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PARTIE IV IMAGES ET TRACES Ce que dit le doigt de l’ange Michel Cals * Université de Nice–Sophia-Antipolis Dans une société qui occulte la mort et entretient un rapport paradoxal au culte des défunts et au discours du souvenir, qu’en est-il du symbolisme qui s’inscrit dans l’espace confiné du cimetière ? Et tout particulièrement, d’un point de vue anthropologique, de la sensibilité méditerranéenne héritière de la vision ostenta- toire et théâtralisée telle qu’elle perdure dans les grands cimetières des métropoles du Sud ? Pour répondre à ces interrogations, c’est à une brève histoire de l’art tumulaire et de ses représentations que l’on s’attachera, de l’Antiquité à l’époque moderne en passant par l’âge baroque, et l’on examinera en particulier la figure emblématique de l’Ange, dépositaire des postures et des thèmes du protocole compassionnel en jeu dans la symbolique du cimetière. Ce toit tranquille, où marchent des colombes, Entre les pins palpite, entre les tombes ; Midi le juste y compose de feux La mer, la mer, toujours recommencée Ô récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux ! Paul Valéry, Le cimetière marin. Comme une oraison de pierre. Une prière de marbre éployée sur l’azur. Une déploration. Ce lamento minéral, dans les cimetières du Sud, marqués par l’empreinte baroque, celui de Nice, de Gênes ou de Milan, * [email protected]

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PARTIE IVIMAGES ET TRACES

Ce que dit le doigt de l’ange

Michel Cals�*

Université de Nice–Sophia-Antipolis

Dans une société qui occulte la mort et entretient un rapport paradoxal au cultedes défunts et au discours du souvenir, qu’en est-il du symbolisme qui s’inscritdans l’espace confiné du cimetière�? Et tout particulièrement, d’un point de vueanthropologique, de la sensibilité méditerranéenne héritière de la vision ostenta-toire et théâtralisée telle qu’elle perdure dans les grands cimetières des métropolesdu Sud ? Pour répondre à ces interrogations, c’est à une brève histoire de l’arttumulaire et de ses représentations que l’on s’attachera, de l’Antiquité à l’époquemoderne en passant par l’âge baroque, et l’on examinera en particulier la figureemblématique de l’Ange, dépositaire des postures et des thèmes du protocolecompassionnel en jeu dans la symbolique du cimetière.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,Entre les pins palpite, entre les tombes�;Midi le juste y compose de feuxLa mer, la mer, toujours recommencéeÔ récompense après une penséeQu’un long regard sur le calme des dieux�!Paul Valéry, Le cimetière marin.

Comme une oraison de pierre. Une prière de marbre éployée sur l’azur.Une déploration. Ce lamento minéral, dans les cimetières du Sud,marqués par l’empreinte baroque, celui de Nice, de Gênes ou de Milan,

* [email protected]

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c’est une statue qui a vocation à l’épeler. Un gisant, une femme éplorée,le plus souvent un ange. Autant de figures funèbres qui se déclinent toutau long des allées de gravier, des concessions à la perpétuité éphémère etqui se font écho dans le silence compassé du cimetière. Et c’est, juché surle vaisseau de pierre d’un tombeau, agrippé à la dalle, la soulevant parfoiscomme pour susciter et annoncer le temps, le jour, l’heure improbableenfin venue où s’énonce dans la grammaire de l’apocalypse le granddiscours du Jugement, un ange ailé, un ange au doigt tendu, un ange à lamain en pavillon, posée sur son oreille, un ange véhément brandissant lafatale trompette. Ou bien encore (cf. infra) cet ange adolescent, ce tendreéphèbe à longue chevelure dénouée, au visage d’une singulière douceurqui du haut de son immense mat de marbre dressé sur le tombeau de lafamille Grosso, sous le ciel céruléen du cimetière du château de la collinede Nice, à l’aplomb de la Baie des Anges, de son doigt délicatement posésur la bouche, nous intime le silence. Autant de signes, qui ponctuent lesgrands cimetières baroques encore tout empreints de la piété latine.

Photo�: Michel Cals

Mais que désignent ces index, ces doigts tendus, ces mains orantes�? Quepointent-ils ainsi�? Que signent inlassablement ces signaux, ces sym-boles�? Si tant est que le symbole, dans son essence, instaure un protocolede partage, instituant un échange et un lien, on est en droit de s’interro-ger sur ce qui fonde encore la soudure et qui fait circuler le sens. Quelsmessages jaculatoires nous délivrent aujourd’hui, encore, ces cohortesailées, ces vierges en prière, ces putti�? Que disent-elles donc ces figures,

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depuis leurs promontoires de pierre, leurs trônes de marbre, leur domina-tion de carrare�? Et nous pourrions nous demander de même si cetteparole qui s’égrène, en chapelet de pierre, dans l’espace confiné et clos ducimetière peut faire encore sens dans un univers désenchanté des anges.Cette parole recueillie dans le pli de la pierre, parole qu’on pourraitcroire blanche tellement elle est assourdie, serait-elle devenue désormaisinaudible, quasi muette quand ne demeurent dans cette forêt obscurciedes symboles que le bruissement du vent et la rumeur lointaine de laville�? Parole combien éloquente pourtant, performative et profuse et quia charge de tenir au visiteur, qu’il soit familier des défunts, touriste, pro-meneur ou passant, dans cet espace dédié au souvenir, à la méditation etla mémoire, un éloquent discours de pierre qui par le truchement desemblèmes de mort se destine in fine aux vivants.

Le cimetièreDire d’abord le lieu. Lieu voué au silence. Au sommeil. Lieu où l’ondort. Du grec koimeterion. Lieu où l’on enterre les morts. Camposanto.Charnier. Columbarium. Nécropole. Ossuaire. Déclinaisons lexicales duclos, du cadre. Définition de l’espace où s’inscrit le champ des morts. Lecimetière. L’approcher ainsi par les mots, tenter de le cerner, le saisir, pardes signes de signes qui dans leur linéarité, l’aplat cursif de leur lecture,s’attachent à déchiffrer ce qui s’érige dans le marbre, stèles, statues,monuments dressés dans l’évidence tangible de la pierre.

C’est de la sensibilité méditerranéenne placée sous le signe de l’ostenta-tion et de la théâtralité baroque dont il sera question ici. Du cimetière etde l’art tumulaire qu’il renferme. De cet espace séparé, retiré. De ce lieuclos. Sanctifié, taboué, redouté, objet de dévotion ou bien d’opprobre.Car dans le comté de Nice, comme dans la péninsule italienne voisine,les cimetières monumentaux constituent de véritables épitomés del’histoire des mentalités et de l’art tumulaire.

L’anthropologie tient pour acquis d’ailleurs dans son approche des ori-gines de l’art, la convergence entre le culte des morts et l’expressionesthétique. Dès la préhistoire, Homo Sapiens a hérité –�de la fréquenta-tion de Neandertal sans doute, de plus loin peut-être�– des techniquesélaborées de l’art pariétal ainsi que des rites funéraires. Dès les débuts dunéolithique, nos ancêtres ont quitté leurs cavernes et leurs sanctuairesnaturels pour édifier dans l’espace extérieur des monuments de terre, depierre ou de ciment comme les dolmens ou les mégalithes ainsi que dessépultures collectives. Ces lieux pouvaient s’ériger même de manièreextensive en espaces sacrés, voués à des cultes spécifiques, tels ceux duMont Bego par exemple, situés dans le Parc du Mercantour, dans

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l’arrière-pays niçois�1. Ces montagnes sacrées, ces lieux de culte avaientselon les anthropologues une finalité institutionnelle visant à la cohésiond’une collectivité devenue progressivement stable et sédentaire. Collecti-vité en voie de s’ériger en société organisée, structurée et hiérarchisée entermes de fonctions et de rôles sociaux, avec des pratiques religieuses éla-borées, des rites magiques, des cérémonies propitiatoires. La plupart deces espaces cultuels relevaient d’ailleurs d’un symbolisme astronomiquequi permettait aux desservants et aux fidèles de découvrir les principesfondamentaux de l’astronomie�: année solaire, cycles lunaires, cartogra-phie céleste, mesure du temps. Ils permettaient, de la même façon laconnaissance et la maîtrise des rythmes agricoles présidant à la germina-tion, à la croissance, rythmes qui sont à la base de la science et des savoirsagraires, ceux-là même en mesure d’assurer la subsistance et la pérennitédu groupe. Ils permettaient enfin, des opérations plus complexes sur leplan cognitif telles que le dénombrement, le classement et la computa-tion avant que n’apparaissent, en Mésopotamie, les premiers linéamentsde l’écriture qui aboutiront, grâce à la matérialité des supports (calculus,tablettes d’argiles, papyrus) à la conservation et l’élaboration secondairedes mythes quand l’érosion et la labilité des récits étaient, jusque-là, le lotde la transmission orale. N’est-ce pas avec l’écriture que se stabilisent etse transmettent les mythes fondateurs, les grands récits, les symbolesmajeurs qui sont aux sources même des constructions culturelles et de lastructuration de l’imaginaire�? Bien que difficile à sonder, le mondeméditerranéen a conservé, dans cet inconscient collectif qui est le patri-moine imaginaire des peuples et qui transcende l’histoire, les civilisationset l’épaisseur du temps, des réflexes, des croyances et des rites qui s’enra-cinent dans le plus archaïque de la psyché. Que ce soit la figure terriennedu taureau, virile et sombre, chtonienne, celle qui s’incarne encoreaujourd’hui dans les jeux de l’arène�; ou sous le signe d’eau, l’image fémi-nine de la déesse-mère, vénus ou virginale, le symbolisme le plusarchaïque est toujours opérant tant dans les pratiques populaires quedans la culture savante.

Ainsi si le culte des morts est bien caractéristique de l’espèce humaine, lanécropole, espace dédié aux défunts, à leurs dépouilles ou aux signes quis’y rattachent, va très tôt devenir un espace singulier, espace que l’on

1 Le Mont Bego, guides archéologiques de France, Paris�: Éditions de l’Impri-merie nationale, 1992.

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pourrait qualifier de transitionnel, au travers de pratiques funéraires et desymboles qui témoignent, chacun à leur manière, du lien spécifique quela société entretient avec le sacré. Ainsi chez les peuples indo-européens,comme dans la plupart des civilisations, la sépulture témoigne de lacroyance en une existence par-delà la mort. Celle-ci est envisagée noncomme une simple dissolution de l’être mais comme un changement denature et de vie. Il ne s’agit pourtant pas comme dans les religions orien-tales, ainsi qu’il en est fait état dans les Védas, d’une croyance en lamétempsychose, à la transmigration de l’âme conçue comme principeimmatériel distinct du corps, afin d’animer un autre être. Non plus quel’ascension vers un séjour céleste, croyance relativement récente en Occi-dent. Le séjour céleste n’est regardé, ici, que comme une récompenseinsigne réservé aux grands hommes et aux âmes d’élites. D’après les plusanciennes croyances des Grecs et des Latins, ce n’était pas dans unmonde étranger à celui-ci que les défunts (defunctus�: littéralement celuiqui a accompli sa vie, s’est acquitté et n’a plus de fonction) allaient passerleur seconde existence. Ils restaient tout près des vivants, continuant àvivre sous la terre�1. Chez les auteurs latins comme Cicéron ou Virgile, lesrites associés à la sépulture évoquent l’idée que si l’on mettait le corps enterre, c’est l’âme qu’on y mettait aussi. Cette croyance était si forte quelorsque même l’usage de la crémation s’établira, on demeura largementconvaincu que les morts continuent de vivre sous la terre. Virgiledécrivant les cérémonies funèbres termine le récit des funérailles dePolydore en ces termes�: «�Nous enfermons l’âme dans le tombeau.�» Lamême expression se retrouve dans Ovide et dans Pline le jeune. Au termede la cérémonie d’inhumation, la coutume voulait que l’on appelle troisfois l’âme du mort par son nom. Trois fois on lui disait�: «�Porte-toibien�». Et l’on ajoutait�: «�Que la terre te soit légère�!�» On répandait duvin sur la tombe et l’on y disposait des aliments. À l’inverse, l’âme quin’avait pas de tombeau n’avait pas de demeure. Elle était condamnée àerrer, indéfiniment, sous forme de larve ou de fantôme. Privée de nour-riture et de repos, malheureuse, elle devenait bien vite malfaisante, tour-mentant sans trêve les vivants. Suétone rapporte ainsi que la dépouille deCaligula ayant été mise en terre sans respecter les rites, il en résulta queson âme inapaisée n’eût de cesse de hanter les vivants jusqu’à ce que l’on

1 «�Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum�» Cicéron, cité par Fustelde Coulanges, La cité antique.

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se résolve à déterrer le corps et l’inhumer selon les règles�1. Car ainsi quetous les textes chez les Anciens en témoignent, on craignait bien moins lamort que la privation de sépulture. Comment s’étonner, dès lors que lesAthéniens, attachés à leurs coutumes, fassent périr leurs généraux pouravoir dédaigné, après une victoire maritime, de faire inhumer leurs mortsen les portant en terre�2. Car si ces derniers, par leur victoire, avaientsauvé Athènes, ils avaient, par leur négligence, perdu des milliers d’âmes.Ainsi la privation de sépulture, comme en témoigne le mythe d’Anti-gone, était la punition suprême, condamnant l’âme au supplice infini del’errance.�3 L’opinion première des Anciens sur le séjour des morts se fon-dait sur le fait que l’âme ne se séparait pas du corps et qu’il n’y avait nipunition ni récompense à attendre, non plus que de comptes à rendre surla conduite du défunt dans sa la vie antérieure. D’autres croyances impli-quant rétributions et châtiments, relégation dans les vastes séjours souter-rains des Enfers à la topographie complexe seront en partie reprises etréactivées dans le christianisme médiéval. C’est le royaume d’Hadès,l’endroit où toutes les psychai (âmes) vont après la mort. Néanmoins, cen’est pas, pour les Anciens, un endroit de damnation éternelle, mais unroyaume où toutes les âmes sont retenues comme des ombres sans forceni sentiment, pure présence d’un passé à jamais aboli et qui reprennentamèrement vie quand on les évoque par une libation. Ces croyances ontlongtemps subsisté et l’expression s’en trouve dans les grands textes desclassiques�: «�Je verse sur la terre du tombeau, déclare Iphigénie, le lait, lemiel et le vin, car c’est avec cela qu’on réjouit les morts�»�4. Chez les Grecs,en avant de chaque tombeau, il y avait un emplacement destiné àl’immolation de la victime propitiatoire et à la cuisson de sa chair. Letombeau des Romains, avait de même sa culina, espèce de cuisine d’ungenre particulier, destiné à l’usage unique du défunt. Cette cérémonies’accomplissait encore du temps de Plutarque qui en fait état, de mêmeque Lucien qui écrit que «�les morts se nourrissent des mets que nous plaçonssur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons�; en sorte qu’un mort àqui l’on n’offre rien est condamné à une faim perpétuelle.�» C’est ainsi ques’institue, dans le monde latin le culte des défunts que le christianisme

1 Suétone, Caligula.2 Xénophon, Helléniques.3 Eschyle, Sept contre Thèbes�; Sophocle, Antigone.4 Euripide, Iphigénie en Tauride.

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réanimera, notamment par le fleurissement des tombes pour les fêtes desmorts et la célébration de la Toussaint, les deux premiers jours denovembre par un syncrétisme visant à redoubler la tradition celtique dela fête de Samain. En effet, c’est le 22 février que les Romains célébraientles défunts de chaque famille. Afin de christianiser ce culte, dans un soucid’inculturation, l’Église institua la célébration de l’apostolat de SaintPierre à la même date. Toutefois, l’antique repas funèbre hérité desRomains perdura jusqu’au XIIe�siècle avant d’être remplacé par l’office desmorts du 2 novembre, mieux ancré dans la tradition issue de la cultureceltique de l’Europe médiévale. Car dans la mythologie celtique, Samainest la fête religieuse qui célèbre le début de la saison «�sombre�» del’année. La fête elle-même dure en fait une semaine pleine, trois joursavant, et trois jours après. Pour les Celtes, cette période est entre paren-thèses dans l’année�: c’est une durée autonome, hors du temps. En effetpour les Celtes, l’année était composée de deux saisons�: une saisonsombre et une saison claire. Samain est donc une fête de transition –�lepassage d’une année à l’autre�– et d’ouverture vers l’Autre Monde, celuides dieux. Elle est mentionnée dans de nombreux récits épiques irlandaiscar, par sa définition, elle est propice aux évènements magiques. Sonimportance chez les Celtes est incontestable, puisqu’on la retrouve enGaule sous la mention Tri nox Samoni (les Trois nuits de Samain) durantle mois de Samonios qui correspond à notre mois de novembre. Le nomsignifiant lui-même «�réunion�», Samain est une fête qui donne lieu à desrites druidiques, des assemblées, des beuveries et des banquets rituels.Son caractère religieux la place d’ailleurs sous l’autorité de la classe sacer-dotale des druides et la présidence du roi, et toute absence était punie demort. Il faut souligner que, selon l’idéologie tripartite des Indo-européens telle qu’elle est définie par Georges Dumézil, les trois classesde la société (sacerdotale, guerrière et artisanale) sont associées aux céré-monies. Cette assemblée religieuse et sociale a progressivement disparuavec la christianisation, mais reste attestée jusqu’au XIIe�siècle dans lalittérature irlandaise.

Ainsi s’éloignant de la tradition hébraïque qui relègue les défunts auSh’ol�1, le christianisme a opéré un syncrétisme entre l’héritage latin des

1 Sans entrer dans les détails complexes de l’anthropologie juive ni dans l’exé-gèse des noms utilisés pour identifier les morts on peut dire que plusieurstextes placent l’activité religieuse, et non l’activité biologique, au centre de

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Anciens et les traditions celtiques qui perdurent dans l’Europe médiévale.Dès lors, les sépultures chrétiennes se trouveront à l’intérieur ou à proxi-mité des édifices religieux, chapelles, basiliques, cathédrales, alors quedans la cité antique elles étaient systématiquement reléguées hors lesmurs.

Mais venons-en à présent au monument lui-même. Tombeau. Stèle.Statue. Est-il besoin de rappeler que le mot provient du latin monumen-tum, de moneo «�se remémorer�» et qu’il désigne ainsi toute sculpture ououvrage architectural dont la fonction est de rappeler un évènement ouune personne. Un édifice de pierre donc, caveau, pierre tombale, céno-taphe ou tombeau. Dispositif mémoriel qui met en scène un discours, etsert de support à une narration. Celle du memento mori de l’art chrétienqui trouvera sa pleine expression à l’âge baroque.

Memento moriOn dit que dans la Rome antique la phrase était répétée par un esclave auconsul romain lors de la cérémonie du triomphe dans les rues de la ville.Debout derrière le général victorieux, un serviteur devait lui rappelerque, malgré son succès d’aujourd’hui, le lendemain était un autre jour.Le genre a été peu utilisé au cours de l’Antiquité classique. Le mementomori mettait alors surtout en relief la topique du carpe diem, «�cueille lejour�» (Odes d’Horace, I, 11), qui comportait le conseil de «�manger,boire, et être joyeux, car nous mourrons demain�». L’origine chrétienne decette citation est Isaïe (22, 13)�: «�Qu’on mange et qu’on boive, car demainnous mourrons�!�» Mais l’idée apparaît en dehors de la Bible�: dans lesOdes d’Horace avec la célèbre locution�: «�Nunc est bibendum, nunc pede

leur définition de la mort�: la mort, c’est l’absence de la relation avec Dieu.En effet, au séjour des morts, il n’y a ni louange (Ps 6, 6�; 30, 10�; 115, 17�;Is�38, 18�; Si 17, 27-28) ni hommage (Si 17, 27) ni action de grâce(Si�17,�28) ni célébration (Ps 88, 11�; Is. 38, 12) ni espérance en sa fidélité(Is 38, 18) ni aucune proclamation de sa vérité (Ps 30, 10�; 88, 12) et de safidélité (Ps�88,12) ou prononciation de son nom (Ps 6, 6). La mort, c’est lepays du Silence (94, 17 et 115, 17). Au séjour des morts, il n’y a plus de sou-venir de la part de Dieu (Ps 88, 5), car le sh’ol est le pays de l’Oubli(Ps�88,13). Car seuls les vivants peuvent louer Dieu (Is 38, 19 etPs�115,�18).

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libero pulsanda tellus�» («�Maintenant il faut boire, maintenant il fautfrapper la terre d’un pied léger�»). Horace poursuit en expliquant qu’il fautle faire maintenant parce qu’il n’y aura ni boisson ni danse dans la vieéternelle. Mais cette pensée s’est surtout développée avec le christianisme,dont l’insistance sur le paradis, l’enfer et le salut de l’âme a amené lamort au premier rang des préoccupations. C’est pourquoi la plupart desmemento mori sont des produits de l’art chrétien. Dans ce contexte, lememento mori acquiert un but moralisateur complètement opposé authème du Nunc est bibendum de l’Antiquité classique. Pour le chrétien, laperspective de la mort sert à souligner la vanité du monde, la fugacité desplaisirs et du luxe, l’existence terrestre et ses mondanités, dans le desseinde concentrer ses pensées et ses actions sur la perspective de la vie future,en vue de son salut. Une injonction biblique souvent associée aumemento mori dans ce contexte est le «�In omnibus operibus tuis memorarenovissima tua, et in aeternum non peccabis�» du Siracide (7, 36)�: «�Danstoutes tes actions souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais�».

Dès lors, les domaines privilégiés dans lesquels s’inscrivent les médita-tions du memento mori sont l’art et l’architecture funéraires. Un desexemples les plus éloquents est sans doute le transi, qui n’est autre qu’unetombe mettant en scène le corps décharné du défunt. Cela devient mêmeune mode pour les riches sépultures du X Ve�siècle et les exemples quinous sont parvenus continuent de créer un puissant rappel de la vanitédes richesses terrestres. La célèbre danse macabre, avec sa représentationde la Mort qui emporte dans un même élan le riche et le pauvre, est unautre exemple du thème du memento mori. L’âge baroque, fruit de lacontre-réforme catholique, va sous l’impulsion des Jésuites et du grandélan missionnaire qui affecte l’Europe du Sud, contribuer à enrichir lepatrimoine funéraire des grandes métropoles du pourtour méditerranéen.L’ensevelissement des morts dans les églises est à la source d’unedébauche architecturale et d’une profusion de thèmes décoratifs propresà l’esthétique ostentatoire du baroque. Afin de répartir les coûts des nou-veaux édifices du culte qui s’érigent dans les paroisses, les commandi-taires vendent à des particuliers, nobles et notables, ou bien à des corpo-rations, les chapelles latérales avec la faculté d’y ensevelir leurs défunts.Dans une émulation propre aux mentalités du temps, les propriétairesvont rivaliser de luxe pour décorer leurs tombeaux, enrichir leurs cha-pelles, quand les plus pauvres sont inhumés dans la fosse commune, sousla nef. Il faudra attendre le XVIIIe�siècle et les décrets royaux, pris pourdes raisons de salubrité publique et d’hygiène, pour que soient interditesl’inhumation dans les églises et la construction de cimetières hors lesmurs. Ainsi, en 1783, un édit du roi de Sardaigne, Victor Amédée III,défend-il expressément d’ensevelir les cadavres dans les églises de Nice.L’interdiction ne s’applique d’ailleurs pas aux clercs qui perpétuentencore de nos jours cette coutume. Il s’agit ainsi de trouver un nouveau

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site afin d’édifier, à Nice, un nouveau cimetière. La colline du châteautransformée en terrain vague depuis la destruction de la citadelle parVauban (1706) s’y prête parfaitement tandis que d’autres sites sontchoisis près des paroisses adjacentes à la ville (Saint-Roch, Saint-Pierre-d’Arène, Saint-Étienne, Sainte-Hélène, Saint-Barthélemy, Cimiez,Gairaut). Le cimetière chrétien est donc ouvert à cette date, auquel onadjoint le cimetière israélite qui se trouvait depuis le Moyen-Âge au piedde la colline, à l’emplacement de l’actuelle rue Sincaire. Dans lasensibilité méditerranéenne marquée par le faste et l’ostentation, lecimetière occupe une place singulière. Le cimetière du Château de Nice àcet égard est exemplaire. Il est tout à la fois le lieu d’inhumation du petitpeuple de la Vieille ville qui vibrionne en contrebas, celui des notabilités,ainsi que des étrangers et des riches hivernants qui viennent de l’Europeentière (Polonais, Anglais, Allemands). Si les tombes les plus anciennessont de style néo-classique, s’inspirant très souvent des sarcophages et desmausolées romains, parfois gothique ou troubadour pour ce qui est deschapelles, les plus nombreuses sont d’influence ligure. Comme à Gênes,elles allient lyrisme déclamatoire et réalisme minutieux. Bustes etmédaillons sculptés dans le marbre le plus pur s’attachent à représenterles profils des défunts auxquels s’adjoignent de nombreux motifssymboliques comme l’ancre ou la croix�1 ou bien des signes d’espérance,torches renversées, lierre, fleur de pavot, qui font de ce jardin de pierreun livre à ciel ouvert.�2

Signum HarpocraticumFigure emblématique du cimetière, l’ange est le messager de Dieu, l’exé-cuteur de la volonté divine.�3 C’est une créature intermédiaire, un média-

1 L’ancre est une des trois représentations des vertus théologales, avec le cœuret la croix; il symbolise l’espérance tandis que les autres figurent la charité etla foi. Par ailleurs, l’ancre est souvent représentée sur la sépulture de marinsou de mariniers.

2 Chevalier, Jean, Gheerbrant, Alain, 1987. Dictionnaire des symboles. Paris�:Robert Laffont & Jupiter, Bouquins.

3 Ange�: du latin angelus, du grec ¥ggeloj, angelos, «�messager�», le termehébreu le plus proche est mal’ach, signifiant également «�messager�».

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teur entre Dieu et les hommes et à ce titre l’ange apparaît comme unefigure essentielle et récurrente dans tous les textes de la tradition mono-théiste. Bien que pur esprit, il peut lui être donné de s’incarner dans cer-taines circonstances particulières. Et si la Bible ne parle pas de la nécessitépour les anges de manger pour se maintenir en vie, elle dit pourtant qu’àcertaines occasions les anges, sous forme humaine, ont mangé de la nour-riture (Gen 18, 1-5 et Gen 19, 3). Tel qu’il apparaît dans le livre de Da-niel, l’ange ne porte pas d’ailes. Sa représentation ailée n’apparaîtra quebien plus tard, au IVe�siècle sur l’abside de l’église Sainte-Prudentielle, àRome. Dans l’iconographie chrétienne sa représentation est très riche,empruntant souvent ses figures à des traditions plus anciennes commecelles héritées de la statuaire antique. Dans l’espace baroque du cimetièresa représentation se décline sous de multiples formes. Les bras étendus etles ailes déployées, il peut prendre sous sa protection les personnes dontles identités sont gravées dans l’épitaphe. Il peut être représenté venantdéposer une fleur sur la tombe, souvent une rose, signe d’amour. Lesmains jointes, l’ange invite le passant à prier pour le repos de l’âme desdéfunts. Pleurant ou alangui, l’ange exprime le chagrin lié à la disparitionde l’être cher. Généralement au sexe indéterminé, l’ange prendra les traits–�visage et corps�– d’un jeune homme ou d’une jeune fille selon lapersonne inhumée, transfigurant ainsi le défunt. Pourvu de la trompette,il est annonciateur du Jugement dernier et de la Résurrection. Sur descroix en fonte, plus particulièrement, ce sont des anges qui soutiennent laVierge Marie au moment de l’assomption. Car l’ange par ses attributs estune figure psychopompe�1 dont la figuration sur les tombeaux a pourfonction d’évoquer l’accompagnement de l’âme lors de son ascension auciel.

L’ange au doigt sur la bouche qui trône sur le mausolée de la familleGrosso de Nice et qui du haut de sa colonne domine le cimetière duchâteau et la cité, emprunte à une tradition plus ancienne encore. Parson geste impérieux, il intime au silence, incitant au respect, à laméditation. Figure emblématique de l’iconographie occidentale, c’est unsymbole fort, connu depuis la plus haute Antiquité. C’est l’Harpocratedes Anciens, figuré comme un éphèbe, index posé horizontalement sur

1 En mythologie, un dieu psychopompe, du grec yucopompÒj (psuchopompos),littéralement «�guide des âmes�», est le conducteur des âmes des morts, leguide dans la nuit de la mort.

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les lèvres dans le geste oriental des psalmodiants, geste de protectioncontre les démons qui pénètrent le corps par la bouche, geste qui metaussi en garde contre l’excès de la parole. Fils d’Isis et d’Osiris,l’Harpocrate s’apparente à l’Horus des Égyptiens dont le geste dediscrétion renvoie au silence et c’est dans ce but que son effigie trônait àl’entrée des sanctuaires. Le culte de l’Harpocrate grec s’est répandu àRome dans une iconographie quasi inchangée. Il trouve de nombreusesdéclinaisons, notamment dans les figurations d’Hermès-Mercure, le dieudu commerce et de la communication. Réactivé à la Renaissance, en tantqu’attribut des philosophes et des savants par les courants néoplatoni-ciens, le signum silencii est l’attribut iconographique de nombreux saintsfondateurs d’ordres monastiques (Saint Benoît, Saint Dominique, SaintBruno, Hugues de Saint Victor). Dans les monastères et les couvents, lesignum silencii invite non seulement au silence mais aussi à la maîtrise desoi. À ce titre il est répété dans les réfectoires, les dortoirs, les lieux depassage, escaliers, arcs de voûtes, trumeaux de porte. Le doigt posé sur labouche qui intime au silence est aussi un geste qui rappelle que seul lesilence interroge et dévoile, révélant les mystères inaccessibles par lasimple connaissance. Il en va ainsi de l’enfant Jésus au doigt posé sur leslèvres, signalant par là sa nature de logos.

L’ange au doigt sur la bouche du cimetière de Nice, du haut de sacolonne de marbre, veille sur le tombeau des Grosso. Une famille denotables liée au commerce maritime qui perdit ses jeunes enfants enbas-âge et dont l’effigie figure en médaillon au bas du cénotaphe. Quenous importe aujourd’hui qui furent les Grosso. Leurs peines de parents,leur piété, l’ostentatoire mise en scène de leur foi ne nous affectent plus.Le symbole a changé de destination. Le tombeau, la statue relèventdésormais du patrimoine. Le protocole compassionnel qui se jouaitnaguère dans la symbolique du cimetière est en voie de se déplacer versl’espace virtuel de la toile. Aujourd’hui, sous la pression immobilière àlaquelle sont confrontées les métropoles, conjuguée à l’essor des nou-veaux supports de communication, vecteurs à leur tour de symboles, lecimetière en ligne tend à se substituer à la nécropole. Le doigt de l’angerelève de plus en plus du clic et du lien. L’autre vie que pointait sonindex est en passe de se muer en second life.