fabriquions, et quenous en parlons comme s’il nous était toujours familier.L’enjeu, dans de telles circonstances, consiste à faire semblantde n’avoir rien remarqué, et à considérer nos pires bizarreriescomme la continuation d’une vie quotidienne presqueinchangée depuis la nuit des âges. C’est ainsi, chers djihadistes,vous l’aurez noté, que vos premiers assauts ne nous ont pasempêchés de fêter Halloween. N’importe qui d’autre que nousse serait dit qu’en pleine actualité d’horreur il était urgent derenoncer à nos morts-vivants de bazar, à nos toilesd’araignées, à nos monstres et à nos citrouilles. De telsaccoutrements, au surplus, ne faisaient-ils pas double emploiavec ceux des braves gens qui, au même instant, déguisés enbacilles filtrants, s’employaient à décontaminer un courrierque l’on supposait bourré de vos bactéries ? Après quelquesréticences de pure forme, néanmoins, il a été décidé que l’oncontinuerait à se faire peur, quoique avec modération, et quel’impératif festif, que nous autres Occidentaux identifions de

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longue date avec l’impératif moral, et qui est même devenutout récemment, grâce à vous, une des expressions majeuresdu patriotisme, devait continuer à triompher.

Il y eut, certes, des hésitations. « Bien sûr on a envie defaire la fête, témoignait par exemple cette mère de troisenfants. Mais on ne sait pas trop ce que l’on doit faire. L’annéedernière, mes enfants se sont baladés un peu partout pourrécolter des bonbons mais, cette fois, j’ai peur qu’ils soientcontaminés par la maladie du charbon ou quelque chosed’autre. Alors, je leur ai dit que j’irais avec eux et qu’onfrapperait seulement chez les gens que l’on connaît. » Ce quiemporta toutefois la décision de célébrer Halloween coûte quecoûte, dans le Nouveau Monde bien entendu mais aussi sur leVieux Continent, peut être résumé par la déclaration d’ungamin à la télévision : « Mes parents ont peur mais moi jeveux jouer. » Nous voulons tous jouer, chers djihadistes, mêmesi nombre d’entre nous ne sont plus des enfants, du moins enapparence. Et lorsque, pour parler d’un beaucoup plus petitpays que l’Amérique, des centaines de jeunes Franco-Algériens, au Stade de France, en octobre, acclamèrentl’Algérie, sifflèrent La Marseillaise, envahirent la pelouse etbombardèrent de bouteilles les sommités présentes ce soir-là,tout ce que notre ministre de la Jeunesse et des Sports trouvaà jeter comme cri du cœur aux hordes qui perturbaient lematch de football fit un écho spontané à l’aveu du petit garçonaméricain qui voulait jouer : « Respectez la joie ! » lança dansun micro, et d’ailleurs en pure perte, ce remarquable ministre.

Car nous ne pouvons plus rien respecter d’autre. Nous nepouvons plus rien brandir comme trésor propre, comme notre

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propre à nous, et comme ce que nous voulons que soit lepropre de toute la nouvelle humanité à venir, que cette « joie »dont nous implorons maintenant qu’on la respecte. Et dontnous entendons que tous se plient aux contraintes qu’ellesuppose.

Bien sûr, il ne s’agit nullement, et il ne s’agira plus jamais,de joie « réelle ». L’énergie en est perdue depuis des éternitéset nous ne l’ignorons pas. S’il s’agissait de joie « réelle »,d’ailleurs, il n’y aurait aucune raison de la respecter. Rien de cequi existe n’a besoin de respect. Rien de ce qui appartient à laréalité n’est passible de cette protection. Si la joie doit êtrerespectée, désormais, c’est qu’elle n’est plus de ce monde, etque lui-même ne se ressemble plus. C’est une joie parfaite,arrivée à un point d’accomplissement tel qu’elle n’a plusd’antagoniste elle non plus, qu’elle ne peut plus et qu’elle nedoit plus en avoir. Elle a même pour ainsi dire absorbé la peineou le chagrin, lesquels étaient légitimement, eux, susceptiblesde respect. En mangeant littéralement la peine ou le chagrin,elle s’est intégrée par la même occasion le respect qui ne luiétait pas dû. Par le rituel que celui-ci implique, elle parvient àfaire oublier qu’elle n’existe plus puisqu’elle ne relève plusd’aucun imprévisible, puisqu’elle n’annonce plus l’irruptiond’aucune violence non calculée, et qu’on ne peut plus rien luicomparer.

Cette joie dont nous réclamons à si hauts cris qu’elle soitrespectée est une joie de seconde main, une fiction deremplacement dont le peu de puissance actuelle ne peut êtrecompensé que par le respect dont on demande qu’elle soitentourée. Mais s’il faut absolument qu’elle soit enveloppée de

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respect, et s’il faut que l’on respecte Halloween au même titreque bien d’autres manifestations de notre temps, c’est qu’ils’agit à nos yeux de victimes en puissance. Chers djihadistes,notre monde victimiste et victimophile a réussi l’exploit defaire de la joie une victime de plus, et peut-être la plusimportante, après tant d’autres par nous préalablementrecensées et désormais sacrées. Ce qui signifie aussi que nousnous employons à la placer, légalement etconstitutionnellement, à l’abri des propos ou des actesoffensants, et, de manière plus générale, hors de portée del’esprit critique et de ses malfaisances. Voyez-vous le pas degéant que vous venez de nous faire franchir, certes bieninvolontairement, dans ce domaine aussi ? Nous autresOccidentaux peinions depuis déjà un certain temps à placer lafête, où se matérialise sous des espèces jubilatoires l’ordrehégémonique que nous entendons imposer (lequel, parailleurs, et sur d’autres plans, s’appelle « Marché universel »ou « Tribunal pénal international ») sous le sceau du sacré. Lesdésastres que vous avez provoqués le permettent enfin. Ilssont également prometteurs de tout un ensemble de nouvelleslois répressives dont nous nous délectons par avance.

De votre Mal, comme toujours, sortira donc notre Bien. Carnous n’accouchons jamais de rien d’autre. Mais ce Bien est unemaison assez large pour qu’après un certain nombre deconvulsions supplémentaires encore incalculables vous veniezaussi l’habiter. Pour cela, il ne vous suffira que d’être enfincorrectement œcuménisés, syncrétisés, pacifiés, de vousmontrer prévisibles et raisonnables comme des Suédois, et dene plus prêter l’oreille aux trompettes lugubres de votre

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apocalypse. Dès le 11 septembre, nos plus accommodantsprêcheurs se sont bousculés pour rappeler que l’Islam est unereligion de paix et de tolérance. Nous savons bien qu’il n’en estrien. Aucune religion vivante n’est une religion de tolérance, etvotre Islam, hélas, est encore une religion un peu trop vivante.La tolérance, il y a des maisons de retraite pour ça. Nous nedemandons qu’à vous accueillir dans la nôtre. Les premièresréactions du peuple afghan depuis votre débandade nousdonnent à cet égard beaucoup d’optimisme pour la suite desévénements, et nous en reparlerons : cette musique et cescerfs-volants qui ressortent de la clandestinité nous paraissentd’excellent augure. C’est un premier pas. Il y en aura d’autres.Un jour, vous connaîtrez le plaisir de participer à nos longstravaux de sensibilisation et de prévention, à nos débats surl’estime de soi et le respect d’autrui, à nos commissions d’accèsà la citoyenneté et à la parité. Un nouvel Islam, alors, sera né,que nous pourrions d’ores et déjà appeler Islam pluriel, car ilaura triomphé de vos mauvais génies.

Pour en revenir à Halloween, à peine avons-nous renoncé,mais avec regret, à pendre des squelettes aux fenêtres et àplanter des tombes en carton au milieu des jardins. Dansplusieurs villes américaines, les autorités scolaires rédigèrentune circulaire suggérant que les enfants choisissent descostumes positifs pour festoyer. Vérifiez par là, chersdjihadistes, combien nous sommes blindés. À toute autrecivilisation que la nôtre, ce que nous appelons positivité auraitfait dresser les cheveux sur la tête. Mais nous autresOccidentaux nous sommes donné jusqu’aux moyens de fairetaire ceux qui oseraient encore noter que nous vivons dans un

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film d’épouvante. Et vous nous apportez l’occasion, depuisvotre hideux 11 septembre, grâce au film d’horreur que vousnous avez imposé, de les museler catégoriquement en lestraitant d’anti-humanistes ; et de les rendre, s’ils osaientencore ouvrir la bouche, complices de ce vaste camp desnostalgiques d’un ordre communautaire où l’individu nes’appartient pas dont vous êtes devenus l’avant-garde infâme,comparée à notre Jardin d’Éden rempli d’humanistes quipersistent à vouloir accoucher, non sans douleur, d’unesociété d’individus autonomes, responsables et solidaires.

Ne trouvez-vous pas remarquable, chers djihadistes, que laquestion de respecter ou non cette fête, quelques jours aprèsvos attentats, ait été si gravement débattue chez nous ?Certes, elle l’a été prioritairement aux États-Unis. Mais cetimportant problème, sous des formes diverses, a au fondremué toutes les contrées de notre festivo-sphère, que vousidentifiez en général au monde des « infidèles » ou à l’Occident« mécréant », et que vous imaginez en proie à un complot« judéo-croisé » alors qu’il s’agit tout simplement de l’île auxenfants. Et, en fin de compte, il a été résolu que l’Amérique« devait continuer à être l’Amérique », ainsi que l’a déclaré lechef de la sécurité intérieure de l’Amérique : ce qui indiqueaussi que ce pays ne s’imagine pas tous les jours en statue dela Liberté, et ne s’identifie pas seulement aux tours deManhattan, mais qu’il se fantasme d’abord en sorcière àchapeau pointu en train d’agiter un balai et de danser unedanse macabre.

Seule a été déconseillée un peu partout la fameuse coutumedu « Trick or treat », qui fait la délectation des enfants

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lorsque, de nuit et déguisés, ils vont de maison en maison etréclament des bonbons sous menace de mauvaises farces.« Trick or treat » ? Un sort ou une friandise ? A-t-on cherchéà supprimer cette pratique parce qu’elle rappelait un peu tropce que les Afghans vivaient tous les jours au même moment àcause de vos sinistres menées : un tapis de bombes ou desrations alimentaires ; un missile intelligent ou du beurre decacahuète ; un Tomahawk ou un colis de raisins secs et depâtes de fruits ; un B52 ou un avion-cargo rempli de platscuisinés empaquetés dans des sacs jaunes frappés du drapeauaméricain ; une bombe à fragmentation ou deux mille deuxcents calories ? Farces ou attaques ? À vrai dire, la chose estde peu d’importance. Seul compte que notre autorité sedéploie désormais de cette façon. C’est la raison pour laquellenotre système si innovant peut être défini comme undespotisme tempéré par la joie. Les plus efficaces de nosbonimenteurs vont répétant que le monde ne sera plus jamaisle même après le 11 septembre, mais c’est pour masquer qu’iln’est plus le même depuis un temps beaucoup plusconsidérable ; et que tout l’édifice humain repose désormaisessentiellement, une fois encore, sur le respect de la joie.L’appel à cette joie en tant que fondement d’un nouveauContrat social, expression d’une volonté générale et d’unenouvelle vision du monde, peut paraître dérisoire à un regardsuperficiel ou à une conscience résolument hostile. Il n’enannonce pas moins le nouvel ordre des choses, et une nouvelleconception du monde parfaitement objective. C’est la nôtre, entout cas, et elle a vocation à devenir celle de tous. Respectez laGay Pride, aurait aussi bien pu crier notre ministre de la

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Jeunesse et des Sports le soir du match France-Algérie.Respectez Halloween. Respectez nos loups-garous, nosfantaisies potagères et notre hémoglobine. Respectez lesdestructions touristiques par lesquelles un univers, peu à peu,se substitue à l’autre.

Oublierons-nous jamais qu’après le 11 septembre notreTechno Parade parisienne dut être supprimée, de même quenos merveilleuses Journées du Patrimoine ? Et que dire des sigraves problèmes du secteur du tourisme, de la baisse desventes de voyages, des annulations qui se sont brusquementmises à pleuvoir, à cause de vous, chez nos amis les tour-opérateurs ? Que dire des bateaux-mouches qui ne faisaientplus le plein et des cars d’excursion de Cityrama quitournaient à vide ? Que dire de ces dommages collatéraux devotre terrorisme ? Vous ne respectez décidément pas la joie, etcela est révoltant. Il va falloir que vous changiez. Et les débats,chez nous, qui tournent autour de la question de savoir si votrereligion musulmane est soluble ou non dans la démocratielibérale occidentale, ne traitent de rien d’autre que de votrecapacité de vous adapter au plus vite, et d’une façon définitive,à notre joie, qui est aussi la forme extatique que prend cheznous autres Occidentaux l’union sacrée. Et lorsque nous disonsque « renoncer à nos valeurs reviendrait à vous concéder lavictoire », c’est encore de cela que nous parlons et de riend’autre, ne vous y trompez pas.

À opérer cette conversion, qui ne vous demandera mêmepas de répudier les articles de votre foi, vous trouverez degrands avantages qui seront autant de compensations pourl’abandon de vos plus horrifiantes utopies. Vous découvrirez

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aussi que l’ère de la festivité totale, qui s’est récemmentautodéfinie comme le point de perfection presque atteint del’humanisme universel, ne dédaigne pas non plus, s’il le faut,de s’abandonner à une certaine sauvagerie, et celle-ci ne vousdépaysera sans doute guère. À cet égard, et à l’occasion d’unenouvelle festivité, on pouvait lire dans la presse, et notammentdans notre principal quotidien de révérence, d’instructivesinformations : « L’atmosphère familiale, religieuse, voiresentimentale, de la fête de Thanksgiving n’a en rien atténué larésolution des Américains à liquider ce qui reste d’Al-Qaïda,mais aussi des troupes talibanes », apprenait-on. Suivaientquelques déclarations des plus délicieusement féroces : « Tousles talibans ne sont malheureusement pas morts », déclarait lesecrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Et son adjointrenchérissait gaillardement : « Nous allons essayer d’en tuer leplus possible. » On rapportait aussi le propos d’un soldat deFort Campbell qui venait d’entendre s’exprimer le présidentBush : « Après l’avoir entendu, j’ai envie de sortir et de tuerdes ennemis. » Les détracteurs de notre nouvelle civilisationnous décrivent souvent comme précautionneux, avidesuniquement de bonheur et de sécurité. Ils oublient d’ajouterque nous autres Occidentaux sommes également déterminésaux représailles les plus catégoriques chaque fois que nouspensons menacés ce bonheur et cette sécurité. Comme l’a ditencore George W. Bush en annonçant que cette année, parexception, le public ne serait hélas pas autorisé à visiter laMaison Blanche durant les fêtes de Noël : « C’est une raisonsupplémentaire de mener une guerre assidue contre leterrorisme pour en débarrasser le monde et ramener la

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sécurité dans notre pays, afin que les visites de la MaisonBlanche puissent reprendre. » Vous avez votre guerre sainte ;nous avons nos guerres pour la défense du régime festif et deses Journées portes ouvertes. L’originalité des opérationsmilitaires actuellement conduites vient de ce qu’elles sontmenées aussi, et peut-être d’abord, dans le but que puissentse dérouler sans risque désormais, et à jamais, nosThanksgivings, nos Halloweens, nos Parades de la Joie, nosvisites de la Maison Blanche et toutes nos Bacchanales de laFierté. Dans ce sens, la grande campagne de nos armées, quifut baptisée d’abord « Justice sans limites » avant des’intituler « Liberté immuable », aurait pu aussi bien s’appeler« Fiesta farouche », « Ravissement rigoureux », « Offensiveeuphorique » ou « Gentillesse démentielle ». Il ne s’agitd’ailleurs plus, comme le révélait déjà il y a une cinquantained’années l’un de nos plus étonnants penseurs, AlexandreKojève, que d’aligner sur les positions historiqueseuropéennes les plus avancées les civilisations retardatairesdes provinces périphériques. Nous ne cherchons rien d’autre,en effet, que d’accélérer la liquidation de séquellesanachroniques qui pourraient encore demeurer ici ou là (vousêtes, à l’heure actuelle, cet ici ou là), et de faire accéder toutel’humanité au terme et au but de son évolution inéluctable. Ceprocessus purement dialectique, donc incompréhensible sur lemoment à ses acteurs mêmes, qui croient faire tout autrechose, avait déjà, selon ce même penseur, transformé la vieilleAllemagne impériale en démocratie par le biais monstrueux del’hitlérisme. Et un phénomène analogue, disait-il aussi, étaitalors en train de se produire en Russie par le surprenant

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truchement de Staline, comme il était en train de s’amorcer enChine par la voie moins saugrenue de Mao ; sans bien sûr quel’un ou l’autre en soient le moins du monde conscients.L’effondrement de l’Union soviétique, réduite soudain enpoussière comme une tour de Manhattan, ne devait constituerlui aussi qu’une des étapes ultérieures de ce processus ; et ilest bien léger de croire, comme vous semblez le faire, que vousavez contribué à la chute de ce régime, affaibli par vos soinsdans les monts chauves d’Afghanistan. De ces prémissesfausses, vous avez déduit tout aussi chimériquement que vousalliez mettre à genoux les autres États « mécréants » de laplanète. Une telle vantardise consolatrice, vous donnantl’illusion d’une victoire musulmane sur un État-nationmoderne, néglige que cet État-nation-là n’était pas simoderne. La vérité est que l’Union soviétique non plus nerespectait pas la joie. C’est de cela en premier lieu qu’elle apéri.

Les chemins de sortie de l’Histoire sont décidément plusimpénétrables encore que ceux qu’elle empruntait de sonvivant. Et il n’est pas douteux, chers djihadistes, que vousn’avez fait, le 11 septembre, qu’accélérer à votre tour lanécessaire liquidation de vos propres séquelles anachroniques.

Et il est bien dommage que nous ne puissions paspubliquement vous féliciter.

Dans ce même registre de la joie totale et respectable, on apu voir l’appétissant Salman Rushdie s’empresser d’affirmerque vos oiseaux kamikazes de malheur, par-delà deuximmeubles symboliques, voulaient abattre toutes les bonneschoses de l’Occident. Et, de ces bonnes choses occidentales, il

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dressa une liste où se retrouvaient, pêle-mêle, la libertéd’expression, le multipartisme, les homosexuels, les droits desfemmes, les jupes courtes, la théorie de l’évolution, le sexe, lesbaisers en public, les sandwiches au bacon, les désaccords, lamode d’avant-garde, la liberté de pensée, etc. Contre ce qu’ilappelait « les forces de l’invisible » (c’est vous), ce barbuextrêmement visible concluait que nous devions être prêts àdonner notre vie pour la défense de toutes ces bonnes choses.Avec une pertinence accrue, il aurait pu ajouter qu’il étaiturgent que, pour ces bonnes choses, vous abandonniez vossourates, votre charia, votre salafisme djihadiste et toutes lesillusions de votre oumma islamiyya. Ne fait-elle pas assez dedanse du ventre pour vous séduire, notre société ? Commentpouvez-vous résister encore à ses mille prestiges ? Lapuissance d’émulation qui se dégage de nous n’est-elle passuffisamment intense ? Combien de temps nous faudra-t-ildéployer notre prosélytisme pour que vous soyiez convaincusde la beauté d’un monde où se mêlent si harmonieusement laliberté des hommes et la grandeur du commerce ? Certes,quelques mauvais esprits, chez nous, s’obstinent à prétendreque toutes les bonnes choses si vantées par Rushdie etd’autres n’ont plus la moindre existence ; ou, du moins, qu’il nes’agit plus là que de mots recouvrant des réalitésmétamorphosées, et qui mériteraient pour cette raison qu’onles assujettisse au plus sévère des examens. Et les mêmes sedemandent effrontément ce que peut être encore « le sexe »,par exemple, quand règnent ce qu’ils appellent des loisféministes répressives ; ou ce que pourrait bien être un« désaccord » lorsque l’Observatoire Universel de Surveillance

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des Pensées Divergentes est subventionné par tous les Étatsde notre Archipel aux enfants ; et, de manière plus généraleencore, ce que peuvent bien être les bonnes choses de la vie, etla façon de les célébrer par le langage, quand seuls s’exprimentceux qui paraissant s’être donné pour but de parler demanière encore plus bredouillante que Don Gusman Brid’oisondans Le Mariage de Figaro (« J’en-entends bien, vou-ousredemandez l’argent ? » « Oui, je suis de la-a Justice. Mais situ dois, et que tu-u ne payes pas ? »), et, appliquant les règlesburlesques de la parité jusques et y compris sur le plangrammatical (« nos sympathisant-e-s », « nos adhérent-e-s »,« tout-e citoyen-ne », « la-e consommatrice-teur »), exigentavec un zèle accru que l’on étende au plus vite « la loi de 1992sur le harcèlement sexuel aux collègues et non aux seul-e-ssupérieur-e-s hiérarchiques ». Lorsque l’Histoire s’en est allée,en effet, on doit bien constater que ce n’est plus elle qui bégaiemais les posthumains. Mais cette constatation elle-même nedoit pas nous entraîner au pessimisme. Car il ne reste plus rienou presque des bonnes choses du monde ancien. De sorte queles nouvelles peuvent se parer des vieilles appellations sanscrainte d’être soupçonnées de les avoir usurpées puisqu’il n’estplus possible de les comparer avec rien.

C’est aussi la raison pour laquelle, de toutes cestransformations qui sont notre œuvre, il a été décidé de longuedate, chez nous autres Occidentaux, que nul n’aurait le droitde parler en tant que transformations, et cela est très sage.Dans cette voie, les dégâts que vous avez produits en un peuplus de deux heures à New York et à Washington nous aident,même s’ils nous révoltent aussi bien entendu. Ils permettent

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de ne pas débattre de la nature exacte de ce que vous avezdétruit. De ce point de vue, nous sommes ravis de pouvoir siaisément vous faire porter le chapeau de tous lestransformismes dont nous nous sommes montrés capables, etde façon accélérée, depuis quelques dizaines d’années. Nousn’avons certes pas ménagé nos efforts pour défigurer ununivers que vous ne vous êtes donné que la peine de fracasser.Quelques rares écrivains de tous bords, et d’ailleurs avec desarguments variés, parfois même opposés, s’étonnaient depuisquelque temps déjà de tant de changements précipités. Ilss’étonnaient surtout parce que ces changements passaientpour le comble du naturel et du rationnel et que la possibilitémême de les critiquer ou seulement de les observer setrouvait promptement empêchée par des lois votées chaquefois elles aussi en toute hâte. Jamais sans doute, en effet, on nevit tant de mutations et tant de mesures destinées à rendrecelles-ci incriticables. Cela se passait avant le 11 septembre.Cela se passera après. Rien n’est plus légitimementdésagréable pour celui à qui il est tout naturellement en trainde pousser une corne de rhinocéros ou encore une nageoiredorsale que de voir quelqu’un s’en étonner et le dire en toutesimplicité. Ce métier d’étonnement que l’on a pu naguèrepratiquer de diverses façons, en prose, en vers, en dialogues,en romans, en essais, en chansons et même parfois en films,est devenu des plus antipathiques au mutant contemporain,dont la mutation se réalise à l’ombre de l’Empire mondialtechnocratique, judiciaire et marchand, et qui a tout intérêt àce que l’extension de celui-ci soit irréversible puisqu’elle leprotège. C’est aussi dans ces conditions que nous avons résolu,

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dès le soir du 11 septembre, que c’était vous qui aviez changéle monde alors qu’il ne ressemblait déjà plus à rien de ce quiavait pu être connu il y a seulement une dizaine d’années. Maisil ne fallait surtout pas le dire. Et, de toute façon, grâce à vosincommensurables crimes, cela est devenu impossible.

Il faut au contraire faire croire, et de toutes les manières,que les singularités que nous avons partout entreprisd’anéantir, chez nous comme ailleurs, sont menacées par votreconspiration planétaire. Ainsi, lorsque nous ne reconnaissonsplus notre monde, pouvons-nous prétendre maintenant quec’est à cause de vous, et n’avoir à rendre compte d’aucune desimmenses ruines, certes moins directement abominables queles vôtres, mais beaucoup plus irréversibles, que nous avonsaccumulées. D’abord nous disons que c’est vous qui aveztransformé un monde que nous avions rendu presqueméconnaissable ; et ensuite nous nous déclarons lesprotecteurs émouvants de ce que nous avons changé sans quenous permettions que l’on parle de ce changement. Notreéloquence, à cet égard, ne connaît pas la fatigue. Elle permetde faire croire que nous représentons la paix, la tolérance,l’humanisme, la démocratie harmonieusement contrebalancéepar le marché, autant de bonnes choses agressées lâchement le11 septembre par votre nébuleuse criminelle.

Nous sommes les conservateurs d’un monde enmétamorphose dont il est nécessaire de répéter toujours qu’ilne change pas et qu’il change en même temps ; mais ça n’estjamais sur le même plan. Il est d’ailleurs certain, pour enrevenir aux déclarations de notre précieux Rushdie, que lessandwiches au bacon sont respectables ; et qu’ils mériteraient,

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à eux seuls, que l’on meure pour eux si la question se posait decette manière. Mais la question ne se pose pas ainsi. Ou, dumoins, les sandwiches au bacon ne sont qu’une toute petitepartie d’un ensemble plus large. Cet ensemble, à l’heureactuelle, est appelé Occident par les Occidentaux. Jamais nousautres Occidentaux n’avons tant invoqué l’Occident quedepuis votre « tempête des avions ». Tout se passe comme si,brusquement, nous en découvrions les beautés insolites et lepouvoir spirituel. Ou comme si nous avions été privés de ceux-ci depuis trop longtemps et que nous en retrouvions soudain lasaveur après vos saccages et, dans un sens, grâce à eux. Mais ilne s’agit bien sûr, à travers l’expression véhémente de cettepassion neuve, que de prohiber, ou plutôt d’étouffer dansl’œuf, toute manifestation, si mesurée soit-elle, de ce que nousavons résolu d’appeler « anti-occidentalisme ». Et s’il s’agit decela, c’est d’abord parce qu’il faut éviter que l’on s’interrogesur la nature même de cet Occident que vous attaquez. Par-dessus tout importe-t-il d’empêcher quiconque de sedemander ce que recèle encore au juste ce mot « Occident »,et ce qu’il peut bien demeurer de vivant dedans, hormis deformidables accumulations de marchandises et la catéchèseincessante de « valeurs démocratiques » véhiculées à fluxtendu comme le reste. Ces valeurs elles-mêmes doivent pourtoujours apparaître comme le nec plus ultra de notreoccidentalité, et comme la pure manifestation, chez nous, duJuste et du Bien. Il serait totalement hors de propos desuggérer qu’elles pourraient constituer l’éventailapparemment varié d’une idéologie unique et obligatoire(malgré la tolérance qui en paraît le ressort principal) et

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qu’elles forment l’ensemble des Commandements devantlesquels il convient de se courber bien humblement, et àl’unisson, sauf à risquer de s’exclure d’une si belle et si diversecommunauté.

Car il est très urgent, une fois encore, que nous ne sachionspas quel est notre monde afin que nous nous occupions à ledéfendre comme s’il était dans la continuité de quelque chose.

Jamais bien entendu, à la différence de cet Occidentterminal dont vous avez fait votre bête noire et dont les États-Unis d’aujourd’hui vous apparaissent comme le condensé,l’Occident chrétien ou judéo-chrétien ne s’était cru innocent.C’est là le pas supplémentaire et essentiel que nous avons fait :l’innocence, chez nous, est devenue une forme de la démesure,et c’est elle aussi, bien entendu, qui nous porte à édifier destours dont l’excès ne dialogue plus qu’avec d’autressurenchères architecturales, ainsi qu’avec ces prétentions au« dépassement » dont notre époque est si prodigue sur tant deplans.

L’innocence entraîne l’incapacité de comprendre pourquoil’ennemi vous en veut à ce point, et surtout pourquoi il attaqueavec une telle cruauté. « Comment peut-on nous faire ça ? » sesont ainsi demandé les Américains. Un peu plus tard, sur lesmurs de New York, on a vu apparaître une inscription quen’importe qui d’entre nous, de l’un ou de l’autre côté del’Atlantique, aurait pu contresigner : « Si Dieu aimel’Amérique, qui peut tant nous haïr ? » Oui, qui le peut ?Personne. Et c’est pourquoi votre irruption a d’abord sembléimpensable, et même presque surnaturelle, dans la douceur decette belle matinée new-yorkaise où le ciel était d’un bleu si

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parfaitement chargé du souvenir de l’été encore proche, et oùun soleil tiède faisait pétiller la baie. Tellement impensable,tellement surnaturelle que de nombreux témoins, au momentde votre double abordage, et plutôt que de cauchemar, ontparlé d’une sensation de rêve. La douceur même de ce matin-là enveloppait d’innocence l’Amérique et son mode de vie noncontradictoire, qui est aussi une forme d’onirisme. Et nul deceux qui alors ont vu se produire la catastrophe, que ce soitd’une autre tour ou dans la rue, ou même dans l’une des deuxtours visées, et qui ont eu le bonheur de survivre, n’a pu encroire ses yeux. Devant ces immeubles plus lumineux que leciel et qui s’écroulaient, devant leurs occupants qui se jetaientdans le vide, devant ces populations soudain couvertes depoussière qui erraient dans les rues ou qui tombaient à genouxen sanglotant, tous ont parlé d’horreur, certes, mais ils ontaussi parlé d’irréalité. « Je croyais à une blague », a mêmeavoué une jeune femme, architecte à Broadway, qui sortait dumétro à Soho alors que la tour sud était en train de s’effondrer.

Mais ces tours elles-mêmes, par leur énormité, étaientaussi des sortes de blagues, et comme des tours de passe-passe attendant sans le savoir le tour de prestidigitation qui lestransformerait en mirages évanouis. Et depuis cet événement,qui tenait de la magie noire autant que de l’atrocité véritable,les fantasmagories n’ont plus cessé de se multiplier, alimentantet renforçant à chaque fois notre programme onirique. UnAirbus A300 s’écrase sur le quartier du Queens avec deuxcent cinquante-cinq personnes à bord, et ce sont desbattements d’ailes de papillon, c’est-à-dire les turbulencescréées par un autre avion, qui ont provoqué sa chute, ce qui ne

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s’était encore jamais vu. Lorsque du nitrate d’ammoniumexplose dans une usine toulousaine, il est nécessaire deconvoquer le plus étonnant enchaînement de causes et d’effetsafin de certifier, comme à l’aide d’une charade, ou d’unsyllogisme désopilant, qu’il ne s’agit que d’un accident. Lacontamination par le bacille du charbon elle-même s’estétendue dans des conditions irréelles, et elle s’est résorbéepareillement. On en retrouvait partout aux États-Unis, dansles départements de la Justice et de la Santé, à la Coursuprême, au département d’État ; on n’en retrouve plus nullepart. On racontait aussi que notre grande coalition militaireallait s’enliser en Afghanistan et que ce serait un autreViêtnam. On annonçait que des milliers de nouveauxterroristes kamikazes se lèveraient dans l’ombre toutes les foisqu’un missile mal guidé détruirait un village innocent. Et voilàque ces prédictions se sont dissipées, pour ainsi dire du jour aulendemain, comme de mauvais rêves, que les opérationsaériennes sont une réussite, que les villes sont libérées, queKaboul danse, que « les hommes jouissent de se faire raser etles femmes de marcher seules dans la rue », et que le filmd’horreur semble presque oublié.

Que s’est-il passé au juste ? S’est-il passé quelque chose ?On a dit, après vos attentats, que vos kamikazes avaientlongtemps vécu incognito au cœur de l’Amérique profonde etbanale, dans des banlieues résidentielles de Floride, qu’ilsavaient adopté le mode de vie américain et l’apparencephysique de leurs voisins, qu’ils passaient pour des genscharmants et intégrés (« Le genre de gars qu’on aimeraitemmener à un match de base-bail », comme s’est exprimé l’un

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de leur propriétaire). On s’est étonné que ceux qui allaient setransformer en bombes volantes aient été de bons pères defamille qui déposaient tous les matins leurs enfants à l’école.Mais est-il si difficile que cela, entre nous, de s’intégrer à notremonde fictif ? Nous ne nous étonnons que parce que nous nousefforçons de croire que nous existons. Mais nous en avons sipeu de preuves que nous sommes forcés d’imposer le respectde notre rêve éveillé pour nous sentir consister. Si vosterroristes ont pu vivre tranquillement au milieu de leursvoisins, et même peut-être mener une existence agréable, touten préparant leur mission atroce en songeant aux couronnesde pierres précieuses dont on allait bientôt ceindre leurs têtesde martyrs, ainsi qu’aux soixante-douze vierges qui leurétaient promises pour l’éternité dans le paradis d’Allah, sansque personne ne devine leur double jeu, c’est qu’il n’y a pas dedouble jeu dans un univers sans altérité. On s’est égalementeffaré de votre fine autant que haineuse connaissance de notrecivilisation, et de la manière dont vous aviez utilisé nos médiasà votre profit. Mais c’étaient les médias qui s’effaraient ets’émerveillaient tout en même temps parce qu’ils avaientidentifié chez vous une bonne connaissance d’eux-mêmes etqu’ils en étaient honteusement flattés. Cette disposition ne doitpas vous abuser : les médiateurs ne déchiffrent jamais rienqu’en lisant dans le flot de clichés qu’ils se refilent en famille.Ils ne laissent échapper d’informations que là où ils ne saventpas qu’ils le font : là où ils louent. Là où est leur dithyrambe, làaussi est la vérité de notre monde. S’ils ont noté que vousconnaissiez celui-ci, c’est parce qu’ils ont décelé chez vous une

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bonne connaissance de leur irréalité, qui est aussi celle detoute l’organisation présente de notre vie.

À leur façon, et avec leurs cent dix étages, les toursjumelles du World Trade Center étaient également desfantasmagories. Ce n’étaient même pas des géantes. C’étaientdes dépassements d’un point certain de non-retour et de non-sens. Des envies de disparaître. Et aussi, par leur élévationextrême, des appels au meurtre le plus extrême qui soit. Vousavez répondu à cet appel. Nous avons répondu à cette réponsepar la sensation que nous étions en train de rêver. Et, commedisait l’autre, le rêve est le gardien du sommeil. Il est aussi uneréalisation de désir. Vous avez sans doute réalisé le nôtre ennous donnant à voir l’écroulement de notre propre royaume.Vous nous avez obligés, pendant quelque temps, à ouvrir lesyeux sur notre rêve. Par la même occasion, vous avezprovoqué ce que nous imaginions avoir liquidé pour l’éternité :un événement. De manière fugitive, il nous est arrivé unehistoire vraie, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas, ouqui ne devrait plus pouvoir arriver, puisque nous avons confiéle soin de fabriquer des événements à des personnes dont c’estle métier : les entrepreneurs d’événements. Ces professionnelsne travaillent que sur le tombeau de l’accidentel. Sur lesdécombres de l’Histoire, ils font de la reconstitution historique.Ce sont nos indispensables refondateurs de réel, et aussi lesréanimateurs d’un imprévisible désormais hors de prix. Et,comme l’a divulgué quelqu’un avec une grande pertinence :« L’entrepreneur d’événements vend indifféremment auxpopulations actuelles catastrophes, accidents, incidents, coupde théâtre et réjouissances, toutes choses dont elles

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disposaient très bien sans lui, ou qu’elles étaient parfaitementcapables de se procurer par leurs propres moyens, avant quela condition même d’existence de ces choses (le hasard] n’aitété éradiquée. » Le même a conclu, mais c’était quelquesannées avant que vous ne vous précipitiez sur le World TradeCenter et le Pentagone pour recréer de l’événement en touteillégalité : « La pacotille de l’événementiel ne croît et embellitque sur l’irréversibilité garantie du non-retour desévénements. » Vous avez voulu défier cette irréversibilité.Vous y êtes parvenus. C’est d’ailleurs par là que votrearchaïsme proprement démoniaque se voit encore le mieux. Ilne vous a fallu que deux heures et douze minutes pourtétaniser la planète et jeter à terre, en même temps que lesmilliers de malheureux qui s’y trouvaient superposés etaffairés, deux cent mille tonnes d’acier et plus de quatre centmille tonnes de béton. Mais vous n’avez réussi, une fois encore,qu’à provoquer une histoire vraie à l’intérieur d’un monde oùil n’arrive plus que des histoires fausses. Et cette histoirevraie, par le fait qu’elle est vraie, est encore plus fragile que lesbâtiments que vous avez anéantis. Elle ne survivra guère àleur reconstruction.

Car ce que vous avez détruit sera reconstruit, et celad’autant plus aisément que vous n’avez attaqué, faut-il lerépéter, que des destructions construites. D’une manière plusgénérale, c’est à la négation de tout, c’est-à-dire à notre art,que vous vous en êtes pris. C’est notre néant lumineux, dressécomme une proposition irréfutable, que vous avez poignardéce matin-là. Ce sont nos valeurs, à Manhattan traduites eninanité architecturale, mais ailleurs en colonnes burlesques, et

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ailleurs encore en lacérations adorables ou en crottes de nezravissantes, que vous avez frappées de plein fouet. Vous nevous êtes pas seulement jetés contre les symboles de l’Empiremarchand, ainsi que le disent chez nous, pour nous rassurer,tant de braves gens. C’est quelque chose de bien plus grave, etde bien plus respectable, que vous avez démoli : notre fiertéd’être à l’avant-garde artistique de l’humanité démolisseuse,et de transposer cette fierté dans des œuvres certesdépassables mais seulement par nous-mêmes.

Nous n’entretenons de réelle bienveillance que pour ladévastation. Cela fait des éternités maintenant que nosauteurs préférés, nos cinéastes fêtés, nos théoriciens et nosromanciers les plus appréciés ne font jamais profession que dedécomposer toute représentation, toute possibilité de raconterou de montrer et de dégager la signification de ce qui estraconté ou montré. Et c’est pour cela seulement que nous lesapprécions. Tant bien que mal, avec leurs moyens respectifs,ils participent à la démolition de ce qui a pu représenter,depuis l’aube des temps, le sens toujours incertain du monde.Avec leurs cent dix étages chacune et leurs quatre cent vingtmètres de haut tout bourdonnants d’inanités financièresindispensables, les Twins, comme les nomment de manière sidisneylandienne les New-Yorkais, n’étaient pas que desmodèles de gigantisme puéril et impérial. Elles étaient surtoutdes métaphores de l’avenir tel que nous le voulons etl’idéalisons. L’architecte japonais qui les avait conçues les avaitprésentées comme un « symbole de paix ». C’est toujours avecdes termes infantiles que l’on emmaillote, chez nous, lenihilisme de la compétition. Notre Marx ne s’en était pris qu’à

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l’« immense accumulation de marchandises » du capitalismealors en plein essor. Mais c’est en tous domaines, désormais,que nous n’avons plus aucune autre morale que celle del’immense accumulation, où se satisfait le principe de plaisirqui seul nous gouverne, sur les ruines autrementimpressionnantes que les vôtres, mais invisibles, de la Loi etdu réel. Ces ruines-là sont nos ruines ; nos vraies ruines, lesseules ; et nous ne les échangerions contre rien et pour rien aumonde. Elles sont d’ailleurs aussi sans alternative et il seraitbon que vous commenciez à saisir qu’elles vous concernentégalement et que vous n’y échapperez pas davantage quenous.

Cela sera peut-être, dans un avenir pour le momentinimaginable, un objet d’étonnement que nous ne nous soyonsjamais séparés de tous les gâtismes avant-gardistes qui nousont été inculqués par les générations passées et par le siècleaujourd’hui défunt. Mais c’est aussi qu’aucun de nous ne quitteplus sans difficulté le foyer parental, et que d’ailleurs nosparents, même s’ils disent le contraire, ne le supporteraientpas. Ce foyer parental se nomme modernité. Nul avant nousn’avait eu des parents absolument modernes. Cetteparticularité fait qu’il nous est impossible de renoncer à euxcomme s’il s’agissait d’une ancienne foi devenue une chaîne. Lapersistance de notre adhésion aux formes les plus ridicules(mais il n’y en a pas d’autres et nous le savons) de la créationcontemporaine innovante a ses origines dans cette angoissede séparation que nous avons résolue en ne nous séparant plusjamais. Et, d’ailleurs, la verroterie des nouvelles technologiesde la communication nous l’interdirait, si seulement nous

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étions effleurés de cette tentation. Mais nous ne la ressentonspas. Personne n’est en mesure, dans notre monde qui serabientôt le vôtre, et qui l’est déjà en un sens, de se séparer depersonne. Vous avez votre oumma, votre collectivité mystiquequi épate tant nos chroniqueurs, habitués à ce qu’on se lèvedavantage pour Danone que pour Allah. Nous avons eu notrecommunion des saints, mais c’est aujourd’hui un très vieuxsouvenir. De longue date, nous avons remplacé cettecommunion par ce que nous appelons la culture. Et, de celle-ci,rien ne rend mieux compte que ce que nous nommons frichesindustrielles. Vous ne pouvez sans doute pas imaginer à quelpoint nous nous épanouissons dans les friches industrielles.Nous autres Occidentaux nous ne pouvons nous épanouir quelà, dans ces lieux à part favorisant la création, dans ces lieuxprécaires porteurs de feu, dans ces foyers de résistance et decontredanse dont nous ne cessons de faire l’éloge. C’estchaque jour que les plus gras de nos pédagogues, de nosthéâtristes, plasticiens, danseurs, jeunes de l’école du cirque ouvidéastes, répètent avec exaltation qu’il faudrait des espacesperdus, qu’il faudrait sans cesse les démolir, construire desespaces vides, morts, des lieux qui inspirent, des zonesfranches, des jachères, des réseaux de connivences et desensibilités protéiformes, des endroits de l’envers, desbrouillons, des redire, des refaire, de l’expérimenter avanttoute chose. Sous cet angle, en somme, qu’avez-vous faitd’autre, avec votre désastre, que de nous proposer un nouvelespace vide extraordinaire, une nouvelle zone franchegigantesque. une jachère, un endroit de l’envers, un brouillonsans précédent ? Pensiez-vous sérieusement que votre

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destruction pourrait échapper à notre nihilisme ? Grâce àvous, grâce à vos avions de cent soixante-quinze tonnes lancésà pleine vitesse, gorgés de carburant et transformés enbombes, nous avons désormais du pain artistique sur laplanche.

Et d’ailleurs, alors même que nul ne savait s’il se trouvaitencore des vivants sous l’épouvantable champ de ruines quevous aviez créé au milieu de Manhattan, sous cesaccumulations de débris étincelants, sous ces architecturesenglouties, nervurées, sous ces ogives d’aluminiumbrusquement dressées par milliers, sous ces décombres d’unesorte de multiple cathédrale de Cologne bleue noyée dansl’Atlantide, on débattait déjà de la pertinence de relever ou pasles tours anéanties ; et la plupart des Américains étaient nonseulement partisans de les rebâtir, bien sûr, mais ils voulaientsurtout qu’elles soient encore plus hautes qu’auparavant. Dansce domaine comme dans les autres, mais dans ce domaine plusencore que dans les autres, il ne s’agissait que d’aller plus loin.

Un des avantages collatéraux de vos inadmissiblesattentats est qu’ils ont promptement rendu coupable toutelibre critique de ce que ceux-ci visaient. Et l’éloge, dès cetinstant, a occupé la quasi-totalité de notre espace socialpuisque c’était lui dans sa totalité que vous preniez pour cible.Ou, du moins, cet éloge a-t-il été seul autorisé à se répandre.Tout à fait entre nous, et quelle que soit l’antipathie extrêmeque vous inspirez, il est assez pratique que vous soyez là, etque vous menaciez de commettre encore d’affreuses exactions,pour que soit masquée que l’hostilité envers cet étrangeOccident contemporain, que nous appelons encore si

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faussement civilisation chrétienne ou judéo-chrétienne,s’étend bien plus loin que vous-mêmes et ne se limiteaucunement aux populations agitées par votrefondamentalisme. Nul ne résuma mieux ce sentiment,d’ailleurs, que le sympathique Jean-Marie Messier, oligarquejoufflu, lorsqu’il remarqua avec amertume peu après vosoffensives : « Au-delà du geste fou d’individus fanatisés,comment ne pas voir que des forces multiples conduisent àune radicalisation des sentiments anti-occidentaux,antiaméricains et antimondialisation dans de nombreusesparties du monde, y compris dans nos propres économiesdéveloppées ? »

Il est hélas certain que votre fanatisme sanglant n’est quel’arbre par trop visible qui cache les répulsions d’une bien plusvaste forêt. Mais le Mal absolu que vous avez tout à coupincarné à la perfection nous permet, une fois encore, decamoufler que cet Occident, dont vous avez transformé lecœur du cœur en champ de ruines, n’est plus l’Occident depuislongtemps puisqu’il ne survit que de s’être débarrassé de toutce sur quoi il avait reposé durant des siècles, à commencer parces qualités désormais regardées par nous commeéminemment malsaines que sont l’esprit critique, laconflictualité, la capacité d’intégrer le Mal ou le démoniaque etde les comprendre pour les combattre.

Il s’est également débarrassé de l’Histoire, cetteinterminable tapisserie d’erreurs (car se tromper est un luxeque nous ne pouvons plus nous payer ; nous n’avons plus lesmoyens de nous offrir que l’innocence). Et cela aussi, bienentendu, ne doit pas être révélé. Ce n’est pas pour rien que,

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dès les premiers instants qui ont suivi vos ruineuses descentessur New York et sur Washington, nos légions decommentateurs se sont dressées, un peu partout, pourannoncer qu’était interdite la critique du monde qui venaitd’être frappé, et aussi que l’Histoire était de retour après unbref congé.

En même temps que la moindre réserve concernant lesÉtats-Unis devenait l’indice d’une solidarité ignoble avec vosmenées, et que les « intellectuels » contempteurs de l’Empirese voyaient traités de psychopathes, il devenait ridicule des’obstiner à prétendre qu’il n’y avait plus d’Histoire. Cetteridiculisation, à vrai dire, nous est rendue d’autant plus aiséeque nous possédons dans ce domaine, en la personne dunommé Fukuyama, une tête de Turc de choix. Nul ne nousparaît plus commode, en tant que repoussoir, que cepersonnage qui n’arrête pas de répéter que nous noustrouvons dans le meilleur des mondes possibles et que toutel’humanité, peu à peu, se convertira à la vie en rose del’Occident marchand et à sa démocratie libérale. Un telpenseur émissaire est pour nous une providence. C’est unrégal, du fond de notre conte de fées cybernétique, que deréfuter le rêve qu’il déroule et de nous procurer lesapparences de le faire au nom de la réalité la plus rude. C’esttoujours un plaisir pour nous que de rétablir l’illusion, c’est-à-dire l’ordre, dans nos rangs. Vos horreurs, faut-il le préciser,ont été l’occasion d’une purge que nous brûlions de longue dated’entamer. Vous avez votre dar-el-islam, votre territoire de lafoi, et vous y opposez le dar-el-harb, territoire de la guerre, oule dar-el-kofr, territoire de la mécréance. La vision de nos

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intérêts géopolitiques est un peu plus complexe, car chez nousle dar-el-islam et le dar-el-harb cohabitent et les mécréantssont parmi nous. Mais nous avons beaucoup de moyens de lesmater ; et de les obliger à professer la chahada, notrechahada.

Par la même occasion, et ce n’est pas un hasard non plus, ildevint interdit de rire. « L’ironie n’est plus de saison »,proclamait ainsi l’un de nos meilleurs ventriloques, le jamaisdécevant Joffrin. Et il ajoutait : « L’Histoire revient en forceavec sa puissance de sang et de malheur. » Notez bien, je vousprie, chers djihadistes, que lorsque l’Histoire revient en forcepar la fenêtre, l’ironie doit évacuer les lieux. À ce compte, onn’aurait jamais pu entendre résonner, par le passé, le rire deRabelais, celui de Cervantès ou celui de Molière, qui cependantretentissaient dans des périodes réellement historiques, elles.Un autre de nos comiques troupiers, précisant qu’il avait« toujours cru que la fin de l’Histoire était une blague »,s’empressait d’ajouter : « Mais, à ceux qui en doutaient, auxnéohégéliens qui pensaient que les démocraties libéralesavaient, en triomphant du communisme, triomphé de leurdernier ennemi, le 11 septembre vient le rappeler. »

Cette fable extrêmement touchante du retour en force del’Histoire avait déjà servi, avec les mêmes mots, durant lapériode de la guerre du Golfe, puis au moment de l’attaque parl’Otan de la Serbie. Nous sommes devenus si pauvres enHistoire que nous attendons sans cesse de l’extérieur que nousrevienne la preuve de sa permanence. C’est toujours lorsquel’Empire bombarde du torse, et de très haut, et sans risque, etqu’il extermine à l’aveuglette des populations, que le spectre

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de l’Histoire est supposé venir réagiter autour de nous sessuaires déchirés. Les commentateurs que nous stipendions lesont aussi pour nous faire croire cela, qui est capital, et dontnous avons le plus grand besoin. Ainsi, et contre votre gré,servez-vous la meilleure des causes, et renforcez-vous l’une denos croyances les plus opportunes. Parce qu’une tragédie seproduit, et parce que nous avons entendu dire que l’Histoireest tragique, nous sommes persuadés de nous trouver en faced’un événement historique chaque fois qu’arrive une tragédie.Le soupçon ne nous effleure pas que, si l’Histoire est bel etbien tragique, en effet, il est aussi fort possible que la tragédie,désormais, ne soit plus du tout historique. Et que lesévénements se débrouillent tout seuls. Et que les « puissancesde sang et de malheur » aillent aussi leur train de manièreautonome. Par cela également vous servez notre cause et vousla renforcez.

Il est hors de question, chers djihadistes, que nousconsidérions l’Histoire autrement que comme une divinitéincréée. Ayant ainsi décidé qu’elle était sans commencement,nous avons aussi résolu qu’elle était sans fin. Apprenez donc,chers monstres, que c’est là un des premiers articles de notreculte. Le Dieu dont vous vous réclamez sans répit, cet Allah devotre Coran que tant de bons apôtres des deux autres religionsdites « du Livre » veulent imaginer, pour nous apaiser, dans lacontinuité de ce Livre (alors que le vôtre, nous le savons, n’ajamais eu d’autre ambition que d’abolir le nôtre), ne s’est pasdonné une seule fois la peine d’intervenir en personne dansl’Histoire. D’emblée, il s’est présenté comme le Maître d’unprésent inflexiblement et (tout à fait entre nous)

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irrespirablement perpétuel. Le Dieu des Juifs avait présidé à lasortie d’Égypte de son peuple, dont il devint dès lors leLibérateur. Et le Dieu des chrétiens s’est incarné à une dateprécise, puis est mort à une autre, dans le but de sauverl’humanité. L’Histoire, par ces dieux qui n’en font peut-êtrequ’un, est ainsi née, se dégageant une bonne fois desinterminables chroniques, des récits d’origines et des vieilleslégendes. De votre Dieu, en revanche, rien ne pouvait venirpuisque votre religion est pour ainsi dire naturelle et nonrévélée.

Ignorant l’Histoire, elle ne pouvait donc pas non plus sevoir parasitée, et peu à peu décomposée avec volupté, par lesdémons de la dialectique, par ceux du libre examen, par ceuxbien plus attrayants encore du roman, et, bien sûr, par ceux del’ancien art, le seul, celui qu’on appela figuratif dès lors que,chez nous, et assez récemment, une massive prétentionartistique décida de s’y substituer. Mais qu’importe. Car entout cela il ne s’agit, c’est le cas de le dire, que d’histoireancienne. Reste que votre foi ignore l’Histoire, tandis quenous-mêmes traitons cette dernière comme si elle était Dieu.De telles dispositions presque symétriques devraient d’ailleursnous permettre de nous entendre, un jour ou l’autre, ou dumoins de nous retrouver secrètement dans la chambre sourded’un nouvel obscurantisme enfin partagé.

Dès le lendemain de vos attaques, on a pu voir se déchaînercontre les « intellectuels » des nuées d’individus qui, end’autres temps, auraient appelé au lynchage pour de bienmoindres manifestations d’anti-intellectualisme. Il n’a plus étéquestion, dès lors, que d’« entêtement dans l’erreur » et de

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« comportements obscènes » de la « classe discuteuse »coupable de « technophobie », de « pulsions anti-américaines », de « tendances munichoises », de « réflexestiers-mondistes », de « réactions gauchisantes » et de« misonéisme ». Tout cela, qui est assez savoureux, nous vousle devons aussi. L’obligeant philonéiste Jacques Julliard, sur lamême longueur d’ondes que les autorités scolaires américainesqui suggéraient que les enfants choisissent des costumespositifs pour fêter Halloween, pointa du doigt le vice que nousne voulions plus voir : celui des « anti », vigoureusementbaptisé par lui « antisme ». Dès ce moment, toute divergenced’opinion fut très heureusement assimilée à une désertion, ettout libre examen de la situation à un complot contre la sûretéde l’État ou à un délit d’intelligence avec l’ennemi. La toute-puissance même de l’Amérique fut niée pour les besoins de lacause, ou fortement minimisée, en tout cas déclarée « bieninférieure à celle des Anglais au XIXe siècle ou de Rome audébut de notre ère ». On rappela à la frivole « intelligentsia »qu’il existait une « hiérarchie des valeurs » et que se référer àune morale n’était pas « indécent ». Il fallut nommer« criminels » vos attentats, ce qui d’ailleurs allait de soi ; maisquand on avait fait cela une fois il fallait le recommencer. Et lerecommencer encore. Et ne rien faire d’autre. Et surtout nepas entreprendre la moindre tentative d’éclaircissement devos motifs, laquelle se révélerait de toute façon une apologierampante de votre multinationale de la terreur. Et il nesuffisait pas non plus de condamner sans ambiguïté vos raidsaériens. Il fallait recommencer. Et recommencer. Et ne faireaussi que cela. Faute de quoi ce sans ambiguïté serait

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considéré comme une de ces formalités que l’on accomplit enpensant à autre chose, dont on se débarrasse à la sauvette,pressé que l’on est de se remettre à légitimer obliquement voshorribles menées fondamentalistes, ne serait-ce qu’en posantun « principe d’équivalence » furtif entre l’hyperpuissancemondialisante et votre terrorisme non moins mondialisé. Dansce domaine capital également, vous nous avez permisd’accomplir quelques progrès d’envergure.

Notre remarquable Bush n’avait-il pas lui-même parlé,dans l’une de ses premières allocutions, d’un « combatmonumental du Bien contre le Mal » ? Et n’est-ce pas cecombat que nos supplétifs idéologiques livrent depuis desannées à n’importe quel propos, sous n’importe quelprétexte ? « Qui n’est pas avec nous est contre nous », ont ditaussi nos amis les Américains. Il n’y a, en effet, pas d’autrepossibilité. Il ne saurait y avoir de troisième terme. Nihil esttertium, ainsi que s’exprimait Cicéron. On pourrait être encoreplus précis : toute velléité de tertium est criminelle. Un mondodiverso è possibile, comme le clamaient les manifestants deGênes cet été ? Rien n’a jamais été moins possible que cemonde différent, nous en sommes convaincus. De cetteclarification également, nous vous sommes redevables. Commenous vous sommes redevables de n’avoir plus que deuxennemis parfaitement identifiés, quoique de dimensions fortinégales : vous d’une part, bien sûr, et en tout premier lieu ; et,d’autre part, ces agitateurs de Gênes, de Seattle ou de PortoAlegre qui s’élèvent contre les crimes sociaux du nouvel ordremondial capitaliste.

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Ici encore le tertium, c’est-à-dire un troisième ennemi quinous connaîtrait et, nous concernant, ne se satisferait pas destéréotypes, est exclu. Nous avons d’ailleurs, et de longuedate, organisé les statuts de l’antagonisme, et nous lui avonsréservé chez nous le rôle d’une fausse fenêtre. La division, ennos contrées, est donc proclamée par la voix de l’unanimité. Ladiscorde est chantée par la paix. La haine du « consensuel » etl’amour de la « malpensance » sont assurés et contrôlés parnos grenouilles de bénitier les mieux sélectionnées. Lesennemis déclarés de la société et de la communauté sontrecrutés parmi nos gardes-chiourmes les plus efficaces et lesplus décorés. Les minoritaires se reconnaissent à ce qu’ils sontextrêmement nombreux et assermentés. Tout est unifié.Notre monde sans contradiction a su conserver et entretenir laparodie de la contradiction. Ce sont là des mesures qui serévèlent chaque jour un peu plus profitables. Leurrenforcement actuel, est-il besoin de le répéter, vous doitbeaucoup.

Si l’ironie n’est plus de saison, la compassion, elle, bravegaillardement les intempéries. Cela aussi, nous vous le devons.Toute personne qui, depuis le 11 septembre, n’exprimerait passa compassion, et d’abord elle, et seulement elle, ne seraitqu’un psychopathe, un intellectuel, un néo-hégélien, unmunichois, un misonéiste et un antiste.

La compassion est une idée neuve en Occident ; si neuve, ilfaut le reconnaître, qu’elle se comporte encore parfois de façonbien légère quand elle sort toute seule. C’est ainsi que le mardi13 novembre, deux mois et un jour après vos criminelsattentats, lorsqu’un Airbus A300 qui contenait deux cent

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cinquante-cinq personnes s’est écrasé à New York sur desmaisons du Queens, la compassion, dans nos contrées, se mit àdéborder. « Pourvu que ce ne soit qu’un accident », s’écria-t-on d’une seule voix. Et nos bons analystes se penchèrent aveccompassion sur cette nouvelle atrocité : « La catastrophe duQueens va peser presque du même poids qu’un attentat sur lesecteur du transport aérien. En pleine déconfiture depuis ladestruction des tours du World Trade Center, ce dernier vas’enfoncer encore un peu plus dans le rouge, entraînant sansdoute dans le gouffre la compagnie American Airlines. De leurcôté, les géants de l’aéronautique que sont Boeing et Airbusvont connaître encore un peu plus les affres du carnet decommandes. Même chose pour les secteurs hôteliers ettouristiques, qui tentent en ce sombre automne de sauver leurmise en promouvant les sports d’hiver de proximité, auxquelson accède par la route ou par le train. »

Passé ce moment de compassion intense pour le secteurhôtelier, pour les compagnies aériennes et plus généralementpour notre bien-aimée industrie de la prédation touristique,nos compatisseurs notèrent encore que l’éphémère paniqueboursière qui avait accompagné ce crash avait été rapidementmaîtrisée, « une fois la thèse de l’attentat écartée ». Et ilsrecueillirent avec satisfaction ces propos compassionnels d’untrader du cœur : « Sur l’instant, il y a eu de la panique, puis lemarché s’est contenu naturellement quand il a vu que cen’était pas un attentat. »

Il est vrai que les deux cent cinquante-cinq passagers decet Airbus n’étaient que des Dominicains. Et il y a eu beaucoupde soulagement aussi, pour les assureurs compatissants, à le

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réaliser, et à découvrir que le montant des dédommagementsde ce nouveau sinistre, que l’on estimait d’abord à un milliardde dollars, ne s’élèverait pas à plus de cinq cents millionspuisque les morts, pour la plupart, n’étaient pas américains(auquel cas ils auraient coûté le double).

Tout ceci entre nous, une fois encore, car il est moins quejamais question de descendre dans les cryptes effrayantes denous-mêmes, où quelque chose, peut-être, a jubilé le11 septembre. Nous ne refusons d’ailleurs nullement la « partmaudite », comme le prétendent chez nous quelquescalomniateurs. Simplement, quand le besoin s’en fait sentir,nous allons la chercher dans des magasins de farces etattrapes. Elle y est d’aussi bonne qualité qu’ailleurs. Le négatif,il y a des boutiques pour ça. Ce qui nous ramènerabrièvement, si vous le permettez, à cette festivité d’Halloweenque vous avez failli compromettre. Halloween, pour dire levrai, nous est d’autant plus agréable que s’y représentent, demanière subtile et comique, les chasses aux sorcières dontnous sommes friands, que nous organisons à intervallesréguliers contre des personnages choisis, et auxquelles chacunest tenu de participer faute de se voir écarté de lacommunauté. Vous avez votre ramadan. Il est environné detout notre respect et de toute notre crainte. En cettecélébration de votre mois de jeûne, qualifié ces jours-ci, et trèsphilonéistement, de « période de recueillement et d’ouvertureaux autres », un sociologue lui-même converti à votre religions’est insurgé et a jugé bon de rappeler que « le ramadan n’estpas une fête ». Il s’est trouvé aussitôt contredit par l’un de nosorganes les plus officiels, le très attrayant magazine Télérama

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qui titrait : « Le ramadan, une fête pour tous ». Votreramadan, de toute évidence, éveille nos convoitises. Il devienttendance. On constate qu’il crée du lien social. C’est que lefestif est le nouveau tissu conjonctif de nos sociétés. Vous avezvotre ramadan, nous avons nos Halloweens, nos parades, nosrandonnées et nos nuits portes ouvertes. De tellesmanifestations, ainsi que de pernicieux esprits (en pure perted’ailleurs, et Dieu merci) l’ont récemment remarqué,reviennent de manière de plus en plus précipitée. Ellesaccompagnent notre retour progressif à une temporalitécyclique dont nos ancêtres s’étaient à grand-peine dégagés. Etil est probable qu’ils reculeraient d’horreur devant nos effortspour anéantir leur immense et lointain travail d’humanisation.Il est même certain que l’Histoire humaine, dont la définitionest si vainement cherchée par ceux qui disent qu’elle continueou qu’elle a recommencé dès le matin où vos avions entrèrentcomme dans du beurre dans les tours de Manhattan, n’aurajamais été que celle du long effroi d’en arriver un jour à ce quenous sommes à présent. Et que cet effroi, à travers les siècles,bien que nul ne l’ait jamais défini ainsi, aura motivé pêle-mêleguerres, massacres, œuvres de l’art et recherches de lascience. Tout, en somme, et même le pire, parut longtempspréférable aux détériorations patientes dont l’ensembleconstitue à nos yeux un nouveau monde de monts etmerveilles. Mais cette réalité non plus ne risque pas d’êtredivulguée. Nos meilleurs penseurs sont d’ailleurs chargés devanter sans répit la nouvelle douceur de vivre dans un universoù l’effacement de « l’individu rationnel et maître de lui », et lafin de la « communication verbale », s’effectuent au profit

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d’« une autre communication plus horizontale, plus bruyante,plus globale » et des nouvelles « expériences de l’êtreintégrant et outrepassant les limites du corps propre pourparvenir à l’exaltation du corps communautaire ».

À ce propos, chers djihadistes, nous ne saurions tropinsister sur votre infirmité la plus rédhibitoire. Un excellentprofesseur, il y a peu, la stigmatisait dans la page « Débats »de notre quotidien de déférence, en remarquant que votretotalitarisme islamique voulait « empêcher de lire,d’apprendre, de penser, de rêver, de chanter » : dans cetteliste d’empêchements, il est limpide que le plus important, etle seul en fin de compte qui soit impardonnable, est le dernier.Vous résistez encore à nos extases liquéfiantes où s’élaborentdes valeurs alternatives à celles qui avaient constitué l’idéalmoderne de la maîtrise de soi et du monde. Vous êtes encoreloin de ressentir la séduction de tous ces espaces désolés, deces terrains militaires à l’abandon, de ces bâtisses désaffectées,de ces anciens bassins industriels, de ces clairières et de ceschamps où notre jeunesse, au terme de jeux de pistesinitiatiques, assouvit en tenues militaires ses besoins decommunion avec le cosmos et organise elle aussi, à sa façon, lafin de l’Histoire, en redécouvrant les transes d’un étatsauvage de l’humain ou les turbulences d’un nouveau stadeinfantile de l’espèce que nos experts qualifient à si juste titrede rimbaldien.

Quand, chers djihadistes, deviendrez-vous enfinrimbaldiens ? Quand vous transformerez-vous en voleurs defeu ? En poètes de sept ans ? Quand ferez-vous comme tout lemonde ? Il serait préférable, pour vous comme pour nous, que

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ce soit le plus vite possible. Plutôt que de vous attarder dansvotre mauvais nihilisme, il serait urgent que vous adhériez à cebon nihilisme des teufeurs qui consiste à patauger dans la boueen convoquant le monstre chtonien. La vraie vie est ailleurs,croyez-nous, et les saisons en enfer de la malpensancedécapante sont à votre portée. L’emploi de Satan adolescent,ou de poète aux semelles de vent, a beaucoup plus d’avenirque celui de taliban. Lorsque la saisie des sonos d’une freeparty est regardée, sans réplique possible, comme une atteinteaux valeurs universelles de la liberté et de la démocratie, quivoudrait encore prendre une autre voie, ou se risquer dansune autre rébellion ?

N’est-il pas frappant que la rapide libération del’Afghanistan se soit accompagnée d’une réapparitionimmédiate de la musique que vous aviez si follement bannie ?À Mazar-e-Sharif, racontèrent alors nos journaux, « leshommes faisaient la queue devant les échoppes des barbierspour se faire raser, la musique braillait dans les rues etcertaines femmes jetaient leur tchadri ». Quelques heures plustard, dans Kaboul délivrée, les chauffeurs de taxis’empressaient d’arracher les planches de bois que vous lesaviez contraints à fixer pour obstruer leurs radiocassettes etse mettaient à rouler avec la musique poussée à fond. « Lesourire retrouvé des Kaboulis », titrait joyeusement unquotidien. Et, notant que « Kaboul retrouve les couleurs de lavie », on donnait de cette vie retrouvée des preuvesirréfutables : « La télévision fonctionne à nouveau, un cinémaa rouvert ses portes et la musique emplit les rues. » Ongambade à Jelalabad. On délire au Panshir. On s’éclate à

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Herat. À Kaboul on est maboul. À Maidan Shar on est hilare.Et même à Kandahar ça repart. Et, partout, on rase gratis. Et,partout, on télévise. De nouveau l’oiseau chante. Le poèteressort de la clandestinité. Le chameau se remet à blatérer. Lavie retrouve ses droits. Et ainsi se terminent « cinq ansd’épouvante, de bêtise crasse et d’humiliation ».

Chers djihadistes, vous aviez interdit jusqu’aux cerfs-volants. À quoi pensiez-vous ? Comme vous avez été légers dene pas respecter la joie, vous non plus, et de ne considérer legouvernement de vos concitoyens que sous l’angle étroit de la« prévention du vice et de la promotion de la vertu ». Nousautres Occidentaux connaissons de bien meilleures méthodes,entre nous, pour brider le vice et faire régner la vertu, et nuln’oserait qualifier celles-ci de « moyenâgeuses » parce quenous savons admirablement les adapter à l’humanité tellequ’elle se transforme. Mieux encore : notre nouvel univers aceci de propre qu’il fabrique ses clients en même temps qu’ilconfectionne ce qui leur est destiné ; et c’est de conserve quenous améliorons les uns et les autres jusqu’à ce que ne subsisteplus entre eux la moindre différence.

Nul n’oserait davantage nous traiter de nihilistes ; et nousnous sommes bien divertis, faut-il le dire, de vous voir appelerde la sorte. La chose était injuste. Pire : elle était inexacte. Etc’était en somme se rassurer à bon compte que de renvoyer lenihilisme dans votre camp, de parler à votre propos d’« actesnihilistes purs », de « logique d’automutilation », de désirobscur d’« autopunition ». Mais vous nous aviez énervés, avecvotre politique de la tour brûlée, et nous avons estimé qu’ilétait de bonne guerre de ramener vos intentions à ce que nous

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connaissons de plus insensé : le délire d’un Kirilov parexemple, estimant que si Dieu n’existe pas il est lui-mêmeDieu, que l’homme n’a inventé Dieu que pour vivre sans setuer, que l’idée de Dieu repose sur la peur de la mort et que sesuicider, dans ces conditions, revient à abolir cette peur et àtuer cette idée. Ainsi avons-nous réussi à effacer de nosconsciences, de manière certes provisoire mais tout de mêmequelque peu salutaire, l’effrayante hypothèse que vous croyez,en réalité, et de manière absolue, à ce que vous faites ; et que,lorsque vous mourez pour Allah en entraînant avec vous desmilliers d’innocents, vous n’avez pas le moindre douteconcernant l’existence de Celui pour lequel vous mourez, ni lemoindre soupçon à propos de la non-relativité de ce que vouspensez vrai. Certainement aussi n’entretenez-vous pas lamoindre illusion sur notre nihilisme à nous. Mais vous n’avezaucun moyen, vous, de le faire savoir, et cela est très heureux.Tandis qu’il nous est loisible de répéter sans cesse que vousêtes morts pour rien, c’est-à-dire pour mourir, et que c’estcela seulement que vous recherchiez.

Il nous a paru assez savoureux aussi de voir tant degrandes consciences, après vos irresponsables interventions,et devant les mesures répressives justifiées que celles-ciappellent, s’alarmer de la mise en place d’un arsenalantiterroriste certes impressionnant mais dont on chercheraiten vain la nouveauté. Car c’est bien avant vos attentats quecette « Justice sans limites » s’exerçait, même si elle nes’appelait pas ainsi. Et nous la voulions tous. Et nous la voulonsencore. Et ceux qui, en notre sein, parlent aujourd’hui de loisliberticides, de textes clairement attentatoires à nos libertés,

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et s’épouvantent devant les nouvelles mesures législatives, lamultiplication des contrôles et la restriction de ces libertésindividuelles qui étaient notre apanage, et croient devoirrappeler, par exemple, que « l’essence même de la justice estd’avoir des limites, celles des recherches contradictoires de lapreuve, celles du temps du débat judiciaire et de l’adaptationde la sanction au crime », et qui disent encore qu’« une justicesans limites ne peut être qu’une vengeance ou l’explosion desfoudres de la colère de Dieu », ont aussi approuvé sans réservela Justice sans limites du Tribunal pénal international de LaHaye et ses attendus inspirés par un ciel opportunémentréhabité, réoccupé, hanté d’on ne sait trop quelle divinité. Etces mêmes consciences, en notre sein toujours, poussent descris d’orfraie concernant de nouveaux projets qu’ellesregardent comme liberticides, et s’épouvantent de ce que deslégislations d’exception, au nom d’une sécurité citoyennemondiale, s’appliquent désormais dans nos contrées. Mais il ya bien plus longtemps que les termites de toutes les minorités,jadis dominantes mais à présent écrasantes, forent avecentrain, et sous les applaudissements de tous, leurs galeriesjudiciaires ; que les professionnelles de la sécurité antisexisteréclament l’augmentation de la lutte contre l’androcentrismeet qu’elles exigent que l’on « crée un organisme public devérification des manuels scolaires avant publication ». Et c’estdepuis longtemps aussi que les innombrables représentantsdes victimes persécutrices cuisinent leurs projets de loi entoute impunité. Les mandats d’arrêt, dans ce domaine commedans tant d’autres, ne font plus l’objet d’aucun débat. Ils sontexécutés sans autre forme de procès par les Sections Spéciales

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anticritique et antinégativité, et leurs méthodes sont tout aussimusclées que celles dont nos gouvernements, dans ce qu’ilsappellent leur lutte antiterroriste, demandent l’établissement.Mais ceux-ci rencontrent davantage de résistance que celles-là.

Chers djihadistes ou assimilés, nous n’en finirions pas derépertorier toutes les occasions que vos ignominies, par lesconséquences qu’elles ont provoquées, nous ont donné de riresous cape en si peu de temps et de renforcer la plupart de nosdispositifs. Jamais encore la possibilité ne nous avait été sicomplètement apportée de voiler notre irréalité et de mentirsur la direction d’ensemble que nous avons prise.D’innombrables affaires encore pendantes ont été réglées, etjusqu’à cette grave question, qui s’est brusquement trouvéeposée en des termes nouveaux, des rapports de la « sphèreprivée » et de la « sphère publique ». C’est à la faveur d’une« consultation » lancée par le ministère de l’Intérieur etdestinée à créer une instance représentative de l’Islam enFrance que vous avez eu l’audace de prétendre que la laïcitédevait « changer » et qu’elle ne pouvait plus se contenterd’une définition selon laquelle elle cantonne le champ religieuxà la sphère privée. « Le retour du religieux est général et ilinterroge tout le champ social », avez-vous même oséproférer. Et vous avez ajouté cette espèce de menace : « Nousne nous contenterons pas de tolérance à l’égard de l’Islam. Ilfaut aussi que certaines représentations que la société portesur nous évoluent. »

Chers djihadistes ou assimilés, on vous a immédiatementaccusés de prôner « une société qui, dans sa dénonciation du

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modèle occidental, constitue la négation même de nos valeurset de la République ». Ne vous démontez pas pour si peu. Nousne savons plus nous-mêmes ce que signifie l’expression vieprivée. Nous n’invoquons plus le caractère prétendumentsacré de celle-ci que contre des ennemis sélectionnés. Pourtout le reste, nous en avons de longue date éventré le concept,et ses tripes se répandent sans répit, vingt-quatre heures survingt-quatre, sur tous les plateaux de télévision. Au pointmême que, devant cet étonnant phénomène, nos diligentscommentateurs de l’inéluctable font mine de s’alarmer et deparler de « tyrannie de l’aveu ».

Quand les porte-parole du tyran parlent de tyrannie, vouspouvez être assurés que celle-ci est irréversible ; et qu’enréalité ils ne nous font part, en poussant des cris de volaille,que d’une bonne nouvelle. Il y a bien longtemps déjà, en effet,que la sphère publique et la sphère privée, chez nous, ontfusionné sous les exigences de la transparence. La visibilitésociale est devenue le devoir de tous. Corrélativement, ce quise passe encore de temps en temps entre quatre murs estlouche par principe. Et tout ce qui n’est pas susceptible de setransformer, d’une manière ou d’une autre, en enjeu public,n’est pas digne de subsister. Mais cela ne nous empêchera pasnon plus de continuer à vous accuser d’appartenir au campdes nostalgiques d’un ordre organique et communautaire oùl’individu ne s’appartient pas, face à notre société d’individusautonomes, responsables et solidaires.

Chers djihadistes, toutes ces réflexions aussi brèves quesuperficielles n’avaient pour but que de vous faire savoir où

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vous mettez les pieds. Et, une fois encore, de vous avertir quenous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles.

Craignez la fureur des moutons ! Craignez la colère desbrebis enragées ! Vous voulez notre peau, mais sachez quenous nous battrons jusqu’au dernier et que si par malheurvous triomphiez ce ne serait que sur des monceaux decadavres comme vous ne pouvez pas en imaginer et qui, mêmeà vous, soulèveraient le cœur et supprimeraient jusqu’à l’enviede jouir de votre triomphe.

Mais vous ne triompherez pas. Nos premiers succès enAfghanistan ne sont qu’un début. La détermination, certes, etsurtout la foi, semblent dans votre camp. Mais il n’est pas ditque la foi, dans le combat qui s’engage, soit meilleureconseillère que notre définitive incapacité à prendre au pied dela lettre les fables de nos anciennes croyances. Vous vousendormez dans les délices du martyre, mais il est plus facile demourir pour un Dieu que de lui survivre. La sortie de lacroyance est un rude sentier dans lequel nous avons appris deschoses que vous ne connaissez pas encore. Sur ce cheminincertain, nous avons acquis une confiance qui vous étonnera.La fureur que nous mettrons à vous résister vous stupéfiera.Craignez le courroux de l’homme en bermuda ! Craignez lacolère du consommateur, du voyageur, du touriste, duvacancier descendant de son camping-car ! Vous nousimaginez vautrés dans des plaisirs et des loisirs qui nous ontramollis. Eh bien nous lutterons comme des lions pourprotéger notre ramollissement.

Nous nous battrons pied à pied, mètre par mètre et minutepar minute.

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Nous nous battrons.Nous nous battrons pour tout, pour les mots qui n’ont plus

de sens et pour la vie qui va avec.Nous nous battrons pour l’ordre mondial caritatif et les

endroits où ça bouge bien.Nous nous battrons pour la vie jeune et les arts alternatifs.Nous lutterons pour nos tour-opérateurs, pour nos

compagnies aériennes, pour nos chaînes hôtelières, pour nosprestataires de service, pour nos pages Web et pour nosforfaits à prix coûtant.

Nous lutterons pour le réchauffement de la Terre, pour lamontée du niveau des mers, pour la réduction draconienne desémissions de gaz carbonique, pour toutes les catastrophes etpour tous les moyens de limiter l’impact de celles-ci.

Nous nous battrons pour un millenium de n’importe quoi,pour les bateaux qui volent, pour la pilule d’éternité, pour lessavants fous qui veulent cloner tout le monde et pour uneopposition résolue à leurs sombres desseins.

Nous nous battrons pour nos communautéscommunautaristes, pour nos tribus tribales, pour nosrevendicateurs revendicatifs et pour tous nos étudiants enrébellion qui valent de très loin vos étudiants en religion.

Nous nous battrons jusqu’au dernier pour aller de l’avant,bouger, changer, faire des projets.

Nous nous battrons pour nos bébés prescripteurs et pourleur libre accès aux services culturels.

Nous nous battrons pour nos grandes batailles pour laparité paritaire, pour la repentance repentatoire et pour lasurveillance des écarts de langage.

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Nous nous battrons au nom de notre Dieu unique, qui a laforme d’un projecteur allumé sur un plateau de télévision.

Nous nous battrons pour recommencer à nous déplacer surnos roulettes sans arrière-pensées et sans pensées devant nonplus.

Nous nous ferons tailler en pièces pour la conservation et ledéveloppement de nos cellules d’urgence médico-psychiatrique.

Nous nous battrons sans fin parce que la fin est advenuedepuis longtemps et que nous n’en gardons même pas lamémoire.

Nous nous battrons pour le plaisir d’avoir oublié jusqu’ànotre propre fin.

Nous nous battrons dans le sens du poil et dans le sens duvent.

Nous nous battrons pour la disparition du langage articulé.Nous nous battrons.Et nous vaincrons. Bien évidemment. Parce que nous

sommes les plus morts.4 décembre 2001

La Fondation du 2 marsPour une pensée libre

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Défendre l’expression d’une pensée libre, pour contribuer àinstaurer – ou restaurer – une « démocratie forte »{1} : telleest la raison d’être de la Fondation du 2 mars.

Inéluctable et désirable, désirable parce que inéluctable :c’est en ces termes que le conformisme dominant décrit lemonde qui vient. Il ne s’agit plus d’obtenir notre soumissionpar la menace de la punition, mais par la promesse du plaisir.Ainsi les citoyens sont-ils sommés d’approuver et mêmed’aimer ce qui est, conformément à cette nouvelle version dusens de l’Histoire. Que l’on parle de l’euro ou de la puissancesupposée irrésistible des marchés financiers, de la fin del’égalité républicaine ou d’Internet érigé en nouvelle foi, lediscours ne varie pas : il n’y a pas d’autre voie possible. Il fautavancer – aux grincheux et autres réactionnaires de sedemander vers où. Discours positiviste qui fait écho au « on nepeut rien faire » ânonné par la classe politique, hier face auchômage de masse, aujourd’hui devant le délitement desbanlieues.

La Fondation du 2 mars est née – sous le nom de FondationMarc-Bloch – d’une révolte intellectuelle contre cerenoncement des élites à agir pour l’intérêt général. Ellerassemble des intellectuels, syndicalistes, militants, chercheurset, plus largement, des citoyens soucieux de la chose publique,qui, au-delà de leurs sensibilités diverses, allant ducommunisme au gaullisme, s’accordent sur le diagnostic. Priseen étau entre les deux forces que sont la mondialisationultralibérale et les régressions identitaires de toutes sortes,c’est aujourd’hui la substance même de la démocratie, ce« monde commun » dont parlait Hannah Arendt, qui est

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menacée. Le conformisme ambiant plombe le débat d’idées,bien plus au demeurant que la volonté consciente des uns oudes autres. En l’absence de choix réels offerts aux électeurssous couvert d’un clivage droite-gauche devenu largementrhétorique, la vie politique est dominée par le « Parti plurielunique ». La montée corrélative de l’abstention électoralealimente le dangereux fantasme d’une Cité gouvernée par lesjournalistes, les juges et les experts.

Face à cette évolution, l’indignation ne suffit pas. Seul letravail intellectuel, garant d’une réflexion rigoureuse etindépendante, permettra de penser les mutations que vitnotre civilisation et de replacer l’idée d’intérêt général au cœurdu débat public et de l’action politique.

Ouverte à tous ceux qui refusent le diktat des« évidences » et sont prêts à prendre le risque de penser àcontre-courant, la Fondation a organisé un grand nombre deconférences et de débats ainsi que trois universités d’été. Parailleurs, elle a publié, sous forme de notes et de livres, denombreux textes, écrits aussi bien par des auteurs connus quepar de jeunes chercheurs.

Aujourd’hui, et c’est le sens de son partenariat avec Mille etune nuits, la Fondation du 2 mars entend élargir ses champsd’investigation, son audience et l’éventail de ses intervenants :la liberté de penser ne saurait être restreinte par unequelconque logique de camp. Les thèmes abordés doivent doncaussi bien répondre aux grandes interrogations politiquesqu’aux questions posées dans le champ de la culture ou de lasociété. Cette nouvelle collection initie une politique éditorialeambitieuse destinée non pas à imposer ou à défendre une

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quelconque « ligne », mais à stimuler la réflexion d’un largepublic.

Élisabeth LÉVYSecrétaire générale

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Membres fondateurs de la Fondation

Jean-Marie Alexandre, Luc Allaire, Élizabeth Altschull,Sylvie Barrière, Jean-Claude Barreau, Philippe Bauchard,Gérard Bélorgey, Olivier Beyeler, Laurent Bilke, FrançoiseBlin, Guy Bois, Paul Boccara, Érick Boccara, Rony Brauman,Thierry Bondoux, Olivier Brisson, Dominique Cabrera, Jean-Claude Chesnais, René Cleitman, Philippe Cohen, PatriceCohen-Seat, Gabriel Colletis, Jean-Christophe Comor, PatrickCompte, Michel Ciardi, Alain Cotta, Michelle Cotta, PhilippeCourrège, Chantai Cumunel, Paul-Marie Coûteaux, FrançoisDegans, Charles Démons, Éric Dior, Yves Dimicoli, Alain Eck,Claude Eliacewick, Richard Emica, Georges Fandos, Jean-Louis Farrugia, Daniel Fedou, Philippe Foussier, Max Gallo,François Gaudu, Alain Gély, Jean-Pierre Gérard, FrançoisGouyette, Henri Guaino, Jérôme Guedj, Patrick Guiol, ÉricHamraoui, Patrick Harismendy, Roland Hureaux, ÉdouardHusson, Jean-François Kahn, Philippe Labarde, Yves Lacoste,Gérard Lafay, Didier Laval, Georges-François Leclerc,Christian Lefebvre, Daniel Lefeuvre, Élisabeth Lévy, GeorgesLiébert, Marie-Pierre Logelin, Joseph Macé-Scaron, JeanMagniadas, Paul Marchelli, Jacques Marseille, David Martin-Castelnau, Luis Martinez, Philippe Meyer, Roland Meyer,François Miclo, Michel Moise-Mijon, François Moitrot,François Momon, Claude Moniquet, Jacques de Montéty,

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François Morvan, Didier Motchane, Jacques Nikonoff, MarcOllivier, Jean-Claude Paul-Dejean, Philippe Petit, CharlesRojzman, Jean-Noël Poirier, Jacky Reault, François Renouard,Bernard Reumaux, Luc Richard, Marc Riglet-Chevanche,Christian Romain, Philippe Roos, Stéphane Rozes, Jean-Christophe Rufin, Jean-Claude Salomon, Alain Seksig, ArnaudSpire, Pierre-André Taguieff, Bernard Teper, Jean-PaulTessonier, Christine Todd, Emmanuel Todd, Michèle Tribalat,Michèle Troper, Pierre Trouiller, Bernard Vasseur, MarcVilbenoît, Alexandre Wickham, Jean-Louis Wormser.

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Pour tout renseignement Fondation du 2 mars, 59-63, ruedu Rocher, 75008 Paris

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{1} L’expression, introduite par le politologue américainBenjamin Barber en 1984, a été utilisée en France, dans uneperspective sensiblement différente, par Pierre-AndréTaguieff, président de la Fondation du 2 mars.