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Mort aux Ramones ! AU DIABLE VAUVERT

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Mort aux Ramones !

AU DIABLE VAUVERT

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Dee Dee Ramoneavec Veronica Kofman

Mort aux Ramones !Traduit de l’américain par VIRGINIE DESPENTES

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Titre original : POISON HEART, Surviving The RamonesPublié chez SAF Publishing Ltd

© Dee Dee Ramone (Douglas Colvin), 1997© Éditions Au diable vauvert, 2002 pour la traduction française

Au diable vauvertLa Laune 30600 [email protected]

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Tiens, puisqu’on parlait des Ramones, le livre de leur bassiste Dee Dee est l’un des trois meilleurs bouquinsrock de tous les temps. Me cherchez pas : les livresrock correspondent grosso modo à trois familles caté-goriques.

Premièrement, il y a les livres universitaires. Lents,lourds, lugubres. Écrits comme ça, par des professeursqui accumulent les anecdotes vérifiées et les référencesde singles disparus sans jamais approcher le quart dela moitié de l’intensité du pire solo de JohnnyRamone. Des livres, ça ? Des pensums !

Deuxième catégorie : les dictionnaires du rock. Touspesant près de 20 kilos. Le rocker les adore. Arméd’un stylo, il les annote en rouge, ajoutant les mortsrécents. Notamment Dee Dee Ramone, 5 juin 2002,Los Angeles. Surdose.

Et enfin, bingo : les bizarres brûlots des rescapés dugrand huit binaire. Mötley Crüe, le batteur du Bandou Ian Hunter, on prend tout. Parce que ces grands

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brûlés racontent la déflagration vécue en premièreligne, au cul de la machine. Alors quand Dee Deepique au truc… du Jules Vallès branché 220 volts,voilà tout à fait le style du personnage.

Un livre à l’image de son rock, finalement : décapé,désossé, sans inutile circonvolution ou fioriture sty-listique, droit au but, phrases de quinze mots, aussicourtes que définitives, pas moyen de reprendre sonsouffle avant la conclusion vicieuse du petit chapitre,tout est restitué en direct, baffes, lignes, shoots,marques d’amplis et accidents de bagnoles… une vie.

En plus Dee Dee était un Ramone. « One TwoThree Four » c’était lui. Gueulait ça avant chaquemorceau, lors de chaque concert, dix-huit ans durant.

Au début, les Ramones sont un groupe de rock clas-sique : quatre gamins paumés, fous des Beatles et desStooges. Les quatre Ramones apprennent à la dure,deviennent fièrement pros, deviennent salement bons.D’un coup, les quatre de Forest Hill se retrouvent ferde lance du punk américain. Deux générations defans apprendront à mouliner des accords ou tricoterde la basse sur leur premier album, paru en 1976. SidVicious le premier, qui révérait Dee Dee, un garscomme lui, « sérieux dans la défonce ».

Mais les Ramones représentaient une formidablemenace pour l’opulente bourgeoisie du business rock.Dans un touchant ensemble, le métier du disqueaméricain décida que ce mouvement punk ne passe-rait pas, nulle part. En tous cas, ni à la radio, encoremoins à la télé.

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Du coup la fabuleuse aventure de Dee Dee vire tra-gédie. Que faire ? Restent le camion, la route, lesclubs. Déçu par l’ampleur de cette moderne croisade,le groupe accepte toutes les compromissions avecl’idée de départ (« Être les nouveaux Beatles, yeah,yeah, yeah») se colletant avec les bas-fonds de l’Amé-rique puis de la planète, portant eux-mêmes le matos,dix-huit ans empilés à six dans un minibus, on estloin du boeing privé du Zeppelin. Le groupe admettout, toute cette misère, sauf… Sauf que ça n’em-pêche pas les Ramones de faire une prodigieuseconsommation de drogue et d’alcool. Comme desgrands. Comme des stars. Tout sauf idiot, Dee Deene prêche pas. Il raconte minutieusement l’explosionde sa personnalité. Sa transformation en humanoïdedézingué et querelleur. Dans une crise samouraïultime, le bouillant bassiste finit par s’autovirer dugroupe dont il est fondateur, a trouvé le nom, écritles principaux hits aussi.

C’est ça, l’histoire. Comme une grande virée sur leRollercoaster de Coney Island. Avec une superbe ten-tative du Victor Hugo punk pour recoller les mor-ceaux de sa pauvre vie.

Par un destin taquin, Joey le chanteur allait mourird’un cancer le 15 avril 2001, juste après la publica-tion de ce livre, juste avant la probable réconciliation,le tribute des grands du rock, le Rock’n’Roll Hall OfFame et l’inévitable reformation. Depuis ce jour ter-rible de la disparition de son chanteur, Dee Dee secolletait avec son fantôme. Quel culot, ce disparu !

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Dans ses interviews, Dee Dee le maudissait, protes-tant de sa propre importance historique, faisant bienson boulot d’Averell Dalton jusqu’au bout de saroute.

Qui ne fut pas une catastrophe en avion commeLynyrd Skynyrd, pas la châtaigne électrique qui tuecomme pour Keith Relf et pas non plus la crise car-diaque en scène comme Molière et Johnny GuitarWatson, mais fut une overdose sur canapé, chez lui,à Hollywood, son premier fix depuis huit ans, j’engarde pour ma copine, pas de problème, ouais, saufque la fille a retrouvé le bassiste des Ramones toutbleu, seringue dans le bras. Mes chers enfants, n’es-sayez pas ça chez vous.

Vous reprendrez bien une tranche d’expérience per-sonnelle ? Moi qui vous parle, j’ai même dîné avecDee Dee Ramone. Un mardi de mai 1990, à Paris.Ce soir-là, nous étions réunis à quatre, Stiv Bators,Johnny Thunders, Dee Dee Ramone et votre modesteserviteur, assis dans un bistrot mexicain du centre deParis. Déboulant pour préparer ce qui aurait dû êtrela formation du meilleur groupe de tous les temps,Dee Dee affirma que j’avais «une dégaine de connardrock critique ». Son intention, si je confirmais cetteappartenance à une profession qui ne lui avait pas faitde cadeau, semblait être d’en découdre illico presto.Stiv et Johnny ont sauvé la soirée (et ma bobine) enaffirmant au bouillant ex-Ramone que j’étais « unexcellent producteur télé» (tous deux étant passés auxEnfants du Rock, on en resta là).

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Je n’ai jamais revu Dee Dee et incroyablement, çam’a manqué. Atypique, le personnage était allé jus-qu’au bout de son destin. Ex-Ramone, écrivain, ilpubliait, mais tournait aussi régulièrement avec ungroupe pro dont il était enfin patron (rires). Ses der-nières années sur terre ressemblent à un chemin decroix, une ultime pénitence. Il se pourrait, et cettenotion mériterait d’être très prochainement débattuepar des pasteurs, voire des théologiens, que Dee DeeRamone soit mort en état de semi-sainteté.

Comment expliquer alors l’absence totale de réac-tions de la presse mondiale à cette disparition alorsque celles du guitariste des Beatles ou du bassiste desWho font le journal de Claire Chazal ?

Dee Dee avait ce qu’on appelle « une sale réputa-tion ». Irrécupérable maniaque en proie à des sautesd’humeur démentes, il avait commis plusieurs crimes,brûlant une nuit la guitare de Thunders, déboulantencore tout récemment à 4 heures du matin chez unami photographe pour redécorer son appartement àla batte de base-ball…

Qu’on se rassure : dans le rock du troisième millé-naire, on ne verra plus trop de voyous comme ceMonsieur Dee Dee Ramone. Braves gens, l’industriemusicale maintient à bonne distance ces vilains punksde cuir noir, leur opposant chaque soir les sainesvaleurs de la télé karaoké.

Peut-être est-ce pour cela qu’on voit de plus en plusde gens se promener avec un casque de Walkman surles oreilles. Dans le métro, la réalité ou l’espace, ils

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sont les seuls à entendre Dee Dee Ramone crier «onetwo three four ». Et ils sont les seuls à entendre lestubes de Dee Dee, ces cartes postales de la misère laplus noire : 53d & Third, Loudmouth, Now I WannaSniff Some Glue, Poison Heart, Chinese Rocks.

Moi, j’appelle ça un suicide.

Philippe Manœuvre

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IntroductionDragon volant

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Si jamais il existe une quelconque logique dans cette vie,alors j’aimerais beaucoup la connaître. Et me voilà, unenouvelle fois, hôtel Chelsea, à New York. Ce que j’aipu me défoncer, dans cet hôtel… Et, aujourd’hui,c’est ici que je viens décrocher.

Bizarre, non ?Dans deux semaines, c’est mon anniversaire. Ça me

laisse donc quinze jours pour décrocher de la Métha-done, la pire de toutes les drogues, niveau accoutu-mance. Je sais déjà que cette épreuve sera plus difficileque toutes celles que j’ai connues. Aucune chancepour que ça reste anecdotique. Et tous les démons demon passé reviennent pour me tourmenter.

On raconte que le Chelsea est hanté. Je suis prêt à le croire. Juste à l’instant, une libellule entre dans la chambre, elle vole en dessinant des cercles.Un dragon avec des ailes. Un dragon femelle.Comme Connie, un de mes démons d’il y a trèslongtemps.

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Il y a dix-sept ans, elle entrait dans ma chambre sansfrapper. Elle a fait irruption par la porte en me trai-tant de tous les noms. Connie était très, très bourrée.Finalement, elle s’est écroulée et endormie. Seulement,avant ça, elle avait totalement détruit l’endroit. Elleavait pété une bouteille de champagne contre le radia-teur et tenté de me tuer en me tailladant le cou avec.Et puis elle s’était fatiguée toute seule, elle avait jeté labouteille par la fenêtre, la brisant au passage. C’étaitle «bonne nuit », façon Connie : «Va te faire enculer,c’est fini. Allez, va te coucher. »

Donc je me suis mis au pieu.Le lendemain matin, on a fait tous les deux comme

si de rien n’était. On a rassemblé nos esprits, enfin,ce qu’on pouvait, et on s’est remis en route, tant bienque mal. On est descendus, on a sauté dans un taxipour aller Lower East Side et on a trouvé quelqu’unpour nous revendre de la came. C’était en 1974, ouen 1975. Connie était go-go danseuse. J’étais unRamone. On était tous les deux des junkies.

À présent, c’est le début des années 90, et j’en aitrop marre de tout ça. Je vais résister. Je lance à lalibellule un de ces regards qui pourrait tuer, mais elles’en fout royalement. Elle est prise de frénésie, elle mevole dessus par-derrière, puis fait demi-tour et mefonce droit dessus. Elle tente de me faire craquer,pour que je regarde la lumière. Raté. Ça ne va pasmarcher. Qu’elle aille se faire foutre.

Je vais renvoyer en enfer tous les souvenirs mer-diques que j’ai de cet hôtel, jusqu’au dernier d’entre

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eux. Je craque une allumette sur la descente de lit et jem’approche de la libellule, par surprise. Je lui mets lefeu à la tête avec une autre allumette, puis je laregarde cramer. Ensuite, je me sens de nouveau bien,normal. Alors, je me détends et je fixe un ventilateurdébranché, je le fixe en essayant de le mettre enmarche, par ma seule volonté. Mieux vaut pas m’em-merder. Si tu connais un tout petit peu la vie, tu com-prendras de quoi je parle…

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ONEEnfance

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Deutschland über alles

Ce que je réalise aujourd’hui, c’est à quel point je me suispris la tête pour des choses absolument sans importance.Probablement parce que je croyais profondément queje n’étais qu’un vaurien. Mes parents étaient atroces.Leurs vies étaient un véritable chaos et je crois qu’ilsm’en tenaient pour responsable.

Ma mère était une ivrogne, à moitié dingue, tropémotionnelle, sujette à des crises de nerfs durant les-quelles elle se roulait par terre dans tout l’appartementen donnant des coups de poings dans le vide, ou bienelle tombait et martelait le sol, afin que tout le mondecomprenne bien que c’était une dure et qu’il ne fal-lait surtout pas l’emmerder. Elle se faisait appelerTony, ce qui est à peu près aussi ridicule que moi mefaisant appeler Dee Dee, si on y réfléchit bien.

Non seulement ma mère ressemblait énormémentà Connie, ma petite amie du début des années 70,époque où les Ramones débutaient, mais en plus monpère était un être faible, égoïste et alcoolique. Lui

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aussi ressemblait un petit peu à Connie, et un petitpeu au mec que j’allais moi-même devenir. Ma mèrea rencontré mon père après la Seconde Guerre mon-diale, à Berlin, il était en poste avec l’armée améri-caine. Ils sont tombés amoureux et se sont mariés.Mon père avait trente-huit ans, ma mère à peine dix-sept, le bel âge… Quand je suis né, mon père étaitdevenu sergent-chef, et tous les deux ans, toute notrefamille devait quitter une putain de ville allemandemerdique pour déménager dans une autre putain deville allemande merdique.

J’ai vu des photos du mariage de mes parents, à Ber-lin, ils formaient vraiment un beau couple. Ma mèreétait très belle, je dois quand même lui accorder ça,et mon père était bel homme, lui aussi. Mais ilsavaient tous les deux ce même regard, à la fois vide,figé, perdu dans le vague. Je crois que la guerre leuravait bien niqué le cerveau. Maman était là pendantles raids aériens qui ont démoli Berlin. Papa avait par-ticipé à la bataille de Bulge et, plus tard, à la prise deHamburger Hill, pendant la guerre de Corée.

Ma mère est née à Berlin, un dimanche de 1931,dans un hôpital construit par Frédéric le Grand. Ber-lin était alors une grande ville, où il y avait beaucoupde violence. Ma mère avait deux ans quand Hitler estarrivé au pouvoir, en 1933. Communistes et naziss’entretuaient et se battaient dans les rues.

Ça n’a pas été facile pour elle, à l’école. Chaquematin, il fallait qu’elle prête serment au drapeau, avectoute la classe. Ils devaient tendre le bras pour faire le

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salut nazi et chanter Deutschland, Deutschland ÜberAlles et Die Faterland. « Deutschland, DeutschlandÜber Alles» signifie «Allemagne, Allemagne au-dessusde tout » et il paraît que cette chanson a été écrite parHorst Wessel, un maquereau berlinois, qui s’étaitconverti au nazisme.

En 1936, les Jeux olympiques ont eu lieu à Berlin,et la ville était tellement propre qu’on l’aurait cruenettoyée à la brosse à dents. Quand la SecondeGuerre mondiale a commencé, ma mère avait huitans. Elle a découvert les cartes de rationnement et lesîlotiers. Les gens de religion juive ont été obligés decoudre une étoile jaune sur leurs vêtements. Puis il ya eu Krystallnacht, la nuit où les juifs ont été systé-matiquement attaqués dans les rues, et dans leursmaisons. Ma mère se souvenait des hurlements.C’était une petite fille qui n’en avait après personne.Elle était simplement terrorisée.

Trois années de bombardements ont suivi. Tous ceuxqui avaient entre quatorze et quatre-vingt-quatre ansavaient pour ordre de défendre Berlin. Ma mère avaitquatorze ans quand la guerre a pris fin. La ville étaitremplie de cadavres, il y en avait partout. La rivièreétait pleine de corps. Ma mère a aidé à les enterrer.

J’avais dans les quatorze ans quand j’ai découvertune piscine couverte dans l’une des bases de Berlin.J’ai demandé à ma mère : « Maman, c’est un endroitdrôlement bien. Pourquoi tu ne viens pas t’y baigner,avec moi et Beverly ?

— Non, Douglas, je ne peux pas.

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— Et pourquoi pas ?— Je me souviens bien de cette piscine, après la

guerre. Elle était remplie à ras bord du sang des che-vaux et des humains morts. »

Mes plus vieux souvenirs remontent à quand j’avaissix ans. On habitait une base militaire à Munich, tou-jours en Allemagne. Je me souviens de violentesbagarres entre mes parents, de pures empoignadesd’alcooliques. Une fois, j’ai été réveillé en pleine nuitpar de grands bruits venant du salon. Je suis sorti demon lit pour aller jeter un œil du couloir, voir ce quise passait.

C’était mes parents qui faisaient tout ce boucan.Mon père était assis à califourchon sur ma mère, il lui mettait de grandes claques. Ils ont hurlé, tous lesdeux, jusqu’à ce que tout l’immeuble soit réveillé. Lelendemain matin, tout le monde faisait comme si derien n’était. Je n’arrivais pas vraiment à comprendrepourquoi ma mère se mettait à balancer la vaissellepar la fenêtre du quatrième étage. C’était bizarre,pour moi. Idem, en voiture, quand elle était maladeet qu’il fallait que je lui tienne la tête côté portièrepour éviter qu’elle ne me vomisse dessus, mon pèrerefusait de s’arrêter. Mes parents me faisaient telle-ment pitié que j’espérais, en secret, que notre voitureallemande quitte la route, et que toute notre petitefamille soit tuée dans l’accident.

Ceci dit, c’est ma mère qui m’a fait découvrir lerock’n’roll. C’était une belle fouteuse de merde, maiselle savait comment s’habiller, et elle avait un 45 tours

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de Bill Haley et les Comets. Elle avait aussi le disqueGoing to Kansas City. C’était la fin des années 50,impossible d’ignorer tous les jeunes à cheveux gomi-nés et vestes cintrées qui dansaient autour de la facultéaméricaine de Munich, juste à côté d’où j’habitais.

J’ai essayé d’aller à la fac, mais j’ai échoué dès le pre-mier examen. J’étais trop honteux pour y retourner,sauf à l’heure du déjeuner, quand personne ne pou-vait me voir. Je me cachais dans les buissons et j’es-pionnais les teenagers qui traînaient dans le coin avecleurs transistors. Il n’y a que comme ça que je pou-vais entendre cette musique. Je suis tombé amoureuxdu rock’n’roll, c’était excitant, c’était provocant. Toutce qui me semblait être « limite » m’attirait. Commealler voir La Momie au cinéma avec ma mère, ou LesDix Commandements, tout seul. Le film durait sixheures, alors il y avait des entractes spéciaux : ilsouvraient toutes les portes pour que tout le mondesorte fumer une cigarette, ou juste prendre l’air. Lecontraste entre la salle de cinéma, obscure, rassuranteet coupée du reste du monde et la lumière du dehors,crue et aveuglante, où tout le monde pouvait se voir,m’excitait. J’avais peur de perdre mon ticket et qu’onne me laisse plus rentrer. La Momie était un film plusflippant et plus tordu, mais aller voir un film aussicomplexe que Les Dix Commandements tout seul étaitune expérience délicieusement étrange.

Je me souviens de mon excitation quand la police aramené Jimmy Preger, le jeune voyou du quartier, làoù on habitait. Il s’était évanoui et ils l’ont remonté

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sur un brancard. Jimmy avait une attitude «allez tousvous faire mettre pour ce que vous m’avez fait », unpeu à la James Dean. Il n’en avait plus rien à branler.À seize ans, il était déjà foutu. Et il le savait. Moi, àsept ans, j’avais compris que mon futur serait sale-ment glauque.

Mes parents ont continué à boire et à boire. Ils fou-taient le bordel jusqu’à ce qu’ils s’écroulent, et ça memettait la honte. Jamais de paix, jamais de calme.Même à 5 heures du matin, il fallait encore qu’ilsl’ouvrent. Je me rappelle qu’une fois je me suis pointéen pyjama dans la salle à manger, pour voir ce qui se passait. J’étais tout somnolent, encore dans lesvapes, maman piquait sa crise et papa la maintenaitau sol en me criant : « Va chercher Madame Preger. »Madame Preger était la maman de Jimmy, elle habi-tait notre immeuble. Ma mère me hurlait d’appelerla police. Finalement, quelqu’un d’autre s’en estchargé, les flics sont venus, et ils ont embarqué mamère. Avant qu’ils ne l’emmènent, elle m’a enfermédans la cave.

Mes parents organisaient des fêtes très sauvages.Une nuit, des amis à eux sont passés par-dessus le bal-con, sans le vouloir. Je ne sais pas ce qui leur estarrivé, ensuite. Papa n’a jamais voulu m’expliquer. Ilétait bien trop occupé à boire. Et ma mère, pareil. Ellepicolait du bourbon Four Roses dans de grands verresballon, avec du Coca et des glaçons ronds. Ça luidonnait l’impression de pétiller.

J’en étais arrivé au stade où j’évitais mon père.

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J’avais trop la trouille de rentrer à la maison. Je pas-sais le plus clair de mon temps à traîner dans la base,tout seul. Je vivais dans un monde complètementimaginaire. La réalité était trop déglinguée pour moi.

Au début des années 60, moi et ma famille, on estrevenus pour un moment en Amérique, à Atlanta, enGeorgie. Mon père avait été muté là-bas. On aemménagé dans un petit appartement à côté de labase militaire. Ma mère l’avait appelé le « boulevarddes punaises». En Allemagne, il n’y avait pourtant pastellement de punaises. N’empêche que notre appar-tement en était infesté.

À la base militaire d’Atlanta, la vie sociale était trèsactive, pour les familles. Alors, on sortait souvent, etc’était fun. Les soldats et leurs femmes étaient jeunes,la plupart d’entre eux n’avaient pas vingt ans, ouvenaient à peine de les avoir, et les enceintes dusnack-bar de la base crachaient du rock’n’roll, à fond.C’était là qu’on pouvait s’acheter des disques derock’n’roll, des radio-transistors, de l’aftershave AquaVelvet ou des chaussettes Gold Cup.

Il y avait aussi du rock à la piscine. On aurait dit queça allait avec le soleil, les comics et les chips. Les week-ends, il y avait des soirées dansantes où jouaient lesmeilleurs groupes de twist. Maman, ma sœur Beverlyet moi-même n’en rations pas une seule. Une fois, monpère et moi étions à un parc d’attractions, en banlieued’Atlanta. On est passés devant une remorque avec unescène construite à côté. Une tente était montée der-rière, avec des filles en bikini qui dansaient sur du

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rhythm’n’blues, joué par un vrai groupe. C’était joli-ment sexy. On pouvait aller dans la tente pour regar-der les filles se déshabiller, mais mon père et moi noussommes contentés de passer devant. J’étais soulagéqu’on ne s’arrête pas, mon père aurait encore fait unscandale et ça m’aurait embarrassé.

Peu de temps après, mon père a été de nouveaunommé en Allemagne. J’avais onze ou douze ans. Pir-masens était le genre d’endroit où tout peut arriver, il y avait beaucoup de violence. Tous les gens qui habi-taient là travaillaient à l’une des usines et un énormenuage noir qui puait l’égout planait en permanence au-dessus de nos têtes. Quand on habitait là, on était unpeu gêné de le dire, tellement c’était pourri. La popu-lation de Pirmasens était un mélange de soldats américains enragés, de personnes à leur charge qui s’en-nuyaient, et d’Allemands en colère. Allemands et Amé-ricains ne font pas trop bon ménage.

Je n’avais pas beaucoup d’amis. En fait, je n’en aijamais eu. Autour de mon immeuble, les gosses venaients’asseoir sur les balançoires et s’amusaient à se cracherdessus. Si quelqu’un ramenait des billes ou des soldatsde plomb au terrain de jeu, à chaque fois, d’autresgamins les volaient. On était cruels et haineux, on avaittous le même problème – des pères qui buvaient jusqu’àplus soif et qui tapaient les mères, et les deux qui tom-baient d’accord pour tenir les enfants responsables detoute cette merde. On essayait de le prendre le mieuxpossible. Vivre dans la misère nous paraissait normal.On n’imaginait même pas qu’il existait autre chose.

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C’est à Pirmasens que j’ai été confronté à la violencepour la première fois. Ça s’est passé entre moi et unautre gosse, Krudd. Comme moi, Krudd avait unemère allemande et son père était affecté à la base mili-taire. Il travaillait au réfectoire, il faisait les menus desrepas des troupes. Il consacrait tout son temps libre àse saouler au club des appelés et à jouer aux machinesà sous. Quant à la mère de Krudd, c’était une vraie« hausfrau » allemande. Elle ressemblait à ce que lesAllemands appellent une «putzfrau», c’est-à-dire unevieille taupe édentée, cradingue, toujours à passer laserpillière dans les escaliers et d’une humeur genre «faisbien gaffe ». Rien de bien surprenant à ce que Kruddsoit aussi sinistre. Il ne pouvait pas en être autrement,d’autant qu’il grandissait à Pirmasens – c’était unpauvre gosse, dès le départ, il était de la loose.

Krudd n’avait aucun statut social à l’école. Il étaitzéro populaire. Il faut dire qu’en plus, il puait, et qu’ilétait trop gros. C’était un pauvre dégénéré, et tous lesélèves de l’école le traitaient comme tel. Ça nous fai-sait quelque chose en commun, lui et moi. On n’étaitpas populaires. Et on était des loosers.

Mais Krudd avait quand même quelque chose pourlui. Il avait une guitare folk. Une Framus Tobacco Sun-burst, qui, étrangement, devenait rock’n’roll dès qu’ils’en emparait et en jouait, avec ses grosses pognes. Çafaisait partie du grand mystère de la guitare. Personnene savait comment jouer du rock’n’roll, à l’époque, alorsje ne me faisais pas prier pour m’asseoir et regarderKrudd jouer. Il me montrait quelques petits trucs,

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comme The House of the Rising Sun en open tuning et jeme suis un peu entraîné. Mais, assez vite, tout ce trucde guitare a perdu de son attrait, cessant d’être nouveau,et je m’en suis désintéressé. À l’époque, ma faculté deconcentration était fort réduite. C’était de ma faute, etje sentais que Krudd était de plus en plus perturbé, avecmoi. Un jour, à l’école, on traînait ensemble avant queles cours commencent, et, sans que je comprenne nipourquoi ni comment, il m’a mis un coup de poing enpleine figure, et je suis tombé par terre, sur le cul. J’aicru que la bagarre était finie, le professeur était furieux,il voulait que tout le monde aille s’asseoir et commencersa leçon. Seulement, selon le code local, il fallait que jerencontre Krudd après l’école, pour une revanche.

Je m’étais mis dans le pétrin, sans avoir rien fait, eten plus il fallait que j’assiste à mon propre enterre-ment. J’étais dégoûté, mais je ne voyais pas d’autresolution. Après les cours, je me suis retrouvé au centred’un cercle de hurlements moqueurs et antipathiques.Je ne savais pas me battre, mais il fallait quand mêmeque j’y aille. Tous mes délires et mes rêveries ne meserviraient à rien du tout dans ce cas de figure. Kruddallait me mettre en pièces, c’était évident. Il était leplus méchant, et il était le plus grand. Et, en plus, ilm’avait déjà battu une heure auparavant. Je ne pou-vais pas rester sans rien faire en attendant que ça sereproduise, alors, comme c’était un adversaire tropfort pour que je m’en tire en faisant le coup de poinget avec mon pauvre jeu de jambes, j’ai fait ce qu’il fallait que je fasse.

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J’ai sorti une lame. C’était un couteau à cran d’ar-rêt, manche nacré, une lame de dix centimètres delong, tranchante comme un rasoir. Les armes tellesque poings américains ou cran d’arrêt étaient en ventelibre en Allemagne et tout le monde portait quelquechose sur soi. Ça a aidé Krudd à se calmer, à reculer età réfléchir un peu mieux. J’ai repris le contrôle de lasituation et je m’en suis sorti comme ça, j’ai bluffépour ma sortie, tailladant les airs, feignant de savantesattaques, et prenant cet air diabolique que je sais sibien faire. Pour moi, cette scène a été importante, carpersonne, à part mes parents, ne m’avait encorejamais frappé. J’avais peur de Krudd, alors c’était unebonne chose qu’il recule. Pas besoin de préciser quej’ai perdu son amitié dans l’affaire, ni que je m’en fou-tais complètement.

C’est aussi à Pirmasens que j’ai découvert la mor-phine. Il y avait une décharge, derrière un garage. Unjour, j’y ai trouvé toute une caisse de gros tubes demorphine cachée dans une poubelle. Un pauvre GI

avait dû se la mettre de côté pour plus tard, sansdoute pour quand il rentrerait à la maison, aux États-Unis. C’était l’époque où Elvis Presley faisait son service en Allemagne et la rumeur veut qu’il ait com-mencé la drogue à ce moment-là, pour rester deboutquand il était de garde, durant les longues nuits gla-ciales d’hiver. La morphine que j’ai trouvée étaitmélangée à de la pâte vert kaki, qui sortait de tubesgéants. On aurait cru des tubes de dentifrice, maisavec des énormes seringues au bout. Il fallait s’enfon-

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cer l’aiguille dans la cuisse et s’injecter le machin dansla chair. À l’époque, je ne connaissais rien auxdrogues, et ça avait l’air trop dégueu pour que je m’in-flige ça à moi-même. C’est vrai qu’au premier abord,ça n’avait rien d’attirant, l’aiguille était tellementgrosse, mais un vrai toxico ne s’arrête pas à ce genrede détail, il s’envoie tout le tube, illico.

Les aiguilles étaient menaçantes et avaient l’air dangereux, mais je les ai quand même emmenées auterrain de jeu, pour les montrer aux autres enfants.Aujourd’hui, si jamais quelqu’un mettait la main surun truc pareil, il y a fort à parier qu’il serait tout desuite super populaire et qu’on ferait la queue devantsa porte. Mais, à l’époque, tout le monde ignorait ceque c’était.

La morphine est de l’héroïne pure, sous sa forme laplus ancienne. Un ticket pour le septième ciel, directau coin des meilleurs nuages. La trouver sous formed’ampoule de pharmacie, ou de fiole, est extrêmementrare. Une autre fois, j’étais au terrain de jeu et j’aitrouvé des ampoules de morphine vers les balançoires,j’en ai ramené à la maison pour les montrer à monpère. Je pensais qu’il serait fier de moi si je lui amenaiscette trouvaille. Quand je suis arrivé, il tournait enrond comme un fauve en cage, il arpentait rageusementnotre tout petit appartement, dans tous les sens. Ça sevoyait tout de suite qu’il avait des ennuis plein la têteet qu’il n’arrivait pas à se détendre, mais j’ai pris lerisque de le déranger et je lui ai montré ce que j’avaistrouvé : «Qu’est-ce que c’est ça, papa?

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— Donne-moi ça tout de suite ! »Il a grimacé en m’arrachant la boîte des mains.«Où t’as trouvé ça ? Où ?— Je sais pas…— Allez dégage ! »Je suis parti. Il était fou de rage. Papa détestait la

drogue.Je ne sais pas comment, mais même à l’âge de douze

ans, j’étais au courant que j’étais un looser. Je ne pou-vais pas m’imaginer un futur. Je me disais que le seultruc pas trop mal que je pouvais envisager de faire,c’était de m’engager dans l’armée. Seulement, je n’étaismême pas capable de m’inscrire pour une semaine chezles scouts. J’avais trop la trouille de déranger mon père,je n’osais même pas lui demander la permission d’allercamper.

C’est alors que j’ai entendu les Beatles pour la pre-mière fois. Tout de suite après, j’avais mon premierradio-transistor, une coupe Beatles et un costumeBeatles. De nos jours, ça semble ridicule, mais en 1963les Beatles étaient fabuleusement énormes. J’avais l’im-pression d’être fait pour les nouveaux morceauxrock’n’roll qu’ils jouaient sur Radio-Luxembourg, lastation radio qui émettait d’Angleterre. Ils passaient despubs pour les narghilés et programmaient les Searchers,les Beatles ou Dave Clark Five.

Avec ma sœur Beverly, on allait voir des filmscomme Blue Hawai, avec Elvis Presley, ou The ParentTrap (La Fiancée de Papa) avec Hayley Mill. Quandles Beatles ont sorti A Hard Day’s Night, tous les kids

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dans la salle de cinéma sont tombés amoureux.C’était tangible. On est sortis de là illuminés, tous.

Un soir que je sortais les poubelles, j’ai trouvé unecaisse de Playboy dans la benne à ordures derrière chezmoi. Je les ai remontés pour les lire. Le portrait d’unlutteur surnommé Gorgeous George a spécialementattiré mon attention. Le type avait l’air d’être dingue.Je ne me souviens exactement ni du pourquoi ni ducomment, mais cet article m’a donné l’idée de monnouveau nom, Dee Dee. Ce type ne ressemblait àpersonne. Ça me plaisait. Avant que les Beatles nesoient vraiment connus, ils s’appelaient les SilverBeatles. Tout le monde voulait être prestigieux, élé-gant, sonner glamour. C’était le style de l’époque, etJohn Lennon se faisait appeler Johnny Silver. Georgeétait George Perkins et Paul, Paul Ramone. Ça mesemblait méchamment osé de troquer son nom pourun pseudo, mais j’aimais bien le concept. J’étais partidans ce nouveau délire, et j’ai décidé de passer deDouglas Colvin à Dee Dee Ramone.

Les rebelles m’attiraient nettement plus que les rin-gards. Mes parents constituaient une punition tou-jours aussi permanente pour moi. Je crois que jamaisje ne leur pardonnerai pour l’ambiance qui régnait àla maison. Je ne sais pas, peut-être qu’ils se seraientsentis plus à l’aise si j’avais tabassé ma sœur du soirau matin, non-stop, si j’avais commencé mes journéesà la bière, au saut du lit… Cela dit, à l’époque, jem’en foutais de l’ambiance à la maison. J’avais meshistoires à moi, dans ma tête, j’avais ma scène.

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J’espérais que tout allait s’améliorer quand on repar-tirait à Berlin, la ville natale de ma mère. Mais ça n’apas été le cas. Alors, bon… Ça ne m’intéressait plus tel-lement. J’avais le rock’n’roll et ça donnait du sens à monidentité. J’essayais d’être le moins possible à la maisonet je passais mes journées à chouraver des trucs avecmon copain Robert. On opérait essentiellement augrand magasin Ka De We, tout près de la place Wit-tenberg. On cherchait aussi à piquer des reliques deguerre dans les magasins d’antiquités autour de la placeNolendorff, pour essayer de les revendre à des GI.

Avec Robert, on pouvait traîner des heures et desheures dans de vieux bâtiments détruits par les bom-bardements, dans les quartiers tout bousillés, à larecherche de reliques de guerre à refourguer aux anti-quaires. Notre terrain de chasse préféré était la Potz-dammer Platz, où il y avait eu la grande gare, et aussile bunker de Hitler. Une fois, j’ai trouvé un casquenazi auquel on avait soudé un manche. Il faut croirequ’après la guerre, quelqu’un avait voulu se faire cuiredes patates…

Ils ont construit le mur de Berlin là où on avaithabité. Je me souviens que ma petite sœur, moi et mamère on prenait la ligne S pour aller rendre visite àmes grands parents, à Berlin-Est. Au lieu d’un Frigi-daire, ils avaient un placard, qui faisait chambrefroide. Je ne sais pas pourquoi, mais le lait en Alle-magne ne tournait pas comme il le fait en Amérique.Leur appartement était chauffé au charbon et le beau-père de ma mère avait une petite remise, gardée par

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un chien-loup qui s’appelait Greif. Toute la journée,Greif dormait sous la table de la cuisine, mais on nepouvait pas le caresser, parce qu’il mordait.

Plus tard, les Américains n’ont plus eu le droit d’uti-liser le tramway de la ligne S. Alors, avec Robert, onprenait le métro ligne E. Quand on traversait Berlin-Est, le train ne s’arrêtait plus aux stations. Alors Robertet moi on se collait le nez contre les vitres, pour fairedes grimaces aux Vopo qui montaient la garde, avecleurs pauvres armes russes.

Par la suite, on a emménagé dans le quartier améri-cain de Berlin, vers Argentinisha Alle. Tous les matins,je sortais promener Kessie, notre teckel, et je m’arrêtaispendant une minute pour saluer les tanks qui descen-daient Argentinisha Alle, vers Grune A Wald. Puis, à4 heures de l’après-midi, les tanks remontaient en sensinverse, tout cliquetant, jusqu’au parking où étaienttous les engins. Tous les gosses du quartier les accla-maient sur leur passage. Ça voulait dire que c’étaitl’heure de rentrer dîner.

Chez moi, il n’y avait jamais personne à la maison.Maman était avec Beverly à l’école de danse, où masœur prenait des cours. Papa était on ne sait où. J’étaisdonc tout seul, avec Kessie le teckel. J’écoutais l’émis-sion rock’n’roll de la station de l’armée, ils passaient destrucs comme Dang Me de Roger Miller. Ou alors j’al-lais au snack-bar de la base prendre un cheeseburger etun milk-shake au chocolat. D’autres fois, je restais toutseul dans ma chambre et je lisais 16 et Hit Parader, cesmagazines qui parlaient de groupes comme les Mon-

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keys, Paul Revere and the Raiders, ou de Dino Dessiand Billy. Je jouais un peu sur la guitare électrique ita-lienne que j’avais achetée au magasin de musique AmZoo, près de Ausburger Platz. J’y allais tous les jours,je restais devant les vitrines et je regardais les guitares.Celle que je préférais était une Sunburst Echo verte,avec trois gros micros et un vibrato.

Les groupes de Berlin se produisaient au LiverpoolHoop et à la faculté américaine de Berlin. Ils instal-laient leurs colonnes sono Selmer et leurs amplis Voxet ils reprenaient les tubes du moment : Working In aCoal Mine, In The Midnight Hour, Gloria des Sha-dows of Knight. Ces groupes étaient extraordinaires.Les meilleurs étaient les Hound Dogs, les RestlessSect et surtout les Boots.

À cette époque, j’avais commencé la dope. Il y avaitplein de dealers dans le quartier du Braunhoff AmZoo. Ils remplissaient les seringues hypodermiques de morphine liquide, en pompant directement dansde grosses bouteilles en plastique. La came allemandeétait toute bizarre, mais elle était marrante. Quand tula shootais, premièrement, ça faisait l’effet d’unedécharge électrique. Puis c’était l’engourdissementtotal. Je l’aurais volontiers fait plus souvent que ce queje faisais, c’est-à-dire trois ou quatre fois par mois, sij’avais eu moins peur de mon père. Il a fallu que j’at-tende un peu, et que je parte m’installer à New York,pour devenir sérieux sur les drogues.

Sur ma liste des trucs importants, les fringues figu-raient en bonne place, aussi. Les vestes Levi’s étaient

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en daim, soit jaune, soit prune. On trouvait des Clarksvert pâle ou bleues, à velours côtelé. On volait nosidées vestimentaires en observant les groupes quivenaient jouer à Berlin. J’ai toujours pensé que les Rol-ling Stones étaient les mieux sapés de tous. C’était unesuper époque pour la musique : j’ai vu les Troggs, lesKinks, les Small Faces, les Hollies, les Beach Boys, lesRolling Stones, les Who et les Walker Brothers.

Et puis, un jour, je me suis réveillé et Berlin étaitcouvert d’affiches de Jimi Hendrix. Coiffure afro, ilserrait les dents et jouait de sa putain de Fender Stra-tocaster en la secouant derrière sa tête, comme si savie en dépendait. C’était son premier concert à Berlin.Ma mère, ma sœur et moi-même devions quitter laville quelques jours plus tard, alors j’ai raté son spec-tacle. Une fois de trop, mon père avait perdu lespédales et nous avons dû prendre la fuite pour sauvernos vies.