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Chapitre I Prédominance du libéralisme et présence de thèmes nationalistes Dans ce premier chapitre j'argumente que le paradigme libéral domine dans la pensée de Fournier même si l'on doit constater de fortes influences nationalistes. Ainsi (section 1), sa conception de l'État et du citoyen me semble fondamentalement libérale même s'il se montre préoccupé du devenir des Canadiens français au sein du Canada et de l'Amérique du Nord, et qu'il déplore le manque de préoccupations collectives des élites canadiennes-françaises. Ensuite (section 2), je présente le projet social de Jules Fournier, un programme essentiellement libéral politique. Enfin (section 3), je situe le libéralisme nationaliste de Fournier dans le paysage idéologique de la période 1904-1909. On y dénote déjà de fortes tensions avec les éléments les plus conservateurs du mouvement nationaliste. 1. Conception libérale de l’État et du citoyen Se considérant lui-même comme un « journaliste de combat », Jules Fournier ne prend pas souvent la peine d'exposer la réflexion qui sous-tend ses batailles politiques. Néanmoins, il a parfois écrit des articles qui résument sa pensée pour telle période de sa vie, qui présentent l'ensemble des valeurs, des faits et des objectifs sociaux qu'il tente de coordonner, sans toujours y parvenir, dans un discours cohérent. Tel est le cas, en juillet 1908, de la « Lettre ouverte », adressée « À Son Altesse Royale le Prince de Galles, aux fêtes de Québec » et qui nous présente son articulation des notions fondamentales des paradigmes libéraux et nationalistes pour la période 1904-1909. Ce chapitre soutient que dès son séjour au Nationaliste, comme collaborateur puis comme directeur, Fournier est d’abord un libéral qui inclut quelques éléments propres au nationalisme 1 . Le jeune directeur de journal explique alors au Prince de Galles, mais surtout à la classe politique 1 Pour la période juin 1904 - juillet 1909, les mots peuple et race sont des synonymes qui désignent le même concept : celui d’une vaste communauté d’individus qui partagent une culture, une histoire et un territoire commun, mais qui n’a pas nécessairement un État et un territoire qui lui soient strictement réservés. Il fait alors référence à ce qui est couramment désigné aujourd’hui par les mots ethnie ou nation culturelle. C’est le terme nation que j’utiliserai dans ce mémoire pour désigner ce type de collectivité. Le mot nation, chez Jules Fournier, a souvent un sens différent : il désigne une large communauté politique qui peut regrouper plusieurs races ou peuples. Ainsi, il peut parler de la nation canadienne et de ses deux peuples / races ou de la nation états-unienne et de ses nombreux peuples / races. Pour nommer ce type de communauté politique nous utiliserions aujourd’hui les termes État multiethnique ou État multinational. Mais il utilise parfois le mot nation dans le même sens que les mots peuple et race. Les articles « Lettre ouverte » et « Examen de conscience », respectivement du 19 juillet 1908 et du 28 février 1909 dans Le Nationaliste, sont de bons exemples du caractère fluctuant des mots peuple, race et nation.

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Chapitre I Prédominance du libéralisme et présence de thèmes nationalistes

Dans ce premier chapitre j'argumente que le paradigme libéral domine dans la

pensée de Fournier même si l'on doit constater de fortes influences nationalistes. Ainsi

(section 1), sa conception de l'État et du citoyen me semble fondamentalement libérale

même s'il se montre préoccupé du devenir des Canadiens français au sein du Canada et de

l'Amérique du Nord, et qu'il déplore le manque de préoccupations collectives des élites

canadiennes-françaises. Ensuite (section 2), je présente le projet social de Jules Fournier,

un programme essentiellement libéral politique. Enfin (section 3), je situe le libéralisme

nationaliste de Fournier dans le paysage idéologique de la période 1904-1909. On y dénote

déjà de fortes tensions avec les éléments les plus conservateurs du mouvement nationaliste.

1. Conception libérale de l’État et du citoyen

Se considérant lui-même comme un « journaliste de combat », Jules Fournier ne

prend pas souvent la peine d'exposer la réflexion qui sous-tend ses batailles politiques.

Néanmoins, il a parfois écrit des articles qui résument sa pensée pour telle période de sa

vie, qui présentent l'ensemble des valeurs, des faits et des objectifs sociaux qu'il tente de

coordonner, sans toujours y parvenir, dans un discours cohérent. Tel est le cas, en juillet

1908, de la « Lettre ouverte », adressée « À Son Altesse Royale le Prince de Galles, aux

fêtes de Québec » et qui nous présente son articulation des notions fondamentales des

paradigmes libéraux et nationalistes pour la période 1904-1909. Ce chapitre soutient que

dès son séjour au Nationaliste, comme collaborateur puis comme directeur, Fournier est

d’abord un libéral qui inclut quelques éléments propres au nationalisme1. Le jeune

directeur de journal explique alors au Prince de Galles, mais surtout à la classe politique

1 Pour la période juin 1904 - juillet 1909, les mots peuple et race sont des synonymes qui désignent le même concept : celui d’une vaste communauté d’individus qui partagent une culture, une histoire et un territoire commun, mais qui n’a pas nécessairement un État et un territoire qui lui soient strictement réservés. Il fait alors référence à ce qui est couramment désigné aujourd’hui par les mots ethnie ou nation culturelle. C’est le terme nation que j’utiliserai dans ce mémoire pour désigner ce type de collectivité. Le mot nation, chez Jules Fournier, a souvent un sens différent : il désigne une large communauté politique qui peut regrouper plusieurs races ou peuples. Ainsi, il peut parler de la nation canadienne et de ses deux peuples / races ou de la nation états-unienne et de ses nombreux peuples / races. Pour nommer ce type de communauté politique nous utiliserions aujourd’hui les termes État multiethnique ou État multinational. Mais il utilise parfois le mot nation dans le même sens que les mots peuple et race. Les articles « Lettre ouverte » et « Examen de conscience », respectivement du 19 juillet 1908 et du 28 février 1909 dans Le Nationaliste, sont de bons exemples du caractère fluctuant des mots peuple, race et nation.

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canadienne-française et canadienne-anglaise, pourquoi il juge inacceptable que la fête du

300e anniversaire de l’arrivée de Samuel de Champlain sur les rives du Saint-Laurent ait été

transformée en célébration du Canada confédératif en opposition au Canada originel,

celui des colons français et de la puissance impériale anglaise : Les Canadiens français, Altesse, regretteront profondément que vous ayez cru devoir participer aux fêtes actuelles. […] C’était pour eux une fête de famille, à laquelle ils auraient été heureux de convier leurs concitoyens d’origine anglaise, mais à la condition de lui conserver son caractère essentiel, qui était la glorification de Champlain. Notre gouverneur, en s’ingérant brutalement dans cette entreprise pour nous y enlever toute direction, et en transformant cette fête de famille en une démonstration impérialiste, en a par le fait même exclu le tiers de la nation. Nous sommes de fidèles sujets du Trône, nous n’avons aucun sentiment d’hostilité à l’égard de nos concitoyens anglais, et nous serons heureux, lorsque le moment sera venu, de nous associer à eux pour fêter le souvenir de Wolfe. Seulement ce n’est pas cette année l’anniversaire de Wolfe, et en reléguant à l’arrière-plan la figure de Champlain pour faire des fêtes de 1908 l’apothéose du conquérant de la Nouvelle-France, notre gouverneur aura commis une lourde erreur. Il aura pu par là créer au loin l’impression que l’idée impérialiste a gagné du terrain chez nous, mais au fond il n’aura réussi qu’à blesser dans leurs sentiments les plus chers tous les Canadiens de langue française2.

Ce premier extrait démontre que Fournier a tendance à séparer la vie nationale de la

vie politique. Ici, l’État, communauté de citoyens, n’a pas nécessairement à correspondre

avec la nation, communauté culturelle : les Canadiens anglais y sont présentés comme des

« concitoyens » dont l’origine nationale différente n’exclut nullement la cohabitation

sereine et pacifique au sein du même État. En termes contemporains, il défend l’idée d’un

État multiculturel, une conception libérale de l’État opposée à celle de l’État-nation. La

culture nationale des Canadiens français, celle héritée des colons français, est certainement

valorisée puisqu’on veut « glorifier » Samuel de Champlain, mais elle est une affaire

« privée », une « fête de famille », et non une responsabilité étatique. Si on se réfère à la

discussion du chapitre 1 sur les nœuds entre le nationalisme et le libéralisme, Fournier se

comporte en libéral par rapport aux points (v) le rôle de l’État face à la culture et (vi)

le critère de la participation à la vie politique de l’État. Il n’est d’ailleurs pas exagéré de

dire qu’il se méfie des sentiments nationalistes, tout en leur reconnaissant une puissance

politique indéniable. À la suite immédiate des deux paragraphes déjà cités, il affirme : Les sentiments de race en eux-mêmes peuvent prêter à discussion; ils reposent souvent sur des préjugés. Mais, quels qu’ils soient, ils constituent toujours des faits qu’il est périlleux de méconnaître. C’est pour ne pas avoir tenu compte des sentiments de race dans l’Égypte et dans l’Inde que l’Angleterre se voit aujourd’hui menacée de perdre ces deux colonies. On ne dira pas que l’incident de Denshawi, en 1905, eut une grande importance en soi : il a suffi cependant pour déchaîner en Égypte le plus vaste mouvement anglophobe qu’on y eut encore vu. Pareillement la division du Bengale en deux provinces, pour les fins administratives, pourrait sembler justifiable à un

2 Jules Fournier, « Lettre ouverte », Le Nationaliste, 19 juillet 1908.

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étranger : aux Bengalis, accoutumés pourtant de longue date à des vexations en apparence bien plus graves, cela a paru plus inique que tout le reste. On les avait vus, lorsque la famine les fauchait par centaines de mille, sacrifier sans se révolter jusqu’à leur dernier morceau de pain pour payer l’impôt, pour entretenir à des sinécures les fils de famille dégénérés ou ruinés […] Mais la division du Bengale pour eux royaume sacré est à leurs yeux pis que tout cela […].

Cette attitude libérale de séparation de la vie nationale, relevant de la vie privée, et

de la vie étatique, relevant du domaine public, ainsi qu’une distanciation face aux

sentiments nationalistes n’est pas nouvelle chez Fournier. Dès 1905, il raisonnait d’une

manière similaire en affirmant tout à fait possible que les Franco-Américains de la

Nouvelle-Angleterre et de l’État de New York conservent leurs caractéristiques nationales à

la condition d’améliorer leur vie associative au niveau privé (vie de quartier, écoles,

sociétés nationales). Inversement, ils doivent s’intégrer à la vie politique états-unienne : Mais s’ils doivent rester groupés afin d’avoir chaque jour l’occasion de parler français entre eux, il ne s’en suit pas qu’ils doivent s’isoler de la vie américaine, de la vie nationale américaine : cela ne veut pas dire qu’ils doivent faire bande à part en politique. Ils doivent être, en politique, démocrates ou républicains peu importe ils ne doivent pas être un canadien : cela n’est pas un parti. [...] ils doivent être et se révéler américains autant que n’importe lequel de leurs concitoyens. Cela n’entraîne point qu’ils doivent renoncer à leur langue ni renoncer au souvenir de leur origine3.

Si Fournier fait preuve d’une attitude libérale sur la question de la relation entre État

et nation, comment expliquer, pour revenir à la première citation, que les Canadiens

français « regretteront profondément » la participation du Prince de Galles? En quoi la

présence de ce prince de la famille royale anglaise pourrait-elle choquer un

libéral canadien-français, puisque le libéralisme tend à dissocier radicalement nation et

État? L’explication, Fournier nous l’a déjà donnée : sa présence « [crée] l’impression que

l’idée impérialiste a gagné du terrain chez nous, mais au fond il n’aura réussi qu’à blesser

dans leurs sentiments les plus chers tous les Canadiens de langue française. » Autrement

dit, ce prince anglais est le symbole d’un autre nationalisme : l’impérialisme anglais. Or

l’impérialisme anglais, du moins sous la forme qui nous intéresse, telle qu’elle se présente

au Canada anglais, nie le bien-fondé de la perpétuation de l’existence des Canadiens

français. C’est une idéologie qui, fidèle au paradigme nationaliste, considère qu’il est

anormal qu’une sous-culture, les Canadiens français dans ce cas, perdure au sein de l’État-

nation. Fournier, tout en restant fidèle à ses principes libéraux, peut se révolter contre ce

projet d’assimilation d’une culture minoritaire, la sienne par surcroît! Ainsi, il réclamera à

3 Jules Fournier, « Chez les Franco-Américains. XVIII. De quoi demain sera-t-il fait? », Le Canada, 18 janvier 1905.

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grands cris que cesse la discrimination envers les Canadiens français dans la fonction

publique fédérale lieu de pouvoir capital selon lui et qu’ils y occupent une place

proportionnelle à leur poids démographique4.

D’ailleurs, il ne déplore pas qu’au Canada l’attitude nationaliste-impérialiste. La

suite de sa « Lettre ouverte » le démontre bien : Le jour où [l’agitation au Bengale] aura chassé les Anglais de l’Inde, les impérialistes pourront se féliciter de leur œuvre. Ce sont eux en effet qui depuis longtemps dictent dans une trop large mesure la politique anglaise en Orient. En Égypte comme en Inde, c’est l’arrogance impérialiste qui a porté les gouvernements anglais à fouler au pied les sentiments de races indigènes. Cette politique est inhumaine, mais surtout elle est maladroite : elle est la source de toutes les difficultés survenues dans le passé entre les colonies et la métropole, et si l’Angleterre voit aujourd’hui les trois quarts de son domaine asiatique lui échapper, elle ne peut s’en prendre encore qu’aux champions de l’impérialisme.

Ce que Fournier déplore, ce n’est pas que chaque nation n’ait pas son État cet extrait

démontre qu’il ne voit pas de problèmes fondamentaux au fait que plusieurs peuples

coexistent au sein d’une grande structure politique , c’est que des impérialistes imposent

leurs intérêts dans toutes les régions de l’Empire sans égard aux aspirations matérielles et

intellectuelles des peuples indigènes. Ainsi, il fera sans cesse la promotion de

l’indépendance la plus grande possible vis-à-vis de l’Empire dans l’objectif de mettre le

Canada hors de porté du nationalisme-impérialiste de la métropole5.

1.1. Les thèmes nationalistes

Si l’on continue l’analyse de cet article « Lettre ouverte », on constate cependant

que le discours de Fournier n’est pas que libéral; il inclut aussi des éléments du paradigme

nationaliste. Ainsi, il considère que les Canadiens français ont un droit historique sur le

territoire canadien, liant ainsi une collectivité à un territoire donné : Nos pères, les découvreurs et les premiers colons de ce pays, avaient conquis à notre race, dans toutes les provinces du Canada, des droits égaux à ceux de la population anglaise : eux [les politiciens canadiens-français] les ont fait supprimer par des lois et l’on a vu au Parlement du Canada le spectacle de députés et de ministres canadiens-français réclamant l’abolition de la langue française dans deux provinces.

4 Jules Fournier, « No French need apply », « Les miettes de la table », Le Nationaliste, 5 juillet 1908 et 19 juillet 1908. 5 Jules Fournier, « Truc chamberliste », Le Nationaliste, 1er janvier 1905; « Le retour de M. Laurier », Le Nationaliste, 21 juillet 1907

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Du même souffle, il attribue à la Province de Québec un rôle particulier, un rôle de

quasi-État-nation où les richesses doivent être gérées en fonction de la collectivité

historique canadienne-française : Dans la Province de Québec nous avions notre domaine public. Nous qui depuis un siècle et demi n’avons eu aucune relation avec la France, nous qui n’avons pas, et qui n’avons jamais eu, comme nos concitoyens d’autres origines, les capitaux des vieux pays pour nous aider, nous avions nos forêts. Qu’ont fait nos gouvernants de cet héritage merveilleux? Au lieu d’en faire bénéficier le peuple […] ils l’ont partagé entre une poignée de spéculateurs. Nous aurions pu rivaliser fraternellement avec nos concitoyens anglais dans la course au progrès; nous aurions pu prendre notre part du développement du pays. Ces gens-là nous en ont empêchés.

Pourtant, il qualifie toujours, dans le même passage, les Canadiens anglais de

« concitoyens ». Dans d’autres articles, il loue l’action politique de leaders réformistes

anglo-montréalais6 ou affirme que la bonne entente entre les Canadiens français et les

Canadiens anglais est un objectif qui doit être poursuivi7. Devant ce fait, il faut se borner à

constater la tension : les Canadiens anglais sont des citoyens à part entière tant au Canada

qu’au Québec, mais Fournier tend à présenter la Province de Québec, surtout par rapport

aux ressources naturelles, sous un jour proche de l’État-nation.

En plus du droit territorial historique et du statut quasi nationaliste de la Province de

Québec, les derniers extraits de l’article « Lettre ouverte » dénotent aussi une autre attitude

nationaliste : celle de juger les individus en fonction de leur dévouement à la nation. Dans

ce cas particulier, ce sont les élites politiques francophones qui sont jugées négativement

parce qu’insouciantes du bien-être de la collectivité : Hommes de tous les partis, il y a quarante ans qu’ils nous trahissent et qu’ils nous vendent […] Également absorbés par la chasse aux pots-de-vin et par la chasse aux décorations, ils n’ont pas trouvé un seul moment à nous donner.

Ajoutons que la « trahison des élites » est un thème secondaire récurrent dans l’idéologie

nationaliste.

Enfin, il faut noter l’absence d’un principe crucial du nationalisme chez Fournier :

on ne retrouve chez lui aucune attitude conservatrice le faisant lutter pour le maintien et la

perpétuation de valeurs et d’institutions qui, dans le passé et le présent, feraient des

Canadiens français une collectivité unique. Lorsqu’il parle des valeurs ou des institutions

propres aux Canadiens français, c’est pour souligner en quoi elles les empêchent de « faire

6 Jules Fournier, « La “Presse” et la Réforme », Le Nationaliste, 5 novembre 1905. 7 Jules Fournier, « Une protestation », Le Nationaliste, 18 octobre 1910.

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face aux exigences d’une ère nouvelle [et de] suivre l’évolution universelle8 ». Ainsi, il

déplore, chez ses compatriotes des États-Unis, une tendance à la routine et un penchant

naturel pour l’agriculture, deux handicaps majeurs dans ce continent d’industrie et de

capitalisme sans pitié : La culture d’ailleurs, où il se plaira, qui ira le mieux à son naturel, ne sera pas la culture moderne, la culture scientifique et raisonnée. Ce sera la vieille culture simple et toute de routine [...] et qui n’exige aucune réflexion, tant soit peu prolongée. Nous ne disons point qu’il est incapable de faire de la culture intelligente et méthodique [...], mais seulement que, si sa nature n’est changée par l’éducation et elle ne l’était pas du tout au début de l’immigration aux États–Unis il sera porté fatalement à suivre toujours les mêmes procédés surannés9.

Les institutions dont ils voudraient voir le maintien et l’amélioration sont les institutions

libérales, telles la démocratie parlementaire ou la presse libre (voir les sections suivantes de

ce chapitre). Une seule exception vient pondérer les remarques précédentes, Fournier

voudrait voir les Canadiens français améliorer leur connaissance de la littérature et de la

langue française.

1.2. La communauté nationale en danger : la trahison des élites canadiennes-françaises, le

complot des impérialistes, le complot des grands financiers

Si, sur le plan des principes, Fournier penche plus vers le paradigme libéral dès ses

années au Nationaliste, il faut noter que la forme et une partie du contenu de deux de ses

campagnes d’opinion pendant ces années (1906-1909), ainsi que sa critique des élites

canadiennes-françaises, le rapprochent du paradigme nationaliste. La première de ces

campagnes d’opinion est celle visant à sensibiliser les Canadiens français à la politique

fédérale d’immigration. La seconde porte sur la gestion des ressources naturelles au

Québec. J’analyserai dans cette section jusqu’à quel point ces deux campagnes le

rapprochent du paradigme nationaliste.

8 Jules Fournier, « Le rôle du clergé au Canada », Le Nationaliste, 2 août 1908. 9 Jules Fournier, « Chez les Franco-américains. V. Leur caractère », Le Canada, 8 novembre 1905; voir aussi « Chez les Franco-américains. XI. La naturalisation », Le Canada, 4 décembre 1912. Pour Jules Fournier, les Franco-Américains sont soit « d’origine canadienne-française » soit , tout simplement, des Canadien-français vivant aux États-Unis, voir « Chez les Franco-Américains. XVIII. De quoi demain sera-t-il fait? », Le Canada, 18 janvier 1905.

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1.2.1. Les impérialistes. Le complot de l’immigration.

Le 12 août 1906, Jules Fournier commence une série d’articles, étalée sur deux

années, sur la question de l’immigration. Son argumentation de base est présentée en entier

dès le premier article. Les articles suivants reprennent un point ou l’autre de son

argumentation, élaborant ici un fait ou un argument déjà présenté, réagissant là aux

commentaires que suscitent ses articles chez les journalistes et les politiciens de partout au

Canada.

Le 12 août 1906, donc, Jules Fournier affirme qu’il y a une vaste conspiration

contre les Canadiens français, menée par les politiciens impérialistes. Ceux-ci désirent

noyer l’élément francophone au Canada et resserrer les liens politiques et militaires avec

l’Angleterre. Il calcule, grâce aux derniers chiffres du ministère de l’Intérieur concernant

l’immigration au Canada, que les « gens de langue française » ne représenteront plus que

10% de la population du Canada dans 25 ans. En effet, les autorités fédérales affectent la

quasi-totalité du budget de l’immigration aux efforts pour attirer des immigrants de langue

anglaise ou qui tendent à apprendre l’anglais en arrivant au Canada. Les quelques

immigrants francophones qui parviennent au Canada sont envoyés dans l’Ouest où ils

s’assimilent aux anglophones. Pour masquer leur conspiration, les « émules de lord

Durham », d’une part, endorment le peuple canadien-français en manipulant les journaux

du Parti libéral. D’autre part, les impérialistes achètent les leaders canadien-français du

Parti libéral fédéral en leur donnant des postes politiques glorieux tel celui de premier

ministre du Canada ou de lieutenant-gouverneur10. Wilfrid Laurier et ses lieutenants

francophones achètent ainsi leur pouvoir en échange du sacrifice de leur nation. La

députation libérale canadienne-française, d’une manière consciente ou inconsciente,

participe à cette entreprise. Jules Fournier conclut ce premier article sur le « complot

impérialiste » en affirmant que les Canadiens français aimeraient participer d’une manière

patriotique à l’aventure canadienne, mais ils ne pourront le faire tant que cette conspiration

perdurera. Dans les articles ultérieurs, il ajoutera à ce portrait les journaux du Parti libéral

(Le Temps d’Ottawa, Le Soleil de Québec) qui, tout comme leurs chefs politiques,

désinforment les Canadiens français sur ce complot impérialiste11.

10 Jules Fournier, « Un homme content », Le Nationaliste 23 août 1908. 11 Jules Fournier, (tous les articles suivants sont du Nationaliste) : « Ceux qui vont mourir... L’immigration. Les résultats d’une vaste conspiration contre le peuple canadien-français. Où nous en serons dans vingt-cinq ans, d’après les discours même de M. Laurier. La fin d’une race », 12 août 1906; « Notre race et

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La dénonciation des politiques d’immigration est une attitude que l’on associe plus

souvent aux intellectuels de droite, ces derniers étant d’avantage soucieux de l’intégrité de

leur culture face aux éléments jugés exogènes. Fournier est-il un intellectuel de droite

parce qu’il juge les politiques d’immigration fédérales dangereuses? La réponse à cette

question doit être nuancée. Je défends dans ce mémoire l’hypothèse que l’on peut lutter

contre une idéologie nationaliste sans nécessairement lui en opposer une autre. Autrement

dit, Fournier peut s’opposer à un nationalisme impérialiste qui vise l’assimilation des

Canadiens français sans être un nationaliste lui-même. En ce sens, si ses enquêtes le

mènent à la conclusion que les politiques d’immigration visent l’assimilation des Canadiens

français, il peut s’y opposer en restant libéral. Or si les faits avancés par Fournier sont

exacts (et celui-ci présente toujours ses sources avec soin), nul besoin de souffrir de

paranoïa aiguë pour se demander si, en 1906, la politique d’immigration du gouvernement

fédéral, appuyée en cela par une partie de l’opinion publique canadienne-anglaise, ne vise

pas à l’assimilation des Canadiens français. D’abord, Fournier avance que, selon les

chiffres du ministère fédéral de l’Intérieur, à peu près un pour cent des immigrants

s’installant au Canada, d’origine européenne pour la vaste majorité, parlent français.

Ensuite, il relate la réaction suivante du Toronto Star à son article du 12 août 1906 : [Le] Toronto Star, journal libéral, admet que dans vingt cinq ans la Province de Québec n’aura vraisemblablement qu’une vingtaine de représentants sur six ou sept cents, à la Chambre des communes. Seulement il ajoute (et ceci est bien significatif de la part d’un des principaux organes de M. Laurier) : « Qu’importe que les Canadiens français aient trente députés ou qu’ils en aient cent en 1931? » […] [Nous] ne sommes pas Canadiens français, mais Canadiens tout court. […] » Et voilà pourquoi nous pensions que, fournissant 35 p. c. de l’argent consacré aux fins d’immigration, nous pouvions nous attendre à ne pas voir le ministère de l’Intérieure [sic] fermer systématiquement les portes du pays aux émigrants qui parlent notre langue, de manière à n’en laisser pénétrer chez nous que 1 p.c. à peu près12.

l’immigration. L’opinion de la presse anglaise. Le silence de nos journaux français », 19 août 1906; « Le péril de l’immigration. Le “Canada” confondu par lui-même. Conspiration évidente. Les annonces dans le “Voltaire”. Nos agents en France : un ex-professeur de danse et un invalide », 26 août 1906; « L’élément français au Canada. Réponse à deux journaux ministériels », 2 septembre 1906; « Le prix du sang », 13 janvier 1907; « La grande conspiration. Pierre Beaudry signale à ses compatriotes de langue française quelques points de la politique d’immigration du gouvernement fédéral », 24 février 1907; « Politique de suicide », 24 mars 1907; « Politique de suicide », 31 mars 1907; « Les boeufs blancs. M. Rodolphe Lemieux et l’immigration », 14 avril 1907; L’entreprise de la « Presse ». « Le rapatriement des Canadiens des États-Unis. Comment l’on doit procéder », 5 mai 1907; « L’immigration française. La vraie opinion de M. Laporte. Pourquoi M. Lemieux insulte les Français », 7 juillet 1907. 12 Jules Fournier, « Ceux qui vont mourir... L’immigration. Les résultats d’une vaste conspiration contre le peuple canadien-français. Où nous en serons dans vingt-cinq ans, d’après les discours même de M. Laurier. La fin d’une race », Le Nationaliste, 12 août 1906

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D’autre part, il est incontestable que pendant sa première année, cette campagne a

des teintes xénophobes même si elle ne vise aucun groupe ethnique spécifique. Ainsi, il

répète souvent que les agents canadiens en Angleterre ne recrutent que des immigrants

indésirables, « les rebuts des rues de Londres et des quais de Liverpool, […] les résidus des

prisons d’Allemagne et des ghettos de Russie13 », qui ne pourront que dégrader le tissu

social canadien. Cette seconde caractéristique de sa campagne le rapproche des courants de

droite. Entre 1906 et 1907 donc, sa campagne sur l’immigration a eu des connotations

conservatrices qui le rapprochent des idéologies de droite.

Mais à partir de décembre 1907 jusqu’à la fin de la campagne en mars 1908,

Fournier ajoute un nouvel élément à son analyse qui en change sensiblement le ton : les

grands financiers sont intimement liés au complot de l’immigration14. Fournier soutient

alors l’idée que les grands financiers, pour développer l’Ouest canadien, ont besoin d’une

grande quantité de travailleurs bon marché à exploiter. Ces immigrants servent à la

construction, par exemple, du Grand Trunk Pacific par James-A. Smart and Co., dont M.

Sifton, un impérialiste notoire pour Fournier, est un des principaux actionnaires. Ce seront

ces immigrants qui achèteront aussi les terres arables cédées aux compagnies de chemins de

fer et qui les cultiveront, le tout au plus grand profit de ces entreprises monopolistiques.

Dans ce schéma modifié, les immigrants deviennent des victimes impuissantes d’une

machination politique et financière à l’échelle canado-européenne. Voici comment

Fournier imagine une discussion entre un haut financier et un politicien fédéral : Allez demander aux compagnies de transport et aux spéculateurs en terres qui alimentent la caisse électorale des partisans au pouvoir : ils ont l’argent. - Donnant, donnant, disent-ils, au gouvernement. Vous avez besoin d’un million pour vos élections : le voici. En retour, il nous faut une politique qui nous enrichisse... - Mais cette politique entraînerait des désastres... Depuis un mois, 500 enfants d’immigrants, à Toronto seulement, sont morts de froid et de faim... - Ce n’est pas une raison. -[...] on nous accuse de noyer la nation. - Oh! vous trouverez bien des explications... Les gens de chemin de fer et de spéculation, voilà nos véritables maîtres. Ce sont nos ministres qui règnent, mais ce sont eux qui gouvernent15.

13 Idem. 14 Jules Fournier (tous les articles suivants sont du Nationaliste) : « La traite des blancs. Comment certaines personnes, avec l’assentiment tacite du gouvernement fédéral, font fortune dans le trafic des immigrants. Pourquoi Toronto, Winnipeg et Montréal sont aujourd’hui encombrées de milliers de sans-travail », 29 décembre 1907; « Ceux qui gouvernent et ceux qui font semblant », 16 février 1908; « Deux et deux font cinq... », 5 mars 1905. 15 Jules Fournier, « Ceux qui gouvernent et ceux qui font semblant », Le Nationaliste, 16 février 1908.

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Cette nouvelle manière de présenter les choses manipulation des politiciens par

les hauts financiers, dénonciation du sort malheureux des immigrants donne un ton plus

gauchiste à sa campagne. Dans la même ligne gauchisante, Fournier rapproche aussi les

politiciens impérialistes et les élites financières parce que leurs intérêts sont liés à

l’industrie militaire et à la guerre : les uns et les autres chercheraient à entraîner les

Canadiens dans la course aux armements à laquelle se livrent les puissances européennes,

course qui mènera inévitablement à une conflagration majeure. Les impérialistes

souhaitent ainsi supporter le prestige international de l’Empire et les élites financières

désirent s’enrichir par l’obtention de contrats dans l’armement. Ensemble, ils veulent

imposer aux Canadiens les « fardeaux du militarisme » sans même que cela fournisse au

pays une défense militaire appropriée à ses besoins géopolitiques16.

1.2.2. L’élite financière : le complot des ressources naturelles

Le rôle néfaste des élites financières du Canada envers la nation ne se limite pas à

l’immigration. Cette élite vise aussi à s’approprier toutes les ressources naturelles de la

Province de Québec ainsi que le capital des Canadiens français par le truchement

d’entreprises monopolistiques : compagnies de production et de distribution d’énergie;

compagnies de transport terrestre et maritime; compagnies d’exploitation forestière ou

minière. Ici encore, les élites canadiennes-françaises participent à ce complot. D’une part,

les quelques grands financiers francophones, tels les Forget, font partie du même groupe.

D’autre part, les politiciens de la Province de Québec facilitent l’exploitation

monopolistique des services et des ressources naturelles en échange de pots-de-vin et du

financement de leurs caisses électorales. Les grandes entreprises de presse (telles La

Presse et La Patrie) participent activement à ce projet puisqu’elles sont, toujours selon

Jules Fournier, directement contrôlées par les grands financiers17.

En 1905, Jules Fournier dénonce à plusieurs reprises les « brigands de la haute

finance » qui tentent d’imposer un monopole des services aux municipalités de la région de

16 Jules Fournier, (du Nationaliste) : « Nous y sommes! Le Canada pieds et poings liés au pouvoir de l’impérialisme. Nous dépenserons 40 millions d’ici deux ans pour les guerres de l’Angleterre. La canal de la Baie georgienne sacrifié au militarisme. Où nous conduisent les partisans de la reculade », 28 mars 1909; « Dans le tourbillon! M. Laurier décrète la participation du Canada à toutes les guerres de l’Empire. Jubilation des impérialistes. Loin d’avoir exagéré, le “Nationaliste”, dimanche dernier, n’avait pas tout dit », 4 avril 1909.

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Montréal grâce à des manoeuvres financières et juridiques douteuses18. À la fin de l’année

1906, il accuse pour la première fois les gouvernements provincial et fédéral de faire le jeu

des grands financiers, aux dépens de la population, en critiquant la politique tarifaire entre

le Canada et les États-Unis19.

À partir de juillet 1907, cependant, l’exploitation du domaine public de la Province

de Québec devient un de ses deux grands chevaux de bataille avec celui de l’immigration.

Dans son premier article d’envergure sur cette question, Jules Fournier soutient que le

gouvernement de la Province de Québec exploite extrêmement mal le domaine public

comparativement à l’Ontario. En effet, cette province obtient deux fois plus de revenus de

ses concessions territoriales pour l’exploitation des ressources naturelles que la Province de

Québec. Pourtant, le Québec a concédé 70 000 milles carrés de terres publiques alors que

l’Ontario n’en a concédé que 16 000 milles carrés20. Deux semaines plus tard, Fournier

présente ce qui est pour lui la cause de cette mauvaise gestion : depuis vingt ans, les

spéculateurs financiers achètent les politiciens de la scène provinciale, que ces derniers

soient des rouges ou des bleus21. Or cet état de fait est extrêmement dommageable. En

effet, la nation canadienne-française est pauvre en capital et seule une gestion serrée et

honnête du domaine public pourrait procurer les ressources nécessaires pour financer la

modernisation économique de la nation et ainsi la soustraire à l’asservissement envers les

grands financiers.

Cette campagne sur la gestion du domaine public est déjà nettement plus

nationaliste que celle sur l’immigration. Fournier attribue les ressources naturelles d’un

territoire, la Province de Québec, à une collectivité : la nation canadienne-française. Les

fruits de l’exploitation de ces richesses doivent leur revenir. Ce faisant, il réfléchit en

fonction du paradigme nationaliste où les richesses d’un territoire donné sont attribuées aux

17 Jules Fournier (du Nationaliste) : « La bête nationale », 2 juillet 1905; « La presse et l’impérialisme », 11 mars 1909. 18 Jules Fournier (tous les articles suivants sont du Nationaliste) : « La lutte à Maisonneuve », 1er janvier 1905; « Haute finance », 13 août 1905; « Éclairage et force motrice : la poursuite de la MLH&P Co. contre la Compagnie centrale », 8 octobre 1905. La participation de Jules Fournier étant sporadique en 1905, 3 articles constituent un échantillon important pour cette année. 19 Jules Fournier, « Le Tarif douanier », Le Nationaliste, 25 novembre 1906. 20 Jules Fournier, « La situation », Le Nationaliste, 14 juillet 1907. Fournier continuera par la suite à décrire et à dénoncer la manière dont le domaine public québécois est exploité : « Deux politiques », 15 août 1907; « Les Forêts de Bondy », 4 juin 1908. 21 Jules Fournier, « Le cas de M. Dupuis », Le Nationaliste, 28 juillet 1907; voir aussi « Qu’est-ce que ça peut faire? », 4 juin 1908.

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membres d’une nation (voir la section 2.2.3.2). S’il avait raisonné en libéral, il se serait

contenté de dénoncer le fait que les politiques d’attribution en cours empêchent la totalité

des citoyens, sans distinction nationale, d’avoir accès à ces richesses. Néanmoins, il faut

ajouter qu’il ne propose jamais de mettre en place des politiques d’attribution ouvertement

discriminatoire en faveur des francophones. Rien n’empêche qu’il faille ici noter un

élément nationaliste dans la pensée de Jules Fournier.

1.2.3. Le dévouement à la nation chez les élites et le peuple. Le nationalisme de pacotille

La trahison des élites politiques envers le « peuple » est un thème récurrent des

campagnes d’opinion sur l’immigration et la gestion des ressources naturelles. La situation

économique et politique peu envieuse des Canadiens français est le résultat de quarante

années d’irresponsabilité des élites politiques, économiques et culturelles, selon Fournier.

Les élites souffrent de deux vices : l’esprit de parti et la soif du pouvoir. Pour assouvir l’un

et l’autre, elles sont prêtes à sacrifier les intérêts de la nation. Voici, par exemple, ce qu’il

dira du médecin Ernest Choquette, un homme qu’il juge intelligent et cultivé, qui demeure

un partisan des libéraux provinciaux en dépit de leur administration du domaine public : Il y a dans notre province des centaines d’hommes à qui l’on pourrait adresser les mêmes reproches. Tout le monde reconnaît qu’ils joignent à une belle intelligence une instruction solide. Ce sont des esprits clairvoyants, et ils comprennent parfaitement que notre race court chaque jour plus vite vers sa perte. Dans l’intimité, ils sont les premiers à l’admettre et à le déplorer [...]. Qu’est-ce donc qui leur ferme la bouche? [...] [C]’est l’esprit de parti, c’est à dire le genre de fanatisme le plus stupide et le plus fermé, mais aussi le plus tenace et le plus obstiné, qui sévisse non seulement dans la masse profonde, mais encore jusqu’au sein de nos classes instruites22.

La rationalité qui est ici opposée au « fanatisme », à l’irrationalité de « l’esprit de

parti », c’est l’intérêt supérieur de la nation et non le respect des valeurs et des institutions

libérales. Pour reprendre les termes de Montefiore, Fournier « juge les individus à partir

de leur dévouement à la défense et au bien-être de cette unité ». Il a sur ce point une

attitude nationaliste.

Dans ce cas, doit-on comprendre que Fournier souhaite que les Canadiens français

se soutiennent en tout et pour tout, qu’ils fassent toujours passer prioritairement

22 Jules Fournier, « L’esprit de parti », Le Nationaliste, 14 février 1909. Le peuple aussi souffre du mal de l’esprit de parti, mais, à la différence des élites, il ne dispose ni des ressources intellectuelles ni de l’accès aux idées du mouvement nationaliste dont jouissent les élites. Sa critique est beaucoup plus sévère envers les élites, dont on ne dira jamais assez de mal , qu’envers le peuple habituellement considéré juste (ces dernières citations sont tirées de l’article « Le devoir envers le peuple », Le Nationaliste, 17 janvier 1909).

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l’avancement d’un des leurs avant celui d’individus d’une autre nation? Étonnamment, la

réponse est négative. Ainsi, il dénonce l’utilisation constante par les élites du parti libéral

des « arguments de race », arguments invalides sur le plan intellectuel pour lui23. Il

explique la victoire du Parti libéral aux élections de 1908 par le « triomphe du préjugé de

race24 ». Pour Fournier, « l’argument de race » veut que l’on doive obligatoirement voter en

faveur d’un représentant de sa « race », toutes autres considérations étant exclues : Qu’il n’y ait pas de malentendu : nous somme bien d’avis qu’homme pour homme, idées pour idées, principes pour principes, garanties gouvernementales pour garanties gouvernementales, le Canadien français, comme l’Anglais, a le droit de voter de préférence pour son compatriote [...] Mais croit-on que c’est nous fortifier dans l’estime de nos concitoyens anglais que de nous conduire comme si le maintien d’un des nôtres à la direction des affaires primait à nos yeux toute autre considération? M. Laurier, qui nous a si souvent menacé d’une coalition des provinces anglaises, a-t-il réfléchi, dans la profondeur de son égoïsme, que cette coalition, la presse soi-disant libérale de la Province de Québec est en train de la provoquer25?

Ces deux derniers extraits illustrent bien la difficile opération qu’est l’analyse du

poids relatif d’éléments du paradigme nationaliste chez Fournier. D’une part, son discours

idéologique inclut des éléments qui correspondent exactement ou qui sont proches du

paradigme nationaliste : dénonciation des politiques d’immigration; jugement des élites en

fonction de leur dévouement à la collectivité; gestion des ressources naturelles pour le bien

de la nation. Mais, à l’exception du dernier cas, ses raisonnements nationalistes sont

toujours pondérés, voire presque invalidés, par des principes libéraux. D’autre part,

lorsqu’il fait preuve de manières de penser nationalistes, il le fait toujours en des mots clés

du libéralisme! Ainsi, on s’attendrait habituellement à retrouver les expressions

« fanatisme politique » et « esprit de parti » dans la bouche d’un libéral qui les opposerait à

23 Jules Fournier, « L’appel aux préjugés. “Messieurs, comment pouvez-vous hésiter entre Sir Wilfrid Laurier, un Canadien-Français et un catholique comme vous, et M. Borden, un Anglais protestant, l’ennemi acharné des Canadiens-Français...?” Paroles prononcées à St-Esprit, le 11 octobre 1908, devant une assemblée de 1500 personnes, par le député de Montcalm à la Chambre des Communes, M. E.-O. Dugas. La vraie manière de faire des élections dans la Province de Québec en l’an de grâce 1908 », Le Nationaliste, 8 janvier 1908. 24 Jules Fournier, « Le triomphe du préjugé de race. Dans toute la Province de Québec, SIX comtés seulement appuient les conservateurs. Des vingt-quatre comtés de l’Ontario et des Provinces Maritimes où la population de langue française compte le plus en nombre, VINGT-TROIS élisent des ministériels. Si le vote, dans les comtés canadiens-français, se fût partagé comme dans le reste du pays, c’était la chute du ministère », Le Nationaliste, 1 novembre 1908. 25 [Jules Fournier], « Une protestation », Le Nationaliste, 18 octobre 1908. Je ne suis pas absolument certain que cet article soit de la plume de Jules Founier. D’une part, il n’est pas signé. D’autre part, certains de ses passages sont d’une qualité et d’un style passables alors que Jules Fournier écrit habituellement très bien. Néanmoins, cet article, où l’on dénonce la manipulation des « sentiments de race » par les élites politiques et les élites financières grâce à la presse, occupe toute la première page. Vu l’importance de l’article, Jules

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la modération en politique et à la valorisation de la raison en tant qu’outil de neutralisation

des coutumes et des préjugés politiques, culturels ou religieux26. Pour donner un autre

exemple, lorsqu’il insiste sur l’objectif du Nationaliste de rendre les Canadiens français

conscients « de leur vie nationale », il utilise les expressions « relèvement de l’esprit

public », « devoir civique », « esprit civique », « politique honnête et rationnelle »; à peine

plus nationaliste, il utilisera aussi l’expression « public averti et patriote27 ». Je n’ai que

très rarement repéré, sous la plume de Fournier, des expressions du type « conscience

nationale » ou « conscience de race ».

De 1904 à 1909, je juge que Fournier est un libéral qui, choqué par le nationalisme

impérialiste d’une partie du Canada anglais, décide de lutter contre l’assimilation de sa

collectivité culturelle, les Canadiens français. Dans le tumulte de l’action politique et

certainement influencé par des personnages doués de magnétisme tels qu’Henri Bourassa

« un chef qui joint à une éloquence souvent irrésistible, une justesse et une netteté de

conceptions que l’on chercherait en vain chez aucun de ses prédécesseurs28 » , le jeune et

fougueux journaliste et directeur de journal inclut des éléments nationalistes dans son

discours. La juxtaposition de ces éléments nationalistes parmi ses valeurs libérales est la

source d’importantes tensions intellectuelles et sociales, surtout au sein de la coalition

nationaliste. Je suis convaincu que, en des termes un peu différents, Henri Bourassa lui-

même constatait, et ce dès 1904, l’attitude fondamentalement libérale de Fournier et des

individus qui gravitaient autour de ce dernier : [Je] voyais la situation à Montréal mieux que vous ne pouvez la voir [Bourassa s’adresse à Jules-Paul Tardivel]. Je constatais que les jeunes gens s’éloignaient de plus en plus des saines idées religieuses et nationales. Les idées de la feu [sic] Canada-Revue, des Débats, et celles plus voilées, et peut-être plus dangereuses, de Langlois à La Patrie, puis au Canada, de Beauchesne, au Journal, faisaient chaque jour des adeptes. Un groupe de jeunes gens, pas très religieux, mais sincèrement nationaux, tenait à s’affirmer. Je n’aurai pas réussi à leur faire faire un journal essentiellement catholique; mais je trouvai un dérivatif en les lançant dans le mouvement nationaliste29.

Fournier, alors directeur du journal, ne pouvait qu’être d’accord avec cette position très forte sur le plan éditorial. 26 Le libéral rejette la coutume, l’intérêt individuel égoïste ou l’intérêt de classe comme bases de réflexion sur les lois et la moralité sociale que devraient se donner les être humains, car aucun de ces points de départ ne permet de trouver des règles universelles et rationellement acceptables pour les humains. Sur la dénonciation des morales particularistes, celle d’une culture, d’une classe ou d’un genre, voir John Suart Mill, On Liberty (surtout l’introduction). 27 Jules Fournier, « Examen de conscience », Le Nationaliste, 28 février 1909. 28 Idem. 29 Lettre d’Henri Bourassa à Jules-Paul Tardivel, 20 avril 1904. Citée dans Hélène Pelletier-Baillargeon, Olivar Asselin et son temps. Le militant, s. l., Fides, 1996, p. 348.

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Éventuellement, ces tensions mèneront à une crise importante entre 1909 et 1910.

2. Le projet social libéral de Jules Fournier L’action idéologique de Jules Fournier vise à cultiver l’autonomie de conscience des

Canadiens français dans toutes les sphères de leur vie sociale. Il veut leur éviter le sort des

Franco-Américains qui forment une « race inférieure » aux États-Unis30. Ces derniers,

sous-éduqués, pauvres et absents des partis politique états-uniens, ne possèdent aucun

contrôle sur leur destin. Armés d’une « conscience publique éclairée », les Canadiens

français seront en mesure de parer le complot impérialiste qui les menace et pourront se

développer matériellement et intellectuellement comme n’importe quel autre peuple31.

Ainsi, l’action idéologique du jeune directeur du Nationaliste s’adresse nommément

aux membres de sa communauté culturelle, les Canadiens français. Si cela dénote un

intérêt certain, une préoccupation aiguë du devenir de ceux-ci, je continue à maintenir que

cela ne fait pas nécessairement de lui un nationaliste au sens fort du terme. Premièrement,

un libéral peut se révolter contre le fait qu’une minorité culturelle soit placée

systématiquement, sur le plan tant économique que culturel, dans une situation inférieure.

Or : un peu par notre faute, beaucoup à cause de circonstances contre lesquelles nous ne pouvons rien, nous somme inférieurs à nos concitoyens d’autres origines sous le rapport de la richesse et sous le rapport de l’influence32.

Deuxièmement, Fournier ne fait jamais de lien exclusif entre la citoyenneté et la nation.

Troisièmement, il n’a aucune attitude conservatrice de protection des institutions et valeurs

historiques qui définissent la nation. Quatrièmement, son principe ultime pour juger des

individus n’est pas toujours, loin s’en faut, le dévouement à la nation; il valorise

énormément la liberté de pensée, tant chez lui que chez les autres.

2.1. L’autonomie de conscience dans la sphère politique et « l’opinion publique »

Pour Fournier, les chefs et les partis politiques n’ont de raison d’être, en démocratie,

qu’en tant que prolongement sur le plan gouvernemental des volontés politiques du peuple.

30 Jules Fournier, « Politique nationaliste », Le Nationaliste, 6 septembre 1908. 31 Jules Fournier, « Examen de conscience », Le Nationaliste, 21 février 1909. 32 Jules Fournier, « Réplique à M. Ab der Halden », La Revue Canadienne, février 1907.

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S’ils ne sont pas encadrés par l’opinion publique, ils dérivent nécessairement vers

l’incompétence et la corruption. Analysant le rôle politique de Wilfrid Laurier, il dira : Dans la réalité, les chefs ont rarement l'importance qu'on leur accorde. Le plus grand des hommes du monde sera toujours impuissant s'il n'est soutenu par une opinion publique éclairée. C’est ce qui a manqué à Laurier pour nous donner une partie au moins des grandes oeuvres qu’il rêvait, il y a vingt ans. Efforçons-nous de préparer à ses successeurs cet indispensable levier. Ce qu'il faut avant tout, c'est de créer une opinion publique33.

« L’opinion publique » qui guide les politiciens, loin d’être une réalité intangible,

s’incarne dans un ensemble de pratiques sociales dont le modèle, pour Jules Fournier, est la

nation anglaise : Appelés à vivre dans un pays de démocratie [le Canada], nous entendons absolument à rebours l’esprit du parlementarisme. Après soixante ans de gouvernement responsable, il nous reste encore à apprendre que ce régime est avant tout le gouvernement du peuple PAR LE PEUPLE; que les ministres sont là seulement pour obéir à nos ordres et que c’est à nous de leur dicter en tout temps, et non pas seulement une fois tous les cinq ans, les actes qu’ils doivent accomplir pour notre compte. Ainsi l’on fait en Angleterre, où ce n’est pas dans les parlements que s’élabore et se façonne principalement la politique de la nation, mais bien dans les assemblées publiques et dans les réunions sociales, dans les clubs et les journaux et où les ministres, si éminents qu’ils soient, ne sont en somme que des employés[...] du peuple34.

Il est intéressant de noter ici que l’héritage culturel français est, sur le plan politique,

un des principaux obstacles à l’atteinte de cet objectif : Pour nous, au contraire, il semble bien que ce ne sont pas des ministres, mais bien des dictateurs à qui nous avons donné carte blanche pour la durée entière de leur terme d’office. [Est-ce un trait commun] à tous les peuples latins? Chose certaine, ce régime d’institutions, pour eux relativement récent, paraît plutôt les embarrasser, et ils n’ont pu encore en pénétrer le fonctionnement. C’est qu’on n’a pas en vain derrière soi trente siècles de monarchie. L’esprit des vieilles institutions persiste sous des formules nouvelles et l’absolutisme d’un Colbert ou d’un Richelieu survit dans un Combes ou un Clemenceau35.

Parmi les nouvelles pratiques sociales que Jules Fournier voudrait voir s’imposer, il

en est une particulièrement importante : un journalisme indépendant des partis politiques et

de la haute finance. Fournier érige le Nationaliste « qui ne dépend ni du parti rouge, ni du

parti bleu, ni même du parti nationaliste » en fer de lance de ce nouveau journalisme36.

Afin d’appuyer ses dénonciations, Fournier analysera les comptes publics de la Province de

33 Jules Fournier, « M. Laurier et l’idéal politique », Le Nationaliste, 28 juin 1908. 34 Jules Fournier, « Examen de conscience », Le Nationaliste, 21 février 1909. 35 Idem. Il est intéressant de noter ici que la position prise par Fournier sur le gouvernement de Combes est la même que celle des libéraux centristes de France. Ces derniers ont été très critiques envers Combes après « l’affaire des fiches ». Voir Georges Lefranc, Les gauches en France, 1789-1972. Paris, Payot, 1973, p. 162.

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Québec pour y trouver les sommes que l’État verse aux courriéristes parlementaires,

pratique qui donne un puissant levier d’influence pour le parti politique au pouvoir sur ces

journalistes. Il confrontera ensuite le monde journalistique à ces informations37.

Néanmoins, il salue avec enthousiasme toute initiative qui pourrait protéger les journalistes

dans la pratique de leur métier et ainsi leur procurer une plus grande indépendance

financière et juridique38.

L’opinion publique tant souhaitée remplacera la « religion de parti » et les

« préjugés de race » dans les décisions politiques que prend le « peuple » aux élections et

entre les élections. Ainsi, les Canadiens français seront en mesure d’imposer l’adoption des

politiques qui garantiront la fin de leur domination. La principale de ces politiques sera

celle qui assurera la modernisation économique des Canadiens français.

2.2. La sphère économique : des ressources naturelles gérées pour l’enrichissement collectif

Jules Fournier pose certaines conditions pour que l’on puisse juger comme

moralement et socialement bonnes les pratiques commerciales, industrielles et financières

au sein d’une société. D’une part, tous les individus doivent être soumis aux mêmes règles,

ce qui permet de se livrer à une saine compétition. Ainsi, toute forme de patronage,

découlant du pouvoir financier ou du pouvoir politique, doit être combattue. D’autre part,

les richesses publiques et les services publics doivent servir à l’enrichissement collectif et

non seulement à quelques individus privilégiés. Ainsi, les terres de la Couronne doivent

être gérées de telle manière qu’elles rapportent des revenus suffisants à l’État pour que

celui-ci mette en place les infrastructures économiques et culturelles qui permettent à tous

les individus méritants de prospérer.

Entre 1904 et 1909, Jules Fournier considère que ni l’une ni l’autre de ces

conditions ne sont en place. Les élites pratiquent le favoritisme à grande échelle et l’État

cède les richesses naturelles à des prix dérisoires au premier spéculateur venu. Afin de

renverser la vapeur, l’État québécois doit réviser complètement sa gestion du domaine

public. Cette révision doit abolir le favoritisme dans la répartition de l’immense potentiel

36 Jules Fournier (tous les articles suivants sont du Nationaliste) : « Une protestation », 18 octobre 1908; sur l’indépendance du Nationaliste face au mouvement, voir aussi « Le “Nationaliste” et les nationalistes », 14 février 1909. 37 Jules Fournier (du Nationaliste), « Un scandale », 17 mai 1908; « Lettre ouverte. À l’Association de la Presse », 24 mai 1908.

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économique des ressources naturelles de la Province et augmenter les revenus de l’État

québécois. Avec ces nouveaux revenus, l’État québécois pourra moderniser les

infrastructures économiques de la Province.

C’est en juillet 1907 qu’il expose pour la première fois ce programme de réformes39.

Il est constitué de trois volets. Dans un premier volet, l’État doit assurer une meilleure mise

en valeur des terres de la Couronne. Au préalable, l’État doit faire une recension

scientifique des terres de la Couronne pour déterminer la valeur réelle des terres qu’il

accordera : quel est le potentiel hydroélectrique des différents cours d’eau? Comment sont

réparties les ressources minières? Quels types de bois peut-on exploiter en fonction des

territoires? Ensuite, l’État doit mettre en place des ventes aux enchères publiques dont les

règles sont fixes et connues de tous, qui permettraient à tous les individus qui le désirent de

participer au processus d’acquisition des ressources naturelles. Enfin, ceux qui font

l’acquisition d’une ressource naturelle doivent respecter leur engagement de la mettre en

valeur sous peine de se voir confisquer leur bien.

L’ensemble de ces réformes accroîtront de beaucoup les ressources de l’État.

L’étude de la valeur des ressources permettra de mettre celles-ci en vente à des prix

beaucoup plus élevés. Ensuite, la mise à l’encan permettra de faire encore grimper les prix

de vente de celles-ci. Enfin, l’obligation de résultats permettra d’écarter les individus qui

achètent des terres simplement pour faire de la spéculation. Les ressources acquises par ce

premier volet du plan de réforme permettent d’en engager les deux autres volets.

Dans un deuxième volet, l’État doit permettre à l’agriculture d’accroître sa

production et de s’adapter aux techniques modernes. Ceci découle d’un constat fort

simple : l’agriculture est un des principaux secteurs économiques du Québec au début du

siècle. Tout plan de développement économique doit donc tenir compte de ce domaine

d’activité. Néanmoins, Fournier avertit ses contemporains que d’ici trente ans, l’agriculture

deviendra un aspect mineur de l’économie de la Province de Québec40. Le futur est

industriel, mais le présent est agricole. Il faut préparer la transition. Dans cette optique, il

faut d’abord permettre la mise en valeur des bonnes terres agricoles du Québec qui sont

38 Jules Fournier, « Le congrès de la presse », Le Nationaliste, 31 janvier 1909. 39 Jules Fournier, « La situation » , Le Nationaliste, 14 juillet 1907. Voir aussi : « Le cas de M. Dupuis », 28 juillet 1907; « Qu’est-ce que ça peut faire? », 4 juin 1908; « Deux politiques », 15 août 1907; « Les Forêts de Bondy » 4 juin 1908. 40 Jules Fournier, « Politique nationaliste », Le Nationaliste, 6 septembre 1908.

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pour l’instant inexploitées à cause des spéculateurs fonciers41. Ensuite, l’État doit faire

pénétrer chez les populations rurales les nouvelles techniques agricoles grâce à des

journaux et des écoles spécialisées.

Dans un dernier volet, l’État doit mettre en place les infrastructures qui permettront

à une classe entrepreneuriale ainsi qu’à une classe d’ouvriers spécialisés de se développer.

Ceci passe par un réseau d’écoles commerciales et techniques présentes dans toutes les

régions de la Province. Aussi, l’État doit offrir un programme de prêts garantis pour

permettre à ces nouveaux entrepreneurs de financer leurs entreprises42.

La politique économique proposée par Fournier est la partie la plus nationaliste de

son discours idéologique, car il fait un lien étroit entre les ressources naturelles d’un

territoire et une collectivité, la dernière ayant une sorte de droit implicite sur le premier.

Néanmoins, je rappelle encore une fois que Fournier ne propose jamais de réserver ces

ressources, par une nationalisation étatique par exemple, pour qu’elles soient gérées au seul

profit des Canadiens français, alors que cela aurait été la réponse entièrement nationaliste à

leur situation économique défavorable.

2.3 La sphère éducative

L’instruction publique est gravement déficiente chez les Canadiens français. Ce

problème dépasse le manque d’instruction technique et commerciale et est tout aussi vrai

pour l’ensemble des domaines de la pensée. Les Canadiens français ne sont pas assez

instruits « pour suivre l’évolution universelle ». Ce phénomène découle de la lenteur du

clergé à moderniser les méthodes et le contenu de son enseignement, et du peu de

ressources qu’investit l’État québécois dans l’enseignement primaire et secondaire43.

Conséquemment, les Canadiens français sont, dans leur vaste majorité, dans un « triste état

d’esprit » : Nos gens et je parle de plus passables, de ceux qui ont fait des études secondaires ne savent pas lire. Ils ignorent tout des auteurs français contemporains. Les sept huitièmes d’entre eux n’ont jamais lu deux pages de Victor Hugo et ignorent jusqu’au nom de Taine. Ils pourront, à l’occasion, acheter des ouvrages canadiens, mais qu’ils se garderont bien d’ouvrir, non parce qu’ils les jugeront inférieurs, mais simplement parce qu’ils n’aiment pas lire44.

41 Jules Fournier, « Une épitaphe », Le Nationaliste, 16 août 1908. 42 Jules Fournier, « Politique nationaliste », Le Nationaliste, 6 septembre 1908. 43 Jules Fournier, « Le rôle du clergé au Canada », Le Nationaliste, 2 août 1908. 44 Jules Fournier, « Réplique à M. Ab der Halden », Revue Canadienne, 1 janvier 1907.

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Malgré ce constat sévère, la position de Jules Fournier face à l’instruction publique

est ambivalente. D’une part, il ne prendra jamais directement position en faveur des

réformes exigées par les libéraux réformateurs entre 1904 et 1909, telles l’instruction

obligatoire ou l’uniformité des manuels scolaires. Néanmoins, il laisse parfois entendre

qu’il est favorable à ces mesures45. Mais, en bout de ligne, il refuse de trancher : J’ai lu et entendu, depuis quelques années, un nombre infini d’arguments pour et contre l’école obligatoire; pour et contre l’uniformité des livres; pour et contre les bibliothèques publiques. Or, si de part et d’autre j’ai trouvé des raisons d’un grand poids, il ne me paraît point qu’on en ait encore donné de décisives46.

Cette attitude, il la justifie ainsi : le plus grave problème de l’instruction publique

est le manque de ressources de l’État : Nous sommes les premiers à admettre, au “Nationaliste”, qu’il faut donner des écoles aux Canadiens français, et nous croyons comprendre, tout comme ces messieurs du “Canada”, que nos compatriotes ont fortement besoin d’être décrassés. C’est une constatation peut-être humiliante, mais nécessaire […]. [Mais] les véritables ennemis de l’instruction, les véritables obscurantistes ne sont point ceux qui, à tort ou à raison, considèrent comme relativement prématuré l’établissement d’écoles techniques en notre province. Ce sont ceux qui, sachant que le manque d’argent est la grande plaie du jour pour l’instruction publique comme pour tout le reste, s’acharnent cependant à justifier par tous les moyens les boodlers47 que nous avons aujourd’hui pour gouvernement. Si l’instruction publique n’avance pas, c’est parce que nous n’avons pas d’argent, c’est parce que notre gouvernement nous vole48.

2.4 La sphère religieuse :

Les questions religieuses n’occupent pas une place mineure pendant cette période.

Mais ici encore, on sent que l’autonomie de conscience prime dans la pratique religieuse.

Lorsqu’il parle de la religion, c’est pour déplorer le zèle religieux sur la place publique ou

pour dénoncer le conservatisme intransigeant de ce qu’il considère être une petite frange de

l’Église québécoise49. Dans l’ensemble, il juge que l’Église québécoise est « patriote » et

qu’elle a rendu de grands services à la nation par son « dévouement », notamment dans le

secteur de l’éducation. Cependant, Fournier ne considère pas que la relation entre l’Église

et le fidèle doive être à sens unique, la première dictant au second ses manières de penser et

d’agir. Il a même une conception assez démocratique de l’Église. Il juge normal que les

45 Jules Fournier, « L’instruction obligatoire », Le Nationaliste, 17 juin 1906. 46 Jules Fournier, « En réponse à la “Vérité” », Le Nationaliste, 17 janvier 1909. 47 Adaptation du terme américain boodle, signifiant une somme d’argent utilisée pour la corruption. 48 Jules Fournier, « À propos de Jacques-Cartier », Le Nationaliste, 31 mai 1908. 49 Jules Fournier, (tous les articles suivants sont du Nationaliste) : « La Lord Day’s Alliance », 3 juillet 1904; « L’instruction obligatoire », 17 juin 1906; « L’Abbé Colin Franc-Maçon. Étrange découverte d’un jeune étudiant en droit soufflé par de savantes gens », 1er juillet 1906; « M. Gouin et les Athées », 15 août 1907.

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laïcs influencent la gestion et l’évolution des institutions sociales de l’Église50. Ainsi, Jules

Fournier se croit dans son droit le plus strict lorsqu’il réclame de l’Église qu’elle modernise

les méthodes d’enseignement de ses institutions scolaires. Toujours dans cette perspective,

il est sain qu’un laïc interpelle les évêques afin de réclamer qu’ils corrigent une position

sur une question d’actualité51.

3. Le libéralisme nationaliste de Jules Fournier vis-à-vis le paysage politico-

idéologique de la période 1904-1909. 3.1. Le mouvement nationaliste : la cohabitation malaisée avec les nationalistes

traditionalistes

Jules Fournier, par ses articles, nous laisse une foule d’indices suggérant que le

mouvement nationaliste était divisé en deux groupes définisseurs dont la cohabitation était

malaisée : des libéraux sensibles au destin de la minorité nationale canadienne-française et

des nationalistes traditionalistes. Qu’avaient-ils en commun? Le désir de protéger les

Canadiens français de l’impérialisme. Au-delà de cet objectif, les deux groupes étaient

séparés par leurs valeurs. On peut au moins affirmer que les deux groupes constataient

et déploraient : (i) la diminution du poids démographique des francophones au Canada; (ii)

le projet des impérialistes du pays d’assimiler les francophones et de pousser l’intégration

du Canada dans les structures de l’Empire. Au-delà de cela, je crois qu’il faut considérer

que les deux groupes se sont livrés à une lutte sourde au sein du mouvement. L’étude du

discours de Jules Fournier pousse à cette hypothèse.

Si Jules Fournier vante parfois les grands mérites d’Henri Bourassa, on est aussi

obligé de constater qu’il ne parle presque jamais de celui qui est supposé être le chef de file

de l’ensemble du mouvement nationaliste. Il n’a écrit qu’un seul article portant directement

sur les qualités et le leadership d’Henri Bourassa52. En tant que directeur du Nationaliste,

Fournier a même tenu à préciser, le 14 février 1909, qu’il avait accepté ce poste à la

condition expresse d’être absolument indépendant de toute influence externe, y compris

celle d’Henri Bourassa53!

50 Jules Fournier, « Les moeurs à Montréal », Le Nationaliste, 15 janvier 1905. 51 Jules Fournier, « Le clergé et l’immigration. Mgr Langevin en désaccord avec Mgr Têtu », Le Nationaliste, 22 décembre 1907. 52 Jules Fournier, « Bourassa dans la mêlée », Le Nationaliste, 10 mai 1908. 53 Jules Fournier, « Le “Nationaliste” et les nationalistes », Le Nationaliste, 14 février 1909.

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Est-ce un hasard? Une semaine seulement avant cette déclaration d’indépendance

envers le leader catholique (le 7 février 1909), Jules Fournier annonce qu’il est exaspéré

des attaques à répétition que lui livrent les journaux nationalistes traditionalistes, tels la

Vérité, le Pionnier et la Croix.54. On apprend dans ce même article du 7 février 1909 que

la Croix reproche au Nationaliste d’être un refuge de libéraux « radicaux », épithète

habituellement accolée aux individus gravitant autour de Godfroy Langlois. Il semble que

les journaux nationalistes-traditionalistes aient tenté de forcer la main de Fournier en

l’obligeant à se déclarer favorable à leurs positions face au système d’éducation de la

Province de Québec.

La méfiance des journaux traditionalistes à l’égard de Jules Fournier est, de leur

point de vue, fort compréhensible. Jusqu’en 1906, Jules Fournier a tenu des propos très

proches des libéraux politiques sur l’éducation. Ne déclare-t-il pas, cette année-là, que les

trois quarts de « l’élite intellectuelle du clergé » seraient en faveur de l’instruction

obligatoire? Par la suite, dans ses nombreuses polémiques avec Godfroy Langlois, Fournier

se déclare toujours partisan des idées libérales. Ce qu’il reproche à Langlois, ce n’est pas

son libéralisme, ni même son absence de préoccupations nationales, c’est sa participation à

un parti politique que Jules Fournier considère corrompu (j’y reviendrai dans quelques

lignes). Cette attitude de Fournier face à Langlois, en 1908-1909, confirme les craintes

qu’avait formulées Henri Bourassa à Tardivel dès 1904 : une partie importante de la

jeunesse montréalaise est sympathique aux idées libérales. Aussi, peu de temps avant que

la polémique n’éclate avec les journaux traditionalistes, Jules Fournier embauche au

Nationaliste un journaliste qui a fait des « chroniques ouvrières » à la Presse, Jules

Helbronner, qui plus est un Juif55. Enfin, je crois qu’il est important de noter qu’à aucun

moment, Jules Fournier n’utilise les concepts centraux du discours traditionaliste. D’une

part, il ne fait jamais référence aux droits de la famille et aux droits de l’Église. À chaque

fois qu’il traite d’une institution, y compris de l’Église, c’est pour souligner l’autonomie de

54 Jules Fournier, « Pro Domo. En réponse à un article de la “Vérité” », Le Nationaliste, 7 février 1909. Cet article clôt temporairement un débat de plus en plus animé auquel se livraient Jules Fournier et les journaux traditionalistes depuis quelques semaines. Voir aussi (du Nationaliste) : « En réponse à la “Vérité” », 17 janvier 1909; « La “Vérité” et nous », 31 janvier 1909. 55 Jules Fournier, « La collaboration de M. Helbronner », Le Nationaliste,16 décembre 1908.

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conscience de l’individu au sein de celle-ci. D’autre part, plutôt que d’invoquer l’influence

divine dans le déroulement historique, il souligne le rôle central du « hasard »56.

Malgré cela, Fournier tient quand même à l’alliance avec les nationalistes

traditionalistes, car il juge prioritaires la lutte contre les impérialistes et la réforme de la

gestion du domaine public. Ainsi, je crois d’ailleurs probable que Jules Fournier modère

ses positions libérales sur les questions de l’instruction obligatoire et de l’uniformité des

livres. La concession peut paraître grande, mais elle sera de courte durée.

3.2. Le libéralisme des « radicaux »: légitimité du combat et désaccord sur les stratégies

En août 1908, le Nationaliste publie la lettre d’un lecteur dénonçant la crainte

entretenue dans plusieurs milieux envers les « libéraux radicaux ». Cette même lettre

accuse les élites canadiennes-françaises d’être incultes et affirme que la société canadienne-

française est manipulée par le clergé. Enfin, on y considère que tous ceux qui ne sont pas

des partisans de Clemenceau et de Combes sont des « ânes ».

La réaction de Jules Fournier à cette lettre illustre bien sa conception du libéralisme.

D’une part, il est tout à fait d’accord pour dénoncer lui aussi les réactions violentes qu’ont

plusieurs milieux à la seule épithète de « libre penseur ». Pour lui, certains des plus grands

penseurs français ont été, dans une partie ou la totalité de leur vie, des athées. Il est aussi

d’accord avec l’affirmation que les élites canadiennes-françaises ne sont pas assez cultivées

et ouvertes sur le monde. D’autre part, il refuse de considérer que le clergé canadien-

français puisse manipuler le peuple ou que l’on puisse être un « âne » parce que l’on n’est

pas un partisan de la déconfessionnalisation des écoles. Si Fournier n’aime pas le

conservatisme de la société qui l’entoure, il refuse de tomber dans ce qu’il considère

comme une autre bêtise : l’acharnement contre la religion ou les institutions de l’Église

catholique57. Ceci s’explique d’autant plus facilement que, parmi les auteurs qui ont eu le

plus d’influence sur Jules Fournier, on retrouve beaucoup de catholiques, dont certains

étaient très conservateurs, tel que Thomas d’Aquin, Maistre, Lacordaire, Bossuet,

Montalembert, Fénelon, Veuillot58. Quoi qu’il en soit, la réponse de Fournier est bel et

bien celle d’un libéral, conformément au deuxième cas de mon exposé sur les attitudes

56 Jules Fournier, « Chez les Franco-américains. XVIII. De quoi demain sera-t-il fait? », Le Canada, 18 janvier 1905. 57 Jules Fournier, « Un homme sûr de lui », Le Nationaliste, 2 août 1908.

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libérales et nationales, car il tolère l’expression de toute idée, tout projet social, même ceux

qui remettent en question une institution traditionnelle de la nation.

Sur le plan politique, il est essentiel de noter que les nombreuses attaques de Jules

Fournier envers Godfroy Langlois se font au nom du libéralisme. En effet, Jules Fournier

considère que Godfroy Langlois est trop profondément impliqué dans la « religion de

parti », dans la défense à tout prix du Parti libéral pour pouvoir défendre honnêtement les

principes libéraux : Je serais, pour ma part, curieux de savoir comment le “Nationaliste” est plus tory que M. Langlois, et comment M. Langlois est plus libéral que le “Nationaliste”. Lorsque le directeur du “Canada” vante à ses lecteurs l’idée libérale, nous ne faisons nulle difficulté de l’approuver. Lorsqu’il proclame la nécessité de l’instruction publique et qu’il jette à sa race le cri d’alarme, nous trouvons qu’il a raison. S’il dit enfin que nous devrions mieux payer nos institutrices, créer des établissements perfectionnés d’éducation et améliorer en général notre système d’enseignement, nous sommes tout à fait de son avis. La différence entre lui et nous, c’est que lorsque nous lui suggérons le seul moyen de rendre possible toutes ces belles choses c’est-à-dire la réforme de l’administration du domaine public , il n’en est plus du tout, pour cette excellente raison que cela dérangerait un certain nombre de boodlers qui sont ses amis. Aussi, si pour être libéral on doit nécessairement approuver les hommes tarés qui se parent aujourd’hui de ce titre quitte à fouler aux pieds tous les principes du libéralisme; et si pour n’être pas tory il faut donner son appui à des hommes qui n’ont de libéral que le nom et dont toutes les oeuvres portent l’empreinte du conservatisme le plus noir, le “Nationaliste” consent volontiers à passer pour tory. M. Langlois sait comme nous que nos chefs à Ottawa et à Québec incarnent aujourd’hui ce qu’il y a de plus foncièrement anti-libéral dans le pays. [...] nous sommes plus libéraux que lui59.

3.3. Les partis politiques libéraux et conservateurs : des étiquettes vides de sens qui cachent

un profond conservatisme social

Comme l’annonce cette dernière citation, Jules Fournier considère que l’étiquette

idéologique dont se pare le Parti libéral est vide de sens. Ceci rejoint sa croyance en la

« trahison des élites » envers la nation. Néanmoins, il serait possible de croire, à la lumière

des dernières citations, que la critique des élites par Fournier est en fait une attaque des

membres du Parti libéral par un partisan du Parti conservateur, cette attaque étant

camouflée sous la rhétorique des intérêts supérieurs de la nation. Je crois qu’il n’en est

rien. Jules Fournier n’est pas un partisan conservateur et, lorsqu’il critique les élites

politiques et dénonce le conservatisme des partis en place, il attaque tant les bleus que les

rouges.

58 Jules Fournier, « Religion et religions », Le Nationaliste, 24 avril 1909.

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D’une part, Jules Fournier est un sympathisant actif du parti libéral au début de sa

carrière journalistique. Ses études au collège classique ont été payées en partie par Wilfrid

Laurier. Il appelle ce dernier son « protecteur » dans une lettre qu’il lui adresse en 190460.

Toujours en 1904, il appuie activement un de ses amis (Octave Mousseau) qui se présente

comme candidat libéral aux élections fédérales dans le comté de Soulanges61. De 1904 à

1908, il travaille au Canada sous la direction de Godfroy Langlois. Jusqu’en juillet 1907,

on sent que Jules Fournier est prêt à laisser une chance aux libéraux provinciaux62, même

s’il juge qu’ils ne sont plus à la hauteur de l’héritage du parti libéral de l’époque de

Mercier63.

D’autre part, jamais Jules Fournier ne présentera sous un jour favorable les

politiques et les politiciens du Parti conservateur. En 1907, il décrit le nouveau programme

du Parti conservateur fédéral ainsi : « le programme économique de M. Borden est bon »,

car il prône la nationalisation des infrastructures économique et des monopoles des services

publics partout au Canada, « son programme fiscal est absurde », car il propose une

préférence tarifaire à l’Empire et « son programme politique est faible », car il ne contient

aucune proposition pour les Canadiens français ou l’autonomie des provinces. Quant à

Borden lui-même, il juge qu’il « est un brave homme; il a des idées justes; il n’est pas

homme d’État64 ». En 1908, il se réjouit de l’élection de quelques députés conservateurs de

plus à l’Assemblée législative de la Province d’abord et avant tout parce que ces nouveaux

députés conservateurs sont des partisans d’Henri Bourassa et qu’ils sont individuellement

des personnages respectables dans leur domaine d’activité professionnelle65. À la fin de la

même année, lors de la réélection des libéraux de Laurier à Ottawa, il formule ce

commentaire sur la défaite des conservateurs : On aurait tort d’en conclure, cependant, que nous condamnions M. Laurier sans merci et que nous aurions été dans l’extase de lui voir succéder M. Borden. [...] Le Ministère Laurier, durant les quatre dernières années, a commis bien des fautes, mais son administration était encore défendable, surtout contre les gens qui avaient la prétention de le remplacer66.

59 Jules Fournier, « L’homme aux brochures », Le Nationaliste, 1er novembre 1908. 60 Ottawa, Archives nationales du Canada, fonds Wilfrid Laurier (MG-26J), correspondance (série A), pièces 87030 a-b-c-d). 61 Jules Fournier, « Si j’avais à défendre Octave Mousseau », L’Action, 4 avril 1914. 62 Jules Fournier, « La situation », Le Nationaliste, 14 juillet 1907. 63 Jules Fournier, « Les partisans de M. Gouin », Le Nationaliste, 11 août 1907. 64 Jules Fournier, « Le nouveau programme Borden », Le Nationaliste, 25 août 1907. 65 Jules Fournier, « La prochaine législature », Le Nationaliste, 14 juin 1908. 66 Jules Fournier, « Le triomphe du préjugé de race […] », Le Nationaliste, 1er novembre 1908.

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Ces remarques devraient démontrer que Jules Fournier est sincère lorsqu’il dit critiquer

l’ensemble de l’élite politique et les deux grands partis.

3.4. Le socialisme et le rôle des femmes : les zones de silence du discours de Jules Fournier

Il est intéressant de noter que Jules Fournier ne discute en aucun moment des idées

socialistes ou de leur impact sur la société qui l’entoure. D’autre part, on peut souligner

que la conception des genres masculin et féminin chez Jules Fournier est traditionnelle. La

femme est un être plus faible que l’homme au point de vue moral. Ainsi, certaines lectures

peuvent détériorer son moral67. Dans la même ligne d’idées, l’homme qui s’est corrompu

est associé à la prostituée, image même de l’être faible tombé dans la dégénérescence

morale68. Inversement, les vertus de l’action dans la sphère publique sont associées à

l’homme : La Province se sent étouffer, elle a besoin de quelqu’un qui lui donne de l’air; et c’est pourquoi la figure de Bourassa, si honnête, si mâle et si courageuse, est en même temps si populaire69.

Toutefois, il faut ajouter que le rôle des hommes et des femmes n’est jamais abordé en soi

entre 1904 et 1909. De plus, les allusions aux rôles des hommes et des femmes, même

indirectement, sont extrêmement rares.

J’évalue donc que, de 1904 à 1909, les éléments libéraux du discours de Jules

Fournier dominent. Ainsi, il défend une vision libérale de la citoyenneté et de l’État, il

prône une presse indépendante des grands partis politiques et du clergé, se montre tolérant

envers les individus qui remettent en question le rôle de l’Église au Canada français.

D’ailleurs, il s’affiche fièrement partisan de « l’idée libérale », une attitude qui rend les

journaux nationalistes traditionalistes de plus en plus nerveux et critiques envers Le

Nationaliste qu’il dirige. Cependant, j’ajoute du même souffle que son discours comporte

d’importants éléments de l’idéologie nationaliste. On le voit par exemple associer

étroitement les ressources naturelles de la Province de Québec aux Canadiens français. Sa

critique des élites, insouciantes du devenir national, a, elle aussi, un ton franchement

nationaliste. Néanmoins, il me semble que ces éléments nationalistes sont incorporés dans

67 Jules Fournier, « Une lettre de M. Rostand », Le Nationaliste, 7 mars 1909. 68 Jules Fournier, « À bâtons rompus sur le dos d’Ulric », Le Nationaliste, 30 juin 1907. 69 Jules Fournier, « Bourassa dans la mêlée », Le Nationaliste, 10 mai 1908.

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un paradigme libéral. Cette entreprise génère d’importantes tensions dans son discours. Le

tempérament fougueux de Fournier, son impatience à voir les éléments nationalistes de son

discours pris en compte par les élites, transformeront ces tensions en crise intellectuelle

majeure à la faveur d’un difficile séjour en prison qu’il s’apprête à vivre.