Charles Andler "Nietzsche, sa vie et sa pensée" (Tomo 1)

393

description

Primer tomo de la insuperable biografía sobre Nietzsche en seis volúmenes.

Transcript of Charles Andler "Nietzsche, sa vie et sa pensée" (Tomo 1)

vol.

LES PRCURSEURS

DE NIETZSCHE

OUVRAGEvS DU MEME AUTEURChezLa Philosophiexv-493 pp.

F.

Alcan

et R.

Lisbonne,

diteurs

:

de la Nature dans Kant. 1890. 130 pp. in-S" Les Origines du Socialisme d'Etat en Allemagne. 1897. 2 d. 1913.in-S*

1

vol

1 vol.

Les Usages de

la

Guerre

et la

Doctrine de

l'Etat- Major

allemand. 191S.Brochure.diteur.

120 pp. in-12

Chez Rieder (anciennement Comly),

Le prince de Bismarck. 1898. 2" d. 1900. 402 pp. in-12 Le Manifeste communiste de Karl Marx et de Frdric Engels.duction historiqpie et commentaire. 1900. 200 pp. in-16

1 vol.

Intro1 vol.

Chez Marcel RivireLaCivilisation socialiste. 1912.52pj).

et Cie, diteurs

:

in-16

Brochure.diteur:

Chez Armand Colin,Pratiqueet

Doctrine allemandes de

la

Guerre. (En collaboration avecBrochure.le

Ernest Lavisae.) 1915. 48 pp. in-S

Le Pangermanisme. Les plans d'expansion allemande dans191S. 80 pp.in-8o

monde.Brochure.

Chez Larousse,Les Etudes germaniques. 30{ip.

diteur

:

in-12.

1914diteur:

Brochure.

Chez Louis Conard,Collection de

Documents sur

le

Pangermanisme:

avec des prfaces historiquesI.

II.

Les Origines du Pangermanisme (1800-1888). 1915. nxx-300 pp. in-8''. Le Pangermanisme continental sous Guillaume II. 1916. nxxiiiin-8in-S. in-3.

1 vol.

480 pp.III.

1 vol. 1 roi.

Le Pangermanisme colonial sous Guillaume II. 1916. c-336 pp. IV. Le Pangermanisme philosophique (1800-1914). 1917. clii-400 pp.

1 vol.

Aux

ditions de

a

Foi

et

Vie

n

:

Ce qui d^vra changer en Allemagne. 80 pp.

in-8. 1917

Brochure.:

Aux ditions Bossard Le Socialisme imprialiste dans l'Allemagne contemporaine.in-12

(Collectionvol.

de l'Action Nationale.) V" d. 1912. 2" d. augmente 1918. 260 pp.1

politique du Socialisme allemand (1914-1918). (Collection do l'Action Nationale.) viii-282 pp. Grand in-S" Nietzsche, sa Vie et sa Pense. 1920. 420 pp. in-8 I. Les Prcurseurs de Nietzsche.

La Dcomposition

1

vol.

1

vol.

Sous presse II. La Jeunesse de Nietzsche (jusqu' la rupture avec Bayreuth-. III. Nietzsche et le Pessimisme esthtique. IV. Nietzsche et le Transformisme intellectuel.:

V.V'I.

En prparation La Maturit de Nietzsche (jusqu' sa mort). La dernire Philosophie de Nietzsche. Le renouvellement de:

toutes les valeurs.

Copyright by ditions Bossard, Paris, i920.

rnuos

Charles

ANDLER

Professeur la Facult des Lettres de l'Universit de Paris

NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSE

LES PRCURSEURSDE

NIETZSCHEDEUXIME DITION

DITIONS BOSSARD43,

RUE MADAME, 48 PARIS1920

MAY^

C

1992

'^"^t

'

* **^**^''^.Tier (') Conversations avec Richard Wagner in Bayreuth, g 10 (I, S81). 1829.() ()

G OE T H Enit

39

de nos temps (*). D'un vu puissant, Nietzsche aspire revoir, dans l'homme, quelque chose de fort, de russi, d'heureux, de triomphant, quelque chose qu'on

dans ce qui est triqu, bienveillant, prudent, confortable, mdiocre, indiffrent, chinois, chrtien , parat justifier les grandes catastrophes sociales, les expditions de proie o l'emporteront les aventuriers de l'esprit. Ainsi Gthe avait dj parl avec une mprisante piti de cette humanit plus prudente et claire, mais dnue d'nergie, qui se prpare; et il voyait venir le temps o Dieu, de dgot,puisse craindre.

La descente de

la race

serait

oblig de mettre l'univers en pices pour une (*).

cration rajeunie

Qu'il s'agisse de briser les entraves imposes son

gnie par les circonstances ou partroit,

un temprament trop

de franchir les limites de sa nationalit ou de dpasser du regard l'horizon de son sicle, Gthe est

l'homme de toutesles

les

avanceset

().

Il

illustre d'une faonil

vivante ce lamarckisme psychologique, dont

esquissa

premiers linamentslorsqu'il

principale

se

dont Nietzsche fera sa doctrine sera affranchi de Wagner. Il

reprsente de la vie qui s'adapte par une connaissance largie tous les jours et par une conscience de soi sanscesse approfondie. Nietzsche le range la fois au

nombre

des gnies qui forment leur originalit en apprenant sans relche (die grossen Lerner) {*); et parmi ceux qui savent

Eckermann, 2 janvier 182i; 12 mars 1828. Abhandlung, %\i (VIII, 324). Remarquer les formules analogues le dgot du zahmer Mensch la mprise des mthodes de dressage qui extirpent la sauvagerie (Gthe). Es geht bel uns ailes dahin, die liebe Jugend frhzeitig zahm zu machen, und aile Natur, aile Originalitt, und aile Wildheit auszutreiben, sodass am Ende(*)

Conversations

avec

Nietzsche. Gnalogie der Moral. Erste:

;

nichts iibrig blelbt als der Philister.(-)(3)

"

(*)

Conversations avec Eckermann, 23 octobre 1828. Menschliches, I, 272 (t. II, 253). Morgenrthe, $ oiO (t. IV, 346).

40

L'HERITAGE ALLEMAND(*).

discerner le sens de leur propre volutionintelligence plane toujoursqu'elle claire.Il

Ainsi, son

au-dessus du temprament est l'exemple merveilleux de l'art de se

par deux fois, cherch sa voie dans une direction qui le menait une impasse. Il s'est cvxx peintre dans sa jeunesse et il s'est cru physicien dans l'ge mr. Ce qui n'tait que la force imprieuse de son temprament visuel, le don de voir des formes et de sentir profondment des couleurs, ill'interprta comme le talent de crer des formes et la mission de renouveler la thorie de l'optique. Plus d'un pome nous confie la douleur qu'il eut d'abandonner ces deux chimres. Cela n'empche qu'il se spare d'elles sans piti, par intelligence de sa vraie vocation. Sa posie, toutefois, en a gard un sens de la ligne et un sens de la nature, qui lui confrent eux seuls la jeunesse ternelle (*). Nietzsche a appris de Gthe ce secret de tirer un parti salutaire de ses erreurs mmes. Ilformer.Il a,;

avait couru, lui aussi, aprs

deux

cliimres.

Il s'tait

cru

musicien; et

il

s'tait

cru destin renouveler par la phi-

lologie l'interprtation de la vie des Grecs.

Du moins peut-

on

que toute sa philosophie est imprgne d'un sens musical et d'un sens de la grcit qui suffisent lui assurer une place parmi les systmes philosophiques qui font appel notre sensibilit et la dlicatesse de notre culdire

ture plus qu' notre raison dialectique.

Nietzsche n'a jamais contest ses compatriotes unecertaine audace de l'esprit. Mais, trsdsintresss et

fougueux dans la spculation,got, ni d'esprit.dfinit

ils

ne sont libres ni de(').

Gthe

eut cette libert

Nietzsche lale bien-tre

par un art trs spiritualis de goter

()()(3)

Wir Philologen, posth., 254 (t. X, 402). Menschliches, II, S 227 (t. III, 126). Ibid., II, S 173 (t. III, 94).

G CE H Eet

41

par une bienveillance aussi trs intelligente {Geistigkeit in Wolsein und Wolwollen) (*). Ce fut l une distinction {Vornehmheit) de la sensibilit et du caractre qui, au dire de Nietzsche, manque encore aux Allemands d'aujourd'hui. Aussi Gthe est-il rest trs spar d'eux, part quelques esprits trs cultivs par l'tude de l'antiquit et par le contact

avec d'autres pays europens.

Iphignie etsait; il l'a

le

Tasse passent par-dessus les ttes, Goethe le(^).

Mais aussi de telles uvres ne vivent pas avec la nation allemande; elles n'ont pas t jeunes avec elle, et ne vieilliront pas avec sa vieillesse. Elles sont de ces lueurs hautes , qui flottent au-dessus des ruines, quand les civilisations sont mortes et qui demeurent comme la partie immortelle d'elles-mmes, destine,

voulu

que ces nations sont rduites en cendres, tre recueillie dans la pense universelle (^). Dlicat et libre, au point de dpasser par la libert de l'esprit et par la dlicatesse du tact intellectuel toute culture germanique, Gthe a t robuste aussi, jusqu' devancer de beaucoup l'esprit de son sicle. Beethoven lui-mme est plus plbien, plus engonc dans la sentimentalit, dans la chimre, dans l'irralit rvolutionnaire du xvni* sicle. Gthe est de ceux auxquels Nietzsche nous croit redevables de la grande transformation qui virilisa l'Europe sensible du temps de Rousseau. imefois

L'tude de l'histoire et des sciences naturelles, l'antiquit et Spinoza, et surtout la vie active, ce sont l les grandsspcifiques par lesquelsrel(*).

il

sut rtablir en lui le sens

du

Ce que l'on peut appeler la vision de Gthe {den

(*)()(3)

Menschliches,Menschliches,

II,

% 170

(t.

lU, 89).

Der Wanderer und sein Schatten,II, S.

(*)

$ 123 {W., III, 266). 173 {W,, II, 94). Gtzendaemmerung Streifzge eines Unzeitgemaessen,

^,

49 {W., VIII

163).

.

42

L'HERITAGE ALLEMANDnon seulement parcequ'elle les

Gth'schen Blick) est donc un coup d'il sur les choses si tendu et une tolrance si robuste qu'elle les comprendtoutes, et les approuve,

explique, mais parce qu'elle sait les tourner bien toujours.

La grande croyance de Gthe, c'est que les existences particulires seules sont condamnes, parce que seules elles ont leur limite. Dans l'ordre universel, tout se justifie. Sa religion est ce courageux fatalisme qui affirme lgitime la totalit des faits, doux ou cruels. C'est pourquoi Gthe a pu tre l'homme intgral, en qui les sens, le sentiment, la raison, le vouloir se joignaient dans une discipline robuste de naturel mancip et de libertdel'esprit.

Quand Nietzsche essaya de

dfinir, sur le tard,

sa propre notion d'une humanit

intgrale^

destine

vivre, avec enivrement, sa vie dans

un univers joyeuse-

ment

accept,

il

la placera

donc sous l'invocation de

Gthe; et son dionysisme mme lui paratra gthen (*). L'enthousiasme confus de sa jeunesse a senti et aim dans Gthe la srnit apollinienne. A mesure que sa sentimentalit s'est pntre d'intelligence, il a mieux senti la force bouillonnante que ce calme des formes recouvre et dompte. Heureux instinct, qui a fait mieux apparatre Nietzsche jeune encore la suprioritde Gthe vieillard, et qui, dans sa maturit, lui a permis de se rajeunir en se retrempant dans ce qui reste de la jeunesse gthenne jusque dans l'ivresse sage du Divanoriental-occidental

Ich

Ihid. Ein solcher Glauben ist der hchste aller mgUchen Glauben habe ihn auf den Namen des Dionysos getauft. - Voir aussi Wille zur Macht, g 1051. Cela est d'autant plus curieux que Nietzsche reprochait Gthe, dans le mme texte, de n'avoir pas pntr jusqu'aux Grecs.(*):

CHAPITRESCHILLER

II

grande sur Nietzsche l'influence de Schiller (*). On se mprendrait si l'on croyait que le sarcasme, sous lequel Nietzsche a voulu anantir Schiller en l'appelant der Moraltrompeter von Saekkingen (*), a pu tre le jugement de ses annes de dbut. Ce sont les Brigands de Schiller qui, en 1839, donnent Nietzsche adolescent une impression de surhumanit et le mot d' Uebermenschlichy c'est leur occasion que Nietzsche le prononce pour la premire fois. Ses travaux philologiques eux-mmes, d'une faon imprvue, reprofaut faire trs

IL

;

Udo Gde, dans le livre ingnieux et mesur qu'il a publi sous le de Schiller und Nietzsche ats Verknder der tragischen Kultur, 1908, tait trs qualifi pour tablir cette influence. Il a mieux aim traiter de Schiller comme d'un prcurseur de Nietzsche, sans se demander le plus souvent si les concordances qu'il note dmontrent une action de Schiller sur Nietzsche, ou tiennent des causes profondes et similaires qui ont d amener Nietzsche penser souvent comme Schiller, alors mme qu'il ne songeait pas lui. Pour ma part, je crois une influence profonde de Schiller sur Nietzsche. L'essentiel des pages qui suivent a paru dans VHumanit du 14 mai 1905, l'occasion du centenaire de SchUler. Je suis heureux de voir Gde, dans le livre prcit, et Khnemann dans son Schiller (fin 1905) arriver des rsultats qui concident avec mes aperus Schiller d'alors. Il faut protester contre le jugement htif de Mbius den er in der Jugend gelobt, aber wol nicht viel gelesen batte, wurde ihm ein Gegenstand des Hohns (Das Pathologische bel Nietzsche, p. 54). (') Il va sans dire qu'il n'y a aucun rapport entre Schiller et le mousquetedre jovial, claironnant et tendre dont Victor von Scheffel a fait le hros de son pome.(*)

titre

:

44

L'HERITAGE ALLEMANDIl

duisent des citations de Schiller.

avait

compar para-

doxalement Thognis au marquis de Posa en 1864, et ce fut bien juste s'il se ravisa pour biffer la citation (*). On pourrait ngliger ces anecdotes. Mais ce que nous n'avons pas le droit d'oublier, c'est que le nom de Schiller est associ l'une des plus hautes et des plus fortes motions que Nietzsche ait ressenties l'poque o il cherchait encore sa voie. Le 22 mai 1872, quand il entendra Bayreuth cette excution de la IX" Symphonie^ o clatent, pour finir, les strophes de Y Hymne la joie de Schiller, il eut la rvlation d'un sentiment de la vie quienlui restera durable. Il frissonna

de la joie tragique qui

accompagne l'abngation du savant, et suit sur leur calvaire les martyrs. De ce jour-l le problme de la valeur de l'existence se posa pour Nietzsche dans les termes o il l'a pos toujours. Nous suivons une orbite trace par des ncessits aussi certaines que celles qui entranent lesastres.Il

s'agit

d'accepter ces ncessits, et de courir

notre

destine

avec la certitude que notre vie indivi-

duelle a valu la peine d'tre vcue,

quand

elle devrait,

au terme, s'abmer dans un nant ternel.Froh, wie deine Sonnen fliegen

Durch des Himmels prchtgen Plan,Wandelt, Brder, eure BahnFreudig, wie ein Held

zum

Siegen.

A

l'poque

mme

o

il

est

dtach de

Wagner

depuis

|

longtemps, entre 1876 et 1879, Nietzsche se rconforteencore de cette tragique joie schillrienne (*). L'affinit la plus profonde qu'il y ait eue entre Schiller

(*){)

DEUssBif,

Erinnerungen, p.

12.

Corr.,

I.

Erst jetzt Ifihle ich mich in dieser Bahn. schliches, posth., $ 390 (XI, 123).

{Menschliches,

AUzumen-

SCHILLERet Nietzsche tient ce

4

pessimisme intellectuel que Nietzsche a appel depuis Y hrosme de la vrit . Il arrive priodiquement, quand les sciences de la nature font un progrs soudain par lequel se modifient les principes gnraux de la physique ou de la physiologie gnrale, que les hommes de sentiment tremblent pour les croyances qui soutiennent la vie morale des hommes. Le xvnf sicle de Leibniz Werther^ est rempli d'efforts pour justifier le monde aprs toutes les raisons d'en dsesprer que le savoir avait accumules. Schiller est de ceux qui se mfient des forces mauvaises caches dans le rel. La vie lui parat un mystre redoutable, qu'il ne faut pas scruter trop profondment. Qui sait le visage de pourriture que nous montrerait la vie dvoile? Qui sait s'il n'y a pas crime tenter cette aventure de connatre la ralit toute nue, comme ce jeune hros de la vrit qui lve le voile de l'idole de Sais, et succombe de douleur et d'effroi (^)? Et ce plongeur qui affronte les profondeurs de la mer, fourmillante de monstres, n'est-il pas coupable de sonder d'un regard indiscret ce que les dieux couvrent de tnbrespropices? Or, la vie humaine est pleine d'horribles secrets

comme

la vie naturelle. Gassandre, dans la fte qui unitfille

Achille la

de Priam, entend dj le pas du Dieu

On ne nous retrouvera gure {*) Plus tard, en 1886, Nietzsche dira sur les sentiers de ses adolescents d'Egj'^te qui la nuit hantent des temples, embrassent des statues, et veulent toute force dvoiler, dnuder, tirer la lumire tout ce qu'on a d'excellentes raisons de tenir cach. Non, ce mauvais got, cette volont de la vrit, du vrai tout prix cette folie juvnile dans l'amour de la vrit, nous en avons assez nous sommes trop expriments pour cela, trop graves, trop gais, touchs d'une trop foncire brlure, trop profonds. Nous ne croyons pas que la vrit reste encore vrit, quand on lui te ses voiles {Froehliche Wissenschaft, 2* d., F., V, 10). Il crit cela quand il a dcouvert son systme illusionniste final, mais il avoue avoir eu besoin de la vrit sans illusion . Et ce qui nous importe, c'est qu'il trouve tout naturellement, pour dcrire cet enthousiasme du vrai, les mtaphores de la ballade de Schiller. Voir Froehliche Wissenschaft, S 37. ces mmes mtaphores:

,

:

:

46

L'HRITAGEet

A L L E

>i

A N Dtriste

destructeur qui approche. Seule, elle est

clairvoyance

dans sa trane sa douloureuse destine dvoyante.Leben

>'ur der Irrtum ist das

Und

das AVissen

ist

der Tod.

Mais ces affabulations images ont pour mission, chez Schiller, d'illustrer une doctrine laquelle il reste fidledepuis sa jeunesse. La vrit sur le monde et sur la socit, si nous la connaissions toute, dtruirait en nous l'illusion vitale. Il serait craindre que la majorit des

hommes, imprgne deC'est cela

cette science, n'abdiqut la vie.

prcisment qui a t le tourment de Nietzsche l'poque o il se demandait quelles consquences lointaines rsulteraient d'une libert absolue de l'esprit. Et il a conclu, comme Schiller, que la science ne donnerait la majorit des

hommes que

dsespoir.

Elle inspire ce dsespoir aux

en elles ce dsespoir peut tre remde. Dans sa lutte contre les puissances formidables du mal, rhomme peut-tre succombera, mais il prend conscience de sa libert. Cette conscience, qui s'acquiert en

mes d'lite aussi; mais une force, et un grand

une rcompense cjui rachte toutes les souffrances et la mort mme. A mesure cpie notre sensibilit se sent plus opprime par la puissance des forces naturelles, notre pense prend un essor d'autant plus illiaffrontant la mort, est

mit qu'il est plus intrieur. Les grandes ballades et les tragdies de Schiller enseignent cette doctrine. Et une grande consolation, a-t-il pens, devait sortir pour tousles

hommesque

de ce spectacle de la libert, victorieuse alorscorps prit.

mme

le

La philosophie tragique de Nietzsche a un de ses points de dpart dans le trait de Schiller sur le Pathtique et dans l'approfondissement de cette notion du tragique par Schopenhauer. C'est pourquoi Nietzsche a observ si

SCHILLER

47

curieusement la succession des formes hroques qui se profilent sur la scne schillrienne. Les formes que cre un artiste ne sont pas lui-mme. Mais la succession des

formes auxquelles visiblement il est attach de l'amour le plus profond, nonce quelque chose sans doute au sujetdel'artiste(*).

Lne notion de plus en plus pure du pathtiquedont est remplie l'me de Schiller, voil, selon Nietzsche,ce dont tmoignent ces figures qu'il voque. Mais, ds

Fiesque, la morale contenue dans les drames de Schiller

de repousser pour le bien de la patrie, la couronne que nous serions capables de conqurir ('). Nietzsche estime qu'il y a lieu de reprendre et d'largir cette uvre d'ducation commence par Schiller. Il lui emprunte sa notion d'un hrosme capable de conqutes, mais ddaigneux de rcompenses et qui met au service de la collectivit, volontairement obissante, son nergie seulement etest

marquis de Posa encore ne savait qu'une chose dire la vrit un roi d'Espagne au risque de sa vie en dposer l'enseignement dans le cur d'un disciple royal, et prir sous la balle de ses ennemis. Mais c'est pour l'avoir scelle de sa mort qu'il a fait sa pense immortelle. Nietzsche, ses dbuts, ne tolrait mme pas le sourire avec lequel la prsomption contemporaine accueille ces hros candides ('). Schiller est pour lui lesa sduction. Ainsi le:;

typeler,

mme du

lutteur plein d'esprance

(*),

et c'est Schil-

enlev trop tt par la mort, qui a

manqu comme

chef la jeimesse studieuse dans une grande heure, l'heure o elle se levait dans un

organisateur et

comme

(')(") (')

Richard Wagner in Bayreuth JK., I, o03). Zukunft unserer Bildungsanstalten, posth., g 9 (H'., IX, 433). Zukunft unserer Bildungsanstalten {W., IX, 335).(

(*)

Ihid.. IX, 301.

48triple

L'HRITAGE ALLEMAND

enthousiasme de croyance philosophique et de croyance d'art fortifie par Fexemple antique, pour crerla BurschenschaftIl(*).

y a sans doute dans le classicisme de Schiller une sorte de sentiment aristocratique; mais c'est un aristocratisme humanitaire. Il n'exclut pas les foules de l'enseignement moral et social qu'il donne; mais il croit que, pour le prsent, les hommes capables de prcher d'exemple sont en petit nombre. C'est en un sens analogue que le livre capital de Nietzsche sera un jour appel par lui un livre pour tous et pour personne La premire tche de l'me d'lite, et en particulier du pote, est de dclarer la guerre son sicle. Cette doctrine a t lgue par Schiller ses continuateurs Hlderlin, Schomais c'est dans Schiller et dans penhauer et Wagner Gthe que Nietzsche l'a pour la premire fois mdite. Il est impossible de formuler plus clairement le prcepte de l'hostilit ncessaire contre le temps prsent que n'a fait Schiller dans la /X Lettre sur l'ducation esthtique du genre humain. Comment l'artiste se sauvera- t-il de la corruption de son temps? En en mprisant le jugement. Mais il s'en ira dans la solitude et sous un ciel lointain se nourrira de la substance d'une poque plus forte. Puis il reviendra porteur d'une vrit belliqueuse. Et ainsi, il retournera dans son sicle, figure trangre; non pas pour le rjouir par sa vue, mais, terrible, comme le fils d'Agamemnon, pour le chtier. Cette notion de l'intempestivit du grand homme, salutaire ceux-l mmes qu'il chtie, Nietzsche la devra d'abord aux classiques de Weimar. Et c'est d'eux qu'il a appris que l'hostilit contre la socit prsente se justifie par la comparaison avec la civilisation grecque..

:

C) Ibid,{W.,l\, 417).

SCHILLERrente de celle qui tait rpute vraie

49

L'ide que Nietzsche se fera des Grecs sera trs diff-

de Schiller et de Gthe. Mais les compars l'humanit grecque, de quelque faon qu'on la dfinisse, apparaissent Schiller et Nietzsche gale-

Weimar aux temp? hommes d'aujourd'hui

ment misrables. La civilisation prsente s'est forme par une croissante spcialisation. L'homme moderne, issu d'elle, est comme mutil et difforme au physique et au moral, attach qu'il est une tche parcellaire qui ne dveloppe qu'un muscle ou une aptitude. L'Etat aussi est morcel, o des classes entires de citoyens sont voues aux mmes besognes monotones o certains ne sont que des tables de comptabilit et d'autres des habilets mcaniques. C'est ce qui fait que, dans une telle collectivit, il n'y a jamais d'unit des vouloirs que par l'engrenage des;

spcialisations.

Aucun homme

dcision et n'a l'intgrit

vraiment libre de sa de l'me qui permettrait den'est la foule des individus

juger des destines de l'ensemble. La gnration prsente se disjoint en deux massesincultes livrs aux instincts d'une:

sensualit lourde ou

aux calculs d'un cur troit; et quelques penseurs abstraits, dont la froide chimre ne rejoint pas le rel et ne touche pas les multitudes. Il n'en tait pas ainsi des Grecs, en qui une sensibilit intacte et un esprit attach la ralit sauvegardait l'intgrit

humaine

et faisait l'indi-

vidu bon juge des intrts collectifs auxquels le dvouait un heureux instinct. La tche tait pour Schiller de restituer cette humanit intgrale.Il

se la reprsentait

comme

une Rpublique de beaut sans misre; pareille la Grce de la belle poque, mais sans l'esclavage antique, et avec le salariat moderne en moins. Il se figurait rtablie dans cette cit nouvelle l'harmonie premire de la sensibilit et de la raison. Il imaginait que l'homme y arriverait une perfection morale qui abolirait pour luiANDLER.

I.

4

0

L'HERITAGE ALLEMAND

du devoir, froide et pleine de reproches, qui est n nous le tmoignage humiliant de la discorde intrieure o vivent notre intelligence rationnelle et nos instincts sensibles. Par une noble habitude, qui descendrait sa nature mme, l'homme irait droit aux causes belles; etcette loi

cette Grce nouvelle, qui dirait la russite magnifique de

notre effort artiste et de notre tnacit virile, se maintiendrait par l'adhsion de notre sensibilit sduite. Cet

idal est

comme

ces collines vertes et jeunes qu'on voit

surgir par del les

brumes de notre

valle troite. Des

mlodies nouvelles passent dans les brises qui les effleurent. Des fruits dor brillent dans les feuillages.Goldne Frchte seh ich glhen Winken zwischen dunklem Laub

(*).

Une

pareille

nostalgie des les

bienheureuses vivrail

aussi en Nietzsche.

Comme

Schiller

croira que la vie ne

vaut pas la peine d'tre vcue sans cette pense nostalgique.Il

croira

comme

Schiller que la ralisation en est

pleine de dangers, et que ces dangers en font la sduction

suprme.reuseet

11

faut croire en la vie,

mme

dure,

dange-

dcevante.

Du musstDenn

glauben, du musst

wagen{').

die Gtter leihn kein Pfand

Voil le grand courage o Nietzsche et Schiller sont d'accord. S'il faut un miracle pour nous transporter aurivage d'une autre vie humaine plus haute, il ne peut venir que de l'homme mme, et d'une grande mutation

qui dploie ses nergies brusquement. Nietzsche

puise dans Schiller cette foi tenace qui rendra possible le miracle de l'humanit nouvelle.

()()

Schiller. Sefmsucht. 1801.Jbid.

w

SCHILLERSi

M

on compare

les Lettres sur l'Educatiofi Esthtique

de Nietzsche l'poque de son premier systme, on trouve que, dsunis sur la notion qu'il faut se faire des Grecs, ils sont d'accord sur les conditions qui ont amen la civilisation hellnique et en rendront poset la doctrine

une marche qui allait de la barbarie initiale antrieure aux Grecs la premire civilisation d'art, et une marche qui va de la barbarie nouvelle et rflchie des modernes une nousible le retour. Schiller distinguait ainsi

velle civilisation, dontt'ois

scientifique,

on doit attendre qu'elle sera la morale et esthtique. Entre les deux

de la sauvagerie premire, tire l'humanit harmonieuse des Grecs et celle qui, de la dpravation moderne, doit tirer la Grce nouvelle venir,

uvres

civilisatrices, celle qui,

quel est

rapport? Elles consistent Tune et l'autre achever une humanit imparfaite. On peut dire que Schiller a conu la civilisation qui est sortie des fauvesle

blonds

primitifs,

comme

Nietzsche la concevra. Ainsi

dcrira-t-il l'humanit

dans sa priode titanique antrieure aux Grecs, livre au besoin pur, sauvagement dchane, mais non libre; esclave, mais non volontaireservante d'une rgle accepte (M; ballotte entre l'avidit

gosme conqurant et l'angoisse impuissante o la laisse son ignorance des lois naturelles. L'homme est alors le Titan dcrit dans VIphignie de Gthe de musculature norme et de moelle robuste, mais effrn dans ses apptits furieux.imprieuse de

son

:

Es wird zur

Wut ihm

jegliche Begier

Und

grenzenlos dringt seine

Wut

umher.

L'uvre de Schiller tait de montrer comment l'humanit sort de cette primitive animalit, o elle vit sansLettres sur

(*)

VEducation

esthtique, XXIY'' lettre.

52

L'HERITAGE ALLEMANDles tnbres

mmoire dans

de

l'instinct

;

et

comment, deentier elle

cet tat de discontinuit intrieure

o

le

monde

tous les instants s'teint et renat

du nant,

passe par

degrs la notion de ce qui, sans cesser de vivre dans ladure, donne l'impression de l'ternel. Ce sera une culture de la rflexion qui n'ira point sans rechutes. Schiller

nous enseigne que l'apparition de

la raison

n'est

pas

encore l'humanit intgrale. La raison primitive s' appliquant aux intrts matriels ne fait qu'agrandir le

domaine des apptits imaginer un gosme prolong dans le temps et qui maintient, entre le souci et la crainte, son empire conu comme la seule dure du bientre. Cette Aufklrung dont quelques modernes veulent faire une philosophie nouvelle, n'est ainsi que de la barbarie soumise des rgles; et toute morale utilitaire relve de cette barbarie demi cultive. Le ttonnement;

^

d'une intelligence qui ne s'lve pas au-dessus des chosessensibles n'arrive pas concevoir l'enchanement ration-

nel des causes. C'est pourquoi cette ttonnante pense cre

de ce qui est sans cause. Elle s'agenouille dans l'adoration pure du fait et dans le respect du hasard. Nietzsche n'oublie pas une seule de ces analyses psyl'idole

chologiques, depuis celle de l'tat d'esprit discontinu qui

premire animalit, encore tout attache l'instant prsent , jusqu' celle de la bassesse calculante, ne du demi-savoir et qui s'agenouille devant le fait accompli. Schiller a cru trs srieusement qu'il y a deux instincts en nous, lgitimes tous deux, dangereux tous deux par leurs excs la sensibilit et la rflexion. La barbarie primitive dbilite l'homme par l'excs brutal de la passion sensible. Notre barbarie moderne le mutile par l'excs du savoir et du calcul et notre morale abstraite elle-mme est sans force. La vie fait dfaut au jeu de notre intelligence, devenue toute mcaest

propre au pieu de

la

:

SCHILLERet la libert. Schiller avait

53

nique. L'art seul sait tablir entre la sensibilit et l'intelligence cet quilibre heureux qui est la fois le naturel

enseign une ducation esth-

du genre humain. Nietzsche l encore dfinit sa vise dernire comme le prolongement de l'effort detiqueSchiller.

Mon

infiniment.tre

but est le but de Schiller, mais hauss Une ducation par l'art, tire du carac(*).

teutomane que soit Nietzsche crit ces lignes, elles ne peuvent nous la profession de foi contenue en elles, et qu'elles veulent approfondir par une addition de croyance wagnrienne, est emprunte Schiller. Sa dfinition d'une ci\alisation cultive sous la suprmatie de l'art Culiur ist Beherrschung des Lebens durch die Kunst, n'est que la croyance classique autrement formule. Objecterons-nou6 que Schiller attend une rgnration morale de cet influx de beaut et de grandeur , qui s'panche en nous par l'uvre d'art? Mais Nietzsche n'a-t-ilpas soutenu

germanique l'poque o il faire oublier que

Si

:

aussi

qu'il n'est

pas

d'nergie qui n'ait besoin

de se

retremper dans la joie exubrante, dans la dtente, et dans l'enthousiasme des ftes? Savoir goter la joie et la beaut est une faon de fortifier le ressort intrieur et augmente la svrit de l'homme pour lui-mme (-). 11 y a les plus profondes analogies entre la notion du beau dans Schiller et celle que s'en faisait Nietzsche. Tous deux croient que le beau est une illusion heureuse. Mais ce que cette apparence est destine masquer, c'est pourSchiller la ncessit brutale qui enchane les effets et les

causes,

et les

actes

de l'homme avec eux;

Nietzsche la dtresse d'un vouloir qui crie

pour sa douleur dansc'est

das Schillersche, bedeutend erhoben Erziehung durch die (*) Ziel Kunst, aus dem germanischen Wesen abgeleitet (ir., IX, 126). () Die Philosophie in Bedrngniss, S 42 (ir., X, 291, 292).:

:

.

54

L'HERITAGE ALLEMAND

tous les tres. Tous deux ont pens que l'hostilit des

choses, leur difformit agressive n'est que le reflet projet hors de nous d'une sensibilit barbare encore toute

Ds que la lumire se fera dans l'homme, au dehors de lui il n'y aura plus de nuit ds que la paix se fera en lui la tempte s'apaisera aussi dans l'univers et les forces en conflit dansagite de fureur et d'angoisse.; , ;

la

nature trouveront le(*).

repos entre

des

limites

cer-

de force monstrueuse au monde, pour une intelligence lumineuse qui sait dominer ses propres impressions, en enseigner la limite, les recueillir dans une forme. L'motion d'art nat, quand l'homme vit dans cette scurit nouvelle que lui donne la force dominatrice de son intelligence. Cette motion qui, dans une me afl'ranchie de besoins, se dgage de la contemplation dsintresse des apparences, est donc un signe de force. Il y faut plus de capacit d'abstraire, plus de libert du cur, plus d'nergie dutaines

Il

n'est pas

vouloir que pour se restreindre la ralit

(*).

Or, la

nature vient

ici

au-devant de l'homme; elle simule la

dont elle dborde est une sorte d'affranchissement. Le rugissement du lion, quand nulle faim ne le tenaille et qu'aucun fauve ne le provoque, est purelibert. L'nergie

dpense d'une force qui trouve derance.

la joie

dans son exub-

Ainsi en est-il de tous les jeux, de tous les chants des

animaux. La nature vgtale elle-mme dj se joue et se gaspille comme par bravade. L'arbre panouit une infinit de fleurs qui ne fructifient point. Il dploie beaucoup plus de racines, de rameaux et de feuilles qu'il ne lui en faut pour se nourrir. Dans cette prodigalit qui dpasse

(*)()

ScniLLRR,

XXV"

lettre sur

ducation esthtique

ScuiLLKR, fbid.,

XXVIP

lettre.

SCHILLERinfiniment le besoin rel, la vie s'affranchit

55^

comme par

avance des lois de la ncessit. L'imagination humaine, la facult de se jouer des images indpendamment des lois prescrites par l'exprience le got d'une parure qui enri;

chira, selon

une

fantaisie qui

ne

s'assujettit

aucun besoinutilit;

prcis, les objets

mme

de la plus

commune

l'ap-

titude

aux sentiments dlicats qui parent les relations entre les hommes d'une douceur o rien ne reste des appvoil ce qui chez tits brutaux des temps primitifs; l'homme atteste cette profusion intrieure d'une vitalit affranchie par son nergie profonde. Nietzsche se souviendra de cette thorie quand il dira qu'il y a comme des moments de trve l'universel conflit des forces et o notre douleur, un instant charme, s'apaise aussi, en sorte que notre imagination tout de suite s'panouit en images radieuses. Il pensera que tout ce qui dans la nature donne ainsi le sentiment d'une profusion, par o se trouve annihile la mort omniprsente, produit en nous cet enthousiasme qui sur les choses sait projeter de la beaut (*). De sa philosophie de la beaut, Schiller a tir des consquences graves en ce qui touche la civilisation intellectuelle, la naissance du gnie, les types permanents de la moraUt humaine. C'est l l'importance de son trait De la Posie nave et sentimentale. Nietzsche a mdit profondment ce trait avant d'crire son livre sur la Naissance de la Tragdie. Il est parti de la distinction schillrienne qu'il a seulement voulu pousser bout (^). Rien n'a t plus ducatif pour Nietzsche que cette psychologie de la rflexion humaine, mise en prsence des tres naturels.

(*) Voir notre t. III sophie de Villusion.(')

:

La mtaphysique

personnelle de Nietzscheist

ou

philo-

Begriff des

Naiven und Sentimentalen

zu steigern

{W., IX, 210).

m

L'HERITAGE ALLEMAND

Ge que nous aimons dans les plus humbles d'entre eux, dans la pierre couverte de mousse, dans la fleur, dans le gazouillement des oiseaux, c'est, par comparaison avec notre pense factice et notre manire d'agir conventionnelle, la solidit avec laquelle ils plongent dans la substous les tres naturels existent tance mme des choses par eux-mmes, selon des lois qui leur sont propres et qui sont immuables. Ils voquent ainsi en nous l'image:

d'une vie qui consentirait sa destine. Si humbles qu'ils

nous offrent le symbole de l'existence parfaite, et comme une constante rvlation du divin. Ils ont tout ce qui nous manque; cet achvement qui vient de la ncessit et se repose dans la scurit de ce qui ne change pas tandis que notre changement constant est la ranon de notre libert. Si nous pouvions vivre d'une existence assujettie dans son changement des lois immuables, mais des lois qui auraient F adhsion constante et spontane de notresoient, ils;

de la vie intgrale serait ralise. Les tres naturels nous offrent le symbole de cette vie parfaite. Sans doute, c'est par un ef'et de notre imagination. Nous faisons des choses mortes un mrite de leur calmelibert, notre ide

immobile,

aux vivants que pousse leur seul instinct nous attribuerons la rsolution prmdite de la direction droite, simple, impossible fausser, qu'ils suivent. Pourtant la contemplation de leur placidit nous permet de nous figurer un calme pareil dans l'acceptation de notre et Schiller ne connat pas d'attitude destin propre intellectuelle suprieure. Ce consentement au destin prconis par Schiller est l'une des sources o Nietzscheet:

puisera l'enseignement de cet aj?ior fati qui sera l'impratif principal

de sa morale. Par un renversement singulier des termes, les tres naturels, immuables et achevs, nous prescrivent sym-

SCHILLER

57

boliquement une tche morale qui est infinie. Nous transportons en eux par l'imagination, un vouloir rflchi qui n'est qu'en l'homme mais nous avons raliser en nousmmes, c'est--dire dans une vie que la libert rend changeante l'infini, cette sret de dmarche qui dans la nature est l'efFet du rigoureux enchanement des causes et des effets. L'enfant est pour nous le meilleur symbole de cette tche qui nous est dvolue. Il est tout spontan, sans voiles et de raction immdiate. Et, cependant, il recle une virtualit infinie d'aptitudes non encore panouies. Il est dans chacun de ses actes la pure nature, et dans sa destination l'infinie possibilit; il reprsente en germe, l'intgrit entire de ce que l'adulte ne ralisera jamais, et la complte mission humaine. Nietzsche dans le Zarathustra n'oubliera pas ce qu'il a appris de Schiller Par del la force d'me de ceux qui acceptent les lourds fardeaux du devoir, de ceux qui s'isolent dans un vouloir aux rsolutions intangibles, il glorifiera le consentement;

:

insouciant, souriant, de l'enfant la vie

(^).

La

navet

,

pour

Schiller, est

une simplicit en-

fantine,

en desElle

hommesest

chez qui on n'attend plus cette

une force d'innocence et de vrit qu'il est donn des mes privilgies et des peuples lus de conserver. Les Grecs ont t un peuple naf . C'est pourquoi ils savent si bien dcrire la nature dont ils sont voisins. Ils la dcrivent dans une mythologie tout humaine, car, leur humanit tant toute naturelle, ils ne voient pas pourquoi la nature ne serait pas elle-mme voisine de l'homme et ils sont si satisfaits de leur humanit qu'ils ne peuvent rien aimer, mme d'inanim, qu'ils n'essaient de rapprocher d'une condition o ils se sententsimplicit.;

si

heureux.

(')

Zarathustra, Von den drei Verwandlungen (W., VI, 35).

,

58

L'HERITAGE ALLEMANDles

Toute humanit suprieure se rapproche des Grecs par cette ingnuit. C'est de Schiller que Nietzsche

apprendra que

Grecs sont un peuple-gnie:

;

et la

conclusion s'imposerad'intelligencefacile,

tous

les gnies

sont nafs.

La

navet est la qualit morale qui correspond aux qualits

ou

d'art

o consiste

le

gnie

;

et cette sret

avec laquelle

le

gnie suit sa route, sans rgles,Il

mais en l'largissant sa mesure, se rapproche de l'heureuse spontanit des tres naturels.vivant qui porte en lui-mme saloi.

est,

lui aussi,il

unest

Voil pourquoi

vain de vouloir recomposer, en partant des lments, la

synthse vivante du gnie. Nietzsche appellera Schiller la rescousse

pour protester contre l'insolence des philo-

logues, qui, ayant dchiquet l'unit des

pomes d'Ho-

mre, prtendaientsavants alexandrinsIII.

le refaire(*).

par la seule habilet des

grale.

Le gnie donne la notion de l'humanit intC'est par l qu'il importe la rgnration, ouledit

commemanit.

SchiUer, l'ducation esthtique de l'hu-

Les potes avant tout sont, par dfinition, les conservateurs de la nature [Die Dichter sind schon ihremBegriffe nach die

Dewahrer der Natur). Il y a toujours des potes, ds qu'il y a une humanit et quand l'humanit s'loigne de la nature, le pote l'y ramne. Il est le dernier tmoin ou le vengeur de la nature oublie. Donner ;

l'humanit son expression intgrale {der Mensche.it ihren mglichst vollstndigen Ausdruck geben), c'est l sa mission.

Toute posie est ainsi relative un tat donn de la civilisation. Elle est un remde cette civilisation, si ellese

corrompt. Dans un tat d'harmonieuse et nave union de la sensibilit et de la raison, elle imitera cette heu-

(*)

Homer und

die classische Philologie (IX, 5).

Il

y a allusion vidente

l'pigramrae de Sdiiller intitule die Nomen'den.

SCHILLERreuse ralit pour la conserver.travail dela rflexion

59

Plus tard,

quand

le

aura spar la sensibilit de la raison, et que leur accord ne sera plus qu'un idal^ c'est cet idal que le pote appellera de ses vux. Ainsi, danstoute posie,il

faut analyser

non seulement

ce

qu'elle

mais surtout le besoin qu'elle exprime. Aucune doctrine n'a eu plus d'influence sur la jeunesse de Nietzsche aucune n'a eu en lui une plus durable persistance. L'art pour lui, comme pour Schiller, sera le plus sr indice de l'tat d'une civilisation. Il sera aussi une force de mdication et la nature des remdes administrs par les potes fait juger de la nature du mal qu'ils sont appels gurir. Lentement Schiller acheminait donc Nietzsche vers la doctrine o une nouvelle croyance biologique allait le consolider. Tous deux pensent que par l'volution de la posie, on peut suivre la trace la marche de l'humanit entire. La posie fut, dans son tat naf, parfaite comme la vie mme, dont elle tait issue. La rflexion disjoint cette concidence heureuse et vitalement ncessaire. Mais le besoin profond subsiste en nous de rtablir cette unit rompue. Voil le mouvement intrieur puissant et sentimental^ qui anime la posie moderne. Elle ne se rconcilie plus jamais tout fait avec la vie relle. Elle poursuit,

rend de

la ralit prsente,

;

;

dans la mditation

solitaire,

sa tche inpuisable.

Le

danger de cette posie, c'est prcisment qu'elle bnficie de l'immense tendue de la facult des ides et le problme de l'intgrit humaine restaurer, elle ne le rsoudra donc jamais, parce qu'elle laborde par la pense, qui de sa nature ne se propose quela fois et le;

charme

l'illimit.

Schiller a bien

dpasser les

vu que cette bornes du sensible.

sorte de posie tend Il

a averti les potes

:

S'il

advient qu'un pote ait l'inspiration malheureuse

60

L'HERITAGE

A L L E

iNI

A N D

de choisir pour objet de ses descriptions des natures qui soient absolument surhumaines et qu'on n'ait pas mme le droit de se reprsenter autrement, il ne pourra se mettre l'abri de Texagration qu'en sacrifiant la posie et en

renonant rendre son objet par l'imagination. Il suffit d'un tel avertissement pour que Nietzsche le ressente comme un dfi. Le pril l'attire par son immensit. Etre un de ceux que Schiller appelle les Grenzstrer^ qui errent travers le sicle, farouches et honnis, mais marqus au front du sceau de la domination (das Siegel desHerrschers auf der Stirne)^ n'tait-ce pas une vie emiable, quoique prdestine la souffrance et la haine? Le

.

|^

symbolisme de Wagner

n'tait-il

pas venu

? Sacrifier la

quand on dispose de la musique? Rendre par des mythes humains, comme les Grecs, la pense infinie, quand cette pense est prsenteposie, est-ce impossible

au sentiment par la musique, n'tait-ce pas joindre les formes paennes et naves de l'expression aux formes de sentiment moderne ? Le temps viendra o Nietzsche croira avoir recueilli seul la mission et le pouvoir de faire surhupressentir, par les ressources de la posie, le**

main . Pour

ses dbuts Nietzsche en reviendra

au genre de

r idylle hroque glorifie par SchUler comme la conciliation de la posie nave et de la posie sentimentale ('). L'innocence ralise mme dans la vie ardente et forte et dans la pense tendue le calme qui vient de la profusion de la force, mais d'une force qui se repose aprs une vie de luttes; l'hrosme vaincu sur la terre, mais accueilli dans l'immortalit voil les sujets que Schiller proposait au pote de l'avenir. Hracls entrant dans la vie divine: :

Tragdie, posth., S *90 (IX, 2o7) () Musxk und Schillerschen Gedanken einer neuen Idylle.

:

-

Ich denke an den

SCHILLER

61

aprs une vie de labeur, c'tait la ralisation que Schiller donnait lui-mme son ide de la posie nouvelle. Tels

drames de Gthe qui s'achvent en visions Gtz expirant sur une invocation de la libert et la libert encore, les semelles sanglantes et les vtements tachs du sang de la:

;

au cachot d'Egmont, sous les traits de Claire, pour lui offrir le laurier ternel, ne sont-ils pas des symboles analogues ? a De la situation la plus vraie et la plus mouvante nous sommes, par un saut prilleux, transports dans un monde d'opra, pour apercevoir un rve. N'est-ce pas l le monde mlodieux o Nietzsche voudra nous transporter tout de suite et la vision du songe n'en naitra-t-elle pas d'elle-mme? Les figures wagnriennes sont pour Nietzsche des hros qui entrent dans la gloire du nant, o les appelle l'irrsistible vertige de la mort, aprs qu'ils ont prodigu leur sang au service d'une grande cause ou d'un grand amour. Tout ce qui est cet enseignement mlanbeau succombe sur la terre colique des drames de Schiller (*) est celui que Nietzschelutte rcente, entrant:

n'oubliera plus.

semble bien que toute la pense de Schiller se disjoigne en deux moitis claires diffremment, quand on rapproche des Lettres sur V ducation esthtique les traits du Pathtique et Sur le Sublime. Comment est-il possible de soutenir que, pour une intelligence limpide, la nature cesse d'avoir l'aspect d' un monstre divin, gouvernant avec la force aveugle d'une bte fauve , s'il est vrai que toutes les belles choses et toutes les belles mes seront la proie de cette nature brutale? Il y aIl

Der platte und Dos griechische Musikdrama, % 22, posth. (IX, 67) Gervinus hat es als einen seltsamen Fehlgriff von Schiller bezeichnet, dass er dem Schnen der Erde das Loos der Vernichtung Die Tragdie und die Freigeister, $ 8o, posth. (IX, 114) zutheile...

(')

:

dumme

;

Schiller weist auf die tragische Cultur hin.

62l

L

H E

II

I

T

A G E

A L

L E

.AI

A

>'

D

une antinomie que Nietzsche rencontrera son tour. La nature n'est harmonieuse qu'au regard d'un esprit harmonieux, et dans les limites restreintes que cet esprit claire de sa lumire. Dans son tout et en son fond, la nature reste un conflit mouvant de forces rudes. La pense y habite en quelques recoins oublis, et la pense humaine y prend racine par la vie sensible. Il y germe de frles cratures de charme et d'harmonieuse vie. Les forces physiques les dtruisent l'instant d'aprs, et elles crasent avec une gale brutalit les crations de la sagesse et les russites du hasard. La pense mme qui essaie de projeter un peu de lumire dans le chaos des causes drgles est dtruite par l'croulement du corps o elle habite. Il reste une dernire consolation et un der-

quand l'univers lui manque c'est de penser que l'homme, cras et humble dans l'ordre naturel, appartient un ordre suprieur d'intelligence etnier refuge de l'me,:

de libert, sur lequel la nature ne peut rien. L'illusion de la beaut est salutaire la vie heureuse. La certitude de la libert est le dernier rconfort de la vie, mme infortune. Voil pourquoi Schiller croit qu'un esprit arriv sa maturit refusera de jeter un voile sur le visage svre de la ncessit . Il ne s'agit pas d'admettre entre la vertu et le bonheur un rapport que l'esprance quotidienne dment. Pour Schiller, l'art doit nous dvoiler le spectacle somptueux et effroyable que donne l'anantissement fatal des uvres de l'homme et de l'homme mme.C'est

un suprme orgueil, quand dj les forces hostiles montent l'assaut de notre dernier rduit, de savoir que du moins la pense en nous refuse de se courber et c'est un sublime spectacle que ce refus. S'habituer par l'art cette motion, c'est s'y prparer pour la vie. La tragdie est une vaccine contre la destine invitable (eine Inoculation des unvermeidlichen Schicksals).

I

A

pe-

SCHILLERtites doses,

63

drame, l'motion tragique nous est inocule, pour qu'elle nous trouve prts au jour des terparle

reurs relles.

Les drames de Schiller nous montrent tous une me forte en lutte contre la destine. Il prend dans l'histoire ses hros, avec ce sentiment que Nietzsche loue en lui etqui luifait

considrer l'histoire du pass

d'exemples

pour

constatation et

hommes d' comme un enseignementles

comme un choix prsent, comme une(*).

Il

s'agit

de

eux l'humanit intgrale. La limite intrieure que presque tous les hommes portent en eux les distinguent en deux classes ceux qui s'attachent la glbe du rel, les raceux qui ne poursuivent qu'une chimre exsangue, listes les idalistes. Qui triomphera? Ils succomberont devant les puissances plus fortes, les uns et les autres. Mais Schiller rserve sa prfrence ceux qui meurent pourdire ce qui advient de ceux qui n'ont pas su crer en::

un

rve.

Cela est clair pour quiconque observe la destine qu'ilfait

aux immorabstes gants ou aux grands ptrisseurs de peuples qui se dressent dans les drames de Wallenstein, de Marie Stuart, de Dmtrius. Ces grands calculateurs,

quand

les fatalits hostiles les treignent, prissent sansils

dignit. Et

Un

ne peuvent empcher ce qui est invitable. Wallenstein qui sait tout et prvoit tout, et qui de

son arme a fait un miracle de discipline et de force, croit sa destine si bien ancre dans le rel que le cours desastres

lui-mmeMaisle

aurait besoin de

changer pour amener sa

systme du raliste est incomplet et son calcul erron. Et notamment ce qu'il oublie, ce sont les impondrables qui psent, eux aussi, dans la balance,dfaite.les ides, les sentiments,

l'incorruptible

fidlit.

Com-

()

Von Nutzen und Nachteil der Histori,

S 2

(I,

295).

64

L'HERITAGE ALLEMANDMaxne voit qu'une issuefrise

bien est plus enviable la dfaite de ce sentimentaltaine,

Piccolomini qui, du sur la moralit de son grand capi:

lancer ses cuirassiers sur les

mourir dans la dernire charge! Et comme cet hrosme, qui renonce la vie plutt que de tacher un idal, est le juge svre de l'uvre d'gosme colossal chafaude par le grand rachevaux desudoiset

liste

!

une force. Une petite bergre rend aux Franais la foi en eux-mmes qu'ils avaient perdue Jeanne d'Arc est une croyante ingnue en la ^'ie. Il ne faut pas qu'elle meure brle par les Anglais. Le drame de Scliiller est plus vrai que l'histoire. Les FranaisL'idal est;

feront l'effort dsespr qui la fois les dlivre et la

mourir dans l'idylle hroque , puise par les blessures de la dernire bataille, mais couche dans sa victoire, sous les plis des drapeaux ensauve. Schiller lafait

deuil.

Et lorsqu'elles ne sont pas renverses par la rvolte violente de l'idalisme, comme dans Jeanne d'Arc et dans

Guillaumedbilite.

Tell,

les forces

oppressives perdent de leur

rsistance, parce

que

l'action ennoblissante des ides les

Une race de fauves blonds tablie sur une race de vaincus, voil le thme de la Fiance de Messine. Ils sont l ces Normands, prodigieux de gloire destructrice, comme le torrent qui vient des monts. La multitudeasservie les tolre. Mais Schiller nous montre

que ces

races indomptables s'entredchirent avec tout le froce orgueil qui, un temps, leur assurait le triomphe. Ellesseront donc enlaces leur tour par l'treinte de la destine tragique.

A

la fm,

elles se

rendront compte des

crimes qui ont appel la Nmsis. Alors, si elles gardent un peu de la noblesse dont elles se targuent, elles se feront justice en disparaissant, comme ce Don Csar qui

SCHILLERexpie,

65

en se poignardant, les crimes de toute sa race et ses propres crimes, issus de cette fatale hrdit du mal. L'humanit nouvelle sera compose d'hommes libres, et non pas de cette masse grgaire qui se prte aveuglment aux fantaisies des forts. Ainsi la posie de Schiller ouvre une perspective sur une humanit venir et ce sera cette uvre active de foi et d'esprance que Nietzsche estimera le plus en lui (*). L'humanit essaie de se modeler sur un type entrevu d'abord dans la vision nostalgique d'un artiste. C'est l l'interprtation que Nietzsche fera de la doctrine schillrienne et il y est rest fidle mme dans le Zarathustra. Le pathtique noble et monotone de la tragdie de Schiller et de la tragdie franaise lui paraissait dcrire fidlement cet lan de l'me, captive d'une ralit dont elle souffre (^). Toute cette tonalit musicale intrieure qui, chez Schiller, prcdait le travail de composition, et d'o surgissaient pour lui, comme d'une bue, les formes plastiques de ses hros, Nietzsche la tenait pour l'tat d'esprit normal du pote ('). Mais Schiller veut aussi que cette motion musicale passe, magntiquement, au cur du spectateur. Ce fut le sens de la tentative qu'il fit dans Die Braut von Messina, pour restaurer le chur antique. Nietzsche, au temps mme o s'laborent dj en lui les ides de Geburt der Tragdie^ enseigne devant ses tudiants de Ble les ides du prologue fameux de cette tragdie (*). Enveloppes de la mlope du chur, qui, dans un langage lev et mu, dit l'impersonnelle rflexion humaine sur la d; ;

(')() (')

Richard Wagner in Bayreuth, g 10 (I, Musik und Tragdie, S 180 (I, 248).

384).

Geburt der Tragdie, $ o (I, iO). Einleitung zu den Vorlesungen iiber Sophocles dipus Rex, % 5 {Philologica, XVII, 310 sq.).(*)

A.NDLBn.

I.

66

L'HERITAGE ALLEMAND

faite ternelle

de l'action humaine, des figures hroques se dressent en tableaux calmes. Wagner seul, selon Nietzsche, a su tirer parti de l'enseignement que Schiller

empruntait ainsi la tragdie antique. Ainsi l'idalisme de Schiller passe tout entier dans le Nietzsche de la premire priode. La rencontre videntedes doctrines de Schiller avec l'illusionnisme esthtique

de Schopenhauer

facilite

l'emprunt. Mais cet idalismed'insuffi-

d'ailleurs consolidait\'idualiste, laquelle

Nietzsche dans sa croyance indi-

Schopenhauer apportaitpar toutle

santes satisfactions.

L'individu puise son courage dans

une grande

illusion affirme

besoin de son tre

intime. Cette illusion lui assigne sa tche et cette tcheest individuelle. Il n'appartient

pas tous d'tre fascins

parsole

les{').

mmes

ides.

Voil la fatalit dont rien ne con-

Ailes Hoechste, es

komm

frei

von den Goettern herab.;

Chacun

est

donc lui-mme sa destine

aucun de

nous ne peut s'affranchir de cette destine intime. Schiller n'a pas cr le langage par lequel Nietzsche a fait ressortir

l'importanceet

d'une

valuation

qualitative

des

hommesest trs

des actes. Mais cette hirarchie des valeurs

prsente sa pense. Et la valeur la plus haute

n'existe qu'en

un

petit

nombre d'hommes.I

Ma] estt der Menschennatur dich soll icb beim Haufen Suchen Bei wenigen nur hast du seit jeher gewohut, Einzelne vvenige zblen, die brigen aile sind blinde Nieten, ihr leeres Gewhl hllet die Treffer nur ein (').!

pour que se perptue la race. Il convient qu'on prenne soin d'elle moralement et matrielCette foule subsiste(') Ceci a t bien vu par Udo Gde, Schiller und Nietzsche als Verknder der tragischen Kultur, p. 170. () Schiller, Votivtafeln : Majestas popiili.

SCHILLERlement.laisse

67

Une extension

telle

du

droit de proprit qu'elle

mourir de faim une partie des hommes ne peut pas tre fonde dans la simple nature ('). Il y a chance que des germes de noblesse humaine plus nombreux arrivent maturit, si la croissance de la race est drue et saine. Mais les penses cratrices nouvelles ne s'panouissent qu' la cime (*). Une aristocratie intellectuelle, qui plonge par ses racines dans une masse trs abondamment pourvue de bien-tre, mais qui s'lve au-dessus d'elle par une dure slection et un robuste effort de svrit envers soi [Hrte c'est l l'image sous laquelle Schiller gegen sich selbst) se reprsente la ralit sociale dsirable. La vie est un coulement sans fin de gnrations, qui s'amliorent. Mais ce qui vaut, c'est la beaut cre par une lite d'honmies vous aune vie de lutte et une mort prcoce. Ces penses belles, la multitude qui passe, peut les vivre, mais elle ne les cre pas. C'est donc l'lite qui mne le monde invisiblement. Nietzsche, mme au temps o sa notion de la beaut et de la morale diffrait de celle de Schiller, n'a pu oublier que sur le rle de l'lite humaine dans le monde leur accord tait profond.:

(*) (")

Schiller, Ueber naive ScHiiLB, Votivtafeln:

und sentimentale Dichtung. Die Verschiedene Bestimmung ;

das Belebende.

CHAPITRE

III

HLDERLN

I.

L'ide de la Grce nouvelle.et

Un enseignement

mouvant de la leon qu'il recueillait de Schiller tait venu Nietzsche par celui des lves de Schiller que le pote aima le plus, et qui a eu une descomplmentairetinesiil

voisine de celle de Nietzsche

:

Hlderlin. SansIls

doutele

n'a

pu comprendre

les Grecs.

sont pour lui

peuple hroque de la jeunesse ternelle et de l'amour. Il les imagine dans une Arcadie, o ils coulent une existence d'harmonieuse lihert, interrompue peine par des prouesses belles... Mais il a tant aim ce paysage grec que, sans l'avoir vu, il l'a presque fait revivre. L'Attique,

parmi les fleurs (*) la verte Salamine, enveloppe des ombres du laurier ; Dlos, fleurie de rayons; toutes les les ioniennes, empourpres de fruits, aux collines ivres de sve , et qui taient vraiment son gr les les bienheureuses, Hlderlin les voque dans une vision intrieure qui les lui rend prsentes les toucher. Il se promne rellement dans le silence qui rgne parmi les ruines de marbre et se dsole de n'avoir pas vcu parmi les grands morts de cette poque de beaut hroque. Il imagine la vie grecque comme une amiti qui dura des sicles, et que toute une

o sous

les platanes l'Uyssos coule

;

()

HoBLDBBLiN,

Dcr Archipelgus (d. LiUmann,

1,

219)

;

Der Neckar (1,

201),

HOELDERLIN

69

arme de hauts faits ne put sauver de la mort (*). Vaguement, comme il l'a d, si jeune et si dnu d'informations, il a eu la notion de cette vie dangereuse qui fut celle du peuple hellnique et qui le fit si grand, mais qui l'usa de si bonne heure:

Dir sang in den

Wiege den Weihgesangdie ernste Gefahr{).

Im blutenden Panzer

Et sa seconde proccupation fut de se

demander com-

au milieu de cette vie violente, la perfection harmonieuse de l'art attique. Entre Diotime et H\'prion, aux heures o la vie leur est douce comme une lie nouvellement close de l'Ocan , aucune conversation ne re\'ient plus souvent que celle de savoir ce qui a fait l'excellence des Athniens. Le roman de YHyprion d'Hlderlin, que Nietzsche adolescent a si souvent relu, pose dans toute son tendue le problme de savoir comment peut natre une civilisation cultive. Une humanit hroque, ivre de la force et de la beaut naturelles, voil la race qu'Hlderlin appelle de ses vux; et toute sa pense se tourne vers les ges o les hros marchaient

()

ScHOPEHHAUBB, De)'

WilU

in der

Natur, chap. Verg leichende Anatomie.

120Il

L'HRITAGE ALLEMANDfaudrait pour que

Lamarck et raison

qu'il

y et

un animal

primitif (Urtier), sans organes, et dont seraient

issues par diffrenciation toutes les formes vivantes. Or,le vivant primitif;

pour Sciiopenhauer est mtaphysique et non matriel et de toute ternit le fragment de vouloirvivre qui affleure l'existence dans un animal donn est accompagn de la structure physique qui traduit son effort au regard d'une conscience pensante.2

Mais ces vouloirs, morcels, ds qu'ils sont conscients, sont en conflit ternel dans le monde qu'ils se disputent. Ce n'est pas le lieu de dire par quelle illusion lestres se croient spars, alors qu'ils forment

profonde. Chaque vivant individuel n'estl'espace et

une unit qu'une imageces tres

dessine par le vouloir-vivre unique sur le feuillet vide de

du temps. Mais incarn en chacun de

passagers, ce vouloir- vivre dfend son existence avec une

fureur outrancire et goste, bien que la destine de l'tre

une souffrance constante, et qui aboutira une mort longtemps redoute et trs amre. Les instincts ne sont en nous que les formes diverses sous lesquelles se dploie en nous cette draisonnable envie de vivre. La nature entire n'est qu'un champ clos, cr pour la lutte de ces instincts, et o leur rivalit se dcharn avec un acharnement d'autant plus insatiable qu'ils sont un vouloir unique, illimit ds lors, et qui ne trouve que dans ce dsir sans fin des vouloirs partiels la manifestation de sa propre infinisoit

tude.

La

rflexion de Nietzsche est partie de cette double

dduction de Schopenhauer, qui admet une lutte pour la vie analogue celle que concevra Darwin, mais rpugne la doctrine lamarckienne de l'adaptation. Nietzsche trouvait l une inconsquence. S'il y a une ruse de la nature pour faire durer la vie par la lutte,

dure dans

le

que la temps doit tre pour Schojjenhauer aussic'est

SGHOPENHAUERuneralit, et

121l'esprit.

non pas une construction deil

la confrontation avec les faits,

faut donc se

Dans mfier non

pas du pur esprit scientifique de Lamarck, mais des prjugs orgueilleux du mtaphysicien allemand. Ce fut, chez Nietzsche, la lutte intrieure qui s'engagea d'abord. Faire la science sa part, voil le premieravait lgu

problme que

lui

Schopenhauer. Or, ds

Ftude scientifique de la vie, trbuchant. Entre la connaissance rationnelle et irrationtionnelle, Schopenhauer ne dcouvre qu'une dlimitation tlottante. Sans doute, il y a une manire de connatre trssuprieure aux mthodes de la scienceIl

premire tape dans Nietzsche trouve son matrela

et ses rsultats.

V exprience totale [das Ganze der Erfahrung (*). 11 y faut une intuition immdiate, un regard en profondeur, qui ne s'attarde pas aux dtails et voil proprement la besogne du philosophe. Nietzsche en seras'agit

de

saisir

;

y a htrognit de la science et de la mtaphysique, il ne saurait y avoir conflit entre elles. Il y aurait l un antagonisme pareil celui qu'une fausse orthodoxie a imagin entre la science et la religion. Le libre esprit schopenhaurien doit incorporer la mtaphysique la science intgrale et c'est d'un observatoire bti de tout le savoir accumul qu'il aperoit sur l'horizons'il;

d'avis. Pourtant,

les lueurs qui peut-tre

viennent d'un autre monde. Quand Nietzsche essayera de parachever le systme de sonil

donc, aprs une longue hsitation, par justifier, vers 1874, toutes les mthodes de la science, etmatre,finira

d'abord les rsultats du lamarckisme.

mtaphysique schopenhaurienne lui avait paru, ds 1867, un essai malheureux de franchit^ la barrire entre le relatif et l'absolu. La trouvaille principale de Schopenhauer, son coup de gnie, avait t cettelaSceoPEHHAUER, Wsrks,II,

Par contre,

{*)

48; V, 10.

122

L'HRITAGE ALLEMAND

ide de prendre pied dans le domaine des choses en soi

par la volont. Aprs le premier enthousiasme, Nietzsche ne voit l qu'un expdient de pote (*). Si la chose en soi n'est jamais un objet, si elle n'est pas reprsentable^ comment lui donner le nom d'un objet? Car le nom de vouloir-vivre dont on le revt n'est-il pas emprunt un objet dfini que nous nous reprsentons, notre vouloir conscient? Assurment Nietzsche n'ignore pas que pour Schopenhauer la connaissance irrationnelle mtaphysique reste inadquate ce dont elle parle et Schopenhauer en convient bien des reprises ('). On ne peut parler de ce qui est par-del les j^hnomnes qu'en termes emprunts aux phnomnes. A regarder de prs l'artifice de Schopenhauer, il est une immense mtonymie. La volition humaine, la pousse de l'instinct animal, le rflexe du vgtal ou du zoophyte, la raction mcanique du minral sont assimils les uns aux autres par la plus audacieuse srie de mtaphores. Schopenhauer a pris de la volont ce qui en reste, quand on te ce qui en fait la ralit concrte les mobiles, les:

reprsentations, les sentiments. L'ayant ainsi dpouille,il

revt d'oripeaux ce support.il

A

cette volont abstraite

et nue,

attribue l'unit, la libert, l'ternit,

pour

cette

seule raison que les actes de vouloir concrets et particuliers

sont multiples, ncessits et phmres. Est-ce une raisonsuffisante? Et avec des ngations peut-on atteindre

un

rel

plus profond que le rel observable la conscience? L'antique erreur platonicienne et late se

recommence

ainsi

:

on veut que le relatif ne soit qu'une ombre colore que projette l'absolu. On ne s'aperoit pas que le sentiment

(*)

()

E. FoERSTBR, Lehen Nietzsches, I, 344-348. ScHOPEUHAUER, Welt ttls WHle. ErgnzuDgen zuiu

I.

Buch, chap.

xvii,

(II,

212, 215).

w

SGHOPENHAUERmme durel s'est vapor dans leslesquelles on croit

123

mtonymies ples par prendre son lan pour des rgions dela dcouverte vraie

transcendance.

Pour Nietzsche,est ailleurs:

de Sciiopenhauer

il

a dtrn le rationalisme

comme

interpr-

l'homme. Depuis Schopenhauer, nous savons que la conscience des hommes ne suffit pas dterminer leur vie. C'est leur vie qui dtermine leur conscience. L'intelligence de chacun dpend de sa nature, qui est plus large que son intelligence. Comment dfinir ces dessoustation de

profonds et pleins, la surface desquels notre existence consciente flotte comme un cercle fragile de lumire ? Unedes tches de Nietzsche sera d'imaginer une autre notion des rapports de l'intelligence l'inconscient. Nous aurons

une mmoire et une imagination aussi impersonnelles que la volont de Schopenhauer, afin d'y ancrer l'intelligence logique et artiste, et la volont morale des individus. Si pour Schopenhauer le monde est conu l'image de l'homme, si pour lui l'univers est fait l'image de son propre temprament projet l'infini {Die Welt ist Schopenhauer im Grossen), on peut affirmer que tout le premier systme de Nietzsche souflre d'un anthropomorphisme pareil et propre exprience psychologique que c'est aussi sa dire

pourquoi

il

construit d'abord

;

Nietzsche gnralisera. L'intelligence rflchie et l'imagination artiste tiendront dans son univers une plus grandeplace, et s'y

disputeront la premire, parce qu'en luibataille. Voil

mme

elles se livrent:

commentla

il

a

pu

crire en 1876

Schopenhauer a beau accorder

la

primaut

volont et ajouter

l'intelligence

comme

par surcroit

:

L'me,

telle qu'elle

nous

est

connue

aujourd'hui, ne peut plus servir d'illustration sa thse. Elle s'est

(*)

Nietzsche, Menschliches, posth., % 59 (XI, 31).

124

L'HRITAGE ALLEMANDNous ne pouvons plus concevoirdistincts de l'intellect(*j.

tout imprgne d'intelligence...joie, la

la

douleur et

le dsir

comme

Puis, ayant fait choix de son systme dernier, Nietzsche

renoncera sans doute la mtaphore qui cherche l'explication de l'univers dans une grande personnijB cation, dana un grand vouloir qui mne irrationnellement les mondes. Pourtant il retiendra le systme des analogies schopenhauriennes, et ce sont des volonts encore qu'il imaginera, mais l'tat de poussire vivante, dans les plus

humhles lments de

la matire,

comme au dedans

aussi

de toutes nos ides, dont ces volonts sont gnratrices.C'est aussi pourquoi Nietzsche Le pessimisme. restera pessimiste. Son pessimisme est plus courageux que celui de Schopenhauer, mais plus inconsolahle. La nuance nouvelle de ce pessimisme vient-elle de ce que Schopenhauer croit l'unit du vouloir, tandis que Nietzsche dissmine Ttre dans un pluralisme de volonts souffrantes et agissantes ? Rendons-nous compte que les suprmes mtaphores, o s'arrte un mtaphysicien pour expliquer le monde, traduisent son sentiment de la vie plutt qu'elles ne le dterminent. Les grands systmes o est affirme l'unit de l'tre expriment un jJ^tat d'meII.

lyrique qui veut de sa propre plnitude extatique remplir

Sur la nature de cette motion, qui dborde d'eux sur le monde, la structure logique des systmes ne nous apprend rien. Spinoza est enivr de joie devant l'unit de l'tre. D'o vient donc le sombre effroi de Schopenhauer devant la mme unit ? Spiuoza est un sage, en et le rcent progrs des qui la raison gouverne la vie sciences mathmatiques le remplit d'une foi joyeuse enl'univers.;

(*)

Nietzsche, Menscliliches, posth., $ 403 (XI, 49).

SCHOPENHAUERl'efficacit

125

de

la

mthode

rationnelle.

Schopenliauer

Sa haute intelligence condamne le vouloir passionn, dont le vulgaire et fumeux foyer brle en lui. De ce dsir inassouvi et irrit, il fait la loi du monde. Hegel qui, dans la pense, croyait saisir le rel vivant, pouvait affirmer que tout ce qui existe est rationnel. Pour Schopenhauer toute existence est irrasouffre de la duplicit de sa nature.

y a irrationnalit tre, si le fond de l'tre est le vouloir. Car si le vouloir peut se proposer des fins de raison, de sa nature il est tranger laIl

tionnelle ncessairement.

raison, et ses fins rationnelles ne sont pas ncessairement

donnes avec lui. La volont une qui vit au centre des choses ne peut satisfaire une raison exigeante. L'acrimonie personnelle de Schopenhauer se transpose ainsi en lyrisme dsespr et mtaphysique. kt-' *-^ La prdominance de l'irrationalit dans le monde symbolise la prdominance de l'irrationnel dans la connaissance. La douleur tait la substance de l'existence humaine, puisque son fond tait vouloir insatisfait. De l, une consquence trs grave. Si le bonheur n'est que levouloir satisfait,le stimulantil

est toujours ngatif.

Il

faut ce vouloir

du dsir,

la privation pralable, la souffrance.

La fin de cette souffrance, voil la seule joie. Un bonheur qui serait plus que la cessation de la souffrance, de la privation, du tourment, du dsir, est une chimre, une impossibilit logique (*). Il est vain de faire la balance des joies et des douleurs. La joie n'est que neutralisationle

de la souffrance prexistante et foncire. Tout bonheur du monde ne peut consister qu' rtablir pnila vie surcharge

blement l'quilibre sur une balance, o

(*)

und

Cela a t fortement Nietzsche, p. 74 sq.

mis en

relief

par Georg Simmel, Schopenhauer

126

L'HERITAGE ALLEMANDd'infinies

sans cesse le plateau des douleurs. Qu'il subsiste unesouffrance incompense, ce plateau douloureux descendra

profondeurs tout jamais. Or, le vouloirvivre tant immanent aux choses, ne se satisfait jamais la douleur est donc la substance mme du monde. Car un Le vouloir infini n'en vouloir fini peut avoir des joies peut pas avoir. La seule faon de se sauver de cet abme de douleur est de planer au-dessus de lui par l'intelligence c'est--dire de comprendre cette douleur et de l'accepter par la pense. Mais par quelle pense, puisque le vouloir irrationnel ne saurait entrer dans la pense rationnelle ? L'art seul et la mtaphysique, pour Schopenhauer, peu-

dans

:

:

:

vent consoler le dsespoir qui se lve pour nous de la

contemplation du mal acharn sur toute existence.

en dcouvrira une autre. Oui certes, dans un univers fait tout entier de volonts malheureuses en lutte, le mal doit l'amporter en quantit. Pourtant Schopenhauer ne conteste pas qu'il y ait du bonheur. De rares et fugitives joies flottent sur le remous tumultueux des vouloirs agonisants. Joies ngatives, si l'on veut, et qui sont seulement une trve l'univcrselle dtresse. Mais peut-on peser ou jauger ce qui est qualit pure? Un univers o la joie peut apparatre vaut incomparablement plus qu'un univers o la douleur seraitNietzsche usera de cette consolation;

et il

inapaise toujours. \5n jugement de valeur peut se dresser

quel signe reconnatre cette affirmation de la vie heureuse, plus forte que l'effroyable dluge de maux o elle est submerge?

contre toutes les valuations de quantit.

A

Schopenhauer connaissait ce signe

:

le recommencement de sa vie, telle dans un retour indcfinimenl renouvel et chez qui le courage de vivre serait assez grand pour qu'il acceptt volontiers et de bon cur, en change des joies de la vie, toutes ses peines et ses tour-

Un homme

qui souhaiterait

qu'il l'a prouve...

ments

aussi,

un tel homme serait

camp avec des os robustes

et

SCHOPENHAUERforts sur la terre durable et bien arrondie , etil

127

n'aurait plus rien

redouter

(*). *

qu'un sentiment prodigieux de sa valeur et l'orgueil des conqutes qu'il doit faire sur le destin, campe en face de l'univers plusNietzsche a voulu trecetfort.

homme

Toutefois, ce consentement orgueilleux

la vie ne

peut surgir dans la volont collectiveaveugle qui anime l'univers.Il

et

brutalement

est l'acte

d'une volont

rflchie et individuelle. Cette volont, Nietzsche la mettra

l'abri du remous prodigieux des forces mauvaises.l'isolera

Il

mtaphysiquement. Il lui mnagera des ressources dans l'avenir. Voil pourquoi Nietzsche sera la fois pluraliste et volutionniste. Il accepte le secours que lui offre Fichte. L'univers est justifiable, s'il se peut que desfoyers multiples

d'motion joyeuse

et

intelligente s'yils diffrent

allument, qui tireront de lui l'nergie par o

formes de sensibilit n'existent pas dans une vie organique primitive. Il y faut une longue prparation. L'ide d'volution permet d'attendre de l'avenir des aspects nouveaux de la vie qui justifieront toute vie. Au regard de ces possibilits de joie parses en foule, ds maintenant, mais dont beaucoup sont rserves pour ledelui.

De

telles

futur, peut-tre la considration de la quantit de

dou-

leur paratra

ngligeable. Mieuxla

encore, une psycho-

logie nouvelle de la joie

fera

peut-tre apparatre

comme un triomphela

sur les forces adverses, et

comme

preuve d'une volont immanente aux choses, qui n'est pas seulement volont de vivre, mais volont de dominer. Schopenhauer avait l'effroi de l'ternit, et son espoir

(')I.

370. Le

ScnoPENHAUER, DiB Welt als Wille und Vorstellung % 54, Ed. Grisebach, rapprochement a t fait par Crusius, Erwin Rohde, p. 187.,

.

128

L'HRITAGE ALLEMAND

tait d'anantir

peu peu dans la vie suprieure le dsir de durer. L'ide du retour ternel est pour lui une possi-

dont se joue son intelligence. Nietzsche essaiera d'en faire un postulat ncessaire Nietzsche. Les lacunes du systme de Schopenhauer imposent la ncessit d'affirmerbilit

un

rel changeant, qui remplit la dure, c'est--dire

volution, et d'affirmerides,

un

ternel retour. Entre les

une deux

La pense de Nietzsche oscille puissamment entre ces deux contraires. Nous aurons dire comment il n'a pas pu les concevoir comme exclusifs

un lien

peut-il se concevoir?

l'un de l'autre. Mais la seule obligation de les adopter,

quand Schopenhauer

les excluait tous les deux, ce sera

pour Nietzsche le signe entre schopenhaurismeIIL

tous, qu'il avait renvers le

La

vision esthtique.

O

donc, cependant, pour

une consolation, si ce n'est dans l'ternel ? Autant que Nietzsche, bien que selon une autre mthode, il veut nous faire vivre l'ternit; et d'abord il nous propose de la contempler. Le sato mortale qui emportait Jacobi et Kant par del les phnomnes et qui tait chez eux un acte de foi, Schopenhauer l'accomplit par l'intuition gnrale. La science est connaissance des phnomnes particuliers, sris dans le temps et dans l'espace selon la loi de cause. Connaissance toute pratique, et qui intresse le vouloir seul. Les choses envisages par la science ne nous apparaissent jamais dans leur ralit profonde et telles qu'elles sont le savoir ne saisit que les rapports qui les joignent. Ces rapports seuls sont connaissables intellectuellement et ils suffisent nous orienter. Un savoir de plus en plus spcialis les tudie.

Schopenhauer lui-mme, y

aurait-il

:

;

Ale

mesure que

les relations se prcisent entre les objets,

rapport aussi que nous soutenons avec eux nous est mieux connu et c'est l ce qui nous intresse. Mais visible;

s C

H

P E N H A U E Rde nousati'ranchir,

129

nous fait seulement mieux voir les liens multiples qui nous tiennent en lisire. Il n'y a d'affranchissement que si l'on peut, par del le relatif et le passager, atteindre l'absolu immobile. Cette connaissance nouvelle doit tre htrogne la connaissance scientifique. Elle le sera, parce qu'elle poursuit un autre objet que la science, et parce que devant cet objet le sujet connaissant a une autre attitude. Et quoi d'tonnant ce que la connaissance s'approfondisse, quand l'homme qui la construit en lui, se libre? C'est par la rgnration de l'homme que se transforme son savoir. Prendre conscience de notre vouloir, c'tait dj s'approcher de l'absolu. Il faut prsent faire un progrs nouveau dans cette connaissance. U faut teindre en nous le vouloir, et avec lui la conscience de nous-mmes (*). Cette abdication nous apporte une grave lumire. Dans le silence de notre volont, les objets aussi feront tairetelle connaissance, loin

ment une

leur volont agressive.

S'il

y a moyen de jeter sur

les

choses un regard dsintress, de les voir sans les vouloir,

avec l'oubli total de nous et de notre condition,dsirs,

sans

vaines craintes, sans espoirs chimriques, sans tumulte de

un objet nouveau

se

dressera devant nous, dans

une vision fixe et intense. L'tat d'esprit o nous pouvons ainsi nous transporter a des ressemblances avec l'hallucination et la folie. Le moi s'y absorbe et s'y perd. Toutefois le

fou s'attache obstinment son intrt troit; et

l'obsession des images, au lieu de l'affranchir, l'enchane.

en va autrement, quand l'intelligence, accidentelle dans la vie commune, vient prdominer et transfigure le vouloir dont elle est communment serve. L'objet qu'elle

U

(*)

chap. XXX

ScHOPERHAUEB, Wclt qIs (II, 434 sq.).AXDLER.

WUle und

Vorst.

Ergnzungen zum

III.

Buch.,

1.

130

L

'

H E R

I

T A G E

ALLEMAND

contemple se dresse alors devant elle avec la puret et le calme d'un songe. Comment Schopenhauer a-t-il pu dirers

que ce qui surgit ainsi est Vide platonicienne? C'est un contre-sens que Nietzsche tirera au clair vers 1876 (). Mais voici o Nietzsche et Schopenhauer s'accordent. L'intelligence rsume ses expriences sensibles en concepts de plus en plus gnraux. Les objets pour l'intelligence savante sont l'intersection des courbes de gnralisation que tracent les concepts; et tout l'univers est un tel rseau de courbes, o se meut le vouloir raisonnant. Si le raisonnement se taisait avec le vouloir, nous saisirions encore le gnral, mais par_ intuition. Gomment mconnatre ici une influence de Gthe sur Schopenhauer? Ce que Schopenhauer voit se dessiner dans une vision la fois colore et intellectuelle, c'est Y Urphnomen et V Urtypus de Gthe. Le grand pote avait cru que les esprits suprieurs voient les choses sous l'aspect de l'ternit. La structure gnrique de la plante ou du vertbr, son diagramme le plus gnral, leur apparaissent dans un dessin sommaire, et pourtantprcis, qui contient virtuellement toutes les plantes et

tous les vertbrs. L'existence physique ou organique se

rduit

un

petit

nombre de phnomnesLa:

trs

gnraux

et reprsentables.

vie d'une plante se droule

comme

la cration

d'un univers

un principe formatif

{nisus for-

une matire qu'il organise son image comme un dmiurge. Ces gnralits, Gthe soutenait, contre Schiller, quil les voyait. Ich gebe viei aufs Schauen , avait-il object un jour Lavater. Les faits eux-mmes de la science, il les voyait en artiste Il en construisait des ligures images, mais baignes de lumire intellectuelle. Il tait Kl ares Weltauge, En luirnativus) travaille sur:

{')

Ibid., S 14-18 (XIX, 273-281).

.

s G

II

P E N H A U E R

131

s'ouvrait ce regard plusla

pur qui aperoit le rel, tandis que science aperoit seulement un contour de relations Entre cette notion gthenne du type et Vide de\

f

Platon, issue d'une laboration dialectique des expriences

morales, ou construite sur le modle des nombres p^ihagoriciens, Nietzsche aura raison^ de contester qu'il y ait

Mais tout en se refusant au rapprochement tent par Schopenhauer, Nietzsche adoptera la positionsimilitude(^).

doctrinale qu'il implique.

Il

croira vraiment

que

la vision

esthtique des choses nous rapproche de leur essence; et

que

le

moi,

devient leternelles.

en s'anantissant dans la contemplation, miroir pur o se reflte l'ombre des formesselon Nietzsche, voit les choses dans cette

L'artiste,

lumire de l'absolue srnitsont toutesqu'elles ne

leur ralitcette

image

que ses uvres rayonnantes. Elles nous calment, parce nous offrent que l'image des objets, et non opaque et utile. Qu'on ne s'y trompe pas immatrielle vient nous de profondeurs o;

et c'est d'elle

:

n'atteignent ni la perception superficielle des sens, ni l'investigation des rapports rationnels. Jusqu' quelle pro-

fondeur plonge

ainsi

l'intuition

esthtique

?

C'est

un

point o Nietzsche sera en litige avec Schopenhauer; et

avec cette ambition imprieuse qu'il avait de pousser bout les ides, mme quand il les empruntait, Nietzsche affirmera la primaut de l'art et de la vision qu'il procure.

Les objets naturels, quiconque est plong dans cet tat d'me artiste, parlent donc un autre langage qu'auvulgaire.Ils le

fascinent par

lui paraissent eawa:. Est

un magntisme nouveau ils beau tout objet qui, par sa struc:

(*)

NiETzscDB, Platons Leben

wid Lehre,

II, g

12 sq. {Werke, XIX, 271 sq.).

\

132ture,

L

'

H R

I

T A G E

A L L

E

M A N D

exprime non pas seulement son caractre individuel, mais ride de son espce entire. Il nous donne alors V intuition de ce qui est gnral, tandis que la pense ne nous en donnait que le concept. Mais il y a des degrs dans la beaut; et les formes les plus belles sont celles qui rvlent une espce o la volont a atteint un baut degrd' objectivit .Il

n'y a pas d'espce vivante o la volont soit plus

davantage son identit avec la substance de tous les tres que dans l'humanit. C'est donc l'homme qui avant tout nous donne le sentiment de la beaut. Il le donne par son corjis, qui traduit cette volont intelligente. Il le donne par son me consciente.rflchie et sente

La pense pascalienne et schillrienne sur la frle et auguste condition de l'homme est un des emprunts lespar Schopenhauer, aient pass Nietzsche. L'univers, par sa grandeur hostile, peut craser l'homme, sans que la vision de l'univers perde rien de la fascination sous l'empire de laquelle nous le jugeons beau. Nous savons oublier le danger qui nouspluscertainsqui,

ballotte sur l'Ocan des treset le

comme le

plus fragile vouloiranantit et

plus constamment menac. C'est que nous avons une

supriorit sur ce

monde qui nous:

sur le

cet univers tumultueux dluge des forces dchanes n'existe lui-mme que dans notre reprsentation. Il meurt avec nous, l'instant o il nous anantit. Il ne sait rien

de sa victoire qui est non avenue l'instant o elle se consomme. Tandis que nous savons notre dfaite, qui n'aurait pas lieu, si nous ne l'avions cre par la pense. Mais cette destine, qui nous est faite, de ne pouvoir succomber d'une mort ncessaire sans y avoir contribu

parla pense, voil qui nous donne l'motion deleve jusqn'au sublime.Il

la

beaut

n'importe

ici

de dire comment Schopenhauer carac-

SGHOPENHAUERtrise les artstivit .(*).

133

Ils se

hirarchisent par ordre d'

objec-

La posie, qui traduit l'me de l'homme, est plus haute que les arts plastiques. Elle seule peut dire ce que des millions d'hommes ont prouv et prouveront travers les ges. L'uvre culminante o elle aboutit est celle o elle dcrit la grande dtresse inpuisable de l'homme, le triomphe ncessaire de l'absurdit mchante, la domination insolente du hasard et la dfaite ncessaire du juste. Tel est en effet le dessem de la tragdie; et quoi de plus capable de symboliser le dchirement universel que cette immolation de l'humanit la plus noble, aux astuces de la destine ou ses propres conflits? A ce point que le tissu des illusions mauvaises se dfait dans sa trame et fl fil sous nos yeux Car le voile de Maa se dchirant au regard des hros tragiques, laisse aussi pour nous, spectateurs et peut-tre bientt victimes:

des

mmes

illusions

fatales,

transparatre

l'pouvante

installe

au foyer des choses. Gomment ds lors cette purification par la souffrance, o meurent les hros, n'teindrait-elle pas aussi en nous, qui contemplons leur martyre, cette volont dj morte en eux librement, et qui, par son abngation, les fait grands? 11 n'y a pas de doctrine dont Nietzsche se soit inspir davantage. Son rudition s'en choque parfois et la rectifie, non sans pdantisme. Le sentiment hellnique se trouve certes en dfaut chez Schopenhauer, quand il ose crire:

J'estime que la tragdie des Modernes est

un niveau infiniment

au-dessus de celle des Anciens... Shakespeare est bien plus grand queSophocle. Auprs de VIphignie de Glhe, celle d'Euripide pourrait

presque passer pour grossire

et

commune

(-'.

(') Voir l-dessus Andr Faugoiket, L'Esthtique de Schopenhauer, 1913, pp. 96-b76. (') ScHOPKRHAUBR, Ergnzungeu zum IIP" Buch., g 37 (II, SIO).

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L'HERITAGE

xV

L L E

M A N D

Le premier coup de matre de Nietzsche sera de dmontrer que la religion grecque n'tait pas aussi dnue, que le croyait Scbopenhauer, de contenu profond et qu'on ne pouvait pas dire de l'humanit grecque qu'elle avait oubli le sens grave, vrai et profond de la vie (*). Ce sera l'objet des recherches les plus immdiates de Nietzsche. Il arrivera sa dmonstration par un singulier dtour. II devra dmontrer que les Grecs ont t autant que les Allemands un peuple musicien; et que leur tragdie est fille du gnie musical. Dmonstration