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94 Français 1 re – Livre du professeur CHAPITRE 2 Séquence 1 Maîtres et valets dans la comédie du XVIII e siècle p. 164 Problématique : Quelles représentations la comédie du XVIII e siècle donne-t-elle des maîtres et des valets et de leur relation ? Éclairage : L’ambition de cette séquence est de montrer que la comédie du XVIII e siècle représente la confusion des sentiments et des conditions. Texte 1 – Alain-René Lesage, Turcaret (1708) p. 164 OBJECTIFS ET ENJEUX Montrer que cette scène de comédie est aussi un témoignage des mutations sociales de l’époque. S’interroger sur un renouveau du comique. LECTURE ANALYTIQUE Des valets aux ambitions nouvelles Ces nouvelles ambitions sont mises en évidence par les champs lexicaux de l’argent (« pistoles », l. 3 ; « gagnerai », l. 4 ; « serre-les », l. 4 ; « amasser du bien », l. 14 ; « riche », l. 15 ; « m’enrichir », l. 16) et de l’ascension (« commence », l. 1 ; « premiers fon- dements », l. 4 ; « des idées de grandeur », l. 13 ; « réussir », l. 19 ; « deviendrai », l. 23 ; « ambi- tieuse », l. 10), eux-mêmes renforcés par les oppo- sitions lignes 12 et 13 (« modestie »/« grandeur »), et l. 9 et 23 (« être soubrette »/« [devenir] femme de qualité »). Ces deux champs lexicaux apparaissent ici liés, l’un permettant l’autre. Ils sont associés à un troisième champ lexical, celui du temps (« prompte- ment », l. 6 ; « le peu de temps », l. 12-13 ; « Hâte- toi », l. 14 ; « le temps », l. 16 ; « trois ans », l. 17 ; « au train », l. 22), qui marque à la fois le désir de Lisette de changer d’état mais souligne aussi la fai- sabilité de cette ascension. Le temps semble le seul obstacle à la satisfaction des nouvelles ambitions des valets, montrant ainsi le désordre social : le cloi- sonnement des catégories sociales n’est plus, il est devenu étanche. Cette rapidité et cette ambition sont incarnées par l’évolution du personnage de Lisette : le champ lexical du temps met en évidence son impatience et également son changement d’état d’esprit comme en témoignent l’exclamation et l’interrogation de Frontin ligne 10. Les maîtres jouent également un rôle dans cette évolution. Ils sont à la fois le moteur et le moyen involontaires de leur ambition. La métaphore de l’air employée par Lisette (l. 11-12) montre la contagion de l’aspiration à l’ascension sociale ; l’emploi de l’article indéfini pour déterminer le nom « financier » (l. 12), généra- lise ce processus : les valets fréquentant des maîtres ambitieux le deviennent à leur tour ; les maîtres sont donc les modèles des valets. Cependant, ils le sont à leur détriment puisqu’ils sont l’instrument de la satisfaction de cette ambition. En effet, les valets vont s’enrichir aux dépens des maîtres. Le futur de l’indicatif employé par Frontin (l. 3-4), associé à l’ad- verbe « bien » (l. 4), souligne la certitude de Frontin quant à sa réussite. Le mariage envisagé par Turca- ret avec la Baronne devient un exemple à suivre. C’est ce que laisse entendre Lisette à Frontin (l. 14-15). L’emploi de l’expression « riche faquin » témoigne de l’intérêt purement matériel et pécu- niaire d’un tel engagement. Ainsi, à nouveau, le désordre social est mis en évidence mais il s’agit ici d’en souligner les causes : l’exemplarité des maîtres est ici immorale. L’évolution des valets apparaît également dans la façon dont ils se considèrent l’un l’autre, soit déjà comme des maîtres. Quoiqu’ils n’en aient pas encore le statut, ils en ont les manières. En effet, nous sommes loin des valets paysans de L’École des femmes de Molière. La langue, que maîtrisent Frontin et Lisette, est un autre instrument de l’as- cension sociale. Ils usent de métaphores (celle de l’air par Lisette, l. 11), et les filent (« les premiers fon- dements de notre communauté », l. 4-5 ; « il faut promptement bâtir sur ces fondements-là », l. 6). Lisette manie l’ironie, qualifiant de « réflexions morales » (l. 7), « [l’]ennui[e] d’être soubrette » (l. 9) ; ou encore l’humour, lorsqu’elle associe implicite- ment le fait de « [s’]enrichir » (l. 16) à la qualité d’« homme d’esprit » de Frontin (l. 17). Elle rappelle alors que leur future fortune repose sur les ruses de son complice. Frontin, quant à lui, joue sur la polysé- mie du verbe « épargner » (l. 19) : employé dans le sens d’« économiser de l’argent », l’expression montre sa générosité envers Lisette, et dans le sens de « traiter avec indulgence », son propos témoigne de sa pugnacité. La manière dont les personnages se désignent l’un l’autre est aussi révélatrice de leur maîtrise du langage et de leur ambition. Lisette fait montre d’une forme d’autoritarisme envers Frontin, elle « [l’]averti[t] » (l. 7), l’appelle « mon enfant » (l. 11) et lui fixe des limites : « Je te donne trois ans » (l. 17). Ce n’est qu’une fois seule qu’elle avoue sa faiblesse, c’est-à-dire ses sentiments envers lui. Mais là encore, la dénomination employée, que ce soit envers Frontin ou envers elle-même, témoigne de l’instabilité de leur statut social ; l’emploi du démons- tratif « ce Frontin » (l. 21), « ce garçon-là » (l. 23), et du terme « garçon » rappellent son statut de valet,

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Français 1re – Livre du professeur

CHAPITRE 2 Séquence 1

Maîtres et valets dans la comédie du xviiie siècle p. 164

Problématique : Quelles représentations la comédie du xviiie siècle donne-t-elle des maîtres et des valets et de leur relation ?

Éclairage : L’ambition de cette séquence est de montrer que la comédie du xviiie siècle représente la confusion des sentiments et des conditions.

Texte 1 – Alain-René Lesage, Turcaret (1708) p. 164

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que cette scène de comédie est aussi un témoignage des mutations sociales de l’époque.

– S’interroger sur un renouveau du comique.

LECTURE ANALYTIQUE

Des valets aux ambitions nouvellesCes nouvelles ambitions sont mises en évidence par les champs lexicaux de l’argent (« pistoles », l. 3 ; « gagnerai », l. 4 ; « serre-les », l. 4 ; « amasser du bien », l. 14 ; « riche », l. 15 ; « m’enrichir », l. 16) et de l’ascension (« commence », l. 1 ; « premiers fon-dements », l. 4 ; « des idées de grandeur », l. 13 ; « réussir », l. 19 ; « deviendrai », l. 23 ; « ambi-tieuse », l. 10), eux-mêmes renforcés par les oppo-sitions lignes 12 et 13 (« modestie »/« grandeur »), et l. 9 et 23 (« être soubrette »/« [devenir] femme de qualité »). Ces deux champs lexicaux apparaissent ici liés, l’un permettant l’autre. Ils sont associés à un troisième champ lexical, celui du temps (« prompte-ment », l. 6 ; « le peu de temps », l. 12-13 ; « Hâte-toi », l. 14 ; « le temps », l. 16 ; « trois ans », l. 17 ; « au train », l. 22), qui marque à la fois le désir de Lisette de changer d’état mais souligne aussi la fai-sabilité de cette ascension. Le temps semble le seul obstacle à la satisfaction des nouvelles ambitions des valets, montrant ainsi le désordre social : le cloi-sonnement des catégories sociales n’est plus, il est devenu étanche. Cette rapidité et cette ambition sont incarnées par l’évolution du personnage de Lisette : le champ lexical du temps met en évidence son impatience et également son changement d’état d’esprit comme en témoignent l’exclamation et l’interrogation de Frontin ligne 10. Les maîtres jouent également un rôle dans cette évolution. Ils sont à la fois le moteur et le moyen involontaires de leur ambition. La métaphore de l’air employée par Lisette (l. 11-12) montre la contagion de l’aspiration à l’ascension sociale ; l’emploi de l’article indéfini pour déterminer le nom « financier » (l. 12), généra-lise ce processus : les valets fréquentant des maîtres ambitieux le deviennent à leur tour ; les maîtres sont donc les modèles des valets. Cependant, ils le sont à leur détriment puisqu’ils sont l’instrument de la

satisfaction de cette ambition. En effet, les valets vont s’enrichir aux dépens des maîtres. Le futur de l’indicatif employé par Frontin (l. 3-4), associé à l’ad-verbe « bien » (l. 4), souligne la certitude de Frontin quant à sa réussite. Le mariage envisagé par Turca-ret avec la Baronne devient un exemple à suivre. C’est ce que laisse entendre Lisette à Frontin (l. 14-15). L’emploi de l’expression « riche faquin » témoigne de l’intérêt purement matériel et pécu-niaire d’un tel engagement. Ainsi, à nouveau, le désordre social est mis en évidence mais il s’agit ici d’en souligner les causes : l’exemplarité des maîtres est ici immorale.

L’évolution des valets apparaît également dans la façon dont ils se considèrent l’un l’autre, soit déjà comme des maîtres. Quoiqu’ils n’en aient pas encore le statut, ils en ont les manières. En effet, nous sommes loin des valets paysans de L’École des femmes de Molière. La langue, que maîtrisent Frontin et Lisette, est un autre instrument de l’as-cension sociale. Ils usent de métaphores (celle de l’air par Lisette, l. 11), et les filent (« les premiers fon-dements de notre communauté », l. 4-5 ; « il faut promptement bâtir sur ces fondements-là », l. 6). Lisette manie l’ironie, qualifiant de « réflexions morales » (l. 7), « [l’]ennui[e] d’être soubrette » (l. 9) ; ou encore l’humour, lorsqu’elle associe implicite-ment le fait de « [s’]enrichir » (l. 16) à la qualité d’« homme d’esprit » de Frontin (l. 17). Elle rappelle alors que leur future fortune repose sur les ruses de son complice. Frontin, quant à lui, joue sur la polysé-mie du verbe « épargner » (l. 19) : employé dans le sens d’« économiser de l’argent », l’expression montre sa générosité envers Lisette, et dans le sens de « traiter avec indulgence », son propos témoigne de sa pugnacité. La manière dont les personnages se désignent l’un l’autre est aussi révélatrice de leur maîtrise du langage et de leur ambition. Lisette fait montre d’une forme d’autoritarisme envers Frontin, elle « [l’]averti[t] » (l. 7), l’appelle « mon enfant » (l. 11) et lui fixe des limites : « Je te donne trois ans » (l. 17). Ce n’est qu’une fois seule qu’elle avoue sa faiblesse, c’est-à-dire ses sentiments envers lui. Mais là encore, la dénomination employée, que ce soit envers Frontin ou envers elle-même, témoigne de l’instabilité de leur statut social ; l’emploi du démons-tratif « ce Frontin » (l. 21), « ce garçon-là » (l. 23), et du terme « garçon » rappellent son statut de valet,

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

tandis que les termes « chevalier » (l. 22) et « femme de qualité » (l. 23) évoquent leur projet d’ascension. Frontin anticipe même cette ascension dans sa der-nière réplique, jouant sur le changement de per-sonne : « Je ne te demande… »/« pour vous mériter » (l. 18-19), et utilisant la dénomination « princesse ». Enfin, le traitement des sentiments participe aussi au témoignage de l’évolution des valets. L’amour des deux valets apparaît peu dans cette première scène : « ma princesse » (l. 18) peut sembler affectueux, mais « mon enfant » (l. 11) est ici dénué de cette connotation. Lisette utilise les sentiments de Frontin comme moyen de pression, émettant l’hypothèse d’un possible concurrent : l’emploi de l’adjectif indéfini « quelque » dans l’ex-pression « quelque engagement » (l. 14) déperson-nalise le lien qui l’attache à Frontin tandis que l’adjectif numéral « premier » souligne la force de la pression, la tournure de la phrase s’appuyant sur l’expression commune « le premier venu ». La conjonction « Mais » (l. 16), marqueur d’opposition, est le signe de l’efficacité de ce stratagème : Frontin y est sensible et le refuse. Et, au-delà de son appa-rence humoristique, on peut ainsi comprendre la référence à l’amour courtois lignes 18-19 (« ma prin-cesse […] vous mériter. ») comme la réitération du lien qu’ils ont noué. On remarquera que la séche-resse calculatrice de Lisette est tempérée par la scène suivante : la tournure restrictive et la suren-chère possessive de la ligne 21 mettent en valeur ses sentiments. Néanmoins, ce traitement des sen-timents souligne encore l’ambition des valets dans la mesure où les deux sont corrélés. En témoignent les termes de droit relevés ligne 5, « notre commu-nauté », et ligne 14, « engagement », ainsi que la construction de ces mêmes lignes où l’adverbe « autrement » rappelle que l’argent est la condition de l’amour, idée que l’on retrouve ligne 23 où Frontin devient le moyen de parvenir de Lisette (« avec ce garçon-là »).

Une comédie

Cette scène met en place un comique de situation dans l’action principale de la comédie. Elle s’appuie sur la situation proverbiale du « Tel est pris qui croyait prendre. ». En effet, le maître, Turcaret, s’en-richit de façon malhonnête en exploitant les fai-blesses du système social et cherche à intégrer les rangs de la noblesse. Or Frontin use d’une stratégie semblable, mais cette fois aux dépens de son maître. Ainsi, le maître qui croyait parvenir en utili-sant son valet va se retrouver doublé par ce même valet. À noter que cette situation et ce procédé vont être répétés par la Baronne que veut séduire Turca-ret, et par son amant, le Chevalier. Ainsi, l’action principale repose sur une multiplication d’impos-tures imbriquées les unes dans les autres, touchant toutes les strates sociales. Le procédé comique de

l’action principale permet donc de dénoncer, une fois de plus, le dérèglement social. Le comique de la scène apparaît aussi à travers les personnages. On retrouve bien dans le personnage de Frontin, son ancêtre Scapin auquel il doit sûrement la terminai-son de son nom. Tous deux cherchent à tromper leur maître par leurs ruses. Les fourberies de Frontin sont mises en évidence lignes 3-4, « je les gagnerai bien sur l’équipage », ainsi que par sa finesse d’« homme d’esprit » (l. 17) qui demande non pas le temps de réfléchir mais de s’« enrichir » (l. 16) ; le comique est plus subtil, joue sur les mots et non plus sur les procédés de la farce et des coups de bâton. Toutefois, si Scapin se vengeait d’un maître trop autoritaire, il n’en va pas de même pour Frontin qui prend ici une revanche sociale : Frontin l’effronté ne rougit pas, n’a pas honte, n’a donc pas de morale. Sa seule allégeance est celle qu’il a envers Lisette comme le rappelle la référence à l’amour courtois (l. 18-19), elle aussi atténuée par l’humour, et pour laquelle il « ne [va] rien épargner » : tous les moyens sont donc valables et la morale n’entre plus en jeu. Le jeu de mots sur le verbe « épargner » montre à nouveau la subtilité du comique ainsi que son renou-veau ; à travers le personnage de Frontin, l’audace et l’habileté sont célébrées, car Frontin comme Sca-pin fait rire au dépend de son maître, mais aussi l’intelligence, traits que l’on retrouvera un peu plus tard dans le personnage de Figaro.Lisette quant à elle, reprend les traits de la servante autoritaire et sachant manœuvrer. Ici, le personnage est renouvelé dans la mesure où ses ruses s’effec-tuent à différentes échelles : au niveau des maîtres et au niveau de ses pairs (comme le montre le chan-tage mis en place lignes 14-15). D’autre part, la ser-vante n’agit plus seulement pour le compte d’une jeune maîtresse mais pour elle-même. Le person-nage est également enrichi et affiné : Lisette sait aussi faire preuve d’esprit (métaphore lignes 11 à 13). Ainsi, le mélange d’un franc-parler autoritaire à un langage plus recherché crée un nouveau person-nage comique. Par exemple, lignes 6-7, on retrouve l’autoritarisme de Lisette : « il faut promptement… », « je t’en avertis », ainsi qu’un langage qui se veut plus recherché, d’un autre milieu, à la fois social et linguistique : « fondements », « réflexions morales ». Cette dernière locution apparaît d’ailleurs employée mal à propos puisqu’il ne s’agit aucunement d’une considération morale mais plutôt d’une réflexion liée à son moral puisqu’elle s’« ennuie d’être soubrette » (l. 9). À noter que ces jeux de mots soulignent l’ironie de Lesage et invitent à réfléchir sur le langage : ainsi l’expression « femme de qualité » (l. 23) prononcée par Lisette et à son adresse, introduit une réflexion sur l’aristocratie.

Synthèse

Voir les questions 3-5-8.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE D’IMAGE

Avant d’étudier les attitudes attardons-nous sur le physique des acteurs. Ce sont des acteurs jeunes qui incarnent les personnages conformément à ce que suggère le texte : ils évoquent « les premiers fondements de [leur] communauté » et un mariage à venir. La chevelure rousse et abondante de l’actrice connote un tempérament et une sensualité qui sont également présents dans le texte.Les costumes du valet et de la soubrette s’écartent des codes du costume des domestiques de comé-die. Les tissus semblent bien riches et soignés et informent qu’ils ont déjà échappé à leur condition. Les accessoires – la canne de Frontin et les bijoux de Lisette – ne correspondent pas non plus à l’image traditionnelle et suggèrent que l’ambition des domi-nés se traduit dans leur apparence. Ni Lisette ni Frontin n’adoptent ici l’attitude soumise ou respec-tueuse qu’ils pourraient prendre devant leurs maîtres. Nous voyons un homme sûr de lui déjà dans l’attitude d’un petit marquis ou du « chevalier » de Lisette. Cette dernière prend une pose avanta-geuse et détendue synonyme pour elle de la « femme de qualité ». On peut toutefois remarquer que le dia-logue, mené et dominé par Lisette, n’est guère illus-tré par l’image : c’est plutôt Frontin qui adopte une position de dominant. La pose de Lisette peut toute-fois être interprétée comme une tentation – un fruit encore défendu – stimulante pour Frontin.La construction des personnages de Lisette et Frontin tient donc au physique des acteurs à leurs costumes et accessoires ainsi qu’à leurs attitudes.

VOCABULAIRE

Frontin joue sur la polysémie du verbe « épargner » (l. 19), employé dans le sens d’« économiser de l’argent », l’expression montre sa générosité envers Lisette, et dans le sens de « traiter avec indul-gence », elle témoigne de sa pugnacité.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On reprendra le deuxième axe de la lecture analy-tique en insistant sur l’amusement qu’éprouvent les personnages à jouer avec la situation et le langage.

Texte 2 – Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) p. 166

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’évolution des mentalités : les valets peuvent envisager raisonnablement s’élever au-dessus de leur condition par le mariage.

– Montrer l’évolution du rôle des valets dans la comédie : leurs sentiments ne sont pas une source de ridicule.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène vivanteUne construction dynamique participe à la vivacité de cette scène, qui met en évidence la révélation d’une double supercherie : elle est donc construite de manière symétrique. Des lignes 1 à 28, c’est Arle-quin qui, avec de multiples détours, lève le voile sur sa véritable condition. Cette divulgation entraîne une vive réaction de Lisette aux lignes 29 à 31, puis c’est à son tour de jeter bas son masque, lignes 43 à 47, et à Arlequin de réagir, lignes 48 à 51. La symé-trie est marquée par des reprises d’expressions similaires : « C’est lui qui est mon capitaine (l. 28)/« C’est mon capitaine, ou l’équivalent » (l. 47) ; « Mais voyez ce magot » (l. 31)/« Mais voyez cette magotte » (l. 50) ; « Il y a une heure que je lui demande grâce et que je m’épuise en humilités pour cet animal-là » (l. 33-34)/« …avec qui, depuis une heure, j’entre en confusion de ma misère. » (l. 50-51). Enfin, les deux personnages se réconcilient et demeurent complices (l. 52 à 60). Cette scène est également rythmée par des parties de plus en plus courtes, montrant ainsi que le rythme s’accélère. En effet, Arlequin hésite bien plus que Lisette. Il cherche à ménager sa Dame et les sentiments qu’elle lui porte. Aussi procède-t-il de manière implicite et par images, métaphores qu’il file : « une fameuse connaissance » (l. 2-3), « le fond du sac » (l. 4), « où gît le lièvre » (l. 7), « Un mauvais gîte » (l. 13), « je vais le loger petitement » (l. 13-14), « fausse mon-naie […] un louis d’or faux » (l. 16-17), « la qualité de soldat » (l. 22-23), « un soldat d’antichambre » (l. 26), « c’est lui qui est mon capitaine » (l. 27). La révéla-tion s’étend donc sur plus de vingt lignes et tarde à venir malgré les questions réitérées de Lisette (l. 5-6 ; 8 ; 15 ; 18 ; 21 ; 24 ; 26-27). À l’inverse, Lisette fait ses aveux en trois lignes (l. 43-45) : le choix du parallélisme et le verbe « valoir » soulignent l’équité des deux personnages, déjà annoncée par l’expression familière « Touche-là » (l. 43), propre à leur condition. Les didascalies mettent également en évidence la vivacité de la scène. Elles soulignent le double jeu des personnages. On trouve en effet de nombreux apartés, suivis de la mention « (Haut) » qui révèlent les doutes de Lisette quant à l’identité

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

d’Arlequin (l. 5) ; les hésitations d’Arlequin à livrer trop brutalement cette identité (l. 11 et 19), et enfin, le désappointement comique de ce dernier (l. 28). Les didascalies témoignent enfin de la nature des personnages et de la scène : lignes 37 et 60, les deux personnages rient, révélant leur nature simple et humaine ; la supercherie n’est pas vécue comme une tromperie, les personnages s’en amusent.Les apartés jouent également sur la double énoncia-tion. Les spectateurs sont les confidents des doutes, des hésitations et désappointement des person-nages. Or le public n’ignore rien de la supercherie, il est donc en position de supériorité et prend d’autant plus de plaisir à cet échange car il est curieux de la manière dont il va se dérouler. Les spectateurs com-prennent bien avant Lisette les sous-entendus d’Ar-lequin et ils sont aussi complices du rire de Lisette (l. 37) dont Arlequin ne peut saisir la véritable cause. Enfin, le public est le témoin et complice de la nou-velle supercherie conclue à la fin de la scène (l. 56 à 60). Cette dernière réplique relance alors l’action et l’attention des spectateurs.

Un éloge de la simplicité

Cet éloge se fait par le biais de la comparaison des deux personnages. Arlequin est caractérisé ici par son embarras, rendu perceptible par la ponctuation employée : exclamations, interjections (l. 2 ; 9 ; 19 ; 22) ; nombreuses interrogations (l. 11 à 14 ; l. 16-17 ; l. 21-22) ; points de suspension (l. 11 et 16) ; phrase interrompue. Cet embarras se devine également par la multiplicité des images utilisées, qui sont autant de périphrases révélant peu à peu la simplicité de sa condition. L’expression proverbiale « Et voilà où gît le lièvre » (l. 7) confirme le problème d’identité annoncé par la métaphore du « fond du sac » (l. 4). La personnification de l’amour (l. 11 à 14) interroge la solidité des sentiments de Lisette mais souligne aussi l’infériorité de la condition d’Arlequin. La com-paraison au faux louis d’or (l. 16-17) annonce l’im-posture, la référence au soldat (l. 22-23) confirme une condition inférieure et, par métaphore (l. 25), révèle le statut de valet. À l’embarras d’Arlequin répond la simplicité de Lisette : ses aveux sont faits en trois lignes (l. 43-45) et les répliques suivantes sont tout aussi brèves et directes (l. 49 et 52). Avec la ligne 56, c’est en quatre phrases que Lisette règle la situation. De même, la situation des valets à l’égard des maîtres est aussi rapidement résolue : la succession des impératifs, la brièveté des proposi-tions, leur juxtaposition, soulignent l’efficacité du personnage (l. 56 à 59). Si la situation de Lisette est plus simple parce qu’Arlequin fait le premier pas vers la révélation, il demeure que Lisette apparaît beaucoup plus spontanée. Cette spontanéité se retrouve dans ses réactions : exclamations et injures fusent (l. 29, 31 et 34) lors de l’aveu d’Arlequin. Mais elles sont aussitôt suivies par le rire et par le jeu,

lignes 37 à 51, puis lignes 59 et 60. Lisette est « de bonne composition » et l’auteur semble ainsi souli-gner la simplicité et la bonhomie de ce personnage mais aussi le naturel des relations entre les deux valets. Ainsi, la symétrie des réactions d’Arlequin avec celles de Lisette n’est pas qu’un simple artifice théâtral, elle met aussi en évidence la complicité des personnages qui jouent l’un avec l’autre. C’est d’ail-leurs sur ce sentiment que se clôt la scène avec le jeu de mots sur « valet » et « servante », l’expression « être le valet, la servante de quelqu’un » signifiant par métaphore se mettre au service de quelqu’un, sans rapport avec la condition domestique de valet ou de servante. Or ici, les deux personnages uti-lisent l’expression au sens strict comme au sens figuré.

SynthèseLes qualités humaines des valets mises en évidence ici sont : – la sincérité des sentiments, qui l’emporte sur les

apparences sociales (comme le montre la personni-fication de l’amour, l. 11 à 14 ; la comparaison de l’amour et de la gloire, l. 35-36, et le pacte de fidé-lité, l. 52 à 55) ; – la simplicité et la spontanéité de Lisette (cf. IIe par-

tie, qui entraîne celle d’Arlequin, l. 53) ; – la complicité entre les deux personnages (cf. les

remarques sur la symétrie et le jeu, fin de la IIe partie).

VOCABULAIRE

L’expression « être le valet, la servante de quelqu’un » signifie par métaphore se mettre au service de quelqu’un, sans rapport avec la condition domes-tique de valet ou de servante. Or ici les deux person-nages utilisent l’expression au sens strict comme au sens figuré.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Qu’est-ce qu’un ton ? À quoi tient-il ?On pourra s’entraîner à la lecture avant et après la lecture analytique.On aura identifié et choisi les émotions exprimées par les personnages dans le dialogue : – surprise – embarras – exaspération – inquiétude – joie

On pourra d’abord engager les lecteurs à respecter la ponctuation qui donne un premier rythme aux répliques, on les invitera à marquer des pauses plus ou moins longues pour chacun des signes de ponc-tuation et à faire entendre l’exclamation et l’interro-gation. On les invitera à réfléchir au rythme entre les

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Français 1re – Livre du professeur

signes de ponctuation mais aussi au rythme d’en-chaînement des répliques que l’on peut varier. On veillera à ce qu’ils exploitent les didascalies et res-pectent les « à part » et les « haut ». Il sera néces-saire de s’exercer à rire (« riant »). Les lecteurs devront décider de l’intensité de leur voix et on pourra enfin leur demander de réfléchir à leur voix : « naturelle » ou affectée, moqueuse ou émue, etc.Les lecteurs tenteront de proposer des interpréta-tions variées : attendues, surprenantes, décalées.

Dossier Mise en scène – Un texte et ses représentations p. 168

Voici quelques pistes pour traiter ce dossier : – Distinguer les mises en scènes qui s’attachent à

rendre l’atmosphère du xviiie siècle (documents 1 et 3), celle qui actualise la pièce (document 4) et celle qui évoque l’univers théâtral et son histoire (document 2 : costume d’Arlequin – masques rap-pelant la commedia dell’arte). – Mettre en évidence l’évolution du travail de mise

en scène et donc l’évolution de la notion même de mise en scène entre fidélité et interprétation, notam-ment quant à la représentation d’une époque : mar-quée (documents 1 et 4), mêlée (document 3) et hors temps (document 2). – Indiquer que chaque mise en scène est une relec-

ture, une interprétation de la pièce : relativement neutre et classique quant à celle de la Comédie-Française (document 1) ; accentuant les rapports de domination par la posture des corps (docu-ments 3 et 4) ou mettant en valeur la notion de jeu (document 2). – Préciser que le choix du masque de singe dans la

mise en scène d’Alfredo Arias est une contrainte imposée à tous les personnages tout au long de la pièce. Ce choix correspond néanmoins au texte 2 puisque le magot est un singe (mais la margotte, une pie) et qu’Arlequin insulte Lisette de « masque ». – Observer que la notion de jeu est bien plus pré-

sente dans les trois dernières images : ainsi la repré-sentation la plus fidèle n’est peut-être pas celle qu’on croit !

Texte 3 – Marivaux, Les Fausses confidences (1737) p. 170

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur la nouveauté du personnage de Dorante.

– Montrer que le registre pathétique envahit la comédie.

LECTURE ANALYTIQUE

Un jeu de cache-cacheTout au long de la scène, les personnages montrent et cachent, tour à tour, leurs sentiments. La première partie de l’extrait (l. 1 à 11), semble n’être qu’une conversation ordinaire entre un maître et son domes-tique. Mais ces propos prosaïques dans leur fond trahissent, par leur forme, les sentiments des per-sonnages. En effet, les propos sont très répétitifs alors que le sujet est simple (l. 1 à 3 ; 5 à 8), les excla-mations d’Araminte ne sont pas justifiées (l. 2 et 6) et les nombreux points de suspension montrent que les deux personnages ne sont pas à ce qu’ils disent (l. 2, 3, 6 et 8). Les didascalies, « ému »/« émue », confir-ment ce décalage entre ce qui est dit et ce qui est éprouvé et l’aparté d’Araminte (l. 9) le confirme. Il constitue aussi une prise de conscience du person-nage et donc une articulation entre deux moments de la scène. Par la suite, Araminte refrène ses senti-ments, la didascalie disparaît. Dans la deuxième par-tie du texte (l. 12 à 30), les personnages abordent le sujet qui les préoccupe : le départ de Dorante. Ara-minte semble s’y résoudre : après une question ora-toire (l. 12-13), son ton devient plus autoritaire : négation totale, terme d’obligation (l. 16) ; exclama-tion et impératif (l. 19) ; opposition et dévalorisation (l. 24). Dorante s’en plaint mais s’y soumet : registre pathétique, question oratoire (l. 29-30). En échange, il réclame le portrait d’Araminte, portrait qui entraîne l’aveu d’Araminte et la troisième partie. Au cours de cette partie, les revirements s’enchaînent : à celui d’Araminte succède en effet celui de Dorante : « cette joie […], je ne la mérite pas » (l. 35-36) qui annonce un nouveau revirement d’Araminte : « Vous allez me l’ôter » (l. 36). Mais cette prévision ne sera pas vérifiée : Araminte pardonne et réitère l’aveu de ses sentiments par la litote (l. 60). Ce jeu de cache-cache des personnages induit un autre jeu de cache-cache entre l’auteur et les spectateurs qui restent dans l’incertitude quant au dénouement de la scène.

La force des sentimentsMarivaux propose dans cette scène toute une palette de sentiments, fine analyse du cœur humain.Le rappel de son proche départ conduit Dorante à laisser éclater ses sentiments. Cette déclaration se fait sur le mode pathétique, la douleur étant à la

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

mesure de son amour. On remarque de nombreuses hyperboles : « De tout le temps de ma vie… » (l. 14), « J’ai tout perdu ! » (l. 20), la restriction (l. 15), et à nouveau l’évocation de la durée (l. 22). On observe encore de nombreuses exclamations et interjec-tions (l. 18 ; 20 ; 23 ; 25 ; 29) exprimant la souf-france. On peut également noter les variations de ces sentiments de la plainte (didascalie l. 14 et réplique l. 18) à la douleur (l. 20 à 26), voire l’amer-tume (l. 29-30). L’aveu d’Araminte provoque chez Dorante un sentiment tout aussi intense comme le montre la métaphore hyperbolique « Je me meurs ! » (l. 32) et le mouvement indiqué par la didascalie. Cette phase intense est suivie d’un comportement plus modéré, plus conforme à l’aveu qui va suivre comme le montre la didascalie « tendrement » (l. 35). Enfin les deux dernières exclamatives (l. 62) mar-queront l’étonnement et la joie du pardon accordé. L’émoi d’Araminte, contrairement à celui de Dorante, est associé au trouble de l’ignorance, exprimé à deux reprises (l. 9 et 33), mais également par ses différents revirements (voir axe de lecture 1). Cepen-dant, on peut supposer que le calme retrouvé par Dorante (didascalie, l. 35), sa longue explication, puis le temps de réflexion qu’Araminte s’accorde (didascalie, l. 53-54), l’éclairent sur ses sentiments véritables et justifient la déclaration raisonnée qui suit. L’avant-dernière réplique d’Araminte est en effet construite sur différents raisonnements : hypo-thèse infirmée (l. 54 à 57) ; raisonnement causal (l. 59-60) justifié par une vérité générale (l. 60-61). La confusion des sentiments fait donc place à la limpi-dité de ces mêmes sentiments. Enfin, la révélation de Dorante et les raisonnements d’Araminte sou-lignent les valeurs communes qui unissent ces deux personnages au-delà des conventions et des condi-tions : la sincérité (l. 56 ; l. 35 à 41), l’honnêteté (l. 51-52 ; l. 58) et le respect (l. 47 et 61). On peut alors parler de correspondances des cœurs et des âmes au-delà des apparences sociales.

Synthèse

L’expression hyperbolique des sentiments de Dorante (l. 14 à 32) pourrait être interprétée comme un signe d’hypocrisie, l’expression pouvant paraître trop excessive pour être honnête ; impression qui peut être corroborée par le calme soudain de Dorante (l. 35) : il a enfin obtenu ce qu’il espérait : l’aveu d’Araminte. Toutefois cette lecture que pour-rait proposer un metteur en scène de ce siècle paraît s’opposer aux intentions et aux valeurs défendues par Marivaux.

GRAMMAIRE

Les phrases exclamatives expriment un sentiment que le locuteur porte sur le contenu de son énoncé. Cet énoncé se caractérisera essentiellement à l’écrit

par le point d’exclamation qui se traduira par une intonation particulière. Les structures exclamatives sont variées comme le montre ce dialogue : – des phrases complètes : l. 18 ; 22-23 ; 32 ; 63. – des phrases incomplètes : l. 2 ; 6 ; 29. – l’infinitif exclamatif : l. 27. – des mots exclamatifs : l. 6 ; 18 ; 29 ; 38 ; 63. – des interjections : l. 6 ; 18 ; 19 ; 25 ; 38.

Il appartient aux interprètes d’exprimer les senti-ments variés que traduisent ce point d’exclamation et la structure de la phrase : étonnement, trouble, inquiétude, plainte, joie.

PROLONGEMENT

Voltaire disait que « marivauder », c’était « peser des œufs de mouche dans des toiles d’araignée ». Les dictionnaires définissent cette antonomase comme badinage spirituel et échange de propos galants et précieux. Le terme « marivaudage » évoque encore aujourd’hui un excès de langage et une virtuosité superficielle. Selon Marivaux, l’écrivain doit suggé-rer les perpétuels et rapides nuances et change-ments du sentiment, les troubles du cœur humain par un art du langage fait de suggestions, de demi-mots et non plus recourir à la simple expression de la passion. Le marivaudage dans un sens plus res-treint est une technique de dialogues appuyés sur des reprises de mots, avec commentaire ou léger changement.On peut donner comme exemple de marivaudage : – les dialogues entre Sylvia et Dorante (II, 9 ou III, 8)

dans Le Jeu de l’amour et du hasard ; – le dialogue entre Lisette et Arlequin-exemple de

marivaudage burlesque (III, 12) ; – le dialogue entre Lucile et Damis dans Les

Serments indiscrets (III, 8) ; – le dialogue entre La Marquise et le Chevalier dans

La Seconde surprise de l’amour (I, 7) ; – les dialogues entre Sylvia Le Prince dans La

Double inconstance (II, 12 ou III, 9).

Texte 4 – Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784) p. 172

OBJECTIFS ET ENJEUX – Démontrer qu’à travers ce monologue dynamique et vivant se dévoilent un personnage original et consistant et une critique de la société.

LECTURE ANALYTIQUE

Du valet-type au personnageSi Figaro assume le rôle du valet dans cette comé-die, il s’éloigne du valet-type par son histoire et sa personnalité dans ce long monologue déjà symbo-lique de son importance et de sa singularité.

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Français 1re – Livre du professeur

Figaro rappelle, en jouant avec les valeurs du pré-sent (cf. point de grammaire), mais aussi avec un sens aigu de l’ellipse et du rythme alerte, les étapes de sa vie professionnelle ainsi que les accidents de sa vie personnelle. On repère un emploi de « ban-quier de pharaon » (l. 4), puis de barbier (l. 11-14), et, comme il le résume lui-même à la fin du mono-logue, « faisant tous les métiers », « maître ici, valet là » (l. 26-27), dernière fonction qu’il occupe à ce moment. Figaro évoque aussi son « désespoir » (l. 2), et, par un euphémisme (l. 10), son désir d’en finir avec la vie. Il retrace également ses déboires sentimentaux (l. 15-16) ou encore la découverte de sa véritable filiation (l. 16-18), épisode romanesque et plein de péripéties comme le souligne le rappel de la scène, rendue plus vivante dans le dialogue grâce au présent d’énonciation et à la juxtaposition de brèves propositions (l. 18-19).Toutes ces informations révèlent l’itinéraire de Figaro et brossent le portrait d’un héros romanesque, d’un personnage sensible, intelligent, maniant la langue avec aisance et virtuosité.Dans les dernières lignes, Figaro devient lyrique et l’anaphore de « Suzon » (l. 32) rappelle son inquié-tude. Le monologue n’invite pas à rire de la souf-france ou des sentiments du personnage, mais au contraire à s’y montrer sensible. C’est d’ailleurs une des grandes nouveautés de cette comédie : Figaro – un valet – peut susciter un sourire, mais il parvient en même temps à toucher, comme ce sera le cas dans le roman naturaliste qui relatera les malheurs des « basses-classes » avec sérieux. Les didasca-lies, ainsi que les phrases exclamatives ou encore son interrogation philosophique et ontologique (l. 20-25), mais aussi la caractérisation du person-nage par des groupes nominaux à la fois bienveil-lants et critiques (l. 27-28) nous donnent à découvrir une individualité attachante tant par ses émotions, que par sa vivacité intellectuelle, comme le souligne son autoportrait teinté d’autodérision. Ajoutons que le maniement du langage se révèle être celui d’un virtuose qui excelle à varier les registres (comique, lyrique, pathétique, tragique ou encore polémique), les types de phrases, la construction, le sens de l’ellipse, les changements de rythme (énumérations, gradations des lignes 18-32).Ce monologue, qui est donc aussi un récit, par les péripéties relatées, par la relation d’aventures récentes ou plus lointaines, rapproche ce person-nage de théâtre du héros romanesque et pica-resque. Il a fréquenté tous les milieux (l. 1-6, 14-15), occupé de nombreuses fonctions (l. 1-11, 27-31) et résume hyperboliquement et parodiquement son parcours : « j’ai tout vu, tout fait, tout usé. » (l. 31). Cette figure renouvelle le personnage de valet, lui donnant celle d’un héros de roman, d’autant plus qu’il apparaît dans trois œuvres qui se succèdent dans le temps. Beaumarchais s’inspire ainsi des

trilogies de l’Antiquité, ouvre la voie au personnage récurrent – dont s’inspirera Balzac – et « romanise » le théâtre.

Une satire de la sociétéInscrit dans son époque, ce monologue interpelle également par la critique de la société, néfaste sur des individus honnêtes, que Figaro administre tout au long de son discours devenu réquisitoire.Le personnage dénonce ironiquement les incohé-rences de l’organisation du travail, mais aussi la cor-ruption (l. 2-3). En évoquant sa réussite au jeu de hasard du « pharaon », il suggère une gangrène de la société, mais surtout la malhonnêteté et l’hypocri-sie des « personnes dites comme il faut » (l. 5), et par là même, des couches aisées de la société, l’aristocratie comme la bourgeoisie. La noblesse du « grand seigneur » est ici mise à mal parce qu’il se montre ingrat et immoral (l. 15-16). Figaro le sou-ligne par un propos qui souligne la logique para-doxale du « seigneur » et son caractère ignoble, au sens propre du terme. Le dérèglement des mœurs s’exprime enfin dans la conduite de sa mère et de son père qui aurait pu conduire à l’inceste (on pourra lire le réquisitoire et le plaidoyer de Marceline à la scène 16 de l’acte iii).Le désordre social entraîne le désordre chez l’individu.Les incohérences, la malhonnêteté, l’ingratitude et l’immoralité nuisent à Figaro. Elles le conduisent au « désespoir » (l. 2) à un point tel qu’il exprime par un euphémisme et une hyperbole le désir d’en finir avec la vie (l. 10-11). Elles le poussent à devenir logique-ment malhonnête : « il ne me restait plus qu’à voler » (l. 3-4). L’immoralité du seigneur l’éprouve quand il comprend que le « grand seigneur » « veut intercep-ter » sa « Suzon ». Celle de sa mère ou de son père aurait pu le précipiter « dans un abîme » (l. 17), celui de l’inceste. Figaro, enfin, en vient à s’interroger sur Dieu (l. 21) et sur sa création : l’homme devenu « un assemblage informe » (l. 25).

Lecture d’image – Le physique de l’acteur : une certaine fragilité du

personnage exprimée dans ce monologue s’incarne dans le physique de l’acteur. – Le costume : les broderies et la couleur donnent

à Figaro l’apparence d’un Espagnol sensible à son apparence, raffiné et peut-être désireux de séduire Suzon. – Le jeu de scène : le mouvement de l’acteur, son

regard se conjuguent dans cette image pour suggé-rer une aspiration vers une certaine élévation que peut lui procurer l’amour de Suzon. – Le décor : les chevaux peuvent traduire le désir

de liberté qui anime Figaro et également sa fougue (que l’on peut lire dans la rébellion du cheval qui se cabre). Le manège peut encore suggérer la ronde, la musique, le mouvement de La Folle Journée, autre titre de la comédie, qui emporte Figaro.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 1

SynthèseFigaro rappelle dans ce monologue le possible tra-gique de son existence : il ne voit sa seule issue que dans le suicide, mais un « dieu bienfaisant » (l. 11) – explication qui reste mystérieuse pour le lecteur et sur laquelle Figaro ne s’attarde pas – le sauve en le rappelant « à [son] premier état » (l. 11).Cette confrontation avec la mort évoquée par Figaro – ainsi d’ailleurs que la révélation sur sa naissance – donne une gravité à la dernière partie du monologue, invite à une réflexion métaphysique – Figaro s’interroge en effet sur les causes (l. 20), les raisons (l. 20-21), le responsable (l. 21), l’origine et la fin (l. 22), et à une réflexion ontologique – Figaro se questionne sur sa singularité, son iden-tité, son essence (l. 24-25)Ce monologue interroge donc sur l’homme et sa condition et le relie au siècle des Lumières, donnant ainsi à Figaro une personnalité qui l’éloigne du valet-type.

GRAMMAIRE

• Présents de vérité générale : « vaut » (l. 8) ; « s’en nourrissent » (l. 12-13) ; « est » × 2 (l. 24) ; « plaît » (l. 28).• Présents d’énonciation : « est » × 5 (l. 18-19) ; « dis » (l. 23) ; « occupe » (l. 25) ; « donnes » (l. 32) ; « entends », « vient » (l. 33).• Présents de narration : « pense » (l. 2) ; « fais » (l. 4) ; « soupe », « m’ouvrent » (l. 5) ; « m’appelle », « reprends » (l. 11) ; « vais », « vis », « passe » (l. 14) ; « reconnaît », « marie » (l. 14) ; « veut » (l. 15) ; « arrivent », « débat » (16-17).Les différents présents nous font à la fois voyager dans le temps et dans l’espace en rendant présents sur scène des événements du passé tout en nous transportant dans d’autres lieux.(On pourra aussi étudier le présent des didascalies, présent d’énonciation ou de la double énonciation.)

Perspective – Victor Hugo, Ruy Blas (1838) p. 174

LECTURE ANALYTIQUE

Le valet élevé au rang de héros tragique – dignité, sobriété des mouvements et des répliques

de Ruy Blas qui contrastent avec les gestes vifs et les exclamations de la Reine. – idée d’un destin auquel se soumet le personnage

(v. 36-37), voire dimension christique. – emploi de l’alexandrin, propre aux tragédies, mais

ici disloqué : plus de naturel, de spontanéité, plus proche de la prose : modernisation de la forme qu’on peut aussi rapprocher de la modernisation du traitement du personnage du valet.

Le triomphe de l’amour par-delà les conditions sociales – rapprochement physique ; – jeu des noms et des pronoms ; – gradation du refus au pardon,

puis à la déclaration.

Perspective – Jean Genet, Les Bonnes (1947) p. 176

LECTURE ANALYTIQUE

Autorité et soumissionLes didascalies pour le lecteur, les attitudes et les mouvements des personnages pour le spectateur, mais aussi les impératifs ainsi que la parole inégale-ment répartie et la violence verbale montrent que les personnages entretiennent des rapports d’autorité et de soumission. La domination de Claire s’exprime par les ordres qu’elle donne, les remarques mépri-santes et humiliantes qu’elle adresse à Solange, la posture de cette dernière. On pense au sadisme de Claire. La soumission de Solange est soulignée par l’ignorance du mépris qu’elle subit, les marques de respect, son obéissance et ses postures. On pense au masochisme de Solange.

Une caricatureLa situation, les attitudes, le thème de la bonne séduite, les soupçons de la maîtresse suggèrent une caricature de la maîtresse et de la domestique. Cette domination et cette soumission stéréotypées montrent qu’il s’agit de rôles que les deux person-nages se sont distribués : une mise en abyme.

Enjeux de la mise en abymePour saisir l’enjeu de ce théâtre dans le théâtre, il faut avoir à l’esprit le projet des deux sœurs. S’agit-il à travers ce jeu d’alimenter leur haine pour trouver la force de tuer leur maîtresse ? S’agit-il au contraire d’une catharsis qui leur permettra de se purifier de leur passion meurtrière ?

Le miroirLes souliers vernis, qui sont aussi un miroir, la glace devant laquelle s’arrange Claire évoquent deux contes : Cendrillon et Blanche-Neige. Ces réfé-rences implicites soulignent le caractère archaïque et cruel de la relation d’autorité.

Lecture d’imageLes Bonnes peuvent refléter la condition humiliante des bonnes dans la société mais les personnages de Claire et Solange jouent à représenter d’autres personnages qu’eux-mêmes. Claire joue le rôle de « Madame » et Solange celui de « Claire ». On peut donc les considérer comme les reflets des per-sonnages qu’elles interprètent. Une mise en scène

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Français 1re – Livre du professeur

pourra exploiter les ressources de ce motif. Le met-teur en scène Alain Timar évoque cette question sur le blog « Lestroiscoups.fr » : « Solange et Claire, deux sœurs, travaillent en tant que bonnes au ser-vice de Madame. Elles rêvent d’assassiner leur patronne. Chaque soir, elles répètent en secret la scène fatale, jouant à tour de rôle les trois person-nages du drame. Mais elles n’arrivent pas à leur fin : Madame échappe au “tilleul empoisonné”. Dans une totale confusion mentale, Claire s’identifiant à Madame, le boit… avec la complicité meurtrière de Solange. Une histoire d’amour et de haine à trois portée au paroxysme. Une intrigue en forme de céré-monie sacrificielle comme dans les tragédies antiques. Un rituel expiatoire qui exalte la position du martyr. Une atmosphère sacrée qui scande les paroles et imprègne les corps et les gestes. Une intrigue qui sème le doute, qui fait vaciller les limites entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le bien et le mal, le beau et le laid, la réalité et le rêve, le vécu et l’imaginaire. Une intrigue où jeux de miroirs, faux-semblants et trompe-l’œil bousculent notre esprit et font exploser les valeurs et les codes communément admis. Ça brûle à l’intérieur comme à l’extérieur et ça nous brûle aussi. Comment, dans ces conditions, la machine théâtrale peut-elle débusquer la vérité des êtres ou des faits ou en percevoir ne serait-ce qu’un reflet ? Illusoire objectif certainement ! Le mieux étant de jeter le trouble, entretenir les ambiguïtés, les ambivalences, accuser l’inextricable complexité de la nature humaine et continuer à questionner ce mys-tère… jusqu’au vertige. Il faut rompre évidemment pour cela avec le réalisme du jeu. Genet parle de conte : certes, mais un conte philosophique et sym-bolique ancré dans un jeu charnel, psychique, fan-tasmatique, incisif et exacerbé. »Le décor est une sorte d’aquarium en plexiglass aux murs transparents. Il devient ici un miroir déformant dans lequel les personnages se reflètent et reflètent leurs angoisses. Les murs renvoient leurs reflets multipliés et déformés pour mieux traduire leur com-plexité ou leur confusion.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On pourra rapprocher ce texte de celui de Marie N’Diaye, Hilda. En écrivant Hilda à la toute fin du xxe siècle, Marie N’Diaye s’inscrit dans une longue tradition littéraire qui s’attache à représenter les relations des maîtres et des valets, des patrons et des domestiques, des employeurs et des employés. Cette œuvre entièrement dialoguée qui, lors de sa publication n’était située dans aucun des genres lit-téraires, est aujourd’hui considérée comme une œuvre dramatique. La situation, l’évolution de l’ac-tion, en glissant vers l’invraisemblable, apparentent cependant cette œuvre à une fable.Les personnages de l’œuvre : – Mme Lemarchand, une femme d’un milieu aisé,

mariée, et qui insiste pour se présenter comme une femme « de gauche ». – Franck, le mari d’Hilda et père de leurs enfants.

Homme qui vit de petits travaux. – Corinne, la sœur d’Hilda. – Hilda, femme de Franck et « femme de peine ».

L’une des originalités de l’œuvre est de faire du per-sonnage éponyme et au centre de l’action, un per-sonnage qui, symboliquement, n’apparaît jamais et qui finit d’ailleurs par disparaître à sa famille et à elle-même. Sans être manichéenne ni caricaturale, la pièce met en évidence la permanence de l’aliéna-tion constitutive de la domesticité. Cette analyse est toutefois renouvelée par le choix de Mme Lemar-chand mal à l’aise dans son rôle et dans sa vie, chantre des valeurs de gauche, humaniste, voire humanitariste. Ce choix permet à Marie N’Diaye de souligner que cette incapacité à assumer son rôle de patronne s’avère destructeur pour l’employée, mais il lui permet aussi d’analyser la vacuité et les névroses d’une femme éduquée et cultivée, repré-sentative de la « bourgeoise » de gauche.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

Séquence 2

Rire libérateur, rire dénonciateur p. 178

Problématiques : Quels sont les dispositifs comiques au théâtre ? Comment sont-ils portés par la mise en scène ?

Éclairages : Le théâtre inventé dans l’Antiquité comme une cérémonie au dieu Dionysos comprenait déjà, conjointement à la tragédie, la comédie, temps de libération par le rire comme moment de critique poli-tique et sociale. Les pièces d’Aristophane, grand auteur grec du ve siècle av. J.C. sont les plus connues. Voyons comment à travers les siècles nos grands auteurs se servent de la comédie pour offrir au specta-teur cet état de subversion qu’apporte le rire, rire libérateur autant que rire dénonciateur.« Je te baillerai sur le nez si tu ris davantage. » (M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène 1)Ainsi les fonctions du rire sont clairement utilisées au théâtre :– le rire comme instrument de liberté (libérateur des entraves et contraintes sociales) ;– le rire avec des stéréotypes poussés à l’extrême (la démesure) et des situations rocambolesques (qui-proquos, illusions…) pour la dénonciation des maux de la société.– le rire comme jubilation de la créativité y compris verbale, rythme, jeux de mots, néologismes.La mise en espace et la scénographie, les costumes, les objets et les accessoires participent au registre comique.

Texte 1 – Molière, Le Tartuffe ou L’Imposteur (1664) p. 178

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comment la scène d’exposition, tout en remplissant ses objectifs, est renouvelée dans sa forme et son rythme ?

– En quoi est-elle résolument comique ?

Présentée au roi Louis XIV lors des fêtes de Ver-sailles en 1664, Le Tartuffe ou l’Hypocrite, a été aus-sitôt censurée car elle fut comprise comme une critique de la religion à travers le personnage du faux dévot qui s’introduit dans une maison bour-geoise. En 1667, une nouvelle version de la pièce, Panulphe ou l’Imposteur, est également censurée alors que Panulphe n’est plus un faux dévot. En 1669, dans un contexte politico-religieux plus favo-rable, Molière obtiendra enfin l’autorisation de jouer en public la troisième version de sa pièce, Le Tar-tuffe ou l’Imposteur. Depuis c’est la pièce de Molière la plus jouée à la Comédie française.Cet extrait est le début de la pièce, acte 1 scène 1 : Mme Pernelle, la mère d’Orgon, le maître de maison, quitte les lieux visiblement en colère.La scène d’exposition concoctée par Molière est célébrissime tant elle est efficace et jubilatoire. Les élèves dans une première lecture peuvent ne pas percevoir les aspects comiques de la scène (cf. la proposition de mise en jeu ci-dessous) mais sauront prouver son efficacité grâce à la situation et au caractère de Mme Pernelle.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène d’exposition dynamiqueLe schéma de la relation des personnages est aisé à construire par les élèves. En effet Molière donne la précision nécessaire à la compréhension de la rela-tion, par la bouche de Mme Pernelle, après chaque prénom. Cela a le mérite d’être clair et de ne pas embrouiller le spectateur, mais tout de même de créer chez lui un peu de confusion par le nombre de personnages présents sur la scène car finalement la confusion règne dans cette maison, semble nous dire Molière. Mme Pernelle bien sûr aimerait que tout soit à sa place, une étiquette par personne.Orgon + Elmire (2e femme d’Orgon et donc bru (belle fille) de Mme Pernelle). Orgon a deux enfants d’un premier mariage : Damis et Mariane. Mme Pernelle est la mère d’Orgon et donc grand-mère de Damis et Mariane. Flipote, est sa servante. Dorine est la servante de la maison, et Cléante le frère d’Orgon. On aura compris, Orgon est le référent, c’est le maître de maison et autour de lui gravite tout ce petit monde.Il manque Tartuffe, qui comme vous le savez ne viendra qu’à l’acte III : la plus longue attente du per-sonnage éponyme au théâtre. Mais l’extrait choisi permet d’avoir d’ores et déjà dans les deux der-nières répliques un avant-goût de la querelle que les élèves décèlent vite grâce aux mots « votre mon-sieur Tartuffe » (v. 47) ironique à souhait et la réponse de Mme Pernelle qui ne tarit d’éloges. La rime aux mots « vous » et « courroux » (v. 48 et 49) qu’on retrouve dans « fou » montre bien contre qui Mme Pernelle est ici en colère.Tartuffe est donc du côté de Mme Pernelle et tous les autres sont contre lui. Orgon, absent ici, semble d’après les propos de Mme Pernelle, de son côté et

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donc avec Tartuffe (v. 20, 35…) même si en subs-tance, elle aimerait le voir plus autoritaire dans sa maison (« si j’étais de mon fils son époux » v. 41, le trait en est amusant pour la rime - cf. ci-dessous pour le jeu du comédien pour Mme Pernelle).Mme Pernelle coupe littéralement la parole à chaque fois qu’un personnage parle, elle ne lui laisse qu’un mot à dire, nous donnant l’impression qu’elle entend le souffle de celui qui va parler pour le couper. Le comique de répétition est à l’œuvre mais la surprise est totale pour chaque personnage, ce qui alimente le jeu de scène, notamment si chaque personnage se déplace devant elle ou si c’est elle qui se tourne vers le personnage pour le faire taire. Les mimiques qui s’en suivent doivent participer à la compréhen-sion du comique de la scène. La scène est ainsi très dynamique au rythme enlevé. On pourrait croire que le nombre de coupes (6 pour 6 personnages), lasse-rait le public mais c’est à la troupe de ne pas perdre le rythme qui est tenu par la vieille dame, et donc d’accentuer le comique.Mme Pernelle adresse à chaque personnage un reproche précis, on aura ainsi grâce au nombre un panel des reproches que les dévots font à leurs contemporains. Ce sont donc des éléments sociaux et religieux intéressants à relever.Flipote, trop lente : « Allons, Flipote, allons » (v. 1), la répétition accentue la différence de rythme entre les deux femmes.La femme d’Orgon, cérémonieuse, trop dépensière et coquette : « Ce sont toutes façons, dont je n’ai pas besoin (v. 4)/ Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,/ Que vous alliez vêtue ainsi qu’une prin-cesse » (v. 33 -34). Mme Pernelle va jusqu’à pré-tendre qu’elle cherche à tromper son mari : « Quiconque à son mari veut plaire seulement » (v. 35). L’allitération en [p] relie sans nous étonner « dépensière », « princesse » et « plaire ».Pour Dorine : « Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente » (v 15). La rime avec « suivante » qui rappelle sa condition sociale montre la contradiction.Pour Damis : « Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils » (v. 18), la moquerie est plaisante pour le spec-tateur mais pas pour Damis qu’elle traite de « méchant garnement » en rime avec « tourment » le tout soutenu par l’assonance en [en].Pour Mariane, également coquette, dépensière et fausse discrète : « il n’est (…) pire eau, que l’eau qui dort,/ Et vous menez sous chape, un train que je hais fort » (v. 26-27). Le soutien du proverbe est ici pour Mme Pernelle, de son âge et dans son éducation.Pour Cléante : « Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre,/ Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre » (v. 43-44). Le même travail sur le son [p] avec « prêcher » et « point » et en subs-tance penser qu’il ne faut pas suivre cette vie, grâce à la rime. Sa conduite est donc à critiquer, car elle est en contradiction, pour Mme Pernelle, avec

« l’honnête homme » idéal d’éducation du XVIIe (de la mesure en tout). Pourtant elle s’en écarte par la colère (« fort mal édifiée » (v. 9, mise en valeur par la diérèse), « contrariée », « courroux, « je vous prierai bien fort », « c’est là mon humeur ») qu’elle exprime ici, et qui n’est pas incluse à cette éducation de « l’honnête homme » (v. 45 « honnêtes gens »). Ici il est évident que Mme Pernelle utilise l’expression à l’aune de sa pensée. Ce sont ses proverbes contre les maximes de Cléante.

Un personnage comique malgré lui

Le comique entre dans la scène en même temps qu’arrive Mme Pernelle. En effet les v. 2 « on peine à vous suivre » et 6 « sortez si vite » accentuent la rapidité avec laquelle marche Mme Pernelle, une femme d’un grand âge compte tenu de l’âge des autres personnages. Il faut donc imaginer sur la scène une vieille dame marchant très vite et derrière elle, les autres personnages peinant à la suivre. À chaque fois qu’elle coupe un personnage, elle doit s’accompagner d’un jeu de scène différent. Les élèves peuvent imaginer lequel ou le jouer vraiment (cf. exercice de jeu décrit ci-dessus). Molière, il est évident, veut marquer le contraste entre la posture et son âge pour créer le comique de geste qui va déteindre sur les comiques de caractère et de situa-tion. Il ne manquera plus qu’à faire le rapport avec ses idées vieillottes et le tour est joué. Ajoutons que Molière a choisi dans sa troupe un comédien pour le rôle de Mme Pernelle. La photographie de la mise en scène d’Edouard Prétet (p. 179 du manuel) en tient compte. La tradition est ainsi conservée car en effet de nombreux metteurs en scène le décident, en clin d’œil à Molière qui jouait, quant à lui le rôle d’Orgon dans cette comédie. On attend donc également un jeu sur la silhouette, la voix et la gestuelle, peut-être aussi la démarche (sans grâce et trapue) que s’amu-sera à décliner l’acteur. Tout cela amuse le public qui voit le déguisement derrière le costume, et se moque donc des idées énoncées par le personnage : les critiques de cette vieille femme contre la maisonnée. Pourtant Mme Pernelle ne fait qu’énoncer des cri-tiques qui à l’époque étaient portées par les dévots. Le lien avec la religion est ici ténu et cette scène, d’entrée de jeu, pose question à la censure en action à l’époque.

Synthèse

Cette scène d’exposition est donc très originale. Tout d’abord elle remplit efficacement sa fonction : le spectateur a en effet les renseignements néces-saires à la compréhension de la situation et des relations, des clivages dans la maison d’Orgon. L’in-trigue, grâce au mot « heureux » utilisé par Damis et la phrase de Mme Pernelle « un homme de bien qu’il faut que l’on écoute » (v. 48) suppose que toute cette confusion amuse Tartuffe qui a pris place dans

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

la maison contre l’avis des personnages de cette scène. Le rythme avec lequel Molière fait jouer la scène rend la chose plaisante grâce à la force du tempérament de la vieille dame moquée malgré elle. La comédie dans laquelle excelle déjà Molière est ici renouvelée.

VOCABULAIRE

L’« humeur » au XVIIe est une substance liquide secrétée par un organisme vivant. L’homme a plu-sieurs humeurs (le sang, le flegme, la bile, l’atrabile) qui gouvernent l’équilibre de son corps. L’idée au XVIIe est que nos états et le tempérament de chacun sont liés à ces humeurs par l’action de leur circula-tion dans le corps. On parlera de mauvaise et de bonne humeur. Ces termes sont encore aujourd’hui dans la langue mais l’explication médicale a changé.

LIEN MINI

Ariane Mnouchkine, en 1995, en adaptant Le Tartuffe dans un pays méditerranéen pose la question de l’intégrisme religieux et de la montée des fanatismes dans l’Islam, en faisant d’Orgon un père intégriste islamiste voulant marier sa fille à son gourou. Le maquillage et les vêtements, le décor de la maison sont très clairement liés à la Méditerranée. Pendant les interviews de cette époque, il y a 20 ans, Mnouch-kine disait que les intégrismes religieux n’étaient pas affaire du passé, que « Tartuffe reprend une force, une violence et ça se passe ici et maintenant », « Tar-tuffe est une bataille à lui tout seul et je le lance donc comme un cri d’alarme ». Elle ajoute que Molière avait compris avec lucidité que « sous prétexte de respect de Dieu, au fond, on cherche le pouvoir, on défend les intérêts du ciel soi-disant mais au fond on défend son parti » (journal télévisé de 20 h, France 2, 15 juillet 1995 – extrait de l’INA en ligne). Aujourd’hui ces mots résonnent d’autant plus que la situation internationale s’est accélérée, l’actualité prouve que le terrorisme et la guerre sont encore aujourd’hui des horreurs commises par fanatisme religieux.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La structure de la lettre doit être comprise et reprise par l’élève. Le propos bien sûr devra être précis et s’appuyer sur plusieurs moments de la scène. Pour les aider les élèves, on peut faire jouer les élèves l’exercice d’improvisation expliqué ci-dessus ; ce qui leur permettra d’avoir observé si ce n’est joué le rôle de Mme Pernelle.

MISE EN JEU

Objectif : comprendre le rythme de la scène et la double-énonciation au théâtre.

Voici une proposition de jeu parmi d’autres à faire en classe : par groupe de 7, les élèves vont se mettre en cercle autour de celui/celle qui joue le rôle de Mme Pernelle. Chacun intervient l’un après l’autre de façon aléatoire, appelant son attention et variant les adresses. Mme Pernelle coupera les autres person-nages par de courtes répliques improvisées. N’ou-bliez pas Flipote, qui joue même si elle n’a pas de réplique (rôle muet). Puis demandez aux élèves d’al-ler plus vite dans les interventions jusqu’à ce que Mme Pernelle, perdant ses repères, s’affolant, pro-voque le rire. Les élèves peuvent par la suite apprendre le texte et en le jouant retrouver l’énergie et la rapidité de cette improvisation.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Vous pourrez demander aux élèves des exposés ou des recherches sur les mises en scène célèbres de Tartuffe (Ariane Mnouchkine, Jean-Pierre Vincent, Luc Bondy, Marcel Bozonnet et en 2014 Galin Stoev, Benoît Lambert). Vous leur demanderez d’expliquer ce qui motive encore les metteurs en scène pour monter cette pièce aujourd’hui.Vous trouverez une comparaison de 9 mises en scène de Tartuffe dans Théâtre Aujourd’hui n° 10, L’Ère de la mise en scène (Scérén-CNDP, 2005)

Texte 2 – Eugène Labiche, L’Affaire de la rue de Lourcine (1857) p. 180

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étude des quiproquos et de leur vertu comique. – Comment la satire de la bourgeoisie est-elle orchestrée ?

Pièce très célèbre de Labiche, elle revient sur le devant de la scène en ce début du xxie siècle, comme d’ailleurs le vaudeville et particulièrement Feydeau, qui intéresse de nouveau les metteurs en scène. Les artistes ont retrouvé le goût d’étudier cette mécanique infernale où les personnages sont avalés par les quiproquos dans une satire acerbe de la bourgeoisie.

LECTURE ANALYTIQUE

Le quiproquo, ressort du vaudeville

La scène est à comprendre à la lumière du premier quiproquo. Les deux hommes ne savent pas pour-quoi ils se sont réveillés le matin dans le même lit et ne savent pas plus ce qu’ils ont fait de leur nuit. Bien sûr ils ne peuvent l’avouer à Norine. La lecture du journal pendant le déjeuner va offrir aux person-nages un deuxième quiproquo qui va enflammer la situation, pour le plaisir du spectateur. Le vieux

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journal que Justin a apporté va contenir en effet, un fait divers horrible qui s’est passé dans la rue même que nos deux gaillards ont parcouru au retour de leur beuverie. Labiche va servir aux personnages un fait divers incroyable de précisions qui corres-pondent aux bribes de souvenir qu’ils conservent de leur périple nocturne. Et cela fonctionne car le texte est très bien agencé. Nous aurons le mélange de l’affaire criminelle par laquelle les deux hommes vont se sentir concernés, et les mets du repas. Le contraste est évident et crée le décalage donc le comique.Tout d’abord, nous avons l’article de journal que lit Norine au fur et à mesure des réactions des deux hommes, souvent Lenglumé puis Mistingue, comme se suivent les lettres de l’alphabet ! Les informations vont ainsi être distillées au compte-gouttes pour créer les effets voulus par l’auteur : – la rue de Lourcine où l’on retrouve le cadavre de

la charbonnière ; – deux assassins ; – deux pièces à conviction : le parapluie vert sur-

monté d’une tête de singe et le mouchoir marqué J. M ; – les deux bandits, qui étaient en état d’ivresse ; – le sac à charbon.

Le nombre d’éléments coïncidant est extraordi-naire : tous ! La rue est celle qu’ils ont parcourue, ils sont deux et ils étaient ivres, le parapluie est celui de leur cousin (l. 18, c’est Norine qui s’en aperçoit), J. M sur le mouchoir correspondent aux initiales de Mistingue, qui justement a perdu son mouchoir. Ils ne se souviennent pas du sac à charbon mais leurs mains sont noires (didascalie l. 27). Ainsi les deux hommes vont de surprise en surprise, essayant bien sûr de la cacher.

La satire de la bourgeoisie en jeuL’extrait forme deux parties, d’abord, le jeu des convenances, de la ligne l. 1 à 16 et puis de la ligne 17 à la fin. L’événement déclencheur est le parapluie qu’ils reconnaissent comme être celui du cousin. À partir de cet instant les éléments succes-sifs les persuadent qu’ils sont les meurtriers !En observant les phrases de la première partie, les phrases longues du journal alternent avec celles plus courtes des deux hommes, rendant le dialogue très rythmé, propre au vaudeville. Et pour les réac-tions des deux hommes, vont alterner l’horreur devant la situation criminelle et les choses relatives au repas. La première réaction sera feinte, par souci du jeu des convenances. Prenons un exemple : face au « cadavre », Lenglumé affirme « C’est affreux !… Je reprendrai de l’omelette ! » (l. 6), contradiction totale entre les deux exclamatives « affreux ! », censé rendre compte de sa réaction et sa demande d’omelette. Sa réaction devant l’horreur du meurtre est visiblement feinte, à laquelle répond Mistingue

de la même manière « moi aussi ! » (de l’omelette bien sûr).En écho à cette construction, le passage suivant fait de même : « ils étaient au nombre de deux » (jour-nal) : « contre une femme, les lâches !… Elle est un peu salée » (répond Lenglumé à la l. 10). Ce à quoi s’associe Mistingue en disant « Trop » pour désigner l’omelette, mais le pronom « elle » pourrait désigner la victime. De nouveau une réaction de façade par convenance, mais ce qui les intéresse c’est le repas, la panse à remplir. Là commence la satire des bourgeois.En observant la deuxième partie de l’extrait, les réactions vraies des hommes vont se faire en aparté (cf. les didascalies), rendant complice le spectateur qui est au courant de tout. Tandis que devant Norine ils seront de plus en plus mal à l’aise, ce qui se tra-duit par des exclamatives monosyllabiques (/Hein ?/ Ah ! mon Dieu !/Du charbon !/Ah ! Rien !… rien !…/). Labiche s’amuse même à insérer deux octosyllabes rimés : Lenglumé : « Ma marque ! mes cheveux se dressent ! »/(journal) « qui étaient en état d’ivresse » rendant l’ensemble emphatique.Le jeu de scène suivant concerne les mains à cause du sac de charbon. En effet les deux hommes se rendent compte que leurs mains sont noires et les cachent de fait sous la table. Ce qui sera cocasse quand Norine demande à boire (l. 43). Leur attitude brutale devant les mets présentés s’oppose à leur gloutonnerie précédente malgré le récit du meurtre (cf. la 1re partie). Ils refusent la côtelette (« Merci !….merci !…. je n’ai plus faim ! » l. 33/« Moi non plus ! » (l. 35). Le duo se fait complice et complice du spec-tateur. Idem pour le dessert : « Je n’en prendrai pas !/ « Nous n’en prendrons pas » (l. 37 et 38). Ici le jeu de mots s’ajoute à ce jeu comique des apartés et des cachotteries. L’alternance des personnages (le dernier exemple c’est Lenglumé cette fois qui a la crampe) est propice à un jeu de scène. Les points de suspension sont plus fréquents et traduisent le mal-être. Ils sont également propices aux jeux de scène que les élèves peuvent imaginer comme celui de Norine qui finit par se demander en aparté ce que leurs mains font sous la table (l. 47), c’est ce que montre la photographie de la mise en scène de J. Deschamps et de M. Makeïeff (p. 181). La complicité des spectateurs est ici double, des deux hommes, et de Norine, double jeu de mimiques pour notre plaisir. En effet, sur la photo, la position des corps est amusante car les mains montent quand Norine se courbe et inversement. Les visages des deux hommes restant sérieux pour faire rire le spectateur. La mécanique gestuelle doit être calibrée pour déclencher le rire comme le décor choisi minutieu-sement car il participe ici à la satire de la bourgeoi-sie, coloré et kitch à souhait.C’est le moment que choisit l’auteur pour amener un rebondissement : l’arrivée de M. Potard, le cousin qui

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

possède le fameux parapluie ! La scène se termine comme souvent dans le vaudeville (cf. définition p. 180) en chanson. Quelques vers, rapides, ryth-més, montrant la situation emberlificotée, avec de nouveau le jeu des pronoms comme une mise en abyme de la machine infernale des quiproquos.Les noms des personnages participent à la satire de la bourgeoisie, Mistingue rime avec dingue, et Len-glumé, avec déplumé, ce qui ne met pas en valeur ni leur intelligence ni leur clairvoyance. Même Justin porte bien son nom car il arrive juste à point !

VOCABULAIRE

En effet, le pronom « je » de Mistingue devient « nous » dans la répétition de Lenglumé. Le duo est ainsi plus marqué et prend le chemin résolument du comique de situation. Même jeu aux lignes 40 et 41 puis aux lignes 45 et 47 : « Mille grâces… j’ai fini/nous avons fini » et « non… j’ai ma crampe !…. / moi aussi… j’ai sa crampe » (le jeu sur les adjectifs possessifs est amusant mais rappelle également qu’ils étaient deux pendant le crime, ce qui renforce leur culpabilité).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Les élèves pourront choisir des éléments de la 1re partie ou de la 2e partie du texte pour se simpli-fier le travail.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Voici des exercices de recherche pour vos élèves :

➤ Pour préparer l’entretien de l’épreuve orale, vous ferez des recherches sur le genre du vaudeville et son évolution au xix, sur ses auteurs célèbres, La-biche, Feydeau, Courteline. Comment peut-on ex-pliquer son succès tout au long du xixe siècle ?

➤ Comparez cette scène à la scène d’Ubu roi des pages suivantes. Il s’agit également d’un repas. Les objets jouent-ils le même rôle ? Montrez comment Labiche, un demi-siècle en avance, fait preuve de modernité en poussant la scène vers l’absurde.

Texte 3 – Alfred Jarry, Ubu Roi (1896), p. 182

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étude de la farce et de sa matière fantaisiste. – Comment le comique de la scène peut-il servir la critique acerbe du pouvoir ?

La geste du Père Ubu est si célèbre qu’elle a donné à la langue française l’adjectif « ubuesque » qui signifie démesuré, absurde et grotesque. Elle nous fait penser à la non moins « hénaurme » geste gar-gantuesque par les personnages, Gargantua et Pan-tagruel, les géants de Rabelais mais également par

la graphie ou la syntaxe en ancien-français de cer-tains passages. Cette geste provient des farces que jouaient Alfred Jarry, alors lycéen, et ses camarades du lycée de Rennes, autour de leur professeur de physique, M. Hébert, le Père Hébé, qui représentait à leurs yeux tout le grotesque du monde. L’œuvre emblématique est la première, Ubu roi, qui raconte la prise de pouvoir par le personnage principal, Père Ubu, capitaine des dragons du roi de Pologne. Jouée en 1896 au théâtre de l’Œuvre à Paris, elle a la particularité d’avoir été jouée avec des marion-nettes, comme le théâtre symboliste de l’époque. Jarry cherche à remplacer le corps de l’acteur par celui de la marionnette, propre, d’après lui, à remplir un espace scénique dévolu aux figures et non à la psychologie, faisant de lui un précurseur du théâtre moderne.Enrichie de références littéraires et théâtrales, notamment, Macbeth, la tragédie de Shakespeare qu’elle parodie (cf. l’épigraphe de l’œuvre où la déri-sion est dans la traduction : « Le père Ubu hoscha la poire/dont fut depuis nommé/par les Anglois Shake-speare »), la pièce Ubu roi est une critique acerbe du pouvoir et de l’autocratie. La pièce n’a pas vieilli, et les stratégies d’usurpation, de conquête et de conservation du pouvoir, n’ont pas changé. Jarry nous laisse des dessins éloquents au symbolisme clair (page 182 du manuel). En effet le cercle concen-trique qui part de la poche vers le nombril du per-sonnage montre le chemin direct entre la poche et la panse. Dans le ventre, se trouvent donc concentrés les désirs de pouvoir et d’égocentrisme par la méta-phore de l’empiffrement. En effet le ventre, la panse, la gidouille font partie du langage du Père Ubu. Dans cette scène, Jarry s’amuse à imaginer le repas mis en place par le Père Ubu pour sceller le coup d’état qu’il veut déclencher avec le capitaine Bordure et ses partisans. Nous reconnaissons le clin d’œil de l’épigraphe à Shakespeare, le repas que Macbeth, assassin et usurpateur de son roi Duncan, offre à ses sujets, ou celui de Titus Andronicus où le géné-ral sert le corps des enfants en pâté à leur mère. Jarry va sans peine parodier ces repas tragiques pour en faire une bouffonnerie mêlant violence et comique.

LECTURE ANALYTIQUE

De la farce potache…Les plats servis sont propices à l’invention verbale de l’auteur (voir les autres pièces de la geste et l’Al-manach du Père Ubu). Dans l’extrait proposé, c’est la fin du repas, mais dans l’en-tête nous retrouvons ce qui a été servi auparavant « soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, crou-pions de dinde, charlotte russe, choux-fleurs à la merdre ». Dans cette liste improbable, Jarry mêle de vrais plats, des plats fantaisistes ou surprenants

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mais aussi des néologismes. Notons « rastron » qui viendrait de « raton » et « merdre », visiblement ico-noclaste et provocateur. Dans « choux-fleurs à la merdre », « la merdre » semble être un ingrédient du plat quelque peu teinté de scatologie. Dans l’extrait sont ajoutés des « croupions » (encore cet humour potache) et des « côtelettes de rastron ». Autant d’allusions avec « le pâté de chien » au repas et à la sauvagerie de la tragédie Titus Andronicus. Le choix des mots, comme des sonorités (abondance de consonnes occlusives et de sonorités nasales) n’est pas agréable à nos oreilles et par synesthésie à notre palais. Nous sommes donc dubitatifs quant au goût de ces plats et à leur succession, ce qui parti-cipe au portrait rustre et sans finesse des person-nages de la pièce. Ainsi ce décalage crée les comiques de mots, de caractère et de situation. Les partisans semblent en effet, contents. Tout cela a l’air succulent : « Il est très bon » (l. 3), « Exquis, exquis ! » (l. 5). Est associée à ces exclamations répétées, Mère Ubu, la cuisinière : « Vive la Mère Ubu » crient de joie les partisans. Le repas est donc un moment convivial et joyeux.Le mot « merdre » apparaît cependant à plusieurs reprises dans une fonction et une valeur différente. A la scène 3, en effet, il apparaît trois fois, comme un juron, de façon contiguë dans la bouche de Père Ubu en colère contre les partisans qui ne veulent pas sortir. Ce mot répété fonctionne comme les côtes de rastron qu’il jette sur les partisans, dans une gradation de la violence que l’on peut imaginer sur la scène. Le Père Ubu joint la parole au geste, dans une amplification sonore qui peut atteindre la démesure dans les jeux de scène avec la réaction des partisans : « Oh ! Aïe ! Au secours ! Défendons-nous ! malheur ! je suis mort ! ». La pagaille est autant sonore que visuelle. Le mot « merdre » est en fait le premier mot de la pièce prononcé par le père Ubu comme un juron, une marque de sa puissance, puisque c’est le mot de ralliement qu’il choisira de proférer en écrasant le pied de Vanceslas, roi de Pologne, au moment du coup d’état. Ce mot revient comme un leitmotiv dans la pièce, et les deux « r », que le comédien doit s’exercer à prononcer, le font résonner dans la salle de spectacle, ajoutant à l’am-plification sonore des jeux de scène.À la scène 4, Père Ubu et Bordure l’utilisent de nou-veau dans le sens « culinaire » si l’on peut dire, même si visiblement leur goût est différent. Pour finir le mot « merdre » apparaît à la fin de la scène 4 dans la bouche de la Mère Ubu qui l’utilise comme une insulte envers son mari : « Grosse merdre ! » (l. 24) pour se défendre de la menace proférée par le Père Ubu : « Je vais te marcher sur les pieds » (l. 23). Cette menace semble être terrible comme son insulte pour qu’elle la choisisse comme défense. Ce qui semble fonctionner, puisque la scène se termine par les mots « ma douce enfant » prononcée par le

Père Ubu. Ce couple est donc aussi explosif que tendre (cf. la scène 1 de l’acte 1 célèbre pour poser le portrait haut en couleurs de ces deux figures) dans les mots, la gestuelle, les corps. La photogra-phie de la mise en scène de J.P. Vincent (p. 183) montre le jeu des contraires choisi pour ce duo, l’embonpoint et la taille de l’acteur contrastent avec la taille fine et petite de la comédienne jouant la Mère Ubu. Jarry a fabriqué un duo de personnages jubilatoire à jouer par des élèves. Ne pas se priver de jouer cette scène avec eux (cf. l’exercice de jeu ci-dessous).

…à la satire acerbe du pouvoir

Cependant le repas va se terminer brutalement, selon le bon vouloir du Père Ubu. Il amène un « balai innommable » qu’il « lance sur le festin » (didascalie l. 8-9). Un balai, la métaphore est claire, pour net-toyer la place. Il agit ici comme un chef de troupe violent et irascible. Certainement agacé par les dépenses qu’occasionne ce genre de réception pour convaincre le Capitaine et ses partisans de le suivre, Père Ubu en tue quelques-uns et renvoie le reste des partisans pour ne garder que leur chef, le Capitaine Bordure afin de mettre en place la conspi-ration : « À la porte tout le monde ! » qu’il répète en l’accompagnant des côtes de rastron jetées sur ses invités comme le feraient des enfants s’amusant avec le contenu de leur assiette. Il montre par là son absolue autorité sur la vie de chacun, voulant égale-ment l’obéissance absolue de ses sujets (cf. didas-calie l. 18 « personne ne bouge » qui le fait agir). Les trois « merdre » apparaissent comme les trois coups au théâtre : on annonce l’arrivée du personnage. Le Père Ubu incarne ici le dictateur, celui qui dicte ce qu’il faut faire, (dictare en latin) usant de vie et de mort sur ses futur-sujets et distribuant les récom-penses comme il l’entend : « je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie » (l. 7) qu’il répète à Bordure comme pour ne pas oublier de la faire si le coup d’état réussi. C’est une farce potache par les mots et les jeux de scène : les corps empoisonnés des partisans ne posent pas de problème jusqu’à la fin de la scène 4. La logique ici importe peu, la stratégie non plus, car si les partisans meurent, comment le Père Ubu va-t-il conquérir le pouvoir ? Le Père Ubu s’inquiète davantage ici de son autorité première, comme un enfant gâté qui vit de l’instant présent !Le Père Ubu dans ces deux extraits nous apparaît donc malpropre, tyrannique, mégalomane, irascible, lunatique, dominateur dans son couple, extrava-gant, enfant gâté (lance des côtes de rastron, comme embrasse le capitaine lorsqu’il a son accord (« Oh ! Oh ! je vous aime beaucoup, Bordure ».). Il est affublé d’un langage personnel qu’il fait sonner de sa voix de stentor (« je fais mon effet » l. 22). Un jeu de vocabulaire et de synonymie intéressant avec les élèves.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

Lecture d’imageLa photographie de la page 182 montre un spec-tacle mettant en scène des objets manipulés, c’est ce qu’on appelle le théâtre d’objets. Celui-ci se prête très bien à cette pièce où les contrastes sont mar-qués et les personnages davantage des figures. Le titre « Ubu sur la table » a un double sens et s’avère un choix judicieux. Ici les objets sont tirés du quoti-dien, et n’ont pas subi d’altération. Le vinaigrier est le Père Ubu pour sa panse dominante et le goût amer de ses choix (il est d’ailleurs à moitié plein, comme son courage qui s’avérera en fait une couar-dise qu’il ne cachera même pas).Le marteau – capitaine Bordure - est choisi par contraste, finesse et droiture du manche-corps, et la tête fonctionnant comme une forme symbole : chapeau d’un costume militaire à la fonction d’écrasement.Les mains des comédiens manipulateurs, Olivier Ducas et Francis Monty, tiennent l’objet pour lui donner un regard (main droite), et participent à l’élaboration du personnage, main gauche tendue indiquant la prise de parole, et pouvant devenir à l’occasion partie intégrante du personnage. Vous pouvez voir sur Internet, et montrer à vos élèves, des extraits entiers de ce spectacle canadien époustouflant.

SynthèseLe portrait du Père Ubu et ce repas des conspira-teurs s’avèrent une critique acerbe du pouvoir comme révélateur des ambitions personnelles. Il n’est jamais question ici de politique, de partis, de démocratie, d’écoute du peuple (qu’on renvoie à coup de côtes de rastron). Les récompenses ici sont données en fonction de la fidélité pendant le coup d’état. La satire est féroce et est à la hauteur du comique et du grotesque qui s’infiltrent partout : vocabulaire, gestuelle, situation, jeux de scène.

PROLONGEMENT

De nombreux prolongements sont possibles, dont l’étude des mises en scène de cette pièce (cf. site des archives du spectacle.net). Celle de Bernard Sobel en 2001 présente une scénographie intéres-sante et originale, une énorme main blanche d’où sortaient les personnages, et Père Ubu, joué par Denis Lavan est paradoxalement petit et maigre ! Celle de Jean-Pierre Vincent (2010 - photo p. 183) ou encore récemment de Declan Donnellan (2013 - plusieurs extraits et interviews sur Internet) transportant le Père Ubu dans un appartement bourgeois d’aujourd’hui où les pulsions vont se réveiller et faire un carnage.Si vous voulez donner la pièce entière à lire aux élèves : après avoir lue la pièce, montrez que, sous l’apparence d’un délire potache, le repas présenté

ici est l’image (mise en abyme) du coup d’état et des horreurs qui vont suivre.Si vous préférez un travail sur l’image, vous trouve-rez une bande dessinée d’Emmanuel Reuzé Ubu roi (Editeur Emmanuel Proust – 2002) au dessin et à la mise en page exceptionnels. Ou encore un travail d’analyse comparative d’affiches de mise en scène comme l’affiche de Frédérique Dupuis pour la mise en scène d’Olivier Labiche (théâtre Gérard Philipe de Montpellier 2012). Puis demandez aux élèves de dessiner leur Père Ubu d’aujourd’hui.

MISE EN JEU

Objectif : jouer avec la fonction des objets au théâtre : comprendre comment le jeu avec les objets va induire le jeu du pouvoir.À la manière de la photographie de la mise en scène très remarquée de la Cie de la Pire espèce (un extrait du spectacle sur https://www.youtube.com/watch?v=uB7M6kktfAs) avec des objets devenus personnages manipulés par les comédiens, créez les personnages de cette scène à l’aide d’objets de notre époque, objets numériques et connectés. Inventez ce repas de nouvelles technologies et le Père Ubu en maître absolu et terrible d’Internet.

Texte 4 – Samuel Beckett, En attendant Godot, (1952) I p. 184

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étude du dialogue et de ses fonctions dans cet extrait : est-il creux, symbolique, qu’apporte le comique ?

– Quel sens donner au jeu de la carotte, jeu théâtral et jeu verbal ?

« J’ai commencé d’écrire Godot pour me détendre, pour fuir l’horrible prose que j’écrivais à l’époque » déclara Samuel Beckett lorsqu’il reçut, seize ans plus tard, le Prix Nobel de Littérature. C’est la pièce la plus célèbre de Beckett, c’est aussi celle qui, ajoutant au scandale de celles de Ionesco, permet de définir le théâtre de l’absurde, mouvement théâ-tral des années 1950 et 60 qui remet en cause la construction classique des pièces de théâtre, le lan-gage lui-même et jusqu’à la visée du théâtre. Dans En attendant Godot, on suit la journée ordinaire de deux vagabonds, Estragon et Vladimir, qui attendent, en vain, dans un terrain vague, à côté d’un arbre, la venue de Godot, qu’ils ne connaissent pas. L’extrait se situe au début de l’acte premier. La discussion entre les deux personnages a déjà commencé depuis quelque temps, creuse, insipide, semble-t-il, les petits riens du quotidien (une chaussure qui fait mal aux pieds, un chapeau et son éventuel contenu…), succèdent aux questions sur ce qu’ils attendent. Ils se disputent puis se réconcilient.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

Avant d’analyser le texte en suivant les questions proposées, peut-être pouvez-vous demander aux élèves d’étudier l’image de la page 185. En effet, la mise en scène de Marie Lamachère (2014) est riche à interpréter et permet aux élèves d’envisager des pistes d’analyse plus aisément. Vous pourrez revenir à l’image pour l’approfondir encore après l’analyse du texte.

Lecture d’image

L’arbre est le seul élément de décor, avec une pierre sur laquelle est assis l’un des personnages au début de la pièce, donné par l’auteur : c’est la première didascalie de la pièce « Route à la campagne, avec arbre. Soir. »Dans cette mise en scène de Marie Lamachère, il n’y a pas un mais deux arbres. Le quatrième mur dispa-raît donc pour laisser la salle entrer sur scène. Ou plutôt la scène se poursuivre par le chemin tracé par la planche jusqu’à l’arbre placé au milieu des gra-dins. Une deuxième planche semble poursuivre le chemin après l’arbre et cela jusqu’en haut de la salle vraisemblablement. C’est une petite salle de théâtre, où le public est déjà proche des acteurs, mais par cette scénographie, l’ère de jeu s’allonge permet-tant aux personnages de venir se confondre avec le public dont ils sont issus. Le théâtre de Beckett, par-tant du quotidien, trouve ici une réponse dans ce jeu avec le public. Deux arbres se font donc face, celui qui semble réel, arbre sec, au milieu des gradins, et le premier virtuel, une image, une représentation d’arbre couvert de feuilles sur un écran en fond de scène. L’arbre virtuel, d’un vert éclatant, sur un fond bleu magnifique de printemps est sur la scène, lieu de l’illusion, tandis que l’arbre sec, réel, est dans les gradins comme pour rappeler au spectateur son humaine condition, mais aussi l’arbre à palabres des anciennes sociétés qui se réunissaient autour de lui.Le théâtre est le lieu de l’illusion que le spectateur vient regarder le temps d’un spectacle. Ici le postu-lat est autre. Les planches sont suffisamment larges mais pas trop pour que les personnages y marchent tout en défiant l’équilibre, pourquoi pas à la limite de tomber sur les spectateurs, comme leurs doubles, miroir d’eux-mêmes. Ainsi, selon les moments joués sur cet espace long et serré de la planche métapho-risée, le texte, les gestes pourront prendre une valeur singulière. Apparaîtra alors, plus forte, la diffi-culté d’être, de vivre dans notre monde sans lien. Le mouvement sur la planche sera-t-il montant ou des-cendant, allant vers le virtuel ou s’en échappant, ou les deux, en glissant, ou lorsqu’arriveront les deux autres personnages Pozzo et Lucky, avec des jeux de scène amusants, comiques voire grotesques, comme le veut Beckett. Il est intéressant de noter que l’arbre sec se retrouve proche de la table où

sont placés les éléments techniques qui permettent de créer les illusions en image, en lumière et en son. Cette antithèse ne fait que renforcer notre besoin d’illusion pour oublier les questions existentielles qui nous taraudent et que Beckett vient nous rappeler, simplement, mais par le rire, autour d’un arbre à palabres, mais sec. Tandis que l’arbre virtuel, reste vert, et le ciel, résolument bleu même si c’est le soir. (Un extrait du spectacle est visite sur Internet sur le site de sa Cie Interstices).

L’illusion du dialogue

Les personnages sont des vagabonds errant dans la campagne, leur point de rendez-vous est un arbre où ils doivent rencontrer un certain Godot qu’ils ne connaissent pas. Leurs vêtements, leurs chaussures ont l’état délabré, poussiéreux de leur situation. Il ne reste dans leur sac, que peu de nourriture qu’ils se partagent. Tout d’abord, le jeu entre le navet et la carotte, puis la carotte qui est en fait la dernière. Cet objet, en l’occurrence pour le public, simple et banal, est en fait important puisqu’il est le dernier pour se sustenter. Estragon va donc, comme on s’y attend, faire durer le plaisir de le manger, les didascalies décrivant les jeux de scène sont en effet nombreuses et propices au comique de geste et de situation. Cette carotte sera le départ d’une discussion en 39 répliques, interrogatives et réponses se succédant. La discussion ainsi construite est-elle vraiment insignifiante ?

• Lignes 1 à 13 : jeu du navet et de la carotte où l’on croit donner l’autre : « Oh pardon, j’aurais juré une carotte » (l. 8). Plusieurs interprétations pos-sibles : Vladimir s’est vraiment trompé, ou alors il s’amuse, c’est un jeu avec son camarade pour tuer le temps, ou encore il s’amuse à tromper l’autre car il veut simplement garder la carotte pour lui. Qua-trième interprétation, prêtons à Beckett un clin d’œil à Magritte et à l’illusion de l’objet dans la représen-tation (on peut étudier « Ceci n’est pas une pipe » de 1929, le plus célèbre), ici l’illusion de l’objet qui n’est pas celui qu’on croit. Beckett ne nous éclai-rera pas quant à l’interprétation plausible car, écrit-il : « je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent. […] Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible » (Lettre à Michel Polac, janvier 1952, en 4e de couverture de l’Édition de Minuit). Ce qui est sûr est la richesse de l’interprétation possible et donc de jeu possible.

• Puis échange de répliques marquant le goût d’Estragon qui préfère la carotte. Effectivement de l’avis général la carotte a meilleur goût.

• Lignes 14 à 25 : Estragon mâche la carotte tout en entamant un échange sur la question qu’il a

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

posée à Vladimir mais dont il ne se souvient plus, et qu’il retrouve à la ligne 26. Curieusement c’est en croquant la carotte que la mémoire lui revient : « (la bouche pleine, distraitement) – On n’est pas liés ».

• Lignes 26 à la fin : tentative de réponse à la ques-tion posée et dérive semble-t-il de la parole vers une succession de proverbes. Le premier « plus on va, moins c’est bon » qui s’oppose à « je me fais au goût au fur et à mesure » (l. 41 et 44). Ces deux assertions sont liées à la carotte mais prennent ici une valeur générale. En effet on peut appliquer cela en pré-cepte aux sensations, aux sentiments, aux décou-vertes, aux idées. Deux thèses qui s’opposent. On pourrait donc s’attendre à un débat d’idées, avec arguments et exemples ; mais là encore Beckett nous désarçonne, il donne à ses personnages des répliques qui sont des assertions proverbiales, comme si l’une appelait l’autre, sans pouvoir s’arrê-ter, une suite de 6 assertions proverbiales s’enchaî-nant mécaniquement (l’anaphore du « on », la l. 51 fonctionnant comme une ligne de symétrie, puis l. 50 et 52 qui sont parallèles (seul le verbe change) l. 49 et 53 même sens. Et l. 54 reprend l. 49 qu’elle poursuit, par bouclage : « rien à faire ». Le flot se termine ainsi et avec la carotte « Veux-tu la finir ? » (l. 55). Ce passage forme donc une boucle enser-rant ce qui concerne l’objet, son goût, et les propos autogénérés par l’objet lui-même.

Entre le clown et le vagabond désespéré

Cet échange de simili-proverbes a l’air pris au hasard, comme une façon de rendre compte du lan-gage qui tourne à vide, uniquement dicté par la forme (anaphore et construction, cf. La Cantatrice chauve de Ionesco), ce qui ferait oublier la thèse qui néanmoins les rassemble, celle que rien ne peut changer, l’immobilisme qui appliqué au goût, à la philosophie, à la société, à la politique est suicidaire. Le choix des verbes prend un tour ironique (« se démener/se tortiller ») pour qualifier nos désirs, nos tentatives de changement, ici par la métaphore de la carotte et de son goût, comme l’âne que l’on fait avancer grâce à elle. Que ce soit la religion, ou toute autre pensée idéologique, solution de facilité (Godot contient « God » qui signifie Dieu, Beckett a toujours refusé cette interprétation) est également illusoire : « Liés à Godot ? Quelle idée ? Jamais de la vie ! » (l. 35). En effet, dépité, Estragon, qui a compris, donne le bout de carotte restant à Vladimir puisque rien ne change. Terrible constat de l’écriture becket-tienne qui nous renvoie à notre humaine condition. Pourquoi tant gesticuler, « se tortiller », pour ne pas avancer, comme métaphoriquement ces deux êtres le montrent en restant près de leur arbre, des vaga-bonds à la marge de la société. Le jeu avec la carotte contient donc en substance une réflexion sur le sens de nos actions, de nos tentatives, qui donnent du « goût », comme la carotte, à l’existence mais qui

n’en changent pas le fondement. Reste le partage de ce que l’on a compris avec l’autre : « Veux-tu la finir ? ». Le désespoir n’est pas loin, si nous ne considérions pas la teneur comique de certains passages.Tout d’abord, le jeu avec le navet et la carotte est de l’ordre du sketch du clown, avec un sac dans lequel il trempe la main en rendant le public complice de son jeu aux dépens d’Estragon. Le jeu de la carotte est également comique, la délectation à laquelle se prépare Estragon nous rappelle les lazzi (au singulier lazzo) de la commedia dell’arte lorsqu’Arlequin se frotte la panse et se lèche les babines à l’idée de savourer ce qu’il va piquer aux autres. La gestuelle, les mimiques prennent de multiples chemins y com-pris ceux grotesques de la vulgarité et de la sexua-lité pour faire surgir le rire du public placé autour des tréteaux. C’est le cas ici avec des tournures à double-sens de la didascalie (l. 23 et 24, puis aux l. 39 et 40). À la ligne 26, si c’est une vraie carotte, le comédien peut la manger vraiment pour parler tout en ayant la bouche pleine. Le quotidien n’en est que plus prégnant dans cette fable sur l’existence. L’exercice de mise en jeu qui suit propose justement de faire réfléchir les élèves également sur le statut de l’objet.

Synthèse

Le décalage apporté par les sujets de discussion qui relèvent du quotidien, de sa platitude et le tour comique, grotesque voire ironique des sujets et des jeux de scène permet d’envisager les questions existentielles de ce texte sous un autre angle. La carotte prend alors une valeur symbolique, puisqu’à la fin malgré ou grâce à la délectation et son goût, le partage est la seule possibilité de relation : par le jeu, par le rire des situations cocasses. À la suite de l’extrait, un grand cri se fait entendre qui fait qu’Es-tragon laisse tomber la carotte. Mais avant de partir se réfugier avec Vladimir, il « ramasse la carotte, la fourre dans sa poche ». Rien ne se perd. Arrivent Pozzo et Lucky, les deux autres personnages de la pièce, « ça doit être pour rompre la monotonie » écrit Beckett dans sa lettre à Michel Polac.

MISE EN JEU

Objectif : comprendre le rôle de la scénographie.Prenez la photographie de la scénographie de Marie Lamachère (photo 1). Si vous étiez metteur en scène, où placeriez-vous les deux personnages pour jouer cet extrait et pourquoi ? Pour la carotte, serait-elle vraie ou en plastique, ou encore virtuelle, (change-ment d’image à l’écran, par exemple, une grosse carotte), pour quels effets ? Expérimentez vos choix en demandant à deux camarades de classe de jouer la scène grâce à vos indications.

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Français 1re – Livre du professeur

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

Les élèves pourront comparer dans les deux extraits de En attendant Godot et Rhinocéros, les situations de parole où les répliques semblent se suivre mais se retrouvent décalées. D’un côté la carotte focalise les attentions, de l’autre la Ménagère et son chat mort ; à comparer également. Dans la scène de Rhi-nocéros, la situation est bien sûr plus complexe car les personnages sont plus nombreux. Les entrecroi-sements le sont également. Étudier alors les déca-lages et le rire qu’ils provoquent.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Une mise en scène nous semble intéressante à étu-dier, celle de Marcel Bozonnet, Lorenzo Malaguerra et Jean Lambert-Wild. Voici la question pour les élèves : Dans cette mise en scène créée en mars 2014 à la Comédie de Caen, Vladimir et Estra-gon sont joués par des comédiens ivoiriens, Fargass Assandé et Michel Bohiri. Quels échos à l’actualité comprenez-vous ?

Texte 5 – Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959) p. 186

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la construction polyphonique de cette scène et en analyser les effets notamment comiques.

– Quel sens donner à la confusion ? Qu’a-t-elle d’inquiétant ?

L’apparition du rhinocéros frappe davantage Jean que Bérenger, et ce sera l’objet d’une première que-relle entre eux : Bérenger attache peu d’importance à cet animal et se contente de constater que « ça fait de la poussière ». Daisy (désir) dont Bérenger est l’amoureux timide, apparaît ; mais il ne se sent pas de taille à rivaliser avec son collègue de bureau Dudard (tout un programme !). Le portrait de Béren-ger se complète : il ne se sent pas à l’aise dans l’existence et Jean se moque de lui, lui donne une leçon de morale et de volonté et prétend lui conseil-ler des recettes pour se cultiver. À une table voisine, un vieux Monsieur se fait expliquer le syllogisme par un Logicien. Le rhinocéros semble bien oublié quand soudain, les bruits se font de nouveau entendre. Les personnages se mettent à parler plus fort jusqu’à ce qu’ils aperçoivent l’animal. La Ménagère apparaît en larmes, son chat mort, écrasé par la bête, dans les bras. Suit une conversation complètement décalée sur ce qui vient de se passer d’où le comique va surgir.

LECTURE ANALYTIQUE

Le comique de la scène

Les personnages ne parlent pas ensemble mais par petits groupes que nous pouvons définir ainsi : – ligne 1 à 5 : Daisy, le Patron et Jean : ce rhinocé-

ros est-il le même que le premier ? – ligne 7 et 8 : le vieux Monsieur et la Ménagère à

qui il présente du cognac pour la remettre de ses émotions ; – ligne 9 à 11 : Bérenger parle à Jean, continue son

adresse (l. 15 et 17), et son ami ne lui répondra qu’à la ligne 25.Entre-temps, Daisy parle à la Ménagère (l. 12 et 18), comme le Patron (l. 14), et le vieux Monsieur (l. 19-20) ; l’Épicière parle à la serveuse (l. 16). Et quand la Ménagère a enfin bu son cognac, la Ser-veuse, l’Épicière et Daisy constatent le fait de « Voilà ! » qui se succèdent (comique de répétition). Le vieux Monsieur s’immisce un court instant dans le dialogue Bérenger/Jean (l. 13). À partir de la ligne 25, les échanges sont plus entrelacés encore, en ce sens où il n’y a plus amorce de dialogue, mais réparties isolées par celles d’autres conversations. Les deux conversations, celle qui concerne le rhino-céros et l’autre la Ménagère et son chat se mêlent inextricablement si bien qu’on a l’impression de non-sens comique dans le propos. On peut distin-guer deux ensembles : d’abord de la ligne 25 à 31 où l’on repère le dialogue Bérenger/Jean qui est fragmenté par une série de contrepoints qui en deviennent ambigus : ainsi quand le vieux Monsieur dit « ça va mieux » (l. 27), en s’adressant à la ména-gère, il semble néanmoins commenter la réplique de Jean qui précède juste : « je ne suis pas dans le brouillard. Je calcule vite, j’ai l’esprit clair » (l. 25-26). Quand Bérenger dit à Jean : « Il fonçait tête baissée, voyons ! » (l. 28), le Patron semble commenter : « n’est-ce pas qu’il est bon » (l. 29), comme si la rime en « on » de « bon » répondait à « voyons » par contamination, alors qu’on attendrait presque : n’est-ce pas qu’il est bien ? D’autres jeux de sonori-tés ou de construction peuvent être étudiés. Le pro-nom « il » (l. 13 et 14) dans les deux phrases renvoie à des référents différents, le rhinocéros et le verre d’alcool, créant un quiproquo à l’oreille du specta-teur. Mais c’est à partir de la ligne 32 que le sens de ce dialogue polyphonique apparaît clairement, quand Bérenger s’exclame : « Sottises ! Sottises ! ». Observons : le dialogue prend une forme qui n’est pas la sienne, puisqu’aucun des personnages ne parle au suivant, mais « Sottises » (l. 37), est suivi de « raison » (l. 38), lui-même suivi de « sottises » (l. 39), puis de « philosophe » (l. 40). À ce mot peut répondre « prétentieux » (l. 41) et « pédant » (l. 42). Sans se parler, les personnages dressent le portrait du philo-sophe et de sa raison : si l’un est prétentieux et pédant, l’autre n’est que sottises. Ainsi les valeurs

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

de l’Humanisme sont-elles ridiculisées par cette conversation chorale qui n’a ni queue ni tête, mais surtout ne s’intéresse qu’à des détails, le fait divers du chat écrasé et le nombre de cornes du rhinocé-ros, et non à l’essentiel : quelle est la cause de l’ap-parition du rhinocéros dans cette petite ville paisible du sud ?

Une scène inquiétante

Les deux enjeux de cette scène pour les person-nages sont, d’une part, de faire boire une ménagère parce qu’elle a perdu son chat, l’alcool fort étant réputé soulager les grandes peines. Les person-nages répondent par un cliché à la douleur vraisem-blablement sincère de la dame. Mais ce qui est étrange, c’est que ces braves gens se préoccupent de la conséquence (le rhinocéros a écrasé la pauvre bête) et non de la cause : pourquoi ce rhinocéros traîne-t-il dans les parages ? Autre étrangeté : la dis-pute entre Bérenger et Jean. Elle porte sur l’identité du rhinocéros (Asie ou Afrique ?) et non pas sur la raison pour laquelle il fonce dans les rues de la petite ville. Les personnages ne traitent pas de l’essentiel et voient l’événement par le petit bout de la lor-gnette : celui du fait divers et de la querelle d’« experts ». Quelle est l’argumentation de Béren-ger pour contester le nombre de cornes vues par Jean, et donc le nombre de rhinocéros apparus ?C’est une argumentation rationnelle qui s’appuie sur l’observation : d’abord « le fauve est passé à une telle vitesse, à peine avons-nous pu l’apercevoir » (l. 10-11). Constat appuyé par le vieux Monsieur (l. 13), et suivi d’une déduction. Comme il allait trop vite, « vous n’avez pas eu le temps de compter ses cornes » (l. 15). Le raisonnement tenu par Bérenger est encore déductif et l’argument n’est pas différent du précédent. Ligne 17, il en revient à l’observation et au constat : « En plus, il était enveloppé d’un nuage de poussière ». Le « en plus » a une connota-tion enfantine assez prononcée. Ligne 28, il continue sur le mode de l’observation et du constat : « il fon-çait tête baissée » (l. 28). Bérenger n’a qu’un seul argument à opposer à la mauvaise foi de Jean que nous verrons plus bas : il remonte à la cause, lui, pour en déduire qu’il était impossible de voir quoi que ce soit. Mais cette recherche de cause est déri-soire, parce que les deux hommes se focalisent sur un détail : le nombre de cornes ! Puisqu’il n’a qu’un argument, Bérenger en est réduit à l’insulte : il traite les propos de Jean de « sottises » (l. 32, 37), puis la personne même de Jean dans une attaque ad homi-nem : à l’aide d’une gradation ascendante toujours plus virulente, Jean est qualifié de « sot », de « pré-tentieux », et de « pédant » (l. 41, 42, 44). Mais il a dans sa manche un dernier argument : puisque les vertus de l’observation ne sont pas reconnues, reste la connaissance. Ce retournement ironique de situa-tion ne manque pas de sel : Jean a reproché à

Bérenger de ne pas être cultivé ; or c’est Bérenger qui a raison : le rhinocéros d’Asie est bien unicorne (comme sur la gravure de Dürer) et c’est celui d’Afrique qui possède deux cornes. Cet argument d’autorité (mais qui ne peut fournir sur place sa source) sera contesté par Jean dans la suite de la scène qui prendra la même posture. Quels sont les arguments qu’oppose Jean ? « Moi, je ne suis pas dans le brouillard », dit-il d’abord (l. 25) faisant réfé-rence à l’état « vaseux » de Bérenger au début de la pièce. D’où l’argument déductif qui suit : « Je cal-cule vite, j’ai l’esprit clair » (l. 25). Le constat établi par Bérenger, pourtant corroboré par le vieux Mon-sieur, est donc contesté. Son deuxième argument est fondé sur la mauvaise foi. Au « il fonçait tête baissée » de Bérenger, il oppose un « Justement, on voyait mieux » (l. 30). Qu’il ait la tête droite ou bais-sée ne change rien au fait que dans la poussière, il est difficile d’apercevoir quoi que ce soit. Il quitte vite le domaine de l’argumentation pour le prendre de haut : « vous osez prétendre que je dis des sot-tises ? » (l. 34), et ajouter : « je ne dis jamais de sot-tises, moi » (l. 39), sous-entendant par-là que Bérenger est coutumier du fait. La colère balaie toute argumentation rationnelle et c’est à ce moment, où ils basculent dans l’irrationnel de la querelle et de l’insulte que « les autres personnages délaissent la Ménagère et vont entourer Jean et Bérenger qui discutent très fort » (l. 47-48) et, comme dit l’Épicière un peu plus loin attendent plus ou moins qu’ils se battent (ces personnages sont des badauds). Le rhinocéros est oublié tout à fait dans cette querelle des cornes (dont Jean affublera Bérenger un peu plus loin). Ainsi, les gens sont inté-ressés par deux faits divers : la mort du chat et la dispute entre les deux hommes, et non par l’essen-tiel. Ce passage précise le portrait des deux prota-gonistes. Bérenger se révèle pugnace, ce qui contraste avec la mollesse du début. Il prend vite la mouche, la didascalie nous indique il est « soudain énervé » (l. 9). Son mode de penser est également remarquable ; il observe, il déduit, et il a des connais-sances précises. Jean, fidèle à lui-même, est hau-tain, méprisant, de mauvaise foi. Il se transformera en rhinocéros, Bérenger non. Ce passage à la poly-phonie comique, entrelaçant un thème principal (la querelle) et un thème secondaire, comme en mineur (réconforter la vieille dame de la mort de son chat) est au final dérangeant : le spectateur observe ces personnages incapables de considérer le grave évé-nement de l’apparition des rhinocéros, et se noyant dans des détails insignifiants.

Synthèse

Le dialogue présentant un entrecroisement de dis-cussions offre au spectateur une confusion sonore et visuelle sur la scène qui rend comique ce petit monde qui ne se préoccupe pas du plus urgent.

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Français 1re – Livre du professeur

L’homme est ainsi fait, semble dire Ionesco, que les petites contingences sont bien plus importantes que la recherche de causes et de solutions aux dangers que nous subissons. Jean et Bérenger, comme les autres sont dans cette inquiétante spirale.

MISE EN JEU

Objectif : montrer l’importance de la mise en espace qui crée le décalage pour comprendre le rôle de l’espace scénique.Voici un exercice de jeu à expérimenter avec les élèves : par groupe de 8, imaginez l’espace scé-nique et la position de chaque personnage dans cet espace pour que les personnages s’adressent comme le demandent les didascalies mais égale-ment pour que l’enchevêtrement des répliques puisse fonctionner. Faites un dessin pour vous aider. Puis répartissez-vous les rôles, apprenez le texte et faites des essais de mises en scène. Puis accélérez le jeu pour expérimenter la confusion et ses effets comiques.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le comique au théâtre est-il révélateur des angoisses d’une époque ?Il est demandé aux élèves d’étayer la thèse qui l’af-firme, en s’appuyant bien sûr sur les textes de cette séquence et sur leurs lectures. Au brouillon, cher-cher une définition de l’angoisse dans son sens large (inquiétudes au niveau individuel, social, mais aussi universel, les trois sont inséparables, il s’agit de questions liées à l’existence, aux origines, aux actions, à la société…). Demander aux élèves de remplir un tableau à 2 colonnes, une pour lister les textes (et non les œuvres) étudiés dans cette séquence de façon à préciser les comiques étudiés, la deuxième colonne pour écrire en face de chaque extrait, les angoisses correspondantes : questions et inquiétudes posées par les passages sur les mœurs, les relations humaines, sur les dangers de la société qui demandent des prises de conscience etc. Puis leur demander dans la 2e colonne, de regrouper les idées trouvées sous plusieurs titres condensés, et leur donner un ordre.

GRAMMAIRE

D’autres jeux de sonorités ou de construction ame-nant le comique peuvent être étudiés. Le pronom « il » (l. 13 et 14 et l. 28 et 29) dans les quatre phrases renvoie à des référents différents, le rhinocéros ou le verre d’alcool, créant un quiproquo à l’oreille du spectateur par le croisement de ces répliques ren-voyant à deux discussions différentes.

PROLONGEMENT

La comparaison avec La Cantatrice chauve, permet de visiter une autre œuvre d’Eugène Ionesco et d’apprécier son travail d’homme de théâtre sur l’in-communicabilité des êtres. Ce travail est particuliè-rement frappant dans les scènes 8 et 11 où les répliques vont de déliter jusqu’à devenir des mots, des syllabes, des sons qu’on jette à la figure de l’autre désincarné. La tournure comique, absurde que prend la situation a permis de donner un sens au mot absurde qui qualifie ce type de théâtre. Cette pièce est toujours jouée, une fois par jour, depuis sa première représentation en 1952 au théâtre de la Huchette près du boulevard Saint-Michel à Paris, elle compte plus de 18 000 représentations.

LECTURE D’IMAGE

Alain Timar, en transposant la pièce dans une entre-prise coréenne, rajeunit la pièce d’Ionesco tout en conservant sa visée critique. Timar veut étudier les questions posées par la pièce dans le monde du tra-vail à l’heure de la mondialisation et de la crise finan-cière. L’entreprise devient alors une mise en abyme de la société toute entière. La « rhinocérite » portera sur les questions intrinsèques à l’économie libérale : la rentabilité, la restructuration, la motivation des employés… Jean et Bérenger sont des cadres qui devront se positionner. La scénographie est réduite à des cubes blancs mobiles sur lesquels viendront par-fois se poser des ordinateurs portables, et à des pan-neaux verticaux qui pivotent, blancs d’un côté et miroir de l’autre formant un arc de cercle. Le panneau du fond est retourné et l’on voit le côté du miroir. Le miroir met alors le spectateur face à lui-même en se projetant sur les personnages coréens. L’identifica-tion est d’autant plus forte que les pans verticaux se retourneront au fur et à mesure jusqu’à former un arc de cercle entièrement en miroir (cf. autres photos du spectacle disponibles sur Internet). Comment cha-cun se positionne dans cette société où la rentabilité prend le pas sur l’humanité ?

Texte 6 – Jean-Luc Lagarce, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1994) p. 188

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre les règles et les codes édifiés dans ce texte.

– Analyser comment Lagarce les met en dérision pour en faire une satire de la bourgeoisie.

Jean-Luc Lagarce est l’un des auteurs contempo-rains français les plus joués dans le monde. Nous sommes happés par ses personnages, luttant entre la solitude et la vérité, cherchant sans cesse à dire à

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

l’autre ce qui ne peut être dit, dans une langue cise-lée faite de réitérations et de redondances. Ici la démarche est tout autre, Lagarce nous étonne dans le choix de ce texte qui ne correspond pas du tout à ses autres œuvres. Par quoi a-t-il été séduit dans l’ouvrage de la Baronne ? En tout cas c’est un exer-cice qui nous plaît à la lecture et les mises en scène de ce texte sont étonnantes. Lagarce prend donc un ouvrage de la Baronne Staffe (1889), un manuel de savoir vivre pour la jeune-fille de bonne famille, de la naissance à la mort, et en fait une version particu-lière qui tourne en dérision ces règles d’un autre âge.Voici ce que dit Lagarce sur cet ouvrage :

Il existe un livre, ce livre règle tout, en toutes circonstances il ordonne tout, il propose une solution pour tous les instants de la vie, il organise et rassure. C’est un livre absolu. Il explique comment naître, comment être parfaitement en harmonie avec le Monde dès le premier jour, comment aussi ne commettre aucun impair devant la naissance des autres, comment découvrir le vie – combien d’étrennes, quel cadeau – quelle attitude avoir le jour de votre mariage – on recommandera à la jeune épousée d’éviter tout autant une pruderie outrée qu’un aplomb excessif – comment organiser un plan de table, comment prouver son amour à l’être aimé et connaître les mots qu’on doit lui dire pour le lui prouver, comment remercier et savoir demander, comment rendre et obtenir, combien donner et quoi prendre. Et puis aussi, et ce n’est pas rien, comment mourir, que dire, que faire, comment s’en aller sans complications, là encore, parfaitement se tenir et ne pas manquer son rôle et son texte et comment ne commettre aucun impair lorsque ce sont les autres qui meurent.La dame lit ce livre. Elle dit les convenances, les usages, les manières, les règles, les bienséances, l’étiquette, le protocole, les recommandations, le ton et l’ordre. (Jean-Luc Lagarce, dans le site Internet de l’auteur).

Le texte de Lagarce sera ironique et décalé : la Dame enserre les us, coutumes et recommanda-tions qu’elle explique de son avis éclairé que Lagarce tourne en dérision grâce à un jeu d’écriture en réité-rations et en boucles syntaxiques.Nous avons choisi cette étape ultra-codifiée que sont les fiançailles, qui ne sont pas si désuètes quand on entend nos élèves jeunes filles en parler avec nostalgie.

LECTURE ANALYTIQUE

Les règles d’une société codifiéeLes élèves n’auront aucune peine à lister les élé-ments très nombreux du protocole : – l. 6 : le fiancé ➞ envoi du 1er bouquet le jour des

fiançailles (fleurs blanches favorites – couleur virginale) ; – l. 9 : le fiancé ➞ la bague de fiançailles (pierre

favorite de la fiancée) ;

– l. 16 : la fiancée ➞ réaction de surprise agréable : « Ah… » ; – l. 17 : le fiancé ➞ la bague est glissée au 4e doigt ; – l. 19 : le fiancé ➞ premier baiser sur la main de la

jeune fille ; – l. 22 : le fiancé ➞ accompagné par les parents ; – l. 24 : les deux ➞ le dîner : les deux fiancés côte à

côte au milieu du plan de table ; – l. 27 : tous les invités ➞ placés selon un plan de

table précis en fonction de leur lien avec les invités et leur qualité ; – l. 40 : tous ➞ dîner simple ; – l. 40 : les deux ➞ déclaration des fiançailles au

dessert ; – l. 45 : tous les invités ➞ exclamation ravie :

« Ah… » ; – l. 46 : les deux ➞ si soirée dansante, déclaration

des fiançailles à minuit ; – l. 48 : tous ➞ souhaits de bonheur aux fiancés ; – l. 49 : la fiancée ➞ la robe gaie, couleur adéquate

« rose tendre, bleu céleste ou blanche » (de nouveau couleurs virginales) ; – l. 51 : les femmes ➞ robe de couleur (non

sombre) ; – l. 52 : le fiancé et les hommes ➞ costume du soir

ou l’habit (costume masculin traditionnel et bourgeois) ; – l. 54 : les deux ➞ ont le droit de se parler « sans

être entendus » jusqu’au mariage ; – l. 55 : les autres ➞ « on les surveille avec délicate

discrétion ».On peut proposer aux élèves de regrouper les élé-ments de la liste selon les règles. On notera que les règles s’appliquent à tous les endroits de cette fête qui ressemble à une cérémonie : – ordonnancement des étapes (le bouquet/la

bague/le dîner/la déclaration : avec horaires et moments attendus) ; – les objets des fiançailles : le bouquet, la bague ; – les vêtements des fiançailles, pour chaque fiancé,

pour les femmes et hommes invités ; – attitude permise pour les fiancés : baiser sur la

main, discussion entre fiancés ; – attitude attendue de la part des invités : se placer

conformément au plan de table, exclamation ravie lors de la déclaration.La présence d’objets, de tenues précises, de gestes, fait penser à un rite d’intronisation (« les héros du jour » l. 27). Il manque la prière et les chants, ce seront la déclaration des fiançailles et la danse après le dîner.On notera que le fiancé est davantage sollicité, il est en effet « le maître de la maison » (l. 30), la future maison qu’il formera avec sa fiancée après le mariage, comme l’est le père de la fiancée qui siège auprès de sa mère. C’est lui qui apporte les objets (bouquet, bague). C’est par contre la jeune fille qui ressent, « le bonheur ingénu de la jeune fille », « joies

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Français 1re – Livre du professeur

rougissantes » (l.3 ), « elle est ravie » (l. 8), « la jeune fille s’émerveille et s’exclame : Ah… ». C’est elle qui porte la marque de l’homme, la bague, comme une marque d’appartenance. L’homme est donc celui qui décide, choisit, amène, donne ; la jeune fille, reçoit, ressent, rougit. A aucun moment la Dame ne dit ce que ressent le fiancé. La différence des sexes est bien établie et l’ordre social préservé puisque les deux fiancés sont toujours entourés. La société en effet, formé des parents et des invités, enserre le couple de ses us, coutumes, rituels qui ne les quitte-ront plus. La cérémonie est gérée en famille et avec des invités triés sur le volet « les amis de la veille n’y assistent pas « (l. 2), pour protéger la jeune fille des commentaires extérieurs. Ainsi le comportement éli-tiste de chaque famille bourgeoise va consister à créer un cercle d’amis suffisamment proches pour les inviter. La structuration sociale se fait donc autour des initiés, les cercles d’amis autour des familles. Cette structuration existe toujours aujourd’hui. En anthropologie sociale, il est important de pouvoir analyser notamment les règles de mariage et la constitution des familles pour analyser une société.Les expressions « intimité rigoureuse » (l. 1) et « déli-cate discrétion » (l. 57) entourent le texte de façon à mettre en valeur par redondance certaines qualités de la famille bourgeoise : choix des amis sincères, protection des siens, avec rigueur, délicatesse et discrétion. La délicatesse et la discrétion sont déjà prouvées par le fiancé, dans le choix des fleurs et des pierres de la bague. Ce sont donc des règles de comportement qui sont inculquées aux enfants.Devant cet arsenal de règles, on peut se demander quelle est la place de l’amour. Le mot n’apparaît qu’à la l. 56 auquel on a adjoint les mots « désor-mais permis ». L’amour pouvait être présent entre les jeunes gens avant les fiançailles, mais n’était pas permis, il n’entrait pas en ligne de compte dans la décision. La présence des « négociateurs – les ambassadeurs, appelons-les ainsi si le mot négo-ciateurs choque » (l’euphémisme amène l’humour) à la table des convives prouve ce système qui marque les relations de mariage. D’ailleurs à la l. 20, l’auteur précise que l’anneau de fiançailles a scellé un enga-gement (de mariage) « qu’on ne peut déjà plus rompre que pour des motifs très graves ».

La satire d’une société conformiste

Aux paragraphes 7 et 8, la description du plan de table, par sa précision et son organisation, s’avère truculente car la Dame va entrer dans une confusion que le style du passage essaie de rendre compte : les répétitions « le père » et « la mère » tournent en boucle (4 reprises) et les périphrases ne simplifient pas l’ensemble. La Dame ajoutera lors de ces moments syntaxiquement complexes des commen-taires à la touche ironique indéniable : « si on a bien voulu suivre » et « je n’insiste pas, c’est clair ». Le

« on » avec une valeur ironique, appelle les lectrices (et les lecteurs éventuels) à faire un effort, ce que contredit « c’est clair » par antiphrase. L’accumula-tion de virgules rend le texte à jouer intéressant par le jeu de la respiration auquel peut s’ajouter celui de la gestuelle.Le paragraphe suivant réitère la construction ame-nant le comique. Mélange de commentaires, de pré-cisions (« c’est-à-dire », « géométrie de l’espace »), moquerie envers les lecteurs « si on veut bien faire un léger effort de concentration » et la fin de la phrase du paragraphe avec la parenthèse qui ter-mine la boucle.Cette approche humoristique du texte permet de renverser sa signification, décalant ainsi par l’ironie le propos sérieux qu’il veut transmettre.D’autres moments portent les commentaires de la Dame qui s’avèrent ironiques par le style. En effet, elle s’autorise à régulièrement distiller son avis sur les strates de cette cérémonie des fiançailles avec des conseils, des recommandations, des réactions. Chacun sera propice à l’amusement : – des conseils : « c’est une chose qu’il ne faut pas

ignorer » (l. 21). « On surveille, car surveillance est nécessaire » ; – ses avis : « c’est crétin, mais on ne peut com-

mencer dès le jour des fiançailles à le dire » (l. 12). L’adjectif insultant rompt le registre soutenu de tout le texte et apporte ainsi l’humour. « Car circonstance gaie de l’existence c’est et doit être » (l. 49-50) ; – une recommandation en incise « qui est indispen-

sable » pour qualifier le dîner ; – un agacement : « je ne sais pas, n’importe qui »

qui termine la liste de personnes pouvant remplacer le père si celui-ci est mort. « Toujours la même his-toire » est l’expression que la dame répète à chaque fois qu’elle évoque ce point dans la pièce, la mort de l’un des membres attendu de la famille. Cette expression familière, quoi qu’étant relative à la mort, s’inscrit dans le comique par contraste.

Le comique de répétition intervient à deux reprises. Le « Ah… » de surprise ravie des invités font écho à celui de la jeune fille. Ces remarques diverses et multiples de la Dame rendent le texte très vivant, particulièrement les phrases en incise que la comé-dienne dira avec une autre intention, rendant le public complice de son avis, ou de la remarque. Le jeu de l’actrice relève ici de la performance tant les variations d’intention sont nombreuses. Aux para-graphes dont nous avons analysé la construction enchevêtrée, le jeu sur la respiration et la gestuelle accentuée pourront provoquer le rire du spectateur. Voici à ce propos un exercice à faire avec les élèves pour le plaisir d’expérimenter le travail de l’acteur.

Synthèse et mise en jeuObjectif : s’amuser à mettre en jeu la langue de Lagarce et la satire.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 2

Voici l’exercice de jeu à présenter aux élèves : choi-sissez l’un des paragraphes que vous allez mettre en scène scrupuleusement en suivant ce qui est dit. Lisez tout d’abord le paragraphe à voix haute en ne tenant compte que de la ponctuation et de la respi-ration. Puis voyez comment vous allez mettre en dérision les propos tout en mettant en valeur l’écri-ture si particulière de Lagarce : jeu sobre ou outran-cier, costume décalé, texte dit, articulé, susurré, seul ou à plusieurs, comme autant de voix décalées, chantées… Vous pouvez jouer les personnages dont parle la Dame, rôles muets, en théâtre d’ombre, en projection, dessinés, filmés, ou encore avec des marionnettes, des poupées, des objets… On peut pour les objets, aller sur le site de la Cie Nunc Théâtre dans une mise en scène de Jo Boegli (2014), où les comédiens manipulateurs Hubert Cudré et Zina Balmer jouent avec les poupées Barbie et Ken.

Texte 7 – Catherine Anne, Comédies tragiques (2011) p. 190

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comment l’extrait fait interagir les vers de Corneille avec les répliques des deux femmes ?

– Montrer que cette interaction provoque le rire du spectateur mais aussi sa réflexion sur le monde du travail.

La scène 3 fait partie du premier cycle de la pièce « Occupation » qui compte cinq scènes. La scène 3 s’intitule « Occupation 3. Ô rage ! ô désespoir ! ». La deuxième partie du titre fait référence à la fameuse tirade de Don Diègue (Le Cid de Corneille, Acte I scène 4), tirade que nous retrouvons dans l’extrait proposé car un vieil acteur joue cette fameuse réplique. Il est sur la scène d’un théâtre lorsque deux femmes entrent par le fond de scène pour faire le ménage. Le dialogue est drôle et de plus en vers !

LECTURE ANALYTIQUE

Une joyeuse féerie langagière

Le Cid est une pièce que les élèves ont pu étudier en 3e et revoir en 2de à l’occasion du théâtre au XVII. Ils pourront aisément se rappeler du duel que D. Diègue, au passé guerrier prestigieux, et qui se sent outragé, ne peut soutenir contre Don Gomès, comte de Gormas, le père de Chimène. Ce monologue montre sa faiblesse due à l’âge, et c’est à son fils, le valeureux Don Rodrigue, qu’il demandera secours.

Voici le début de la réplique de Don Diègue : Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Mon bras qu’avec respect tout l’Espagne admire,

Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de fois affermi le trône de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ? Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! Œuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d’où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher Le Comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?

Le vieil acteur joue dans des conditions très difficiles car deux femmes viennent perturber sa concentra-tion. Ces femmes parlent fort et occupent l’espace de la scène avec le chariot que la plus jeune pousse dans le cadre de son travail de nettoyage. Plusieurs vers pourraient rendre compte de ces difficultés : « ô vieillesse ennemie »/ « Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! »/ « N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? »/ « Précipice élevé d’où tombe mon honneur ! ».En effet, l’infamie porte ici un double sens, elle serait la situation dans laquelle le personnage et le comé-dien se trouvent. Le comédien dans l’exercice de son travail et le personnage en tant que tel, spolié dans le « Grand théâtre » (l. 1), la scène, où il prend vie grâce à l’acteur. Cette scène devient alors une mise en abyme du théâtre classique (comme Le Roi se meurt d’Ionesco). Tout est là, « les cheveux blancs très longs », le « costume de « théâtre ». L’auteure, Catherine Anne, s’est amusée dans la didascalie avec les poncifs du théâtre classique et de sa représentation. La photographie de la mise en scène de l’auteure p. 191, le montre avec emphase, le piédestal certes, mais à la Buren (cf. la cour d’honneur du Palais-Royal et « la querelle des anciens et des modernes » de la fin des années 1980) et le drapé des tentures du décor mais de couleur sombre. Les contrastes sont nombreux de façon à marquer les oppositions. « La vieillesse » en est donc la cause et « la gloire passée » n’y peut rien, « il sort de l’obscurité », « infamie » étant ampli-fiée par l’oxymore « précipice élevé ».Le passage où intervient en voix off le personnage de l’Immaculée vient donc perturber l’acteur et le personnage. Dès la didascalie le contraste est fla-grant, « une voix enthousiaste » (l. 7) vient rompre la tristesse de Don Diègue. C’est la voix de l’Immacu-lée. En fait le nom de l’entreprise par antonomase devient celui du personnage. Son double sens ici est intéressant, immaculée pour la propreté apportée par la société de nettoyage, et pour le personnage, vierge de toute approche théâtrale, ignorante du fait. S’en suivra une discussion sur ce qu’est le travail, le vrai.Les répliques de l’Immaculée vont donc croiser celles de Don Diègue créant une vivacité certaine, une rupture de ton cocasse, et par les rimes, croi-sées bien entendu, et la mesure respectant l’alexan-drin, une jubilation de l’esprit. À ce comique de

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Français 1re – Livre du professeur

situation va s’ajouter le comique de mots, par bou-clage et par association d’idées : « lauriers » (l. 6) appelle « saint des saints (l. 8), « bras » (répété l. 9 et 11) appelle « huile de coude », répété également il va de soi aux l. 12, 14 et 18. Les vers 11, 12, 13 et 14 se répondant avec délice. Le coude appartenant au bras bien sûr comme le bras est celui du guerrier, la métonymie bat son plein. Et l’huile de coude apporte l’image d’un bras mécanique qui a besoin de réglages. Comme celui de Don Diègue maintenant vieilli. À ce passage superbement agencé, suit une stichomythie non moins savoureuse. La rapidité des répliques crée un dynamisme qui est visible sur la page par le jeu de l’alexandrin et qui sur la scène, pour le spectateur, passera par son oreille. C’est l’acteur ici qui s’exprime dans la forme verbale de son personnage. Le décalage de ton, de sujet, crée un comique de situation et de mots auxquels peut s’ajouter la gestuelle. En effet si le chariot de net-toyage est actionné par la Timide, l’entremêlement peut aussi concerner cet objet, amenant le rire éga-lement par le décalage des registres.

Des revendications

Le jeu sur le verbe « jouer » retient notre attention puisqu’il sera propice à la définition du verbe travail-ler à l’opposé de « jouer » pour l’Immaculée. Ici rentre de plein pied le débat sur le métier d’acteur à l’heure de la société mondialisée et de la crise finan-cière. Le titre de la pièce Comédies tragiques par l’oxymore des deux genres théâtraux du XVII (cf. Le Cid choisi ici), renvoie aux débats de société dont la pièce se fait l’écho à travers des scènes du quoti-dien mais drôles ou incongrues comme celle que nous étudions ici. Le titre de la scène est cocasse car « occupons » peut renvoyer autant aux deux femmes qui prennent la place de l’acteur, mais l’in-verse est vrai puisque l’acteur les empêche elles aussi de travailler. Face au vieil acteur aguerri, nous avons la jeune stagiaire inexpérimentée. Les deux se font concurrence sur la scène visiblement pour l’Im-maculée. Avec le jeu de mot sur le verbe « jouer », l’Immaculée va très vite au cœur du problème : « Eh bien, nous, nous ne jouons pas/Nous travaillons. » (l. 28) effet accentué par le rejet, « Jouez, monsieur ! Jouez ! Laissez-nous travaillez ! » (l. 31) effet appuyé par les verbes à l’impératif et les exclamatives (idem l. 41). Le comique de geste s’associe à l’ensemble lorsque la réplique demande à la timide (celle qui apprend son métier), « ne baillez pas vous » (l. 38) pour faire le jeu de mot avec « Corneille » (l. 37). Nous sommes ici dans le jeu de mot populaire mais qui fonctionne ; ce qui contraste avec la suffisance et le ton hautain du vieil acteur (Nous jouons du Cor-neille ! » (l. 37) « Nom de Dieu ! » l. 47, juron bien connu qui marque la colère, en ce sens blasphéma-toire mais qui ici prend un double sens, comme si l’acteur en appelait à Dieu pour le sauver) ainsi que

le rappel de la présence sacrée du public, « Le public ! » (l. 34), sans qui, rappelons-le le théâtre n’est pas le théâtre. Le public est fustigé par l’Imma-culée, « s’ils restent en bas », rehaussé par l’onoma-topée « Bah ! », en rime avec « ces gens-là », et les rimes intérieures « c’est qui, ça » (expression déni-grante), « ne me dérangent pas ». Bref tout concourt à lancer le débat sur la place du public et son rôle (la référence au bâillement l. 38 est cocasse !). Le déta-chement du ton de l’Immaculée et la colère « Hors de scène à l’instant ! » (l. 39) du vieil acteur forment également un contraste qui apporte le comique. La mécanique comique étant bien huilée, la valeur du propos peut gagner en revendications et en appel à la réflexion sur le travail de l’acteur et à sa recon-naissance dans le monde actuel. Cependant la jeune apprenante (la Timide qui porte bien son nom), montre que la situation de l’acteur est relayée par cet autre non reconnue du monde du travail, cepen-dant c’est elle qui termine le passage avec une maxime apaisante mais surtout clairvoyante : « Pour ne pas déranger, parler moins haut » (l. 48), ce que la didascalie finale confirme. La solution serait dans l’écoute des uns les autres.C’est la jeune Timide, qui pousse le chariot de net-toyage. Le choix de cet ustensile est intéressant pour sa valeur métaphorique, en effet, la société intransigeante passe le balai, nettoie avec des réformes, des lois, des décrets nouveaux, change fait évoluer en envoyant à la poubelle d’autres lois, réformes en leur temps. La métaphore filée traverse la scène rappelant que celle qui manipule le chariot est novice, malhabile, indécise comme les jeunes générations qu’elle représente et qui doivent se dépêcher d’être au fait des débats mais qui ont aussi le sens de la justice comme chacun.

Synthèse

Cette scène riche en jeux comiques de toutes sortes manipule avec dextérité des débats qui sont au cœur du théâtre comme de la société actuelle. La scène en appelle, par le rire, à la sagesse et à l’écoute.

MISE EN JEU

Objectif : comment accentuer le jeu dans la dyna-mique que propose le texte théâtral.Apprenez d’abord le texte par cœur puis par des ita-liennes* soyez réactifs au moment des interruptions. Proposez ensuite une mise en jeu de la scène, mais tout d’abord sans les accessoires. Puis amusez-vous à la rejouer avec les accessoires nécessaires. Accentuez les interruptions et le jeu avec les objets pour en voir les limites ou l’absurdité.*Faire des italiennes signifie, au début des répéti-tions d’un texte avec ses partenaires, dire par cœur les répliques, sans donner d’intention ni faire de

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

silence entre les répliques, assez vite, successive-ment, mais en soignant l’articulation, simplement pour tester la mémoire du texte.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Au brouillon, proposez aux élèves de faire la liste des objets contenus dans les extraits de cette séquence (et des autres séquences sur le théâtre ou encore de leur connaissance, comme la fameuse cassette pleine d’or d’Harpagon dans L’Avare de Molière) et d’en voir (dans une 2e colonne) un par un les fonctions dans la scène concernée, pour le registre comique comme d’autres (pensez au cou-teau dans la scène 3 de Roberto Zucco par exemple qui permet aux deux personnages de se trouver des rêves communs) de façon à répondre à la question ouverte de la problématique. Leur demander ensuite de regrouper les idées (arguments) en fonction des rôles perçus (rôle dans le registre comique, rebon-dissement de l’action, polémique…) Un objet pou-vant avoir plusieurs rôles. Constituez ainsi plusieurs parties selon les fonctions repérées.Passer d’abord par les exemples dans le tableau au brouillon, permet de rappeler à l’élève que les expli-cations sont nécessaires et que c’est par elles que l’exemple doit prouver l’argument.

PROLONGEMENT

Le théâtre est en perpétuel renouvellement, mais il s’appuie toujours autant sur les références du passé. Jarry, comme précurseur, joue avec Shakespeare en écrivant Ubu roi (p. 182). Il est intéressant de noter que des auteurs aussi contemporains que B. M. Kol-tès écrit Roberto Zucco dans lequel les mythes côtoient les questions existentielles qui nous tra-versent aujourd’hui. Que Joël Pommerat met en scène des textes qu’il écrit sur la société contempo-raine en les faisant jouer de suite par ses comédiens (Les Marchands (p. 204), Cet enfant), mais qu’il est également dans la nécessité de créer des spec-tacles en adaptant des textes du répertoire, ici des contes Cendrillon, Pinocchio… Michel Azama avec Iphigénie ou le péché des Dieux (1991) reprend le mythe d’Iphigénie pour nous parler des utopies impossibles aujourd’hui, et des sacrifices modernes de la jeunesse (p. 194). Le personnage de Médée fait également partie des reprises tant il mêle l’hor-reur et la fascination (voir la séquence sur Médée aux pages 474 et suivantes). Philippe Minyana, Joël Jouanneau, Wajdi Mouawad… autant d’auteurs actuels en prise avec notre société qui renouvèlent les écritures tout en prenant appui sur des textes parfois millénaires, parce qu’ils portent en eux des questions humaines qui n’en finissent pas.

Séquence 3

Le sacrifice au théâtre du xviie siècle à nos jours p. 192

Problématique : Comment peut-on représenter le sacrifice au théâtre ? Quels sont les enjeux de sa représentation ?

Éclairage : Le sacrifice est étymologiquement un acte sacré, généralement une offrande en l’honneur d’une ou plusieurs divinités. Cette offrande a pris, dans certaines civilisations, l’aspect d’un acte sanglant. Dans la Bible, Jephté est sacrifiée par son père qui avait promis à l’Éternel de tuer la première personne qui sortirait de sa maison (Juges 11:30-40). Abraham agirait de même avec son fils Isaac s’il n’était rem-placé par un bélier. (Genèse 22). Dans la Grèce antique, on sacrifiait un bouc lors des festivités en l’hon-neur du dieu Dionysos dont le culte est étroitement lié au théâtre. L’autel est au centre même de l’orchestra, lieu où évoluent le chœur, les danseurs et les musiciens, devant le proskénion, l’estrade, où jouent les acteurs.Ainsi, dès l’origine, le sacrifice est lié au théâtre ; c’est le lieu par excellence qui donne à voir le sacrifice. Au fil du temps, des sociétés, le terme a pris de nouveaux sens. En privilégiant l’humain – le personnage –, les auteurs en ont fait une des caractéristiques de l’héroïsme, de la remise en cause de la vie au risque de sa vie ; ils se sont interrogés aussi sur les raisons mêmes qui justifiaient cette mise à mort et qui en fai-saient un spectacle suscitant terreur et pitié.

Texte 1 – Jean Racine, Iphigénie (1675) p. 192

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier l’héroïne tragique classique. – Comprendre le conflit qui oppose les personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Iphigénie est la victime par excellence, même si dans la pièce de Racine elle est moins victime qu’Ériphile, étrangère, inconnue et captive. Mais Racine pouvait-il vraiment tuer « une princesse ver-tueuse et aimable » ?

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Français 1re – Livre du professeur

En retenant cette scène à la fin de la pièce, nous avons voulu privilégier le moment où Iphigénie a choisi de mourir pour mettre un terme à tous les conflits : celui de la fille contre le père, celui du père contre la mère, celui d’Agamemnon contre Achille, celui de l’armée des Grecs contre elle, celui d’Arté-mis contre les Grecs… Il lui reste à mettre en scène son sacrifice. Sa rencontre avec Achille lui donne l’occasion de s’exprimer pour la dernière fois, d’égale à égal.

La confrontation

Achille, au nom de la promesse et du bonheur, marque son indignation. On fera relever les ana-phores. En parlant de lui, il teste l’amour d’Iphigénie. Roland Barthes souligne le caractère familial et bourgeois de la pièce Iphigénie, « le prosaïsme psy-chologique » des rapports humains, l’idéologie indi-vidualiste qui tourne autour de la légitimité et de l’intérêt du sacrifice d’un être humain.Iphigénie prend de la hauteur. L’emploi du démons-tratif (voir question de grammaire) montre son déta-chement ; elle refuse de se placer sur le domaine affectif où Achille veut la mettre. Aussi semble-t-il essentiel d’analyser ce point de langue pour mieux faire saisir aux élèves le point de vue d’Iphigénie. On rapprochera cet emploi de celui du vers 58, où l’on retrouve la même distanciation tragique. Elle reprend le terme « bonheur » employé par Achille et le ren-voie au choix qui détermine son existence. Le héros grec a fondé une vie brève et son bonheur sur la gloire des armes. Iphigénie le lui rappelle et flatte son ardeur guerrière. Par les métaphores (vers 8 à 12), elle vise à présenter sa mort comme un nouveau départ, comme s’il s’agissait du cycle des saisons. Elle incite Achille au combat par l’emploi répété des impératifs. Son bonheur réside dans le succès à venir et dans sa gloire future qu’elle imagine immi-nente (« déjà » répétés). Sa tirade se veut sans réponse.Achille ne s’y trompe pas. Il refuse cet adieu. Il refuse cette gloire qu’elle lui propose et préfère celle de la défendre, qui a le mérite de répondre à son amour.Iphigénie répond offusquée ; elle se veut maintenant une fille respectueuse.Achille ne la laisse pas finir ; il en fait une question d’amour. Il rappelle le rôle du père et conteste son choix.Iphigénie, à son tour, l’interrompt ; elle oppose l’amour d’Achille (« un coupable transport », v. 55) à sa gloire « moins chère que [sa] vie » (v. 57). Elle cherche à l’apitoyer et ne craint pas d’user du chantage.Ainsi Iphigénie se retranche constamment derrière le mot « gloire » : sa mort est la condition de la gloire à venir d’Achille, elle est aussi sa gloire de fille. Le terme « gloire » a deux significations au xviie siècle : c’est à la fois l’honneur, la réputation qui fait le mérite

d’une personne, sans idée d’éclatante célébrité (v. 41) et le désir de considération, l’ambition, la fierté, telle que l’évoque l’expression les « moissons de gloire » au vers 9.Achille se veut déjà l’époux d’Iphigénie. Il en fait une question d’honneur : « Ma gloire, mon amour vous ordonnent de vivre », v. 41. Alors qu’Iphigénie cherche à le convaincre par d’« inutiles discours » (v. 3), sa décision est prise. Il l’invite à le suivre : « Cessez de tenir ce langage » (v. 1), « venez » (v. 42), « c’est trop tarder » (v. 53). Tout juste essaie-t-il de jouer la fille contre le père, d’en montrer les contradictions. Ne l’aimerait-elle pas ? Achille est un combattant. En ce sens, Racine reste fidèle à l’image mythologique du héros. Volontairement ou non, il rappelle à Iphigénie qu’elle se trouve au milieu d’une armée d’hommes dont elle est l’enjeu.Ainsi, Iphigénie en se sacrifiant, Achille en proposant son secours, en donnant tous les deux de leur per-sonne, font preuve de cruauté l’un envers l’autre. Le dialogue comme l’amour s’avèrent impossibles. Il entraîne chez Achille une certaine exaspération, chez Iphigénie le désespoir. Comme l’écrit R. Barthes « le héros […], pour entretenir la contention, retarde le temps atroce du silence… Mettre fin à la parole, c’est engager un processus irréversible ».

Une héroïne tragique

Iphigénie est, selon ses dires, une « infortunée » (v. 5), une « triste » victime « asservie à des lois » (v. 58-59) qu’elle a dû respecter. Elle doit se plier à « la loi des dieux » (v. 13), à « leurs ordres éternels » (v. 16), « aux arrêts du sort » (v. 7) qui lui interdisent le bonheur. Elle ne peut échapper à son destin. C’est une héroïne tragique. Menacée par son père, elle est contrainte de se plier à ses ordres. Ne serait-ce que par respect filial ? Désobéir, ce serait mériter une mort indigne. Elle s’avère être une bonne fille mais avant tout c’est une bonne Grecque. Le hors-temps racinien pèse aussi : il s’agit de la guerre de Troie. À ce propos, il conviendra de faire préciser par les élèves les circonstances. Car l’avenir de tous ces personnages, c’est la mort. La guerre de Troie est voulue par les dieux, et les responsables du sacrifice humain, ce sont eux. En faisant couler le sang d’Iphi-génie, ils annoncent d’autres morts. Iphigénie s’en fait la porte-parole (v. 24-25).On peut y voir l’apologie de la guerre à laquelle se livre Louis XIV. La pièce fut jouée à la Cour de Ver-sailles lors des fêtes données par le Roi après la conquête de la Franche-Comté. Iphigénie prend acte de « ce champ si glorieux où vous aspirez tous » (v. 11).Cependant cette soumission glorieuse (« À vos hon-neurs j’apporte trop d’obstacles », v. 17) suscite la pitié du spectateur. Elle rappelle qu’elle ne saurait être « la compagne d’Achille » (v. 26). Son « j’es-père » (v. 27) ne souligne que l’ironie tragique de ces

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

vers : Troie ne sera ni pour elle ni pour Achille une terre promise. Elle suscite aussi la pitié quand elle s’offusque (v. 43-45) : la succession d’interroga-tions, l’anacoluthe, traduisent sa stupeur de fille. Pitié aussi quand elle refuse le « secours dange-reux » (v. 64) d’Achille qui attente à sa gloire. Pitié enfin quand elle suggère un suicide (v. 63).Il n’en reste pas moins que cette soumission aux dieux et à son père n’est pas sans ambiguïté. Iphi-génie, en se portant volontaire, affirme sa liberté. Les nombreux impératifs, le futur des verbes à la fin de sa première réplique, témoignent de sa volonté de donner vie par sa mort au futur. Selon ses propres mots, elle fertilise de son sang l’« heureux avenir » (v. 28) ; son trépas est source de gloire. On fera remarquer les antithèses. On pourra aussi noter l’iro-nie tragique du « vivez, digne race des dieux » (v. 31). Les dieux ont soif de son sang ; en assumant son sacrifice, Iphigénie se grandit et se prépare « un heureux avenir » (v. 8).Les interventions d’Achille poussent Iphigénie à se sublimer. Pour la convaincre d’abandonner sa réso-lution, il lui parle de bonheur immédiat. Elle élève le débat, elle évoque le bonheur de sa destinée, celui des Grecs, la gloire. Achille s’insurge contre cette gloire future alors que défendre Iphigénie suffirait à son renom. À cela, elle oppose sa volonté. Céder à Achille, ce serait la condamner. Plutôt mourir. Ainsi, Achille, loin de dissuader Iphigénie, ne fait que ren-forcer sa décision.

SynthèseIl ne s’agit pas simplement d’entraîner les élèves à la rédaction d’un paragraphe mais de mettre en évi-dence une des fonctions du texte théâtral : toucher le spectateur. Le professeur pourra limiter le libellé à un des effets tout en exigeant une exploitation de la langue racinienne. On pourra par exemple s’appuyer sur le vers 17. La coupe dans l’alexandrin souligne à la fois l’ordre mais aussi la difficulté que rencontre Iphigénie à faire entendre sa parole mais aussi l’ef-fort auquel elle doit consentir. Le spectateur ne peut que compatir à cette douleur. On peut aussi exploi-ter le vers 31 qui dit tout. Le rythme syncopé des six premières syllabes, la succession de mots de deux syllabes, l’écho « adieu » et « dieux » repris au vers suivant par Achille, l’opposition entre « adieux » et « vivez », l’expression même du sacrifice : soumis-sion au destin mais aussi amour d’Achille.

PROLONGEMENT

Selon la classe, le professeur aura peut-être intérêt à commencer l’étude par ce travail de préparation.

BIBLIOGRAPHIE

– Léo Spitzer, Les Études de style, Gallimard, 1970 – Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Gallimard, 1948

– L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, José Corti, 1969

– Roland Barthes, Sur Racine, Le Seuil, 1963 – Racine, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, éd. présentée, établie et annotée par R. Picard, 1931, rééd.1990

Écho – Euripide, Iphigénie à Aulis (406 av. J.-C.), vers 1368 à 1432 p. 194

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un texte source. – Étudier la tragédie grecque antique. – Analyser l’héroïsme.

LECTURE ANALYTIQUE

Racine, dans sa préface à Iphigénie, dit combien il est redevable à Euripide de son œuvre Iphigénie à Aulis, une pièce posthume. Euripide se serait inspiré de ses prédécesseurs, notamment d’Eschyle mais son personnage d’Agamemnon a pris conscience de l’atrocité de son meurtre. Il n’en reste pas moins qu’il se décide à faire mourir Iphigénie malgré le plaidoyer de sa femme Clytemnestre, la prière de sa fille (« Mieux vaut une vie malheureuse qu’une mort glo-rieuse ! », v. 1252) et l’appel à l’intercession d’Oreste. Aussi, alors qu’Achille et sa mère sont prêts à tenter une ultime résistance, Iphigénie intervient-elle. Ce brusque changement d’attitude a surpris : la pure jeune fille qu’a abattue l’annonce de sa mort pro-chaine ordonnée par son père accepte soudainement son destin. On pourra s’interroger avec la classe sur le traitement dramatique de ce revirement.

La glorification du sacrificeOn peut déjà préciser aux élèves que, dans la tragé-die grecque, l’évolution psychologique des person-nages ne nécessite pas la représentation d’une transition. Dans la pièce, Iphigénie s’est tue après la réponse de son père. Quand Achille revient auprès de Clytemnestre, elle veut s’éloigner (« Ces noces malheureuses me couvrent de honte »). Clytemnestre insiste : « La fierté n’est pas de mise, si nous trou-vons de l’aide ». On peut déjà remarquer la solennité du « Écoutez-moi » (l. 1) avant qu’elle ne s’adresse à sa mère. Elle reste fidèle à sa première réaction : elle tolère la présence d’Achille ; c’est une jeune fille qui s’exprime. En ce sens, il faudra préciser aux élèves que l’amour n’a pas sa place ici, contrairement au xviie siècle. Ce n’est pas un ressort dramatique.

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L’argumentation d’Iphigénie s’appuie sur la lucidité, sur l’appel à la raison (« Considère avec moi… », l. 7-8) : elle comprend qu’Achille va risquer sa vie sans aucune chance de l’emporter, qu’il lui est impos-sible de la sauver. Ce constat (ce n’est pas de la las-situde « À quoi bon… », l. 2), c’est aussi celui qu’avait fait son père. On peut donc considérer qu’Iphigénie l’excuse et s’adresse d’autant plus à Clytemnestre. Le deuxième argument, c’est le danger que court celui qu’elle nomme « l’étranger » (l. 3) par pudeur. À partir de cette décision (« J’ai résolu de mourir », l. 6), elle va développer une nouvelle argumentation : elle meurt pour la Grèce et le respect que l’on doit aux femmes grecques. Elle agit en fille grecque. Elle refu-serait de mourir alors que tant de guerriers vont cher-cher à « venger la patrie » (l. 17). Ce refus n’est pas légitime. Enfin, autre raison amorcée par « En voici une autre », l. 19 : Achille ne doit pas s’opposer aux Grecs à cause d’elle, une femme. Elle ne s’en juge pas digne. Enfin, mortelle, elle doit se plier à la volonté d’une déesse. C’est son destin de mourir comme celui des Grecs de commander aux barbares.Le chœur est formé de jeunes femmes de Chalcis qui assistent aux événements en spectatrices étran-gères aux personnages principaux. En tant que Grecques, elles sont sensibles à l’enjeu panhellé-nique de la guerre ; en tant que femmes, elles prêtent une oreille attentive aux propos et aux plaintes des personnages féminins. Le chœur souligne ici le sang d’Iphigénie, sa noblesse, reconnaît ainsi le droit à la gloire qu’elle revendique. Il condamne aussi timide-ment le destin et la déesse ; c’est une façon d’excu-ser la décision tragique d’Iphigénie et de rappeler la toute puissance des dieux à laquelle on est contraint de se soumettre. Le chœur contribue aussi à la pai-deia, à l’éducation des spectateurs même si la for-mule ici est assez traditionnelle.

L’héroïsme d’IphigénieOn peut considérer qu’Iphigénie surmonte sa nature ; elle veut « bannir de [son] cœur tout lâche senti-ment », l. 7. Pour cela, elle désire mourir glorieuse-ment, être une sorte d’héroïne panhellénique en se voulant l’étendard de la croisade contre les Troyens : « C’est sur moi que la puissante Grèce tout entière a les yeux fixés en ce moment », l. 8-9. En magnifiant son sacrifice, elle donne le signal et les garanties du succès. Elle pousse même à la guerre. L’exclamation dans son raccourci est forte : « Immolez-moi, renver-sez Troie ! », l. 24. En véritable exaltée patriotique, elle conclut sa tirade par l’éloge de la Grèce.Ce sacrifice peut aussi être considéré comme une preuve d’amour à l’égard d’Achille. Deux fois, elle évoque l’étranger (l. 3 et 45) et souhaite ne pas mettre en péril sa vie.Car c’est une femme qui s’exprime. « la vie d’un seul homme est plus précieuse que celle de mille femmes » (l. 21-22) : cette phrase peut choquer un

lecteur contemporain et l’on peut y voir un trait fré-quent de la misogynie d’Euripide. Mais il faut la replacer dans le contexte de la Grèce classique et dans celui de la pièce elle-même. La lucidité d’Iphi-génie est un des traits de son héroïsme. Le combat contre les barbares a besoin d’hommes et de guer-riers valeureux comme Achille. De fait, elle s’affirme comme l’anti-Hélène. Il n’est pas juste que des hommes meurent pour une femme.Enfin, une des caractéristiques de l’héroïsme d’Iphi-génie, c’est qu’elle est consciente qu’elle sacrifie une destinée de femme (« voilà mes enfants, mon hymen », l. 25) à la gloire.Peut-être est-elle poussée par l’orgueil. Plusieurs phrases vont dans ce sens : « cette mort, je veux la rendre glorieuse » (l. 6-7) ; « C’est sur moi que la puissante Grèce tout entière a les yeux fixés en ce moment : il dépend de moi… » (l. 8-9) ; « la déli-vrance de la Grèce sera mon éternel titre de gloire » (l. 13-14) ; « Voilà ce qui rappellera mon nom à jamais, voilà mes enfants, mon hymen, et ma gloire » (l. 24-25). Les élèves ne manqueront pas de les remarquer. On peut dire aussi que l’intervention du chœur est une manière de rappeler à Iphigénie qu’elle ne doit pas succomber à l’hybris.

Le couple Iphigénie/Achille

Malgré son souhait, Iphigénie va être amenée à s’adresser à Achille. Cette présence, elle ne la souhai-tait pas. Achille, en intervenant, confirme le jugement du chœur : c’est une femme noble. Il énumère ses titres de gloire (« Fille d’Agamemnon », l. 30 ; « bien digne de la patrie », l. 32 ; elle a « compris ce qu’exigent l’honneur et la nécessité », l. 34) et la considère comme « une noble fille » (l. 35), digne d’être son épouse. Cela pourrait être une marque de goujaterie ; en se compa-rant à lui-même, en prenant à témoin sa mère, en se déclarant prêt à prendre les armes contre les Grecs pour elle, Achille témoigne de la séduction d’Iphigénie. En se mettant au service d’Iphigénie, il sert, comme le fera un chevalier, sa dame.Pourtant, il termine sa réplique avec une mise en garde comme s’il craignait qu’elle ne fût pas respon-sable de sa décision, en lui rappelant les propos mêmes qu’elle adressait à son père : « il faut être fou pour souhaiter de mourir ».La situation devient ainsi pathétique. Iphigénie se montre résolue à mourir. Achille ne va pas contre cette décision mais il rappelle ce qu’implique le sacrifice (« le glaive près de ta gorge », l. 55). L’exal-tation d’Iphigénie a pu lui faire oublier la réalité. Achille projette la jeune fille et le spectateur sur le lieu du sacrifice. Le temps est compté pour Iphigé-nie même s’il renouvelle sa promesse de secours.Pour dégager ce qui semble caractériser la tragédie antique à partir de cet extrait, on attend des élèves qu’ils ne se contentent pas d’une simple remarque formelle : la présence du chœur. On souhaite qu’ils

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

soulignent les ressorts mêmes de la tragédie grecque selon Aristote : crainte et pitié qui se conjuguent avec l’admiration que l’on ressent pour des héros. Le spectateur compatit au malheur d’Iphigénie, il craint pour elle sa mort prochaine mais il est aussi effrayé par son choix de mourir et sa volonté de sacrifice. Cette grandeur d’âme en fait une héroïne, au-dessus de la simple humanité.

ImageLe théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine revendique des influences orientales, notamment pour Iphigénie, des traditions théâtrales du Sud de l’Inde, particulière-ment celles du Kathakali et du Kûtiyattam. Pour ce qui est des costumes, on lira avec intérêt l’entretien que donne Nathalie Thomas sur la création des costumes : www.theatre-du-soleil.fr/thsol/a-propos-du-theatre-du-soleil/les-costumes, 174/les-costumes-se-creent-avec-les. Elle y précise son travail avec la troupe.On notera le faste des costumes, les hautes coif-fures des membres du chœur et le maquillage du visage qui peut s’apparenter à un masque. Le tout contribue à donner à l’ensemble une grandeur, une solennité propres à magnifier les héros tragiques. Ce parti pris nous éloigne de ce qui pourrait passer pour de l’exotisme et contribue, au contraire, à rendre compte du monde mythologique.

PROLONGEMENT

Il faudra d’abord rappeler que les deux situations sont différentes. Iphigénie chez Euripide parle au chœur, à Clytemnestre et à Achille. Elle tient un discours public.Chez Racine, il s’agit, dans cette scène, d’une conver-sation privée entre deux personnages, d’un affronte-ment. Le dialogue est tendu : Iphigénie s’oppose à Achille et essaie de le persuader du bien-fondé de son choix en flattant notamment l’orgueil et la gloire du héros grec. Les arguments échangés font appel à la psychologie des personnages. L’Iphigénie d’Euri-pide est une héroïne pure ; elle échappe à l’humanité, peut-être pour mieux montrer l’inhumanité des dieux.

BIBLIOGRAPHIE

– Euripide, tome VII, éd. Les Belles Lettres, 1983, notes de François Jouan

– J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux (1985), « Textes du xxe siècle », Hachette, 1995

Texte 2 – Pierre Corneille, Horace (1640) p. 196

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre une situation tragique. – S’interroger sur devoir et morale. – Étudier un conflit cornélien.

LECTURE ANALYTIQUE

Le moment fort de la pièce Horace, c’est la mort de Camille : le meurtre d’une jeune femme par son frère. Une des règles classiques, la bienséance, voulait, selon Boileau, qu’« il est des objets que l’art judicieuxDoit offrir à l’oreille et reculer des yeux. »Bien que Corneille ait respecté ici cette règle, il note dans l’Examen d’Horace écrit en 1660 que l’actrice qui a interprété le rôle de Camille a tenu à mourir sur scène. On pourra interroger les élèves sur l’intérêt dramatique ou non de cette représentation. On s’appuiera par exemple sur l’illustration qui en four-nit un exemple.Il est aussi important de replacer le contexte de cette rencontre. Horace revient du combat. C’est son premier retour sur la scène après la mort de ses deux frères qui n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour Rome. Lui-même a tué les trois Curiaces. Ce retour triomphant jure avec le monologue de Camille qui a précédé cette entrée.« Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous

[contraindre ?Quand on a tout perdu, que saurait-on plus

[craindre ?Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect ;Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect ;Offensez sa victoire, irritez sa colère,Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.Il vient : préparons-nous à montrer constammentCe que doit une amante à la mort d’un amant. » (Acte IV, scène 4)Aussi, quand elle s’écrie au début de l’extrait « Ô mon cher Curiace ! » (v. 1), les hostilités sont-elles enclenchées, chacun des deux personnages ayant son idée de ce qui mérite d’être sacrifié.

La montée dramatiqueLes exclamations d’Horace témoignent de son indi-gnation, de sa honte. « Ne me fais plus rougir », s’écrie-t-il vers 8. C’est un héros victorieux qui considère qu’on est en train de lui voler sa victoire. Il s’érige en véritable directeur de conscience qui combat les passions. Horace passe en revue le champ lexical de « l’amour » (« l’ardeur criminelle », v. 5 ; « ta passion », v. 7 ; « tes désirs », v. 7 ; « tes soupirs », v. 8 ; « tes flammes » v. 9) pour exhorter vivement (les impératifs sont des ordres) Camille à les bannir. Il attendait d’elle un hommage, qu’elle fasse abstraction de son histoire privée avec Curiace, « un ennemi public » (v. 3), pour ne retenir que « les trophées » (v. 10) de son frère vainqueur.Tout s’enchaîne très vite. Horace passe, en quelques minutes, de guerrier triomphant, sauveur de Rome, en assassin.Il y a aussi progression dans l’agressivité et la révolte de Camille. Elle fait l’éloge funèbre de l’ennemi

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de Rome, « mon Curiace » (v. 14), et rappelle son amour. C’est son moi qui s’exprime. La première personne est omniprésente dans la réplique. Elle revendique son droit d’aimer, d’être elle-même avant de porter ses flèches contre son frère lui-même. Elle l’accuse d’assassinat. Sa « furie » (v. 19) est extrême. L’insulte « tigre altéré de sang » (v. 21) en faisant rouler les [r] vise à la provocation ; elle est suivie d’imprécations et Camille conclut une nouvelle fois sur la vraie nature d’Horace : « Cette gloire si chère à ta brutalité », v. 28. L’imprécation de Camille est violente. Elle s’adresse à Horace directement : « Et toi », v. 27. On aurait pu plutôt s’attendre à des for-mulations comme : « Que toi, tu puisses bientôt souiller… » ou « Et que tu puisses bientôt… ». Mais ces formulations n’ont pas le mordant de l’attaque de ces deux vers que soulignent les allitérations en [s], en [r], en [t].Dans la deuxième réplique de l’extrait, Horace parle d’« outrage » (v. 30) et de « déshonneur » (v. 31). Camille, en invoquant Curiace, ressuscite son adver-saire, ce qui correspond à le tuer. L’adjectif hyperbo-lique « mortel » (v. 31) dont Horace use traduit son exaspération. À l’amour que Camille lui jette à la figure, il oppose les « intérêts de Rome » (v. 34).À ce mot, Camille se lance dans de nouvelles impré-cations qui visent cette fois sa patrie. Exaltée au point d’user d’un pléonasme (« de mes yeux voir », v. 49), enflammée au point de sombrer dans un délire sadique (« mourir de plaisir », v. 52) qui mêle hyperboles et répétitions, elle assume sa solitude avec éclat et orgueil.Ces imprécations sont intolérables pour Horace qui a joué sa vie pour Rome, a gagné la gloire au nom de cette idéologie.Camille parle en « amante offensée », v. 18 ; elle épouse en quelque sorte le combat de Curiace, ce qui la pousse à maudire Rome. Horace a tué Curiace au nom de Rome, a triomphé pour elle. Les points de vue ne peuvent se concilier. En assassinant Camille, il tue une femme qui a épousé une cause ennemie. Ce n’est pas un accident. C’est un meurtre assumé, maîtrisé.Les didascalies, assez rares dans les tragédies clas-siques, précisent que le meurtre n’est pas commis sur scène. Corneille dans L’Examen précise que « quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur, si naturelle au sexe, lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre ». Ce meurtre est accompli très rapidement. On entend « Ah ! traître ! » (v. 57) qui fait écho au « tigre altéré de sang » (v. 21). Horace revient sur la scène. C’est sa parole qui a triomphé. Il prononce l’épitaphe de Camille, une sorte de code de citoyenneté. Il tire la leçon civique du débat, en évacuant le meurtre.

Une victime rebelleLes personnages ne se ménagent pas. Horace demande à sa sœur de faire abstraction de son amour, d’oublier que Curiace était son « amant ». C’est un ennemi public. Il est donc normal pour lui qu’elle ne le pleure pas. Le sacrifice qu’il lui demande, de bannir ses flammes, n’en est pas un pour lui. Il attend d’elle une attitude romaine. C’est bien sûr ce que refuse Camille. Elle se veut fidèle à Curiace. La symétrie syntaxique dans le vers 16, l’antithèse « vivant »/« mort » et le caractère elliptique de ce vers soulignent la permanence de l’amour de Camille.Elle refuse de se soumettre au diktat de son frère. Pour Camille, Rome et Horace sont étroitement liés ! Son refus est dicté par son hybris : l’anaphore ini-tiale de sa dernière tirade traduit sa souffrance démesurée mais aussi unit par la rime « ton cœur adore » et « elle t’honore » (v. 37-38). Elle refuse ce pacte et dans un mouvement plein d’emphase, que souligne la gradation (« toute l’Italie », « l’Orient » et « l’Occident », « cent peuples unis des bouts de l’univers », v. 41-43), l’enjambement (v. 47-48), elle maudit Rome. Son imprécation, l’appel à la ven-geance divine, est imprégnée de registre épique. Sa vision apocalyptique se conclut sur la destruction totale, sur une nouvelle anaphore qui unit dans le néant Rome, les lauriers d’Horace, le dernier Romain et elle-même pour son bonheur. Camille cherche peut-être à éprouver son frère. Ses propos laissent entendre qu’elle n’a plus rien à perdre.Horace perçoit le meurtre de sa sœur comme un acte de salubrité publique. La froideur, pleine de hauteur, avec laquelle, il tire une leçon de son acte dans les deux derniers vers de l’extrait, en fait un monstre si l’on se réfère à l’ordre humain. Nous l’avons dit, c’est une ennemie qu’il tue, qui ose pleu-rer Curiace, qui n’est plus romaine. Horace accom-plit en outre le destin auquel sa nature l’avait prédestiné. « Faire de la joie avec le malheur même : telle est la transmutation ultime qu’opère l’hé-roïsme… À partir d’Horace, le devoir commence au-delà du devoir », a écrit Doubrosky. Horace est lui aussi victime de son hybris, mais victime vivante et meurtrière. Corneille, par ce crime, met en évidence la primauté du destin collectif sur la destinée indivi-duelle. Cependant, la sympathie que le spectateur éprouve pour l’héroïne montre aussi que cet ordre est contestable et qu’il mérite au moins d’être jugé. Si l’intérêt de l’État est une valeur suprême, il est jus-ticiable. Ce sera la fonction des scènes qui suivront.

SynthèseOn ne reviendra pas sur les remarques précédentes mais le professeur veillera principalement à mettre en évidence la façon dont Horace parle de l’amour de Camille et de son amant, la manière dont la sœur considère la victoire d’Horace, insulte Horace lui-même et maudit Rome.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

Image

Les élèves discuteront sans doute cette représenta-tion. Ils sont en droit de s’interroger sur plusieurs éléments : le décor, les costumes, le choix des comédiens. Après leur avoir donné la parole, le pro-fesseur pourra s’appuyer sur les notes d’intention du metteur en scène (voir site Internet de la Tempête).On en a extrait les lignes suivantes, dont on a souli-gné quelques expressions : « La dimension politique de la pièce nous renvoie à nombre de conflits eth-nico-religieux qui ont vu le jour au xxe siècle. Horace incarne une forme de fanatisme que l’avènement de l’idéal démocratique n’a pu éradiquer. Une lecture contemporaine permet-elle de considérer autrement les rôles et responsabilités que Corneille attribue à chaque clan et à chaque sexe ? Si les femmes sont tournées vers l’intime, les hommes, dominés par l’orgueil, invoquent la « raison d’État ». À l’incessant et silencieux combat pour la vie des unes répond la soumission bruyante au devoir patriotique des autres. Une distribution multiculturelle porte témoi-gnage du caractère intemporel et universel de ce texte. »N.B. : Le décor se veut une évocation du mur des lamentations.De manière générale, on travaillera avec les élèves sur la représentation d’une tragédie classique.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

On attend des élèves qu’ils chargent Camille en dénonçant son hybris, son attitude qui outrage Rome et surtout le sacrifice de la famille : deux frères ont été tués. On pourra bien sûr faire entendre les propos du vieil Horace à l’acte V scène 8 notam-ment les vers 1651 à 1656 et les vers 1679 à 1700 qui plaident pour l’indulgence.

PROLONGEMENT

Camille est a priori l’anti-Iphigénie. L’intérêt supé-rieur de Rome passe après son amour. Elle n’est pas prête à renier Curiace. Autant Iphigénie paraÎt sou-mise, autant Camille est une révoltée : elle n’accepte pas le sort qu’on lui prépare. Pourtant, comme Iphi-génie, Camille ne renonce pas devant les menaces et la force ; elle va au-devant de la mort. Comme Iphigénie, Camille n’a plus rien à attendre de la vie. Toutes les deux sont en sursis. Toutes les deux sont des héroïnes que l’orgueil sublime.

BIBLIOGRAPHIE

– Serge Doubrovsky, Corneille et la Dialectique du héros, Gallimard, 1970

– Jean Starobinski, L’Œil vivant, Gallimard, 1961

Texte 3 – Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834) p. 198

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le sacrifice dans le drame romantique. – Analyser les caractéristiques du héros romantique.

LECTURE ANALYTIQUE

« Musset a écrit avec Lorenzaccio le seul drame fran-çais qui puisse se comparer aux grandes pièces de Shakespeare. À partir des indications de l’histoire, sommairement mises en forme et en place par George Sand, il a dressé le mémorial de la corruption maîtresse d’une cité, et de l’échec des tentatives libératrices », a écrit Simon Jeune. Lorenzo est l’ana-lyste et le moraliste de cette corruption en même temps qu’un profiteur et un adepte du vice. Dans la scène centrale de Lorenzaccio, le vieux Strozzi lui permet de s’expliquer et de justifier sa volonté de tuer le duc, son compagnon de débauche. Le jeune Lorenzo donne une leçon de sagesse au vieux Philippe. De fait, on assiste dans cette scène à un véritable détournement des valeurs incarnées tradi-tionnellement par ces personnages de théâtre : le vieillard est un rêveur idéaliste « qui croit à la vertu, à la pudeur et à la liberté ». Le jeune ne croit plus dans les hommes et le vice lui colle à la peau. Alors pour-quoi tuer Alexandre ? Pourquoi se sacrifier ? Les justifications données par Lorenzo ont donné lieu à une lecture historico-sociale et psychologique qui met en évidence le thème du dédoublement de la personnalité.

Un acte désespéré

En accumulant les questions, Lorenzo donne plu-sieurs raisons qui le poussent à tuer le duc. En fait, ses arguments ne visent pas à condamner Alexandre, « ce conducteur de bœufs » (l. 19). Il faudra bien insister auprès des élèves pour qu’ils lisent l’intro-duction. On attendrait du meurtrier du duc qu’il se présente comme un républicain, un défenseur de la liberté de Florence. Or, Lorenzo ne croit pas au réveil des Florentins. Le meurtre ne servira qu’à Lorenzo lui-même : ne pas commettre le meurtre, ce serait le pousser au suicide (poison, noyade), détruire son image pure, perdre toute valeur morale, lui refuser d’être reconnu à sa juste valeur. Cette longue tirade ne vise qu’à justifier le meurtre, qu’à le justifier aux yeux de lui-même et aux yeux des autres. En tuant le Duc, Lorenzo espère retrouver son identité, révéler sa vraie nature et celle des autres. Le meurtre est un miroir.On ne met pas assez en évidence la présence de Philippe dans ce qui pourrait sembler un soliloque. Condamné à la solitude, Lorenzo fait entendre sa parole auprès de l’homme le plus estimable de

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Florence : le héros accumulera ensuite les monolo-gues à l’acte IV avant de retrouver Philippe à Venise et mourir. Constatons que le jeune homme avertit tou-jours le vieillard qu’il va accomplir un acte irréparable. Il teste cette bonne conscience florentine qui ne réussit jamais à tempérer les ardeurs de Lorenzo mais qui, au contraire, bien malgré lui, le pousse par son inertie à commettre l’irréparable. On peut remarquer dans l’ex-trait des moments où le jeune homme est excédé par Philippe : les anaphores de « veux-tu », de « songes-tu » interpellent le vieillard ; il le provoque (« j’aime le vin, le jeu et les filles », l.19-20 ; je suis un débauché, et tu « me parles ») ; il le méprise (Philippe ne commettrait sans doute pas le meurtre) ; on peut penser même qu’il le condamne (il est de ceux dont on entend « brail-ler en plein vent le bavardage humain », l. 27).Cette hargne s’explique aussi par le besoin d’en finir qui transparaît tout au long de cette tirade. Dès les premières lignes, Lorenzo évoque sa mort comme une autre réponse. Elle est même une fatalité ; il n’est plus qu’une « ombre » (l. 11) ; sa vie ne tient qu’à un fil ; elle n’est plus qu’une longue glissade. Lorenzo accumule les répétitions (« le seul », « un cœur », « ce meurtre »), les hyperboles (« rocher taillé à pic », l. 14 ; « seul brin d’herbe », l. 15 ; « mes ongles », l. 15) qui soulignent le besoin de se laisser mourir. Le héros est fatigué. Il en a assez. Cette lassitude est assénée par les « Voilà assez » (l. 22), les « J’en ai assez » (l. 24), par l’exclamation « Dieu merci » (l. 28). La phrase « dans deux jours j’aurai fini » (l. 29) peut être inter-prétée comme une double mise à mort : celle du duc et la sienne. On pourra préciser aux élèves que cer-tains metteurs en scène ont voulu voir dans le duc le double de Lorenzo. Le meurtre est une fin en soi.On pourra donc interpréter le questionnement, les anaphores et les répétitions comme les marques du discours d’un jeune homme désespéré et exalté. Lorenzo cherche à justifier un acte qui met en jeu sa vie. Son plaidoyer est pathétique (« c’est tout ce qui me reste de ma vertu », l. 13), mais en même temps cette conscience dans le mal, comme l’écrira plus tard Baudelaire, nous amène à nous interroger sur la fureur du personnage.

Un acte orgueilleuxL’orgueil anime le discours de Lorenzo. Tuer le duc, c’est donner un sens à son existence, c’est aussi se valoriser aux yeux des autres. D’abord se révé-ler, faire connaître « l’énigme de [sa] vie » (l. 17), c’est-à-dire faire tomber son masque et prendre une revanche sur « les républicains » (l. 22), « les hommes » (l. 32), « des lâches sans nom » (l. 25), « le bavardage humain » (l. 27), « le monde » (l. 27). La gradation nous éloigne de Florence et donne aux propos de Lorenzo une portée générale. Un homme condamne les hommes.On a vu qu’il méprisait Philippe ; les autres sont vécus comme des agressions (saleté, bruit, goût,

injures). Cette supériorité est affirmée par le crime futur qu’il oppose à l’incapacité des hommes à agir, qui ne sont que « gosier » (l. 31), « sac à paroles » (l. 31). On peut même parler d’hypertrophie du moi chez Lorenzo : il se veut le sujet des conversations, mais souhaite aussi profiter paradoxalement de ce travers (« il ne me plaît pas [que les hommes] m’ou-blient », l. ). Il désire marquer l’Histoire. Non seule-ment, il se grandit (en se comparant à « Brutus ou Érostrate », l. 35-36), mais encore il se veut à l’image de Dieu (« je jette la nature humaine à pile ou face », l. 38 ; la faire comparaître « devant le tribunal de ma volonté », l. 39 ; « il faut que le monde sache un peu qui je suis », l. 27-28), Dieu vengeur assurément (« l’Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marquée en traits de sang », l. 34-35).

Un héros romantique

L’exaltation de Lorenzo est avant tout la manifesta-tion d’un mal-être. Sa véhémence oratoire traduit la souffrance d’un héros illuminé. Son moi est exa-cerbé par une expérience unique, qui est le sacrifice d’une vie au service d’une idée. Une expérience solitaire qui l’a coupé du monde dont il accuse la médiocrité. Il est « une curiosité monstrueuse » (l. 30). Cependant la litanie « Voilà assez long-temps… » (l. 23 et suivantes) montre qu’il regrette que ce monde le rejette, le comprenne mal. Il est mal dans son temps, mal dans sa peau. Lorenzo est un enfant du xixe siècle : arraché à la quiétude de l’en-fance, à la pureté, à « la vertu » (l. 18) et au « cœur d’autrefois » (l. 12-13), il en souffre quand il est confronté à la réalité des hommes, à la vérité et au mal, d’autant plus qu’il s’en délecte (« j’aime le vin, le jeu et les filles », l. 19-20). La souffrance naît de cet écartèlement, de cette bipolarité.Dans cette tirade, cette souffrance se traduit par l’exaltation, par une certaine grandiloquence du dis-cours. Les reprises de « que » à la fin de la tirade témoignent non seulement de son orgueil mépri-sant, de sa volonté d’en finir mais aussi de la pos-ture théâtrale du personnage. Lorenzo se met en scène. Il a joué la comédie avec le duc, avec les hommes. Il va tomber le masque mais on peut pen-ser qu’il joue encore pour faire parler de lui comme « Brutus ou Érostrate » (l. 36-37). Il pose pour l’His-toire. Cela ne va pas sans ironie que cela soit vis-à-vis de Philippe (« peut-être justement parce que tu ne le ferais pas », l. 21-22), des hommes (« je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas net-toyer leurs piques », l. 33-34). Tragiquement, il prend aussi de la distance vis-à-vis de lui-même. Selon Claude Duchet, la théâtralisation, le dolorisme et l’ironie sont « les trois modalités de la subjectivité malheureuse ». Personnage effrayant et pathétique, Lorenzo se veut un martyr, témoin de son temps. « Antihéros d’un temps sans héros, il réveille les rêveurs de leurs rêves. »

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

SynthèseCette tirade de Lorenzo permet de révéler toute l’ambiguïté d’un personnage, personnage orgueil-leux, désespéré et romantique. Son sacrifice, puisque sacrifice il y a (il aime sa vie de débauché), veut signifier aussi la culpabilité d’une société qui contraint l’individu à s’isoler derrière un masque et qui en même temps exacerbe son individualité.Ce sacrifice interroge aussi philosophiquement l’ac-tion politique. Existe-t-il un assassinat vertueux ? Une action individuelle peut-elle s’affranchir d’une action collective ?

LECTURE D’IMAGE

Les choix du metteur en scène peuvent être analy-sés à la lumière de l’étude construite par la classe. Nous nous appuierons sur un site Internet qui com-pile critiques et documents sur la mise en scène de Jean-Pierre Vincent : www.lettresvolees.fr/musset/vincent.htmlPour matérialiser Florence, le scénographe Jean-Paul Chambas a tracé au sol une marqueterie de marbre. En fond de scène, « des ciels d’éruptions volcaniques, en fusion, des montagnes noires sur-montées de nuages passant du rouge à l’orange et du jaune au noir » (J.-P. Vincent) qui suggèrent à la fois le monde tourmenté de Florence et celui inté-rieur de Lorenzo.Le personnage est assis sur le bord d’une méri-dienne dont les couleurs sont en accord avec le fond de scène. Ce mobilier comme les costumes et la canne à pommeau renvoient à l’époque de Mus-set. Cet anachronisme sert au metteur en scène à souligner le rapprochement entre la Florence de Lorenzo et la France de 1830, à faire entendre la voix de l’auteur.Si l’on s’intéresse à la représentation du person-nage, J.-P. Vincent reste fidèle au costume noir que l’on fait porter habituellement à Lorenzo pour mettre en évidence son nihilisme. Si les élèves sont obser-vateurs, ils remarqueront les pieds du comédien (un seul pied est chaussé). Victime d’une blessure durant une répétition, celui-ci se servira de cette particularité pour jouer son personnage. « Ange et pourriture », Lorenzo offre un visage marqué par le temps ; ses yeux percent et perçoivent le monde, les cernes traduisent sa fatigue et le sourire son mépris ironique. La chemise ouverte le présente comme un être prêt à se sacrifier et la canne à pom-meau suggère l’épée et le meurtre futur.

GRAMMAIRE

L’analyse de cette phrase permettra de revoir quelques points de grammaire qui en expliciteront le sens. Le premier « que » veut le subjonctif dans une proposition principale ou indépendante quand on

exprime le souhait, l’ordre. Ici, Lorenzo montre à tra-vers ce choix répété son indifférence et son mépris des hommes.Le deuxième « que » est une conjonction de subor-dination qui introduit la complétive voulue par « il ne me plaît pas ».

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On tirera profit de la partie IV du manuel Méthodes vers le bac consacrée au commentaire, notamment la fiche 3 « Rédiger des paragraphes et insérer des citations », p. 598.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

On pourra prolonger l’étude de ce texte avec la lec-ture des Mains sales de Jean-Paul Sartre, confronter les personnages de Hugo et de Lorenzaccio.

BIBLIOGRAPHIE

– Alfred de Musset, Lorenzaccio, théâtre complet, La Pléiade, Gallimard, 1990, éd. et notes de Simon Jeune

– C. Duchet, « Alfred de Musset » – Histoire littéraire de la France, Éd. Sociales, tome 8, chap. 4, 1977

– Jean-Jacques Roubine, Lorenzaccio, Lectoguide2, Éditions Pédagogie moderne, 1981

– Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, 1974

Texte 4 – Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (1897) p. 200

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le dénouement d’un drame. – Analyser la mort du héros.

LECTURE ANALYTIQUE

Dernière scène, dernier morceau de bravoure de cette « comédie héroïque ». Cyrano est le type même du héros qui s’est sacrifié et qui glorifie son sacrifice.Il faudra bien préciser aux élèves qu’il s’agit d’une scène de dénouement, du dénouement de la pièce et du dénouement d’une vie d’un homme. Tandis que le jour décline, Cyrano vient d’avouer, après la lecture d’une lettre, qu’il aimait Roxane. Dans cette scène, alors que ses amis Le Bret et Ragueneau viennent le retrouver, ils nous apprennent qu’il est mortellement blessé. Le moment est pathétique.

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Le combat ultimeLes personnages qui entourent Cyrano lors de cette scène finale sont pour ainsi dire ceux qui l’ont aimé. En ce sens, E. Rostand suit une tradition de la comé-die classique : Le Bret et Ragueneau ont accompagné tout au long de la pièce les aventures de Cyrano. Roxane et eux permettent au personnage-titre de conclure sa vie : pour l’une, sa vie privée d’amoureux sacrifié, pour les deux autres sa vie publique d’écri-vain (c’est l’objet de la première coupe où l’on apprend que Molière l’a plagié). Dans l’extrait, il est fait réfé-rence à l’auteur de L’Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) par Le Bret au vers 11. La présence de ces personnages contribue à rendre pathétique cette scène : l’amour et l’amitié sont là, reconnaissants. Le baiser de Roxane et les bras de Le Bret et de Ragueneau en sont la preuve. Enfin, Cyrano joue pour la dernière fois. Il lui faut un public d’adora-teurs pour que son dernier combat ait un sens.Les didascalies soulignent le pathétique de la situa-tion. E. Rostand nous précise que Roxane pleure, que tous sont « épouvantés » et qu’enfin ses amis le soutiennent quand Cyrano succombe. Le baiser de Roxane contribue aussi chastement à l’accompa-gner dans sa mort. Les didascalies mettent aussi en évidence le courage du héros et sa lutte. D’abord assis, il se lève brusquement, s’adosse à un arbre comme s’il voulait y puiser des forces, se protéger en soldat d’une attaque à revers de la mort. E. Ros-tand décompose le mouvement : Cyrano tire l’épée, la lève puis il frappe à deux reprises jusqu’à faire des moulinets, à s’en épuiser. Il s’élance finalement, der-nier sursaut, pathétique, l’épée haute avant de s’écrouler. Elle lui échappe des mains ; véritable symbole de sa vie, elle faisait corps avec lui : Cyrano a livré son dernier combat. Il a souri à la lune. Il sourit à Roxane. Cyrano est l’homme de l’inaccessible, des désirs impossibles mais il s’en est fait une fierté.On soulignera les différents registres : le pathétique bien sûr, le tragique qui ressort de cette lutte fatale contre la mort et même le comique. Cyrano n’est pas indulgent envers lui-même ; il ironise sur sa situation (sa première réplique dans cet extrait peut être inter-prétée en ce sens), sur son physique (v. 26). On peut même parler d’humour noir : « je me sens déjà botté de marbre, ganté de plomb » (v. 22-23). E. Rostand, en ce sens, reste fidèle à l’esthétique romantique, voire au mélodrame. Il cherche à étonner le spectateur.La dernière réplique, après la tirade, permet à Cyrano de rédiger son épitaphe. C’est lui qui a le dernier mot. Attendu : annoncé au vers 38 « quelque chose », repris vers 41, retardé par les didascalies, le jeu des acteurs, présenté comme l’énigme d’une vie, « et c’est », repris en écho par Roxane, qui semble lui soutirer son dernier souffle « Mon panache ».Ainsi, cette tirade est le tombeau de Cyrano. Il meurt en combattant « pas dans [un] fauteuil » (v. 19), fidèle à son personnage de bretteur, que le

spectateur avait connu dès l’acte I. C’est un duel, l’épée à la main, les mots à la bouche. Seul contre tous comme au milieu des balles (cf. fin acte IV). La mort, c’est l’Ennemi, celle qui rassemble tout ce contre qui il s’est battu toute sa vie, allégories en marche sur quatre syllabes (« le Mensonge », « les Compromis », « les Préjugés », « les Lâchetés », « toi, la Sottise », v. 32-34). Le tragique naît de ce combat inégal et vain dont Cyrano est conscient (v. 28-29). Le pathétique est lié à cette situation qui épouvante : Cyrano se bat comme un fou. Il délire en proie à des hallucinations (v. 25-26, v. 30 et suivants).Au début de sa tirade, le héros s’apprête donc au combat comme un guerrier qu’il est et qui veut mou-rir l’épée à la main ; il effraie doublement ses amis et Roxane à cause du délire et de sa mort annoncée.Les vers 28 à 30 sont un moment de lucidité. Cyrano s’adresse à ses amis, aux spectateurs. Il justifie son attitude. Il fait de ce délire une sortie spectaculaire. La mort, il la provoque. Sortie spectaculaire de la vie, de la scène et annonce d’une entrée tonitruante et aussi spectaculaire chez Dieu.

La glorification du héros

Cyrano tire une conclusion sur sa vie. Ceux qui l’en-tourent dans cette scène se contentent de pousser des exclamations, de s’apitoyer sur son sort. Seule Roxane pose dans le dernier vers une courte ques-tion. Cyrano, en prenant la parole et en la conser-vant, reste fidèle à son personnage. Celui qui sait par la parole et sa faconde se grandir, faire d’une faiblesse une supériorité. Il bâtit ainsi son propre tombeau et fait, pour ainsi dire, son éloge funèbre. Avec les vers 6 à 10, il tire les leçons de sa vie ; aux vers 18-19, il transmet à Roxane ses dernières recommandations ; enfin, il choisit sa manière de conclure sa vie en mettant en scène son combat avec la mort et en donnant une leçon morale.En effet, cette dernière scène vise aussi à édifier le spectateur. Dans cette « comédie héroïque », l’ad-jectif prend ici tout son sens. Cyrano est un person-nage d’exception dont les sentiments sont d’une grande noblesse. Il dégage l’image d’un héros lucide (v. 1-2) sur son physique : sa laideur l’a privé de l’af-fection de sa famille (v. 6- 7), mais il est reconnais-sant à Roxane d’être une amie (v. 6-7) faute d’être une amante (v. 10). Cyrano se veut un héros tragique marqué physiquement par le destin (v. 27). Il se veut aussi l’homme du sacrifice, un héros humble qui réclame « un peu » une pensée après sa mort. Il est un héros tragique condamné à perdre (v. 28). La for-mule « on ne se bat pas dans l’espoir du succès » (v. 28) trouvera son écho au début du xxe siècle dans l’idéal olympique (« l’important n’est pas de gagner mais de participer »), formule qui a le mérite de réconforter chacun après une défaite, ou simple-ment qui fait d’une défaite une victoire. Or, c’est là le

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talent de Cyrano : transformer sa mort en triomphe, en faire une posture esthétique (« c’est bien plus beau lorsque c’est inutile », v. 29). C’est ce qu’on appelle le dépassement. Victime injuste, à qui on refuse la gloire et l’amour (v. 32), il a sa revanche qu’il porte comme Henri IV, un autre Gascon (« ral-liez-vous à mon panache blanc ») : son panache, qui rime avec bravache. De fait, si Cyrano est un homme d’épée, s’il meurt au combat, c’est par le verbe que le héros triomphe et qu’il force l’admiration.

Synthèse

Le professeur veillera à ce que les élèves prennent bien en compte les didascalies qui précisent le jeu des acteurs, l’éclairage (la lune), tout ce qui concourt à rendre la scène pathétique. Ils devront insister sur le Cyrano héroïque dans ses gestes et dans ses pro-pos. Les alexandrins contribuent à la grandeur du personnage. Leur rythme s’accorde à sa respiration, à son emphase et finalement à son dernier souffle.

LECTURE D’IMAGE

On peut utiliser l’étude de l’image pour introduire celle du texte. Le costume permettra de situer la pièce dans son cadre historique, de préciser l’iden-tité du vrai Cyrano avant d’évoquer l’histoire du per-sonnage et de son nez. Le bandage aidera à préciser que nous sommes au dénouement. La scène se déroule quinze ans après le début de la pièce. On laissera ensuite les élèves analyser le visage marqué par la détermination, la folie, la rage du désespoir… L’étude de l’extrait permettra de préciser l’originalité de l’interprétation de Philippe Torreton.

SITOGRAPHIE

– Site www.cyranodebergerac.fr/ : de nombreuses informations et une bibliographie exhaustive sur l’auteur et l’œuvre.

Texte 5 – Albert Camus, Les Justes (1949) p. 202

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre la théâtralisation du débat. – Étudier le théâtre engagé.

LECTURE ANALYTIQUE

Dans sa note d’intention, Guy-Pierre Couleau écrit en novembre 2006 : « Le projet de Camus pour le théâtre de son époque, pourrait aussi être celui de notre temps. Les absences, les manques et les rêves des hommes de théâtre se ressemblent géné-ration après génération : “[je veux] montrer que le

théâtre d’aujourd’hui n’est pas celui de l’alcôve ni du placard. Qu’il n’est pas non plus un tréteau de patro-nage, moralisant ou politique. Qu’il n’est pas une école de haine mais de réunion. Notre époque a sa grandeur qui peut être celle de notre théâtre. Mais à la condition que nous mettions sur scène de grandes actions où tous puissent se retrouver, que la généro-sité y soit en lutte avec le désespoir, que s’y affrontent, comme dans toute vraie tragédie, des forces égales en raison et en malheur, que batte enfin sur nos scènes le vrai cœur de l’époque, espé-rant et déchiré.” Ces paroles ont presque cinquante ans. […] Les Justes font écho à notre temps, aux déflagrations de nos villes et de nos quotidiens. Ils ne disent pas le terrorisme d’aujourd’hui, mais ils l’évoquent et je ne peux m’empêcher, en lisant la pièce de Camus, de penser à ces mains qui, quelque part, aujourd’hui, donnent la mort, à ces ceintures d’explosifs soigneusement fabriquées dans l’espoir idéalisé d’une vie meilleure. Je pense à ces détona-teurs qui fauchent l’innocence aveuglément, à ces regards d’enfants méprisés, ignorés, tués. Je pense à cette vie fragile, belle, indispensable, anéantie. Construire est plus difficile que détruire. Respecter la vie est plus grand que semer la mort. Le théâtre est le lieu de la vie. Les Justes font, au présent, un détour par hier pour nous faire entrevoir demain. »Sacrifier les autres et se sacrifier soi parce qu’on les sacrifie : juste retour des choses ?

Le débat mis en scène

Cette scène se situe à l’acte II dans l’appartement des terroristes. La veille, Kaliayev s’est proposé pour lancer la bombe qui assassinera le grand-duc : « mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée ». Il affirme qu’il n’aura pas de défaillance. Pourtant, il revient en larmes annoncer qu’il n’a pas pu agir quand la calèche est survenue en route vers le théâtre : s’y tenaient aussi la grande-duchesse et deux enfants, le neveu et la nièce du grand-duc. Kaliayev se présente devant « ses juges » : Annenkov, le chef des terroristes, Dora, une jeune femme qui fabrique les bombes, Voinov, qui devait seconder Kaliayev et Stepan, complètement voué à la cause révolutionnaire qui condamne tout de suite son attitude. Comme l’affirme Annenkov, puisque Kaliayev est prêt à jeter la bombe sur la calèche au retour du théâtre, « il s’agit de savoir si, tout à l’heure, nous lancerons des bombes contre ces deux enfants ». Le débat reprend de plus belle entre Stepan et Kaliayev : c’est l’extrait qui est pro-posé. Dora, Annenkov et Voinov sont à convaincre comme le public. L’enjeu est éminemment drama-tique et politique ; pourtant, les personnages comme les spectateurs ressentent d’emblée de l’empathie pour Kaliayev. La discussion va surtout permettre de justifier rationnellement et politiquement ce qui pourrait passer pour de la sensibilité.

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Français 1re – Livre du professeur

Stepan considère que l’on doit tout sacrifier à la révolution. Au nom de la révolution, au nom de la liberté, au nom de la justice à venir dont il est sûr qu’elles triompheront.Kaliayev refuse que l’idéal révolutionnaire nie l’homme, que l’on substitue au despotisme un nou-veau despotisme, que la justice se fasse au détri-ment de l’innocence, que tout soit déterminé par un avenir incertain, que la révolution se passe de l’honneur.Le débat prend une dimension théâtrale notamment à travers les didascalies. Dora met Stepan en posi-tion d’accusé ; c’est lui qui doit se justifier et qui le fait « violemment » (l. 6). Sa réponse est à l’image du personnage. À la violence de l’oppression, il oppose celle de la révolution et nie toute légitimité à ses camarades au point de les faire réagir : « Tous se lèvent sauf Yanek », l. 7. En isolant ainsi Kaliayev, Camus privilégie le personnage, sa parole. Il faut croire aussi qu’il est de ceux qui doutent de la révo-lution, de celle qu’entend Stepan. Kaliayev s’ex-prime après un « silence » (l. 15). Solennellement, il « se lève » (l. 15) et laisse penser que sa parole est mûrement réfléchie. Pourtant, après un échange avec Stepan, il va crier (l. 43). Cette réaction peut être interprétée comme la marque du désespoir voire de la rage, comme le cri d’un homme fraternel contre la folie. Cependant, Kaliayev ne se contente plus de répondre à Stepan. Il s’adresse « plus bas, mais fermement » (l. 47) au groupe. Il ne se contente plus de débattre ; il met sa vie en jeu. L’adverbe « fermement » insiste sur le fait qu’il ne s’agit plus de se contenter de mots.Si l’on se réfère à la longueur des répliques, après la première réponse de Stepan qui traduit son exaltation et son agressivité, l’échange devient vif : les interven-tions de Kaliayev et Stepan sont brèves et rebon-dissent sur des mots comme en écho (« justicier », l. 19-20 ; « ne sommes rien » / « sommes quelque chose », l. 21-22 ; « orgueil », l. 23-24 ; « injustice » / « justice », l. 25-26 ; « innocence », l. 29-30 ; « un jour » / « ce jour », l. 32-33 ; « sûr », l. 33 et 35). Cha-cun répond jusqu’à ce que Kaliayev prenne le dessus et développe davantage son argumentation en témoi-gnant de son humanité. Les réponses de Stepan répondent à une mécanique au point qu’il paraît don-ner la réplique à Kaliayev et le servir. L’un est porte-parole de la vie, l’autre de la mort. Si Stepan, à la fin de l’extrait, a une réplique cinglante, assassine, (« L’honneur est un luxe… », l. 53), Kaliayev retourne la formule en habile dialecticien ; il joue sur l’antithèse « richesse du pauvre » (l. 54) et fait de l’honneur la marque de la révolution.

Le sacrifice en question

Les deux hommes partagent le même désir de sacri-fice. Stepan affirme que la mort de deux enfants ne peut l’arrêter (l.12). Kaliayev consent aussi à mourir

(l. 45) mais refuse de tuer des innocents. Cepen-dant, il est prêt à accepter cela, si le groupe le décide (l. 51). Mais il mettra sur le champ un terme à sa vie. Pour Kalayev, c’est une question d’honneur. Camus écrit dans ses carnets : « La grande pureté du terro-riste style Kaliayev c’est que pour lui le meurtre coïn-cide avec le suicide. Une vie est payée par une vie. Le raisonnement est faux, mais respectable (une vie ravie ne vaut pas une vie donnée). Aujourd’hui le meurtre par procuration. Personne ne paye. 1905 Kaliayev : le sacrifice du corps. 1930 : le sacrifice de l’esprit. » (Cahier sept. 45-avril 48, p. 1083) Mourir pour Kaliayev, c’est sa façon à lui de témoigner en ce qu’il croit, d’être un martyr de la révolution, mais aussi de la vie. « J’aime ceux qui vivent aujourd’hui. » (l. 43-44) : c’est ce qu’il appelle l’honneur de la révo-lution. « Pour qu’une pensée change le monde, il faut d’abord qu’elle change la vie de celui qui la porte. Il faut qu’elle se change en exemple. » (Camus. Cahier sept. 45-avril 48, p. 1040).Pour Stepan, le sacrifice mène à l’avènement de la révolution, à « une Russie libérée du despotisme » (l. 9), à un homme « libéré de ses maîtres et de ses préjugés » (l. 11). Il se pense comme un simple acteur de l’Histoire en marche : « D’autres viendront » (l. 41) ; ce sont ses frères d’arme, de lutte. « Tous les révoltés agissent pourtant comme s’ils croyaient à l’achève-ment de l’histoire… Caractère insensé du sacrifice : le type qui meurt pour quelque chose qu’il ne verra pas. » (Camus, Cahier janv. 42-sept. 45, p. 1015) Ste-pan a une vision messianique du combat révolution-naire. Ses frères sont des partisans.Kaliayev a un autre point de vue, humaniste : « J’aime ceux qui vivent aujourd’hui… » (l. 43-44). Quand il emploie le mot « frères », en s’adressant à ceux qui sont présents, alors qu’on s’attendrait au terme « camarades », il met en avant la fraternité qui le lie aux hommes, l’humanité qui le fait parler non comme un théoricien de la révolution mais comme « le plus simple de nos paysans » (l. 49).

Synthèse

On s’appuiera pour répondre à cette question sur ce qui a été écrit sur « Le débat mis en scène ».

LECTURE D’IMAGES

Dans la mise en scène de Pierre Oettly, le décor vise à rendre l’appartement des terroristes apparemment simple. On fera signaler la place des tentures et de la nappe qui suggèrent la clandestinité. Cependant, on fera observer que l’espace cadré par le photo-graphe est saturé de lignes qui se croisent (barreaux de la fenêtre, rideaux, table). Les regards des per-sonnages proposent d’autres lignes : deux se dirigent vers Kaliayev-Reggiani tourné côté cour ; Dora porte son attention sur Stepan-Bouquet qui fixe au loin la salle. Kaliayev semble chercher sa

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 3

réponse dans les coulisses, dans le temps d’avant ou d’après ; il tourne le dos à Stepan qui lui vise un ailleurs. Le cadre est serré à l’image de la discus-sion. Les costumes sont austères ; cependant, l’un évoque ouvertement la Russie tsariste. On pourrait penser à une réunion de famille après un deuil dans cet espace confiné : la table a l’image d’un cata-falque recouvert d’un linceul. Kaliayev se distingue par sa position assise ; Dora et lui touchent la table comme s’ils y puisaient leur force.Pour la photographie de mise en scène de G.-P. Cou-leau, on pourra commencer par faire identifier les personnages. Stepan est ici le centre de tous les regards, même Kaliayev se retourne. Le geste de Stepan appuie des propos agressifs à l’encontre de Kaliayev. C’est l’homme militant de l’action ; il est en mouvement. Dora et Annenkov sont statiques, les bras pendants, un peu effrayés, étonnés (Dora marque un léger mouvement de recul). Kaliayev se caractérise par la décontraction de son attitude et une chemise blanche (symbole de pureté et de vic-time ?). Guy-Pierre Couleau précise dans son dos-sier que le décor est noir afin de donner l’idée d’espace. Pour les costumes, il prend le parti de Camus qui n’en dit rien ; il choisit des vêtements contemporains en optant pour l’intemporalité de la pièce.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

On attendra des élèves une scène dialoguée, qui ne soit pas la simple reprise de celle qui est donnée ici mais qui la prolonge. On jouera sur la longueur des répliques, avec des images qui parlent aux specta-teurs. Il faudra éviter les caricatures, des échanges trop théoriques qui peuvent ne pas se limiter qu’aux seuls Stepan et Kaliayev. Il faudra songer aux didas-calies qui permettent de préciser les jeux des acteurs.Quant à la situation représentée, on peut imaginer que Stepan fait son entrée sur le plateau dans le silence : ses camarades l’attendent sans marquer l’enthousiasme ou la chaleur qu’il pourrait attendre. Il s’en étonne. Il n’avait pas compris leurs scrupules. Il aurait aimé qu’ils honorent au moins ce qu’ils n’ont pas osé accomplir. Dora s’explique ; elle pense aux enfants… Stepan refuse de céder à la sensiblerie qui condamne alors tout acte révolutionnaire. Kaliayev préfère parler d’humanité. Stepan lui reproche alors de refuser de se salir les mains, de jouer au révo-lutionnaire pur, d’être un sac à paroles… Voilà quelques pistes.On n’exclura pas l’idée d’un Stepan plus humain, de camarades qui refusent de l’accabler au nom de l’idéal révolutionnaire. Ils peuvent néanmoins s’inter-roger sur le futur. Qu’apporte la mort du duc et des enfants à la révolution ? Précipite-t-elle son avène-ment ? Stépan peut répondre que toute action est problématique si l’on ne croit pas à la révolution…

SITOGRAPHIE

• Deux dossiers pédagogiques sur deux mises en scène : celle de Nordey et celle de Couleau.

– http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/les-justes-nordey_total.pdf

– http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/piece/index.php?id=les-justes

• Un autre dossier sur la mise en scène de Couleau avec notamment un dossier sur le terrorisme et une comparaison entre Kaliayev et Lorenzo.

– http://lycees.ac-rouen.fr/fontenelles/spip_fontenelles/IMG/pdf/camus.pdf

Texte 6 – Joël Pommerat, Les Marchands (2006) p. 204

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le texte écrit théâtral. – Analyser le statut du lecteur et/ou spectateur. – Comprendre les enjeux de la représentation.

LECTURE ANALYTIQUE

Les Marchands est la dernière pièce d’une trilogie commencée en 2004 comprenant Au monde et D’une seule main. Avec cette trilogie, Joël Pomme-rat aborde concrètement des questions que pose le monde contemporain.Afin de mieux situer l’extrait, le professeur pourra préciser que l’amie a déjà jeté une première fois son enfant de la fenêtre et que celui-ci s’en est miracu-leusement sorti. Elle s’était ensuite expliquée sur cet acte. Après la décision de la fermeture de l’usine, elle récidive. Cette immolation pour le bien des autres peut sembler perpétuer la tradition antique du sacrifice dans le monde moderne ; ce n’est pourtant pas là que Joël Pommerat marque son originalité.Les élèves sont en droit de s’interroger sur la forme de cette écriture théâtrale. On peut les inviter à repé-rer ce qui la distingue d’un extrait théâtral tradition-nel : pas de dialogue, pas de didascalie qui précise qui parle, la présence de personnages ; à cela, on peut ajouter le nombre de tableaux, le changement qui n’est pas justifié par l’entrée ou la sortie d’un personnage. Le texte lui-même peut s’apparenter à une suite de versets de longueur inégale : les plus longs (l. 26-27, l. 43-44), le plus court comportant trois syllabes (l. 2). L’auteur semble refuser d’aider à la représentation. Cependant, les blancs permettent de faire respirer le texte.Une fois l’extrait étudié, comme l’indique la ques-tion 7 p. 207, les élèves pourront en imaginer la mise en scène.

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Un regard critique sur la sociétéLe tableau 33 évoque le contrôle de la meurtrière par ses amis. Le suivant traite des répercussions suscitées par le meurtre : les réactions dans le pays, la prise de conscience de la fermeture de l’usine, l’émotion exploitée par les médias, le besoin de comprendre. La dimension privée a laissé la place à une dimension publique et politique.Les retours à la ligne, les sauts de ligne, l’absence de didascalies doivent interroger les élèves confron-tés à un texte qui n’a pas la forme théâtrale, comme s’il avait une existence hors du plateau. Sa théâtra-lité n’est pas artificiellement créée par l’écriture formelle. Elle appartient au lecteur. Les élèves sug-gèreront sans doute que cela peut s’apparenter à la transcription d’une voix off d’un documentaire ciné-matographique. Le lecteur est invité à combler les blancs, à se faire spectateur d’une scène imaginaire. Le rythme de la lecture se calque aussi sur le texte dit par le personnage narrateur.Les élèves pourront aussi s’étonner de l’absence d’émotivité que contient le texte, de sa neutralité. Quand la narratrice parle de ce qu’il faut bien nom-mer un crime, elle dit « l’acte » (l. 20), au mieux « un tel acte » (l. 24), qualifié de « désespéré » (l. 29). Pourtant, elle le rappelle sans cesse : « cette femme qui avait tué son enfant » (l. 12), « Une mère qui tue son enfant » (l. 21), « elle avait poussé son enfant » (l. 34, l. 44). Il ne s’agit pas de se scandaliser mais de mettre en évidence le processus qui conduit à mettre à profit l’événement. Les explications de la mère sont accréditées par « les gens » (l. 17) « émus » (l. 19 et 20). L’émotion devient ainsi le res-sort essentiel qui va être exploité. Pour cela, on met en scène les éléments du drame : la fenêtre, le vide, la voiture, les gens de la cité.La narratrice semble intérioriser le discours domi-nant. Un peu à la manière du chœur antique, elle se veut porte-parole de la communauté de la cité, de « nous », de ceux qui sont dans les appartements. « Tout le pays » (l. 9) permet de rendre compte de l’effet du crime qui dépasse le cadre de la région (l. 26-27), et dont l’ampleur exceptionnelle est souli-gnée par l’hyperbole « une chose : » « mon amie » (l. 10-11). La formule populaire « les gens » rend compte du poids de l’opinion publique dans la bouche de la narratrice. Le terme suggère une masse qui va être flattée, manipulée par le voyeu-risme des médias. La mort de l’enfant devient un objet en soi, un sujet de reportage dont on exploite tous les éléments pour occuper l’espace média-tique. L’omniprésence de « on », la répétition ana-phorique de « on filmait » suggère ce poids qui ne fait que combler le vide de l’analyse (l. 35-44). Il faut des images et le « nous » est devenu victime de ce regard.

La formule « Après tout cela » (l. 45) dit bien le cirque médiatique. Cependant, est venu le temps de la réflexion de « certains ». Le « on » n’est plus le même ; il a changé de nature. Le fait divers a pris une dimension politique. Joël Pommerat décrit dans ce tableau 34 un processus : la médiatisation d’un fait divers, comment il est ressenti, comment l’émo-tion est exploitée et comment il est analysé. La façon dont la narratrice en rend compte contribue à caricaturer ce fonctionnement qui repose essentiel-lement sur l’image : l’appartement d’abord, puis la fenêtre, le vide (le mot doit être compris à double sens), les différents cadrages pour varier les angles de vue, le détail sordide de plus en plus précis (la voiture, l’impact, l’empreinte) ; non sans humour, l’auteur nous renvoie au choc des photos. C’est le même esprit de caricature qui pousse l’auteur à développer successivement « on nous filmait » : il s’agit de rendre compte de l’information par des images émouvantes et vides du vécu de l’entourage quitte à violer son intimité.

La mise en scèneConfronter le texte à sa mise en scène permet de mieux l’interroger. La succession de tableaux qui font séquence nous ramène une nouvelle fois à l’écriture cinématographique. Le noir permet de changer de plan-séquence, à la narratrice d’adopter un point de vue plus général. On quitte l’apparte-ment de l’amie infanticide pour s’enquérir du monde extérieur, du hors-plateau.La fuite vers le rideau rend compte de la difficulté à convaincre « mon amie ». Les élèves peuvent y voir aussi la volonté de quitter le monde étriqué dans lequel elle vit, de quitter la scène. La représentation est une proposition. Rien n’empêche le lecteur d’imaginer autrement que par une fuite ce moment qui « ne fut pas simple » (l. 6) et « interminable » (l. 7).Pour mieux encore engager les élèves à interroger le texte de manière théâtrale, il nous a semblé intéres-sant de leur proposer deux dispositifs scéniques : la voix-off ou le personnage. Chacun des choix a ses contraintes. Il est important que les élèves soient conscients de leur option dramatique et de la façon dont il faudra résoudre les difficultés sur le plateau (personnages présents, décor, etc.). On n’exclura aucun dispositif scénique (projection d’images, manipulation de marionnettes, etc.). L’important est d’ouvrir le champ des possibles.

GRAMMAIRE

Quand la narratrice évoque « nos appartements à nous » (l. 43), la tournure familière rend compte, bien entendu, de son appartenance sociale (c’est une ouvrière qui parle) mais aussi de son indignation à constater que plus rien n’est à l’abri du regard fil-mique et voyeur.

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S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Cet extrait peut être exploité dans le cadre des deux thèses. On peut imaginer ainsi le développement de deux paragraphes.1. Le texte théâtral, par nature, est fait pour le pla-teau. La représentation apporte une dimension spectaculaire : elle donne à voir le texte et en sou-met une interprétation originale qui enrichit la lecture (cf. image p. 205).2. La représentation est une interprétation, une pro-position du metteur en scène ; ce choix peut limiter l’imagination voire brouiller la compréhension du lecteur. La représentation de la fin du tableau 33 soumet au spectateur une interprétation étrangère à celle que le texte initialement supposait.

Dossier Mise en scène – Le sacrifice sur scène

Joël Pommerat, Les Marchands (2006) p. 206

OBJECTIFS ET ENJEUX – Confronter le texte théâtral et la mise en scène. – Comprendre les enjeux de la mise en scène.

Photogramme 1Le personnage de l’amie se tient voûté. Elle est prostrée, repliée sur elle-même, contre le mur, comme si elle y cherchait refuge. Elle regarde ses mains qui semblent avoir perdu toute fonction. Si le travail est aliénant, ne rien faire n’en est pas moins une source d’aliénation. L’attitude de la comédienne rend bien compte du texte dit par la narratrice. Les lignes verticales soulignent le poids de la société et la difficulté pour l’homme de se dresser debout.

Photogramme 2Les grands rideaux blancs du fond soulignent la nudité du décor censé représenter l’appartement de l’amie qui est de la taille du plateau. Les seuls meubles visibles sont une télévision et une chaise, ce qui accentue le vide. Si cela répond à la misère matérielle dans laquelle se débat l’amie, ce vide,

c’est aussi celui de son existence. L’éclairage, qui refuse les contrastes, donne un plateau dans une luminosité grise. Ici la lumière semble venir de la télévision, boîte noire au premier plan qui est le seul lien avec le monde. Une impression de solitude into-lérable et d’aliénation se dégage de ce tableau.Aussi le combat des deux femmes peut sembler une réponse du metteur en scène qui lutte contre cette soumission, en répondant aux souhaits du specta-teur. Cette violence n’est pas suggérée par le texte qui refuse de la dire. Elle est montrée sur la scène. On peut considérer que la narratrice refuse de la dévoiler, ou l’ignore ce qui de toute façon incite à mettre en doute sa parole. C’est aussi pour le met-teur en scène une façon d’indiquer comment il inter-prète ce qui n’est pas dit.

Photogramme 3La situation est surnaturelle. Elle s’approche d’une mise en image d’un conte ou d’une fable. La fée moderne est cette mère qui danse sur le buffet, image inversée de la fille : le physique et la tenue vestimentaire s’opposent. Cette apparition peut symboliser le rêve, le désir d’une femme aliénée mais cette mère est à l’image de son aliénation. La future infanticide semble la prier, l’implorer. La lumière traduit son exaltation, une illumination que la masse du buffet, autel dérisoire, ramène à sa place.

Photogramme 4L’amie tourne le dos aux spectateurs ; debout, seule, silhouette sombre, elle est face à ses amis assis, en pleine lumière, dont chacun des visages se découpe sur les rideaux. On peut considérer qu’elle est soumise à un interrogatoire orchestré par des juges et la table, en accentuant la symétrie, renforce cette impression.À partir des informations données, on pourra revenir sur l’image p. 205 ; on peut penser que l’amie, en s’enfuyant, cherche à retrouver, derrière le rideau, l’image de son père et de sa mère qui lui ont dicté, comme elle le dit, son acte meurtrier. C’est sa façon à elle de s’échapper, de lutter contre le réel pour rejoindre l’imaginaire.

Séquence 4

Une tragédie contemporaine : Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco (1990) p. 208

Problématique : En quoi la pièce Roberto Zucco renouvèle-t-elle la tragédie ? Comment Koltès, à partir d’un fait divers, le meurtre en série, construit-il un mythe contemporain ?

Éclairages : Il s’agit de montrer comment l’écriture de Koltès aux multiples influences renouvelle le théâtre contemporain, et de voir comment la représentation théâtrale peut rendre compte des oppositions tant formelles que symboliques : grotesque et sublime, fascination et horreur, bas-fonds et mythe.

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Français 1re – Livre du professeur

PRÉPARER LA SÉQUENCE

En amont de la lecture : voici deux pistes de travail avant la lecture de l’œuvre et pour la susciter :1. À l’aide d’Internet trouvez deux affiches de mises en scène de la pièce qui permettront de cibler les thèmes de l’œuvre et les symboles qui la parcour-ront. Les hypothèses de lecture pourront ainsi susci-ter la lecture. Plusieurs affiches trouvées sur Internet sont riches d’interprétations, celle de Michal Batory en 2003 pour le Théâtre Polski à Poznan en Pologne montre deux mains pleines de sang comme des gants en train de sécher. Les questions du meurtre et de sa responsabilité, à laquelle s’ajoute celle de l’identité, sont bien présentes.2. Un exercice de jeu pour expérimenter l’ambiva-lence des sentiments et comment le passage de l’un à l’autre s’opère rapidement : installer trois chaises sur le plateau, séparées. Les élèves par groupe de trois vont aller s’asseoir sur les chaises. L’une don-nera la peur, la suivante la colère, la troisième la ten-dresse, sans parole, uniquement par le jeu du corps et éventuellement le bruit, le cri. Demander une aug-mentation, une exagération tout en restant sincère. Au bout de quelques minutes, les élèves changent de chaise et donc de sentiment, de même pour la 3e chaise. Quand les élèves ont « joué » chaque chaise, changez de groupe d’élèves. Puis pour expé-rimenter le texte, ils pourront prendre le tableau II. Les élèves choisiront des passages courts qu’ils joueront tour à tour avec la peur, la colère puis avec tendresse. Vérifiez la multitude des possibilités.

Texte 1 - Meurtre de la mère (extrait du tableau II) p. 208

OBJECTIFS ET ENJEUX : – L’entrée fracassante du personnage éponyme. – Les relations contrastées entre les personnages. – La violence et le meurtre au théâtre. – Comment cette pièce renouvelle la tragédie.

Dans la perspective de la lecture intégrale de l’œuvre, il serait intéressant de commencer par la lecture du tableau I. L’étude du tableau II prendra alors une résonance particulière.Le tableau I de la pièce, en effet, met en scène dans la pénombre de la prison l’évasion de Zucco sous les yeux ahuris de deux gardiens. Le dialogue des gardiens (cf. la scène 1 acte 1 de Hamlet, pièce de Shakespeare à laquelle Roberto Zucco fait de nom-breuses références), avant qu’ils ne se rendent compte de l’évasion, est celui de deux êtres qui se persuadent qu’ils ne servent à rien puisque l’évasion est impossible dans cette prison moderne, et que leurs sens, la vue et l’ouïe, sont troublés par la nuit et le silence. Ici peut s’engager avec les élèves un débat sur l’illusion des sensations qui amène deux

sous-thèmes de la pièce : la réalité et l’identité, sont-elles ce que l’on voit ? ce que l’on entend ? Le dialogue des deux gardiens s’avère humoristique par la réitération des mots les bêtifiant, et permet de créer une atmosphère amusée avant l’horreur du tableau II où Zucco apparaîtra à la fois comme fils et comme meurtrier des pires crimes, le parricide qui l’envoie en prison, et le matricide ici face public à la fin du tableau II. Les enjeux de cette étude seront donc de voir comment s’installe la tragédie et de quelle façon elle est transformée.

LECTURE ANALYTIQUE

Un être à la marge

L’extrait proposé en étude est la deuxième moitié de la scène lorsque Zucco, après avoir brisé la porte, entre dans l’espace où se trouve sa mère et insiste pour récupérer son treillis.Le portrait de Zucco se retrouve au milieu de la tirade de la mère complètement morcelé, découpé (accentué par l’allitération en [t]) par la suite nomi-nale de quelques éléments de son corps qu’elle peine à remettre en place de façon à insister sur son incompréhension (« je croirais que ce n’est pas mon fils que j’ai devant moi » (l. 29)). On retrouve ici le jeu de l’illusion du dialogue des gardiens du tableau I. La précision de la description des mains renforce l’ambivalence des sentiments de cette scène (dou-ceur et violence) tout en suggérant par suspens, la fin du tableau (« elle tombe étranglée » l. 44).Dans sa tirade, comme un flot continu et contenu jusque-là, la mère renie son fils ouvertement. Les répétitions « est-ce moi », l’allitération en « t » (Roberto, « t’ai, tu, sorti, toi, t’avais, sortir » sur deux lignes l. 23-24), la construction parallèle (moi, t’ai accouché // moi, tu es sorti) et la succession de questions semblent marteler sa souffrance devant l’incroyable, une mère qui ne reconnaît pas son fils, c’est-à-dire sa progéniture, ce qu’elle a engendré : « Est-ce moi qui t’ai accouché », « est-ce de moi que tu es sorti », « sorti de moi dans ce lit » (l. 23 et 24). Le lit auquel elle fait référence à deux reprises dans sa tirade semble suggérer au metteur en scène que le lit est présent sur la scène, et que c’est dans le lit que Zucco la laissera morte.Pour terminer le portrait de Zucco, la mère utilise dans sa tirade, deux métaphores, le train et la voiture, et le même symbole, une voie ou une route à suivre pour désigner une vie normale « ce chemin si droit » (l. 35). Or ici, la mère, pour préciser la folie de Zucco, seule explication qu’elle accorde aux actes terribles de son fils, prend le cliché du déraillement que l’on retrouve dans l’insulte de sa deuxième réplique de l’extrait « tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es com-plètement dingue. ». Zucco pour elle est maintenant « écras[é] », déraillé. Les conséquences s’enchaînent

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

alors, pour filer la métaphore, pas de réparation pos-sible, il ne reste que la chute dans l’abîme (l. 35 – cf. la fin de la pièce – tableau XV p. 216-217) et l’oubli. Ainsi la chute est consommée : dénigrement, renie-ment et oubli : « je t’oublie, Roberto, je t’ai oublié » (l. 38). La construction anaphorique, avec au centre, Roberto, et le jeu sur le temps du verbe marquant l’action accomplie, fait écho à la phrase de Zucco : « J’en ai besoin, maman, j’en ai besoin (du treillis) » (l. 15). L’âge d’or de l’enfance est bien clos, et si la mère est prête pour sa survie à oublier son fils, le fils, lui, prend son envol et va lutter pour rester à la posté-rité, il est acteur de son destin : le mythe Roberto Zucco commence ici. Koltès n’a eu besoin que de changer une seule lettre, du réel Succo au mythe Zucco, le S et le Z en symétrie.

La tragédie renouvelée

La mère, toute à sa peur de se retrouver devant le meurtrier de son mari, prend une attitude contrastée au début de l’extrait puisqu’elle lui demande de ne pas crier « tu vas réveiller les voisins » (l. 2). Curieuse raison qui nous permet de questionner son attitude, elle nous semble partagée entre la peur de Roberto, meurtrier de son père (« comment veux-tu que j’ou-blie que tu as tué ton père », « est-ce que tu vas me tuer à mon tour ? » (l. 18 et 11)) ou parce que c’est son fils, la peur de le voir arrêté de nouveau si les voisins appellent la police. L’ambivalence de ses sentiments va durer toute la scène jusqu’à sa mort. Tour à tour elle va se sentir perdue, dans le désarroi, puis elle va dénigrer son fils (par exemple par les mots grossiers qu’elle utilise « dégueulasse, je m’en fous » (l. 3 et 10), le renier mais également l’empê-cher de partir. Elle l’envoie dans une folie dans laquelle elle ne veut pas tomber (« mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue », « est-il devenu fou » l. 7 et 33). Cette scène est possible par le refus de la mère de donner à son fils le treillis qu’il réclame « je ne peux pas te le donner, c’est impossible » l. 3). Pourtant il promet de partir dès qu’il obtiendra son treillis « donne-les moi. Et puis je partirai, je te le jure. » (l. 21-22) Il est clair pour le lecteur, et non pour le personnage, que la mère veut que son fils reste auprès d’elle, son rôle de mère le lui commande cer-tainement, la saleté du treillis est la cause majeur qu’elle retient et dont elle est consciente : « il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux le porter comme cela » (l. 3-4) et elle détaille toutes les étapes du net-toyage « laisse-moi le temps de le laver, de le sécher, de le repasser » (l. 4 et 5) Qu’a-t-elle encore à prou-ver à ce fils pour rappeler son travail auprès de lui ?Zucco, quant à lui, du cri de la première réplique (« je veux mon treillis » (l. 1), c’est la 5e fois qu’il lui demande depuis le début de la scène), choisit la douceur dès l’évocation de la laverie automatique « c’est calme, tranquille » (l. 8-9), « j’ai toujours été doux et gentil », puis il la supplie « je te le jure » (l. 22)

L’absence d’indication par la suite permet au met-teur en scène de travailler avec le comédien pour envisager les intentions possibles. En classe, on peut également avec des élèves proposer de jouer des passages en suivant différentes intentions : le désir d’amour de la mère qui voit son fils revenir pour le treillis et non pour elle, sa violence comme seule solution, et pour Zucco, l’apaisement ou la fureur notamment pendant la tirade de sa mère.Cependant le contraste apparaît ici, entre la violence de Zucco face à la porte qui l’empêche d’entrer, et son attitude devant sa mère qu’il tuera dans une caresse « il s’approche, la caresse, l’embrasse, la serre » l. 43-44 (la construction anaphorique de cette phrase didascalique semble insister sur l’évi-dence de la gestuelle et de son enchaînement). La question de la violence est cruellement posée dès le début de la pièce d’autant qu’elle est sublimée par la caresse d’un enfant pour sa mère qui ne la récuse pas « elle gémit » (l. 43). La mise en jeu de cette scène où le meurtre est visible des spectateurs, ren-verse les codes de la tragédie classique tout en la renouvelant (cf. le mythe d’Œdipe et celui d’Oreste où les meurtres ou mutilations ne sont pas joués sur scène mais racontés par un autre personnage).

Synthèse

Cette entrée dans la tragédie n’est donc pas clas-sique. En effet, Koltès s’inspire d’un fait réel, les meurtres et la cavale du tueur en série Roberto Succo qui défraya la chronique en 1988 (plusieurs sites sur Internet donnent la chronologie – cf. réfé-rences d’ouvrages à la fin de la séquence). Le tableau commence alors par la violence puis la furie de Zucco (cf. la force des héros de la Grèce antique) qui frappe la porte que sa mère ne veut pas ouvrir, ce qui préfigure la fin de la scène qui verra mourir la mère. La tension de la scène est donc celle qui nous projette de la porte fracassée à la mère assassinée. Les êtres ne sont-ils que des choses pour Zucco qui les abandonne sans vie quand il s’en est servi ? (cf. tableau X du meurtre de l’enfant p. 214-215 du manuel).

LECTURE D’IMAGE

Les metteurs en scène des photographies des pages 208 et 209, Philippe Calvario et Christophe Perton, choisissent le sol comme endroit où l’enfant embrasse la mère tout en lui donnant la mort. Le corps de la mère sans vie ainsi étalé sur le sol, et mis en lumière par un projecteur, marque davantage la violence de l’acte, transformant la mère en une proie capturée par le chasseur. Et cela au vu des autres acteurs qui dans les coulisses (dans la pénombre) offertes au regard du spectateur assistent à l’innom-mable, comme à la métamorphose (le buste de Zucco également serré par un projecteur latéral).

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Français 1re – Livre du professeur

Spectateur et acteur voyeur (deux sièges de cinéma sur la scène) ou plutôt dont la conscience est aigui-sée par la vision de l’acte.

VOCABULAIRE

Le « treillis », de l’ancien français treliz (« tissé à mailles ; tissu fait de mailles »), du latin trilicius, dérivé de trilix (« trois fils ») est un mot très intéressant. Il désigne en effet un tissu dont les fils sont croisés de manière à le renforcer, d’où son utilisation pour dési-gner un costume militaire composé d’une veste et d’un pantalon qui permet le camouflage mais égale-ment des surfaces de soutien en bois ou en métal. Le treillis prend alors une valeur symbolique pour Zucco et peut expliquer pourquoi il y est tant attaché « J’en ai besoin, maman, j’en ai besoin. » (l. 15) La répéti-tion dont le centre est le mot « maman » montre le lien symbolique entre le treillis et sa mère. Le treillis est donc une protection dont il a besoin dans sa cavale, une arme pour lutter contre le monde entier, mais il est également le substitut de la mère par le soin qu’elle lui apporte. Pour la mère, c’est la même chose, le treillis est le substitut du fils, c’est pourquoi elle ne peut le lui donner. Cette interprétation psy-chanalytique permet de comprendre les oppositions des sentiments et des attitudes de deux person-nages dans cette scène. On comprend également la référence à la laverie « l’endroit au monde que je pré-fère. C’est calme, c’est tranquille, et il y a des femmes » (l. 8-9). La construction anaphorique et la valeur causale du « et » renforcent une autre valeur symbolique du treillis, celle de l’émancipation, de la libération du carcan familial, de la mère castratrice qu’on laisse pour devenir un homme et connaître les femmes. C’est une façon d’expliquer le meurtre sym-bolique de la mère pour, avec le treillis, une seconde peau (métamorphose), permettre la transformation de l’enfant en homme. Le moment de la transforma-tion se veut visible pour Koltès, car la didascalie pré-cise que « Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort » (l. 44) devant le spectateur qui a assisté à la révélation. La laverie prend également la valeur, grâce à l’eau, de la rédemption, de la purification du héros de ses actes criminels ou de la saleté du monde qu’il porte en lui. Cependant le grotesque envahit l’expression par l’adjectif « automatique » rendant dérisoire cette approche pour Zucco. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton, comme il ne suf-fira pas au tableau VIII (p. 212-213) de parler à un téléphone qui est cassé.

PROLONGEMENT

La mythologie grecque est ici convoquée de mul-tiples façons. Tout d’abord les topoï de la démesure et de la force du héros grec. En effet, l’hybris (aussi écrit hubris), est la démesure. Considérée comme un

crime, elle touche les passions qu’elle exacerbe, l’or-gueil particulièrement. La force du corps de Zucco rappelle celle de certains héros grecs comme Achille ou Héraclès, ou encore le personnage biblique Sam-son (cf. tableau IX intitulé Dalila). La force de Zucco est visible dans cette scène et le pousse à la déme-sure (propos de Zucco et porte brisée au début de ce tableau, également dans d’autres scènes de la pièce, cf. tableau XV). Ces deux meurtres de Zucco nous renvoient également à Œdipe (patricide) et Oreste (matricide). Par contre, la mise en jeu de cette scène où le meurtre est visible des spectateurs, renverse les codes de la tragédie classique tout en la renouve-lant. En effet dans les tragédies de Racine (Iphigénie, Andromaque…) les meurtres ou suicide (d’Eriphile dans Iphigénie) ne sont pas joués sur scène selon la règle de la bienséance. C’est le cas également de la tragédie grecque où des personnages secondaires en font le récit.

Texte 2 – Sous la table (extrait du tableau III) p. 210

OBJECTIFS ET ENJEUX : – Étude du dialogue ambigu entre les deux personnages, qui ira de la tension à la complicité par le jeu des images et du rêve.

– Découverte de ce personnage-clé qu’est la Gamine pour Zucco et son destin.

Après la scène du meurtre de la mère, Zucco, affranchi, en tenue de combat, affronte le monde, semble-t-il. Il sera question pour lui de découvrir l’amour mais ce ne sera pas l’image qu’il en donnait avec « la laverie automatique » du tableau II. Zucco rencontre la Gamine qu’il viole (cf. la réplique de la gamine en voix off à la fin du tableau III). Sa dérive continue par cet acte puisqu’ici encore c’est la vio-lence qui l’emporte. Cependant le tableau III met face à face deux êtres cabossés car la Gamine s’avé-rera un être plus complexe qu’au premier abord.

MISE EN JEU

En préambule à la lecture analytique, et pour abor-der les intentions possibles des deux personnages, on peut proposer aux élèves l’exercice de jeu sui-vant concernant l’entrée de Zucco dans la cuisine. Les élèves jouent le moment où la Gamine fait entrer Zucco dans la cuisine (par la fenêtre mais cela peut se faire par la porte pour faciliter la situation en classe), et lui demande d’enlever ses chaussures. Le jeu permettra de mettre en valeur tour à tour la peur, le désir, la fragilité, la volonté, de la Gamine, et pour le personnage de Zucco, de vérifier les états dans lesquels il peut être selon celui de la Gamine ou non, compte tenu de la situation. Chaque duo d’élèves permet d’expérimenter une piste.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue ambigu

La Gamine semble conduire le dialogue : l’impératif présent et l’interrogative (« Enlève tes chaussures. Comment t’appelles-tu ?, l. 3) ouvrent la scène. « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » (l. 8), et « dis-moi ce que tu fais » (l. 13) réitèrent cette alternance. Mais on observe vite que les interrogatives sont éga-lement réparties dans l’échange : Zucco demande à la Gamine si elle sait ce qu’est un agent secret (l. 14), si elle connaît l’Afrique (l. 28) ; il n’use de l’impératif qu’à la fin de l’extrait : « contente-toi de cela » (l. 60). Zucco reste prisonnier du questionnement que la Gamine avait mis en place dès le début : l’étude des bouclages (Michel Vinaver*) peut nous le montrer. Rappel : on parle de bouclage parfait quand les contenus séman-tiques d’une réplique renvoient à tous ceux de la réplique précédente : « appelles » répond à « appelle » et « toi » à « moi » (l. 3 à 5). Quand une réplique reprend non seulement les mots mais le rythme et la tournure syntaxique de la précédente, on dit que le bouclage est serré (« dans la vie » répété trois fois de la ligne 8 à 10). Enfin, si la réplique bouclante est séparée de celle à laquelle elle renvoie, on dit qu’il s’agit d’un bouclage à retardement : en reprenant l’initiative du dialogue (l. 64), Zucco cède à la question initiale posée par la Gamine, il répond (l. 67) à la question posée (l. 3 et 36). Si Zucco se met à la portée de la Gamine, c’est néan-moins bien elle qui mène le dialogue qui ressemble fort à un interrogatoire.On retrouve ici la thématique médiévale de la révéla-tion du nom : le nom fait l’homme, et son dévoile-ment est lourd de conséquence (cf. les romans de Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la charrette ou Le Conte du Graal). Concrètement, Zucco est en cavale et est recherché par la police. Cette scène de l’aveu du nom le met donc directement en danger (« si je te le disais, je mourrais », l. 56) et renvoie au tableau XIV - L’arrestation, où la Gamine dira le nom de Zucco qu’elle reconnaîtra devant les deux poli-ciers. Cette demande de nom se conçoit réciproque-ment. Zucco en effet demande celui de la Gamine en retour. Comme un jeu ou un défi ? La comparaison des deux réponses s’avère intéressante. Si Zucco semble libre de toute attache nominative (« Appelle-moi comme tu veux » l. 4), la Gamine fait de même par la négative : « Moi, je n’ai plus de nom » (l. 5). Sous des airs ludiques, ce dialogue s’avère révéla-teur des identités meurtries. La Gamine passe en revue les animaux par lesquels on l’appelle et qu’elle récuse, parce qu’elle les voit comme un dénigrement de son identité, elle n’est pas l’être fragile et enfantin qu’on croit (les noms d’oiseaux qui symboliquement marquent la fragilité l. 5-6). On apprend en effet, au début du tableau III par la tirade de sa Sœur, qu’elle n’est pas rentrée de la soirée à laquelle elle avait le droit d’aller, ce qui a créé la panique dans la maison.

La Gamine, ici, devant Zucco, alors qu’elle garde le silence face à sa sœur insistante, révèle les noms d’animaux qu’elle aimerait entendre pour la désigner (des animaux répugnants ou disgracieux l. 7). On comprendra à la fin de la scène, avec le moment qui se passe sous la table et la réplique en voix off, que la Gamine se donne à Zucco. Cette double révéla-tion est mise en valeur par le titre qui perd ici de son opacité, « Sous la table ». Il s’agit en effet du pas-sage de la puberté à l’âge adulte. Cette scène fait écho à la scène précédente où Zucco cherche à devenir un homme. La Gamine par ce dialogue se révèle d’emblée à Zucco sans qu’il n’y prenne garde puisqu’il ne réagit pas à cette réplique. C’est résolu-ment la Gamine qui garde la main et qui engage un véritable interrogatoire jusqu’au prénom qu’elle dit connaître « je le reconnaîtrai tout de suite » (l. 50) compte tenu de la situation du viol.

Comment s’opère la révélation du nom de Zucco ? D’abord, Zucco cherche à cacher son nom sous un autre nom (« Appelle-moi comme tu veux », l. 4). Il se construit peu à peu un personnage, et cette construction se fait contre la normalité : « Je ne fais pas ce que fait tout le monde » (l. 12), et par petites touches logiques : il voyage, il parcourt le monde (l’agent secret), il a des armes (l’agent secret et Zucco lui-même qui affleure ici). Mais nous sommes loin encore de l’aveu du nom. Donc chacun interroge l’autre comme lorsqu’on cherche à faire connais-sance sur un mode puéril comme la deuxième ques-tion de la Gamine sur l’identité de l’homme : « comment tu t’appelles ? » (l. 36), sur le mode fami-lier des enfants, sans inversion du pronom personnel « tu ». Celle que Koltès nomme la Gamine est bien une gamine. Les réponses de Zucco renvoient aussi à ce monde enchanté de l’enfance : il se prétend « agent secret » (l. 14), et la phrase « il voyage, il par-court le monde, il a des armes » (l. 16-17) est une énumération faussée par le coq à l’âne de l’enfance qui révèle ses intérêts. Zucco apparaît comme un petit garçon mythomane face à la Gamine. La même chose avec l’Afrique (l. 30 à 35). La première phrase est du domaine du réel : il y a bien en Afrique « des montagnes tellement hautes qu’il y neige tout le temps » (l. 30-31 – les neiges du Kilimandjaro sont célèbres !) La deux ième phrase emprunte à l’hyper-bole : « personne ne sait » (l. 31) ; et la troisième phrase est une image inversée du continent, comme un cliché qui ne serait pas à sa place : quand on évoque l’Afrique, on ne pense guère à la neige et au gel, mais bien plutôt à la chaleur écrasante. On est là dans le domaine de la surenchère enfantine, de l’imagination débordante, l’emploi du moi, le pronom personnel marquant l’emphase en tête de phrase le confirme. La Gamine change alors abruptement de sujet et en revient à sa question initiale. On remar-quera qu’elle est passée du « comment t’appelles-tu ? » (l. 3) à « comment tu t’appelles ? Dis-moi ton

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nom » (l. 36), qui trahit une certaine impatience. Le moment des faux-prénoms, par la stichomythie (l. 41 à 45) montre la tension dans laquelle la Gamine réus-sit à enfermer Zucco qui essaie de s’échapper du carcan par une liste de prénoms rangés par ordre alphabétique. Mais la Gamine ne se laisse pas conter et reprend une attitude puérile « ou je crie » (l. 46). Autre affleurement de cette puérilité : « si tu ne me le dis pas, je crie et mon frère, qui est très en colère, te tuera » (l. 61-62). Un retournement s’opère après cette menace de la gamine puisque Zucco prend l’initiative de la question, question d’adulte qui s’adresse à un enfant pour s’assurer de la compré-hension d’un mot (« Est-ce que tu le sais vrai-ment ? », l. 64). La réponse de la Gamine montre l’écart entre l’adulte et l’enfant : elle reprend le mot « sais » (l. 65) en bouclage parfait, mais en ne l’ajus-tant pas à la nouvelle construction syntaxique. Elle joue alors avec le mot « parfaitement » (adulte) et la répétition (enfantine) « dis-moi ton nom » (l. 64) que Zucco ne semble pas déceler. En attendant, Zucco l’assassin, Zucco le violeur de la gamine a cédé, semble-t-il, sous la menace d’une enfant qui va le dire à son frère qui est très en colère ! La victoire de la gamine est symboliquement montrée par les didascalies : elle sort de sous la table au début de la scène, et force Zucco à s’y cacher à la fin, et par le lieu choisi, la cuisine lieu des accommodements. La stratégie de la Gamine a payé, et la voilà détentrice d’un trésor qui prend à la fin de la scène la valeur du trésor que Zucco lui a pris, sa virginité (cf. la réplique de la sœur dans la première partie de ce tableau III avant l’entrée du frère). Le nom révélateur de soi, et la Gamine l’a capturé. Koltès prend cette acception au pied de la lettre, et au tableau XII, Zucco dit son nom à haute voix pour ne pas l’oublier « j’ai peur de me retrouver sans savoir mon nom ». L’existence est ici liée au nom.

*Michel Vinaver Écritures dramatiques (Actes Sud -1993, p. 903)

Le désir de l’ailleursCe passage est très intéressant par les révélations qu’il implique. Jeu enfantin par excellence, la suren-chère emporte l’imagination de nos deux person-nages qui semblent, à ce moment-là du dialogue, en phase, dans le même désir. Stratégie de la Gamine ou véritable recherche d’un alter ego pour rompre le silence et la solitude de l’un comme de l’autre ? Stra-tégie semble-t-il puisqu’au plus fort de la fusion, la Gamine revient sur la question du nom (l. 36 avec la redondance). Qu’importe, étudions ce passage à l’aune de la prose poétique par la construction phras-tique et le bouclage. L’Afrique, répétée cinq fois semble à elle seule contenir toutes les images qui fusent dans les deux têtes. La neige, également répé-tée cinq fois, lui fait écho par contraste, celui des cou-leurs, de la température et des sensations. Les

contraires s’assemblent, c’est la loi de la nature. Si la Gamine rêve alors de « faire du patin à glace sur les lacs gelés » (l. 33-34) pour finir sa réplique comme celle de Zucco qui l’y a engagé (l. 32), Zucco voit « des rhinocéros blancs qui traversent le lac sous la neige », (l. 35). Le choix de la couleur blanche et de la douceur (de la neige) les réunit dans la recherche d’une inno-cence exacerbée, et rend l’animal choisi fabuleux. L’Afrique exprime ici le désir de l’ailleurs (le mode conditionnel des verbes de la Gamine (l. 33) révèle un désir ardent amplifié par la construction anaphorique), et si l’évocation de la neige l’emporte c’est pour tenter de dominer le volcan d’énergie – ou de mal – que ces deux-là ne réussissent pas à contenir.

Lecture d’imageLa photographie montre la mise en scène de Chris-tophe Perton en 2009. Cette image est très intéres-sante car les corps sont rapprochés comme à la recherche d’une étreinte, les yeux dans les yeux, on pense au moment de l’évocation de l’Afrique ; mais la Gamine semble assez engageante par la jambe qui enserre Zucco et les mains par lesquelles elle tire sa veste, l’expression du visage du comédien res-tant tirée, alors que ses mains amènent la Gamine vers lui. On pense alors au moment de la stichomy-thie, où la mise en tension commence à s’intensifier. Le metteur en scène joue ici avec les contraires comme le texte le fait avec les mots.En étude complémentaire, vous pouvez comparer cette mise en scène avec quatre autres mises en scène de ce tableau III dans le n° 5 de Théâtre Aujourd’hui, « Koltès, combats avec la scène » p. 125 à p. 127, Scérén-CNDP 1996).

SynthèseCette scène est complexe tant dans sa construction que dans le sens donné à la relation entre les deux personnages. Créée sur un scandale, le viol de la Gamine, cette scène préfigure l’arrestation finale (tableau XV). Cependant la relation est ambivalente, elle fluctue entre la recherche d’une communion par les évocations issues des jeux d’enfants (le jeu des métiers, le jeu de l’Afrique), et une tension que la Gamine met en place autour de Zucco pour lui extir-per son nom. La Gamine veut, en effet, sa part de vérité : la révélation du nom de celui qui lui a pris sa virginité et séduite dans cette scène. Elle est capable pour cela de poser un véritable interrogatoire pour piéger Zucco. Aussi présente dans la pièce que Zucco (6 scènes pour la Gamine et 9 scènes pour Zucco et cela en alternance), il sera intéressant d’analyser sa trajectoire dans les pas de Zucco, qu’elle ne croisera sur scène que deux fois, ce tableau III et le tableau XIV – L’arrestation, placé à l’identique dans l’œuvre, à l’avant dernière scène. Trajectoires croisées et inversées, ascensionnelle pour Zucco tandis que la Gamine, oiseau en cage libéré, sombrera dans la déchéance.

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GRAMMAIRE

Sous forme simple, l’impératif (le mode de l’ordre et de la défense) indique l’action à accomplir dans le futur (ici, un futur proche). Ainsi le trouve-t-on en pro-position indépendante aux lignes 3, 20, 23, 36, 55, et 68. Avec le même sens, l’impératif en principale est suivi d’une complétive aux lignes 4 et 13. Lignes 53 et 57, l’impératif présent dans la principale est pré-cédé d’une proposition hypothétique dont le verbe est au présent de l’indicatif, introduite par « si ». C’est une variante plus expressive de la construction : « si » + présent de l’indicatif = futur de l’indicatif. L’ordre donné est donc porteur d’une certitude : la Gamine est sûre de son fait en corrigeant l’incertitude de l’ordre par l’expression d’un futur implicite qu’elle masque par un présent qui ne laisse place à aucun doute. On notera que l’expression de l’ordre (l. 46) est suivi de « ou » qui ne marque pas une alternative mais une conséquence hypothétique.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Pour compléter les études, on pourra s’intéresser, à travers des exposés par exemple, à la famille de la Gamine (le père, la mère, la Sœur, le Frère appa-raissent souvent dans les mêmes scènes) et l’enfer-mement dans lequel elle l’enserre, aux rôles inversés de la Gamine et de sa sœur, aux images tutélaires d’Ophélie et de Dalila, à la déchéance de la Gamine à partir du tableau IX – Dalila, la dénonciation par le nom et le tableau XI – Deal où elle est vendue comme prostituée.

Texte 3 – Juste avant de mourir (extrait du tableau VIII) p. 212

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comment ce passage définit-il pour Zucco la vision d’un monde en désespérance par la mort inéluctable et par l’absence d’amour ?

– La trivialité du lieu, des mots, fonctionne-t-elle comme une mise en abyme de la condition humaine ?

– Et pour Zucco, est-ce le désir d’immortalité, ou l’appel de la déchéance et de la mort ?

Le tableau VIII, placé au centre de la pièce (8 sur 15 tableaux) concentre à lui seul tous les démons de Zucco. En effet, Koltès nous emmène la nuit, dans les bas-fonds pour révéler son personnage, Zucco par lui-même. Véritable acmé de la tragédie, ce moment met en lumière la souffrance du corps et de l’esprit de Zucco qui ne cherche plus de réponse parce qu’il n’y en a pas. Ce tableau, par le titre « Juste avant de mourir » nous envoie directement à la fin de la pièce, au tableau XV – Zucco au soleil. Les contrastes entre ces deux tableaux (couleurs,

situation, corps de Zucco, mouvement, registre…) côtoient également des points communs que le verbe va focaliser. (cf. lecture analytique du dernier tableau).Ici, c’est le quartier malfamé du Petit Chicago, Zucco traîne de bar en bar, provoquant les autres comme pour vérifier qu’il est encore en vie. Il provoque par la force, mais également par les mots, des vers de V. Hugo ou de Dante qu’il lance à la face du monde. Pas de pulsion homicide, la mort ici est dans la parole, le thème central du tableau. Le passage pro-posé à l’étude se trouve dans la deuxième partie du tableau comme une pause après la bagarre entre Zucco et le Balèze qu’il a provoqué. Tout d’abord nous avons la tirade de Zucco au téléphone comme une tentative de réflexion existentielle puis la fin du dialogue avec le Balèze.

MISE EN JEU

Pour appréhender l’étude de la tirade de Zucco au téléphone, voici un exercice de mise en voix du texte qui a l’avantage pour les élèves de leur faire décou-vrir le texte par les oreilles, en le mettant à l’épreuve de leur propre voix. Cette pratique permet égale-ment aux élèves de rencontrer le texte en le disant, en le mâchant (comme dit Valère Novarina) plusieurs fois avant de l’analyser. L’analyse n’en sera que plus forte, remplie de cette expérience.Tout d’abord, cette mise en regard grâce aux propos sur la lecture du texte de Pascale Montpetit, comé-dienne, qui a joué le rôle de la Gamine en 1993 (mise en scène de Denis Marleau) : « Il n’y a rien à y chan-ger ; il faut s’enfoncer dans la ponctuation, les consonnes, les voyelles ; c’est notre trésor et c’est en lui qu’il faut chercher. Dans un texte aussi bien structuré, on peut se permettre des ruptures de tons d’une scène à l’autre, un peu comme chez Shake-speare » (entretien réalisé par Solange Lévesque, Théâtre d’aujourd’hui n° 5 sur Koltès, 1996).Travail sur la lecture à voix haute de la tirade de Zucco au téléphone :Procéder à une première lecture de la réplique de Zucco : 3 élèves placés devant leurs camarades et se partageant le texte, lisent d’une voix forte et tenue, sans intention, la respiration à la ponctuation, le point plus long que la virgule. Ne pas baisser la voix au point, laisser pointer une suite possible de la phrase, comme une attente. Prendre le temps de faire entendre les mots.Un autre groupe de cinq élèves va expérimenter le crescendo et le decrescendo de la voix, du murmure à la voix très forte et l’inverse (revenir au début de la tirade autant de fois qu’il le faut).Un autre groupe va décider des moments et des hauteurs de voix selon les effets produits puis lire la réplique en ce sens. Ici, le volume de la voix permet d’approcher les sentiments ou les intentions.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

La déchéance de Zucco

Zucco utilise trois expressions triviales, « putain de ville » (l. 4), « je bande » (l. 8) et « pisser » (l. 30). Les deux premières marquent le manque de relations humaines dans une ville étouffante « il fait trop chaud » (l. 3).L’individu se retrouve isolé : « per-sonne ne s’intéresse à personne. Personne » (l. 5-6). La répétition du mot « personne » forme un cercle autour de la négation, puis le mot seul forme une phrase nominale pour accentuer la solitude des êtres. Les relations sexuelles sont elles aussi dénuées d’amour : « Mais de l’amour, il n’y en a pas » (l. 7). Le chiasme (les hommes. des femmes/des femmes. des hommes - l. 6) accentue l’impossi-bilité de la rencontre. Seule la pitié de cette condi-tion fait agir les corps (« c’est par pitié que je bande » l. 8). Véritable désolation, désert d’amour.Le chien hante le héros depuis la scène avec sa mère (tableau II) dans la bouche de sa mère qui ne veut pas lui ouvrir la porte : « même les chiens, dans ce quartier, te regarderont de travers » à cause du parricide. Le chien entre donc dans le dialogue avec le Balèze et permet à Zucco de questionner les pro-pos de sa mère : « est-il vrai… » (l. 32). Le Balèze (l. 33 et suivantes) lui répond avec la fidélité de l’ani-mal. Le seul qui restera proche de l’homme « pour te lécher la plante des pieds ». Curieuse fidélité, voire amitié entre l’animal et l’homme pour remplacer l’amour entre les hommes. Dans une lettre qu’il adresse à Nicole, une amie de la famille, le 15 août 1988, Zucco écrit « Bien sûr, un long silence, mais à cela beaucoup de raisons dont beaucoup d’ennuis de santé. Et tu sais que, comme les chiens, dans ces cas-là, je préfère être au fond de ma niche et attendre que cela passe ». (in Lettres, p. 515- cf. références à la fin de la séquence).Le substantif « petit », dans les propos du Balèze, toujours en incise et dans une fonction phatique, est un moyen d’entrer en conversation avec Zucco. Après la violence de la lutte, le Balèze essaie de comprendre les raisons de sa provocation : « À quoi tu réfléchis, petit ? » (l. 20). C’est aussi un appel à l’écoute des explications que le Balèze donne sur son attitude, sans animosité, sans colère. En fait le Balèze ne s’est battu que parce qu’il a répondu à la provocation de Zucco. La valeur du mot est égale-ment affective, elle rappelle la jeunesse de Zucco et son inexpérience, sa fougue, sa hargne « tu m’as tellement cherché » (l. 22), que lui reconnaît le Balèze. Celui-ci lui parle alors comme le ferait un grand frère. Leur pensée est donc reliée comme le montre le bouclage des l. 24 et 25 qui met en valeur les verbes « veux » et « vais », deux paronymes met-tant l’accent sur la volonté ou l’inéluctabilité, que renforce l’anaphore et l’asyndète. La distinction est primordiale, ce n’est pas un désir de mort de la part

de Zucco « je ne veux pas mourir », c’est la prise de liberté de mourir parce que la mort est inéluctable « je vais mourir » (l. 25). En effet, Zucco ne se satis-fait pas, ne se soumet pas à l’humaine condition de mortel (« Ce n’est pas une raison » l. 27). Le Balèze quant à lui, plus âgé, plus sage aussi, a appris les compromissions que demandent les incertitudes, « comme tout le monde « (l. 26), « peut-être » (l. 28).

Une mort inéluctable

Que peut faire Zucco sinon parler plus loin, plus haut pour qu’on l’entende. La tirade dite au téléphone fonctionne comme un monologue. Expression magni-fique d’un être en face de sa fin, un testament lucide de la condition humaine. Ce n’est plus un cri, c’est la fatigue après le combat livré (mise en abyme du com-bat avec le Balèze). Le téléphone fonctionne donc comme un canal possible de parole dans ce monde moderne tant attendu. Mais le téléphone est cassé dit le personnage qui suit, renvoyant Zucco à la folie, tel Hamlet : « il parle à un téléphone qui ne marche pas » (l. 17). Cette scène et cet objet du monde moderne, par l’ironie tragique, renouvelle la scène type du héros tragique face à son destin : Œdipe aveugle, Antigone emmurée (la version d’Anouilh également), Vladimir et Estragon, deux personnages de la tragédie selon Beckett (théâtre de l’absurde que Koltès n’appréciait pas), attendant indéfiniment leur Godot. Les mises en scène de cette scène mettent souvent le personnage face à un mur auquel est accroché le téléphone (cf. la photographie p. 213 mise en scène de L. Pasqual), ou une cabine enserrée dans coin de l’espace scé-nique (cf. mise en scène de Pauline Bureau – 2010). Pas d’autre issue que la mort.C’est pourquoi le désir d’ailleurs commence la tirade, « Je veux partir. Il faut partir tout de suite », pourquoi pas l’Afrique et sa neige par opposition à cette ville brûlante (qui renvoie au dialogue avec la Gamine au tableau III), l’Afrique continent du rêve et de tous les possibles, est une prise de conscience du héros de l’imminence de sa fin. (Koltès a fait plu-sieurs séjours en Afrique, continent qui l’a fasciné).La nature selon Zucco, est alors la seule valeur sûre, elle entre en opposition avec l’humaine condition. En effet le chien, le crabe, la limace et le hanneton (l. 21), les oiseaux dans cette tirade sont éternels, petites bêtes à l’antithèse de l’homme et de sa finitude : « on doit tous mourir, tous/et ça, ça fait chanter les oiseaux, ça fait rire les oiseaux » (l. 15), l’oiseau qu’il essaiera de devenir à la fin de la pièce (tableau XV) en se lançant, tel Icare, vers le soleil. Mais la terre l’attire d’abord, en choisissant le chien pour son insouciance devant l’ignorance de sa condition : « j’aimerais renaître chien » (l. 8), celui des bas-fonds, qui se nourrit des déchets humains et qui porte la maladie (« fouilleur de poubelles », « bouffé par la gale » l. 9-10). Un paria (« dont on s’écarte-rait ») concentrant les tares de l’humanité, un martyr

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

« moins malheureux ». La question du bonheur est impossible pour Zucco. On ne peut qu’espérer une réduction du malheur. La réitération de « J’aimerais » (3 fois), et sa modalité au conditionnel, laisse Zucco dans le rêve un instant, mais Zucco prend conscience de ce nouveau mensonge, les mots et l’école qui les enseigne. La trahison des mots. Ce qui peut expli-quer cette écriture coupée au couteau pour Zucco, reflet de sa violence, son urgence. Le débat est clos, comme la lutte en alternance entre « je » (7 occur-rences) et le « il faut » (5 fois). La tirade se termine de nouveau par la conscience de la mort imminente, accentuée par la construction des répétitions fonc-tionnant par deux comme un martellement : « il n’y a pas/il n’y a rien », « il faut arrêter/il faut fermer », « un an/cent ans », « tôt ou tard », tous mourir/tous », et ça/ça fait », « ça fait chanter, ça fait rire ». Le parallé-lisme de la phrase « Il faut fermer les écoles/et/agrandir les cimetières » (l. 13) formée de deux hep-tasyllabes, appelle la gradation de la phrase « ça fait chanter les oiseaux, ça fait rire les oiseaux » égale-ment formée de deux heptasyllabes. L’écriture kolté-sienne a trouvé son souffle, heurté, brutal, poétique. Koltès s’est inspiré directement des propos du véri-table meurtrier R. Succo, retrouvés dans une cas-sette. Un extrait de ce texte peut se lire à la p. 9 de Théâtre Aujourd’hui n° 5 (cf. références à la fin de cette séquence).

Lecture d’image :

Lluis Pasqual et son scénographe Frédéric Amat, tout en donnant à Zucco le téléphone accroché au mur, ont décidé de placer sur la scène, au sol, une ligne d’écrans de télévision montrant le visage du comédien jouant Zucco, dans la même posture, en gros plan, c’est donc qu’une caméra est placée sur la scène et filme le comédien in situ. Sur l’écran, le gros plan permet de voir les traits du visage, l’ex-pression (regard perdu, vide, corps terrassé), la sueur, le sang de la bagarre qui a précédé ce pas-sage. C’est une introspection dans la chair de Zucco, dans la réalité de son corps et donc de sa pensée.Les images sont donc en direct comme celles que nous avons à la télévision lors des reportages sur des délinquants. À la différence qu’ici la scène se déroule sous nos yeux, et en même temps, comme décuplée par les écrans. À mettre mal à l’aise. Retrouver le poids de la réalité, et faire référence également aux « reality shows » explique Pasqual, c’est aussi une référence médiatique au vrai Succo, qui a joué avec les chaînes de télévision. Koltès a d’ailleurs vu à la télévision le reportage montrant Succo sur les toits de la prison (cf. les entretiens à la presse).

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION :

Pour préparer le travail de recherche des éléments tragiques de la pièce, rechercher dans les études des

trois passages (tableaux II, III et VIII) ce qui relève de la tragédie dans le comportement ou les propos des personnages, comme de la construction de la pièce. Trois pistes possibles d’organisation des arguments.

PROLONGEMENT

La réalité et l’illusion théâtrale sont ici réunies par Koltès, lucide de sa propre mort, avec Hugo et Dante en écho. Hugo et « Le colosse de Rhodes » au début du tableau et dans cet extrait un passage de La Vie nouvelle de Dante en italien (Succo était italien). Deux vers de Dante ont été omis par Koltès, ils sont cependant traduits dans la marge de la page 212 du manuel. Ces deux extraits de poèmes concentrent les thèmes de cette tirade, le désir d’immortalité et la mort triomphante : La force du colosse est rongée par l’eau de mer à ses pieds (Hugo) tandis que ses bras appellent le ciel, et Dante clame la colère éternelle de l’homme abattu.Cependant, comme souvent dans le texte de cette pièce, le registre va vriller. Si le tragique marquait jusqu’ici les propos, le grotesque fait une entrée bru-tale avec le verbe « pisser » et le décalage, semble-t-il, entre les phrases sur la mort et la bière. Pourtant, en seconde lecture, la métaphore est saisie, la bière – la vie – parce qu’elle est louée, doit être rendue – « pisser ». Un instant d’ironie tragique que permet la tragédie, et que poursuit le Balèze avec la sen-tence et conseil « vas-y avant qu’il ne soit trop tard » (l. 31). Une injonction à double sens, un appel à la vie contre la mort.Les trois expressions triviales « putain de ville » (l. 4), « je bande » (l. 8) et « pisser » (l. 30) participent à cette ironie tragique par un décalage heurté des registres de langue comme de la syntaxe kolté-sienne afin de marquer la brutalité, la violence, l’âpreté des propos de Zucco.La rédemption est impossible pour Zucco et c’est la fin de la scène qui le dira « Le Balèze : Il faut que tu ailles pisser./ Zucco : C’est trop tard », derniers mots du tableau.

Texte 4 - L’Otage (extrait du tableau X) p. 214

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comment expliquer la montée de la violence chez Zucco ?

– Comment le comique intervient-il dans une scène sous tension qui ne peut finir que par le meurtre ?

Le tableau IX, respectant l’organisation globale de la pièce met en scène la Gamine dans une étape pri-mordiale, qu’est la dénonciation de Zucco. On assiste, et en cela la comparaison (scène inversée)

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avec le tableau III est intéressante, à l’interrogatoire de la Gamine mené par les deux policiers. Le nom de Zucco est maintenant connu de la police et la traque va vraisemblablement se resserrer. Le tableau X répond alors au tableau VIII par la recherche pour Zucco d’un moyen de locomotion pour partir. Ce sera la voiture de la Dame du parc et au tableau XII, la gare.Le tableau X est le seul avec le tableau final, à se passer en pleine journée, et sous forme chorale. Les autres scènes chorales se déroulant dans le quartier du Petit Chicago. Nous sommes dans un parc de la ville où Zucco trouve refuge. Les passants, les badauds remplacent le peuple grouillant des bas-fonds auquel il était habitué. Zucco s’affiche ainsi en pleine lumière et va créer une confusion telle qu’il ne pourra s’en sortir que par la prise d’otage puis de nouveau par le meurtre, le 3e de la pièce et le 4e de son histoire (le meurtre du père est antérieur au tableau I). L’extrait choisi se passe au moment où Zucco tient la Dame sous son arme, et son fils sous son pied, sommant qu’on lui remette les clés de la voiture, les badauds placés comme un chœur com-mentent l’action.Le mélange des registres est ici plus criant, car le comique, paradoxalement, sera intimement lié à la tragédie, et ce ne sera pas le seul atout de la scène.

MISE EN JEU

Objectif : comprendre par le jeu et l’improvisation le mélange des registres de la scènePour expérimenter les registres par le jeu, et égale-ment l’agitation et la confusion à régler précisément par le metteur en scène, voici un exercice de jeu à faire en groupe avec les élèves. Demander à une dizaine d’élèves d’être au plateau. Chacun, chacune travaille un personnage, homme, femme ou enfant, 2 ou 3 joueront des policiers (trouver pour son per-sonnage, une démarche, une voix, un âge, une his-toire, des aspirations, des souvenirs… et bien sûr ce qu’il vient faire dans le parc). Celui qui dirige le jeu a un objet, un livre par exemple, dans la main. Au signal, les personnages traversent le plateau seuls, à plusieurs, comme dans les allées d’un parc dans l’intention qu’ils ont décidé (traverser pour aller tra-vailler, aller chercher un enfant, promenade, lire un livre…). Le meneur de jeu, quand il le désire, lance l’objet dans l’espace de jeu : le bruit de la chute fait réagir par la surprise, la peur les personnages selon leur situation. Appréciez les réactions possibles selon le registre donné (rechercher le comique ou le tragique) et choisissez parmi les propositions celles des badauds de la scène. Dans un second temps, jouer la scène après avoir distribué les rôles.En exergue à l’exercice de jeu, cette phrase de Patrice Chéreau, metteur en scène de Koltès, qui rappelle le désir de Koltès de voir les mises en scène mettre en

valeur les aspects comiques de ses pièces : « Il ne supportait pas que l’on qualifie ses pièces de sombres ou désespérées, ou sordides. Il haïssait ceux qui pou-vaient le penser. Il avait raison, même si parfois c’était plus facile, dans l’instant, de les monter ainsi. Elles ne sont ni sombres ni sordides, elles ne connaissent pas le désespoir ordinaire, mais autre chose de plus dur, de plus calmement cruel pour nous, pour moi. Tchekhov aussi, après tout, était fâché qu’on ne voie que des tragédies dans ses pièces. “J’ai écrit une comédie”, disait-il de La Cerisaie, et il avait raison, lui aussi. » (Le Monde, 19 avril 1989)

LECTURE ANALYTIQUE

La brutalité de la scèneL’extrême violence de cette scène surgit des pro-pos, de la gestuelle comme de la situation de Zucco. Tout d’abord des propos de Zucco : ses injonctions sont nombreuses « Taisez-vous », (l. 18), « Ferme les yeux, toi. Ne bouge pas », « Écartez-vous » (l. 43). Elles sont dirigées vers les badauds comme vers les otages. Non seulement il tient en joue la Dame, mais par les mots il veut dominer la situation, donner des ordres à tous. Des assertions au futur proche fonc-tionnent comme des sommations : « je vais des-cendre la femme » sous-entendu si personne ne lui donne les clés. Et le présent « je descends cinq hommes » rend l’action immédiate.L’analyse d’autres phrases permettent de mettre en lumière l’attitude de Zucco comme celle d’un enfant capricieux, exigeant qu’on accède à toutes ses volontés : « je veux… », « je ne veux pas » 3 fois, l. 8 et 18. Jusqu’au « je vais » qui annonce la suite, et « je prends » à la fin de l’extrait. Dire les actes pour pou-voir les mettre en œuvre, c’est signe d’angoisse de ne pouvoir le faire. Ici face à une femme, un enfant. Tentative d’affirmation de soi, omniprésence de l’égo, surenchère de l’action. La voiture et sa marque participe à cette recherche, cet affichage de puis-sance désirée (la voiture comme symbole de puis-sance masculine est aujourd’hui un poncif publicitaire et donne l’image d’une société masculine affirmée) : « je veux une Porsche. Je ne veux pas qu’on se foute de ma gueule. » (l. 8). L’utilisation d’un registre de langue grossière accentue la symbolique.La scène ainsi mise sous tension laisse place égale-ment aux réactions des badauds et à celle de la Dame qui vont obliger Zucco à faire des somma-tions pour contenir la scène qui se délite : « Je vais descendre la femme, et je me tire une balle dans la tête » (l. 33). « je descends cinq personnes et je me descends après » (l. 35). Le carnage est imminent, accentué par le parallélisme de la construction et la répétition du verbe familier « descendre » dans cet emploi. Le suicide pour Zucco est alors dans ces deux phrases d’une logique évidente, comme un prolongement du geste meurtrier.

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Cependant, à ce moment-là de la scène, l’enfant n’entre pas dans le carnage envisagé. Comment la bascule va-t-elle se produire puisqu’on le sait, c’est l’enfant qui sera tué, la dernière didascalie le précise de façon terrible comme un coup de théâtre puisque Zucco a récupéré les clés et donc obtenu la voiture demandée. Voici les termes de la didascalie finale : « Tout le monde s’écarte. Tenant d’une main le pis-tolet, Zucco se penche, prend la tête de l’enfant par les cheveux, et lui tire une balle dans la nuque. Hur-lements, fuite. Tenant le pistolet braqué sur la gorge de la femme, Zucco, dans le parc presque déserté, se dirige vers la voiture. » Aucun élément ici ne donne d’explication à ce changement brutal. La femme certes reste son otage dans sa fuite, mais pourquoi cette décision/impulsion vers le meurtre de l’enfant ? Meurtre abject qui ne se comprend pas d’autant qu’une des passante s’exclame : « L’enfant est sauvé. Merci mon Dieu. »Des éléments de réponse résident certainement dans la difficulté de Zucco à gérer la situation, il ne peut faire taire les passants malgré l’impératif et le pistolet « Taisez-vous. » (l. 18). Malgré les somma-tions de la fin de l’extrait. C’est également la peur qu’éprouve Zucco dans tout le tableau, l’enfant le lui dit d’ailleurs avant de se retrouver au sol au début de ce tableau X : « Mais pourquoi avez-vous peur de moi ? répète-t-il 3 fois. « Vous tremblez, ajoute-t-il également trois fois. L’enfant veut juste sauver sa mère : « je ne veux pas qu’on tue ma mère ». Zucco voit peut-être dans cet enfant un double de lui-même, ou un inverse de lui-même, lui qui n’a pas sauvé sa mère (tableau II – Meurtre de la mère, 1er extrait de cette séquence p. 208). Il détruit sa part d’enfant en tuant l’enfant, et envoie de lui-même son acte dans les pires aberrations des tour-ments de l’humanité. Ce crime lui sera reproché doublement par les voix du tableau XV : « Mais un enfant Zucco ; on ne tue pas un enfant. »La troisième explication possible est donnée par l’une des passantes (qui donne la même explication que l’une des prostituées du Petit Chicago au tableau VIII p. 212 juste après la tirade au téléphone, et nous rappelle la métaphore de la voiture cassée de la mère de Zucco en parlant de lui au tableau II), la folie : « puisque c’est un fou, c’est un fou » (l. 10). La répétition de la phrase appuyée par la conjonc-tion causale « puisque » semble expliquer les agis-sements de Zucco.Mais si la raison de ses crimes sont le dérèglement de ses perceptions et de ses repères, si c’est un être pris par la folie, comme le dit la passante, comment voir en Zucco un double de nous-mêmes, quelle responsabilité lui imputer ? Quelle réflexion sur la société sortir de ses tourments ? Nous ne pouvons donc emprunter cette voie d’analyse car Koltès, en créant cette scène donne aux badauds et aux pas-sants présents dans le parc un rôle comique évident.

Leurs propos sont donc à prendre sous cet angle y compris celui simpliste de la folie de Zucco. Le poli-cier au tableau XIV dit « Il y a des fois où j’ai presque envie de tuer moi aussi. » De plus, au tableau XII, Koltès fait dire à Zucco, dans son dialogue avec la Dame avec laquelle il s’est réfugié dans la gare, les raisons pour lesquelles il a tué l’enfant : dénigrement de l’enfant par la mère, (« petit morveux »), humilia-tion qu’il a ressentie dans la situation parce qu’on lui refusait la Porsche (« tout s’est enchaîné tout seul à cause de cette histoire de Porsche »). Pas de folie ici ni rien qui y mène. Le spectateur est face à un rai-sonnement qui le trouble. L’enfant semble effective-ment être le double de Zucco qu’il a effacé en le tuant.

De la satire au grotesque

Les badauds ne sont pas des personnages, ils sont des types qui endossent une diversité de caractères ou de postures, comme dans la comédie de mœurs, ou la commedia dell’arte. Ainsi leur nom se résume à leur genre, homme, femme. Les élèves s’amuseront facilement à retrouver les types et leurs répliques : on retrouve la gentille qui aime les enfants « est-ce que le méchant pied ne te fait pas mal ? »(l. 16), la peureuse, le grincheux, la grossière, le moqueur, le soi-disant courageux, le spécialiste en voiture (« 280 SE, je crois » dit-il à la ligne 4 alors qu’il y a une prise d’otage)… un chœur banal de la vie quotidienne, un chœur contemporain qui par sa quotidienneté, ses clichés et ses réactions va apporter une satire inat-tendue dans le climax de la scène tragique. Chaque passant crée un foyer de discussion qui attire l’at-tention du spectateur, donc très vite le désordre s’installe et participe à la mise en tension de la scène. « Le flic » quant à lui est nommé par sa fonc-tion. La phrase « Nous avons nos raisons » (l. 29) montre qu’ils sont au moins deux mais leur attitude vient contredire leur fonction qui leur demande de protéger la population. Ici ils sont en retrait « Allez savoir. Ils restent à l’écart. » (l. 12) dit l’un des cho-reutes. La satire des policiers va s’amplifier avec les didascalies qui précisent un jeu de scène qui doit être hilarant alors qu’un passant croit à un plan de leur part (« Ils ont un plan c’est sûr ». l. 39) : quand ils donnent, par lâcheté, les clés à Zucco grâce à un bâton qui leur permet, en passant entre « les jambes des gens » de ne pas s’approcher de lui. Dans la mise en scène de P. Bureau en 2010, les policiers utilisent une canne à pêche dont ils tentent déses-pérément d’ajuster la direction vers Zucco, scène qui a provoqué immédiatement le rire du public tant elle était grotesque. Le vocabulaire populaire est également présent « Raisons mon cul » (l. 30) de la part d’une passante, et l’otage elle-même qui demande aux passants « de fermer vos gueules » et de partir « torcher vos mômes » (l. 22 et 23) pour accentuer l’attitude des policiers apeurés devant

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Zucco et l’attitude des passants voyeurs. Il sera facile aux élèves, dans ce passage, d’imaginer com-ment pousser les traits comiques.

Synthèse

Ce travail sur le registre comique permet en effet d’accentuer l’écart entre les réactions des gens, comiques malgré eux, et la tragédie qui se met en place. Elle devient imminente quand Zucco lance ses invectives, ses menaces. Le bruit de la détona-tion surprend personnages et public. La tragédie a éclaté au visage de tous ! Stupéfaction et horreur, retour à la tragédie classique. C’est exactement ce moment qui est pris en photo dans la mise en scène de G. Garutti à la page 218, l’effroi des personnages et l’abattement de Zucco après l’acte (cf. l’analyse de cette photo dans les pages sur la scénographie de la pièce qui suivent.)

Lecture d’image

Peu d’éléments pour planter le décor : le banc et, au fond, des bandes blanches reçoivent en projection l’image d’un parc arboré, d’autres bancs, un che-min… Le sac de la Dame posé contre le banc rap-pelle que le début de la scène a permis la rencontre des deux personnages et un jeu de séduction. La matière du banc imitant la pierre permet d’appuyer l’évolution de la scène vers la violence lorsque la femme a refusé de donner ses clés. La violence émerge de la position et de la gestuelle des person-nages tous deux dénigrés, animalisés, pris en otage, de chaque côté du corps de Zucco : la dame écra-sée sur le banc, à genoux, face public, ce qui permet de montrer l’expression du visage, le pistolet sur la tempe, le garçon allongé au sol, les bras sur le dos, la tête écrasée par le pied de Zucco. Les deux visages meurtris, le regard de la femme vers son fils, forment une ligne qui passe par le genou de la jambe d’appui de Zucco. Les deux jambes et les deux bras de Zucco forment deux carrés oppressifs, comme si la violence sortait de tout son corps, dominante et sûre, montrant les deux niveaux de violence, le banc et le sol. Cependant Zucco a un troisième lieu de ten-sion, les badauds, qu’il tient sous son regard appuyé.

VOCABULAIRE

Le mot « fou » vient du latin follis : sac gonflé d’air, soufflet/au sens figuré : esprit vide. Il désigne quelqu’un dont le comportement est extravagant et déraisonnable : contraire à la raison, à la sagesse, à la prudence, aux normes sociales. Il qualifie égale-ment une personne qui a perdu la raison, qui est atteinte d’aliénation mentale (folie).Dans les propos de la passante, comme ceux de la prostituée du tableau VIII et ceux du policier du tableau XIV, il s’agit de l’aliénation mentale car il est dit « c’est un fou » et non il est fou. Ses règles et ses

repères sont donc d’un autre ordre pour ces deux femmes.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Demandez aux élèves de construire la partie en regroupant puis organisant les éléments comiques repérés. Cela sera l’occasion de réviser les cinq comiques au théâtre (de mots, de situation, de caractères, de geste, de mœurs.) Mais une tout autre planification est possible.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Le monde de la médiocrité et de la vulgarité dans la pièce :On peut demander aux élèves de faire un exposé sur l’une des problématiques suivantes en s’appuyant sur les tableaux de la pièce.

• Les gardiens incapables (tableaux I et XV)

• Le père ivrogne (tableau II), le frère souteneur (la tirade du tableau V) et la vente de la gamine (tableau XI)

• Le monde de la rue des bas-fonds, prostituées et souteneurs (tableau VIII)

• Les badauds dans le jardin public et leur « sale gueule » (tableau X)

• Le monde perverti dans la tirade de la sœur (tableau XIII)

Texte 5 - Zucco au soleil (tableau XV) p. 216

OBJECTIFS ET ENJEUX – Quel sens donner à cette scène finale ? à ce choix de Zucco ?

– Quel est le statut du personnage principal, mythe, héros ou anti-héros ?

– Comment la foule (ici des voix, pas de corps) participe-t-elle à la métamorphose ?

Les tableaux qui séparent le tableau X, précédem-ment analysé, du tableau XV, montrent l’impossibi-lité de Zucco de pouvoir fuir, il refuse finalement la Porsche car trop voyante, et dans la gare où il se réfugie avec la Dame du parc, pensant prendre un train, il préférera finalement quitter les lieux et cette femme qui pleure de dépit ou de solitude. Zucco retournera dans le quartier du petit Chicago où la Gamine va le dénoncer aux policiers (le baiser de Dalila) qui l’arrêtent. Le tableau XV ferme la pièce par la même situation spatiale du tableau I, « le som-met des toits de la prison » (didascalie) mais inver-sée pour le temps « à midi », « au soleil » (titre). De nouveau la pleine lumière (cf. tableau X) mais cette fois pour un tableau final extraordinaire et para-doxal : une chute ascensionnelle !

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

MISE EN JEU

Objectif : retrouver le dialogue des voix et de Zucco dans l’improvisation.Zucco est sur les toits, les autres personnages n’ap-paraissent, ou plutôt ne s’entendent que par leur voix (des gardiens et des prisonniers), leur nombre est d’ailleurs à définir puisque Koltès ne l’indique pas. Pour expérimenter ce dialogue improbable et avec la connaissance de la pièce qu’ont les élèves, formez des groupes de 5 ou 6 élèves dont l’un joue-rait Zucco, les autres feraient les voix en improvisant les répliques selon leur connaissance du person-nage et de la pièce. Celui qui jouerait Zucco marche-rait au sol, sur une ligne imaginaire comme un funambule, cherchant sans cesse l’équilibre, au centre de l’aire de jeu, réagissant ou non aux voix.

LECTURE ANALYTIQUE

Le rôle des voixCe tableau fait écho au tableau X lorsque, dans le parc de la ville, les passants deviennent des badauds témoins de la prise d’otage en commentant la scène comme le fait le chœur antique. Ici les corps ont dis-paru pour ne laisser que les voix. Les voix des pri-sonniers et des gardiens témoins de la scène. De nouveau le chœur antique mais sans corps. Ce tableau est aussi un écho (inversé) au tableau I où les gardes n’entendaient pas, Zucco était dans l’ombre, alors qu’ici ce ne sont que des voix et Zucco est le seul visible. L’espace est par contre le même : le toit de la prison. C’est donc une impasse pour Zucco. La pièce a en effet commencé sur les toits. Zucco a cherché à fuir la ville et ses démons, après 13 étapes, des rencontres et trois meurtres, il se retrouve au même endroit ! La prison est-elle une métaphore de la société, qui rend impossible la fuite, l’échappatoire ? Quelle peut être l’issue de cette boucle qui se resserre ? Dans le métro (tableau VI) Zucco a su aider le vieil homme à sortir de ses méandres mais ici, l’issue ne peut être que le bout du toit, puisque Roberto Zucco ne peut rester enfermé plus d’une heure : « Zucco, Zucco, dis-nous comment tu fais pour ne pas rester une heure en prison ? » (Une voix juste avant le passage étudié – cf. le tableau II où Zucco dit à sa mère « On ne me gardera jamais plus de quelques heures en prison. Jamais » renforcé par la répétition).Le spectateur n’a que les voix à entendre, la didas-calie initiale est formelle « on ne voit personne, pen-dant toute la scène, sauf Zucco quand il grimpe au sommet du toit ». Est-ce une anticipation, de la part de l’auteur, de ce que va vivre Zucco, la perte de la matérialité de son corps ? ou simplement pour que le spectateur participe à cette mise en voix ? En effet les rangées de spectateurs se retrouvent asso-ciées aux coulisses d’où sortent les voix. On peut

demander aux élèves d’imaginer d’où pourraient provenir les voix si l’on voulait que les spectateurs se sentent des voix parmi d’autres. Tous voyeurs, tous commentant l’événement. Même si aucune indication n’est donnée puisque toutes s’appellent « une voix », la succession des répliques nous per-met cependant de distinguer lesquelles sont aux prisonniers, lesquelles aux gardiens. Certaines cependant sont assez libres. Ici vous pouvez propo-ser un exercice de lecture à voix haute à vos élèves. Uniquement pour rechercher, spontanément à la découverte de la lecture, les intentions des « per-sonnages », au moins définir si c’est un gardien ou un prisonnier à chaque voix. Les élèves feront des propositions pour les répliques libres. Toutes les répliques des voix fonctionnent sur une scansion courte, y compris dans les longues phrases, ponc-tuées par des virgules ; le souffle est donc court, aux nombreuses reprises, comme si le locuteur était en attente. Zucco répond de même, le souffle court, prêt à agir.

Certaines phrases apparaissent comme des pro-verbes au présent de vérité générale : « il y a tou-jours une femme pour trahir » (l. 27), « on serait tous en liberté sans les femmes » (l. 28). Ces sentences font clairement appel à la légende biblique de Dalila (cf. ci-dessous). Mais également à la misogynie (un exposé sur les femmes de la pièce serait intéressant).

Certaines phrases sont moralisantes : « Il ne faut pas toucher à ses parents ». (l. 5), « on ne tue pas un enfant » (l. 8) rappelant les commandements. Zucco répond en écho à ses phrases, en suivant la même construction « il est normal de tuer ses parents » dit-il par provocation.

À plusieurs reprises les répliques se répondent, créant un dialogue construit avec ou sans Zucco. Les mots qui se distinguent alors sont des noms : Zucco, cinq fois dans ce passage (comme pour réentendre ce nom qu’il a peur de perdre (cf. tableau XII), Goliath, Samson, et Dalila. Zucco est donc relié aux héros de la Bible par sa force pro-digieuse, première reconnaissance (cf. le tableau II où le spectateur le découvre frappant avec force la porte de la chambre de sa mère).

Goliath et Samson sont des personnages de la Bible. Goliath serait un descendant de géants, issus de l’union entre des anges et des femmes (Bible, livre de la Genèse, chapitre 6 versets 1 à 4). Il est le héros des Philistins, ennemis d’Israël. Le roi David d’Israël le terrasse à l’aide d’une fronde (Samuel, chapitre 17, versets 1 à 58).

Samson (de chemech, « petit soleil ») possède une force extraordinaire cachée dans la longueur de sa chevelure, cadeau de Dieu, de façon à délivrer Israël des Philistins. Dalila, sa femme et Philistine, le trahit en lui coupant les cheveux et en le livrant ainsi sans

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Français 1re – Livre du professeur

force à ses ennemis. (Livre des Juges, chapitre 14, versets 4 et suivants).La référence à ces personnages, mêlant les connais-sances bibliques et celles de la vie des prisonniers et leurs fantasmes (mélange de registres) met en valeur la force de Zucco, son secret (son nom), la trahison de la Gamine qui le terrasse. Le résumé de l’histoire de Zucco, comme une oraison funèbre.Mais les phrases prononcées par Zucco rappellent ses transgressions auxquelles il donne des raisons ou une interprétation différente, ses références à lui sont animales : « Quand j’avance, je fonce, je ne vois plus les obstacles » (l. 2), il se compare alors au rhinocéros, (« une vraie bête » dit une voix en parlant du truand marseillais auquel il est comparé, l. 20) que nous avions déjà rencontré au tableau III lorsqu’avec la Gamine ils rêvaient d’Afrique. « J’écrase les autres animaux, non par méchanceté mais parce que je ne les ai pas vus » (l. 10-11). Une explication métaphorisée des meurtres de Zucco. La curieuse réplique d’une voix « avec une mâchoire d’âne » porte une double interprétation, la mâchoire renvoie à la mort, au cadavre de l’animal auquel Zucco se compare, mais c’est le rhinocéros et non l’âne, symbole animal de bêtise. Le tour prend une voie comique ici par la discussion improbable et les expressions populaires. Les prisonniers semblent trouver en Zucco un porte-parole, un « héros » (l. 15) auquel ils peuvent s’identifier.Le spectateur peut-il éprouver de l’empathie pour Zucco dans cette première partie de l’extrait ? Diffi-cile à dire, entre le comique créé par le mélange de références et de registres de langue, entre provoca-tion et sagesse populaire, dans l’attente du dénoue-ment tragique, le spectateur est pris en étau…

Un dénouement symbolique

Le soleil prend alors toute la place dans la scène et sur scène : « Le soleil monte, brillant, extraordinai-rement lumineux, un grand vent se lève » dit la didascalie. Le soleil prend également la place dans les mots de Zucco et termine avec lui la pièce, c’est le titre du tableau. Il est aisé ici pour les élèves de trouver le champ lexical de la lumière, et moins nombreux, celui du vent, qui va parcourir les der-nières répliques de Zucco. Soleil et vent, les élé-ments vont se déchaîner, « un vent d’ouragan se lève » (l. 46), au sens propre du terme, perdre leurs chaînes, les arracher, c’est-à-dire se libérer comme Zucco en sautant du toit « Zucco vacille » (l. 46) tel un saut de l’ange. La référence à Icare est détermi-nante. Dans de nombreuses mises en scène, pour répondre aux didascalies sur la montée du soleil et aux qualificatifs et comparatifs « extraordinairement lumineux » (l. 29) et « aveuglant comme l’éclat d’une bombe atomique » (l. 51) de nombreux projecteurs placés en fond de scène s’allument brusquement éclairant démesurément les spectateurs. Cet effet

est saisissant et en effet « on ne voit plus rien » (didascalie en exergue l. 52) que cette lumière aveu-glante. Le spectateur cligne des yeux pour tenter de voir ce qui se passe. Voir Zucco. Mais c’est la voix, un cri qui termine la pièce « il tombe ». L’opposition ici est pleine et entière, le soleil monte et Zucco tombe. Chute ascensionnelle. Mais un corps dis-paru, dématérialisé par la lumière « atomique » dit Koltès, puisqu’« on ne voit plus rien ». Zucco est Icare et Goliath à la fois. L’image du manuel p. 217 est celle du spectacle intitulé « Icare » de Michel Lemieux et Victor Pilon (2013), deux artistes cana-diens metteurs en scène qui utilisent les arts numé-riques dans leurs créations. Voyez avec vos élèves sur leur site (4Dart.com) les extraits de ce spectacle montrant l’ascension et la chute d’Icare, et compa-rez avec les dernières lignes de cette pièce. C’est fulgurant ! La comparaison avec les tableaux de Bruegel l’Ancien, La Chute d’Icare (1558) et de Saraceni, La Chute d’Icare (1600 et 1607) sera inté-ressante d’un point de vue de l’histoire de l’art.

De nouveau dans cette fin de scène, le mélange des registres étonne (vocabulaire populaire, thèmes croisés). Les réactions des voix aux propositions de Zucco sont décalées, et prennent par là même un tour parfois comique. Là encore le spectateur a du mal à démêler le propos et entend dans la bouche de Zucco un hymne au soleil très curieux. Il nous faut, pour tenter de comprendre, lire la dédicace de Koltès au dieu Mithra dont le culte se développa à Rome au début de notre ère. Les recherches que vous pourrez donner aux élèves vous conduiront vers la puissance de ce dieu solaire, dont les rituels se forment autour du sacrifice du taureau. La partici-pation au mystère de son culte garantit l’immortalité. En effet, dans cette croyance, Mithra apporte aux hommes l’espoir d’une vie au-delà de la mort, puisqu’il est accueilli au ciel par Apollon.

On comprend alors les phrases de Zucco, la réfé-rence au sexe du soleil et la référence à la prière aux lignes 44 et 45 que l’on retrouve dans la dédicace : « Après la seconde prière, tu verras le disque solaire se déployer et tu verras pendre de lui le phallus, l’ori-gine du vent ; et si tu tournes ton visage vers l’Orient, il s’y déplacera, et si tu tournes ton visage vers l’Oc-cident, il te suivra. » (Liturgie de Mithra, grand papy-rus de Paris, cité par C. Yung lors de sa dernière interview à la BBC). Il s’agit ici pour l’initié d’une ascension solaire pour accéder à l’immortalité. Sa matérialité disparaît dans les quatre éléments en furie qui le font renaître.

Au milieu de ces éléments appartenant à la mys-tique mithraïste, apparaît une réplique en contradic-tion : « comment voudrais-tu que quelque chose bouge, là-haut ? Tout y est fixé pour l’éternité, et bien cloué, bien boulonné. » (l. 40 et 41). La construction anaphorique et le registre familier

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

insiste sur le refus, avec humour moqueur, de toute spiritualité, de toute angoisse existentielle.

SynthèseDevant la mort imminente, quelles croyances vont permettre à l’homme de sortir de sa condition ? Le désir d’immortalité est bien tentant, semble dire Kol-tès (ce sera sa dernière œuvre, Koltès est malade du sida et meurt peu après). « On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre » (début du tableau XV), c’est la liberté totale de l’individu, l’absence de murs, l’homme libéré des carcans de la société, mais à la lumière de cette scène, on peut penser au lien entre la vie et la mort, les vivants et les morts qui jamais ne sera cassé, impossible, interrompu. La métaphore du mur est ici éclairante et polysémique à la fois comme l’est l’image de la chute vers le haut de Zucco.

VOCABULAIRE ET S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

En comparant les différents répliques des quatre tableaux (I, VIII, X et XV), on pourra mettre en valeur la portée morale de cette fin, la sagesse populaire mais également la volonté pour Koltès de s’échap-per du fait divers (les meurtres) pour ne retenir qu’un homme, dans une force indestructible, tentant d’échapper à sa condition, épris de liberté et d’im-mortalité. En cela le mythe est présent. Si l’on prend l’étymologie du mot « héros » Zucco en choisissant cette fin, suivre le dieu solaire, se veut héros, demi-dieu, transcendant sa condition de mortel. Cepen-dant le sens de ce mot a évolué et les exploits de ces êtres légendaires en font des êtres vertueux, œuvrant pour le bien de la communauté. La notion d’anti-héros se retrouve dans l’acception littéraire de ce mot désignant le personnage principal d’œuvre de fiction lorsque celui-ci est lâche ou malveillant.Le débat est ouvert avec les élèves pour le sens à donner à cette fin.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Voici deux sujets de dissertation et une recherche :

➤ Et vous, comment voyez-vous cette scène finale ? Une rédemption, une résurrection, l’immor-talité, une fuite des responsabilités ?

➤ Pensez-vous que pris en étau par la réalité, l’homme ne peut s’en libérer que par les mythes qui lui permettent de se transcender ?

➤ On peut relire les vers de Victor Hugo déclamés par Zucco au début du tableau VIII et trouver les échos dans cette scène.

Dossier Mise en scène – La scénographie : Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco (1990) p. 218

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comment rendre compte sur la scène (un grand espace vide) des nombreux lieux de la pièce de Koltès ?

– Faut-il construire un espace scénographique qui puisse s’adapter facilement à ces différents lieux en sachant que Koltès a joué sur l’alternance, les lieux de la Gamine, et ceux de Zucco, et sur les contrastes, les lieux intimes (la cuisine) et les grands espaces, une rue du petit Chicago, sur l’ombre (la nuit, souvent) et la lumière (le jour – 2 scènes seulement) ?

Nous verrons que les metteurs en scène et scéno-graphes ont plusieurs voies possibles :

• La voie symbolique : un objet symbolisant le lieu est amené par le régisseur plateau et s’impose sur la scène pour la compréhension des spectateurs. Le spectateur, au fait de l’illusion théâtrale, en accepte les codes. C’est le cas du tableau X de la mise en scène de Pauline Bureau p. 214, avec le banc et la projection de l’image du parc (cf. analyse de l’image correspondant à l’extrait de ce tableau).

• Un décor qui restera le même. En effet il a été conçu pour correspondre à tous les lieux car sym-boliquement il les contient tous : mise en scène de G. Garutti, (photographie 2), et la mise en scène de Christophe Perton en 2009 (les photographies des pages 209 et 211). Sabin Anca, scénographe de Garutti, explique (cf. citation) l’enjeu de la symbolisa-tion du décor : la présence de la ville est rendue par ces tours de grillage de tailles différentes qui laisse-ront des reflets selon la lumière. Dans la scène que représente la photographie (le tableau X du meurtre de l’enfant) les tours sont éclairées, très lumineuses, et l’espace de jeu est dans l’ombre, alors que la scène a lieu en plein jour dans un parc. Le choix des lumières ici est totalement tourné vers la pré-sence prégnante de la ville, des couleurs chaudes, de la ville rayonnante, du « contexte urbain » comme dit Anca qui emporte les personnages perdus. Les zones sombres des individus restent dans l’ombre. Perton, quant à lui (photographies p. 209 et 211) avec son scénographe, Christian Fenouillat, choi-siront quelques sièges comme ceux que l’on ren-contre au cinéma, et des coulisses à vue où les comédiens attendent leur tour d’entrer en scène. Le spectateur se retrouve alors comme le comédien en attente de jouer son rôle dans la coulisse, voyeur, observateur mais bientôt acteur, de quel rôle ? L’his-toire de Zucco devient alors un miroir où chacun de nous peut retrouver ses zones sombres.

• Un dispositif complet qui puisse par des change-ments à vue ou dans le noir s’adapter aux lieux des

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Français 1re – Livre du professeur

tableaux. Car comment passer, par exemple, de la scène de la cuisine (tableau III), particulièrement de la table de la fin du tableau, à la réception d’un hôtel du Petit Chicago (tableau IV), pour revenir à la cui-sine du tableau V où l’on retrouve la Gamine.

• Les photographies de la double page rendant compte de ce choix sont les 1, 3 et 4, mise en scènes de Denis Marleau et celle de Pauline Bureau. La photographie 3 de la maquette conçue par Emmanuelle Roy est très intéressante à étudier car on y voit les différents espaces. Les élèves peuvent facilement retrouver les tableaux qui s’y joueront. Les espaces ne sont pas tous présents sur la scène, par exemple, la grande « arche » à droite (côté cour) ne viendra sur la scène qu’au tableau XII (la gare) mais le haut ne sera pas en lumière, celui-ci ne le sera qu’à la dernière scène lorsque Zucco est sur les toits. Le grand bloc à gauche (côté jardin) pivote sur lui-même pour laisser apparaître la cuisine, l’hô-tel du Petit Chicago comme on le voit sur la pho-tographie 4 ou encore le bureau des inspecteurs. La charpente de métal qui apparaît en haut de la maquette, est celle du théâtre lui-même (les rampes où sont accrochés les projecteurs), cet espace est alors visible par le spectateur comme le fera Lluis Pasqual avec l’Odéon (cf. plus bas pour les expli-cations). L’espace de jeu s’élargit donc à tout le théâtre y compris les gradins où sont installés les spectateurs pris directement par là même dans la tourmente. La lumière de la scène, avant le saut de Zucco et l’illumination brutale de l’aire de jeu (cf. didascalie finale) est ici violette, couleur dans la liturgie catholique, celle du temps de pénitence et de deuil. Les personnages devenus des voix dans ce tableau sont ici présents et regardent le public comme un miroir dans lequel il doit se voir.

• Jouer avec les espaces des lieux de la représen-tation : Lluis Pasqual par exemple a réalisé plusieurs mises en scène de la pièce en différents lieux. Il est intéressant de noter que pour rendre compte de la réalité des espaces de la pièce, il a cherché à la représenter à deux reprises dans des lieux non théâ-traux : un hangar à Barcelone aux murs de béton, ou un lieu industriel à Venise. Dans la photographie de sa mise en scène à l’Odéon en 1994 (p. 213- cf. ana-lyse de la photographie dans l’analyse du passage du tableau VIII), son scénographe, Frédéric Amat, recrée un mur d’un lieu désaffecté comme celui de Barcelone.

• La matière explique Pasqual est aussi importante que le lieu, elle renvoie en sonorité le texte diffé-remment, sa préférence va donc au mur, au béton, comme le suggère le choix de Pauline Bureau (pho-tographies 3 et 4). Ou le métal comme le fera Mar-leau (photographie 1). L’âpreté, la froideur de ces matières renvoient pour les metteurs en scène à la brutalité, la violence de la pièce comme à l’âpreté du texte de Koltès.

• Si Emmanuelle Roy a préféré une arche pour le dernier tableau (cf. « trajet ascensionnel « dans sa citation) c’est pour faire évoluer Zucco le long de la barre et ainsi faire peur aux spectateurs car la chute est probable (le comédien est en effet en danger réel). Zucco dans la mise en scène de Marleau (pho-tographie 1) va pour le dernier tableau monter à l’in-térieur de cette tour de métal, le spectateur assiste alors à l’ascension véritable, et non symbolique. Le choix ici des barres de métal renvoie aux barres des prisons que veut fuir à tout prix Zucco. Pasqual lors de sa représentation à l’Odéon en 1994 fait grim-per Zucco, pour le dernier tableau, dans l’une des arcades qui décorent l’espace situé entre le haut de la scène et le plafond, dans l’espace même du théâtre mais pas dans l’espace scénique, il agran-dit ainsi la scène à tout l’espace qui surplombe le spectateur, comme si Zucco à ce moment-là sortait de la boîte noire magique (de la scène) pour prendre l’espace réel des spectateurs et les questionner.

• Patrice Chéreau, metteur en scène fidèle de Kol-tès n’a pas monté Roberto Zucco, pour deux raisons, Koltès ne le désirait pas (Koltès voulait se libérer de la « tutelle » de Chéreau qui montait tous ses textes, ce qui devait empêcher d’autres metteurs en scène de s’emparer de ses pièces), et Chéreau n’a pas aimé le texte lors de sa lecture, il y lisait une autre langue.

PROLONGEMENT

Pour la scénographie du tableau XV, on se posera la question de comment suggérer la hauteur des toits et la lumière du soleil dans laquelle « tombe » Zucco, sans faire dans le technicisme dénué de sens. Deman-dez aux élèves de lire les propos de Lluis Pasqual (ci-dessous), d’en étudier la teneur, puis par groupe de 5 élèves d’organiser le débat jusqu’à proposer à la classe une scénographie de ce tableau XV, sous la forme d’une maquette, de dessins, ou en la jouant…, qui rende compte de la vision de la pièce du groupe.

En lisant Roberto Zucco, j’ai ressenti l’envie et le besoin de monter ce texte tout de suite, C’est une pièce suicidaire, l’histoire d’un homme qui va vers la mort de façon consciente et qui contamine tout. (…) Pour la jouer, je crois qu’il faut s’accrocher au réel : pour la scène finale, j’ai suspendu Zucco au plafond du théâtre de l’Odéon ; à Barcelone, il était à 38 mètres du sol. (…)Dans la pièce, il faut trouver le soleil final. Pour cela, j’ai essayé d’aveugler le public avec de gros projecteurs. Cette marche de Zucco vers le soleil rappelle la marche de Koltès à la fin de sa vie vers le Mexique et l’Afrique où lui aussi cherche ce soleil, synonyme de mort, car, comme dans Hamlet, celui qui est parvenu à la lumière et à la vérité doit mourir. Par cet Ange Noir, cet ange tombé, déchu, Koltès, dans toute sa modernité, s’installe dans une grande tradition.

Lluis Paqual, propos recueillis par Rostom Mesli dans Le Magazine littéraire, février 2001.

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 220

CONTEXTE DE L’ŒUVRE

Dans les entretiens nombreux accordés à la presse (cf. Une part de ma vie. Entretiens (1983-1989, Édi-tions de minuit, 1999), Koltès a toujours expliqué l’écriture de la pièce par la fascination qu’il éprouvait pour le visage du véritable meurtrier en série Roberto Succo qu’il voit pour la première fois sur des affiches en plein Paris. Il suit l’affaire qui terrorise le midi de la France où de déroule les meurtres et voit le repor-tage à la télévision montrant Succo sur les toits de la prison, se déshabillant en proférant des insultes aux journalistes qui l’interpellent. Ces scènes se retrouvent dans la pièce comme un substrat vivant qui inspire l’auteur qui écrit, dit-il, pour la première fois d’après un fait divers. Cela ne nous empêche pas de penser au visage de Koltès, étrangement ressemblant, et à la maladie du sida dont Koltès se sait atteint et qui, le suspendant à la mort, lui fait poser certainement un regard particulier sur cet être à la provocation meurtrière. Les propos de Marion Vignal sont intéressants à ce sujet :« Jacques Nichet [qui a monté plusieurs pièces de Koltès] considère que « Koltès est un griot. Comme tout bon narrateur, il invente des histoires entre le conte fantastique et le mythe ». C’est certainement dans sa pièce posthume, Roberto Zucco, que cette dimension est la plus forte. En s’inspirant de l’his-toire récente d’un jeune serial killer du nom de Succo, à la beauté angélique, Koltès sait qu’il s’ex-pose au scandale. Interdite à Chambéry, en 1991, où un agent de police avait été tué au moment des faits par le vrai meurtrier, la pièce présentée par Bruno Boëglin [metteur en scène] soulève un débat hou-leux entre réalité et fiction. À travers l’irrésistible ascension vers le soleil (et la mort) de ce héros tra-gique, tour à tour Goliath et Samson trahi par une femme, l’auteur n’a pourtant jamais été si près de l’autobiographie. » (Extrait de « Koltès ou la vie dans le texte » de Marion Vignal, L’Express, 8/03/2001)

• Pour la biographie de Koltès, des entretiens et des analyses de ses œuvres, quelques ouvrages : – B-M KolTès, Une part de ma vie. Entretiens (1983-

1989, Éditions de minuit, 1999) – B-M KolTès, Lettres (Éditions de Minuit, 2009), la

correspondance de Koltès. – Théâtre aujourd’hui n° 5, « Koltès, combats avec

la scène » (Scérén- CNDP, 1996) avec des diaposi-tives de mises en scène et un CD d’interviews et d’extraits de mises en scène. – Christophe BidenT, Bernard-Marie Koltès, Généa-

logies (Farrago, 2000), un essai. – Le site officiel de l’auteur à son nom, et autres

sites pour des extraits d’interview en ligne ou de mises en scène (INA, theatre-contemprain.net…)

• Pour la biographie de Roberto Succo, sont disponibles un roman, un film et plusieurs sites sur Internet : Pascale Froment, Roberto Succo, (je te tue). Histoire vraie d’un assassin sans raison (Gal-limard, 2001) ; Cédric Kahn, Roberto Succo (2001, sélection officielle du 54e festival de Cannes en 2001).

PARCOURS DE LECTURE

La construction de l’œuvreLa lecture des deux dernières colonnes du tableau (lieu et moment de l’action) met en valeur les lieux multiples alors que la scène est unique (et non unité de lieu de la tragédie classique) et le moment de la journée auquel se passent les événements (non plus unité de temps). La diversité des lieux appelle donc un traitement particulier de la scénographie (cf. les pages 218 et 219 du manuel) de façon à trouver un dispositif qui permette tous ces lieux, dans un réa-lisme ou une symbolisation (cf. photographie de la maquette de la mise en scène de P. Bureau, p. 219).En observant le tableau, il est facile pour l’élève de remarquer la circularité des lieux voire leur symétrie ou leur contiguïté par deux. La dualité est très forte dans la pièce, les scènes se correspondant souvent par deux (tableaux I et XV, les tableaux XII et XIII, tableaux III et IX…) comme un face-à-face inexo-rable. Quelques lieux n’apparaissent qu’une fois, la chambre de la mère, le métro, le commissariat, lieux emblématiques pour les événements qui s’y déroulent. Seules deux scènes se passent la journée car toutes les autres sont dans une nuit profonde qui cache la cavale du meurtrier. La nuit de la première scène a sa symétrie, la dernière scène en plein zénith sur les mêmes toits de la prison. Les person-nages sont également souvent par deux, Zucco et sa mère, Zucco et la Gamine, la Gamine et sa Sœur, Zucco et le vieillard, les deux gardiens, Zucco et la Dame… Combat et corps à corps.Le quartier du Petit Chicago, malfamé et aux per-sonnages typés, porte bien son nom en évoquant les films sur la pègre du cinéma américain. La suc-cession des scènes qui s’y déroulent rappelle les plans-séquences, le tableau VIII le montre particuliè-rement avec ces trois espaces délimités sur la scène (le plateau de jeu), le bar, la cabine téléphonique et le lieu de la discussion entre Zucco et le Balèze.

Les personnagesKoltès est certain comme ses contemporains que le comique côtoie le tragique. Cela ne pourra que mettre en valeur la solitude du héros dans une société faite de compromissions. Les personnages sont nommés par leur fonctionnalité (la Mère, la Gamine, la Sœur, l’Inspecteur, le Monsieur, la Pute…). Quand ils sortent de la sphère familiale et privée, les personnages ne sont plus qu’un homme,

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Français 1re – Livre du professeur

une femme. Ils sont alors dans la caricature de leur rôle, habitants d’une société étriquée qui ne pensent qu’à leur petit confort. Le tableau VIII dans les bas-fonds et le tableau X dans le parc sont embléma-tiques de cette critique de la société d’un Koltès qui s’engage. Il déplorera d’ailleurs que ses pièces ne soient vues que comme des pièces sombres, même Chéreau son metteur en scène attitré ne répondra pas à cette demande.Des personnages secondaires par contre se détachent des badauds stupides, le vieillard du métro, le Balèze…La Gamine va vivre une longue descente aux enfers, du viol à la prostitution. Elle est ce double inversé de Zucco, qui l’aime et le trahit (tableau XIV). Zucco ne laisse personne indifférent, avec les hommes c’est la bagarre, la survie, avec les femmes, prostituées ou bourgeoises, c’est la séduction. Les gardiens (tableau I) et les prisonniers du dernier tableau sont eux aussi fascinés par sa force.Si la pièce porte le nom de Roberto Zucco, il existe un autre personnage qui occupe une place impor-tante dans la pièce : la Gamine. Sa trajectoire va suivre celle de Zucco mais dans un mouvement cette fois descendant : sa destinée sera tragique au sens classique. Elle fait une fugue pour échapper au cercle familial qui l’enferme quand Zucco échappe à l’enfermement de la prison, elle sera violée par cet être qui prend tout sans se poser de questions. Appartenant alors à celui qui l’a affranchi de la virgi-nité, elle sera fascinée elle aussi, comme une allégo-rie du public, par celui qui l’a transformée. À partir de cet instant sa chute sera inexorable, elle décide de partir au tableau 7 à la recherche de cet homme et ne fera que s’enfoncer dans la prostitution, ven-due par son frère. La Gamine apparaît (ou on en parle) dans 7 tableaux pour 9 de Zucco, alternant leur présence sur le plateau comme des séquences de cinéma. Ils sont ensemble uniquement aux tableaux iii et xiv, le 1er pour l’aveu du nom et le 2e pour la dénonciation. La boucle est bouclée mais la Gamine, que deviendra-t-elle, abandonnée de tous et dans la fange du petit-Chicago.Roberto Zucco, le seul personnage de la pièce ayant un nom, va, par la violence et le meurtre, paradoxa-lement libérer chaque personnage du carcan de la société. Sa mère et l’impossible dialogue filial, la Gamine, oiseau en cage, va aimer son violeur tout en le trahissant ; l’Inspecteur en mourant, va être libéré de sa mélancolie, la Dame du jardin public, des convenances de la bourgeoisie, mais y perdra son fils. Zucco, lui-même, se jettera « dans » le soleil, après avoir tué l’enfant, le double de lui-même. L’horreur des meurtres se termine dans l’éclat du soleil, l’immortalité. Seul le Vieillard du métro pris dans le labyrinthe de la société (les méandres des couloirs sombres du métro – tableau VI : « Les lumières de la station se

rallument. Zucco aide le vieux monsieur… ») aura grâce aux yeux de Zucco qui, sans violence, contrai-rement aux autres personnages, sera son guide.

La langue de Koltès

L’écriture de Koltès, au vocabulaire simple, est cependant travaillée rythmiquement : des phrases courtes, brutales, côtoient des phrases longues comme une pause (tableaux VI et XIII). Abusant de la parataxe comme pour montrer l’absence de lien entre les événements, entre les êtres. La langue tri-viale aussi, celle de la colère, comme celle des bas-fonds, qui claque sa violence à nos oreilles.Cependant deux seuls passages rompent avec ce rythme haché, dirons-nous comme deux pauses. Celui du métro, parenthèse dans la nuit où le vieillard hagard, perdu dans les méandres des couloirs (de la vie) demande de l’aide à Zucco. Il ne sera pas tué. Le vieil homme prouve qu’on peut sortir de son che-min habituel, de sa vie ordinaire mais s’il est apeuré et complètement angoissé à cette idée, Zucco, lui va rompre avec la vie ordinaire, ce qu’il ne dit pas au vieillard. Le portrait qu’il fait de lui-même (un garçon ordinaire et transparent) est-ce une idéalisation ou une imposture ? Le 2e passage au rythme d’écriture différent est le monologue de la Sœur (tableau XIII) elle aussi perdue, comme le vieillard, mais cette fois dans ses certitudes, elle a perdu la Gamine qu’elle voulait sauver de la perversion et du vice des hommes et du monde. Passage poétique qui nous renvoie à Ophélie (c’est le titre).Des animaux nombreux, du rhinocéros aux chiens, des rats aux oiseaux composent un bestiaire plein de métaphores et de symboles, au secours des hommes pour trouver une langue nouvelle. « Je songe à l’immortalité du crabe, de la limace et du hanneton » dit Zucco (tableau VIII).

Un mythe contemporain

Samson, Dalila (tableau ix) et la passion du Christ ; Icare (et son envol final), Antigone (« je veux tout, tout de suite » de Anouilh), Oreste (le matricide), Caligula (le meurtre comme seule échappatoire à la mortalité de l’être) ; Hamlet (questions et illusions de l’existence, la folie comme réponse ou stratégie), Ophélie et sa folie réelle (tableau xiii pour la Sœur perdue), Dante et Hugo (extraits de poèmes au tableau viii), Rimbaud, Dostoïevski, Beckett… pour questionner encore la mort et le sens de la vie. Renouant avec les histoires, Koltès ne gardera du théâtre de l’absurde des années 50 que l’insuppor-table incommunicabilité entre les êtres. Zucco dit au tableau iii « je crois qu’il n’y a pas de mots, il n’y a rien à dire » à un téléphone qui est en panne, telle la société en panne d’amour.Il y a longtemps que les dieux ne parlent plus aux hommes, la condition humaine malgré les existen-tialistes n’en est que plus pesante en ces années

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

1980, lorsque de terribles maladies nous imposent leur nom, le sida qui emportera Koltès.Les références bibliques : la force de Goliath, le couple Samson et Dalila (titre du tableau ix, celui de la dénonciation par la Gamine), la trahison par la femme, par les cheveux ou le baiser (de Judas pour le Christ) inspirent l’écriture de Koltès. Le nombre de tableaux (15 mais le premier agit comme un pro-logue) rappelle celui des 14 stations de la Passion du Christ et sa résurrection. Plusieurs autres épi-sodes sont en filigrane (les chutes, les aides, les pleurs des femmes, le dépouillement des vête-ments). Zucco apparaît comme un saint-martyr de lui-même et de l’humaine condition.Le profane est également présent : l’épitaphe à Mithra et l’indication scénique puis les paroles de Zucco de la fin de la pièce, le soleil au zénith, le sexe du soleil. Zucco se transforme en roi-soleil. Il ne meurt donc pas. Cette interprétation rejoint l’inter-prétation précédente du saint-martyr.

• Débat ou dissertationLa pièce Roberto Zucco semble dire que, pris en étau par la réalité, l’homme ne peut s’en libérer que par les mythes qui lui permettent de se transcender. Vous direz si c’est ce qu’a recherché Zucco dans le par-cours singulier que lui donne Koltès dans son œuvre.

Une tragédie contemporaine : le renversement des codesUn « héros » issu des faits divers, un tueur, « d’une beauté fabuleuse » disait Koltès, qui tue sans raison, son père, sa mère, et tous ceux qui croisent sa route, un monstre n’ayant d’autre issue que de se jeter des toits de la prison. Ainsi résumée, la pièce est sordide et déroge aux règles de la tragédie classique. Mais c’est le génie de Koltès que d’aller plus loin, il fonde son récit dans le classicisme pour en détourner les codes et faire de Roberto Zucco un mythe contempo-rain. Ainsi nous le montrent les éléments suivants : – mort annoncée au héros qui transgresse, mais

tous les meurtres de Zucco semblent dénués de sens ;

– construction classique de la pièce : exposition, crise à l’acte central qui déclenche la chute du héros. Ici 15 tableaux (et non 5 actes) pour une crise au tableau VIII qui est en fait un constat de solitude et de souffrance ; – le lieu unique de l’action dans la tragédie clas-

sique disparaît au profit de nombreux lieux urbains : de la chambre au parc, des bas-fonds du Petit-Chicago aux toits de la prison ; – présence du comique grâce aux attitudes gro-

tesques de certains personnages (tableaux VIII et X) pour la satire d’une société étriquée et médiocre. Koltès a regretté que les mises en scène de ses pièces, même celles de Chéreau, aient occulté cet aspect.

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION

Scandale, apologie du meurtre (pièce interdite à Chambéry en 1990 – cf. les coupures de journaux dans Théâtre d’aujourd’hui n° 5 – Scérén CNDP, 1996) car un policier y a été assassiné par R. Succo. La population émue demande l’annulation des représentations, ce que le maire de la ville fera. Les références au véritable meurtrier sont vues comme des provocations. Mais, par cette mise à nu d’un personnage hors-norme, Koltès nous parle égale-ment de la misérable condition humaine, sans juge-ment. Les actes meurtriers ici ne font qu’exacerber un monde vide de sens. Et le dernier tableau se pas-sant sur le toit de la prison comme ultime provoca-tion est réel. Seul le suicide ne l’est pas dans ces conditions. La fin dans l’illumination est un choix de Koltès pour clore ou plutôt pour l’ouvrir sur le désir d’immortalité. Le tableau XV se passe en effet dans une illumination permettant la transfiguration de Zucco perdant toute corporalité. Reste la fascination de Koltès et du spectateur pour le personnage ambi-valent. Koltès ne s’est pas trompé en puisant dans l’histoire réelle de quoi nous questionner à l’infini sur nos instincts et nos aspirations. La pièce pose aussi la question de ce qu’on peut montrer de nos hor-reurs sur la scène.

Débats littéraires Comment le metteur en scène doit-il envisager la place du public ? p. 224

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur la place du public pendant la représentation théâtrale, et donc en amont, pendant le travail de la mise en scène.

– Comparer les visées des metteurs en scène quant à la place du spectateur pendant la représentation.

– Débattre en utilisant les textes de la séquence et les connaissances acquises.

PRÉPARER LE DEBAT

Le théâtre est un genre particulier puisqu’il ne sépare pas le texte de la représentation. La question de la place du public est donc intrinsèquement liée au théâtre. Non seulement l’espace où sera installé le spectateur, mais surtout ce qui, dans la représenta-tion, est à son adresse, c’est-à-dire tout le spec-tacle. C’est cette deuxième acception qui nous intéresse dans ce débat, et la réflexion que mène le

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Français 1re – Livre du professeur

metteur en scène sur ce que va percevoir le specta-teur, ou qu’il veut qu’il perçoive en fonction de l’es-pace où il se trouve, et des liens créés avec les acteurs. Les quatre documents abordent résolument la période moderne depuis le début du xxe siècle (avec Antonin Artaud) à l’époque actuelle (avec Joël Pommerat). Le débat se placera donc à notre époque et permettra aux élèves de prendre comme exemples les spectacles qu’ils ont vus.Artaud, pour prendre à contrepied le théâtre psycho-logique et de divertissement qui domine à son époque et qu’il dénigre, cherche un théâtre qu’il appelle « de la Cruauté ». C’est un théâtre où le spectacle s’adresse non à l’entendement, mais au « cœur » et aux « sens » du spectateur. Car, pour Artaud, le théâtre retrouvera sa nécessité s’il montre le réel dans toute sa complexité, en abordant de façon intense et forte tous les thèmes : « l’amour, le crime, la guerre et la folie ». La métaphore de la mor-sure lui permet de signifier la réalité de la sensation que doit ressentir le spectateur. Pour cela, Artaud casse le quatrième mur et préconise un « spectacle tournant », c’est-à-dire que les acteurs joueront tout autour des spectateurs, que les effets sonores et visuels arrivant de partout concourront à créer un univers où le public (« la masse des spectateurs ») est en lien direct avec le spectacle puisqu’il, le spec-tateur, sera en son centre, « milieu ».Yoshi Oïda part, quant à lui dans une autre direction, puisqu’il préconise un spectacle qui favorise l’imagi-nation du spectateur. Si les acteurs d’Artaud doivent agir sur tous les sens des spectateurs à travers des effets visuels et sonores, les acteurs d’Oïda doivent seulement faire des « suggestions ». Tout doit être au contraire d’Artaud, « minimaliste », du jeu au décor, pour laisser « un espace vide » qui rappelle la fameuse « scène vide » dont parle Peter Brook, maître d’Oïda. Le spectateur, dit-il, n’est pas « un touriste » ; ce terme, ici à connotation péjorative, désigne celui qui attend que tout soit mâché, pré-paré, organisé pour lui. Oïda veut que le spectateur participe au spectacle par l’épanouissement de son imagination. Ce n’est donc pas le metteur en scène qui apporte tout, mais le spectateur qui construit d’après les propositions du metteur en scène. En revanche, Oïda ne dit rien sur la place, l’emplace-ment des acteurs par rapport au public.Patrice Chéreau, dans la photographie de sa mise en scène de « Dans la solitude des champs de coton » (1996) choisit de placer les spectateurs de part et d’autre de l’espace de jeu. Cet emplacement bi-frontal des gradins (et non en cercle comme dans les spectacles sur des scènes circulaires, ou dans ceux que préconisent Artaud), met face à face le public qui se retrouve comme les personnages qui s’affrontent et se cherchent. Les projecteurs sou-lignent cette interprétation, en formant des cercles de lumière qui cherchent à se toucher, à se croiser

comme les deux personnages de cette pièce de Koltès qui cherchent à communiquer. Cette difficulté de rencontre est traduite par la pénombre sur la scène et sur le public, qui ne voit des autres que des ombres.Les spectateurs, par la proximité des acteurs, se retrouvent dans l’intimité de la vie des personnages, entendent mieux le texte, au double sens d’entendre, écouter et saisir, (« entendent et comprennent » dit Chéreau) et donc l’histoire racontée.Joël Pommerat, auteur et metteur en scène de ses textes, veut lui aussi rassembler acteurs et specta-teurs. Il choisit pour cela, « un lieu donné », et « un temps concret » dit-il, des « situations ordinaires » où peuvent se reconnaître facilement les specta-teurs, mais il pointera « la tension la plus forte, l’in-tensité la plus grande » de ces moments ordinaires pour « relier fortement des êtres les uns aux autres ». Pommerat prend la comparaison d’un « danger commun » pour montrer à quel point l’expérience théâtrale doit être intense et « profonde », un moment d’union universelle. On retrouve dans cette expérience essentielle quelques éléments de la réflexion d’Artaud. Vous pourrez demander à vos élèves de faire des recherches sur Internet sur les mises en scène de Pommerat afin de vérifier l’inten-sité des moments choisis et son exposition de la mise en scène aux spectateurs. Observez comment par exemple dans Cendrillon les effets sonores et visuels rendent intenses les moments d’attente de la petite fille, auxquels le spectateur se retrouve alors suspendu.

Photographies du manuel qui peuvent servir à alimenter le débat :

– p. 33 : Hernani et la fameuse réaction des anti-romantiques aux vers novateurs de Victor Hugo. La « bataille » descend dans le public ; – pour la question du quatrième mur, comparez les

propos d’Artaud avec la mise en scène d’En atten-dant Godot, p. 185, et celle de Rhinocéros, p. 187, avec le jeu des miroirs. À la page 185, l’arbre, un vrai avec ses racines, posé dans les gradins, rend les spectateurs témoins de la scène qui s’y jouera, comme ancrée dans le réel. Et le double sur la scène est une projection d’un arbre, comme pour marquer l’illusion qu’est l’espace scénique. La planche reliant les deux arbres, les deux espaces, pose de façon symbolique la traversée de l’illusion à la réalité que le théâtre tente de rendre stable. Les miroirs p. 187, tournés vers le public, renvoient les questions de la pièce directement aux spectateurs. – p. 213 : ici ce sont des écrans qui renvoient le

visage de Roberto Zucco au public, qui se ques-tionne pourtant dans la même direction ; – pour approfondir les propos d’Artaud, vous

demanderez à vos élèves d’observer la photogra-phie p. 217 et de faire des recherches sur le

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

spectacle Icare de Michel Lemieux et Victor Pilon. Comment tous les sens des spectateurs sont-ils sol-licités par la mise en scène qui use des nouvelles technologies ? Vous irez également sur le même site visionner un extrait de La Belle et la Bête, leur précé-dent spectacle, pour vérifier comment l’espace scé-nique s’ouvre à la salle qui devient la grande salle du château où le public est entré comme par la magie du conte.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ L’expérience du Théâtre du soleil : – p. 43 : à partir du spectacle Les Naufragés du fol

espoir d’Ariane Mnouchkine, vous demanderez à vos élèves de faire une étude des espaces scé-niques des spectacles du Théâtre du Soleil. En effet, cette troupe a pu expérimenter différents espaces scéniques en fonction du propos et des effets recherchés sur le public. Par exemple, avec 1789 joué en 1970, les espaces de jeu, et non une scène, étaient dispersés, entourés par des spectateurs pla-cés assis ou debout comme la foule lors de la Révo-lution française. Vous pourrez leur demander alors

pourquoi Ariane Mnouchkine revient à un spectacle frontal ; – sujet d’exposé : Après des recherches sur le

Théâtre du Soleil créé en 1964, vous analyserez l’évo-lution du rapport scène-public jusqu’à aujourd’hui. Vous direz comment la relation avec le public s’ins-talle dès l’entrée du spectateur dans le bâtiment situé à la Cartoucherie de Vincennes.

➤ Le spectacle entre le public et la forêt :

– on pourra demander aux élèves de retrouver des images de mise en scène de Small Talk, un texte de Carole Fréchette commandé par le théâtre de Bus-sang dans les Vosges, et mis en scène par Vincent Goethals (Festival de théâtre 2014). Comme le veut la tradition depuis 1895 le mur du fond de scène, lors des dernières scènes, s’ouvre par magie sur la forêt vosgienne ; – questions : Quel rapport est ici créé avec le

public ? Quelle place est accordée à la forêt ? – exposé : Après des recherches sur le Théâtre du

Peuple créé par Maurice Pottecher en 1895, vous direz si vos analyses rejoignent ce qu’a voulu son créateur.

Corpus vers le Bac p. 226

Racine, Phèdre (1677) ; Albert Camus, Caligula (1944) ; Eugène Ionesco, Le Roi se meurt (1962)

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Après avoir justifié le rapprochement de ces trois textes, vous expliquerez ce qui les différencie.Ce qui les rapproche : nous sommes là au moment qui précède la mort des héros. Les registres en sont tragique et pathétique. Ce qui les différencie : cette mort intervient à la fin de la pièce pour Phèdre et Caligula. En revanche dans Le Roi se meurt nous sommes à peu près au milieu de l’ouvrage.L’attitude devant la mort qui vient n’est pas la même : – Phèdre meurt en héroïne avec courage et dignité

devant celui qu’elle outrage ; – Caligula est seul, seul devant son miroir, et il a peur ; – Bérenger Ier est entouré de ses familiers, il a peur

et il appelle le peuple à l’aide.

Mais surtout l’origine de la mort n’est pas la même : – le suicide par le poison pour Phèdre. – l’assassinat à l’arme blanche par des conjurés

pour Caligula ; – la maladie pour Bérenger Ier.

Caligula et le roi n’acceptent pas la mort qui vient, ils appellent à l’aide (Hélicon, le peuple) comme on l’a vu. En revanche Phèdre accepte cette mort qu’elle a voulue (suicide).

Les registres ne sont pas les mêmes non plus : certes la mort est tragique par essence et on retrouve cet aspect dans les trois textes. Mais si elle est essentiellement tragique pour Phèdre et secondaire-ment pathétique pour Panope et les spectateurs, elle est aussi pathétique pour Caligula (il met en scène sa souffrance et l’auteur cherche à provoquer chez le spectateur une émotion vive, la compassion, malgré le monstre qu’il est). Elle est aussi accompa-gnée de comique chez Ionesco : des répliques (« ce n’est plus un roi, c’est un porc qu’on égorge », « il s’imagine qu’il est le premier à mourir ») créent un écart entre le propos (la peur tragique du roi) et la froideur ironique des autres personnages.

COMMENTAIRE

Vous ferez le commentaire du texte d’Albert Camus extrait de Caligula (Texte B).

I. Le personnage face à lui-même

Seul sur scène, Caligula s’adresse à son reflet dans le miroir. De nombreuses didascalies indiquent ce jeu du personnage avec lui-même : « va vers le miroir », « revient vers le miroir », « tend les mains vers le miroir », « approche du miroir en soufflant. Il s’observe ». Ce jeu scénique symbolise le dédouble-ment du personnage qui dialogue avec lui-même : alternance du « je » et du « tu » (« je sais pourtant et

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Français 1re – Livre du professeur

tu le sais aussi »). Dans un premier temps, conscient de ce qui se prépare, le personnage s’apitoie sur lui-même, témoigne de sa faiblesse : « Que ne suis-je à leur place ! J’ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l’âme ». Il sombre dans le pathétique (Cf. les didascalies : « s’agenouillant et pleurant », « il tend les mains vers le miroir en pleurant »). Il rejoint l’hu-manité ordinaire, formule un désir d’altérité (« j’ai tendu mes mains, je tends mes mains »), resté sans réponse. Face à lui, il ne trouve que lui qu’il finit par rejeter violemment : « c’est toi que je rencontre, tou-jours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine ». La répétition du pronom personnel de la deuxième personne souligne l’impossibilité d’échap-per à soi-même.

II. Le retour sur soi

Cette confrontation conduit le personnage à faire retour sur sa quête d’absolu : « L’impossible ! Je l’ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même ». Ses tentatives sont connotées par le voca-bulaire de l’extrême, qui correspond à la démesure, à l’hybris du personnage : « Rien dans ce monde, ni dans l’autre, qui soit à ma mesure ». Caligula est obligé de reconnaître l’échec de sa quête : l’expres-sion de l’irréel (« Si j’avais eu la lune, si l’amour suf-fisait, tout serait changé ») d’abord entachée de regret, débouche sur une aporie : « il suffirait que l’impossible soit ». La prise de conscience de l’ab-surdité de sa quête le mène au bilan de ses erreurs : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne […] Rien ! Rien encore ». La multiplication des négations signe sa défaite qu’il est obligé d’accepter : « Oh ! Cette nuit est lourde ! […] nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine ». Le retour sur soi se clôt sur un lamento qui confère au personnage une dimension pathétique et le rap-proche de l’humanité souffrante.

III. La dramatisation de la scène

Ce dénouement est marqué par une violence extrême qui tient d’abord à la démence du person-nage. Les didascalies insistent sur le caractère de folie de Caligula : il est « hagard », il hurle, il fait face aux conjurés « avec un rire fou », enfin il rit et râle, il hurle une dernière fois. On observe un crescendo dans la violence des gestes et les manifestations vocales du personnage. Le point extrême de cette violence fait se rencontrer le bris du miroir (mort symbolique) et l’assassinat (mort physique) de Cali-gula, particulièrement sauvage : « le vieux patricien le frappe dans le dos, Chéréa en pleine figure. Tous frappent ». L’irruption des conjurés, annoncée par Hélicon, le meurtre perpétré sur scène, sont à la mesure de la démesure du personnage. Qui aura pourtant le dernier mot ? Les deux dernières

répliques (« À l’histoire, Caligula, à l’histoire », « je suis encore vivant ») inscrivent le personnage dans une autre dimension, celle d’une immortalité histo-rique et de la négation de la mort au moment de la mort même.

DISSERTATION

La représentation de la mort au théâtre doit-elle nécessairement avoir une dimension pathétique ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles.

Rappel pour l’introduction

• Phrase introductrice présentant le thème de la dis-sertation (ici la représentation de la mort au théâtre).

• Énoncé du sujet (problématique) : la mort au théâtre doit-elle nécessairement être montrée dans un registre pathétique ?

• Annonce du plan.

I. La représentation de la mort a longtemps été bannie de la scène (partie rédigée)

Dans la tragédie classique, conformément à la règle de la bienséance, la mort doit se dérouler en cou-lisses afin de ne pas choquer les spectateurs. On trouve l’origine de ce principe dans la Poétique d’Aristote (que reprendra Boileau dans son Art Poé-tique). Ainsi, dans Œdipe-Roi de Sophocle (ve siècle avant J.-C.), le suicide de Jocaste n’est pas montré mais raconté par le messager ; de même le meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, dans Électre, a lieu à l’intérieur du palais, dans un espace que les specta-teurs ne voient pas. Cette règle est réaffirmée avec force par la tragédie classique comme le prouve par exemple la mort d’Hippolyte dans Phèdre, racontée par Théramène qui en a été témoin. Au xxe siècle, certains dramaturges, s’inspirant de l’Antiquité, suivent le modèle des Anciens. C’est ce que fait Giraudoux dans Electre, lorsque le mendiant raconte les meurtres accomplis par Oreste au moment même où ils se déroulent. Comment expliquer cette volonté de « reculer des yeux » le spectacle de la mort ? En inspirant terreur et pitié sans frapper la vue, les auteurs font un choix esthétique qui monte que le récit peut se révéler plus suggestif que la représentation de la mort « en direct ». Ainsi la tirade du Mendiant dans Electre de Giraudoux, par sa pré-cision réaliste voire brutale, permet au spectateur d’imaginer les meurtres dans toute leur atrocité. Mais si la représentation de la mort sur scène est refusée, c’est aussi parce que l’essentiel réside ail-leurs : non pas dans la mort elle-même mais dans ses effets sur les autres personnages et sur les spectateurs. Cette forme théâtrale utilise la mort

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Le texte théâtral et sa représentation du xviie siècle à nos jours – Séquence 4

comme ressort dramatique, non comme une fin en soi. Elle s’intéresse à ses conséquences psycholo-giques. La mort d’Hippolyte dans Phèdre conduit Thésée, son père, à protéger Aricie qu’il avait jusqu’alors tenue à l’écart. Il a compris trop tard qu’il avait fait une erreur et il tente de se racheter. Ne pas représenter la mort sur scène semble donc être la marque d’une exigence, notamment esthétique, qui refuse une facilité dont les romantiques useront à partir de 1830, la facilité d’impressionner par un spectacle plus ou moins sanglant, et qui s’en remet plutôt à l’imagination du spectateur.

II. Tragique et pathétique sont liés dans la représentation de la mort (partie rédigée)

Même si elle a lieu en coulisses, le récit de la mort par un témoin a une dimension pathétique liée à la disparition inéluctable, et à la proximité du narrateur avec la victime (Théramène et Hippolyte, Burrhus et Britannicus). Représentée sur scène, elle est souf-france, et si cette mort est injuste, elle crée de la compassion chez les témoins de cette mort et chez les spectateurs (Ruy Blas et la reine). Même si cette mort est juste, le spectacle de la souffrance et du désarroi devant le moment fatal engendre le pathé-tique (Caligula, le roi Lear). La rédemption du per-sonnage par la mort entraîne le pathétique. Le moment de la mort peut être le prétexte à un bilan qui engendre de la compassion chez le spectateur, qui peut y voir un reflet de lui-même (Alexandre ago-nisant dans Le Tigre bleu de l’Euphrate de Laurent Gaudé). Mais la représentation de la mort, tragique et pathétique, peut être modifiée par des registres adjacents. Un personnage comique peut neutraliser le pathétique (Sganarelle et Don Juan : « mes gages ! mes gages ! » ; Marguerite et Bérenger Ier dans la scène du corpus). Dans Le Malade imaginaire de Molière, la mort feinte est prétexte à une parodie du pathétique. Le metteur en scène peut choisir de faire jouer ces scènes tragiques et pathétiques d’une façon parodique (Antoine Vitez dans sa mise en scène de Lucrèce Borgia). Au xixe siècle, les drames romantiques étaient parodiés parfois par les auteurs eux-mêmes (Alexandre Dumas avec Charles VI et ses vassaux et La Cour du roi Pétaud). Enfin l’horreur de la représentation de la mort sur scène peut éradi-quer toute dimension pathétique. Le spectateur devant ce spectacle « gore » n’éprouve pas de com-passion mais rejette violemment ce qu’il voit (dans Anéantis de Sarah Kane, par exemple).

Conclusion (partie rédigée)

Le spectacle de la mort au théâtre, phénomène rela-tivement récent qui date du Romantisme, corres-pond au moment où l’on se met à cacher la mort dans la réalité (par exemple, le spectacle des

exécutions capitales, très couru, est peu à peu retiré de la scène publique). C’est un moment dérangeant, qui suscite la terreur et la pitié, qui s’exprime sur un mode tragique et pathétique, mais qui peut être neu-tralisé par les propos et le jeu des personnages qui entourent le mourant.

ÉCRITURE D’INVENTION

Imaginez le dialogue entre deux spectateurs ayant assisté à une de ces scènes. Ils ne sont d’accord ni sur le jeu des acteurs, ni sur la mise en scène.

Pistes pour traiter ce sujet

L’élève qui choisirait la scène de Phèdre pourrait imaginer une mise en scène éloignée des attentes communes. Il évoquerait une mise en scène qui actualiserait la scène par le choix d’un décor et de costumes du xxie siècle. L’actrice incarnant Phèdre pourrait avoir un physique séduisant et l’acteur incarnant Thésée pourrait paraître vieillissant. L’in-terprétation de la tirade suggérerait une hypocrisie du personnage, dernière provocation à Thésée aussi bien qu’aux dieux et aux conventions par un lan-gage para-verbal affecté et quasi moqueur. Le spec-tateur opposé à cette interprétation pourra admettre la possible actualisation de l’enjeu mais n’approu-vera pas l’aspect rebelle et provocateur de l’inter-prétation. Il fera valoir le sens du texte et l’incohérence de ces choix qui trahissent les intentions de Racine : la tragédie invite au contraire à condamner la pas-sion incestueuse et à considérer le personnage de Phèdre comme une victime des dieux.L’élève qui choisirait Caligula pourrait au contraire imaginer une interprétation en empathie avec le per-sonnage de Caligula qui respecterait l’époque et les lieux ainsi que l’acceptation de son destin. Le spec-tateur opposé à cette interprétation fera valoir le caractère sur-joué de cette interprétation et défen-dra une mise en scène qui condamnerait cette inter-prétation pour défendre une mise en scène qui soulignerait au contraire la vanité du personnage qui se prétend supérieur aux conjurés.L’élève qui travaillerait sur la mise en scène de Le Roi se meurt pourrait partir d’une mise en scène qui mettrait en avant l’ambiguïté du personnage du roi. Est-il dupe de lui-même ? a-t-il le sens de l’autodé-rision ? L’élève s’appuierait sur une mise en scène qui mettrait en avant cette ambiguïté. L’élève qui s’opposerait à cette mise en scène démontrerait qu’elle trahit les intentions de l’auteur qui veut mettre en avant l’angoisse d’un homme qui va mourir et que ce destin effraie, qui réclame compassion, secours et consolation.

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