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Le Conseil de Dante Charles Maurras 1920

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Le Conseil de Dante

Charles Maurras

1920

Édition électronique réalisée parMaurras.net

etl’Association des Amis

de la Maison du Chemin de Paradis.

– 2008 –

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pour plus de précisions.

E però leva su ! Vinci l’ambasciaCon l’animo che vince ogni battaglia,Se col suo grave corpo non s’accascia.Più lunga scala convien che si saglia.

Inferno, XXIV, 52–55 1.

1 Ou, plus exactement et en citant jusqu’au vers 56 :E però leva sù ; vinci l’ambasciaCon l’animo che vince ogne battaglia,Se col suo grave corpo non s’accascia.Più lunga scala convien che si saglia ;non basta da costoro esser partito.

Soit : « Lève-toi donc, triomphe de l’angoisse avec l’esprit, qui vainc en tout combat s’ilne s’affole pas du fardeau de son corps. Il va falloir monter une échelle plus rude, car ilne suffit pas d’avoir fui les démons. » Il s’agit d’une exhortation que Virgile adresse à lalassitude passagère de Dante. (n.d.é.)

La nuit du 13 au 14 septembre 1920 a commencé l’année qui accomplirale sixième centenaire de la mort de Dante. Le genre humain va le célébrerdignement.

Puisque un rendez-vous est donné, chacun doit y venir, apportant la palmeou la gerbe. Voici le peu que j’ai. Ces pages ont été écrites pour une traductionde l’Enfer qui est la plus belle de France. Épuisé avant la guerre, le précieuxtravail de Madame Espinasse-Mongenet n’a pu être réimprimé depuis. Il nereparaîtra pas avant quelques semaines. Ma préface en est détachée. Elle parten avant comme le héraut et le messager. Je voudrais amener à l’éditionprochaine un peuple nouveau de lecteurs. 2

Le tour général de ces réflexions anciennes sur le plus passionné et leplus volontaire de tous les poètes ne tendait qu’à offrir aux lecteurs françaisl’esprit de son conseil et l’essence de sa leçon : mais, parue il y a huit ans déjà,conçue et mûrie dans l’attente et l’angoisse de ce que j’appelais alors « uneépreuve que tout prépare », les mêmes réflexions rendront-elles le moindreservice aujourd’hui ? Après l’échéance du grand carnage, ce conseil de Danteconserve-t-il une raison d’être ?

Il me semble qu’on peut le croire. Nous avons devant nous des tombeaux àentretenir, des vides à combler, des désastres à réparer. Ce n’est pas la besognequi manque. Un poète créateur d’âmes, recteur d’intelligence, excitateur decourage et de volonté nous demeure excellent à comprendre, à sentir, à ap-profondir. On reste dans le vrai quand on le prie de consentir à rester l’hôtede notre ruine pour nous entraîner au travail ou nous aider à persévérer dansnos deuils. Nulle voix d’homme ne sonne comme la sienne entre les vivants

2 Le Conseil de Dante date de 1913, préface à la traduction de l’Enfer par LouiseEspinasse-Mongenet. Ces deux premiers paragraphes, écrits pour l’édition de 1920, àl’occasion de l’anniversaire que signale Maurras, sont fort logiquement absents du Conseilde Dante tel qu’il est repris dans Poésie et Vérité en 1944. L’essentiel du deuxième d’entreeux y est cependant repris en note. En outre, toujours en 1944, Maurras ajoute cettemention en épigraphe : « À la mémoire d’Octave de Barral, tombé au champ d’honneuren 1915. » (n.d.é.)

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et les morts. Brève et profonde, elle convient également à ce qui nous fuitdans le temps et nous classe dans l’éternel.

J’ai essayé de préparer et d’introduire le lecteur. De tels soins ne serontpas superflus tant qu’on s’accordera à juger Dante un auteur assez difficile.

Dans les heures déjà lointaines où se composait cette étude, un ami quin’est plus là m’avait donné les éléments d’une courte note d’histoire littéraireque l’on trouvera note 42 et dont on verra l’importance.

Je veux graver ici le nom de cet ami : politique, orateur, historien éruditet sage. Octave de Barral aimait Dante d’une passion jalouse qui ne s’éteignitqu’avec lui. Quand il nous quitta pour la guerre en août 1914, il emportait lestrois Cantiques 3 avec son Racine diamant 4. Après la première blessure, audernier soir de sa permission de convalescence, la causerie ayant longtempsflotté sur les tranchées et les cimetières du front à la mémoire de nos innom-brables amis perdus, nous ne pûmes nous séparer sans faire des stations àdifférents paliers de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis : partout. Barralavait ses habitudes et ses dilections. C’est en causant de son poète que nousnous sommes dit au revoir pour toujours. Mais le grand nom et la grandegloire reparurent encore dans une lettre qu’il m’écrivait le 5 juillet 1915 ;il passait à Racine, ayant fini de relire Dante, me disait-il.

Un mois plus tard, dans la nuit du 4 au 5 août, comme il venait de prendresa faction volontaire dans un poste d’écoute en avant de Soissons, sa villenatale, Octave de Barral recevait en plein front cette balle qui l’a tué.

En souvenir du monde d’idées vigoureuses et douces qui vécurent dansl’orbe spacieux de ce noble front, le petit livre auquel il a contribué vient sedéposer de lui-même aux pieds de Barral endormi. Nos paroles écrites nesont que des signes fugaces et ne peuvent atteindre à la force du sang versé.Mais le mieux qu’elles aient à faire est de s’employer dans la suite et dansle sillage de ce beau sang. Puissent ainsi les miennes agir et militer pour lemaintien de notre race et la renaissance de notre esprit !

15 septembre 1920.

3 On ne rappellera que pour mémoire que la Divine Comédie de Dante est constituéede trois ensembles de 34, 33 et de nouveau 33 chants : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis.C’est à ces trois ensembles que se réfère Maurras quand il parle des cantiques. (n.d.é.)

4 Une édition diamant est une édition de petit format, généralement sur papier très fin,à la fois soignée et facilement transportable. (n.d.é.)

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En entreprenant de traduire les trois Cantiques, vers par vers et presquemot à mot, dans les justes limites de la correction et de l’élégance, sanscraindre d’affronter le face-à-face du texte italien reproduit en regard,Mme Espinasse-Mongenet a rendu un service éminent aux lettres françaiseet non aux lettres seules : quand, grâce à elle, nous saurons lire Dantedans son langage et l’interpréter selon notre esprit, l’œuvre d’art du poèteet celle du traducteur donneront ensemble un enseignement qui ne peuts’arrêter à la poésie. Nous verrons mieux les ressemblances et les différencesde notre génie national par rapport à Dante, à Florence et à l’Italie, et noussentirons beaucoup plus à vif leur beauté et leur charme ; mais, par delàcette lumière, qui produit déjà de la force, une autre vertu lumineuse pourranaître du commerce et de l’étude du grand poète, de l’amitié qu’inspirerontses étrangetés fraternelles : son poème fait une Somme de la vie, et richeen énergie vitale ; les imperfections mêmes en ont un caractère stimulant etéducateur.

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— C’est le roi des poètes, disait un jour un de nos maîtres, et comme jerestais muet en pensant à Homère et à ses homérides, il insista : — du moins,des poètes modernes.

Mais il dut voir que je pensai alors à Racine et à ses pareils.Dante n’appartient pas à la race des pères directs de notre esprit et de

notre goût, mais il est beaucoup moins éloigné de notre nature essentielleque tous les autres écrivains de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Espagne etde l’Italie sur lesquels les Français ont abusé du droit sacré de perdre de lapeine et du temps.

La position qu’il occupe tient le milieu entre notre art classique, indifférentà tout ce qui n’est pas de la perfection éternelle, patrimoine du genre humain,et l’art des siècles successifs et des nationalités séparées, qui recueille ettransmet ce qu’il nomma il grido, le « cri », l’attention et l’entraînementd’un enthousiasme qui passe. Plus que n’avait osé aucune des quatre ou cinqgrandes ombres qui composaient, à son avis, « le beau collège des princesdu chant sublime » et le conseil suprême de toute poésie, l’âme de Dante secomplut et s’attarda aux teintes fugitives de l’espace ou de l’heure qui n’ontd’avenir que la mort. Son esprit, qui était fier et difficile, aurait dédaigné lesbeautés du second ordre : elles ont été recueillies et sauvées par sa volonté,qui les incorpora bon gré mal gré à son vers. Celui-ci en reçoit une chargeinfiniment lourde. Mais tel quel, l’aliment est fort, l’influence en est salutaire ;l’exemple, presque surhumain.

I – L’hommeS’il n’est pas le roi des poètes, comme il faut bien en convenir, la mort dans

l’âme, s’il ne préside pas toute la poésie moderne, car Paris, comme Athènes,y précède Florence, c’est peut-être le roi des hommes. On se fait une idée decette royauté en considérant ses portraits. Le long masque aiguisé et creusé,dont la stylisation excessive peut aboutir à une véritable caricature, dégage, àl’examen, les signes d’une sorte de supériorité générique antérieure aux distri-butions du destin. Sans le bonnet pointu qui le classe déjà parmi les docteurset les sages, la maigre effigie laurée d’or pourrait servir à désigner tout autremaître des hommes, guide politique ou chef militaire : volonté de Jules César 5

ou du grand Condé, idées d’Aristote ou de Richelieu. Une destinée différentechangerait peu de chose à l’accent décisif de ce visage supérieurement calmeet clos, mais dont les traits crispés disent tant de passion : impérieux bien plus

5 On peut voir à la sculpture latine du Louvre un Antiochus III, longtemps nomméJules César, dont le profil, avec son impression de haute tristesse, n’est pas sans rapportavec celui de Dante.

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qu’inspirés et méditatifs. Le front haut, les tempes serrées, les joues creuses,une amère bouche abaissée qui allonge encore la face, le grand œil reculédu profil aquilin, sous l’arcade proéminente, font ressembler le dessin de cecaractère au type abstrait du maître en soi, du chef essentiel, l’homme et nonl’homme qui s’appelle Callias (modèle qui n’a pas été inventé au quinzièmesiècle et que le douzième avait déjà reçu de l’antiquité). La poésie aura étél’organe de Dante , et son moyen de s’exprimer, mais sa fin primitive étaitde se porter en avant pour être suivi.

Peu d’hommes eurent une vie plus complète et plus riche. On ne sauraitse contenter d’en élever aux nues, comme Marsile Ficin, l’excellence, « DanteAligheri, per patria celesie, per abitazione fiorentino, di stirpe angelico, inprofessione filosofo poetico 6. . . » D’abord son existence ne se borne pointà la philosophie ni à la poésie : soldat, chef de faction, magistrat, diplomate,dessinateur, médecin (à moins qu’il ne fut droguiste ou marchand d’épices),auteur d’opuscules de physique et d’une ample théorie de la Monarchie,philologue, organisateur d’une langue, créateur d’une littérature et d’unepensée qui n’est pas épuisée, il représente à peu près tout ce que l’homme apu être de son temps et dans son pays. Sans imprimer sur tous les points lesmarques du même génie, il y laisse souvent l’empreinte de la griffe de feu.Le sentiment qu’il a des variétés de l’histoire, avec ses nuances et ses couleurs,est tellement vif que son art rassemble et résume le moyen âge entier, autantet plus encore qu’il n’annonce la Renaissance.

En même temps, cet art compose une véritable géographie poétique del’Italie, sommaire assurément, mais complète et si éloquente que la terreainsi embrassée a fini par porter un peuple qui a raison de l’appeler, parla voix d’Alfieri 7 : « il gran padre Aligher 8 ». Cela déborde un peu l’habitatflorentin. Élève et bon élève des lecteurs et disputeurs de théologie, il n’ignorepoint que tout homme devrait vivre les yeux fixés sur la sphère immortelleet incorruptible de l’Être. Il se rit avec eux de tout ce qui confond l’êtreavec le changement : plongé, presque perdu dans l’universel de la poésie etde la pensée, il pourrait devenir le docteur angélique 9 du rythme s’il n’était

6 C’est en 1476 que Marsile Ficin publie une traduction italienne du De Monarchia, Dela monarchie, traité politique écrit par Dante en latin entre 1313 et 1318. Il l’agrémented’une lettre sur le retour des cendres de Dante à Florence, où figure la formule : « DanteAlighieri, de patrie céleste, d’habitation florentine, d’extraction angélique, philosophepoétique de profession. » (n.d.é.)

7 Vittorio Alfieri, 1749–1803, poète, dramaturge et philosophe, l’un des grands nomslittéraires de l’Italie au xviiie siècle. Précurseur du romantisme et ardent républicain, il estensuite effrayé par les excès révolutionnaires, quitte en 1792 la France où il s’était installéet finit très hostile aux transformations européennes issues de la Révolution. (n.d.é.)

8 « Le grand père [Dante] Alighieri. » (n.d.é.)9 C’est la formule qui désigne habituellement saint Thomas d’Aquin. (n.d.é.)

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infiniment trop attaché à la terre pour correspondre de tout point à la vainehyperbole métaphysique de Ficin.

Quand il se vante d’avoir appris comment « l’homme s’éternise », l’éter-nité intellectuelle est déjà conçue à la manière humaine de Pétrarque, et cethumanisme amoureux de gloire apparaît incapable de se détacher de beau-coup d’affaires sublunaires 10. Les biens de la vie, ses hochets, l’intéressenttous à la fois. Il entre dans sa gravité une multitude de distractions, sansexcepter les plus légères et les plus imprévues.

Quelle variété ! Le même homme qui pleure sur « l’Italie esclave et hôtel-lerie de douleurs » se laisse très bien entraîner par l’amertume d’une défaitepolitique à simuler la plus allègre indifférence envers l’idée de la patrie.Il écrira tranquillement : « Nous dont la patrie est le monde. . . Nos autem cuimundus est patria, velut piscibus aequor 11. » Si la perspective de ne jamaisrevoir Florence le fait frémir d’horreur, il ajoute, dans la fameuse lettre àCan Grande, les consolations sacrilèges : « Non solis astrorumque speculaubique conspiciam? Nonne dulcissimas veritates potero speculari ubique subcaelo ? 12 » Oui, le soleil et les autres astres, les hautes vérités, dans leurdouceur suprême, sont visibles sous tous les cieux ! Ce poète d’une cité atoujours soin de se marquer des abris et des refuges œcuméniques ; maisle souvenir de ses temples de sereine contemplation ne le sauve jamais desréveils de patriotisme pieux ou de civisme involontaire. Le frémissement del’indignation désintéressée finira par devenir sa plus belle muse, et quand ladéfaite et l’exil auront achevé de le pousser à bout, nulle haute sagesse nepourra empêcher qu’une satire frénétique d’un accent presque religieux netienne désormais le milieu de son chant.

Ne pouvant plus frapper le félon et le traître, ni de l’épée, ni de la loi,le poète vaincu leur infligera une place dans son enfer avec toutes les notesinfamantes qu’il y faudra et en les désignant par leurs noms, leurs prénoms,leurs armoiries. Un des cachots du dernier cercle, le plus noir, le plus glacial,aménagé pour certaines âmes choisies, leur convient si exactement qu’ellesy tombent avant même que leur vie ne soit terminée. C’est la geôle oùs’expie toute trahison 13. « L’âme n’a pas plus tôt trahi que son corps lui est

10 La cosmologie du temps de Dante, à la suite de l’aristotélisme, divisait le monde entred’une part sa partie céleste – au-delà de la lune – où régnaient les astres incorruptibles etleur mouvement inaltérable, et d’autre part sa partie sublunaire, où existaient contingenceset accidents. (n.d.é.)

11 De vulgari eloquio, I, 6. [« Nous dont le monde est la patrie comme la mer l’est auxpoissons. » (n.d.é.)]

12 « Le soleil et les étoiles se voient par toute la terre, et par toute la terre on peutméditer les vérités du ciel. » (n.d.é.)

13 Le chant XXXIII de l’Enfer termine l’examen des damnés enfermés dans l’Anténore,fosse réservée aux traîtres à leur cité, puis aborde la Ptolémaïe, réservée elle aux traîtres à

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enlevé par un démon qui la gouverne dans la suite jusqu’à ce que son tempssoit entièrement révolu : pour elle, elle s’abat dans cette triste citerne. »Comme on nomme, au passage, l’un de ces privilégiés de l’élite infernale :« — Tu dois le reconnaître, c’est messire Branca d’Oria, et il y a plusieursannées déjà passées depuis qu’il est enfermé comme le voilà. — Je crois,est-il répliqué, que tu me trompes, car Branca d’Oria n’est point encoremort ; il mange et boit, et dort, et se revêt de ses habits. » Pure apparence,qui se dissipe en s’expliquant : le traître Branca, a bien laissé son corps à undiable, qui vaque sous son nom aux occupations de la vie et même continuela besogne de trahison dont le cadavre qu’il anime a pris l’habitude invincibleet le pli machinal, mais la personne de Branca, annonce Dante, n’est plus surnotre terre : elle paie son dû chez les morts. . .

L’exquise atrocité de la peine correspond à tout ce que nous savons dela vigueur et de la logique de cet esprit. Il est éminemment raisonnable,sensible aux plus fines mesures du goût, mais ne recule en aucun cas devant lesdéductions tirées de la justice ou de la sagesse. Une conduite qu’il réprouve estbrièvement qualifiée de viltà, épithète que notre « vilenie » traduit faiblement.Dans les discussions qu’il soutient, l’adversaire qui se laisse tomber au-dessousd’un certain niveau d’intelligence et d’honneur est plongé dans le cercle de labestialità ; Dante lui témoigne que c’est proprement à coups de couteau, colcoltello, qu’il devrait réfuter des sottises d’un ordre aussi matériel 14 : il jugequ’à des mots qui ne sont que des bruits, de simples déplacements de purematière, d’autres mouvements de matière, le poing fermé, l’acier brillant,répondent parfaitement bien. Mais, de ce dur langage même, il ressort quel’aspect brutal et le geste grossier sont en horreur à Dante. Il ne rêve que d’uneperfection intellectuelle d’équité et de courtoisie, de paix et d’amour ; ainsil’exige la politesse de son esprit, mais son cœur, hérissé de nobles scrupules,ouvert aux belles voluptés, respire une âpre haine dès qu’on fait offense à sesdieux.

On ferait donc bien fausse route en interprétant toutes ces diversités,dont j’abrège le compte, comme les jeux d’un caractère heurté ou contrasté.

leur hôtes, où se trouve Branca d’Oria qui tua par jalousie son beau-père alors qu’il l’avaitinvité à dîner. Suspendu à l’envers dans un endroit glacial, les larmes lui gèlent devant lesyeux, lui causant d’insupportables douleurs. Le beau-père en question était Michel Zanche,qui se trouve lui-même damné au huitième cercle. Précisons enfin que la fosse suivante etdernière, au chant XXXIV est la Judaïe, réservée aux traîtres à leur bienfaiteur. (n.d.é.)

14 E se l’avversario volesse dire. . . risponder si vorrebbe non colle parole, ma col coltelloa tant bestialità (Convivio, Tradt. IVo, cap. XIV.) [Soit : « Et si l’adversaire voulait dire(. . .) ce n’est pas en paroles mais à coups de couteau qu’on voudrait répondre à unebestiauté aussi grande (. . .) » Convivio, IV, XIV, 11. Le terme traduit ici par bestiautérenvoie dans le langage du temps de Dante à la négation de l’âme immortelle de l’homme.(n.d.é.)]

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Au contraire, cela se tient. La continuité magnifique d’une grande âme dé-veloppe ses éléments complémentaires. Cette nature est assez ample pouroccuper et pour combler, par exemple, les intervalles du patriotisme florentinle plus ombrageux au catholicisme universel le plus dégagé. Il n’y a pas contra-diction, mais correction et complément dans ces alternances de la justice etde la pitié, des cris de colère et des larmes de miséricorde. Il est bon que levisiteur de la Cité dolente arrose la voie qu’il descend de pleurs de compassionsur tant d’infortunes sans termes 15 mais il est également bon que certainsscélérats soient insultés par lui, ou même que les traîtres aient la tête écraséeau passage de ses talons ; en ce cas, comme il le déclare, « ce fut courtoisieque de leur être vilain ! » Ces extrémités de l’âme dantesque ne veulent pasêtre opposées, mais classées et comprises comme les termes d’une seule etmême série. Sa sensibilité tient l’immense entre-deux de penchants réputéscontraires. Elle se définit par l’ampleur, la densité, la justesse et un donsupérieur d’équilibre. Plein, concis et sonore comme le vers, ce mouvementne peut s’arrêter qu’à son terme, mais il s’arrête toujours là, haletant etvibrant comme la flèche au but. Jamais propos si médité n’a donné un telsentiment de la vie inquiète et du cœur en suspens. Jamais homme plusébranlé, ni de plus d’éléments, n’a su se reposer dans le ciel lumineux d’uneraison plus pure.

Voyons comment cela s’est fait.

II – BéatriceIl était entré dans la vie par un amour si beau que le monde en subit

encore le charme, et cependant si merveilleux que la critique hésite ou mêmerefuse d’y ajouter foi.

La nuée des commentateurs, s’appliquant à résoudre une fausse difficulté,a fini par noyer le personnage de Béatrice dans les explications. La « damebienheureuse et belle » que Dante avait aimée enfant et qu’il vit disparaîtredans les lumières de la mort en a été réduite au triste état d’allégorie pure, desymbole idéologique, simple figuration tantôt de l’Église mystique, ou de laFoi, ou de la Grâce, et tantôt de la contre-église, Charbonnerie ou Maçonneriegibeline. Il n’y a pas à se mettre en peine de chasser ces imaginations.Il faut plutôt retenir les plus vraisemblables, mais les mettre à leur place,qui n’est pas la première, puisque le poète la leur a interdite. Nous tenonsde Dante que tout ouvrage de sa main peut compter jusqu’à quatre senssuperposés ; en admettant tous les systèmes dont on fleurit la marge et le

15 Une réparation qui ressemble à une excuse est offerte à l’âme de Pierre des Vignespour le mal involontaire que lui a fait le poète en passant. (Enfer, ch. XIII.)

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filigrane du texte, systèmes qu’il serait absurde de nier, et très dangereuxd’oublier, ces divers sens « allégoriques », « anagogiques » et « moraux »sont des interprétations de seconde ligne ; c’est le sens historique et littéralqui se présente en premier lieu : on n’y comprendra rien si l’on ne commencepar accepter le mot-à-mot vivant et sûr de la poésie. Ne disons pas, commele plus sot des commentateurs, que les choses « n’ont de valeur pour Danteque par le secret des correspondances » car, justement, les choses ont toutd’abord pour lui toute leur valeur apparente. C’est seulement au delà decette apparence qu’elles valent par leur signification 16. S’il salue, chante etprie Madame Béatrice, c’est que Béatrice a été la reine de sa pensée. Il n’apu se représenter comme une sèche entité de métaphysique l’être charmantà qui montait, du fond de ses pires détresses, cette évocation, la plus tendreet la plus caressante qui se soit envolée d’une âme de poète :

Lucevan gli occhi suoi più che la stellaE comincianni a dir soave e pianaCon angelica voce, in sua favella :. . . L’amico mio e non della venturaNella diserta piaggia è impedito 17.

Plus tard la même dame idéale et réelle, passant de l’état naturel ausurnaturel, aura pour fleurs de sa couronne toutes les idées générales quiconviennent non seulement à la beauté et à l’amour, mais à la vertu, à lascience, à la sainteté. Mais premièrement le poète commença par l’aimer,par la perdre et par la pleurer. Heureux et bienheureux le lecteur, le critiqued’assez de jugement pour avoir compris que voilà bien la chair et le sang dupoème, sa matière et sa vie ardente, ce qui vibre de fort et de chaleureuxdans sa voix. De là viennent l’élan inépuisable de son soupir et le sanglotlascif qui s’éteint dans la plainte rauque, tout ce qui donne enfin, âpre oudouce, au poète la fidèle note d’amour :

. . . QuandoAmore spira, noto e a quel modoChe detta dentro vo significando.

Boccace eut tout à fait raison de le dire : « toute » véritable « poésie » est« théologie », mais cela est vrai au moment où elle s’achève et s’accomplit

16 « Dans le plus touchant des poèmes, écrit fort bien Maurice Barrés, dans la VitaNuova, la Béatrice est-elle une amoureuse, l’Église ou la Théologie ? Dante. . . vivait dansune excitation nerveuse qu’il nommait, selon les heures, désir de savoir, désir d’aimer, désirsans nom – et qu il rendit immortelle par des procédés heureux. » (Préface de Sous l’œildes barbares, éd. de 1888)

17 « Ses yeux brillaient plus que l’étoile, et elle commença à me dire, suave et simple,avec une voix angélique en son expression. . . Celui que j’aime et que n’a point aimé lafortune sur la plage déserte est empêché. . . (Enfer, II.)

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au-dessus du monde : pour s’élever si haut, il lui faut les forces d’en bas, ellene monte au ciel que formée de la terre, vêtue et colorée de tous les charmesde la vie. C’est pourquoi soyons sages et gardons-nous bien d’oublier lasurface brillante, l’odorant et suave épiderme de la chanson. Ce doux appareilprintanier, cette allure de vita nuova 18, printemps de l’année et de l’âme,démontrent une fois de plus comment les plus nobles pensées naissent biende l’ébranlement de cet « esprit de vie qui réside dans la voûte la plus secrètedu cœur 19 », cet esprit qu’éveilla la première vue de Béatrice et qui, dès cetinstant, « commença à trembler avec tant de force que ce mouvement se fitsentir dans les plus petites veines 20 » Ces confessions naïves et transparentessous leur docte appareil déterminent où est le point d’attache et le point dedépart : dans la franche réalité, dans le premier frisson de l’âme sensitive.Quand le jeune poète aura grandi du côté du soleil et des autres étoiles, unesphère supérieure l’accueillera et, comme il dit, elle tournera pour résoudrel’agitation et le trouble où le sentiment l’a jeté : en attendant, voici un sincèrecœur d’homme déchiré et flétri à cause d’une enfant dont l’image le suit.

Bientôt ce mal étrange aura fait son éducation. Son souci, sa souffrance,l’initieront à toute chose. Parce qu’un beau visage aura disparu de sa vie,cette image et son nom, demeurés le principe de tout battement de son cœur,seront également synonymes de tout émoi que lui donnera la sagesse ou lepatriotisme, la conscience du bien, l’ivresse mystique du beau, la révélation detout ce qui nous dépasse, comme la philosophie supérieure ou le pur amour.La voir, la contempler, équivaudra à savoir et à tout comprendre. « Béatriceregardait en haut, et moi je regardais en elle »,

Beatrice in suso ed’io en lei guardava 21 !

C’est ainsi qu’elle pourra l’initier à la « perle éternelle », qui est le premiercercle du ciel. Mais, là, sur les hauts lieux, il ne cessera de la proclamer « aussigracieuse que belle », si lieta come bella, et de louer ses yeux d’enfant, occhigiovinetti, et les autres charmes mortels dont il a le cœur prisonnier.

Béatrice ainsi rendue à l’existence véritable, son serviteur n’apparaît plusun ascète d’amour transi, encadré dans un moyen âge de convention. Il fautse rendre compte que Dante aima la vie presque autant que son siècle, quien était fou. La tendre et farouche obsession d’une dame du ciel maîtresse etsouveraine n’a pas plus empêché le poète d’épouser Gemma Donati, qu’elle

18 La Vita nova – et non nuova, mais Maurras n’est pas le seul à faire l’erreur – est lepremier recueil de poèmes de Dante, dont les vers les plus anciens datent sans doute de1283 et la principale rédaction des années 1292–1295. (n.d.é.)

19 Vie nouvelle, II.20 Ibidem21 Paradis, II

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ne l’arrêta d’en avoir sept enfants en dix ans de mariage. Un texte cent foiscité de Boccace nous le montre, prenant un souverain plaisir aux chants et aujeu des instruments. « Séduit par ce plaisir, il composa un grand nombre depoèmes, auxquels il faisait ensuite ajouter des airs agréables. » Et Boccaceen dit bien plus long. Il nous montre un Dante frère de La Fontaine :

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rienQui ne me soit souverain bien 22.

Il ne s’était jamais caché de cet esprit voluptueux accessible à tous lesplaisirs. Ses souverains biens successifs l’amusaient comme un véritable poète.Cependant il était encore plus sensible au remords de la Béatitude parfaitequ’il négligeait. Aussi, en arrivant sous l’œil sévère et douloureux de cellequi était son juge, étant demeurée son amour, la première parole qu’il se faitadresser par la vierge immortelle est une censure enflammée des égarementsd’une vie arrêtée aux chansons de toutes les sirènes. Comme il veut s’excuseret allègue que les choses terrestres, avec leurs faux plaisirs, devaient perdreses pas dès que cette forme angélique se fut obscurcie à ses yeux, elle répondavec vivacité et fermeté : « vers un but tout contraire, ma chair ensevelieaurait dû te mener ! Car jamais la nature ni l’art ne te présentèrent un plaisircomparable aux beaux membres où je fus enfermée, tels qu’ils sont épars sousla terre ! Si ce souverain plaisir, par ma mort, t’échappa, quelle chose mortellepouvait encore t’entraîner à la désirer ? À la première flèche que te lancèrentdes beautés fallacieuses, tu aurais dû élever les yeux au ciel en me suivant,moi qui navais plus rien de trompeur ! Non, tu ne devais pas appesantir tesailes en bas pour y quérir de nouvelles plaies : quelque pauvre fillette ouautres vanités d’un usage aussi bref ! 23 »

Après l’épouse légitime, il avait eu, en effet, cette Gentucca la Lucquoise,e non so che Gentucca 24 qu’il avoue et salue, comme née et grandie pour lui,sans compter le cortège de celles que sa poésie se contente de designer par lafameuse figure de la panthère,

Una lonza leggiera e presta moltoChe di pel maculato era coperta 25

22 La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon. (n.d.é.)23 Purgatoire, XXXI.24 Purgatoire, XXIV25 Enfer, I. [« Une panthère légère et agile, qui de poil moucheté était toute revêtue. »

La traduction panthère est habituelle en français, mais lonza désigne plutôt un guépard oumieux, une once : félin de petite taille, réputé à tort ou à raison au temps de Dante facile àapprivoiser pour la chasse et de mœurs relativement douces. La plupart des commentateursde Dante y voient une personnification de la luxure. (n.d.é.)]

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symbole souple et chatoyant des formes successives, caressées au passage,auprès desquelles était ressenti ce qu’il nomme « l’heure du temps et le charmede la saison ».

Lorsque plus tard, dans une situation toute semblable, Pétrarque essayede se disculper aux pieds de Laure des menues dévotions et suffrages d’hon-neur déposés en passant aux divers oratoires des petites madones du cheminmontant de l’Amour, le poète des Rime ne réserve à la Dame de l’églisesupérieure qu’un sentiment superficiel assez effronté. Dante n’a pas autantd’esprit ni le cœur aussi libre ; il n’invoque pas l’excuse du jeu. Son âme noblene s’est donnée qu une fois. Délicat, fier et grave, il ne songe à ses fautesqu’avec un grand sérieux ; le triste sentiment de la faiblesse humaine ne luicachera même point le grand tort qu’il s’est fait chaque fois qu’il a dérogé.Les premiers reproches commencent donc par l’épuiser d’aveux et de larmes.C’est la voix humblement brisée qu’il répondra à ces plaintes vibrantes dela beauté, de la vertu qu’il a trahie. Le pécheur de la chair a honte et pitiéd’être infirme ; il comprend ce qu’on veut qu’il comprenne là-haut, et la sainteoffensée finit par reconnaître qu’elle n’avait jamais cessé de disposer de sa joieet de sa torture, et de mener le rythme essentiel de son cœur. Mais, lui, dèsqu’il sent le pardon, « l’ortie du repentir le presse si fort » qu’il tombe à larenverse, et, dit-il, « ce que je devins, celle-là le sut qui en était la cause » 26.

Dès lors, en sûreté au ciel où rien ne change et qui transfigure la vie,Béatrice a le pouvoir de soutenir et, en quelque mesure, de satisfaire l’ardeurinquiète de cette âme en perpétuel mouvement. Elle l’éclairera de sa flammed’étoile fixe 27. Elle l’assistera du sourire éternel. La mort fut presque heureusesi elle défendit la vierge impossédée des vicissitudes terrestres et sut luiconserver comme un cristal incorruptible toute l’intégrité des honneurs quel’amour n’est pas toujours le maître d’accorder à son vœu. L’enthousiasmedu respect et du souvenir à ce degré de concentration et d’excitation devaitaboutir à une sorte de culte ; cet amour sans terme vivant fondait presqueune religion 28. L’imagination et le cœur du poète n’avaient peut-être pasentière conscience du pieux artifice. Si les idées de Dante lui défendaientde concevoir honnêtement la disparue comme anéantie et dissoute, sa foi àl’immortalité de toutes les âmes ne s’opposait aucunement à ce qu’il composâten faveur de celle-ci un bonheur privilégié, doucement traversé d’une juste

26 Purgatoire, XXX–XXXI.27 Le ciel des fixes, c’est-à-dire au delà des planètes celui des astres qui ne semblent

avoir aucun mouvement, même de simple révolution, est pour les cosmologies du temps deDante l’image même de l’éternité divine et de l’incorruptibilité. (n.d.é.)

28 Un lecteur attentif évoquera sans doute ici Auguste Comte, dont on sait l’importancedans la formation intellectuelle de Maurras, et Clotilde de Vaux. Évocation qui sembleconfirmée par la citation infra. (n.d.é.)

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et tremblante sollicitude pour l’épreuve et pour l’aventure auxquelles restaitexposé le terrestre ami pèlerin. Il n’y a pas de consolation plus touchante.Même dans la mesure de la raison sans foi, cette pensée est la plus belle de laterre. Le grand amour unique trompé, mais non flétri, et dont un seul soupir,parmi les oublis et les chutes, éveille une souffrance qui témoigne de sa vertu,cet amour relevé et orné de tous les trésors de l’art poétique et moral d’unecivilisation chevaleresque et théologique porte les signes du travail ingénieuxde l’âme humaine, mais il garde la fleur de sa sincérité et de sa bonne foi.Son sourire ressemble à celui de l’extase. Il ne se raille point. Comme toutle système, qui venait de Provence 29, il respire, au contraire, le sentimentprofond de la gravité d’une vie qu’il sublime et qu’il dramatise à jamais.Au-dessus des fumées variables et fugitives, dans une zone où tout se tient,où rien ne périt, la passion, qui n’est cependant que le trouble, le sentiment,qui se compose de changement, aspirent, selon le grand mot du philosophe,à devenir aussi réguliers que le ciel 30, et ainsi les choses du cœur prennent-elles toute la durée et la consistance dont elles sont capables ; inversement,les choses immortelles et inaltérables subissent une transformation qui lesadoucit et les rapproche de nous. Quand Béatrice paraît, l’étoile elle-mêmes’anime et lui rit de bonheur : — Que ne fis-je, à mon tour, ajoute le poète,moi qui ne sais que tressaillir, m’émouvoir et me transmuer en tous sens !

E se la Stella si cambiò e riseQual me fec’io che pur, di mia naturaTransmutabile son per tutte guise 31 !

Les étoiles s’animent, les divinités s’attendrissent et s’humanisent afinde répondre à ce pauvre effort que fait le cœur de l’homme pour s’affer-mir. Il faut se rendre compte du céleste encouragement ! Près de notre âmeimpressionnable et versatile, donc perfectible, le mythe hellène de la Museavait déjà posé la règle et la mesure de l’art ; le mythe toscan de Béatricedispose la mesure qui réglera la vie morale. Un bel être d’amour suit des yeuxet surveille le mortel voyageur. Celui-ci ne peut plus consentir à descendre.De l’abîme de la douleur et de la faute il s’appliquera donc à gravir l’échellesplendide qui mène aux consolations, au soulagement, au pardon.

La sensibilité, sauvée d’elle-même et conduite dans l’ordre, est devenueun principe de perfection.

29 Et qui y est retourné, comme le marque suffisamment le thème du Calendal de Mistral.30 Auguste Comte.31 Paradis, V.

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III – La Poésie et la PenséeC’est ainsi éprouvé, animé, achevé par l’opération d’une intelligence su-

blime que le poète arrête les lignes de son art. Il ne le conçoit que parfait.Le « beau style » qui lui convient est celui qu’il qualifie aussi de « tragique » ,parce qu’« il unit et accorde la gravité de la pensée, l’éclat des vers, la noblessedes formes au choix exquis des mots ». Trois sujets, sans plus, seront dignesde ce style ; le salut éternel, l’amour et la vertu 32.

La direction de l’entreprise sera déférée à l’esprit.On n’a pas toujours bien entendu ce grand point, qui forme le titre de

noblesse de Dante. Dans tous ses traités, il défend avec une passion jalouseles prérogatives de la réflexion poétique et de ses lois, envisagées commeles guides de son inspiration, contre ceux qui, « ignorants et sans art, nese confient qu’en leur propre génie 33 ». C’est au contraire avec une ardentedocilité qu’il adopte la direction de ses maîtres et de ses pères. Il écouterahumblement Virgile, Aristote, Latini 34 et après eux quiconque lui enseignaquoi que ce fût. Son attitude de soumission recueillie et fervente mesurel’extrême avidité de savoir et le grand désir de bien faire qui tourmentent cecœur altier.

Il n’est pas seulement curieux de la philosophie qu’il déclare avoir re-connue, dès l’enfance, pour une noble Dame et pour un objet souverain 35.Il s’applique en même temps au relevé de tout ce que sait son siècle, de toutce qu’on sut avant lui ; il le fait avec critique, discernement véritable et goûtprofond de l’exactitude. En plein essor mystique, il se souvient d’écrire commeau chant VIII du Paradis : « La belle Trinacrie 36 qui s’obscurcit entre Pachinoet Pelore, sur le golfe que l’Eurus tourmente avec beaucoup de violence, non àcause de Typhée, mais du soufre qui s’exhale de son sol. » La fable illustre nesert plus qu’à mettre le vrai en lumière ; ce n’est pas la théologie qu’il opposeà la mythologie, c’est la science. De même au radieux début du VIIIe chantdu Paradis : « Le monde croyait jadis au péril de son âme que le fol amourrayonnait de la belle planète Cypris, qui tourne dans le troisième épicycle. . . »Au XXXIVe chant de l’Enfer, il n’oublie pas de marquer un vif dédain pourquiconque peut ignorer, à la façon du vulgaire, la rotondité de la terre, ou

32 De vulgari eloquio, II, 4.33 Ibidem34 Brunetto Latini, c. 1220–1294, érudit humaniste, notaire et chancelier de la république

florentine, il a joué un rôle de précurseur de Dante dans l’usage de l’italien plutôt que dulatin, formant une théorie inspirée de Cicéron sur la nécessité d’instruire le peuple afinqu’il joue un rôle politique responsable au lieu d’être la proie des démagogues. (n.d.é.)

35 Convivio.36 Trinacrie signifie trois pointes en grec. C’est la désignation antique de la Sicile, île à

trois caps. (n.d.é.)

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sa gravitation et les conséquences pratiques de ces deux lois, auxquelles ilconforme scrupuleusement ses vues sur la structure de l’au-delà. Les heuresdu voyage infernal sont comptées d’après la position des astres, elle-mêmedécrite en grand détail, fût-ce dans le récit d’un épisode fabuleux comme lamort d’un héros grec, au XXVIe chant ; nous sommes prévenus que la lumièrede la lune ne s’éteint pas de mois en mois mais qu’elle passe derrière l’astre :

Lo lume era di sotto dalla luna.Dante éprouve toujours un sensible plaisir à révéler dans leur enchaîne-

ment sublime ces points cachés du système de la nature. C’est à la façond’un Lucrèce catholique, ou si l’on veut péripatéticien, qu’au XXIe chant duPurgatoire il ébauche en moins de deux tercets une ample théorie du devenirembryogénique ; les catégories de l’École l’aident à expliquer les métamor-phoses et les progrès de la semence humaine à travers les trois règnes, quandelle commence par être animée de la vie végétale, puis acquiert l’organisationanimale élémentaire du « fungus marin » :

Anima fatta la virtute attivaQual d’una pianta intanto differenteChe qu’est in via e quella è già a rivaTanto ovra poi che giù si muove e senteComme fungo marino 37. . .

Les curiosités de cette grande âme se meuvent en mesure, et leur ordre sesuit comme les syllabes d’un chant. Ni Goethe ni Léonard de Vinci ne ferontmieux sentir que la loi passe avant les choses, que l’être se dissout quandil manque à sa loi et que la loi est rigoureuse à proportion de l’âme qu’elleest appelée à régir. À l’âme forte, loi plus forte, pour en accomplir le dessin.Le poème où devait se projeter un esprit de cette stature devait se soumettreà des cadences d’autant plus fermes qu’il devait exprimer un monde immensed’émotions puissamment diversifiées.

37 Distinction admirablement nette entre la phase passagère et momentanée d’un êtreacheminé vers sa forme supérieure (in via) et le point d’arrivée (a riva) du type inférieurfixé. On aimerait à savoir sur quels motifs le bon M. Ginguené, critiquant cette « physiquepleine d’erreurs », put condamner « une mauvaise philosophie » dans cet accord frappant duvieux langage d’Aristote avec les conceptions d’un évolutionnisme qui semble aujourd’huien avance sur celui du siècle dernier.[Purgatoire, XXV, 52–56. « Son active vertu devient une âme, comme celle des végétaux,

mais diffère en ceci qu’elle est inachevée et celle-ci parfaite. Puis elle œuvre si bien qu’ellesent et se meut comme méduse en mer » donne une traduction moderne. Maurras est-il tributaire d’une mauvaise édition ou fait-il une erreur de mémoire avec son fungo ? letexte de Dante tel qu’habituellement édité parle lui de spungo, qui serait spugna en italienmoderne : une éponge marine, donc. Dans tout ce passage Dante parle de la générationselon la théorie scolastique. (n.d.é.)]

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Un intelligent critique anglais, qui n’y a rien compris, croit pouvoir appe-ler au secours de son erreur le dogme des progrès de l’humanité, mais il n’aguère attesté que nos décadences.

« Nous nous sommes faits, dit Symonds 38, à l’école des siècles une concep-tion différente de la destinée humaine. Nous trouvons quelque peu absurdeque Dante enferme les gens dans des cellules, isolées et étiquetées pourl’éternité. Nous savons que tout ce qui vit est mobile, souple, changeant. . . »Ce changement irrationnel équivaut à l’inexistant, et c’est pour exister entoute plénitude qu’un grand poète impose des définitions aussi certaines quepossible, certi fines 39, à chacun des objets de son chant.

À ne chercher que l’expression du mouvement, il n’est point de théâtreplus actif et plus animé que les paliers circulaires du Purgatoire, le long desparois incrustées de sculptures morales, près desquelles résonnent, en stancesalternées, sur les lèvres de feu, la plainte des péchés qu’on lave et l’hymne àla vertu que l’on veut acquérir. Médiatrice provisoire établie entre les gradinsde la cité dolente et les saintes sphères du ciel, cette belle montagne donne lesentiment d’une vie qui s’accroît et s’éclaire au fur et à mesure qu’on approchede son sommet. Cette partie de l’œuvre, qui reflète notre pèlerinage terrestre,notre état de passants et de voyageurs, réunit tous les caractères d’indécision,de mobilité, de souplesse et de changement qui restent compatibles avec lesérieux de la pensée et les lois supérieures de l’art. Mais l’éternel est l’éternel,et il est trop absurde de reprocher à Dante d’avoir représenté comme fixela fixité ! Les eaux du port sacré de la Béatitude ne peuvent trembler d’uneride, l’abîme infernal ne peut se rouvrir : le prodige de l’art est d’être parvenuà faire accepter la fiction d’une traversée de l’immobilité divine par les deuxpèlerins privilégiés. La régularité scolastique dont on se raille développe etdémontre, au point même que l’on discute, la liberté et la souplesse de saraison.

Mais toute raison fixe. Quand il regrette que Dante n’ait pas éprouvé le« sentiment de l’infini », le critique a montré qu’il était lui-même étrangerau sentiment de la perfection. Le poète s’est appliqué à bien définir, commeà bien dessiner, pour bien peindre. Il a considéré à part chaque catégorie,chaque classe et chaque essence d’humanité. Il a eu soin de la distinguer detoutes les autres par une forte enceinte empruntée au métal de sa volontéet de sa pensée, solide airain qui n’en réfléchira que mieux les couleurs et

38 John Addington Symonds, 1840–1893, poète et critique anglais, surtout connuaujourd’hui pour sa défense de l’homosexualité – qui incluait pour lui une pédophiliemagnifiée par la reconstruction d’une antiquité idéale – en particulier avec A Problem inGreek Ethics, 1883. (n.d.é.)

39 « Des limites définies », ou, en jouant sur les sens de finis en latin, « un territoiredélimité ». (n.d.é.)

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les flammes propres à sa passion. Cette fermeté lumineuse lui permet detout voir et de tout montrer parce qu’elle range et ordonne tout. La nature,l’histoire et jusqu’à la fable feront leur partie dans ce chœur. L’antinomie dumerveilleux chrétien et du merveilleux païen qui troublera Chateaubriand serègle ici sans peine. La synthèse sera complète. Il n’est rien qui n’y trouveplace. Mais, à quelque degré d’effervescence, d’inquiétude douloureuse ouvoluptueuse, que puissent s’élever des matériaux si généreusement accueillis,les puissances de sentiment devront borner tout leur office à proposer desidées justes et des images vives, capables de servir au dessin architectoniquede la raison. Comprenons le chef-d’œuvre de la pensée de Dante : elle atoujours pris toutes les précautions salutaires contre les altières servantes deson art et de son génie : ces grandes créatures qui nous subjuguent par ladouceur du charme ou par l’ascendant de la majesté n’échappent jamais à saloi, elles ne le détourneront jamais de son objet. Une main énergique et sûreles pétrit, comme argile fraîche ou comme cire tiède, selon l’idée souverainequ’il a délibérée.

Ainsi la réflexion, la volonté plastiques, plus puissantes que tout dans cethomme où tout est si fort, disposent pleinement des facultés qui, chez toutautre, à peine un peu épanouies, se disperseraient. Même elles le préserventde leurs propres excès qui le perdraient en des abstractions trop fluides.Il n’oublie donc pas la matière, nourrice de la vie, élément essentiel des carac-téristiques individuelles. Ses têtes d’anges ont un corps. Elles ne flottent pas.Au Paradis, autant que dans la Vie nouvelle, une musique d’une harmonieineffable réussit toujours à teinter de sa nuance humaine et tendre les abîmesdu monde spirituel le plus pur. C’est encore ce que n’a pas senti, entre biend’autres choses, le critique anglais. Quoi qu’il ait prétendu, armé de son faux« goût moderne » ou du « sens moral » qui est particulier à son pays, nullepart « l’abstraction » ne « tue » semblable « poésie » ; ce critique barbare,et d’ailleurs bienveillant, ne se plaindrait pas d’y trouver des « allégoriesglaciales » s’il avait la sagesse de s’en prendre plutôt à ses propres frimas.La géométrie de quelques figures ne les empêche pas de palpiter et de brûlercomme de la chair. Pas une généralité que Dante ne colore d’un rayon depeine ou de joie.

Sans nul effort, du reste. C’est son mouvement naturel. Il incarne et vivifieles idées abstraites parce qu’il les aime ou les hait avec force. Parce qu’illes adore humblement ou les maudit avec frénésie, il en fait des dieux, desdéesses, des héros et des héroïnes de chair et d’os. Le plus intellectuel detous les poètes est ainsi le plus émouvant. Quelque ascension qu’il fasse, ilemporte toujours dans ses bras, dans son cœur, d’amples souvenirs de laterre, parfumés et brûlants, pour en peupler son mystique ciel : « le Ciel qui

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est pure lumière, lumière intellectuelle pleine d’amour, amour du vrai bienplein de joie, joie qui passe toute douceur »,

. . . Il Ciel ch’é pura luce,Luce inlellectual piena d’amore,Amor di vero ben pien di letizia,Letizia che trascende ogni dolzore 40.

Lorsque, isolé ainsi sur quelque sommet de vertige, il se trouve entraînéun peu hors de la vue par « la vertu de cette corde qui dirige tout ce qu’ellelance vers un but joyeux », son cri de joie est sauvé de toute fadeur parcequ’il est accompagné de la connaissance lucide, soutenue et nourrie d’unemâle tristesse car le poète emporte un vivant souvenir de tout ce qui subsisteà l’écart des îles heureuses. « Quand tu seras retourné dans le monde et reposéde ta longue route, ressouviens-toi de moi qui suis la Pia. . . » Cette prièred’une âme du Purgatoire, soupir d’une douleur sereine, résume la peine deDante, sa pietà, calme, un peu amère. Elle le suit au fond de l’éther éclairé parla rose d’amour en flamme. Il y reste assiégé, et comme battu de réminiscencesimpures. Tout ce qui est humain apparaît vacillant et endolori pour l’hommecomplet, même heureux. Il connaît à quel prix onéreux tout se gagne et dequels abandons nous sommes déchirés pour le moindre pas en avant :

O voi ch’avete gl’intelletti sani 41. . .

Pathétique éternel connu par la philosophie et senti par la poésie. Unehaute sagesse informée par la loi générale du sacrifice désabuse toujoursle poète divin. S’il sait que son devoir sera d’entretenir la belle illusionnourricière, il est autorisé à n’en pas être dupe, et à voir que la vie facileest tout autre chose que les hautes beautés dont il a l’esprit plein, et videle cœur. La perfection qu’on n’atteint guère est chose instable et fugitive.Sous le rythme moral, sous la sainte règle du beau qui les contient à peineet les refoule mal, grondent confusément les houles d’un chaos qui souffre.Ni l’effort des cadences ni la coupe dure des lois n’en écarteront le murmurede l’oreille avertie. Ce législateur-né, ce robuste maître de chant, cet artisand’une harmonie qui rejoint le ciel à la terre, sentait ce qui échappe auxbienfaits de l’incantation, et sa mélancolie légendaire en témoigne. Quandl’homme malheureux, exilé, succombant à la lassitude au seuil de la mort,priait que, pour tout bien, on lui donnât « la paix », faisait-il autre choseque de demander grâce du poids de la plus lourde et de la plus humaine desâmes ?

40 Paradis, XXX.41 « Ô vous qui avez l’intelligence saine, — admirez la doctrine qui se cache — sous le

voile des vers étranges ! » (Enfer IX.)

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IV – La vertu de DanteS’il implora vraiment le repos, Dante fut trompé. La mort n’a pas voulu

de lui ; il a légué au sol où ses os allaient se dissoudre une œuvre d’une tellevitalité que six cents ans ne l’épuisent pas, et que son action dure encore.

Cette flamme posthume ne se réduit point à la gloire intellectuelle qui luivaut, plutôt qu’une cour d’admirateurs, une église pieuse, fervente, fidèle. Sonlivre vit et crée. L’Italie contemporaine se souvient qu’elle doit à la parole deDante à peu près tout ce qui ne lui est pas venu de la politique de la maisonde Savoie. Il aura été l’ouvrier principal des hautes parties de l’âme de sonpays, soit en lui apprenant une langue commune, soit en imposant, au moyendu toscan aulique et royal, les idées politiques dont ses efforts de grammairienpatriote s’étaient inspirés. Son œuvre, en persistant, engendra un public quifit une nation. Son autorité historique, son influence de poète, ravivée de nosjours par les innombrables Sociétés Dante Aligheri, tramèrent tant de liensmystérieux d’un bout à l’autre de la péninsule, que l’Unité réalisa l’héritagede son désir.

Toutefois, le temps est venu, pour le poète des trois Cantiques, d’étendreson service au-delà des montagnes de son pays et de verser à nos Français,déjà durement éprouvés par les suites de l’unification italienne, une sorted’indemnité philosophique riche de forces et de lumières qu’une saine jeunessesaura bien employer.

Je ne songe pas du tout à prier qu’on nous le révèle. Après Rivarol,Chateaubriand, Brizeux, Ozanam, Lamennais, Moréas et Gebhart, pour ci-ter les morts 42 et, quant aux vivants, après Lucie Faure-Goyau, Pierre deNolhac, Anatole France, Paul Bourget, Maurice Barrés, Camille Bellaigue,Rodin 43, Pierre Gauthiez, Riccioto Canudo 44 et tant d’autres qui l’ont tra-duit ou commenté ou dignement honoré au passage, il est permis de le trouver

42 Je ne parle que des modernes. M. Octave de Barral a résumé pour la Revuehebdomadaire un intéressant article de M. Marco Besso dans la Nuova Antologia, étudiant,entre autres choses, la fortune et la réputation de Dante de ce côté des Alpes. Christine dePisan préférait déjà la Divine Comédie au Roman de la Rose. Marguerite de Navarre, sœurde François Ier, louait Dante et le traduisait dans ses vers. Mais le roi son frère entrait engrand courroux lorsqu’il lisait le vers du Paradis où Hugues Capet se proclame « fils d’unboucher de Paris ». L’abbé Grangier, aumônier d’Henri IV, traduisit avec un vif succès lestrois Cantiques. C’est dans cette traduction que Louis XVI, enfermé au Temple, goûta lesconsolations de la lecture du Paradis.

43 Dans le livre merveilleux que M. Paul Gsell a tiré des entretiens de Rodin sur son art,certains mots échappés au grand sculpteur révèlent une intelligence profonde du génie deDante et de ce qu’on peut appeler la plastique ou même la statuaire de la Divine Comédie.Voir en particulier page 76 (L’Art, par Paul Gsell, chez Bernard Grasset, 1912).

44 Écrivain français de naissance italienne qui a fondé à Paris une « lectura Dantis ».

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suffisamment connu en France. Toutes ces autorités réunies n’ont pourtantpas encore su faire utiliser d’une façon directe ce poète de l’énergie et de ladouceur pour la haute éducation du pays.

Y parviendra-t-on cette fois ?Des difficultés existantes, les plus sérieuses pourraient devenir des stimu-

lants. Si, par exemple, le commerce de Dante exige une certaine connaissancedu xiiie siècle, il suffirait peut-être de le pratiquer avec goût pour s’initierde plain-pied à tous les principaux caractères de cette époque : la philo-sophie scolastique, l’héritage des cours d’amour, la chrétienté catholique,les maximes et les rêves de la monarchie universelle nous seraient exposéset surtout expliqués par lui, directement, en grand détail, de la voix dis-tincte et profonde qu’on perçoit toujours dans ses vers. Au lieu des manuelsd’écoles, qui n’en donnent que des aperçus décharnés, sa poésie ferait sentirle naturel et la vivacité d’une sublime histoire qu’il est criminel ou foud’ignorer. Assurément, ces stances lues et relues ne dispenseraient pas lespécialiste de se plonger dans les deux Sommes 45, mais elles donneraient auplus grand nombre une idée vive de ce qu’on faisait rue du Fouarre, à cescours de Sorbonne que Dante a peut-être écoutés. Rien ne remplacerait lalecture directe des poètes de langue d’oc, mais au lieu des gauches citationsparcimonieuses de nos traités, quelques pages de La Vie nouvelle sauraientdire aux jeunes esprits ce que fut notre gai savoir, ce qu il a annoncé etapporté au monde et comment la chanson qui venait de Provence 46 fut grandemaîtresse d’amour et fit l’éducation du sentiment de l’Europe entière. Mêmepour entendre à la lutte du Sacerdoce et de l’Empire il n’y a rien de tel quede jeter les yeux sur les cercles où brûlent les hérésiarques et les simoniaques.Nulle part, l’essentiel de la religion médiévale ne s’exprime aussi clairement.On y goûte aussi la fureur naïve excitée par quelques abus pontificaux dansles jeunes âmes croyantes qui se rendaient mal compte de la nécessité d’unsolide état temporel : ces chansons anti-papalines, dont il ne semble pas quel’Église se soit jamais offusquée, ajoutent à la vérité passionnée et vivace del’ample « Comédie ».

Plus sérieux est l’obstacle qui vient de la langue étrangère. Mais c’est uneraison de le surmonter : le beau désir de lire Dante peut être une occasion

45 De saint Thomas d’Aquin. (n.d.é.)46 Purgatoire, XXVI :

. . . e lascia dir gli stoltiChe quel di Lemosi credon ch’avanzi.

[« Et laisse dire aux sots, qui croient plus grand l’homme du Limousin. » L’hommedu Limousin, c’est Guiraud de Borneil, 1175–1220 environ, poète provencal d’originelimousine, défenseur d’une poésie accessible à tous. Dante lui préfère dans ces vers duPurgatoire l’art plus compliqué d’Arnaut Daniel, périgourdin. (n.d.é.)]

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d’apprendre l’italien ; il est bon qu’un jeune Français, qu’une jeune Française,ignorants ou non du latin, sachent ou puissent déchiffrer une langue romane ;avec le texte original placé bien en vue du français, chacun se rendra vitecompte du parallélisme du si et de l’oui, sans trop grande perte de temps :ce sera un nouveau service rendu à la formation générale si les bords de Seineet de Loire se trouvent une fois de plus aussi rapprochés que la Garonne etque le Rhône

Del bel paese là dove il si suona 47.

Seule objection qui tienne : l’intelligence littérale est peu de chose, la vraiedifficulté étant de pénétrer à la moelle du sens. Dante l’a entouré et chargéd’allusions historiques si particulières, quelquefois tellement incompréhen-sibles, qu’à moins d’un très vif amour de la poésie, tout public un peu jeunecourt le risque d’être facilement dérouté. Mais ce dernier barrage entre Danteet la France vient d’être supprimé et, une fois de plus, tourné en avantagegrâce à l’intervention pour laquelle il faut demander au lecteur de bien vouloirunir sa reconnaissance à la nôtre.

V – Traduction et commentaireVenue de la Franche-Comté en ligne paternelle, Mme Espinasse-Mongenet

est née en Savoie, où la famille de sa mère, après avoir longtemps servi lamaison ducale, s’est divisée en branche italienne et branche française lorsqueles derniers ducs nous ont abandonné le berceau et les tombeaux de leurdynastie. La Savoie a toujours été terre française. On parle à Chambéry,patrie de Vaugelas, un français d’une pureté délicieuse et qui fit autorité enEurope. Mais la langue toscane était aussi courante parmi ceux que leurscharges faisaient vivre à Turin. Mme Espinasse-Mongenet se trouvait doncsi bien placée entre les deux versants de nos lettres latines qu’à dix-huitans elle pouvait se demander si le livre qu’elle voulait écrire serait italien oufrançais 48. Elle savait déjà par cœur les Canzone et la Vita Nuova, sans parler

47 « Le beau pays où résonne le si. » (Enfer, XXXIII.) (n.d.é.)48 C’est heureusement en faveur de la langue française que Mme Espinasse Mongenet

s’est prononcée. Elle a publié tout d’abord, sous le pseudonyme de Jean Maus, À lalouange de la Mer et de l’Amour, puis s’est résolue à signer deux romans, la Vie finissanteet la Leçon des jours ; ce dernier, par la vivacité de ses réticences, forme un contrasteparfaitement significatif avec les manifestations courantes du romantisme féminin. Mme

Espinasse-Mongenet est aussi l’auteur d’une traduction éloquente du Mont Cervin deGuido Rey (avant propos d’Émile Pouvillon, préface d’E. de Amicis). Enfin nous lui devonsl’émouvant récit de la mort subite d’Émile Pouvillon sur un petit chemin des Alpes deSavoie.

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des cantiques, approfondissait le Convivio et lisait aussi bien Del volgareeloquio que De vulgari eloquio 49 car elle avait eu soin de compléter danstous les sens sa culture naturelle, qui était la culture classique, sans oublierles lettres grecques, d’où tout descend. Mais c’est autour de Dante que sespréférences s’étaient fixées. Le désir de concevoir avec précision le mieux définides poètes lui fit compulser une bibliothèque de commentateurs. Il faut doncappeler une bénédiction l’heureux penchant qui fit dériver vers la France, et,si je ne me trompe, jusqu’à la plaine de Toulouse, ce beau et riche tesoretto 50

de l’intelligence dantesque.Aucun ami de Dante ne lira sans d’inexprimables plaisirs la version demi-

explicative, demi-littérale, toujours fidèle, claire et vive, que Mme Espinasse-Mongenet a bien voulu se résoudre à écrire enfin. Mille problèmes de détail,jugés presque insolubles et qui avaient vaincu jusqu’ici nos traducteurs, ontété surmontés et tournés comme sans effort. L’inconvénient du décalque estcomplètement évité. Au moyen d’un très petit nombre d’inversions imper-ceptibles et très fluides, l’esprit rationnel de notre syntaxe se concilie avec lesjeunes libertés d’un langage qui n’avait pas eu le temps de mûrir. À chaquevers italien, la ligne française répond en rivalisant avec lui de concision forte,de beau dessin, de couleur sobre et pure. Ce mot à mot, souvent littéral,n’arrête pas le cours naturel du langage, le vocabulaire français suffit à tout,exception faite pour les deux mots bolge et duca que l’on s’est énergiquementrefusé à traduire autrement que bolge et duc, nos mots de guide, maître,chef, ne rendant pas mieux le second que fosse, bourse ou bouge le premier.Mon duc, on s’y habituera ; quand à bolge, on est prévenu 51.

Dans cette version fière et fidèle de l’Enfer, en avant des deux autrescantiques (pour lesquels nous avons une ferme promesse 52 , ce n’est paslouer que de faire observer comme l’enchantement provient d’une rencontre

49 Dante a écrit en italien et en latin, langue dans laquelle sont écrits le De vulgarieloquentia, le De Monarchia, les œuvres mineures rassemblées sous les titres traditionnelsd’Épîtres et d’Églogues, la Quaestio de aqua et terra. Sur le titre de l’ouvrage cité parMaurras : il a parfois et depuis longtemps été cité comme De vulgari eloquio (« de la languevulgaire ») mais on s’accorde maintenant plutôt sur le titre De vulgari eloquentia (« del’éloquence en langue vulgaire »). Ce dernier titre correspond mieux au contenu puisqu’ils’agit d’un traité de rhétorique italienne. Profitons-en pour signaler que les manuscritsanciens portent tous le titre Monarchia ; De Monarchia est une invention arbitraire, maiselle est passée dans l’usage. (n.d.é.)

50 « Petit trésor » : trésor a en italien les mêmes sens qu’en français, y compris celui detrésor de la langue, mais il faut y ajouter celui qui désigne une personne particulièrementérudite, un puits de science dirions-nous. (n.d.é.)

51 Albert Thibaudet a proposé poche, comme poche géologique. Cela est bien tentant.[Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)]

52 Le deuxième a paru chez Didot, depuis, Le Purgatoire est aussi parfait que l’Enfer.[Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)])

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de la brièveté et de la transparence. Il suffira de lire pour saluer à leurpassage, comme d’heureux joyaux, ce « feu qui triomphait d’un hémisphèrede ténèbres »,

Un fococh’ emisperio di tenebre vincia 53

ou ces infernales forêts dont « les frondaisons n’étaient point vertes mais decouleur obscure, non de rameaux purs, mais noués et tordus »,

Non frondi verdi, ma di color foscoNonramischietti, ma nodoai e involti 54. . .

Les bonheurs de détail vérifient la méthode heureuse. En deux languesaussi voisines, la forme française la plus rapprochée de l’italienne, le mot-doublet, ne contient pas toujours un équivalent juste. La fausse parenté destours impose des erreurs. Il faut que l’esprit réagisse contre l’asservissementde l’oreille, et c’est ce que l’on fait quand on traduit vince 55 par triomphe,au lieu des dérivés de « vaincre », et nodosi par noués, plutôt que noueux,le participe étant ici plus voisin de l’expression du texte que l’adjectif françaiscorrespondant. Ailleurs, a ben manifestar le cose nuove 56 est traduit : « pourbien dépeindre les choses inouïes » ; qualunque trade in eterno è consunto 57

devient, en français juste et pur : « quiconque a trahi brûle éternellement » ;trovammo risonnar quell’acqua tinta 58 se change en : « nous trouvâmes lachute retentissante de cette eau sombre » , si conforme au génie abstrait denotre langue. Au rebours du traître classique, le véritable traducteur opèreavec une générosité de héros et, servant passionne du texte qu il médite, il nepeut le transcrire sans l’avoir repensé. Mais cet effort est peu de chose encomparaison du service qu’il me reste à faire connaître.

Lorsque Clément Marot fit l’édition des poèmes de Villon, les annéesavaient couru si rapidement que les hommes du commencement du xvie sièclene parvenaient déjà plus à se définir l’identité des légataires énumérés dans lesTestaments ; à plus forte raison la signification des legs devenait-elle obscure,bien que choses et gens ne remontassent qu’à une cinquantaine d’années.Un peu dépité, mais fort sage, l’éditeur écrivait :

53 Enfer, IV. (n.d.é.)54 Enfer, XIII. (n.d.é.)55 On veut aussi que vincia signifie plutôt lier, envelopper, vincire. C’est à voir. [Note

de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)]56 Enfer, XIV. (n.d.é.)57 Enfer, XI. (n.d.é.)58 Enfer, XVI. (n.d.é.)

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Quant à l’industrie des legs qu’il fait dans ses deux Testaments,pour suffisamment la connaître et entendre, il faudrait avoir étéde son temps à Paris et avoir connu les lieux, les choses et leshommes dont il parle : la mémoire desquels tant plus se passera,tant moins se connaîtra icelle industrie de ses legs dits. Le restedes œuvres de notre Villon, hors cela, est de tel artifice et tantplein de bonne doctrine et tellement peint de mille belles couleursque le temps qui tout efface jusque ici ne l’a su effacer. . .

L’épave précieuse ne paraît d’ailleurs point consoler du naufrage le traduc-teur gascon. Marot sentait déjà ce beau souci de la durée pratique auquel seconforma bientôt tout poète français administrateur de sa gloire et soucieuxd’être accompagné d’âge en âge. Dante n’a pas suivi ce principe fondamentalde toute haute poésie ; c’est donc tant pis pour lui si l’obscurité de sesallusions le réduit quelquefois à la condition de grand poète de village oude municipe 59.

Mais nous espérons de la lecture de Dante des profits qui ne sont passeulement relatifs, comme pour Villon, à son « artifice » d’éternelle beauténi à sa « doctrine » d’impérissable sagesse, bien que ce soit là l’essentiel.Le moment de l’heure italienne qu’il a résumé est précieux. Pas plus que leshommes les époques de l’histoire ne connaissent l’égalité. Nous avons intérêtà courir avec Dante les bourgades et les châtelets de Toscane, à vivre lavie florentine, à connaître en journalistes et en chroniqueurs les lieux et lesnoms illustres dont il est plein. Le sujet de Villon est, au contraire, un purfatras 60. Marot avait parfaitement raison d’en prendre texte pour mettre engarde les poètes de son temps : « Qui voudra faire une œuvre de longue duréene prenne son sujet de telles choses basses et particulières ». Particulière,mais point basse, la matière dantesque eût permis un sublime plus soutenusi le poète l’eût dépouillée davantage ; il est trop vrai qu’elle ralentit etappesantit l’attention ; son mystère touffu trompe toute recherche, quandon est dépourvu de fil conducteur. C’est à nous donner ce guide constant queMme Espinasse-Mongenet a bien voulu se dévouer.

59 Mistral a procédé moins elliptiquement. C’est qu’il devait révéler à lui-même un peuplequi s’ignore. À l’allusion en forme brève, il a substitué le récit direct et l’exposition.Ce détail de l’histoire provençale que tout Provençal bien appris devrait connaître et neconnaît point, mais que le poète de Calendal, par piété, pudeur et honneur, annonce êtreconnu de tous, est raconté par lui de fil en aiguille. Ainsi les héros de nos chartes sont-ilstirés d’entre les morts et pleinement ressuscités.

60 L’érudition a depuis heureusement progressé et Villon n’est plus aussi obscur. Laprécision des Recherches sur le Testament de François Villon, de Jean Dufournet, n’ontpar exemple rien à envier aux commentaires sur Dante. (n.d.é.)

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J’avoue que mes yeux ont été d’abord effrayés par la multitude et laluxuriance des notes à l’encre rouge qui couvraient l’ample manuscrit que l’onm’avait fait l’honneur de me confier, mais chacune d’elles, à peine parcourue,débrouillait de fortes difficultés, m’éclairait mieux ce que je croyais avoircompris tout à fait, ou encore la lumière neuve m’en renouvelait le bonsens. Il fut un jour question de faire disparaître ces notes de bon secours.Qu’il me soit permis de me prévaloir d’avoir fait entendre une protestationefficace. Le commentaire continu, ainsi conduit d’un bout à l’autre du poème,est une œuvre sans prix, et qui vaut par le résultat comme par le labeurqu’elle représente. Pour correspondre à tant d’énigmes rimées, pour suivrel’extraordinaire foison des anecdotes empruntées à la grande et à la petitechronique des vieux peuples établis au bord de l’Arno, voici enfin un nombreégal d’explications rapides et claires, ne laissant rien dans l’ombre et réduisantà peu de chose l’incertitude. Imitée, adaptée des éditions classiques de l’Italiemoderne, substance de dix mille volumes de recherche et de docte querelle,cette annotation dispense désormais des opérations étrangères à la volup-tueuse intelligence du vers. Le bizarre et puissant poète qui nous apporteau bout de son bras tendu à travers les âges tous les moindres cancans deson siècle et de sa cité, est pieusement soulagé d’une lourde part du fardeau.Nous continuerons à nous enchanter de la densité augurale, de la concisionsibylline ; nous ne souffrirons plus de n’en point saisir tout le sens. Plus encoreque la confrontation matérielle des deux langages et presque autant que lalucide beauté des transpositions, ces lignes charitables permettront à notrepublic de ne plus hésiter entre le charme de beautés accessibles à peine voiléeset l’ignorance du thème historique. Debout sur les confins du mystère qu’ilconnaît bien, le gracieux traducteur se fait notre Virgile, et son flambeauunique illumine notre chemin.

Le rayon promené sur les obscurités de l’histoire en ravive aussi les pointséclairés. Il s’étend à la poésie. Ce que Dante a reçu de Virgile, de Stace, deLucain, d’Horace, d’Ovide, ce qui lui vient d’Aristote et d’Homère, ce qu’il atiré de la Bible 61 et des Pères latins et grecs est indiqué avec une éruditionprécise et solide, en termes généreux où se révèle une piété reconnaissantequi n’ignore pas que l’admiration véritable veut être exprimée de tout cœur.L’ancienne critique française ne craignait pas d’aimer et de faire aimer la fleurde son enseignement. Mme Espinasse-Mongenet a suivi cette méthode utile

61 Nulle part, chez nous, les significations et les concordances chrétiennes de la DivineComédie n’avaient encore été indiquées avec cette abondance et cette précision. L’œuvred’Ozanam est ainsi rajeunie et complétée. Notre génération n’avait connu à ce point devue que les leçons, il est vrai, magistrales, de M. l’abbé Couture à l’Institut catholique deToulouse. On en trouvera la substance aux œuvres posthumes de ce professeur admirable,qui sut être historien et philosophe (Enseignement, p. 870–871).

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et charmante. Elle a pris en outre le soin d’attirer et de solliciter l’attentionsur les beautés cachées, les intentions secrètes, les concordances mystérieusesqui se présentent à chaque pas et qui risquent d’échapper dans une lecturerapide. La symbolique de Dante n’est pas plus oubliée que poursuivie àl’excès ; presque toujours le latin diaphane de Benvenuto da Imola en donneun aperçu complété par de précieuses références aux passages du Convivio,du De Monarchia où Dante, qui excellait au commentaire de ses poèmes,s’explique sans détour, sinon sans subtilité.

VI – L’intelligence de l’EnferLes rares qualités de souplesse et de fermeté propres à la version nouvelle

pourraient renouveler l’idée que nous nous sommes faite du premier cantique.Si Voltaire n’avait rien compris à l’Enfer, les hommes de 1830 le com-

prirent tout de travers, et le Dante perpétuellement « effaré » de Victor Hugo,réalise, je crois la plénitude du contre-sens. Ce commentaire romantique,écrit, ou dessiné, mis en musique ou mis envers, nous a longtemps gâté,par les pauvretés de son pittoresque vertigineux 62, ce poème écrit et conçubien au contraire comme un système de pentes graduelles, ménagées sansvaine précipitation, vers des états fixes et clairs. Une harmonie savante, unprofond sentiment des correspondances mystiques se dégage de l’économie dulieu douloureux. D’un cercle ou d’une fosse à l’autre, les clameurs, les aveux,les récits de supplices ne cessent pas de souligner les significations moralesdes enceintes dessinées en lignes de feu ou de sang sur les grisailles de la nuit.Ces fonds détachent toute silhouette souffrante avec une intense énergie, maissans effet de couleurs brutales, grâce à la molle estompe d’une fumée de deuilqui enveloppe l’atmosphère et le paysage. Cependant le relief des terrainssuccessifs apparaît avec une netteté si parfaite qu’avec l’aide de notre guide,on peut se promener comme en pays de connaissance à travers ce royaumeimaginaire de la poésie. C’est mal imiter Farinata que « prendre l Enfer enmépris ». C’est là que Dante a le mieux construit. Surtout grand musiciendans le Paradis, statuaire incomparable dans les bas-reliefs de la montagnedu Purgatoire, on peut se rendre compte qu’il a été architecte supérieur dansla conception et l’exécution de l’Enfer. Sans blasphémer, sans préférer quoique ce soit à la perle du Purgatoire, même en continuant à tenir en affectionsupérieure la lumière angélique du Paradis, il ne sera plus permis de laisser

62 C’est à ce commentaire extravagant qu’il faut attribuer le jugement bizarre portésur Dante par le solide esprit de Proudhon. (Voir Proudhon, Les Femmelins. Les grandesfigures romantiques. Introduction d’Henri Lagrange, collection du Cercle Proudhon, etaussi Revue d’Action française du 15 février 1912.)

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réduire les splendeurs de la tragédie souterraine aux épisodes d’Ugolin et del’immortelle Françoise, ni au spectacle de quelques tortures ingénieusementraffinées. Mme Espinasse-Mongenet a rendu tout à fait sensibles un très grandnombre d’autres grandes beautés que nous avions eu le tort d’oublier. C’estdans sa version que, pour ma part, je me suis vraiment rendu compte decertaines énumérations d’une telle grâce qu’on en trouverait difficilement deplus douces dans Homère. Elle m’a fait comprendre les magnificences duchant XIII, où gémit l’homme suicidé dont la chair, en ressuscitant, viendraun jour se pendre « à l’arbre de son âme ennemie » ; l’allégorie de la Fortuneau VIIIe chant et surtout le finale du XXVIe, cette poignante mort d’Ulysse,sur le vaisseau brisé qui entraîne un monde à l’abîme. J’ai pu aussi prendreune idée beaucoup plus nette du « grotesque » de Dante, et l’apparenter,d’une part, au ton grivois, solennel et fin de Boccace (qui n’est pas loin)et, d’autre part, à la première rusticité locale, celle de l’ancien Latium,qui a gardé, chez ce petit-fils des Romains émigrés jadis à Florence, uneextraordinaire saveur d’âpre patois. – Et nulle traduction, jusqu’ici, n’avaitété assez maîtresse des ensembles du poème pour en faire aussi bien valoirles hors-d’œuvre ou les ornements latéraux. Par exemple au chant XXIV,quand le poète veut graver dans les mémoires l’éternel recommencement d’unsupplice qui consiste à incinérer sans cesse le même corps du même damné,qui se reforme pour retomber en cendre aussitôt, un sursaut de lyrisme faitbondir le récitatif, et le narrateur se met à chanter : « Ainsi, chez les grandssages, on assure – que le phénix meurt et puis renaît – quand de sa cinqcentième année il approche. – Herbe ni grain pendant sa vie ne le nourrissent,– mais les seules larmes de l’encens et de l’ammome. . . »

Cosi per li gran savi si confessaChe la fenice muore e poi rinasceQuando al cinquecentesimo anno appressa.Erba ne biada in sua vita non pasceMa sol d’incenso lagrima e d’amomoE nardo e mirra son l’ultime fasce.

Quel chant vaut celui de ces mots ! Qu’ajouterait une lyre ! Voilà notreimagination élancée jusqu’aux cieux. Ces fusées, ces éclairs, il est vrai, nese perdent pas inutilement dans la nue, et le mouvement qu’ils engendrentredescend aussitôt pour servir, comme chez tous les grands poètes, à accélérerl’action. Cette action graduelle et régulière attache et suspend de mieuxen mieux notre cœur au mouvement glissant, et à la parole alternée desdeux voyageurs, dont l’itinéraire ni la pensée ne peut dévier de leur communobjet, précis et immense. Comme leurs prédécesseurs de l’Énéide, ils vontsous l’arche des ténèbres

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. . . obscuri, sola sub nocte, per umbram 63.Mais le jour le plus clair jaillit de leurs paroles et inonde l’esprit, quand

l’esprit se recueille, écoute et entend. Elles traitent sans défaillir de la dignitéde la vie et du prix de notre âme selon notre rapport avec un arbitre éternel.La chair et ses terreurs et ses délicatesses sont intéressées durement à chaquesanction infernale, mais l’intelligence est conviée à les comprendre une parune, la volonté à les fuir au nom de l’amour. La géométrie morale et lapassion logique de Blaise Pascal ou de Joseph de Maistre ne sauront pasmieux enseigner que la pitié et la justice, la bonté et le châtiment doiventêtre conçus comme membres et organes d’une seule même et éternelle Pensée.Les tercets se succèdent dans une pompe grave, avec une « grave douceur 64 » ;un poète questionne, l’autre poète explique, tous deux ont le cœur satisfait.

La tristesse dantesque est intérieure au poète : son ouvrage rayonne lapaix et la joie. L’homme est triste en raison de toutes les limites opposéesaux violences des sens et du cœur par son intelligence, à la fois serve et libred’une volonté passionnée. Mais parce que son œuvre est faite des trois forcesmaintenues en état et tendues dans une direction définie, les stances les plussombres inspirent un amour raisonné de la vie, de ses lois, de leur ordre etde leur bienfait général. Cette œuvre est le témoin comme elle est le produitdes combats d’une grande âme qui se surmonte. Sa réussite récompense l’idéejuste obéie héroïquement.

La nature du beau poétique et moral, ainsi entendue et traduite, rendl’œuvre de Dante éminemment propice aux années d’apprentissage et de pré-paration ; ce ne serait donc pas en vain qu’elle serait bien comprise desgénérations qui s’élèvent. Dante peut guérir plusieurs des défauts de ce jeunesiècle et en stimuler les vertus. De ce maître suave et dur, irritable et puissant,les âpretés s’imposeront par un charme fait de raison et d’éloquence, demusique et d’amour. Debout et resserré dans sa longue cape sans plis, tel quel’évoque une iconographie assez véridique, il ne fera point grâce à la mollesse,à la dispersion, au vain rêve, à la fausse sensiblerie : mais le sentiment fort,l’idée vraie, l’image ferme et cohérente, les passions ardemment tenues etmenées ou utilisées, toutes les vertus, tous les biens qui le firent frissonner despieds à la tête, sans faire osciller sa raison ni hésiter son cœur, contribuerontà faire entendre qu’il y a des façons de sentir sans faiblir, et que l’excès,l’abus, sont de simples états de dégénérescence morale qui ramènent uneâme fort au-dessous de son point de vigueur réelle et d’intensité véritable.

63 Énéide, VI, 268 : Énée et la Sibylle pénètrent aux enfers : « Ils s’avançaient seuls,dans l’ombre d’une nuit obscure. » (n.d.é.)

64 « Dans la grave douceur de tes divines rimes. . . » Jean Moréas, Invocation à Dante,dans Ériphyle.

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Quand les jeunes lecteurs auront vu ce poète de la volonté et de la raisonfondre en larmes comme un enfant, pâmer comme une femme, retomber surla terre comme un corps mort ou rire de bonheur au rayon des belles étoiles,il leur aura peut-être donné une idée juste des mystères du sentiment, surlequel ils auront moins de chances d’être abusés par les charlatans de touteorigine. À l’utile leçon de vérité anti-romantique, ce Florentin en deuil de sonbel San Giovanni 65, cet énergique cittadin della città partita 66 ajoutera unesérieuse leçon de civisme. Son action posthume a triomphé dans son pays,des partages et des divisions. Puisqu’il s’achemine vers nous et, sans doute,s’assied parmi nous pour un temps durable, n’est-ce pas un bon conseiller quenous ménage le destin ? Il n’aurait plus sujet de gémir son Ahi serva Italia, didolore ostello 67 ! Mais des servitudes égales menaçant aujourd’hui de pesersur la Gaule 68, le vieil Italien peut contribuer à nous mettre au courant descruautés du joug, des douceurs de l’indépendance, de l’affreuse fortune d’unpays démembré ou mal réuni, du pathétique déchirant et presque honteuxpropre aux aspirations d’une volonté nationale qui en est réduite à se délivrerpar de simples chants d’élégie ou de satire. Les Français modernes, dont lespères ont été trop heureux et qui ont besoin d’être avertis de la gravité d’uneépreuve que tout prépare, ne trouveront nulle part ailleurs d’avertissementplus complet ni aussi pressant. Cette leçon de Dante pourra suffire à leurinspirer de la vigilance. Par ce grand personnage de la plus haute élitehumaine d’un beau temps et de tous les temps, ils pourront éprouver parle cœur et les yeux ce qu’est une terre conquise et ce que vaut un noblepeuple s’il a eu le malheur de se laisser recouvrir par la barbarie.

65 Le baptistère San Giovanni de Florence. (n.d.é.)66 Enfer, VI : « li cittadin de la città partita » soit « les citoyens de la ville aux partis ».

Florence était divisée non seulement entre guelfes et gibelins mais aussi, une fois les gibelinsexilés, entre guelfes blancs et guelfes noirs. Dante était un guelfe blanc, il fut exilé après1302 quand les noirs, soutenus par le pape, gagnèrent. Par réaction, les guelfes blancs,comme Dante, se firent gibelins, ou quasi. (n.d.é.)

67 « Hélas, serve Italie, auberge de douleurs ! ». Purgatoire, VI. Citons les deux verssuivants : « Navire sans nocher dans la grande tempête, reine des nations, tu n’es plusqu’un bordel ! » (n.d.é.)

68 Il sera permis à un Français de 1944 de rappeler que ces avertissements datent detrente ans. [Note de Poésie et Vérité en 1944 (n.d.é.)]

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