Charles Dickens Le Grillon Du Foyer

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  • Charles Dickens

    Le grillon du foyer

    BeQ

  • Le grillon du foyer Histoire fantastique dun intrieur domestique

    par

    Charles Dickens

    (1812-1870)

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 172 : version 1.01

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Les conteurs la ronde Oliver Twist

    David Copperfield Les grandes esprances

    Cantique de Nol Labme

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  • Le grillon du foyer

    (Limoges, Eugne Ardant et Cie, diteurs.)

    Traduit de langlais par Amde Chaillot

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  • lord Jeffrey

    Cette histoire est ddie avec

    laffection et lattachement de son ami

    LAUTEUR.

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  • I

    Premier cri La Bouilloire fit entendre son premier cri ! Ne me

    dites pas ce que mistress Peerybingle disait. Je le sais mieux quelle. Mistress Peerybingle peut laisser croire jusqu la fin des temps quelle ne saurait dire lequel des deux commena crier ; mais moi je dis que cest la Bouilloire. Je dois le savoir, jespre ! La Bouilloire commena cinq bonnes minutes, la petite horloge de Hollande qui tait dans un coin, avant que le Grillon pousst le premier cri.

    Comme si, vraiment, le petit faucheur plac en haut de lhorloge navait pas fauch au moins un demi arpent de pr, abattant une herbe imaginaire avec sa faux lance de droite gauche, avant que le Grillon ft chorus avec la Bouilloire !

    Je ne suis pas dun caractre absolu ; tout le monde le sait. Je ne voudrais pas mettre mon opinion en opposition avec celle de mistress Peerybingle, si je ntais pas sr, positivement sr de ce que je dis. Mais

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  • ceci est une question de fait. Et le fait est que la Bouilloire se mit chanter au moins cinq minutes avant que le Grillon donnt signe de vie. Contredisez-moi, et je le dirai dix fois.

    Laissez-moi narrer exactement ce qui se passa. Cest ce que jaurais fait tout dabord, si ce ntait pas par cette simple considration que, si jai une histoire raconter, il faut que je commence par le commencement, et comment est-il possible de commencer par le commencement, sans commencer par la Bouilloire ?

    Il parat quil y avait une sorte de dfi, un assaut de talent, vous comprenez, entre la Bouilloire et le Grillon. Et voici quelle en fut loccasion.

    Mistress Peerybingle tait sortie un peu avant la nuit close, et les talons cercls en fer de ses patins laissaient sur le pav humide de la cour de nombreuses figures dont la premire proposition dEuclide donne la dmonstration. Elle tait sortie pour aller remplir la Bouilloire au rservoir. Elle rentra, sans ses patins ; ctait facile voir, car ses patins taient trs hauts, et elle tait fort petite. Elle mit la Bouilloire au feu, et en la mettant, elle perdit patience ; car il lui tomba de leau sur les pieds, et leau tait froide, et puis elle tenait la propret de ses bas.

    De plus cette Bouilloire tait obstine et impatiente ;

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  • elle ne se laissait pas aisment arranger au feu. Elle chancelait, comme si elle tait ivre, elle sy tenait de travers, une vraie idiote de Bouilloire. Elle tait dhumeur querelleuse ; elle sifflait et crachait sur le feu dun air morose. Pour comble de msaventure, le couvercle, rsistant aux doigts engourdis de mistress Peerybingle, se plaa dessus dessous, et ensuite, avec une ingnieuse opinitret digne dune meilleure cause, il se mit de ct et tomba au fond de la Bouilloire. Un vaisseau trois ponts coul bas naurait pas fait la moiti autant de rsistance pour tre remis flot que ce couvercle pour se laisser repcher.

    Mme avec son couvercle, la Bouilloire conservait un air sombre et entt, prsentant sa poigne comme par dfi, et claboussant par moquerie la main de mistress Peerybingle, comme si elle lui et dit : Je ne veux pas bouillir. Rien ne my forcera.

    Mais mistress Peerybingle, qui la bonne humeur tait revenue, frotta ses petites mains lune contre lautre, et sassit devant la Bouilloire en riant. En mme temps, la flamme brilla et claira de ses clarts vacillantes le petit faucheur, qui semblait immobile devant son palais mauresque, comme si la flamme seule tait en mouvement.

    Et pourtant il se mouvait, deux fois par seconde, avec la plus grande rgularit. Mais ses efforts taient

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  • effrayants voir quand lheure allait sonner, et lorsquun coucou, paraissant la porte du palais, poussa six fois un cri semblable celui dun spectre, le faucheur sagita en frmissant et ses jambes flageolaient comme si un fil de fer les lui et tirailles.

    Ce ne fut que lorsquun mouvement violent et un grand bruit de poids et de cordages se fut tout fait calm, que le faucheur effray revint lui-mme. Il ne stait pas pouvant sans raison, car tout ce remue-mnage, tous ces os de squelettes qui sagitaient ntaient pas rassurants, et je mtonne que les Hollandais, gens dhumeur flegmatique, soient les auteurs dune pareille invention.

    Ce fut en ce moment, remarquez le bien, que la Bouilloire commena sa soire. Ce fut en ce moment que la Bouilloire, sadoucissant jusqu devenir musicale, laissa chapper de son gosier des gazouillements quelle semblait vouloir retenir, de courtes notes interrompues, comme si elle navait pas encore tout fait mis de ct sa mauvaise humeur. Ce fut en ce moment quaprs quelques vains efforts pour rprimer sa gaiet, elle se dbarrassa enfin de son air morose, perdit toute rserve et se mit chanter une chanson joyeuse, telle que le rossignol le plus tendre nen a jamais eu lide.

    Elle tait si simple, cette chanson, que vous lauriez

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  • comprise comme un livre, mieux peut-tre que quelques livres que je pourrais nommer. Avec sa chaude haleine qui slevait en gracieux et lgers nuages qui montaient dans la chemine comme vers un ciel domestique, la Bouilloire accentuait son chant joyeux avec nergie, et le couvercle, le couvercle nagure rebelle, telle est linfluence du bon exemple, dansait une espce de gigue, et tintait comme une jeune cymbale sourde et muette qui na jamais connu de sur.

    Ce chant de la Bouilloire tait une invitation et un souhait de bienvenue pour quelquun qui ntait pas dans la maison, pour quelquun qui allait arriver, qui approchait de cette petite maison et de ce feu ptillant ; cela ntait pas douteux. Mistress Peerybingle le savait bien, elle qui tait assise pensive devant le foyer. La nuit est sombre, chantait la Bouilloire, et les feuilles mortes jonchent le chemin ; tout est brouillard et tnbres ; en bas, tout est boue et flaques deau ; on ne voit dans lair quun point moins triste ; cest cette teinte rougetre lhorizon, o le soleil et le vent semblent lutter pour se reprocher le vilain temps quil fait. Tout est obscur dans la campagne ; le poteau indicateur de la route se perd dans lombre ; la glace nest pas fondue, mais leau est encore emprisonne ; et vous ne sauriez dire sil gle ou sil ne gle pas. Ah ! le voil qui vient, le voil, le voici !

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  • En ce moment, sil vous plat, le Grillon poussa son cri ; coui, coui, coui, fit-il en chorus, et sa voix tait si forte en proportion de sa taille on ne pouvait pas en juger, car on ne le voyait pas, quil semblait prt crever comme un canon trop charg ; et vous auriez dit quil allait clater en cinquante morceaux, tant il faisait defforts pour grsillonner.

    Le solo de la Bouilloire tait fini ; le Grillon avait pris la partie de premier violon, et il ne la quittait pas. Bon Dieu ! comme il criait ! Sa voix aigu et perante rsonnait dans toute la maison ; il semblait quelle allait percer les tnbres... comme une toile perce les nuages. Il y avait de petites trilles et un trmolo indescriptible dans le cri le plus aigu du Grillon, lorsque, dans lexcs de son enthousiasme, il faisait des sauts et des bonds. Cependant ils saccordaient fort bien, le Grillon et la Bouilloire. Le refrain tait toujours le mme, mais, dans leur mulation, ils le chantaient de plus en plus crescendo.

    La jolie petite femme qui les coutait, car elle tait jolie et jeune, quoique un peu forte, alluma une chandelle, se tourna vers le faucheur de la pendule, qui avait fait une bonne provision de minutes, puis elle alla regarder la fentre, par laquelle elle ne vit rien cause de lobscurit, mais elle vit son charmant visage se rflchir dans les vitres, et mon opinion qui serait

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  • aussi la vtre est quelle aurait pu regarder longtemps sans voir rien d moiti aussi agrable. Lorsquelle revint sasseoir sur son sige, le Grillon et la Bouilloire continuaient leur duo avec le mme entrain.

    Ctait entre eux comme une course au clocher. Cri ! cri ! cri ! Le Grillon lemporte ! Hum ! hum ! hum ! La Bouilloire prend de lavance. Cri ! cri ! cri ! Le Grillon gagne du terrain au retour. Mais la Bouilloire reprend encore : Hum ! hum ! hum ! Enfin ils sessoufflaient, ils spanouissaient tant lun et lautre, le Cri ! cri ! se confondait tellement avec le Hum ! hum ! quil aurait fallu une oreille plus exerce que la vtre ou la mienne pour savoir qui lemporterait. Mais ce qui ne fut pas douteux, cest que la Bouilloire et le Grillon, tout deux au mme instant, et par un accord secret connu deux seuls, lancrent leur chant joyeux avec un rayon de lumire qui traversant la fentre alla clairer jusquau fond de la cour. Cette lumire, tombant tout coup sur une certaine personne, qui arrivait dans lobscurit, lui exprima la lettre, et avec la rapidit de lclair, cette pense : Sois le bienvenu la maison, mon ami ! sois le bienvenu, mon garon.

    Ce but atteint, la Bouilloire, cessant de chanter, versa parce quelle bouillait trop fort, et fut enleve de devant le feu. Mistress Peerybingle courut la porte, o elle ne put dabord se reconnatre au milieu du bruit des

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  • roues dune voiture, du trpignement dun cheval, de la voix dun homme, des alles et venues dun chien surexcit, et de la surprenante et mystrieuse apparition dun baby.

    Do venait ce baby, et comment mistress Peerybingle sen empara-t-elle en un clin dil, je ne sais. Mais ctait un enfant vivant dans les bras de mistress Peerybingle ; et elle semblait en tre fire, pendant quelle tait doucement attire vers le feu par un homme grand et robuste, beaucoup plus grand et plus g quelle, qui se baissa pour lembrasser.

    Oh ! mon Dieu, John ! dit mistress Peerybingle. Dans quel tat vous tes avec ce mauvais temps !

    Il tait vraiment dans un tat pitoyable. Lpais brouillard avait dpos sur ses cils un chapelet de gouttes deau congeles ; et ses favoris imprgns dhumidit brillaient la clart du foyer des couleurs de larc-en-ciel.

    En effet, Dot, rpondit John lentement, en droulant le fichu qui lui entourait le cou et en se chauffant les mains, ce nest pas un temps dt. Il ny a rien dtonnant que je sois ainsi fait.

    Je ne voudrais pas mentendre appeler Dot, John. Je naime pas ce nom. Et la moue de mistress Peerybingle semblait dire quelle laimait beaucoup.

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  • Qutes-vous donc ? rpondit John en la regardant de son haut avec un sourire, et en ltreignant avec autant de dlicatesse que pouvaient le faire sa large main et son robuste bras.

    Ce brave John tait si lourd mais si doux, si grossier la surface et si sensible au fond du cur, si massif en dehors, mais si vif au dedans ; si born, mais si bon ! mre Nature, donne tes enfants cette posie du cur qui se cachait dans le sein de ce pauvre voiturier, ce ntait quun voiturier, et quoiquils parlent en prose, quoiquils vivent en prose, nous te remercions de nous faire vivre dans leur compagnie.

    On aurait eu plaisir voir Dot avec sa petite figure et son baby dans ses bras, une vraie poupe que ce baby ; elle regardait le feu dun air pensif, et inclinait sa petite tte dlicate sur le ct du grand et robuste voiturier, avec une grce demi naturelle, demi affecte. On aurait eu plaisir voir celui-ci la soutenir avec une tendre gaucherie, et faisant de son ge mr un soutien pour la jeunesse de sa femme. On aurait eu plaisir voir la servante Tilly Slowbody, attendant quon la charget du soin du baby, regarder ce groupe dun air dintrt, les yeux et la bouche ouverts, et la tte en avant. Ce ntait pas moins agrable de voir John le voiturier, sur une observation de Dot, retenir sa main qui tait sur le point de toucher lenfant, comme sil craignait de le

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  • briser, et se contentant de le regarder distance avec orgueil ; tel quun gros chien ferait vis--vis dun canari, sil arrivait quil en ft le pre.

    Nest-ce pas quil est beau, John ? Comme il est joli quand il dort.

    Bien joli, dit John, trs joli. Il dort presque toujours, nest-ce pas ?

    Mon Dieu, non, John. Oh ! dit John dun air rflchi. Je croyais quil

    avait gnralement les yeux ferms. Bont de Dieu, John, vous lveillez. Voyez comme il les tourne, dit le voiturier tonn,

    et sa bouche, il louvre et la ferme comme un poisson dor.

    Vous ne mritez pas dtre pre, dit Dot, avec toute la dignit dune matrone exprimente. Mais comment sauriez-vous combien il en faut peu pour troubler les enfants, John ? Et elle coucha lenfant sur son bras gauche, en lui frappant doucement le dos de la main droite, aprs avoir pinc loreille de son mari en riant.

    Cest vrai, Dot, dit John : je nen sais pas grand chose. Pour ce que je sais cest que jai joliment lutt avec le vent ce soir. Il soufflait du nord-ouest, droit

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  • contre la voiture, tout le long du chemin en revenant. Pauvre vieux, vraiment ! scria mistress

    Peerybingle en reprenant son activit. Tenez. Tilly, prenez mon prcieux fardeau, pendant que je vais tcher de me rendre utile. Je crois que je ltoufferais de baisers. bas ! Boxer, bas ! John, laissez-moi faire le th, et puis je me mettrai travailler comme une abeille.

    Comment fait la petite abeille ?

    vous avez appris la chanson quand vous alliez lcole, John ?

    Je ne la sais pas toute, rpondit John. Jtais sur le point de la savoir toute ; mais je laurais gte, je crois.

    Ha ! ha ! dit Dot en riant, et elle avait le plus joli rire que vous ayez entendu. Quel cher vieux lourdaud vous faites, John.

    Sans contester cette assertion, John sortit pour veiller ce que le valet de ferme, qui allait et venait dans la cour avec sa lanterne, comme un feu follet, prt bien soin du cheval, lequel tait plus gras que vous ne voudriez le croire, si je vous donnais la mesure, et si vieux que le jour de la naissance se perdait dans les tnbres de lantiquit. Boxer, pensant que ses

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  • attentions taient dues toute la famille, et devaient tre distribues avec impartialit, courait et l avec une agitation tonnante ; tantt il dcrivait des cercles en aboyant autour du cheval, pendant quon le menait lcurie ; tantt il feignait de slancer comme un furieux sur sa matresse, et puis il sarrtait tout coup, tantt approchant son nez humide il faisait un baiser Tilly Slowbody assise sur une chaise basse prs du feu ; tantt il montrait une amiti incommode pour le baby, tantt aprs plusieurs tours sur lui-mme il se couchait prs du foyer, comme sil allait stablir l pour la nuit ; tantt il slanait dans la cour en agitant son tronon de queue, comme sil allait remplir une commission dont il se souvenait linstant.

    Voil la thire toute prte sur la table, dit Dot, aussi occupe quune petite fille qui joue au mnage. Voici le jambon, voil le beurre, voil le pain et le reste. Tenez, John, voil un panier pour mettre les petits paquets, si vous en avez... Mais o tes-vous, John ? Tilly, ne laissez pas tomber lenfant dans le cendrier, quoi que vous fassiez.

    Il faut noter que miss Slowbody, quoique cette recommandation la ft regimber, avait un talent rare et surprenant pour mettre en danger la vie de cet enfant. Elle tait maigre et petite de taille, de sorte que ses vtements avaient toujours lair de labandonner.

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  • Comme tout excitait son admiration, et principalement les bonnes qualits de sa matresse, et les perfections de lenfant, les bvues de miss Slowbody faisaient honneur son cur, si elles nen faisaient pas son esprit. Si elle mettait la tte du baby trop souvent en contact avec les portes darmoires, les rampes descalier, ou les colonnes de lit, cest quelle ne pouvait pas revenir de sa surprise dtre si bien traite dans la maison o elle tait. Il faut savoir que le pre et la mre Slowbody taient des tres parfaitement inconnus, et que Tilly avait t nourrie et leve lhospice. Lon sait que les enfants trouvs ne sont pas des enfants gts.

    Si vous aviez vu la petite mistress Peerybingle revenir avec son mari, faisant de grands efforts pour soutenir les corbeilles, efforts parfaitement inutiles, car son mari la portait lui tout seul, vous vous seriez bien amus, et il samusait bien aussi. Je ne sais si le Grillon ny trouvait pas galement du plaisir, car il se mit chanter de plus belle.

    Ah ! ah ! dit John, en savanant lentement ; il est plus gai que jamais ce soir.

    Cest un heureux prsage, John ; cela a toujours t. Il ny a rien de plus fait pour porter bonheur que davoir un grillon dons le foyer.

    John la regarda comme si ses paroles faisaient natre dans sa tte la pense que ctait elle qui tait son

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  • grillon qui porte bonheur, et tout en convenant avec elle de lheureux prsage du Grillon, il nexpliqua pas davantage sa pense.

    La premire fois que jai entendu son chant, dit-elle, cest le soir que vous mamentes ici, que vous vntes minstaller ici avec vous dans ma nouvelle maison, dont vous me faisiez la petite matresse. Il y a prs dun an de cela. Vous en souvenez-vous, John ?

    Oh oui, John sen souvenait bien, je pense. Le chant du Grillon me souhaita la bienvenue. Il

    semblait si plein de promesses et dencouragements. Il semblait me dire que vous seriez bon et gentil avec moi ; que vous ne vous attendiez pas je le craignais, John trouver une tte de femme ge sur les paules de votre jeune pouse si lgre.

    John lui appuya la main sur lpaule et sur la tte, comme sil voulait lui dire : Non, non ! je ne me suis pas attendu cela ; jai t parfaitement content de ce que jai trouv. Et il avait vraiment raison. Tout allait pour le mieux.

    Et tout ce que semblait chanter le Grillon sest vrifi ; car vous avez t toujours pour moi le meilleur, le plus affectueux des maris. Notre maison a t heureuse, John ; et cest ce qui me fait aimer le Grillon.

    Et moi aussi ! moi aussi, Dot !

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  • Je laime pour son chant qui fait natre en moi ces douces penses. Quelquefois, lheure du crpuscule, lorsque je me sentais solitaire et triste, John, avant que le baby ft ici, pour me tenir compagnie et pour gayer la maison ; lorsque je pensais combien vous seriez seul si je venais mourir, son cri, cri, cri, semblait me rappeler une autre voix douce et chre qui faisait linstant vanouir mon rve. Et lorsque javais peur, javais peur autrefois, John, jtais si jeune, javais peur que notre mariage ne ft pas heureux. Moi, jtais presque une enfant, et vous, vous ressembliez plus mon tuteur qu mon mari. Je craignais que, malgr vos efforts, vous ne pussiez pas apprendre maimer, quoique vous en eussiez lespoir et que ce ft lobjet de vos prires. Le chant du Grillon me rendait courage, en me remplissant de confiance. Je pensais tout cela ce soir, cher, pendant que jtais assise vous attendre, et jaime le Grillon pour tout ce que je viens de vous dire.

    Et moi aussi, rpondit John. Mais, Dot, que voulez-vous dire ? que jesprais apprendre vous aimer et que je le demandais Dieu dans mes prires ? Jai appris cela bien avant de vous amener ici, pour tre la petite matresse du Grillon, Dot.

    Elle appuya un instant la main sur son bras, et le regarda avec un visage mu, comme si elle avait voulu

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  • lui dire quelque chose. Le moment daprs, elle se mit genoux devant la corbeille, triant les paquets dun air affair, en murmurant demi voix.

    Il ny en a pas beaucoup ce soir, John, mais jai vu tout lheure quelques marchandises derrire la charrette ; et quoiquelles donnent plus de peine, elles rapportent assez. Nous navons pas raison de nous plaindre, nest-ce pas ? Dailleurs vous avez d livrer des paquets le long de la route, je pense ?

    Oh oui, dit John ; beaucoup. Mais quest-ce que cest que cette bote ronde ?

    John, mon cur, cest un gteau de mariage. Il ny a quune femme pour trouver cela, dit John

    avec admiration. Jamais un homme ne laurait devin. Je parie que si lon mettait un gteau de mariage dans une bote th, dans un baril de saumon, ou dans quoi que ce soit, une femme le dnicherait tout de suite. Oui, je lai pris chez le ptissier.

    Comme il pse ! il pse un quintal ! scria Dot, en essayant de le soulever. De qui est-il ? qui lenvoie-t-on ?

    Lisez ladresse de lautre ct, dit John. Comment, John ! Bont de Dieu ! Y auriez-vous pens ? rpondit John.

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  • Vous ne men aviez rien dit, continua Dot en sasseyant sur le plancher et en secouant la tte, tandis quelle le regardait. Cest pour Gruff et Tackleton le fabricant de joujoux.

    John fit signe quoui. Mistress Peerybingle secoua aussitt la tte au

    moins cinquante fois ; non pas pour exprimer sa satisfaction, mais bien un muet tonnement ; elle fit une moue il lui fallut faire effort, car ses lvres ntaient pas faites pour la moue, jen suis sr et elle regardait son mari dun air distrait. Pendant ce temps, miss Slowbody, qui avait lhabitude de rpter machinalement des fragments de conversation pour amuser le baby, qui estropiait les noms en les mettant tous au pluriel, disait lenfant : Ce sont les Gruffs et les Tackletons, les fabricants de joujoux ; on achte chez les ptissiers des gteaux de mariage pour eux, et les mamans devinent tout ce quil y a dans les botes que les papas apportent. Et ainsi de suite.

    Et cela se fera vraiment ! dit Dot. Elle et moi nous allions ensemble lcole, quand nous tions de petites filles.

    John aurait pu penser elle, puisquelle allait lcole en mme temps que sa femme, John regarda Dot avec plaisir, mais il ne rpondit pas.

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  • Mais lui en bois vieux ! Il est bien peu fait pour elle ! De combien dannes est-il plus g que vous Gruff Tackleton, John ?

    Demandez-moi plutt combien de tasses de th je boirai ce soir de plus quil nen boirait en quatre soires, rpondit John dun ton de bonne humeur, en approchant une chaise de la table ronde, et en commenant manger le jambon. Quant manger, je mange peu, mais ce peu me profite, Dot.

    Il disait cela et il le pensait toutes les fois quil mangeait, mais ctait une de ses illusions, car son apptit le trompait toujours. Ces paroles nveillrent cette fois aucun sourire sur le visage de sa femme, qui resta au milieu des paquets, aprs avoir pouss du pied la bote au gteau, quelle ne regardait plus, elle ne pensait pas mme au soulier mignon dont elle tait fire quoique ses yeux fussent fixs dessus. Absorbe dans ses rflexions, oubliant le th et John quoiquil lappelt et frappt la table de son couteau pour attirer son attention, elle ne sortit de sa rverie que lorsquil se leva et vint lui toucher le bras. Elle le regarda, et courut se mettre la table th, en riant de sa ngligence. Mais son rire ntait plus le mme quauparavant ; la forme et le son taient changs.

    Le Grillon aussi avait cess de chanter. La cuisine ntait plus si gaie, elle ne ltait plus du tout.

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  • Ainsi, voil tous les paquets, nest-ce pas, John ? dit-elle en rompant un long silence, pendant lequel lhonnte voiturier stait dvou prouver quil avait got ce quil mangeait, sil ne parvenait pas prouver quil mangeait peu. Voil tous les paquets, nest-ce pas John ?

    Cest l tout. Mais... non... Je..., dit-il en posant son couteau et la fourchette, et respirant longuement. Javoue que jai entirement oubli le vieux monsieur.

    Le vieux monsieur ? Dans la voiture, dit John. Il dormait dans la paille

    quand je lai laiss. Je me suis presque souvenu de lui deux fois depuis que je suis arriv, mais cela ma pass deux fois de la tte. Hol ! h ! ici ! levez-vous ! Cest bien, mon ami !

    John dit ces dernires paroles en dehors de la maison, dans la cour o il avait couru, une chandelle la main.

    Miss Slowbody, sentant quil y avait quelque chose de mystrieux dans ce vieux monsieur, et runissant dans son imagination confuse certaines ides de nature religieuse avec le sens de cette phrase, se troubla tellement, que, se levant prcipitamment de sa chaise basse auprs du feu pour se mettre sous la protection de sa matresse, elle se croisa avec un tranger g et le

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  • heurta avec le seul objet quelle avait dans les mains. Il arriva que cet objet tait lenfant, il sen suivit un choc et un grand effroi, que la sagacit de Boxer vint accrotre ; car ce brave chien, plus attentif que son matre, semblait avoir surveill ltranger pendant son sommeil de peur quil ne sen allt en emportant quelques jeunes plans de peupliers qui taient lis derrire la voiture ; et il lavait si peu perdu de vue quil le suivait, le nez sur ses talons, cherchant mordre ses boutons de gutres.

    Vous tes sans conteste un bon dormeur, monsieur, dit John, lorsque la tranquillit fut rtablie. En mme temps, le vieillard stait arrt, et restait immobile et la tte dcouverte, au centre de lappartement. Il avait de longs cheveux blancs, une physionomie ouverte, des traits frais pour un homme g et des yeux noirs, brillants et perants. Il regarda autour de lui avec un sourire, et salua la femme du voiturier en inclinant gravement la tte.

    Son costume rappelait une mode dj bien ancienne ; il tait en drap brun. Il avait la main un gros bton de voyage ; il donna un coup sur le plancher, et le bton souvrant devint une chaise, sur laquelle il sassit avec beaucoup de calme.

    Voil, dit le voiturier en se tournant vers sa femme, voil comment je lai trouv assis au bord de la

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  • route, raide comme une pierre millaire et presque aussi muet.

    Assis en plein air, John ! En plein air, rpondit le voiturier, et la tombe

    de la nuit. Port pay, ma-t-il dit en me donnant dix-huit pence ; et il est mont dans la voiture, et le voil.

    Il va sen aller, je pense, John. Pas du tout ; il allait parler. Avec votre permission, je devais tre laiss au

    bureau jusqu ce quon me rclamt, dit ltranger avec douceur. Ne faites pas attention moi.

    En parlant ainsi, il prit une paire de lunettes dans une de ses grandes poches, un livre dans une autre, et se mit lire tranquillement, sans faire plus dattention Boxer que si cet t un agneau familier.

    Le voiturier et sa femme changrent un regard dinquitude. Ltranger leva la tte, et aprs avoir jet les yeux de lun lautre, il dit :

    Cest votre fille, mon ami ? Cest ma femme, rpondit John. Votre nice ? Ma femme, reprit John. Vraiment ! observa ltranger ; elle est bien

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  • jeune ! Et il reprit tranquillement sa lecture ; mais avant

    davoir pu lire deux lignes, il linterrompit de nouveau pour dire :

    Cet enfant est vous ? John lui fit un signe de tte gigantesque : rponse

    quivalente par son nergie celle quaurait faite une trompette parlante.

    Cest une fille ? Un ga-a-aron, cria John. Il est aussi bien jeune, nest-ce pas ? Mistress Peerybingle se hta de rpondre : Deux

    mois et trois jours ! Il a t vaccin il y a six semaines. La vaccine a bien pris. Le docteur la trouv un trs bel enfant. Il est aussi gros que la plupart des enfants cinq mois. Voyez, sil nest pas tonnant de grosseur. Cela peut vous sembler impossible, mais il se tient dj sur ses jambes.

    Ici le souffle manqua la petite mre, qui avait cri toutes ces sentences loreille du vieillard, au point que son joli visage en tait tout rouge ; elle tenait le baby devant lui dun air triomphant, tandis que Tilly Slowbody tournait autour de lenfant en gambadant, lui disant des mots inintelligibles pour le faire rire.

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  • coutez ! on vient le chercher, jen suis sr, dit John. Il y a quelquun la porte. Ouvrez, Tilly.

    Avant quelle y arrivt, la porte fut ouverte par quelquun qui venait du dehors : ctait une porte primitive, avec un loquet que chacun pouvait tirer volont, et je vous assure que beaucoup de gens le tiraient ; car les voisins de toutes conditions aimaient causer un instant avec le voiturier, quoiquil ne ft pas grand parleur sur quelque sujet que ce ft. Quand la porte fut ouverte elle donna entre un homme petit, maigre, pensif, lair soucieux, qui semblait stre taill un paletot dans la toile demballage dune vieille caisse ; car lorsquil se retourna pour fermer la porte, pour empcher le froid dentrer, on lut en grosses capitales sur son dos les lettres G et T, et au-dessous verres en lettres ordinaires.

    Bonsoir, John ! dit le petit homme. Bonsoir, Mum, bonsoir, Tilly. Bonsoir, linconnu. Comment va le baby, Mum ? Boxer va bien aussi, jespre ?

    Tout va merveille, Caleb. Vous navez qu voir lenfant, dabord, pour tre sr quil va bien.

    Je nai besoin aussi que de vous voir pour tre sr que vous allez bien, dit Caleb.

    Cependant il ne la regardait pas, car il avait un regard pensif et incertain qui sgarait sur tout autre

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  • objet que celui dont il parlait. On pouvait en dire autant de sa voix.

    Jen dirai autant de John, de Tilly et de Boxer. Vous avez t occup jusqu prsent, Caleb ? dit

    le voiturier. Oui, peu prs, rpondit-il avec lair distrait dun

    homme qui cherche la pierre philosophale. Un peu trop, peut-tre. Les arches de No sont trs demandes en ce moment. Jaurais voulu un peu perfectionner les gens de la famille, mais ce nest gure possible au prix auquel il faut les donner. On aimerait pouvoir distinguer Sem de Cham, et les hommes des femmes. Il ne faudrait pas faire les mouches si grosses en proportion des lphants. propos, John, avez-vous quelque paquet pour moi ?

    Le voiturier mit la main dans une des poches du surtout quil venait de quitter, et en tira un petit pot fleurs.

    Le voil, dit-il, avec le plus grand soin. Il ny a pas une feuille dendommage. Il est plein de boutons.

    Lil terne de Caleb se ranima en le prenant, et il remercia John.

    Cest cher, Caleb, dit le voiturier. Cest trs cher dans cette saison.

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  • Nimporte, dit Caleb ; quoi quil cote, ce sera bon march pour moi. Il ny a pas autre chose ?

    Une petite caisse, rpondit le voiturier. La voici. Pour Caleb Plummer, lut le petit homme en

    pelant ladresse. With Cash. Avec de largent ? Je ne crois pas que ce soit pour moi.

    With Care, avec soin lut John, par-dessus lpaule de Caleb. O lisez-vous Cash ?

    Cest juste ! cest juste ! Ah ! si mon cher enfant qui tait en Amrique vivait, il aurait pu y avoir de largent. Vous laimiez comme votre fils, John, nest-ce pas ! Vous navez pas besoin de le dire ; je le sais parfaitement, Caleb Plummer. With Care. Oui, oui, tout va bien. Cest une caisse dyeux de poupes pour les ouvrages de ma fille. Plut Dieu que ce ft de vrais yeux qui lui rendissent la vue !

    Je voudrais bien, moi aussi, que cela pt tre, dit le voiturier.

    Merci, dit le petit homme. Vous dites cela de bon cur. Penser quelle ne verra jamais ces poupes dont elle est entoure tout le jour ! Voil qui est poignant. Combien vous dois-je, John ?

    Vous vous moquez, ce nest pas la peine ; je me fcherai, si vous me le demandez encore.

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  • Je reconnais bien l votre bon cur. Voyons, je crois que cest tout.

    Je ne crois pas, dit le voiturier. Cherchons encore. Quelque chose pour notre marchand, sans doute,

    dit Caleb. Cest pour cela que je suis venu, mais ma tte est si occupe darches et dautres choses ! Nest-il pas venu ?

    Non, rpondit le voiturier. Il est trop occup, il va se marier.

    Cependant il viendra, dit Caleb ; car il ma dit de suivre la route qui mne chez moi ; il y aurait dix contre un parier quil me rencontrerait. Je ferais donc bien de men aller. Auriez vous la bont, madame, de me laisser pincer la queue de Boxer un instant ?

    Pourquoi donc, Caleb ? belle demande ! Ny faites pas attention, dit le petit homme ; il est

    possible que cela ne lui plaise pas ; mais jai reu une petite commande de chiens jappants, et je voudrais essayer dimiter la nature de mon mieux pour six pence. Voil tout.

    Heureusement, Boxer se mit aboyer sans attendre le stimulant. Mais il annonait lapproche dun nouveau visiteur, Caleb renvoya son exprience un meilleur moment, mit la bote ronde sur son paule et se hta de prendre cong. Il aurait pu sen pargner la peine, car il

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  • rencontra le visiteur sur le pas de la porte. Oh ! Vous tes ici, vous ? Attendez un moment, je

    vous emmnerai chez moi. John Peerybingle, je vous prsente mes devoirs. Je les prsente votre charmante femme. Elle embellit de jour en jour, et elle rajeunit, ce qui nest pas le plus beau de lhistoire.

    Je serais surprise de votre compliment, M. Tackleton, dit Dot avec assez peu de bonne grce, si je ne savais pas quelle en est la cause.

    Vous la savez donc ? Je le crois, du moins, dit Dot. Ce na pas t sans peine, je suppose. Cest vrai. Tackleton, le marchand de joujoux, connu sous le

    nom de Gruff et Tackleton, son ancienne maison de commerce quand il avait pour associ Gruff, Gruff le rbarbatif, Tackleton tait un homme dont la vocation avait t tout fait incomprise de ses parents et de ses tuteurs. Sils en avaient fait un prteur dargent, un procureur, un recors, il aurait jet dans sa jeunesse sa gourme de mauvais sentiments, et aprs avoir fait beaucoup daffaires louches, il aurait pu devenir aimable, ne ft-ce que par amour de la nouveaut et du changement. Mais riv la profession de fabricant de joujoux, il tait devenu un ogre domestique, qui avait

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  • pass toute sa vie soccuper des enfants, et tait leur implacable ennemi. Il mprisait tous les joujoux ; il nen aurait pas achet pour tout au monde. Dans sa malice, il se plaisait donner lexpression la plus grimaante aux fermiers qui conduisaient les cochons au march, au crieur public qui recherchait les consciences de procureurs perdues, aux vieilles femmes qui raccommodaient des bas ou qui dcoupaient un pt, et autres personnages qui composaient son fond de boutique ; son esprit jouissait, quand il faisait des vampires, des diables ressorts enfoncs dans une bote, destins faire peur aux enfants. Ctait son seul plaisir, et il se montrait grand dans ces inventions. Ctait un dlice pour lui que dinventer un croquemitaine ou un sorcier. Il avait mang de largent pour faire fabriquer des verres de lanterne magique o le dmon tait reprsent sous la forme dun homard figure humaine. Il en avait aussi perdu faire faire des gants hideux. Il ntait pas peintre, mais avec un morceau de craie il indiquait ses artistes par un simple trait, le moyen denlaidir la physionomie de ces monstres, qui taient capables de troubler limagination des enfants de dix douze ans pendant toutes leurs vacances.

    Ce quil tait pour les joujoux, il ltait, comme la plupart des hommes, pour toutes les autres choses. Vous pouvez donc supposer aisment que la grande

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  • capote verte qui descendait jusquau mollet, et qui tait boutonne jusquau menton, enveloppait un compagnon fort peu agrable.

    Et pourtant, Tackleton le marchand de joujoux allait se marier ; oui il allait se marier en dpit de tout cela, et il allait pouser une femme jeune et jolie.

    Il navait pas du tout la mine dun fianc, dans la cuisine du voiturier, avec sa figure sche, sa taille ficele dans sa redingote, son chapeau rabattu sur le nez, ses mains fourres au fond de ses poches, son il ricaneur o semblait stre concentre toute la noirceur de nombre de corbeaux. Pourtant il allait se marier.

    Dans trois jours, jeudi prochain, le dernier jour du premier mois de lanne, ce sera mon jour de noce, dit Tackleton.

    Ai-je dit quil avait toujours un il grand ouvert, et lautre presque ferm, et que lil presque ferm tait le plus expressif ? Je ne crois pas lavoir dit.

    Cest mon jour de noce, dit Tackleton en faisant sonner son argent.

    Cest aussi le ntre, scria le voiturier. Ha ! ha ! vraiment, dit Tackleton en riant. Vous

    faites prcisment un couple pareil nous. Lindignation de Dot cette assertion

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  • prsomptueuse ne peut se dcrire. Cet homme tait fou. coutez, dit Tackleton en poussant le voiturier du

    coude et le tirant un peu lcart, vous serez de la noce ; nous sommes embarqus dans le mme bateau.

    Comment, dans le mme bateau ! dit le voiturier. peu de chose prs, vous savez, dit Tackleton.

    Venez passer une soire avec nous auparavant. Pourquoi ? dit le voiturier tonn dune hospitalit

    si pressante. Pourquoi ? reprit lautre, voil une nouvelle

    manire de recevoir une invitation ! Pourquoi ? pour se rcrer, pour tre en socit, vous savez, pour samuser.

    Je croyais que vous ntiez pas toujours sociable, dit le voiturier avec sa franchise.

    Allons, dit Tackleton, je vois quil ne sert de rien dtre franc avec vous ; cest parce que votre femme et vous avez lair dtre parfaitement bien ensemble. Vous comprenez...

    Non, je ne comprends pas, interrompit John, que voulez-vous dire ?

    Eh bien ! dit Tackleton, comme vous avez lair de faire trs bon mnage, votre socit fera un trs bon effet sur mistress Tackleton. Et quoique je ne crois pas que votre femme me voie de trs bon il, elle ne peut

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  • sempcher dentrer dans mes vues, car rien que son apparition avec vous fera leffet que je dsire. Dites-moi donc que vous viendrez.

    Nous nous sommes arrangs pour clbrer lanniversaire de notre jour de noce chez nous, nous nous le sommes promis. Vous savez que le chez soi...

    Quest-ce que cest que le chez soi ? scria Tackleton, quatre murs et un plafond. Vous avez un grillon ? Pourquoi ne les tuez-vous pas ? je les tue, moi ; je dteste ce cri. Il y a quatre murs et un plafond chez moi ; venez-y.

    Vous tuez vos grillons ? dit John. Je les crase, rpondit lautre en frappant le sol du

    talon. Vous viendrez, nest-ce pas ? Cest autant votre intrt que le mien que les femmes se persuadent lune lautre quelles sont contentes et quelles ne peuvent pas tre mieux. Je les connais. Tout ce quune femme dit, une autre femme est aussitt dtermine le croire. Il y a entre elles un esprit dmulation tel que, si votre femme dit : Je suis la plus heureuse femme du monde, mon mari est le meilleur des maris, et je suis folle de lui , ma femme dira la mme chose de moi la vtre, et plus encore, elle le croira moiti.

    Voudriez-vous dire quelle ne le pense pas ? demanda le voiturier.

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  • Quelle ne pense pas quoi ? scria Tackleton avec un rire sardonique.

    Le voiturier avait envie dajouter : Quelle nest pas folle de vous , mais en voyant son il demi ferm, et une physionomie si peu faite pour exciter laffection, il dit : Quelle ne le croit pas ?

    Ah ! vous plaisantez, dit Tackleton. Mais le voiturier dont lesprit tait trop lent pour

    comprendre la signification de ses paroles, regarda Tackleton dun air si srieux, que celui-ci se crut oblig dtre un peu plus explicite.

    Jai le got dpouser une femme jeune et jolie, dit-il ; cest mon got et jai les moyens de le satisfaire. Cest mon caprice. Mais... regardez.

    Tackleton montrant du doigt Dot assise devant le feu, le menton appuy sur sa main, et regardant la flamme dun air pensif. Les regards du voiturier se portrent alternativement de sa femme sur Tackleton, et de Tackleton sur sa femme.

    Elle vous respecte et vous obit, sans doute, dit Tackleton ; eh ! bien, comme je ne suis pas un homme grands sentiments, cela me suffit. Mais croyez-vous quil ny ait rien de plus en elle ?

    Je crois, rpondit le voiturier, que si un homme me disait quil ny a rien de plus, je le jetterais par la

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  • fentre. Cest bien cela, dit lautre avec sa promptitude

    ordinaire. Jen suis sr. Je ne doute pas que vous le feriez. Jen suis certain. Bonsoir. Je vous souhaite de bons rves.

    Le brave voiturier tait abasourdi, et ces paroles lavaient mis mal laise, malgr lui. Il ne put sempcher de le montrer sa manire.

    Bonsoir, mon cher ami, dit Tackleton dun air de compassion. Je men vais. Je vois quen ralit nous sommes logs tous deux la mme enseigne. Ne viendrez-vous pas demain soir ? Bon ! Demain vous sortirez pour faire des visites. Je sais o vous irez, et jy mnerai celle qui doit tre ma femme. Cela lui fera du bien. Vous y consentez ? Merci. Quest-ce ?

    Ctait un grand cri pouss par la femme du voiturier, un cri aigu, perant, qui fit retentir la cuisine. Elle stait leve de sa chaise, et elle tait debout en proie la terreur et la surprise.

    Dot ! cria le voiturier. Mary ! Darling ! Quest-ce qui est arriv ?

    Ils furent tous l dans un instant. Caleb, qui stait appuy sur la caisse de gteau, navait repris quimparfaitement sa lucidit desprit en sveillant en sursaut, et saisit miss Slowbody par les cheveux ; mais

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  • il lui en demanda pardon aussitt. Mary ! scria le voiturier en soutenant sa femme

    dans ses bras ; vous trouvez-vous mal ? Quavez-vous ? dites-le moi, ma chre.

    Elle ne rpondit quen frappant ses mains lune contre lautre, et en partant dun clat de rire. Puis, se laissant glisser terre, elle se couvrit le visage de son tablier, et se mit pleurer chaudes larmes. Ensuite, elle clata encore de rire, aprs cela elle poussa des cris ; enfin elle dit quelle se sentait froide, et elle se laissa ramener auprs du feu. Le vieillard tait debout, comme auparavant tout fait calme.

    Je suis mieux, John, dit-elle ; je suis parfaitement remise ; je...

    Mais John tait du ct oppos, et elle avait le visage tourn vers ltrange vieillard, comme si elle sadressait lui. Sa tte se drangeait-elle ?

    Ce nest quune imagination, mon cher John... quelque chose qui ma pass tout coup devant les yeux ; je ne sais ce que ctait. Cela est pass, tout fait pass.

    Je suis charm que ce soit pass, dit Tackleton, en jetant un regard expressif autour de la cuisine. Mais quest-ce que ce pouvait tre ? Caleb, quel est cet homme cheveux gris ?

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  • Je ne le connais pas, monsieur, rpondit Caleb tout bas. Je ne lai jamais vu de ma vie. Une bonne figure pour un casse-noisette ; tout fait un nouveau modle. En lui faisant une mchoire infrieure qui pendrait jusque sur son gilet, il serait trs original.

    Il nest pas assez laid, dit Tackleton. Ou bien pour un serre-allumettes, continua Caleb

    absorb dans ses rflexions. Quel modle ! On lui ouvrirait la tte pour lui mettre des allumettes, et on lui tournerait les talons en lair pour les y frotter. Cela ferait trs bien sur une chemine de bonne maison.

    Ce nest pas assez laid, dit M. Tackleton. Allons Caleb, venez avec moi et portez-moi cette bote. Jespre que vous allez bien maintenant, mistress Peerybingle ?

    Oh ! tout est pass, rpondit la petite femme, en faisant un geste comme pour le repousser. Bonsoir.

    Bonsoir, madame ; bonsoir, John Peerybingle. Caleb, prenez garde la bote. Je vous tuerais, si vous la laissiez tomber. Que la nuit est noire ! et comme le temps est devenu encore plus mauvais ! Bonsoir.

    Et il partit, aprs avoir jet un dernier regard tout autour de la cuisine. Caleb le suivit, en portant le gteau de mariage sur sa tte.

    Le voiturier avait t tellement mis hors de lui par le

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  • cri de sa femme, et dans son inquitude il avait t tellement absorb par les soins quil lui donnait, quil avait presque oubli ltranger, qui se trouvait maintenant la seule personne qui ne fut pas de la maison.

    John dit Dot : Vous voyez que ni M. Tackleton, ni Caleb ne lont rclam. Il faut que je lui fasse savoir quil est temps de sen aller.

    Au mme instant, ltranger savanant vers lui, lui dit : Pardon, mon ami, je crains que votre femme nait t indispose. Je regrette de vous donner de lembarras, mais ne voyant pas arriver le serviteur que mon infirmit me rend indispensable, je redoute quelque mprise. Le temps, qui ma rendu si utile labri de votre voiture, continue tre mauvais. Seriez-vous assez bon pour me faire dresser un lit ici ?

    La pantomime de ltranger, qui avait montr ses oreilles en parlant de son infirmit, avait donn plus de force ses paroles.

    Oui, certainement, rpondit Dot avec empressement.

    Oh ! dit le voiturier surpris de la promptitude avec laquelle ce consentement avait t donn. Bien ! je nai rien objecter ; mais cependant je ne suis pas sr que...

    Chut, mon cher John, interrompit-elle.

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  • Bah ! il est sourd comme une pierre, reprit John. Je le sais, mais... Oui, monsieur. Oui,

    certainement. Je vais lui dresser un lit tout de suite. John.

    Comme elle courait pour excuter cette promesse, le trouble de son esprit et lagitation de ses manires taient si tranges, que le voiturier la regarda tout bahi.

    Les mamans vont donc faire les lits ! dit miss Slowbody au baby avec ses pluriels absurdes ; ses cheveux tomberont tout bouriffs quand elles teront les bonnets, et les bonnes amies assises auprs du feu auront peur.

    Avec cette attention des bagatelles quaccompagne souvent linquitude desprit, le voiturier tout en se promenant de long en large, rpta maintes fois mentalement ces paroles absurdes. Il les rpta si souvent quil les apprit par cur, et il les rcitait comme une leon, lorsque Tilly Slowbody, aprs avoir frictionn avec la main la tte de lenfant, lui rattacha son bonnet.

    Nos chres amies assises au coin du feu ont eu peur. Quest-ce qui a donc pu faire peur Dot ? je ne puis me le figurer, murmurait le voiturier en allant et venant dans la cuisine.

    Il se rappelait les insinuations du marchand de

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  • joujoux, et elles remplissaient son cur dun malaise vague et indfinissable. En vain il cherchait bannir ce souvenir, mais M. Tackleton tait un esprit vif et rus, tandis que le voiturier ne pouvait sempcher de reconnatre quil ntait lui-mme quun homme conception lente, pour qui une indication incomplte ou interrompue tait une vraie torture. Ce ntait pas quil voult rattacher la conduite si extraordinaire de sa femme aucune des paroles de M. Tackleton, mais ces deux choses sans relation apparente entre elles, ne cessaient pas de se reprsenter son esprit dune manire insparable.

    Le lit fut bientt prt ; et ltranger, refusant tout autre rafrachissement quune tasse de th, se retira. Alors Dot, tout fait remise, dit-elle, arrangea pour son mari la grande chaise au coin de la chemine, chargea sa pipe et la lui remit, et sassit ct de lui sur son tabouret plac comme dhabitude sur le foyer.

    Elle aimait bien ce tabouret, dit-elle, elle aurait toujours voulu y tre assise sur ce petit tabouret mignon quelle prfrait tout autre sige.

    Elle tait la femme du monde la plus capable de charger une pipe. Il y avait du plaisir la voir introduire ses jolis doigts dans le fourneau, souffler dans le tuyau pour le nettoyer, et puis y souffler encore une douzaine de fois, comme si elle ne savait quil ny avait plus rien

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  • en faire sortir, le mettre devant son il comme une lunette dapproche, et regarder au travers avec mignardise. Elle dployait un vrai talent bourrer les fourneaux de tabac ; et elle mettait de lart, oui vraiment, de lart, lorsque le voiturier avait mis la pipe la bouche, mettre le feu la pipe avec un papier allum, sans jamais brler le nez de son mari, quoiquelle en approcht de fort prs.

    Le Grillon et la Bouilloire, se remettant chanter, reconnaissaient aussi cet art. Le feu, qui brillait dun nouvel clat le reconnaissait. Le petit faucheur de la pendule, dont le travail nattirait lattention de personne, le reconnaissait. Et celui qui le reconnaissait le mieux ctait le voiturier, dont le visage spanouissait au milieu du tourbillon de fume.

    Pendant quil fumait sa vieille pipe dun air calme et pensif, pendant que la pendule tintait, que le feu brillait, et que le Grillon chantait, ce gnie du foyer et de la maison car tel tait le Grillon sortit sous une forme de fe, et voqua autour de lui des images nombreuses, des souvenirs domestiques. Des Dots de tous les ges remplirent la chambre. Des Dots qui ntaient que des enfants, courant devant lui, cueillant des fleurs dans les prs, des Dots timides, fuyant demi et cdant demi, son image un peu lourde ; des Dots maries faisant leur entre dans la maison et prenant possession des

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  • cls dun air de triomphe ; des Dots rcemment mres, suivies de Slowbody imaginaires portant des enfants au baptme ; des Dots plus ges, mais toujours charmantes regardant danser des jeunes Dots leurs filles dans un bal rustique, des Dots ayant pris de lembonpoint et entoures de leurs petits enfants ; des Dots dcrpites, marchant en chancelant, appuyes sur des btons. De vieux voituriers lui apparurent aussi avec de vieux chiens Boxers couchs leurs pieds ; de nouvelles voitures conduites par de nouveaux voituriers les frres Peerybingle, lisait-on sur les plaques ; de vieux voituriers malades, soigns par les plus gentilles mains, et enfin des tombes de vieux voituriers dans la verdure du cimetire. Et comme le Grillon lui montrait toutes ces choses il les voyait distinctement, quoiquil et les yeux fixs sur le feu, le cur du voiturier se dilatait de joie et il remerciait de tout son pouvoir les dieux de la maison, et ne pensait pas plus que vous Gruff et Tackleton.

    Mais quelle est cette figure de jeune homme que le Grillon-fe lui montrait si prs du tabouret de Dot ? Pourquoi se tenait-il l, tout seul, le bras sur le manteau de la chemine, rptant toujours : Marie et pas avec moi !

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  • Oh Dot ! il ny a plus de place pour cette vision dans toutes celles de votre mari ; pourquoi cette ombre est-elle tombe sur mon cur !

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  • II

    Second cri Caleb Plummer et sa fille aveugle habitaient seuls

    ensemble, comme disent les livres de contes. Je bnis ces livres, et jespre que vous les bnirez comme moi de ce quils racontent quelque chose de ce monde prosaque. Caleb Plummer et sa fille aveugle habitaient seuls ensemble, dans une petite baraque en bois, appuye contre la maison de Gruff et Tackleton, qui faisait leffet dune verrue sur un nez. La maison de Gruff et Tackleton tait celle qui faisait le plus de figure dans toute la rue, tandis que vous auriez dmoli en deux coups de marteau toute la baraque de Caleb, et vous en auriez emport tous les dbris sur une seule voiture.

    Si quelquun avait arrt ses yeux pour honorer dun regard la place de la masure de Caleb Plummer, ce naurait t sans doute, que pour en approuver la dmolition pour cause dembellissement de la rue ; car elle faisait sur la maison de Gruff et Tackleton leffet dune excroissance, telle quune verrue sur un nez, un

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  • coquillage sur la carne dun navire, un clou sur une porte, un champignon sur la tige dun arbre. Mais ctait de ce germe qutait sorti le tronc superbe de Gruff et Tackleton. Sous ce toit crevass, lavant-dernier Gruff avait commenc, sur une petite chelle, la fabrique de joujoux pour des garons et des filles, maintenant devenus vieux, qui en avaient jou, qui les avaient briss et qui avaient t dormir.

    Jai dit que Caleb et sa pauvre fille aveugle habitaient l, mais jaurais d dire que Caleb habitait l et que sa fille habitait ailleurs ; elle habitait une demeure enchante par le talent de Caleb, o la pauvret, le dnuement, et les soucis ne pntraient jamais. Caleb ntait pas sorcier, mais il possdait l son art magique rserv aux hommes : la magie du dvouement, et lamour sans bornes. La nature avait t sa seule matresse, et lui avait enseign produire tous ses enchantements.

    La fille aveugle navait jamais su que le plafond tait sale, les murs dcrpits et lzards, et laissant lair des passages de plus en plus nombreux ; que les solives vermoulues taient prtes seffondrer ; que la rouille mangeait le fer, la pourriture le bois, et la moisissure le papier ; enfin que le dlabrement de la masure saggravait chaque jour. Elle ne sut jamais que la table manger ne portait quune vaisselle brche,

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  • que le dcouragement et les chagrins attristaient la maison, et que les cheveux de son pre blanchissaient vue dil. Elle ne sut jamais quils avaient un matre froid, exigeant et intress ; elle ne sut jamais en un mot que Tackleton tait Tackleton, mais elle vivait dans la croyance que dans son humour excentrique il aimait plaisanter avec eux, et, qutant leur ange gardien, il ddaignait de leur dire une parole de remerciement.

    Tout cela tait luvre de Caleb, luvre de son brave homme de pre ! Mais il avait aussi un Grillon dans son foyer ; et pendant quil coutait avec tristesse sa musique, au temps que sa pauvre aveugle sans mre tait jeune, cet esprit lui inspira la pense que cette funeste privation de la vue pourrait tre change en bonheur, et que sa fille pourrait tre rendue heureuse par ces petits moyens. Car tous les tres de la tribu des grillons sont de puissants esprits, quoique ceux qui conversent avec eux ne le sachent pas le plus souvent, et il ny a pas, dans le monde invisible, de voix plus aimables et plus vraies, sur lesquelles on puisse mieux compter, et qui donnent des conseils plus affectueux, que les voix du foyer et du coin du feu, quand elles sadressent lespce humaine.

    Caleb et sa fille taient ensemble louvrage dans leur chambre dhabitude, qui leur servait tous les usages de la vie, et ctait une trange pice. Il y avait

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  • l des maisons divers degrs de construction pour des poupes de toutes les conditions ; des maisons modestes pour les poupes de fortune mdiocre, des maisons avec une chambre et une cuisine seulement pour les poupes de basse classe, des maisons somptueuses pour les poupes du grand monde. Plusieurs de ces maisons taient meubles dune manire analogue leur destination ; dautres pouvaient ltre sur un simple avis et il ne fallait pas aller loin pour trouver des meubles. Les personnages de tout rang qui ces maisons taient destines taient l couchs dans des corbeilles, les yeux fixs au plafond. Ils ny taient pas ple-mle, mais runis daprs leur rang, et les distinctions sociales y taient encore plus marques que dans le monde rel, o elles se trouvent beaucoup plus dans le vtement que dans le corps, et souvent un corps qui serait fait pour une classe leve nest couvert que dun vtement appartenant la classe la plus humble. Ici la noblesse avait des bras et des jambes de cire, la bourgeoisie navait les membres quen peau, et le peuple quen bois.

    Outre les poupes, il y avait bien dautres chantillons du talent de Caleb Plummer ; dans sa chambre, il y avait des arches de No, o les animaux taient entasss de manire tenir le moins de place possible, et supporter des secousses sans se casser. La plupart de ses arches de No avaient un marteau sur la

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  • porte, appendice peu naturel, mais qui ajoutait un ornement gracieux ldifice. On y voyait des vingtaines de petites voitures, dont les roues, quand elles tournaient, faisaient entendre une musique plaintive. On y voyait de petits violons, de petits tambours et autres instruments de torture pour les oreilles des grandes personnes, tout un arsenal de canons, de fusils, de sabres et de lances. On y voyait de petits saltimbanques en culottes rouges, franchissant des obstacles en ficelle rouge, et descendant de lautre ct, la tte en bas et les pieds en lair. On y voyait des vieux barbes grises, sautant comme des fous par dessus des barrires horizontales, places exprs au travers de la porte de leurs maisons. On y voyait des animaux de toute espce et des chevaux de toutes les races, depuis le grison juch sur quatre chevilles plantes dans son corps en guise de jambes, jusquau magnifique cheval de course prt gagner le prix du roi au grand Derby. Il aurait t difficile de compter les nombreuses douzaines de figures grotesques qui taient toujours prtes commettre toute espce dabsurdits la premire impulsion dune manivelle, de sorte quil naurait pas t ais de citer une folle, un vice, une faiblesse, qui net pas son type exact ou approchant dans la chambre de Caleb Plummer. Et ce ntait pas sous une forme exagre, car il ne faut pas de fortes manivelles pour pousser les hommes et les femmes

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  • faire des actes aussi tranges que jamais jouet denfant a pu en excuter.

    Au milieu de tous ces objets, Caleb et sa fille taient assis et travaillaient. La jeune aveugle habillait une poupe, et Caleb peignait et vernissait la faade dune charmante petite maison.

    Lair soucieux imprim sur les traits de Caleb, sa physionomie rveuse et absorbe qui aurait convenu un alchimiste ou un savant profond, faisaient au premier abord un contraste frappant avec la trivialit de son occupation. Mais les choses triviales, que lon fait pour avoir du pain, deviennent au fond des choses srieuses ; et je ne saurais dire, Caleb et-il t lord chambellan, ou membre du parlement, ou avocat, ou grand spculateur, sil aurait pass son temps faire des choses moins bizarres, tandis que je doute fort quelles eussent t moins innocentes.

    Vous avez donc t la pluie hier soir, pre, avec votre belle redingote neuve ? lui dit sa fille.

    Avec ma belle redingote neuve ? rpondit Caleb, en jetant sur la corde o schait suspendue la vieille souquenille de toile demballage que nous avons dcrite.

    Que je suis heureuse que vous layez achete, pre.

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  • Et un tel tailleur, encore, dit Caleb. Le tailleur le plus la mode. Elle est trop belle pour moi.

    La jeune aveugle quitta son ouvrage et se mit rire avec bonheur.

    Trop belle, pre ! Quest-ce qui peut tre trop beau pour vous ?

    Je suis presque honteux de la porter, dit Caleb en voyant leffet de ses paroles sur le visage panoui de sa fille ; lorsque jentends les enfants et les gens dire derrire moi : oh ! cest un lgant ! je ne sais plus de quel cot regarder. Et ce mendiant qui ne voulait pas sen aller hier au soir ; il ne voulait pas me croire quand je lassurais que jtais un homme du commun. Non, Votre Honneur, ma-t-il dit, que Votre Honneur ne me dise pas cela ! Jen ai t tout confus et il me semblait que je ne devais pas porter un habit aussi beau.

    Heureuse aveugle quelle joie elle avait dans son cur !

    Je vous vois, pre, dit-elle en frappant des mains, je vous vois aussi distinctement que si javais des yeux que je ne regrette jamais quand vous tes mes cts. Un drap bleu !

    Dun beau bleu, dit Caleb. Oui, oui, dun bleu clatant ! scria la jeune

    aveugle en tournant sa figure radieuse, la couleur que je

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  • me rappelle avoir vue dans la flicit du ciel ! Vous mavez dit tout lheure que ctait un bel habit bleu...

    Et bien fait pour la taille, dit Caleb. Oui, bien fait pour la taille ! scria la jeune

    aveugle en riant de bon cur ; je vous vois, mon cher pre, avec vos beaux yeux, votre jeune figure, votre dmarche leste, vos cheveux noirs, votre air jeune et gracieux.

    Allons, allons, dit Caleb, vous allez me rendre fier, maintenant.

    Je crois que vous ltes dj, scria-t-elle en le montrant du doigt, je vous connais, mon pre ; ah ! ah ! je vous ai devin !

    Quelle diffrence entre le portrait quelle sen faisait dans son imagination et le vrai Caleb. Elle avait parl de sa marche dgage ; en cela elle ne stait pas trompe. Depuis de nombreuses annes dj, il ntait jamais entr dans sa maison de son pas naturel et tranant, mais il lavait contrefait pour tromper les oreilles de sa fille, et les jours mme o il tait le plus triste et le plus dcourag, il navait jamais voulu attrister le cur de son enfant, et avait toujours pass le seuil de la porte dun pas lger.

    Dieu le savait ! mais je pense que le regard vague et lair gar de Caleb devaient provenir de cette

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  • confusion quil avait faite dessein de toutes les choses qui lentouraient, pour lamour de sa fille aveugle. Comment le pauvre homme naurait-il pas t un peu gar aprs avoir dtruit sa propre identit et celle de tous les objets qui lentouraient.

    Allons, tout cela, dit Caleb, en se levant un moment aprs stre remis au travail et en reculant de deux pas pour mieux se rendre compte de la perspective, tout cela est aussi exact que six fois deux liards peuvent faire six sous. Cest dommage que la maison vous prsente une faade de tous les cts, si au moins il sy trouvait un escalier pour pouvoir circuler dans les divers appartements ; mais voil que je me fais encore illusion et que je crois la ralit de tout cela ; cest la mauvais ct de mon mtier.

    Vous parlez tout fait bas, mon pre, seriez-vous fatigu ?

    Fatigu ? scria Caleb avec beaucoup danimation ; quest-ce qui pourrait me fatiguer ? Berthe ? Je ne fus jamais fatigu. Que voulez-vous dire ?

    Pour donner une plus grande force ces paroles, Caleb, bien sans le vouloir, stait mis imiter deux bonshommes qui se trouvaient sur la chemine, et qui stiraient les bras en billant, puis il se mit fredonner un fragment de refrain. Ctait une chanson bachique

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  • qui fit encore un plus grand contraste avec sa figure naturellement maigre et triste.

    Comment ! je vous trouve en train de chanter, dit M. Tackleton en arrivant et montrant sa tte entre la porte. Cela va bien, chantez ; je ne chante pas, moi !

    Personne, certes, ne laurait souponn de chanter, et il navait pas une figure qui en et le moins du monde lair.

    Je ne pourrais chanter, non, continua M. Tackleton. Je suis charm que vous le puissiez, vous ; jespre que vous pouvez travailler galement. Vous avez du temps de reste pour travailler et pour chanter, il parat.

    Si vous pouviez seulement le voir, Berthe, murmura Caleb loreille de sa fille, quel homme joyeux ! vous croiriez quil vous parle srieusement, si vous ne le connaissiez aussi bien que moi.

    La jeune aveugle sourit en remuant la tte en signe dassentiment.

    On dit quil faut sappliquer faire chanter loiseau qui ne chante pas, grommela M. Tackleton. Mais lorsque le hibou qui ne sait pas et qui ne doit pas chanter veut chanter, que doit-on faire ?

    Si vous pouviez le voir en ce moment, dit Caleb sa fille encore plus doucement, oh ! quil est gracieux !

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  • Vous tes donc toujours agrable et gai avec nous, scria Berthe en souriant.

    Ah ! vous voil, vous ? rpondit Tackleton. Pauvre idiote !

    Il stait mis rellement dans la tte quelle tait idiote, et se fondait peut-tre dans cette opinion sur la gaiet et laffection quon lui tmoignait.

    Bien ! vous tes l ; comment allez-vous ? lui dit Tackleton de sa voix brusque.

    Oh ! bien, compltement bien. Je suis si heureuse quand vous venez me voir. Je vous souhaite autant de bonheur que vous voudriez que les autres en eussent, si cest possible.

    Pauvre idiote, murmura Tackleton, pas un rayon, pas une lueur de raison !

    La jeune aveugle prit sa main et la baisa, elle la garda un moment entre les siennes et y appuya tendrement une de ses joues avant de labandonner. Il y avait une telle affection et une si grande reconnaissance dans cet acte, que Tackleton lui-mme fut mu de le voir, et lui dit plus doucement que dhabitude :

    Quelles affaires avons-nous maintenant ? Je lai enferm sous mon oreiller en allant me

    coucher hier au soir, dit Berthe, et je me le suis rappel

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  • en rvant. Et lorsque le jour est venu, et lclatant soleil rouge, le soleil rouge, pre ?

    Rouge le matin comme le soir, Berthe, rpliqua le pauvre Caleb, en levant un triste regard vers celui qui le faisait travailler.

    Quand il est venu, quand jai senti dans la chambre cette chaleur et cette lumire, il ma sembl que jallais my heurter en marchant, alors jai tourn vers lui le petit arbuste en remerciant Dieu qui a fait des choses aussi prcieuses, et en vous remerciant vous qui me les avez envoyes pour mtre agrable.

    Aussi folle quune chappe de Bedlam ! dit Tackleton entre ses dents. Nous allons tre forcs den venir aux menottes et aux camisoles de force. Ce ne sera pas long.

    Caleb, les mains croises et pendantes, regardait fixement celle qui venait de parler, et se demandait si rellement il doutait de cela ! Tackleton avait fait quelque chose pour mriter ces remerciements. Il et t trs difficile Caleb de dcider en ce moment, ft-il menac de mort, sil devait tomber aux genoux du marchand de joujoux, ou le chasser de chez lui grands coups de pied. Caleb savait bien cependant que ctait lui qui avait apport sa fille le petit rosier, et que ctait lui qui avait invent linnocente dception qui avait empch Berthe de se douter de toutes les choses

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  • dont il se privait chaque jour afin de la rendre moins malheureuse.

    Berthe, dit Tackleton, affectant pour une fois un peu de cordialit ! venez ici.

    Oh ! je puis aller droit vous, sans que vous ayez besoin de me guider, rpondit-elle.

    Vous dirai-je un secret, Berthe ? Si vous le voulez, rpondit-elle avec

    empressement. Comme il sillumina ce visage obscurci ! comme

    cette figure devint joyeuse et attentive ! Cest bien aujourdhui que cette petite... comment

    est son nom, cette enfant gte, la femme de Peerybingle, vous fait sa visite habituelle, cest bien ce soir, nest-ce pas ? dit Tackleton avec une expression de rpugnance pour la chose dont il parlait.

    Oui, rpondit Berthe. Cest bien aujourdhui. Je le savais, dit Tackleton. Je dsirerais me joindre

    votre partie. Avez-vous entendu cela, pre ! scria la jeune

    aveugle avec transport. Oui, oui, je lai entendu, murmura Caleb avec le

    regard fixe dun somnambule, mais je ne le crois pas. Cest un de mes mensonges, sans aucun doute.

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  • Voyez-vous, je voudrais runir dans votre socit les Peerybingle avec May Fielding, dit Tackleton. Je fais des dmarches pour me marier avec May.

    Vous marier ! scria la jeune aveugle en tressaillant devant lui.

    Elle est tellement idiote, murmura Tackleton, que je ne mattendais pas ce quelle me comprit. Oui, Berthe, me marier ! lglise, le prtre, le clerc, le bedeau, la voiture glaces, les cloches, le repas, le gteau de mariage, les rubans, les os moelle, les couteaux, et tout le reste de ces folies. Une noce, vous savez : une noce, ne savez-vous pas ce que cest quune noce ?

    Je le sais, rpondit doucement la jeune aveugle, je comprends.

    Vraiment ? murmura Tackleton. Cest plus que ce que jattendais. Bien ! cest pour cette raison que je veux faire partie de votre runion, et y amener May ainsi que sa mre. Je vous enverrai pour ce soir quelque petite chose, un gigot de mouton ou quelque autre plat confortable. Vous mattendrez ?

    Oui, rpondit-elle. Elle avait laiss tomber sa tte et stait retourne ;

    et elle demeurait, les mains croises, rveuse. Je pense que vous mavez bien compris, dit

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  • Tackleton en sadressant elle ; car vous semblez avoir oubli ce que je vous ai dit... Caleb !

    Je me hasarderai dire que je suis ici, je suppose, pensa Caleb... Monsieur !

    Ayez soin quelle noublie pas ce que je lui ai dit. Elle noublie jamais, rpondit Caleb. Cest une des

    qualits qui sont parfaites chez elle. Chaque homme simagine que les oies qui lui

    appartiennent sont des cygnes, observa le marchand de joujoux en haussant les paules ! Pauvre diable !

    Stant dlivr lui-mme de cette remarque avec un mpris infini, le vieux Gruff et Tackleton sortit.

    Berthe resta o il lavait laisse, perdue dans ses rflexions. La gaiet stait vanouie de son visage baiss, et elle tait bien triste. Trois ou quatre fois elle secoua la tte, comme si elle regrettait quelque souvenir ou quelque perte ; mais ses tristes rflexions ne se rvlrent par aucune parole.

    Caleb avait t occup pendant ce temps joindre le timon des chevaux un wagon par un procd sommaire, en clouant le harnais dans les parties vives de leurs corps, lorsquelle se dressa tout coup de sa chaise, et venant sasseoir prs de lui, elle lui dit :

    Mon pre, je suis dans la solitude des tnbres.

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  • Jai besoin de mes yeux, mes yeux patients et pleins de bonne volont.

    Voici vos yeux, dit Caleb, ils sont toujours prts ; ils sont plus vous qu moi, Berthe, et chaque heure des vingt-quatre heures. Que voulez-vous faire de vos yeux, ma chre ?

    Regardez autour de la chambre, mon pre. Cest fait, dit Caleb. Vous navez pas plutt parl

    que cest fait, Berthe. Dites-moi ce que vous voyez ici autour. Tout est la mme chose qu lordinaire, dit Caleb,

    grossier mais bien conditionn : de gaies couleurs sur les murs, de brillantes fleurs sur les plats et les assiettes, des bois polis, des poutres et des panneaux luisants, la maison respire partout lenjouement et la gaiet, et est vraiment fort gentille.

    Elle tait agrable et gaie partout o les mains de Berthe avaient lhabitude et pouvaient atteindre. Mais il nen tait pas ainsi des autres endroits, ils ntaient nullement gais ni agrables, il ntait pas possible de le dire, quoique ils eussent t si bien transforms par Caleb.

    Vous avez votre habit de travail, et vous ntes pas si lgant quavec le bel habit bleu, dit Berthe en touchant son pre.

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  • Non, pas si lgant, rpondit Caleb ; mais assez joli, cependant.

    Mon pre, dit la jeune aveugle en se rapprochant tout fait de lui et passant un de ses bras autour de son cou, dites-moi quelque chose de May ; elle tait bien jolie, nest-ce pas !

    Elle tait, certes, dit Caleb, vraiment jolie. Et ctait une chose tout fait rare pour lui cette fois de ne pas avoir besoin de recourir ses inventions habituelles.

    Ses cheveux sont noirs, dit Berthe pensivement, plus noirs que les miens. Sa voix est douce et pleine dharmonie, je mimagine. Jai souvent aim lentendre. Sa taille...

    Il ny a pas une seule poupe dans la salle qui puisse lgaler, dit Caleb, et ses yeux...

    Il sarrta, car Berthe avait resserr encore plus ses bras autour de son cou, et il ne comprit que trop bien ce pressant avertissement.

    Il toussa un moment, il hsita un moment, et se mit entonner sa chanson boire, sa ressource infaillible dans les moments difficiles.

    Notre ami ? mon pre ? notre bienfaiteur. Et je ne suis jamais fatigue de savoir ce qui le concerne. En ai-je jamais t fatigue ? dit-elle rapidement.

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  • Non, certainement, rpondit Caleb, et avec raison. Ah ! avec tant de raison ! scria la jeune aveugle

    dun ton si ardent, que Caleb, quoique ses motifs fussent si purs, neut pas le courage de la regarder en face, mais baissa les yeux comme si elle avait pu sapercevoir de son innocente tromperie.

    Alors, parlez-moi encore de lui, mon cher pre, dit Berthe, parlez-men souvent. Sa figure est bienveillante, bonne et tendre. Elle est honnte et vraie, jen suis sre. Ce cur gnreux, qui dissimule tous ses bienfaits sous une apparence de rpugnance et de rudesse, se trahit dans ses regards, sans doute ?

    Et lui donne un air noble, ajouta Caleb dans son dsespoir tranquille.

    Et lui donne lair noble, scria la jeune aveugle. Il est plus g que May, pre ?

    Oui, dit Caleb en hsitant et comme malgr lui. Oui, il est un peu plus g que May, mais cela ne signifie rien.

    mon pre, oui. tre sa compagne patiente dans les infirmits de son ge ; tre sa garde-malade agrable dans ses maladies, et son amie constante dans ses souffrances et dans ses chagrins ; ne pas connatre la fatigue quand on travaille pour lamour de lui, le veiller, le soigner, sasseoir auprs de son lit, et faire la

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  • conversation avec lui son rveil, et prier pour lui pendant son sommeil, quels privilges elle aura ! quelles occasions de lui prouver sa fidlit et son dvouement ! Fera-t-elle tout cela, mon cher pre ?

    Je nen doute point, dit Caleb. Jaime May, mon pre ; je puis laimer du fond de

    mon me ! scria la jeune aveugle. Et en disant ces paroles, elle approcha du visage de Caleb sa pauvre figure prive de lumire, et pleura tellement que celui-ci fut presque fch de lui avoir procur ce bonheur plein de larmes.

    Pendant ce temps, il y avait eu chez John Peerybingle une assez notable commotion, car naturellement la petite mistress Peerybingle ne voulait pas aller dehors sans avoir avec elle le baby ; et mettre le baby en tat de sortir prenait du temps. Non pas que ce ft beaucoup de chose que le baby comme poids, mais avant davoir tout prpar pour lui, cela nen finissait point, et il ntait pas utile de se presser. Par exemple : lorsque le baby fut habill et crochet jusqu un certain point, et que vous auriez pu raisonnablement supposer quil manquait une touche ou deux pour achever sa toilette, et en faire un baby prsentable tout le monde, il fut inopinment coiff dun bonnet de flanelle et port au berceau ; alors il sommeilla entre deux couvertures pendant la plus grande partie dune

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  • heure. De cet tat dinaction il fut ramen tout fait resplendissant, et rugissant violemment pour avoir sa part sil est permis de mexprimer ainsi quon le fait gnralement dun lger repas. Aprs cela, il alla dormir de nouveau. Mistress Peerybingle mit profit cet intervalle pour se faire aussi belle que chacun de vous peut penser quune jeune femme puisse le faire, et pendant cette courte trve, miss Slowbody sinsinua elle-mme dans un spencer dune confection si surprenante et si ingnieuse quil ne semblait avoir t fait ni pour elle, ni pour aucune autre personne de lunivers, et qui pouvait poursuivre sa course solitaire sans attirer le moindre regard de personne. Pendant ce temps le baby bien veill tait par, par les efforts runis de mistress Peerybingle et de miss Slowbody, dun manteau couleur de lait pour son corps et dune espce de bonnet nankin ; ce ne fut qualors que tous trois sortirent ; le vieux cheval pendant une heure stait occup creuser et dgrader la route de ses impatients autographes pour la valeur du droit payer la barrire, et par la mme raison Boxer se montrait dans une lointaine perspective attendant immobile et jetant un regard en arrire sur le cheval comme sil voulait le tenter de prendre la mme route que lui et de partir sans ordre.

    Quant une chaise ou tout autre espce daide pour placer mistress Peerybingle dans la voiture, vous

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  • connaissez vraiment peu John, je men flatte, si vous croyez que cela lui fut ncessaire. Avant que vous ayez eu le temps de le regarder, il lenleva de terre et elle se trouva sa place, frache et rose, qui lui disait : John ! comment pouvez-vous ! pensez Tilly !

    Si je pouvais me permettre de mentionner les jambes dune jeune personne, pour un motif quelconque, je vous ferais observer que celles de miss Slowbody semblaient destines la singulire fatalit dtre constamment heurtes, et il leur tait impossible deffectuer la moindre monte ou descente sans sen rappeler la circonstance par une entaille, de mme que Robinson Cruso marquait les jours sur son calendrier de bois. Mais de peur dtre considr comme impoli je garde le reste de mes penses pour moi.

    John, avez-vous pris le panier o se trouvent le veau et le pt et les autres choses ; et les bouteilles de bire ? dit Dot. Si vous les avez oublis, il faut les aller chercher la minute.

    Vous tes une dlicate petite femme, rpondit le voiturier, de me dire de retourner aprs mavoir fait perdre un quart dheure de mon temps.

    Je suis fche de cela, John, dit Dot avec embarras, mais je ne saurais penser rendre visite Berthe, je nirai jamais, John, pour aucune raison, sans le pt au veau et au jambon, et les autres choses et les

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  • bouteilles de bire. Way ! Ce monosyllabe sadressait au cheval, qui ny faisait

    aucune attention. Oh ! arrtez Way, John ! dit mistress Peerybingle,

    sil vous plat ! Il sera bien temps de larrter, rpliqua John,

    lorsque jaurai oubli quelque chose. Le panier est l, et suffisamment en sret.

    Quel monstre vous tes, John, de ne me lavoir pas dit, et en me sachant si inquite ! Je dclare que je nirais jamais chez Berthe sans le pt au veau et au jambon, les autres choses et les bouteilles de bire, pour rien au monde. Rgulirement tous les quinze jours depuis que nous sommes maris, John, nous y avons fait notre petit pique-nique. Si une seule chose devait aller mal dans cette partie, je crois que nous ne serions plus jamais heureux.

    Cest une pense de la premire importance, dit le voiturier, et je vous honore pour cela, petite femme.

    Mon cher John, rpliqua Dot en devenant vraiment rouge, ne parlez pas de mhonorer. Grand Dieu !

    propos, observa le voiturier, ce vieux monsieur...

    Elle fut visiblement et instantanment embarrasse.

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  • Cest un singulier original, dit le voiturier en regardant droit devant lui tout le long de la route. Je ne sais que penser de lui. Je ne remarque pourtant rien de dangereux en lui.

    Rien du tout. Je suis sre, tout fait sre quil na rien de dangereux.

    Oui ? dit le voiturier, les yeux attachs sur son visage et cause du ton dont elle avait prononc ces paroles. Je suis satisfait que vous en soyez certaine, parce que cela confirme ma certitude. Il est curieux quil se soit mis dans la tte de venir loger chez nous, nest-ce pas ? Il y a des choses parfois si tranges.

    Si tranges ! rpondit Dot dune voix basse et peine perceptible.

    Cependant ce vieux gentleman parat tre une bonne nature, dit John, et il paye comme un gentleman, et je pense quon peut se fier sa parole comme celle dun gentleman. Jai eu ce matin une longue conversation avec lui, il ma dit quil mentendait mieux, parce quil commenait shabituer ma voix. Il ma parl de beaucoup de choses qui le concernaient, et je lui ai beaucoup parl aussi de moi, et il ma fait quelques rares questions. Je lai inform que javais deux chemins servir, comme vous savez ; que je passais un jour par celui de droite, et le jour suivant par celui de gauche et, tant tranger, il a voulu connatre

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  • le nom des localits o je passe et il sest intress cette nomenclature. Alors, a-t-il dit, ce soir je retournerai par le mme chemin que vous, lorsque je croyais que vous feriez votre retour par une direction exactement oppose. Cest important. Je vous embarrasserai de moi peut-tre encore une fois, mais je mengage ne plus dormir si profondment. Cest quil tait profondment endormi, srement. Dot, quoi pensez-vous ?

    Je pensais, John, ... Je vous coutais. Oh ! cest trs bien, dit lhonnte voiturier. Jtais

    effray de lair de votre figure, et javais peur quayant parl si longuement vous ne vous soyez laisse aller penser autre chose ; jtais bien prs de le penser.

    Dot ne rpondit pas, et ils roulrent pendant quelque temps en silence. Mais il ntait pas facile de rester silencieux longtemps dans la voiture de John Peerybingle, car il ny avait personne qui net quelque petite chose dire, et quand mme ce naurait t que le comment allez-vous dusage ; et le plus souvent, assurment ce ntait gure davantage, il fallait pourtant y rpondre avec une spirituelle cordialit non pas simplement par un signe de tte ou par un sourire, mais par une action complte des poumons tout comme dans une discussion parlementaire la chambre. Parfois, des passants pied ou cheval voyageaient un petit

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  • morceau de chemin auprs de la voiture pour babiller un moment, et alors des deux cts beaucoup de paroles taient changes.

    Puis Boxer, quand il sagissait de reconnatre un ami du voiturier ou de le lui faire reconnatre, valait autant quune demi-douzaine de chrtiens. Tout le long de la route, chaque tre le connaissait, spcialement les poules et les cochons qui, ds quils le voyaient approcher, le corps tout de ct, les oreilles dresses avec curiosit, et son morceau de queue se balanant dun ct et dautre, se rfugiaient immdiatement dans leurs quartiers sans se soucier de lhonneur davoir avec lui plus grande accointance. Il avait partout une occupation : il donnait un coup dil dans tous les petits chemins, regardait dans tous les puits, se montrait dans toutes les fermes, se prcipitait au milieu de toutes les coles denfants, mettait en droute tous les pigeons, faisait grossir la queue de tous les chats, et faisait son entre dans tous les cabarets comme une pratique habituelle. Ds quil arrivait, le premier qui le voyait scriait : hol ! voici Boxer ! et alors quelquun sortait aussitt accompagn de deux ou trois personnes, pour donner le bonjour John Peerybingle et sa jolie femme.

    Les ballots et les petits paquets taient nombreux pour le voiturier, et constituaient pour lui de

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  • nombreuses haltes pour lexpdition comme pour la livraison ; ce qui ntait pas du reste la plus mauvaise partie de la journe. Une partie des gens attendaient si impatiemment leurs paquets, et dautres taient au contraire si surpris de les recevoir ! et dautres aussi taient si inpuisables dans leurs instructions et leurs recommandations, et John prenait un si grand intrt tous les paquets, que ctait comme une vraie scne de thtre. Il y avait galement des articles charrier qui rclamaient une discussion considrable, et pour lesquels le voiturier tait oblig dentrer dans une foule de dtails avec ceux qui les expdiaient ; Boxer assistait habituellement ces discussions tantt paraissant plong dans une attention et une immobilit profondes, tantt dcrivant avec transport de nombreux cercles en courant autour des discoureurs et aboyant lui-mme senrouer. Dot samusait de tout cela et en tait spectatrice sans quitter sa chaise dans la voiture ; charmant petit portrait encadr par le chssis et la toile, et qui ne manquait pas dattirer des regards denvie et des paroles prononces tout bas de la part des jeunes gens qui passaient, je vous le promets. Et John le voiturier se rjouissait beaucoup, car il tait satisfait de voir sa petite femme admire par tout le monde, sachant quelle ny faisait gure attention, quoique cependant elle nen ft peut-tre pas fche.

    Le voyage se faisait par un temps de brume et de

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  • froidure, car on tait au mois de janvier, cela tait sr. Mais qui pensait ces bagatelles ? Ce ntait pas Dot, dcidment. Ce ntait pas Tilly Slowbody qui estimait qutre assis dans une voiture tait le point le plus lev de la joie humaine. Ce ntait pas le baby, je le jure, car il nexista jamais une nature de baby comme la sienne pour avoir chaud et dormir profondment, et pour se trouver heureux dans un endroit ou dans un autre, comme ce jeune Peerybingle.

    Vous ne pouviez voir une grande distance travers le brouillard ; mais vous pouviez voir beaucoup, oh ! oui, beaucoup. Je suis tonn de la quantit de choses que vous auriez pu voir travers un brouillard mme beaucoup plus pais que celui de ce jour-l. Ctait assurment une charmante occupation que de considrer dans les prairies ce quon appelle les traces de la ronde des fes, les places de la gele blanche marques dans lombre silencieuse produite par les arbres et les haies ; je ne fais pas mention des formes inattendues que prenaient les arbres eux-mmes et de leur ombre qui se confondait avec le brouillard. Les haies taient prives de feuilles et embrouilles, et abandonnaient au vent leurs guirlandes dessches ; mais il ny avait rien de dcourageant dans ce coup dil. Ctait une agrable contemplation, car elle vous rappelait que vous aviez en votre possession un chaud foyer, et vous faisait esprer le vert printemps. La

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  • rivire avait un air frileux ; mais elle tait pourtant encore en mouvement et courait dun meilleur train ; ce qui tait un grand point. Le canal tait tardif et semblait tre en torpeur ; il fallait en convenir ; mais quoi bon y penser ? il se trouverait bien plus tt pris quand la gele viendrait pour tout de bon ; et alors quel agrment pour patiner et pour glisser ! et les lourdes et vieilles barques, glaces en certains endroits sabritaient prs du quai, o elles laissaient chapper tout le jour la fume de leurs chemines de fer rouill, et attendaient l paresseusement le temps pour la navigation.

    En un endroit un gros monticule dherbes sauvages et de chaumes brlait ; le feu apparaissait en plein jour blanc et blouissant travers le brouillard, et jetait de temps autre un trait rouge au milieu de celui-ci ; en consquence de cela, la fume sinsinuant dans le nez de miss Slowbody, suffoque, celle-ci, ainsi que ctait son habitude la moindre provocation, rveilla le baby, qui ne voulut plus se rendormir. Mais Boxer qui tait en avance de prs dun quart de mille, avait rapidement pass les limites de la ville et tait parvenu au coin de rue o vivaient Caleb et sa fille aveugle ; et longtemps avant que les Peerybingle eussent atteint leur porte, Caleb et se fille se tenaient sur le pav de leur porte prts les recevoir.

    Boxer, dirons-nous en passant, faisait certaines

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  • distinctions dlicates, et qui lui taient propres, dans les communications quil avait avec Berthe, ce qui me persuade quil savait quelle tait aveugle. Il ne cherchait jamais attirer son attention en la regardant, mais invariablement en la touchant. Je ne puis dire sil avait acquis cette exprience en frquentant quelque personne ou quelque chien aveugle. Il navait jamais vcu avec un matre aveugle ; ni M. Boxer le pre, ni Mrs. Boxer la mre, ni aucun des membres de cette respectable famille, ni daucune autre, navaient t connus comme aveugles, ma connaissance. Il avait peut-tre trouv cela par lui-mme, tout seul, mais il lavait trouv. Il saisit le bas de la robe de Berthe avec ses dents et le garda jusqu ce que Mrs. Peerybingle et le baby, ainsi que miss Slowbody et le fermier se trouvassent tous sains et saufs dans la maison.

    May Fielding tait dj arrive, ainsi que sa mre petite vieille querelleuse, avec une figure chagrine, qui, sous le prtexte quelle avait conserv une taille semblable au pied dun lit, tait suppose avoir une taille transcendante, et qui, en consquence de ce quune fois elle aurait pu avoir une position meilleure, ou raisonnant dans la supposition quelle aurait pu lavoir si quelque chose tait arriv, laquelle chose ntait jamais arrive, et paraissait vraisemblablement navoir jamais d arriver, ce qui tait tout fait la mme chose prenait un air noble et protecteur. Gruff

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  • et Tackleton tait aussi l, faisant lagrable, avec le sentiment vident dun homme qui se sentirait aussi indubitablement dans son propre lment que pourrait ltre un jeune saumon sur la cime de la grande Pyramide.

    May ! ma chre ancienne amie ! scria Dot, en courant sa rencontre, quel bonheur de vous voir !

    Son ancienne amie tait certainement aussi cordialement charme quelle ; et ce fut, vous pouvez men croire, un spectacle charmant de les voir sembrasser. Tackleton tait un homme de got ; cela ne faisait aucun doute. May tait trs jolie.

    Vous savez que quelquefois lorsquune jolie figure laquelle vous tes accoutume se trouve momentanment en contact et comparaison avec une autre jolie figure, elle vous parat pour un moment tre laide et fane, et fort peu mriter la haute opinion que vous aviez delle. Maintenant ce ntait pas du tout le cas, ni avec Dot, ni avec May ; car la figure de May faisait ressortir celle de Dot, et la figure de Dot celle de May, dune manire si naturelle et si agrable que John Peerybingle fut sur le point de dire, lorsquil arriva dans la salle quelles auraient d natre surs : ce qui tait bien la seule amlioration quil ft possible de leur appliquer.

    Tackleton avait apport son gigot de mouton, et,

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  • chose tonnante raconter, une tarte encore... mais nous ne regrettons pas une petite profusion lorsque cela concerne nos fiancs ; nous ne nous marions pas tous les jours. Il fallait ajouter ces friandises le pt au veau et au jambon, et les autres choses comme mistress Peerybingle les appelait, et qui consistaient principalement en noix et oranges et petites tartes. Lorsque le repas fut servi sur la table, flanqu de la contribution de Caleb, qui consistait en un grand plat de bois de pommes de terre fumantes il lui tait dfendu par un contrat solennel de fournir aucune autre viande, Tackleton conduisit sa future belle-mre la place dhonneur. Dans le but dhonorer le mieux possible cette place, la majestueuse vieille avait orn sa tte dun bonnet, calcul suivant elle pour inspirer des sentiments de respect aux plus tourdis. Elle avait mis des gants, car il faut tre la mode ou mourir.

    Caleb sassit auprs de sa fille ; Dot et son ancienne camarade dcole sassirent cte cte ; le bon voiturier sassit au bout de la table. Miss Slowbody avait t isole, pour tout le temps