C’est le jour de ses cinquante ans qu’il se rendit

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C’est le jour de ses cinquante ans qu’il se rendit compte de tout ce que représente un demi-siècle. C’était son premier demi-siècle et aussi probablement son dernier. A cette idée, il fut pris de panique ; alors il refusa d’admettre l’évidence et décida de retrouver Béatrice pour lui dire les mots qui lui avaient manqué trente ans plus tôt.

Comme cela lui était venu brusquement, sans réfléchir, sans rien peser, il ne savait pas si l’entreprise pourrait être menée à son terme et surtout si l’effet produit serait bien le même que l’effet escompté. Mais il avait gardé de sa jeunesse l’entêtement qui suivait chacune de ses décisions, même si elles étaient parfois prises à la hâte et n’aboutissaient pas. L’idée ne lui vint donc pas de renoncer à une telle démarche et de penser immédiatement à autre chose. Cela venait de s’inscrire dans sa tête et même s’il changeait d’avis, il faudrait sûrement plus d’énergie pour effacer la décision que pour retrouver Béatrice. A partir de ce jour, c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour arrêter la marche du temps, il éviterait, autant que

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possible, de se regarder dans une glace si l’éclairage n’était pas à son avantage pour ne pas être découragé par les comparaisons et garder en mémoire le visage qu’il avait lorsque Béatrice l’aimait. Avait-il beaucoup changé ? Il ne voulait pas le savoir. Non ! Il n’avait pas changé, il était toujours le même, ce n’est que dans cette hypothèse qu’il avait une chance de retrouver Béatrice et qu’elle accepte d’entendre ce qu’il voulait lui dire.

Il ne savait pas encore ce qu’il voulait lui dire, mais il comptait sur le temps qu’il mettrait à la retrouver pour rassembler les mots qui trottaient dans sa tête et en faire des phrases qui exprimeraient sa sincérité. Il s’imaginait que la sincérité suffirait pour convaincre Béatrice de tout abandonner pour lui.

Il enjamba sans complexe les trois décennies par la pensée et se replongea dans l’environnement de ses vingt ans comme s’il avait quitté Béatrice quelques jours auparavant et qu’il suffisait de quelques mots pour changer le destin.

Il fut étonné du peu de résistance que son esprit rencontrait devant les obstacles qui autrefois lui paraissaient insurmontables et que l’âge avait aplanis au point de les rendre inexistants. Il vit les anciennes aspérités fondues et les angles émoussés. Cela le fit sourire d’avoir parfois été arrêté pour si peu. C’était comme si le temps écoulé l’avait éclairé au point de voir beaucoup mieux maintenant les tenants et les aboutissants de toutes les choses qui lui paraissaient obscures autrefois. Il eut le sentiment que quand on a vingt ans tout se déroule à merveille et que les soucis ne viennent qu’avec l’âge.

Maintenant il se sentait bien : il avait retrouvé la vigueur de sa jeunesse en même temps qu’il possédait

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la clairvoyance que donne un demi-siècle bien mis à profit.

Il avait depuis longtemps une situation bien assise, comme on dit dans la société qui ne s’embarrasse pas de nuances, un métier lucratif, une belle maison, une femme que tout le monde trouvait belle, un fils qu’il voyait très peu, une fille qu’il voyait assez souvent et depuis quelques semaines un petit-fils, qui émerveillait sa femme tout en pleurant beaucoup. Il était l’un de ceux qui avaient réussi, non pas à émerveiller le monde par son talent de musicien, de peintre ou d’écrivain, mais simplement à vivre au- dessus des préoccupations de la majorité des gens. Il ne craignait ni le chômage ni les aléas de la bourse et la hausse des prix lui était totalement indifférente. Quant à la maladie, il n’y pensait même pas.

Il devait peu de choses au hasard, pensait-il. Ayant tout obtenu par son mérite, il se sentait à l’abri des aléas de la vie comme quelqu’un qui a bâti une maison sur un sol rocheux dont les soubassements ne bougeront pas au premier petit séisme, après des millénaires de stabilité. Les diplômes, pensait-il, sont des valeurs encore plus sûres que la pierre.

Lui, qui, lorsqu’il était très jeune était si peu conformiste, si critique vis-à-vis de l’ordre établi, toujours à la limite du risque dans les manifestations de rue, souvent à l’extérieur du cercle tracé depuis des décennies par la société à l’usage des jeunes gens de son âge, avait, peu à peu, imperceptiblement, pris goût au confort depuis son mariage. Elle était loin l’époque où il manifestait pour tout, le point levé, s’épuisant à crier des slogans maintes fois entendus en d’autres lieux pour défendre d’autres libertés. Loin aussi le temps où il adhérait à des causes qui

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touchaient le cœur mais qui n’étaient pas toujours dépourvues d’arrière-pensées.

Il n’associait plus la police à une bande d’automates casqués, brutes épaisses, fonçant sur lui, le bras levé, la matraque brandie. Il voyait maintenant les choses différemment. Il considérait que les forces de l’ordre étaient chargées de protéger les biens et les personnes, qu’elles étaient confrontées à des situations insupportables et s’étonnait toujours du peu d’arrestations qui suivaient les nuits d’émeute.

Il ne mettait plus sa signature au bas de n’importe quoi comme autrefois, car il en avait déduit que cela ne servait à rien et qu’il n’était pas anodin de se compromettre en mettant son nom sur une liste dont la destination finale n’était contrôlée par personne.

Depuis quelques années, aucune injustice flagrante, même ayant lieu près de chez lui, ni aucun génocide se déroulant à quelques heures d’avion n’avait été assez écœurant à ses yeux pour lui faire écrire son nom sur une pétition. Il se méfiait en particulier des solliciteurs qui envoyaient de longues listes de noms aux ambassades des pays peu regardants sur les droits élémentaires de leurs citoyens ; car il se disait que de toute façon cela ne servait à rien et qu’un jour, peut-être, il devrait demander un visa à l’une de ces ambassades et qu’alors on lui montrerait ce qu’il avait signé.

Sur les hommes comme lui, le confort, mérité ou pas, a la propriété de diluer les états d’âme ; de les rendre lointains, dans le temps et dans l’espace, comme si certaines choses, parfois importantes autrefois, s’étaient passées très loin d’ici à une époque tellement reculée qu’un gros effort était nécessaire pour se rappeler des détails.

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C’est ainsi que lorsque le prénom d’une quelconque Béatrice arrivait dans la conversation, il écrasait immédiatement la petite fleur qui voulait pousser dans sa mémoire en affirmant, dans son for intérieur, qu’il n’était pour rien dans le cours des choses de ce passé-là. Il avait même constaté que depuis quelque temps aucune fleur ne tentait d’éclore en pareils cas et que cette partie du jardin était définitivement piétinée ; ce qui d’une certaine manière avait encore augmenté son bien-être.

* * *

Depuis une ou deux semaines il attendait la fête avec plaisir comme les autres années car il avait, cette fois encore, oublié de compter les ans, sentant toujours sur son dos un anniversaire de moins que la réalité et se faisant prier pour reconnaître les lois élémentaires de l’arithmétique du temps.

Dans son for intérieur, il en voulait même à la Terre de tourner trop vite autour du Soleil et de fournir des années trop courtes qui s’accumulaient inutilement puisque d’un anniversaire à l’autre il se sentait toujours le même. Il en était même arrivé à penser qu’il y avait deux sortes d’années : celles du calendrier et les siennes qui étaient plus longues que les autres et dont le nombre s’incrémentait plus lentement au cours du temps. Il avait même parfois le sentiment que lorsqu’il était jeune les années étaient plus longues et il était à deux doigts de croire que la Terre tournait de plus en plus vite.

Mais cette fois, il y avait changement de décennie, c’était le chiffre des dizaines qui basculait. Cela se

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présenta brusquement devant lui en voyant toute la famille réunie autour de la table pour l’apéritif. Ils étaient au complet, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, depuis l’enterrement de la grand-mère et de la tante. Malgré lui, il pensa que ce n’était pas un bon signe, qu’ils avaient été convoqués, impérativement convoqués, par l’obligation filiale, comme lorsqu’il n’y a plus rien à faire, mais cette idée désagréable disparut rapidement de sa tête, il ne fallait pas gâcher la fête par le moindre mouvement d’humeur de sa part. Cela eût été contraire à l’idée même d’anniversaire et il était très attaché aux traditions. Il voulait bien que l’on le fête, son anniversaire, mais ne voulait pas qu’on lui dise qu’il avait un an de plus.

Ils insistèrent tous, à tour de rôle, sur le demi-siècle ; chacun ayant trouvé tout seul, dans son coin, que cinquante ans cela fait aussi un demi-siècle. Ils se congratulèrent qu’il en soit sorti en pleine forme, comme s’il revenait d’une guerre ou d’une période de privations. Il sortait vainqueur, encore une fois, de cette longue maladie qui blanchit les cheveux, qui rend parfois même les articulations douloureuses et s’apprêtait à continuer le combat dont personne, même en regardant au loin, ne voyait l’aboutissement.

– J’espère que dans vingt-cinq ans je serai aussi en forme que vous, lui dit son gendre.

Il se contenta d’un petit sourire approbateur qui signifiait « baratin ». Il était d’ailleurs persuadé, compte tenu de ce qu’il voyait autour de lui, que dans vingt-cinq ans son gendre ne serait peut-être plus son gendre et qu’un autre mari de sa fille lui ferait, lui aussi, des compliments passe-partout en l’aidant à souffler les bougies entre deux quintes de toux.

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C’est lorsque le dernier clou fut bien enfoncé par sa femme – à ses yeux un homme avec quelques cheveux blancs était plus séduisant qu’un jeunet – qu’il pensa à Béatrice. Il mit un visage sur ce prénom à demi effacé depuis si longtemps et se demanda ce qu’elle était devenue, et ce qu’elle pouvait bien faire en ce moment. Quelle serait la réaction de Béatrice en voyant qu’il avait déjà quelques cheveux blancs, elle qui aimait tant sa tignasse noire. Brusquement il se souvint qu’elle connaissait sa date d’anniversaire, ils l’avaient fêté ensemble autrefois. Quel cadeau avait-il reçu ? Ah, oui ! Cela lui revenait maintenant. Avait-elle une pensée pour lui aujourd’hui ? C’est peut-être pour cela que Béatrice s’était invitée à leur table, par la pensée, transparente, sans se faire remarquer, rien que pour lui.

Il paraît qu’on ne sait pratiquement rien sur la propagation de certaines ondes. Mais non ! quelle idée inconfortable et dérangeante. Voilà où mènent les histoires de demi- siècle.

Pendant toute l’après-midi il montra un certain manque de dynamisme comme si le repas avait été trop copieux et la digestion plus lente que d’habitude. C’est vrai qu’il y avait eu du champagne, du vin blanc, du vin rouge, mais ce n’était pas la première fois. Tous remarquèrent son état inhabituel et en attribuèrent la cause au demi-siècle qu’il venait pourtant de vaincre vaillamment.

Il est impossible qu’un demi-siècle ne laisse aucune trace, même si on ne la voit pas du premier coup ; même si elle n’apparaît pas de façon évidente, elle est tout de même sous la peau, la trace, et le demi siècle est bien dedans. C’est ce qu’ils pensèrent tous à ce moment-là, tous sauf lui. Mais personne ne fit la

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moindre allusion à cela car la consigne était de lui dire qu’il avait l’éternelle jeunesse. On aurait le temps de rectifier plus tard si le besoin s’en faisait sentir mais pour le moment il fallait jouer le jeu.

Il montra même un peu d’agacement en entendant pleurer le bébé et dit à sa femme : « Tu devrais le porter un peu, pour qu’il s’endorme. »

Sa fille pensa qu’avec l’âge on supporte de moins en moins bien les pleurs des nouveau-nés. Il faut être jeune pour comprendre toute la vitalité qu’ils expriment en pleurant. Elle prétendait même distinguer des nuances dans les pleurs et les interpréter. « C’est, pensa-t-elle, le seul point qui trahit indiscutablement l’âge de mon père. »

Ils prirent le café sous le grand cèdre centenaire qui profita d’un petit souffle d’air pour laisser tomber, sur la table et même dans les tasses, quelques aiguilles sèches. Comme rien n’est immortel, en regardant deux ou trois branches basses totalement sèches, il se dit que, concernant ce cèdre, il faudrait, tôt ou tard, prendre une décision, ce qui n’augmenta pas sa bonne humeur, mais il ne fit aucune remarque à haute voix sur ce sujet car sa femme détestait que l’on touche aux arbres du jardin.

Comme il avait fermé les yeux à plusieurs reprises, sa femme pensa qu’il allait s’assoupir sur son fauteuil. Il faisait chaud dans le jardin, même sous les grands arbres, et l’heure s’y prêtait, mais en réalité Béatrice occupait maintenant toute sa pensée et pour ne pas mélanger le présent et le passé, il avait simplement baissé ses paupières pour ne pas voir les perturbateurs s’agiter autour de lui.

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Tous maintenant recherchaient un peu d’air sinon de fraîcheur derrière la maison, au nord, à côté des grands hortensias dont la floraison cette année était exceptionnelle. Ils étaient bien plus bleus que l’année précédente car à la fin de l’hiver il avait répandu à leur pied du sulfate de fer, suivant les conseils entendus à la radio, et il était fier du résultat.

Jean, qui, les jours précédents à cette heure-là, s’était toujours senti gagné par le plaisir d’une petite sieste qui l’emmenait dans un autre monde un moment, fouillait maintenant dans sa mémoire pour y retrouver Béatrice. C’était comme si elle allait arriver ou plutôt comme si elle était en retard ou avait été empêchée à la dernière minute. Il lui sembla qu’elle avait appelé pour lui dire qu’elle n’oubliait pas, qu’il ne s’inquiète pas, qu’elle arrivait avec son cadeau qui serait une belle surprise comme la dernière fois. La dernière fois c’était il y a trente ans mais il ne s’en rendit pas compte car pour lui, c’était l’année dernière.

Les autres ne se doutaient de rien, cela le stimula d’avoir un secret, cela crée forcément une petite distance entre soi-même et le reste du monde, quand on a un secret. Il n’avait jamais eu vraiment de secret. Bien que rien n’apparaisse à l’extérieur, on se sent intérieurement plus important, responsable de quelque chose que l’on porte en soi et que l’on doit protéger. Il faut le protéger du milieu hostile qui l’entoure et qui lui veut du mal. Tous les enfants le savent, ils ont tant de secrets, mais lui, à cinquante ans, le redécouvrait. A cet instant-là ce n’était qu’un petit sillon, qu’il pourrait combler par une phrase si cela venait à lui déplaire, ou à trop le déranger, mais il ne se doutait pas à quel point le sillon finirait par

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s’agrandir et deviendrait un fossé que plus personne ne pourrait combler.

* * *

Il ne parlait jamais de son passé avec sa femme. A quoi bon lui dire qu’il en avait connu d’autres avant elle, elle s’en doutait sûrement, elle en était même certaine, mais cela semblait ne pas l’intéresser du tout. Elle avait effacé tout cela depuis longtemps. On ne vit pas avec le passé de l’autre, fut-il son conjoint. En contrepartie, lui non plus ne lui demandait rien. D’ailleurs il s’en moquait complètement. Les hommes qu’elle avait pu connaître, avant lui, ne lui causaient, à lui, aucun dommage : ils n’avaient donc pas existé. Moins on parle de ces choses-là et mieux on se porte. Il est inutile de faire des comparaisons dont on ne sait jamais de quel côté elles risquent de pencher. Ils le pensaient tous les deux, sans se concerter. Sur ce point-là, au moins, ils étaient d’accord.

D’une façon générale, elle n’aimait pas qu’il évoque ses années d’enfance ou d’adolescence ; elle considérait qu’il était né le jour de leur rencontre. De plus, elle se sentait un peu propriétaire de Jean comme quelqu’un qui possède une maison de campagne à laquelle il va de moins en moins.

Peu à peu, les beaux sujets de conversation, ceux qui vont au fond des choses, s’étaient espacés jusqu’à disparaître complètement. Leurs seuls échanges concernaient la gestion de leur vie quotidienne. Elle était d’ailleurs persuadée qu’il manquait de profondeur dans ses réflexions, qu’il ne faisait jamais

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la part des choses, qu’il avait des jugements à l’emporte-pièce et qu’il concluait toujours avant d’avoir écouté les arguments des autres.

Le confort, cela se gère comme une petite entreprise ; c’est comme une santé fragile qui nécessite une surveillance constante, c’est comme un jardin potager, on ne peut pas le laisser quelques jours sans arrosage, il faut s’en occuper régulièrement.

On reçoit tellement de factures à payer, sans compter les relevés bancaires qu’il faut vérifier, la villa, la piscine, le chalet, le choix de la nouvelle voiture et puis tout le reste. Cela suffit largement à meubler les conversations d’un couple qui n’a jamais manqué de rien. Inutile de débattre de problèmes qui ne nous concernent pas directement, dont les victimes sont aux antipodes et que de toute façon on ne pourra pas résoudre.

Quand on ne peut rien pour les autres, à quoi bon avoir une pensée pour eux ? Ils étaient atteints du syndrome de la goutte d’eau qui consiste à dire qu’une goutte d’eau de plus ou de moins n’a jamais modifié la hauteur des océans. Ils avaient conclu entre eux un accord tacite là-dessus, sans même se consulter, et qui influençait maintenant leurs lectures et les spectacles auxquels ils assistaient.

Tel était le ciment qui rendait ce couple indestructible et imperméable à toute agression venant de l’extérieur. Il était destiné à durer jusqu’à la fin sans jamais s’approcher d’un ravin dangereux qui aurait pu l’engloutir.

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Il avait reçu, quelques mois auparavant, sur son ordinateur, un message parmi ceux qui n’avaient pas été filtrés, message qui avait attiré son attention bien que l’auteur lui soit inconnu. Il aurait pu l’effacer par mégarde avec la demi douzaine d’indésirables qu’il recevait chaque jour, mais deux mots l’avaient arrêté juste à temps. Il avait bien lu au passage « promotion 1979 » : c’était la sienne !

Il hésita, on disait tellement de choses sur les messages provenant d’inconnus, mais il l’ouvrit tout de même comme s’il sentait que cela le concernait et que ce n’était pas un piège.

C’était une invitation. L’idée lancée par l’un de ces camarades de promotion était de tous se retrouver et de voir ce qu’ils étaient devenus, les uns et les autres, trente ans après. Ce n’était pas rien, trente ans, une autre génération, un autre monde. Il avait, disait-il, déjà retrouvé trois ou quatre noms, les avait contactés et avait eu des réponses positives ; ils auraient pu se rencontrer, faire un repas ensemble, et rester en relation en échangeant les coordonnées de chacun.

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Tous étaient intéressés et chercheraient à leur tour à allonger la liste.

Parmi ceux-là, Jean ne se souvenait que de l’un d’eux, avec qui il n’avait pas vraiment sympathisé. Le fait de se retrouver, une trentaine, de se dévisager pour essayer de se reconnaître, de faire la bise aux filles, maintenant sans doute chargées de famille, ne lui disait rien de bon. Il rangea le message dans le dossier qu’il appelait le « dossier purgatoire », où se trouvaient déjà tous ceux, qui, tôt ou tard, finiraient à la corbeille, et oublia l’affaire.

C’est en allumant l’ordinateur, le lendemain de son anniversaire, que l’idée lui vint de faire le rapprochement, mais, depuis si longtemps, l’initiative avait peut-être été abandonnée par manque d’enthousiasme des uns et des autres.

Il réfléchit quelques instants : oui, Béatrice aussi était de la même promotion, et cela le fit changer d’avis. Voilà le point de départ, pensa-t-il. C’est par cette filière qu’il aurait les premières informations, les détails sans doute anodins pour les autres le mettraient sur la voie et lui permettraient de faire un premier pas et d’autres suivraient peu à peu car il ne se faisait pas d’illusions : la recherche serait longue, il en avait pris son parti et s’y était préparé.

Il n’avait pas fait le ménage depuis longtemps dans le « dossier purgatoire » et n’eut aucune difficulté à retrouver le message en question.

Le nom de l’initiateur du projet lui disait quelque chose maintenant, en y réfléchissant bien. Hugues, oui c’est cela, Hugues, en effet, il y en avait un qui s’appelait Hugues.

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Il répondit, s’excusant pour le retard, disant qu’il avait égaré le fichier et qu’il venait de le retrouver. Il déclara que lui aussi était vivement intéressé et terminait sa phrase en mettant : « Merci à toi Hugues, à bientôt. »

A sa grande surprise, le retour du courrier ne se fit pas attendre, c’est à croire que l’autre passait son temps devant son ordinateur. Le projet n’était donc pas abandonné. Il reçut, en pièce jointe, la liste complète des camarades de promotion ; il constata que le nom de Béatrice y figurait. Peut-être que cela serait bien plus facile que prévu. Il n’était pas impossible qu’elle prenne elle-même contact avec le groupe, dans ce cas il aurait son adresse tout de suite. Il la contacterait sans avoir besoin de faire semblant d’être heureux de revoir tous les autres. Que lui importaient les autres ? Il ne les reconnaîtrait même pas ! Ils auraient grossi, pris des rides, perdu des cheveux ; méconnaissables, quoi, méconnaissables. Mais, lui, était-il devenu gros ? Avait-il beaucoup de rides ? Était-il devenu chauve ? Il se regarda, toucha son ventre, et conclut qu’il n’était pas concerné par les ravages du temps. Il serait donc le seul que tous reconnaîtraient, s’il se montrait, mais il espérait bien qu’ils n’auraient pas le plaisir de le reconnaître.

Il crut un moment que c’était l’affaire de quelques jours, une semaine ou deux, tout au plus, et il serait devant Béatrice. Comme c’était facile de retrouver son passé ! Quels progrès en trente ans ! Alors, paradoxalement, dans son esprit, cela diminua l’intérêt de sa recherche, comme si Béatrice était trop facilement accessible, comme si ces retrouvailles n’avaient pas besoin d’être méritées, comme si n’importe qui pouvait en faire autant, pour un oui ou

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pour un non. Puisque tout était si simple, il ne se demanda pas quelle attitude il aurait en revoyant Béatrice, quels seraient les premiers mots échangés, qui prononcerait la première phrase. Cela allait de soi, il improviserait comme autrefois. Il avait toujours été si à l’aise pour faire des phrases. Moins il préparait ses coups, plus il paraissait sincère.

Jean interrogea Hugues pour savoir comment il avait trouvé les adresses, dans l’espoir qu’il lui dirait si Béatrice était joignable, mais il n’obtint que des renseignements qui ne l’intéressaient absolument pas. Il fallait attendre que la liste s’allonge, alors peut-être, l’un d’eux saurait. S’était-il fait des illusions en pensant que tout était gagné d’avance ?

Les semaines qui suivirent lui parurent interminables, stériles, inutiles, une perte sèche de temps. La liste ne s’allongeait pas vraiment, un nom parfois s’ajoutait mais ce n’était pas le bon. Alors, l’intérêt de l’affaire augmenta à nouveau, avec l’inquiétude. Il n’était peut-être pas si facile de retrouver son passé. Une sorte d’obstination s’empara de lui. Béatrice n’était peut-être pas disposée à se précipiter au moindre appel. Avait-elle seulement reçu un appel ? Si c’était le cas, elle avait sans doute mieux à faire. Ou alors, elle avait peut-être vu son nom sur la liste et ne souhaitait pas le rencontrer. Lui en voulait-elle toujours ? Depuis si longtemps, il y avait prescription. Pour lui, il y avait si longtemps qu’il y avait prescription !

Sur le message qu’il avait reçu, une colonne était apparue à droite des noms, qu’il fallait cocher si on était disponible aux dates proposées, mais devant le nom de Béatrice la case restait désespérément vide.

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Il se demanda même si cette rencontre aurait bien lieu car cela semblait difficile à mettre en place. Tout s’était brusquement ralenti, arrêté peut-être. Pour quelle raison ? Il ne le savait pas, il subissait le rythme imposé, il n’y pouvait rien. Il était prêt à les revoir, les autres, oui il les reconnaîtrait, bien sûr, peut-être pas du premier coup mais qu’importe, ils se nommeraient s’il hésitait.

Plusieurs mois se succédèrent ainsi, il n’y croyait plus.

Il avait eu tort de tout miser sur cette filière, c’était la solution de facilité, rester assis chez soi en attendant que cela vienne tout seul et s’affiche sur l’écran ne nécessitait aucun effort de sa part, mais son passé ne se laisserait pas remonter aussi facilement.

La reconquête de Béatrice serait, ce qui est normal, bien plus difficile que le processus si facile de séduction des années 79, dans le cadre très favorable de leur jeunesse. Il avait suffi alors de quelques phrases et tout s’était mis à vibrer. Tout était devenu possible, tout était devenu certain.

S’il voulait retrouver Béatrice, il devait s’investir bien davantage, se déplacer, prendre éventuellement deux jours, peut-être trois, pour revenir aux sources. Cela supposait un plan d’action, une organisation de son temps et surtout un prétexte crédible à annoncer à sa femme pour justifier ses absences inhabituelles. Il sentit alors que sa femme existait réellement, qu’elle était un obstacle qu’il faudrait contourner pour arriver au but qu’il s’était fixé. Pour retrouver son passé, il devait composer avec un obstacle du temps présent ; il n’avait pas tout à fait prévu cela, il n’avait rien prévu du tout. Il aurait aimé que sa femme parte un bon mois quelque part, pour être tranquille, pour ne

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pas avoir deux soucis en même temps. En cure, oui en cure, il y a tellement de femmes qui partent en cure. Pourquoi pas elle ? En cure de quoi ? il n’en savait rien. En cure de n’importe quoi. L’idée ne lui était encore jamais venue de partir en cure, seule ou avec une amie, pour un mois. Alors il s’aperçut qu’il divaguait, sa femme était en pleine forme, elle faisait son jogging tous les samedis matin, elle n’avait mal nulle part, elle courait plus vite que lui, elle n’avait pas besoin de cure ! Ce n’était donc pas possible, ce n’était pas le moment et il n’y avait pas de raison pour que cela se fasse. Elle ne partirait pas. Il devait en prendre son parti.

Pour le prétexte, cela ne posait pas de problème, pensa-t-il : il s’absentait assez régulièrement pour son travail, depuis toujours ; un ou deux voyages de plus ou de moins ne modifieraient pas la vie quotidienne du couple. Cependant il faudrait veiller aux dates, aux heures, au courrier pour que rien ne prête le flanc aux questions que sa femme, ses collaborateurs ou ses proches pourraient lui poser.

A partir de ce moment, il devint quelqu’un d’autre, il se dédoubla, il dut prendre en compte un personnage qu’il venait lui-même de créer, qui le suivait partout, un personnage qui avait quelque chose à faire, tout seul, et que les autres ne devaient pas connaître. Mais son double rapporterait sur lui toutes ses erreurs éventuelles et des erreurs il en ferait car il était débutant dans ce genre d’action ; il en serait civilement responsable devant sa femme qui ignorait son existence. Il devait surveiller ce double, car il était imprévisible, il risquait d’outrepasser les bornes supposées raisonnablement infranchissables. Cela serait d’autant plus difficile qu’aucune limite n’avait