Jan Hambright - L’Ange de La Nuit

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Transcript of Jan Hambright - L’Ange de La Nuit

  • Au cur du mensonge

    Cassie Miles

  • Rsum Le jour o elle est tmoin d'un meurtre en marge

    d'une soire mondaine, Ruth Ann Harris voit sa vie

    basculer. Sous le choc, elle accepte la protection de

    Cody Berringer, l'un des invits, un homme charmant

    et sr de lui qui lui propose spontanment son aide...

    Mais bientt, elle dcouvre ses intentions vritables :

    lui soutirer des renseignements sur sa famille, qu'il

    croit lie la disparition de son propre pre. Comment

    cet homme, qui l'a accueillie chez lui, et dont la

    prsence lui est devenue indispensable, a-t-il pu ainsi

    lui mentir ? Se sentant terriblement trahie, Ruth Ann ne

    sait plus que penser : doit elle le fuir, ou au contraire

    l'aider dans sa qute de vrit ?

  • 1

    Si Ruth Ann Harris percevait un revenu dcent

    grce la vente de ses viennoiseries, il lui fallait

    surtout compter sur les commandes de gteaux pour de

    grands vnements. Comme elle venait d'ouvrir son

    commerce, elle cherchait se faire une rputation, et

    c'tait dans ce but qu'elle avait accept de fournir

    gratuitement deux gteaux l'occasion d'un

    rassemblement politique, dans la semaine qui suivait

    Thanksgiving.

    Un grand goter avait t organis pour remercier

    les supporters de la campagne lectorale de Danny

    Mason, le nouveau maire de Denver. Danny tait l'un

  • des beaux-pres de Ruth, un parmi tant d'autres, la

    mre de Ruth s'tant marie pas moins de cinq fois.

    En ce mois de novembre, Nol avait t choisi

    comme thme de la fte. L'immense salle de bal de

    l'htel particulier tait dcore de guirlandes et de

    rubans de velours rouge. Un sapin de quatre mtres

    chatouillait le plafond cathdrale ; les serveurs taient

    coiffs de bonnets rouge et blanc, et un grand Pre

    Nol se dplaait parmi les convives, les mains derrire

    le dos, en faisant ho, ho, ho d'une voix grave.

    Ruth ramena une mche de ses cheveux bruns dans

    sa queue-de-cheval puis ajusta la bretelle de son tablier

    bordeaux afin que son logo brod en blanc, Les

    Gteaux de Ruth Ann , soit bien visible. Elle passa

    d'un pied sur l'autre, nerveuse. Fais un effort, Ruth,

    s'enjoignit-elle. Essaie de te mler la foule. Ce n'tait

    certainement pas en restant l'cart qu'elle trouverait

    de nouveaux clients.

    La jeune femme balaya la pice du regard. Avant

    d'tre lu maire, Danny Mason avait t policier, ce qui

    expliquait la prsence de plusieurs hommes en

    uniforme bleu marine. Si elle avait dj eu l'occasion

    de rencontrer certains des convives, la plupart taient

  • des amis de Bob Lindahl, le propritaire des lieux.

    Lindahl tait un entrepreneur la rputation trouble ;

    Ruth tait curieuse de savoir combien de ses invits,

    policiers ou non, taient venus arms.

    Cela ne me regarde pas, se dit-elle. Aprs tout,

    pourquoi refuser d'avoir des criminels pour clients ?

    Elle pourrait mme crer un nouveau concept de gteau

    avec des documents dissimuls l'intrieur, la surprise

    parfaite pour un prisonnier.

    Chassant de son esprit ces ides farfelues, Ruth prit

    une grande inspiration puis se mla aux convives. Elle

    lana quelques bonjour , se prsenta aux gens

    qu'elle ne connaissait pas et fit semblant d'admirer les

    dcorations du sapin, tout en remuant la tte au rythme

    des airs de Nol que jouait le groupe de musique.

    En jetant un coup d'il au buffet, elle s'aperut

    qu'on venait d'installer une table drape d'une nappe

    rouge, qui n'attendait que ses gteaux. Il tait temps

    d'aller chercher ceux-ci dans la camionnette.

    Avant cela, Ruth voulait se laver les mains. Elle

    ouvrit une porte au hasard, esprant trouver une salle

    de bains. Mais ce n'en tait pas une.

    Et Ruth n'tait pas seule.

  • L'imposant Pre Nol, debout devant un canap de

    cuir blanc, tait en train de dboutonner sa veste.

    Oh, pardon ! s'exclama-t-elle: Je cherchais la

    salle de bains...

    Moi aussi, rpondit l'inconnu. J'ai pris la

    premire pice que je trouvais. Voil plus d'une heure

    que je porte ce costume, je commenais touffer.

    Il fait un peu trop chaud pour un Pre Nol,

    j'imagine.

    Un sourire se dessina sous l'paisse moustache

    blanche de l'homme tandis qu'il lui tendait la main.

    Je suis Cody Berringer. Vous devez tre Ruth

    Ann, dit-il en dchiffrant les lettres brodes sur le

    tablier de la jeune femme.

    Oui, c'est moi, fit-elle en lui serrant la main. Je

    suis Ruth Harris, et je cre des gteaux pour toutes les

    occasions.

    Pour les mariages aussi ?

    Vous allez vous marier?

    Pas moi ! se dfendit-il avec un frisson de

    clibataire endurci. Ma petite sur. Et elle n'a pas

    encore choisi le ptissier...

  • Il se dbarrassa de son paisse veste de Pre Nol.

    Dessous, il portait un T-shirt sans manches et un

    pantalon en velours rouge retenu par des bretelles sous

    lesquelles il avait coinc un norme oreiller. Ruth

    repra un costume noir et une chemise blanche jets

    sur le dossier du canap. Elle esprait qu'il la

    prviendrait avant de se changer compltement devant

    elle...

    Que devrais-je savoir d'autre sur vous, Ruth

    Harris ? s'enquit l'homme en forant sa voix grave.

    Avez-vous t sage ?

    En temps normal, Ruth se serait empresse de

    tourner les talons avant que le Pre Nol ne poursuive

    son strip-tease, mais elle tait l pour nouer des

    contacts, et Cody Berringer avait voqu une

    commande de gteau de mariage. C'tait un client

    potentiel.

    Si j'ai t sage ? rpta-t-elle d'un ton songeur.

    Ne devrais-je pas tre sur les genoux du Pre Nol pour

    rpondre cette question ?

    Cela ne me semble pas trs sage.

    Vous n'tes pas srieux, comme Pre Nol.

    Pourtant, j'essaie.

  • Il retira l'oreiller, et son costume parut se

    dgonfler. Il avait les paules et les bras muscls, le

    torse large, le ventre plat. Du haut de son mtre quatre-

    vingt-dix, il dominait Ruth d'une faon presque

    inquitante.

    Comme hypnotise, elle l'observa tandis qu'il tait

    son bonnet rouge fourrure blanche et passait une

    main dans ses pais cheveux bruns.

    Puis il retira sa barbe.

    Ruth sentit ses yeux s'carquiller malgr elle. Elle

    pressa ses lvres l'une contre l'autre pour s'empcher de

    rester bouche be comme une idiote. Cody Berringer

    tait incroyablement beau. Il possdait une mchoire

    carre, des lvres pleines, et les yeux bleus les plus

    sduisants qu'elle ait jamais vus.

    Il s'assit sur le canap et plongea la main dans sa

    hotte en tissu.

    En fait, je ne suis pas un vrai Pre Nol. Je ne

    donne pas de cadeaux, j'en demande. Je faisais une

    collecte de dons pour la Maison Hathaway, un centre

    d'hbergement pour sans-abri.

    Ah... vous tes donc un idaliste?

    Beau et sensible, en plus ? songea-t-elle.

  • Certainement pas, rpondit-il en riant. Je suis

    avocat.

    Cela ne veut pas forcment dire que vous tes

    un requin. Beaucoup d'avocats sont des idalistes..

    Tant mieux pour eux, grommela-t-il tandis qu'il

    sortait de sa hotte les chques et les promesses de dons,

    qu'il empila sur la table basse devant lui.

    Ruth se surprit esprer qu'il n'tait pas un avocat

    corrompu.

    Vous travaillez pour Bob Lindahl? demanda-t-

    elle.

    Ah non, srement pas, rpondit-il en faisant la

    grimace. Mon domaine, c'est le droit des entreprises:

    les rachats, les fusions et tout le toutim. Pour reprendre

    votre image, je me vois comme un grand requin blanc,

    pas comme un poisson des bas-fonds.

    Je vous crois sur parole, dit-elle en souriant.

    Vous aimez faire confiance aux gens par

    principe, n'est-ce pas ?

    Son ton cynique laissait entendre que, pour lui,

    l'optimisme tait un dfaut.

    Je ne suis pas nave.

  • Moi, je pense que si. Vous tes gentille et

    enjoue.

    Ruth corrigea bien vite l'opinion qu'elle avait de

    lui: il tait peut-tre beau, mais il tait avant tout

    arrogant.

    Pour votre information, je peux tre trs amre,

    rtorqua-t-elle. Comme le chocolat noir.

    Cody Berringer fixa sur elle son regard bleu acr,

    les sourcils froncs.

    Nous sommes-nous dj rencontrs, Ruth?

    Je ne crois pas.

    Ruth tait convaincue qu'elle avait un visage banal,

    un nez retrouss, des yeux gris... On pouvait trs bien

    le confondre avec celui de quelqu'un d'autre. Son seul

    trait remarquable tait ses longs cheveux pais, couleur

    chtaigne, qu'elle gardait gnralement relevs en

    queue-de-cheval.

    Mais j'ai vcu Denver la plus grande partie de

    ma vie, reprit-elle. Il est possible que nous nous soyons

    croiss.

    J'ai l'impression de vous avoir dj vue quelque

    part, dit-il en s'approchant d'elle.

  • Ruth sentit les battements de son cur s'acclrer.

    Cet homme tait dangereusement attirant. Une nergie

    purement masculine se dgageait de lui. Elle dut se

    faire violence pour ne pas s'chapper en courant

    lorsqu'il se pencha sur elle, le visage quelques

    centimtres de sa joue.

    Vous sentez bon. Le beurre et la vanille...

    Le parfum de tous les ptissiers.

    Quel est votre lien avec cette campagne

    lectorale ? Et que pensez-vous de notre nouveau

    maire?

    Son ton tait presque agressif, comme s'il

    s'adressait un tmoin la barre.

    Danny est mon beau-pre. Le deuxime mari de

    ma mre.

    Ah, vous n'tes donc pas si innocente que a,

    ironisa-t-il. Vous avez vous-mme grandi dans un

    milieu de requins.

    Danny est quelqu'un de bien.

    Il avait rempli le rle de pre bien mieux que

    l'homme dont le nom apparaissait sur l'acte de

    naissance de Ruth.

  • C'tait l'entraneur de mon quipe de poussins,

    en base-ball, ajouta-t-elle. Et c'est lui qui m'a appris

    nager.

    Il tait officier de police, c'est a?

    Oui, l'un des meilleurs de Denver.

    Mon pre le connaissait l'poque.

    Ruth sentit comme une tension dans la voix de

    Cody Berringer l'vocation de son pre. La

    conversation prenait soudain une tournure plus grave.

    Mon pre s'appelait Ted Berringer. Il tait

    adjoint du procureur, et on le surnommait Ted le

    Veinard. Cela vous dit quelque chose ?

    Ces mots reportrent Ruth vingt ans en arrire,

    lorsqu'elle avait six ans. Ted Berringer, dit le

    Veinard ? Elle se rappelait avoir entendu Danny et sa

    mre parler de lui au cours d'une de ces conversations

    d'adultes qu'elle n'tait pas cense couter. Le nom de

    Ted le Veinard tait rest grav dans son esprit parce

    que l'homme en question ne lui avait pas sembl si

    chanceux que cela.

    Votre pre a t assassin.

    Cody Berringer la dvisagea avec intensit, comme

    s'il cherchait lire dans ses penses. Mais il n'y

  • trouverait pas grand-chose, songea-t-elle. La vie de

    Ruth tait trs simple, trs calme, et elle faisait en sorte

    qu'elle le reste.

    En revanche, elle souponnait Cody Berringer

    d'avoir des secrets. Il y avait en lui quelque chose de

    sombre, de trouble, et une petite voix lui soufflait de

    garder ses distances.

    Le meurtre de mon pre n'a jamais t lucid,

    dit-il avec une frustration peine contenue.

    J'en suis dsole.

    Vous vous seriez bien entendue avec lui. C'tait

    un idaliste.

    Cessant enfin de la dvisager, il s'carta d'elle et

    ramassa sa chemise blanche sur le dossier du canap.

    J'aimerais vous revoir, Ruth.

    Elle sortit une carte de visite de la poche de son

    tablier et la posa sur la table basse, ct de la pile de

    chques et de promesses de dons.

    A propos du gteau pour le mariage de votre

    sur?

    Nous pourrions en discuter autour d'un dner,

    samedi soir.

    C'est un rendez-vous ?

  • Vous pouvez appeler a comme a.

    Ruth tait surprise. Les hommes de son espce ne

    sortaient pas avec des femmes comme elle. Dans son

    esprit, un avocat aussi sduisant recherchait des

    partenaires un peu plus remarquables, de magnifiques

    blondes en minijupes griffes, par exemple.

    Et mme si Cody Berringer s'intressait vraiment

    elle, qui tait-il pour partir du principe qu'elle tait

    seule et libre ce soir-l?

    Je vais vrifier mon emploi du temps, et je

    vous...

    Je vous appelle pour fixer l'heure du rendez-

    vous, coupa-t-il.

    De toute vidence, il la congdiait sans plus de

    formalits. Comment pouvait-on se montrer aussi

    mufle? Elle avait envie de l'envoyer sur les roses.

    Mme s'il tait trs beau et s'il pouvait lui passer une

    grosse commande.

    Le plus naturellement du monde, Cody Berringer

    fit glisser l'une de ses bretelles sur son paule. Le

    pantalon rouge s'affaissa d'un ct, rvlant un bout de

    caleon. Ruth rougit violemment et sortit de la pice en

    toute hte.

  • Ds qu'elle fut de nouveau dans la salle de bal, elle

    vit Bob Lindahl s'avancer vers elle sur ses jambes

    courtes et arques. Il ressemblait un personnage d

    dessin anim, avec son pantalon carreaux rouges et

    verts et ses bretelles de Pre Nol tendues par-dessus

    son ventre rebondi. Dans sa jeunesse, Bob Lindahl

    avait t policier aux cts de Danny, et Ruth le

    connaissait pour ainsi dire depuis toujours.

    C'est le moment d'apporter tes gteaux, Ruth,

    dit-il en posant une main sur l'paule de la jeune

    femme.

    Oui, monsieur.

    Monsieur ? rpta-t-il en haussant ses pais

    sourcils. Tu m'appelais oncle Bob quand nous

    t'emmenions au parc, Danny et moi. Tu ne te souviens

    pas du Monstre des Guilis ?

    Oh si, je m'en souviens.

    Elle sentait la moiteur de la main de Lindahl

    traverser le coton de son chemisier blanc. A voir

    comme il la lorgnait, elle tait heureuse de porter un

    pantalon vague et un long tablier qui effaait ses

    formes.

  • Je te chatouillais jusqu' ce que tu me supplies

    d'arrter, se remmora-t-il avec un petit rire.

    Pour sa part, Ruth n'avait pas tellement envie de

    s'attarder sur ce souvenir. Lorsqu'elle tait enfant, elle

    avait pressenti que Bob Lindahl n'tait peut-tre pas

    aussi honnte qu'il voulait bien le faire croire. Devenue

    adulte, elle n'en doutait plus du tout.

    Je vais chercher les gteaux, dit-elle en se

    dgageant de son treinte.

    Tu as besoin d'aide?

    Pour tout dire, elle ne se voyait pas transporter ses

    gteaux toute seule : ils taient gros et lourds. Le

    premier tait form de trois tages, glac d'une fine

    couche de chocolat blanc et dcor de feuilles de houx

    et de baies rouges. Le deuxime tait un grand gteau

    rectangulaire aux amandes, sans gluten et allg en

    sucre. Sur le dessus, elle avait dessin les montagnes

    Rocheuses et crit Flicitations, Danny .

    Oui, je veux bien. Mais il faudrait deux

    personnes en plus.

    Elle n'avait aucune envie de se retrouver seule avec

    Bob Lindahl...

  • Celui-ci fit signe un grand gaillard muscl qui se

    tenait non loin et le lui prsenta comme tant Carlos.

    Lorsque ce dernier se pencha pour serrer la main de

    Ruth, elle aperut un tui pistolet cach sous sa veste.

    C'tait de toute vidence un garde du corps.

    Tandis qu'ils quittaient la salle de bal et

    traversaient la cuisine, Bob recruta un autre volontaire.

    Ruth se souvenait vaguement que le jeune homme,

    Tyler Zubek, avait t au lyce avec elle. Cet ancien

    footballeur travaillait prsent comme contrematre sur

    l'un des chantiers de Bob Lindahl.

    Quand elle tait petite, Ruth faisait deux tresses

    avec ses cheveux, dit ce dernier. Ils sont toujours aussi

    longs, ce que je vois.

    Comme il tendait la main pour attraper sa queue-

    de-cheval, Ruth pressa son allure. Bob laissa retomber

    son bras sans se formaliser.

    C'tait un vrai garon manqu, confia-t-il aux

    deux autres hommes. Je n'imaginais pas que notre Ruth

    deviendrait une petite ptissire aussi mignonne.

    Si elle s'tait soucie de l'opinion de Lindahl, elle

    lui aurait rappel son parcours : un master de gestion,

    une cole de cuisine, une spcialisation dans la

  • confection de desserts et un stage de six mois avec un

    ptissier de renom. Elle lui aurait parl des mthodes

    scientifiques qu'elle employait pour tester de nouveaux

    ingrdients, et de la crativit dont il fallait faire preuve

    pour mettre au point de nouvelles recettes. Mais elle

    prfra ne rien dire et quitter la cuisine.

    Malgr la saison, les arbres avaient dj perdu

    toutes leurs feuilles, le, temps tait encore trs clment.

    Il devait faire une quinzaine de degrs.

    Ruth se hta vers sa camionnette, stationne dans

    l'alle prs d'un garage assez grand pour contenir

    quatre voitures. L'immense demeure coloniale d'oncle

    Bob tait la seule des environs.

    Deux par gteau, dit Ruth en se tournant vers les

    trois hommes, et pas de gestes brusques !

    Lorsqu'elle ouvrit les portires de la camionnette,

    elle ressentit une pointe de fiert en dcouvrant son

    gteau trois tages. Il tait magnifique, avec son

    glaage qui formait des volutes blanches d'une grande

    finesse et ses flocons de neige en sucre cristallis. Mais

    il tait galement lourd et difficile manier.

    Bob et Carlos, vous pouvez prendre celui-ci,

    dit-elle.

  • Tandis qu'elle donnait ses instructions, les deux

    hommes sortirent l'uvre d'art de la camionnette avec

    mille prcautions. L'autre gteau, qui mesurait presque

    un mtre de long, tait cependant plus ais manipuler

    pour elle et son ancien camarade de lyce.

    Du coin de l'il, Ruth vit quelqu'un avancer vers

    eux depuis la rue, un homme vtu d'un pull-over

    sombre dont la capuche lui recouvrait la tte. Il y avait

    quelque chose d'trange dans son visage ; son nez avait

    une drle de couleur. Et il portait des lunettes de soleil.

    C'est une fte prive, grogna Carlos lorsque

    l'inconnu s'arrta devant eux.

    Plus maintenant, rpondit celui-ci.

    Tout en tenant le gteau trois tages en quilibre

    sur une main, Carlos plongea son autre main

    l'intrieur de sa veste pour se saisir de son pistolet.

    L'norme gteau chancela dangereusement.

    Qu'est-ce qui se passe? fit Bob. Bon sang, qui

    tes-vous?

    Ruth regarda par-dessus son paule, juste temps

    pour voir l'homme la capuche brandir lui aussi un

    pistolet et tirer sur Carlos. Celui-ci s'effondra avec le

    gteau.

  • Prise de panique, la jeune femme arracha le plateau

    des mains de Tyler Zubek et l'envoya de toutes ses

    forces vers l'agresseur. Des morceaux de glaage

    volrent dans les airs, et le gteau s'crasa par terre.

    Sans bouger d'un pouce, l'inconnu tira trois

    reprises. Trois balles destines Bob Lindahl, qui

    tomba genoux, la bouche ouverte dans un cri de

    surprise, le torse ensanglant.

    Ruth s'entendit hurler tandis qu'elle se jetait plat

    ventre sur le trottoir. Tyler Zubek fit de mme dans la

    seconde qui suivit.

    Le meurtrier laissa tomber son arme, tourna les

    talons et s'enfuit en courant.

    Carlos tenta de se relever, en vain. La jambe

    gauche de son pantalon tait trempe de sang.

    Arrtez-le, souffla-t-il Ruth en lui tendant son

    arme.

    Ruth savait se servir d'un pistolet, Danny le lui

    avait appris. Mais elle n'avait jamais vis un tre

    humain. Elle prit l'arme et courut derrire l'assassin,

    slalomant entre les vhicules gars devant la maison de

    sa victime.

  • Lorsqu'elle vit l'homme la capuche monter dans

    une voiture cinquante mtres d'elle, elle leva le

    pistolet dans cette direction, tout en s'assurant qu'il n'y

    avait personne dans les parages qu'elle risquait de

    blesser. Mais pouvait-elle vraiment le faire ? Etait-elle

    capable de tirer sur quelqu'un ?

    Alors, la voix de Danny, l'homme qu'elle avait tant

    admir quand elle tait petite, rsonna dans son esprit.

    Je suis policier. Parfois, je dois me servir de mon

    pistolet pour arrter les mchants.

    Il fallait qu'elle arrte cet homme, elle seule

    pouvait le faire. Serrant le pistolet entre ses mains, elle

    appuya sur la dtente. La dtonation lui parut

    assourdissante. L'arme sursauta dans ses mains. Elle

    visa les pneus de la voiture et tira de nouveau.

  • 2

    Cody se tenait prs de la porte lorsqu'il entendit les

    coups de feu. Il laissa aussitt tomber le sac de sport

    dans lequel il transportait son costume de Pre Nol et

    se prcipita sous le grand porche entour de six

    colonnes blanches.

    Quelques convives se trouvaient dj l et

    tournaient en rond en poussant des exclamations

    effrayes. Tous avaient le regard fix sur Ruth Harris.

    Celle-ci tait debout au milieu de la rue, un pistolet au

    poing. Lorsqu'elle remua la main d'un geste dpit,

    l'une des femmes qui se tenait ct de Cody cria.

    Sur sa gauche, plusieurs personnes taient masses

    l'arrire d'une camionnette bordeaux portant le logo

  • Les Gteaux de Ruth Ann . Quelqu'un criait l'aide.

    Cody aperut le pantalon carreaux rouges et verts de

    Bob Lindahl, qui semblait tendu sur le trottoir. Que

    diable Ruth Harris avait-elle fait ?

    La jeune femme fit un pas vers la maison, et les

    gens se rfugirent en hte derrire les colonnes de la

    vranda. Quelle bande d'imbciles ! songea Cody. Ne

    voyaient-ils pas qu'elle tait en tat de choc ? Ses

    jambes tremblaient, elle tenait peine debout.

    Ruth ! dit-il d'une voix forte en s'approchant

    d'elle.

    Son regard tait vitreux, hbt.

    Ruth, est-ce que a va?

    Elle acquiesa.

    Donnez-moi le pistolet.

    Elle le lui tendit avec empressement. Elle tremblait

    tellement qu'il la prit dans ses bras pour la soutenir.

    Ne perdez pas connaissance !

    J'ai besoin de m'asseoir.

    Passant un bras autour de ses paules, Cody la

    conduisit vers la maison. Les gens s'cartrent devant

    eux, mfiants, encore apeurs. Il entendait la sirne

    d'une ambulance hurler au loin.

  • Lorsqu'ils eurent atteint le petit escalier qui menait

    la vranda, Ruth s'effondra sur la dernire marche et

    se pencha en avant, les coudes sur les genoux.

    O avez-vous trouv cette arme, Ruth ? s'enquit

    Cody en s'asseyant ct d'elle.

    C'est Carlos, le garde du corps, qui me l'a

    donne, rpondit-elle d'une voix peine audible. Il a

    t bless la jambe. L'homme tait en train de

    s'enfuir, j'ai essay de l'arrter, j'ai essay.

    Tout va s'arranger, murmura Cody pour la

    rassurer.

    Non, dit-elle en se raidissant. Oncle Bob a reu

    trois balles en pleine poitrine.

    Cela ressemblait bel et bien un assassinat. Sans

    pouvoir se l'expliquer, Cody tait convaincu que ce

    meurtre avait quelque chose voir avec la raison pour

    laquelle il se trouvait ici.

    Lorsque l'un des convives en uniforme s'approcha

    d'eux, Cody lui tendit le pistolet.

    Je dois amener cette jeune femme au poste;

    annona le policier.

    Laissez-lui une minute, fit Cody. Danny Mason

    est son beau-pre.

  • Oh.

    L'officier recula d'un pas tout en gardant un il sur

    Ruth, au cas o il lui viendrait l'esprit de s'enfuir.

    Mais c'tait peu probable, pensa Cody. Elle tait

    comme vide de son nergie.

    Il l'entoura d'un bras protecteur tandis que l'adjoint

    du chef de la police faisait rentrer les convives dans la

    maison et librait de la place pour l'ambulance.

    Ruth leva la tte vers Cody. Des mches de ses

    cheveux bruns onduls s'taient chappes de sa queue-

    de-cheval et lui encadraient le visage. Elle tait ple

    comme un linge, son chemisier tait couvert de sang,

    mais elle semblait avoir repris le contrle de ses

    motions.

    Pourquoi m'aidez-vous ? demanda-t-elle

    soudain.

    Trs bonne question, se dit-il. Mme s'il avait

    imagin que Ruth pouvait lui tre utile, cela ne

    l'obligeait pas lui venir en aide.

    Il fallait bien que quelqu'un vous arrte avant

    que vous ne vous blessiez, repartit-il en haussant les

    paules.

  • Pensez-vous que Bob Lindahl va s'en sortir? Il y

    avait tellement de sang.

    La voix de la jeune femme se mit trembler et elle

    enfouit son visage dans ses mains.

    Un lger parfum de vanille s'chappait de ses

    cheveux soyeux. Ruth Harris tait douce et

    excentrique, tout le contraire des femmes que Cody

    frquentait habituellement. Ces dernires portaient les

    vtements qu'il fallait porter, connaissaient les

    personnes qu'il fallait connatre, et disaient toujours ce

    qu'on attendait qu'elles disent. Aucune d'elles ne se

    serait fait surprendre avec un pistolet la main en plein

    raout mondain.

    Ravalant ses larmes, Ruth Harris leva de nouveau

    les yeux vers lui.

    J'ai vraiment tout rat, dit-elle.

    Que s'est-il pass ?

    Nous tions sortis chercher mes gteaux. J'tais

    avec Bob et son garde du corps, Carlos, et il y avait

    aussi Tyler Zubek. Nous avions les gteaux dans les

    mains...

    Elle mimait la scne, comme si elle tenait encore le

    plateau.

  • Et puis ce type s'est mis nous tirer dessus.

    Mon Dieu, comme j'ai eu peur ! Le premier rflexe que

    j'ai eu, a a t de lui lancer mon gteau.

    Cody se mordit la joue pour se retenir de rire. Elle

    avait essay de repousser un homme arm avec un

    gteau ? Cette jeune femme ne manquait pas de

    courage.

    Il tait tellement russi... gmit-elle. Une recette

    spciale, sans gluten et allge en matires grasses.

    Je suis rassur de savoir que vous n'avez pas

    gch un vrai bon gteau qui fait grossir.

    Mais les deux gteaux sont fichus ! se lamenta-

    t-elle, sans relever le trait d'humour. Mon Dieu, que

    suis-je en train de dire ? Comment puis-je penser aux

    gteaux alors que Bob Lindahl est peut-tre mort ?

    Allons, calmez-vous. Vous avez fait tout ce que

    vous pouviez faire.

    Danny va tre tellement du ! Je n'ai mme pas

    retenu le numro d'immatriculation de la voiture !

    Danny, l'ancien beau-pre de Ruth Harris... C'tait

    pour le voir que Cody tait venu ce rassemblement.

    Peu aprs que Danny Mason avait t lu maire,

    Cody avait reu une enveloppe portant la mention

  • Personnel et confidentiel et contenant une pince

    cravate dcore d'une feuille de trfle, comme celle que

    le pre de Cody portait le jour o il avait t tu. La

    personne qui lui avait adress cet trange courrier avait

    galement gliss dans l'enveloppe un autocollant de la

    campagne lectorale de Danny Mason. Cody en avait

    conclu que Danny savait quelque chose au sujet du

    meurtre de son pre, et il avait bien l'intention de suivre

    cette piste.

    Il avait pens se rendre au poste de police, mais

    c'tait une perte de temps : les autorits n'avaient pas

    les moyens de rouvrir une enqute sur un meurtre

    vieux de vingt ans. Et Cody ne se voyait pas non plus

    poser des questions trop directes Danny Mason.

    Lorsque Ruth Harris lui avait rvl ses liens de

    parent avec le nouveau maire, Cody avait aussitt

    entrevu l'opportunit qui s'offrait lui : s'il parvenait

    tisser des liens avec Ruth, il pourrait se rapprocher de

    Danny.

    Le meurtrier a fait quelque chose de bizarre

    aprs avoir tir sur Bob, reprit Ruth, les sourcils

    froncs. Il a abandonn son revolver, volontairement.

    Pourquoi avoir fait cela ?

  • Je ne sais pas.

    L'ambulance arriva enfin, et deux auxiliaires

    mdicaux se prcipitrent vers la camionnette de Ruth.

    Cody la prit par le bras pour l'aider se lever.

    Allons voir le mdecin. Il vaut mieux s'assurer

    que vous n'avez rien.

    Mais je ne suis pas blesse ! protesta-t-elle. Je

    sais me servir d'une arme, Danny m'a montr comment

    faire. .

    Celui-ci venait justement vers eux, les manches de

    sa chemise verte roules jusqu'aux coudes malgr la

    fracheur de l'air. Il avait les bras d'un maon. Ou

    plutt d'un boxeur. Cody croyait se souvenir que

    Danny avait particip plusieurs championnats de

    boxe amateur, et il avait gard une excellente forme

    physique. Ses cheveux bruns aux reflets roux taient

    coiffs en arrire, dgageant son grand front intelligent.

    Danny, tout en gardant son attention fixe sur Ruth,

    semblait continuer noter dans le mme temps tous les

    dtails qui l'entouraient : il n'avait pas perdu ses

    instincts de policier. .

    Il serra la jeune femme dans ses bras en jetant un

    regard mfiant vers Cody.

  • Je ne savais pas que vous vous connaissiez, tous

    les deux, dit-il.

    Nous venons juste de nous rencontrer, rpondit

    Cody, nullement intimid. Et je compte bien revoir

    Ruth.

    Vraiment?

    Nous dnons ensemble samedi, chez Mona,

    annona Cody, choisissant l'endroit le plus romantique

    qu'on puisse imaginer.

    Oh, j'ai toujours rv d'y aller ! s'exclama Ruth.

    Ils ont engag un nouveau chef.

    Oui, je l'ai dj rencontr.

    La jeune femme se dgagea de l'treinte de son

    beau-pre pour revenir prs de Cody.

    Si je pouvais convaincre chez Mona de servir

    certaines de mes ptisseries, mon commerce

    s'envolerait, dit-elle avec espoir.

    Je ne peux rien vous promettre, mais nous

    pourrons discuter avec le chef.

    H ! se rcria Danny, comme tous les hommes

    politiques, il dtestait qu'on l'ignore. Ce n'est pas une

    agence de rencontres, ici.

  • Je sais, fit Ruth schement. J'ai failli me faire

    tuer.

    Ce n'est pas ce que j'ai entendu dire, rtorqua

    Danny. Tu as poursuivi le tireur. Bon sang, Ruth, o

    avais-tu la tte?

    J'ai fait ce qu'il me semblait juste de faire, se

    dfendit-elle en redressant les paules. Arrter les

    mchants. On est parfois oblig d'utiliser une arme

    pour a, je te cite.

    Danny eut l'air surpris.

    Ah bon, j'ai dit a ?

    Trs souvent. Et tu me disais aussi de viser le

    torse, parce que c'est la cible la plus large.

    Ruth paraissait aussi innocente qu'une toute jeune

    biche, mais elle savait manifestement trs bien se

    dtendre. Cody commenait tre intrigu par cette

    petite ptissire au visage doux mais la volont de

    fer.

    Une seconde ambulance vint se garer au bout de

    l'alle tandis que la premire quipe transportait Carlos

    l'hpital le plus proche.

    Est-ce que le garde du corps va s'en sortir ?

    demanda Ruth.

  • Normalement, oui, rpondit Danny. Il a juste

    reu une balle dans la cuisse.

    Et oncle Bob? Est-il...

    Il est mort. C'est all trs vite, tu n'aurais rien pu

    faire pour le sauver.

    Trois balles en pleine poitrine, a ressemble

    du travail de professionnel, remarqua Cody.

    Laissons la police le soin de mener l'enqute,

    rpliqua Danny, agac. Merci d'avoir veill sur ma

    fille. Je prends le relais, prsent.

    Cody n'entendait pas se faire congdier aussi

    facilement. Ruth tait son seul moyen d'entrer dans le

    cercle des intimes de Danny Mason, il ne voulait pas

    qu'elle lui chappe.

    Tout le plaisir est pour moi, dit-il en prenant le

    bras de Ruth. Laissez-moi vous accompagner jusqu'

    l'ambulance afin qu'un mdecin jette un il sur vous.

    Je vais bien, vraiment, rpta-t-elle.

    Vous tremblez comme une feuille dans le vent.

    Et avec un sourire qui aurait fait fondre la plus

    insensible des femmes, il se pencha sur elle et

    murmura:

    Laissez-moi prendre soin de vous.

  • Il distingua dans le regard de la jeune femme une

    lueur de dfiance, mais elle tait trop trouble pour

    protester, et elle se laissa conduire jusqu' l'ambulance.

    Un jour, elle lui ferait peut-tre assez confiance pour

    lui livrer les secrets de sa famille...

    Deux heures plus tard, Ruth se tenait devant la

    fentre d'un petit salon richement dcor, et regardait le

    paysage qui s'tendait l'arrire de la maison de Bob

    Lindahl. Il tait presque cinq heures, le soleil avait

    amorc sa descente derrire les montagnes ; des filets

    d'or brillaient dans le ciel et sur la pelouse dfrachie ;

    les branches nues d'un saule pleureur dansaient dans la

    brise d'automne. S'il n'y avait pas eu cinq voitures de

    police et la camionnette d'une chane de tlvision

  • gares un peu plus loin dans la rue, cette vue aurait t

    sereine.

    La plupart des autres voitures n'taient plus l. Les

    invits avaient t interrogs par la police puis

    renvoys chez eux. Le traiteur et ses employs avaient

    rassembl leurs affaires et s'taient clipss. Ruth

    n'avait pas vu Cody Berringer partir, et elle esprait,

    sans savoir pourquoi, qu'il tait encore l.

    Mme si elle ne s'expliquait pas qu'il se soucie

    autant d'elle, elle apprciait cela. Comment aurait-il pu

    en tre autrement? Les yeux bleus de Cody Berringer

    devaient faire rver plus d'une femme. Et son dsir de

    la protger semblait sincre.

    Ruth entortilla pensivement une longue boucle

    brune autour de son index. Elle s'tait bross les

    cheveux et pass de l'eau sur le visage aprs que les

    auxiliaires mdicaux l'avaient examine ; elle avait

    enlev son tablier bordeaux mais portait encore son

    chemisier tach de sang.

    Elle avait rpt son histoire tellement de fois aux

    policiers qui l'avaient interroge que l'enchanement de

    faits resterait grav jamais dans sa mmoire. Une

  • image la hantait : celle de Bob Lindahl tombant

    genoux, la poitrine en sang.

    Danny lui avait dit que l'une des balles avait

    travers le cur de Bob. Un tir de plein fouet. Il lui

    avait appris galement que le meurtrier tait parti sans

    laisser de traces, en dehors de l'arme qu'il avait pris tant

    de soin d'abandonner sur place.

    Alors que Ruth s'interrogeait sur ce geste trange,

    Danny entra dans la pice, accompagn de son

    directeur de campagne. Jerome Samuels tait un jeune

    homme blond et athltique d'une trentaine d'annes,

    que Ruth connaissait depuis l'enfance. Assez rus et

    trs ambitieux, Jerome attendait avec impatience d'tre

    nomm un poste cl, ds que Danny prendrait ses

    fonctions.

    Il adressa Ruth un sourire tudi, quoique,

    amical.

    Tu devrais pouvoir partir dans quelques

    minutes, annona-t-il.

    Trs bien.

    Je voudrais que tu viennes la maison avec

    moi, Ruth, dit alors Danny.

    Pourquoi?

  • Le meurtre de Bob Lindahl est l'uvre d'un pro,

    et tu as t tmoin. Quelqu'un pourrait vouloir s'en

    prendre toi.

    Danny n'dulcorait jamais la vrit, et Ruth lui en

    tait reconnaissante. Mais elle ne se sentait pas en

    danger.

    Tu sais, je suis incapable de l'identifier. Il

    portait des lunettes de soleil et avait rabattu la capuche

    de son sweat-shirt. Je n'ai mme pas vu la couleur de

    ses cheveux.

    Tu ne devrais pas rester seule, insista Danny. Tu

    seras plus en scurit chez moi.

    Mais Ruth savait que la nouvelle femme de Danny

    et les enfants de celle-ci ne seraient pas enchants de la

    voir s'installer chez eux.

    J'ai du travail, dit-elle.

    Quelqu'un d'autre peut le faire.

    Certainement pas. Je fais des gteaux sur

    commande, ils sont uniques. Je dois les dcorer moi-

    mme.

    Tu n'es pas raisonnable.

    Ce n'est pas nouveau, observa Jerome.

    D'ordinaire, les taquineries de Jerome ne la

  • drangeaient pas, mais il avait bien chang depuis

    quelque temps : il avait adopt un air suffisant. Un air

    qui allait de pair avec son costume de grand couturier

    et sa montre en or massif... De plus, elle n'tait pas

    d'humeur supporter les moqueries.

    Je rentre chez moi, un point c'est tout, trancha-t-

    elle.

    Rflchis bien, lui conseilla Jerome.

    C'est dj tout rflchi, Jerry.

    Il dtestait qu'on l'appelle Jerry. Si son vrai

    prnom, Jerome, lui confrait une certaine dignit,

    Jerry l'assimilait un personnage de dessin anim. Sa

    bouche esquissa une grimace de dgot.

    On dirait ta mre, Ruth Ann, lcha-t-il.

    C'tait un coup bas. Quiconque connaissait Leticia

    savait que Ruth ne lui ressemblait pas.

    Tu ne le penses mme pas, Jerry. En revanche,

    prpare-toi.

    A quoi?

    Ma mre arrive.

    Leticia avait appel trois fois dans l'aprs-midi

    pour dire qu'elle tait en route. Ruth se tourna vers la

    fentre au moment o une voiture qu'elle connaissait

  • bien se garait dans l'alle. La portire du ct

    conducteur s'ouvrit toute vole sur une femme

    habille avec classe.

    Bont divine ! fit Danny d'une voix trangle.

    Essaie de l'arrter, dit-il Jerome.

    Tenter de contenir Leticia quivalait ordonner

    un ouragan de faire demi-tour. Ruth n'enviait pas

    Jerome.

    Elle ne va pas m'couter, plaida celui-ci.

    Jerome connaissait bien Leticia Grant-Harris-

    Mason-Lopez-Jones-Wyndemere. Amuse de le voir si

    dpit, Ruth dclara :

    En plus, elle est marie un juge, maintenant.

    Si elle n'obtient pas ce qu'elle veut, elle te tranera en

    justice.

    Et puis mince, grommela Danny. Autant en finir

    le plus rapidement possible. Viens avec moi, Ruth.

    Ils quittrent le petit salon et gagnrent l'entre

    majestueuse de l'htel particulier, sol en marbre, large

    escalier recouvert d'un tapis moelleux, lustre

    pampilles de cristal. Deux inspecteurs en civil taient

    en train de discuter avec Cody Berringer. En voyant

    Ruth, celui-ci la rejoignit aussitt.

  • Malgr les tristes circonstances, la prsence de

    Cody fit jaillir une petite tincelle de bonheur dans le

    cur de Ruth. Et lorsqu'il lui prit la main, l'tincelle

    s'embrasa tout fait.

    La porte d'entre s'ouvrit brusquement sur Leticia

    Wyndemere. Ses cheveux blonds flottaient lgrement

    derrire elle ; sa chemise de soie rouge sombre et son

    tailleur noir en laine soulignaient sa mince silhouette.

    Elle marcha droit sur Danny.

    J'avais bien dit Ruth Ann que c'tait une erreur

    de faire des gteaux pour ta fte, lana-t-elle sans

    prambule.

    'aurait pu tre une bonne opportunit,

    rtorqua-t-il.

    Il est vain d'attendre quoi que ce soit de bon de

    la part de Bob Lindahl, dit-elle tout en considrant

    l'opulence du dcor. Mme si je dois admettre que cette

    maison est impressionnante.

    Ruth entendait presque sa mre calculer

    mentalement le prix du lustre et des tableaux accrochs

    aux murs. Leticia tait trs doue pour estimer la valeur

    financire de ce qui l'entourait.

  • Oh, Ruth Ann ! s'exclama-t-elle en levant les

    bras. Si quelque chose t'tait arriv...

    Sa voix s'trangla, ses yeux se mirent briller. Des

    larmes ? Cela ne lui ressemblait pas. Leticia ne pleurait

    jamais.

    Elle prit Ruth dans ses bras avec une telle ferveur

    que la jeune femme finit par se sentir mal l'aise. Puis

    elle se dtacha d'elle et l'observa un moment, les

    sourcils froncs.

    Est-ce du sang, sur ta chemise?

    Oui, mais ce n'est pas le mien.

    Pourquoi la portes-tu encore ?

    Elle se tourna d'un bloc vers Danny.

    Tu ne pouvais pas lui trouver une chemise

    propre?

    Cody s'avana.

    Vous avez raison, madame Wyndemere. Ruth a

    besoin de rentrer chez elle pour se changer. Elle a eu

    une dure journe.

    La mre de Ruth l'tudia des pieds la tte.

    Qui tes-vous ?

    Cody Berringer, madame.

  • J'ai entendu parler de vous, se rappela-t-elle en

    lui serrant la main. Vous travaillez Chez Taylor et

    Tomlinson. T&T.

    C'est exact.

    Une entreprise trs prospre, si je ne m'abuse.

    Ruth n'tait pas du tout surprise que sa mre

    connaisse Cody. La sphre sociale de Denver n'avait

    aucun secret pour elle. Cela faisait partie de son travail,

    en tant qu'organisatrice de mariages, un talent qu'elle

    devait son exprience personnelle dans ce domaine...

    Et vous tes l'pouse du juge Wyndemere,

    devina Cody.

    Oui, le monde est petit, dit-elle avec un petit

    sourire. Comment connaissez-vous Ruth Ann?

    Nous allons dner ensemble samedi, chez Mona.

    Esprant viter des questions gnantes sur ses

    relations avec Cody, Ruth interrompit leur discussion :

    Je suis fatigue. J'aimerais partir.

    Es-tu sre que a va?

    Je vais bien, maman. Ce n'est la faute de

    personne. Je me suis juste trouve au mauvais endroit

    au mauvais moment.

  • Au mauvais endroit, a, c'est sr, reprit sa mre

    en lanant un regard hoir Danny. Quel genre de maire

    vas-tu faire ? Tu n'es mme pas capable de protger ton

    ex-belle-fille.

    Nous avions toute la scurit qu'il fallait,

    rtorqua Danny. Des gardes du corps et les quatre

    meilleurs policiers de la ville.

    a vous a bien avancs ! Toi et Bob, vous vous

    tes toujours attir des ennuis. Avec votre autre copain

    flic, ce Mike Blanco... Oh, je m'en souviens bien, vous

    vous surnommiez les trois amigos. Les trois larrons,

    plutt !

    Ruth prit la main de sa mre dans l'espoir de la

    contenir.

    a va, maman, calme-toi.

    Je t'emmne la maison avec moi, Ruth Ann.

    Danny s'claircit la gorge.

    Il vaut mieux qu'elle vienne avec moi. Ma

    maison est plus scurise.

    Pourquoi aurait-elle besoin d'une maison

    scurise ? Elle est en danger ?

    Avant que la discussion ne drive sur les tueurs

    gages, Ruth tapa du pied par terre.

  • Je n'irai ni chez toi, maman, ni chez Danny,

    martela-t-elle. J'ai mon propre appartement.

    La moiti d'un duplex dans les quartiers chauds

    de la ville, tu parles d'un endroit sr ! se rcria sa mre.

    Un quartier chaud? Je n'ai jamais vu personne se

    faire tuer avant de venir ici, rpliqua Ruth.

    Elle se tourna vers l'inspecteur, qui se tenait prs de

    la porte.

    Est-ce qu'on en a fini?

    Oui, rpondit-il. Je vous recontacterai. Nous

    aurons quelques photos d'identit judiciaire vous

    montrer.

    Je vous appellerai demain matin, si vous voulez,

    proposa Ruth.

    Une dernire chose, ajouta le policier. Ne parlez

    pas la presse, l'enqute doit rester discrte.

    Bien sr. Pouvez-vous me rendre les cls de ma

    camionnette?

    Je suis navr, mais nous n'avons pas fini de

    l'inspecter. Il peut y avoir des indices.

    a ne m'arrange pas du tout, inspecteur.

    Cody s'avana.

    Je vous ramne.

  • Mon hros, songea-t-elle avec un petit sourire.

    Oui, merci.

    Elle voulait rentrer chez elle, passer une bonne nuit

    et tenter d'oublier qu'elle avait t aux premires loges

    d'un assassinat. Elle voulait rejeter l'image de Bob

    Lindahl couvert de sang dans un recoin de son esprit, l

    o elle avait enferm tous ses mauvais souvenirs, tout

    ce qu'il valait mieux garder secret.

  • 3

    Ruth se laissa aller en arrire dans le fauteuil en

    cuir souple de la Mercedes de Cody Berringer. Au

    volant de sa camionnette, elle tait toujours ballotte en

    tous sens ; l, c'tait comme voyager sur un nuage

    moelleux, un nuage divin, somptueux. Si c'tait vrai,

    alors Cody devait tre un ange. Et moi une fe, songea-

    t-elle avec ironie.

    Elle n'tait pas si nave. Bien qu'elle n'et pas

    encore compris pourquoi Cody se montrait si

    attentionn, elle savait qu'il avait trs certainement une

    motivation cache.

    Elle profita de ce qu'il se concentrait sur la route

    pour l'observer. Sa veste gris fonc tait parfaitement

  • ajuste. Sur la manchette de sa chemise blanche, elle

    aperut un monogramme brod. De toute vidence, il

    s'agissait de vtements de luxe, taills sur mesure. On

    tait bien loin des robes flottantes d'un ange...

    Et il tait d'une beaut diabolique. Des ombres

    soulignaient ses hautes pommettes et ses traits

    finement cisels. Une mche de cheveux bruns balayait

    ngligemment son front, faisant ressortir encore plus,

    s'il en tait besoin, le bleu profond de ses yeux.

    Avez-vous assez chaud, ou voulez-vous que je

    monte encore le chauffage ? demandait-il.

    C'est parfait.

    Ruth passa la main sur l'intrieur de la portire.

    Belle voiture...

    Elle a six ans, et elle roule comme au premier

    jour. Un de mes frres est mcanicien.

    Un de vos frres ? Vous m'avez dj parl d'une

    sur. Combien tes-vous, dans votre famille?

    Cinq. Trois garons et deux filles. Et j'ai dj

    sept neveux et nices. Je suis l'an.

    a ne m'tonne pas, vous vous comportez

    comme un grand frre.

    C'est--dire?

  • Vous tes autoritaire, vous voulez absolument

    protger les autres.

    Mes frres et surs seraient certainement

    d'accord avec vous, admit-il en riant. Et vous, combien

    tes-vous ?

    Ruth aurait eu besoin d'une calculette pour compter

    ses demi-frres et ses demi-surs, aprs les cinq

    mariages de sa mre.

    Gntiquement, je suis la seule enfant de ma

    mre, prfra-t-elle rpondre.

    Vous avez de la chance.

    Il ne se rendait certainement pas compte quel

    point son sourire tait sduisant, ni qu'il avait le

    pouvoir de la rchauffer tout entire en clin d'il.

    Grand Dieu, elle avait envie de l'embrasser !

    Pour se retenir de l'attraper par les paules et de

    planter un baiser torride sur ses lvres pleines, elle

    joignit ses mains sur ses genoux.

    En imaginant que Danny ait raison et qu'il y ait

    un tueur mes trousses, comment cette Mercedes s'en

    tirerait dans une course-poursuite ? s'enquit-elle avec

    humour.

    a pourrait tre amusant d'essayer.

  • Ce ne sera certainement pas pour ce soir, fit-elle

    remarquer en regardant par la lunette arrire. Nous

    sommes escorts.

    Deux policiers les suivaient jusqu' son duplex au

    cur de Denver.

    Quand doivent-ils vous rendre votre

    camionnette?

    Demain. a ne m'arrange pas, mais je peux me

    dbrouiller sans voiture. Ma ptisserie n'est qu' deux

    kilomtres de chez moi, je peux les parcourir pied.

    Pas toute seule, objecta-t-il sur un ton

    catgorique. C'est une trs mauvaise ide.

    Oh ! je vous en prie, je ne risque tout de mme

    pas grand-chose.

    Le problme, avec vous, c'est que vous ne

    voulez pas croire que vous tes en danger. Vous ne

    pensez jamais au pire. L'ternelle optimiste.

    Il n'y a rien de mal tre positif. Que voulez-

    vous faire d'autre, de toute faon ?

    tre raliste.

    Profitant d'un feu rouge, il se tourna vers elle.

    Srieusement, Ruth, regardez la ralit en face.

  • D'accord. Mme si ce prtendu tueur gages

    avait l'intention de s'en prendre moi, comment ferait-

    il pour me retrouver? Comment pourrait-il savoir qui je

    suis ?

    Vous portiez un tablier avec le logo Les

    gteaux de Ruth Ann bien visible dessus. Il n'a pas

    besoin de chercher beaucoup.

    C'est vrai, mais...

    Vous l'avez poursuivi. Et vous avez tir sur sa

    voiture.

    D'accord, je l'ai peut-tre nerv, mais...

    Nous parlons d'un meurtrier sans piti, qui a tir

    de sang-froid, en plein cur. C'est le genre de personne

    avec qui on ne plaisante pas.

    Hlas ! tout ce que disait Cody tait vrai.

    Donc, vous ne devriez pas rester seule cette

    nuit, conclut-il.

    Peut-tre pas.

    Cependant, Ruth n'avait pas du tout envie de passer

    la nuit chez Danny, o elle serait accueillie comme une

    intruse par la nouvelle famille de celui-ci. Et sa mre

    vivait plus de quarante minutes de sa ptisserie, un

  • temps qu'elle n'avait pas envie de passer dans les

    transports en commun.

    Ruth indiqua le chemin Cody jusqu' la vieille

    ville de Denver, prs de l'hpital St Luke. Dans ce

    quartier en cours de rhabilitation, plusieurs vieux

    htels particuliers avaient t ramnags en bureaux

    et en appartements. Les maisons taient dj presque

    toutes dcores pour Nol, comme en tmoignait le

    non en forme de traneau install au-dessus de l'entre

    de l'immeuble o Ruth habitait.

    Les lumires de la rue se refltaient sur les fentres

    de son appartement. Deux pommiers sauvages

    marquaient la sparation entre le balcon de son petit

    duplex et celui de ses voisins.

    Ds que Ruth posa le pied sur le trottoir, les deux

    officiers de police qui les avaient escorts jusqu'ici la

    rejoignirent. Ils gardaient une main pose sur leur

    pistolet comme s'ils craignaient que le meurtrier

    surgisse tout instant.

    Nous vous accompagnons, dit l'un d'entre eux.

    Merci, rpondit Ruth. Mais ne vous sentez pas

    obligs de dfoncer ma porte, j'ai les cls.

  • Entoure de deux des meilleurs policiers de Denver

    et de l'imposant Cody Berringer, Ruth aurait d se

    sentir en scurit. Pourtant, elle pressentait un danger,

    comme quelque chose qui serait rest trop longtemps

    sur le feu.

    L'extrieur de son appartement n'avait pas chang

    depuis qu'elle en tait partie l'aube pour cuire ses

    gteaux. Elle avait entrouvert les stores vnitiens de

    son salon afin que ses plantes voient un peu le soleil, et

    ils taient rests tels quels. Aucune lumire n'tait

    allume chez elle.

    Mais elle dcouvrit bientt qu'elle n'aurait pas

    besoin de ses cls. La porte peinte en rouge tait

    ouverte, et son appartement avait t saccag. Son

    mauvais pressentiment se confirmait.

    Sous l'effet de la peur, ses perceptions se firent

    dlirantes : derrire le tronc du pommier, elle voyait

    une cachette possible pour un homme arm ; le vent,

    travers les arbustes, semblait lui souffler un

    avertissement; et la rumeur de la circulation, sur le

    boulevard, ressemblait au grondement d'une arme en

    marche.

  • Les deux officiers ragirent immdiatement. Ils

    l'attraprent chacun par un bras et l'entranrent jusqu'

    leur voiture de patrouille, o ils la mirent l'abri. Cody

    s'installa ct d'elle.

    Qu'est-ce qui se passe ? fit-elle d'une voix

    tremblante.

    Ils prfrent attendre du renfort avant d'entrer

    chez vous, rpondit Cody en passant un bras autour de

    ses paules pour la rassurer.

    Ruth s'effora de se matriser. Elle s'tait dj

    effondre une fois dans les bras de cet homme, et elle

    ne voulait pas rpter l'exprience. Oh, elle mourait

    d'envie de se presser encore contre lui, c'tait certain,

    mais pas sous l'effet de la peur.

    Ce n'est pas juste, se lamenta-t-elle. Pourquoi

    moi?

    Vous l'avez dit vous-mme, Ruth. Vous tiez au

    mauvais endroit au mauvais moment.

    Elle entendit des sirnes de police converger vers

    son quartier, puis deux voitures de patrouille se

    garrent le long du trottoir. Plusieurs officiers en

    descendirent, arme au poing. Ruth avait l'impression de

    regarder un film d'action.

  • Je crois que a rgle le problme, dit-elle avec

    amertume. Je ne dormirai pas chez moi ce soir.

    O comptez-vous aller?

    Elle n'en avait pas la moindre ide. Il y avait bien

    quelques amis qu'elle pouvait appeler, ainsi que les

    gens qui travaillaient au magasin avec elle ; mais elle

    ne voulait pas mettre ses amis en danger.

    Je peux louer une chambre d'htel...

    Trs doucement, Cody lui prit le menton pour

    l'obliger le regarder.

    Venez chez moi.

    Si elle avait suivi son instinct, Ruth se serait jete

    dans ses bras pour l'embrasser. Mais elle n'tait pas

    encore tout fait folle. Elle connaissait peine cet

    homme.

    Je ne peux pas.

    Je vis dans une tour surveille vingt-quatre

    heures sur vingt-quatre par un gardien et truffe de

    camras. J'ai une chambre d'amis. Et ce n'est pas trs

    loin d'ici.

    Ruth ne comprenait pas ses motivations. Il tait

    dj all bien au-del de la simple politesse, et se

    comportait comme s'il tenait vraiment elle.

  • Pourquoi tes-vous si gentil ?

    Ce doit tre l'esprit de Nol.

    Merci.

    Elle le regretterait peut-tre plus tard, mais, pour

    l'instant, rester avec lui semblait tre la meilleure

    solution.

    Quand tout cela sera fini, ajouta-t-elle, je vous

    ferai un dlicieux gteau, tellement gros que vous

    pourrez le partager avec toute votre famille.

    D'accord, mais pas celui allg en matire

    grasses.

    Que du beurre, de la crme et du vrai chocolat,

    promit-elle.

    Dans la rue, une nue d'uniformes approchait de sa

    porte d'entre. Elle vit un officier escorter le jeune

    couple qui habitait l'autre moiti de son duplex. Elle

    leur offrirait un gteau, eux aussi.

    Avec un peu de sucre et de farine, tout pouvait

    s'arranger.

  • Tandis qu'il ouvrait la porte de son appartement au

    dix-septime tage, Cody se demanda s'il n'tait pas

    all trop loin en proposant Ruth de dormir chez lui.

    L'inviter dner tait un moyen d'arriver ses fins,

    approcher Danny Mason. Cela aurait d suffire. Au

    lieu de cela, il avait attendu que les policiers aient fini

    d'interroger Ruth, puis il l'avait raccompagne chez

    elle, et voil qu'il l'hbergeait chez lui... Tout cela le

    menait bien plus loin qu'il ne l'avait prvu.

    En vrit, et il essayait d'y songer le moins

    possible, il aimait la compagnie de Ruth. Elle tait

    originale, surprenante. Et sa spontanit vraiment

    agrable.

    La jeune femme posa son sac de voyage par terre,

    traversa le salon en contrebas puis monta les quelques

    marches jusqu'aux baies vitres d'o l'on voyait les

    lumires de la ville, et les montagnes au-del.

    Un appartement terrasse... Waouh! C'est trs

    chic.

  • Malgr tout ce qui lui tait arriv ces dernires

    heures, le visage de Ruth s'claira d'un grand sourire.

    La plupart des femmes se seraient rong les sangs,

    traumatises et effrayes, mais ce n'tait apparemment

    pas son genre.

    Vous tenez bien le coup, remarqua Cody.

    Gmir ne sert rien...

    Votre appartement a t saccag, et vous n'avez

    pas peur?

    Vous savez, j'ai pass toute mon enfance

    dmnager et changer de famille. J'ai appris garder

    mes soucis pour moi.

    Si elle n'avait rien d'une femme mystre, elle

    l'intriguait tout de mme beaucoup. Il brlait de

    connatre ses secrets.

    Puis-je vous servir quelque chose boire ?

    proposa-t-il. De l'eau, du th?

    De la vodka, avec un peu de jus de fruits,

    n'importe lequel, rpondit-elle d'une manire

    compltement inattendue.

    Ruth le suivit dans la cuisine. Elle s'merveilla

    devant son rfrigrateur double porte, inspecta

  • l'intrieur de son four et lui expliqua en dtail ce que sa

    table de cuisson haut de gamme tait capable de faire.

    Il lui tendit un verre moiti rempli de vodka, de

    jus d'orange et de glace, se servit la mme chose, puis

    leva son verre pour trinquer.

    A une chance meilleure, dit-il.

    En esprant se trouver au bon endroit, au bon

    moment, ajouta-t-elle.

    En croisant le regard gris-vert de la jeune femme,

    Cody y dcela une touche de sensualit. Elle pencha la

    tte de ct, faisant onduler ses longs cheveux couleur

    chtaigne. Cody s'imagina passer la main dans ces

    mches brillantes ; elles glisseraient entre ses doigts

    comme de la soie.

    Une chaleur purement sensuelle semblait natre

    entre eux. Cody savait qu'il serait idiot de l'attiser : il

    ne voulait pas s'engager dans une relation, ni donner de

    faux espoirs Ruth.

    Prfrant rompre tout de suite le charme, il se

    dtourna d'elle et posa son verre sur le comptoir en

    granit qui sparait la cuisine du salon.

    Je me sens en scurit, ici, dit Ruth.

    Tant mieux.

  • Mais je suis toujours en colre. J'ai envie que ce

    type souffre.

    a peut se comprendre.

    L'acte de vandalisme perptr chez elle tait

    purement malveillant. Enfin, presque : de toute

    vidence, il s'agissait d'un avertissement. L'intrus avait

    ventr les coussins du canap, balay les livres des

    tagres et cass tout ce qui tait en verre. Tous les

    tiroirs de ses meubles avaient t vids par terre. La

    plupart des vtements avaient t dchirs. Le T-shirt

    manches longues et le jean qu'elle avait enfils taient

    parmi les rares rescaps de ce massacre.

    Ce sale type a ruin ma garde-robe, fulmina-t-

    elle. Il a bousill mon canap. Et vous savez ce qui me

    fait le plus mal ? Il s'est servi de mes couteaux de

    cuisine pour le faire.

    Pourquoi est-ce si grave? demanda Cody.

    Je me sers de ces couteaux tous les jours. La

    ptisserie est ce que je prfre, mais j'aime aussi

    cuisiner tout un tas d'autres choses. Je ne pourrai plus

    jamais toucher ces couteaux sans penser lui, un

    homme sans visage portant une capuche, un

    meurtrier.

  • Il ne s'en sortira pas comme a. Tous les

    policiers de Denver recherchent ce type.

    Cela veut pas dire qu'ils l'attraperont.

    Cody savait par exprience qu'elle n'avait pas tort.

    Le meurtrier de son pre n'avait jamais t apprhend,

    malgr tous les efforts de la police. Leur seul suspect

    crdible avait un alibi en bton.

    Je n'ai plus envie de rentrer chez moi, dit-elle

    dans un accs de colre. Je crois que je vais

    dmnager, tout simplement.

    Je connais des gens dont c'est le travail de

    nettoyer les maisons cambrioles. Je peux les

    contacter, si vous voulez.

    C'est une bonne ide.

    La colre de Ruth parut s'apaiser tandis qu'elle

    s'avanait vers lui.

    Merci, Cody. Merci pour tout.

    Il tait grand temps qu'il prenne ses distances. Mais

    le regard de la jeune femme l'attirait malgr lui plus

    prs d'elle...

    Elle posa les mains sur ses paules, se mit sur la

    pointe des pieds et l'embrassa.

  • Un geste inattendu, encore une fois. Sous la douce

    pression de sa bouche, Cody resta paralys. Et il fut

    encore plus incapable de ragir lorsqu'il sentit les

    pointes de ses seins effleurer son torse, tandis qu'elle

    s'appuyait contre lui.

    Puis elle recula d'un pas. Lorsqu'elle porta son

    verre ses lvres, les glaons s'entrechoqurent,

    tellement sa main tremblait, mais elle ne cilla pas. Ses

    joues taient teintes de rose.

    Un silence tendu s'installa entre eux. Si Cody ne

    trouvait pas rapidement quelque chose dire, il serait

    tent de l transporter jusqu' son lit.

    Avez-vous faim?

    Je suis affame, rpondit-elle, comme soulage.

    Elle se mit ouvrir tous les tiroirs et les placards de

    la cuisine.

    Je vais prparer quelque chose. Aprs tout ce

    que je vous ai fait endurer aujourd'hui, vous mritez

    bien que je vous, fasse manger.

    Il n'avait pas envie de manger. Ou plutt, il avait

    envie de la manger, elle. Le got de son baiser

    s'attardait ses lvres. Mais il ne voulait pas l'induire en

    erreur, il l'apprciait trop pour cela...

  • Alors qu'elle fouillait dans son rfrigrateur, le

    tlphone se mit sonner. C'tait Danny Mason.

    J'ai appris ce qui s'est pass chez Ruth, dit-il

    aprs s'tre prsent.

    Vous voulez lui parler? demanda Cody.

    Non, c'est vous que j'appelle.

    Cody s'isola dans le salon.

    Je vous coute.

    D'abord, je voulais vous remercier de prendre

    soin de Ruth. C'est une fille bien.

    C'tait plus exactement une femme, qui n'avait pas

    besoin de son beau-pre pour mener sa vie, mais Cody

    se garda bien de le prciser.

    Aviez-vous autre chose me dire, Danny ?

    J'ai vu l'inspecteur. Il y a quelque chose que

    vous devriez savoir.

    Oui?

    Aprs avoir tu Bob Lindahl, le meurtrier a

    laiss son arme par terre. C'tait un message.

    Cody ne comprenait pas pourquoi Danny Mason

    lui racontait cela. Il n'tait pas policier et, en tant

    qu'avocat, il ne s'occupait pas d'affaires de meurtre.

    Son domaine, c'tait la loi des entreprises. Dans les

  • ngociations auxquelles il participait, le sang vers

    tait uniquement symbolique.

    Des analyses balistiques ont t faites, continua

    Danny.

    Dj?

    C'est une affaire prioritaire.

    Evidemment. Danny Mason tait le nouveau maire,

    et cet vnement le touchait de prs.

    Ce pistolet... C'est le mme qui a servi tuer

    votre pre.

  • 4

    La cuisine de Cody avait beau tre quipe

    d'appareils de cuisson dernier cri, Ruth n'y trouva pas

    grand-chose pour composer un vrai repas. Quelques

    ufs, du beurre et de la crme, de la farine et du sucre,

    des lgumes surgels, c'tait bien tout.

    Elle rassembla tous ces ingrdients sur le comptoir

    en granit puis jeta un coup d'il vers Cody qui, le

    tlphone l'oreille, contemplait les lumires de la

    ville travers les fentres du salon. Sans un mot, il

    raccrocha et laissa retomber son bras, plong dans ses

    penses. Il tait beau, mme de dos : la veste de son

    costume taill sur mesure tombait sans un pli le long de

    son buste lanc.

  • L'avait-elle rellement embrass? se demanda-t-

    elle, gne. Bien qu'elle ressentt encore l'effet grisant

    de ce baiser, elle n'arrivait pas croire qu'elle se soit

    montre si audacieuse. Son manque d'inhibition tait-il

    mettre sur le compte de la vodka? Pas vraiment. Elle

    en avait bu peine deux gorges. Peut-tre tait-ce

    parce qu'elle n'avait pas mang depuis midi, et qu'il

    tait presque dix heures...

    Au lieu de la rejoindre dans la cuisine, Cody quitta

    le salon et disparut dans le couloir. De toute vidence,

    la conversation qu'il venait d'avoir ne s'tait pas rvle

    trs agrable.

    Ruth dnicha un fouet pour prparer une pte

    crpes. Faire la cuisine lui permettait de mettre de ct

    les vnements terribles de la journe ; se concentrer

    sur des gestes quotidiens et rassurants la dtendait. De

    plus, c'tait un domaine dans lequel elle se sentait

    experte. Pour ce qui tait de la bagatelle, en revanche...

    Elle n'avait connu jusqu'ici qu'une seule histoire

    srieuse. Trois mois avec un tudiant en archologie,

    avant que celui-ci ne parte au Prou sur un chantier de

    fouills. Ils avaient dcid qu'ils prendraient un

    appartement ensemble son retour, mais cela n'avait

  • pas march. Et Ruth n'en avait pas eu le cur bris : ils

    s'entendaient bien, mais leur relation manquait de

    passion.

    Embrasser Cody l'avait toute retourne. Elle n'avait

    jamais rien ressenti de tel. L'intensit de ce moment

    avait t la fois terrifiante et merveilleuse..

    Lorsque Cody revint dans la cuisine, il avait troqu

    son costume contre un jean dlav et un sweat-shirt

    rouge. Si ses vtements taient d'un style dcontract,

    lui-mme ne l'tait pas du tout. Il s'assit sur un tabouret

    devant le comptoir, la mine sombre, puis avala une

    bonne moiti de sa vodka en une seule longue gorge.

    Vous avez appris une mauvaise nouvelle?

    C'tait Danny.

    Ruth s'tonna que celui-ci n'ait pas demand lui

    parler. Il tait pourtant certainement au courant qu'elle

    passait la nuit chez Cody : pour qu'il sache o la

    joindre, elle l'avait dit l'inspecteur charg de l'affaire,

    lequel avait d transmettre l'information son beau-

    pre.

    Que vous a-t-il dit?

    Ils ont' dj fait des analyses balistiques sur

    l'arme du crime.

  • Eh bien, ils n'ont pas tran !

    Danny est influent. Le meurtre de Bob Lindahl

    doit tre la priorit numro un de la police de Denver.

    C'est plutt une bonne nouvelle, non? fit Ruth

    en posant une pole en cuivre sur la gazinire. Plus vite

    ils mneront l'enqute, plus ils auront de chances de

    retrouver le meurtrier.

    C'est vrai. Le corps de mon pre n'a t retrouv

    que seize heures aprs sa mort. Il reposait sur le sol

    d'un entrept pendant que son meurtrier brouillait les

    pistes.

    L'amertume de Cody n'chappa pas Ruth.

    Votre pre tait l'adjoint du procureur. Je suis

    sre que la police a tout fait pour retrouver son

    assassin.

    Elle aurait pu faire mieux.

    Ruth jeta une noix de beurre dans la pole et la

    regarda fondre. Pour russir des crpes parfaites, il

    fallait que la pole soit suffisamment chaude.

    Quel ge aviez-vous ?

    Douze ans.

    Et il tait l'an de cinq enfants...

    Cela a d tre trs dur pour vous.

  • a a t pire pour ma mre. Mes parents

    faisaient partie de ces couples qui sont la fois amis et

    amants. Ils taient toujours en train de rire et de se

    tripoter. C'tait gnant pour nous, leurs enfants, mais

    pas de faon ngative.

    S'est-elle remarie? s'enquit Ruth en versant une

    louche de pte dans la pole.

    Jamais. Elle dit que mon pre a t le seul grand

    amour de sa vie, et que personne ne pourra jamais le

    remplacer.

    Cody voquait les relations de ses parents avec une

    telle vnration... Etait-il possible qu'il attende la

    mme chose pour lui, qu'il ne veuille pas s'engager

    avant d'avoir trouv l'me sur? Cela expliquerait

    qu'un si bon parti ne se soit pas encore mari.

    Ruth retourna la crpe avec agilit. Elle tait

    lgrement dore, sans tre croustillante, parfaite. Ruth

    la dposa sur une assiette et versa une autre louche de

    pte dans la pole.

    Avez-vous trs faim? demanda-t-elle Cody.

    Vous ne voulez pas connatre les rsultats de

    l'analyse balistique ?

  • Vous savez, je doute que cela soit trs parlant

    pour moi. Je ne m'intresse pas beaucoup l'actualit...

    Je ne connais pas les noms des criminels les plus

    recherchs en ce moment, ni mme des gangs.

    A une poque, vous tiez pourtant au courant de

    tout cela. Quand Danny tait votre beau-pre.

    Ruth dposa une autre crpe dans l'assiette.

    Il a beaucoup travaill sur les gangs quand

    j'tais petite, en effet. C'est comme a que j'ai fait la

    connaissance de Jerome Samuels, son directeur de

    campagne. Le pre de Jerome tait chef de gang.

    Ah bon, je ne savais pas.

    Vous devez bien tre le seul ! Jerome adore

    raconter son histoire, rpter qu'il tait un voleur, un

    gangster, un dlinquant, qu'il s'est sorti de ce milieu de

    criminels pour aller l'universit et qu'il a brillamment

    russi.

    Est-ce vrai ?

    En grande partie, oui. Je n'tais qu'une enfant

    lorsque Danny a particip aux ngociations avec les

    gangs, et j'avais du mal accepter qu'il s'intresse

    d'autres personnes qu' moi, y compris Jerome.

  • Cela a reprsent un tournant dans la carrire de

    Danny, observa Cody. Sa place au sein des

    ngociations lui a permis de se lancer dans la politique.

    Ce qui avait dtourn son attention de Ruth, encore

    une fois. Pire, la mre de celle-ci s'tait implique dans

    la carrire politique de son mari... Lorsque Leticia avait

    dcid de tisser des liens dans ce milieu, elle n'avait

    plus eu beaucoup de temps consacrer sa fille, tant

    elle avait hte de devenir l'pouse d'un lgislateur

    respect.

    Malheureusement pour elle, son mariage s'tait

    dsagrg peu aprs que Danny avait t lu dput.

    Alors, qu'aviez-vous me dire sur ces analyses

    balistiques ? fit Ruth en versant la dernire louche de

    pte dans la pole.

    L'arme qui a servi tuer Bob Lindahl est la

    mme qui a tu mon pre.

    Ruth lcha la spatule et se retourna d'un bloc pour

    faire face Cody.

    La mme arme? rpta-t-elle, abasourdie.

    Un Colt 45 automatique.

    Ruth comprenait mieux pourquoi Cody semblait si

    tendu. Il tait de nouveau confront la mort de son

  • pre, de faon brutale et inattendue. Elle aurait aim

    pouvoir le rconforter, mais elle savait qu'il tait

    impossible de soulager la douleur d'une telle perte.

    Comment le meurtre de Bob Lindahl peut-il tre

    li celui de votre pre?

    Je suppose que cela a quelque chose voir avec

    des vnements qui se sont produits il y a vingt ans.

    Lindahl tait policier l'poque.

    Et Danny aussi.

    Le ton hostile de sa voix troubla Ruth.

    Vous n'tes pas en train d'insinuer que Danny

    est impliqu dans le meurtre de votre pre ?

    Ils enqutaient tous les deux sur les gangs. Mon

    pre et Danny travaillaient ensemble. Ils se

    connaissaient bien.

    Et alors?

    Le pistolet qui a servi tuer mon pre a t

    utilis cet aprs-midi contre Lindahl, lors d'une fte

    donne en l'honneur de Danny; Votre beau-pre est

    forcment impliqu dans cette histoire.

    Dans un meurtre? Danny n'est pas un saint, mais

    je peux vous assurer qu'il ne ferait jamais une chose

    pareille.

  • Je dis juste que...

    Ne dites rien. N'y songez mme pas.

    Elle se retourna vers la pole o la dernire crpe

    tait en train de brler. D'un geste agac, elle retira la

    pole de la gazinire et vida son contenu dans l'vier

    grands coups de spatule.

    Les soupons de Cody l'avaient mise hors d'elle.

    Au cours de la campagne lectorale de Danny, Ruth

    avait support toutes sortes de sous-entendus, mais

    ceux-ci provenaient de journalistes en qute de ragots.

    Quelqu'un comme Cody aurait d tre au-dessus de ce

    genre de... de calomnies.

    Certes, elle n'aurait pas d lui parler aussi

    schement. Il venait de recevoir un choc en apprenant

    que Bob Lindahl avait t tu avec la mme arme que

    son pre, il n'tait plus lui-mme. Mais, bon sang, elle

    avait elle aussi des raisons d'tre en colre !

    Elle rassembla rapidement le reste des ingrdients

    ncessaires pour concocter quelques crpes au thon, au

    fromage et aux lgumes. Elle aurait voulu ajouter un ou

    deux ufs au plat, mais ses mains tremblaient trop.

    Elle avait dj subi assez de stress dans la journe.

  • Ruth posa les assiettes sur la table au plateau de

    verre du coin salle manger tandis que Cody

    remplissait de nouveau leurs verres. Ils s'installrent

    cte cte et gotrent les crpes.

    Ce n'est pas mauvais, dit-il entre deux bouches.

    Les provisions taient restreintes.

    Ruth n'arrivait pas croire qu' peine une demi-

    heure plus tt, elle l'avait embrass. La chaleur

    sensuelle qui les avait alors envelopps s'tait

    compltement dissipe pour laisser place une froideur

    gnante. Elle n'avait pas envie de rester ici.

    Je crois qu'il vaut mieux que je loue une

    chambre d'htel ce soir, murmura-t-elle.

    Je veux que vous restiez, protesta-t-il aussitt.

    Je ne voudrais pas m'imposer. Vous tes

    proccup. L'enqute va rveiller beaucoup de mauvais

    souvenirs...

    Vous vous trompez, je me rjouis de cette

    enqute. Je veux que le meurtrier de mon pre soit

    arrt. C'est ce que je dsire le plus au monde.

    Je devrais partir.

    Restez.

    Il posa une main sur la sienne.

  • Le problme, ce n'est pas moi, insista-t-il. C'est

    vous.

    Ruth, surprise par son geste, retira brusquement sa

    main. La gentillesse de Cody semblait feinte. Pourquoi

    tenait-il absolument ce qu'elle reste? Que cherchait-

    il?

    Vous avez eu une dure journe, Ruth, continua-

    t-il. Quel genre d'homme serais-je si je vous

    abandonnais dans le froid et la nuit ?

    Un homme honnte, rpondit-elle en elle-mme. Il

    n'avait aucune raison de se soucier d'elle.

    Je peux me dbrouiller toute seule...

    Il lui adressa un sourire qui tait aussi faux qu'un

    ficus en plastique.

    Restez ici, passez une bonne nuit, dit-il. Cela ira

    mieux demain matin.

    Elle en doutait srieusement.

  • Lorsque Ruth se fut retire dans la chambre d'amis,

    Cody s'isola dans son bureau en laissant la porte

    entrouverte. Si la jeune femme tentait de s'chapper en

    plein milieu de la nuit, il voulait pouvoir la retenir. Il

    tait en quelque sorte responsable de sa scurit.

    Son plan tait un vritable fiasco. Il avait fait

    l'erreur d'insulter Danny Mason alors que Ruth

    prouvait pour lui une admiration sans bornes. Elle

    avait dfendu Danny sans l'ombre d'une hsitation :

    pour elle, sa rputation de policier intgre n'tait pas

    vole.

    Or, Cody n'tait pas naf. Personne n'tait

    compltement innocent. Tout le monde faisait des

    erreurs, tout le monde prenait des raccourcis la limite

    de la lgalit pour servir ses propres intrts. Tout le

    monde avait des petits secrets, y compris le nouveau

    maire de Denver.

    Comment Ruth pouvait-elle le dfendre aussi

    aveuglment ?

    Elle tait pourtant intelligente. Elle avait l'esprit vif,

    elle tait drle. Elle semblait raisonnable, excepts

  • certains comportements imprvisibles, comme

    lorsqu'elle l'avait embrass, par exemple.

    Cody se laissa tomber dans son fauteuil, derrire

    son bureau. Ce baiser l'avait compltement pris de

    court. Il n'avait eu aucune intention d'aller si loin avec

    Ruth. Mme un grand requin blanc comme lui avait

    assez-de scrupules pour savoir qu'on ne sduisait pas

    une femme dans le seul but d'obtenir des informations.

    Il avait seulement voulu sympathiser avec elle, devenir

    assez proche d'elle pour infiltrer le cercle des intimes

    de Danny Mason.

    Cela tant dit, il ne pouvait s'empcher de repenser

    aux jolies formes de la jeune femme, ni d'imaginer la

    texture de sa peau et de ses longs cheveux soyeux.

    Contrairement la plupart des femmes qu'il

    frquentait, Ruth n'tait pas du genre accepter une

    aventure d'un soir ou d'une saison. Elle attendrait plus

    de lui, beaucoup plus qu'il ne pouvait lui offrir. Bon

    sang, il ferait mieux de lui dire au revoir et d'oublier

    qu'ils s'taient jamais rencontrs !

    Sur le bureau, en face de lui, il avait pos une bote

    en carton carre, son dossier sur Ted le Veinard. A

    l'intrieur, il y avait des pochettes contenant des

  • documents juridiques, les copies du certificat de dcs

    de son pre, les papiers de l'assurance, les rapports d'un

    dtective priv, quelques souvenirs et des

    photographies. Cody sortit de la bote un journal qu'il

    avait commenc tenir peu aprs le meurtre de son

    pre.

    Sur la couverture dfrachie, il avait coll une

    photo des montagnes Rocheuses, en souvenir des

    nombreuses fois o lui et sa famille taient partis

    camper prs de la rivire Platte. Les pages taient

    remplies de son criture, celle d'un garon de douze

    ans, ainsi que de coupures de journaux.

    C'tait l'anne 1987. Ronald Reagan tait prsident

    des Etats-Unis. Le film numro un au box-office tait

    Liaison fatale. Michael Jackson chantait Bad.

    L'actualit locale se focalisait sur les scandales de la

    campagne lectorale d'un dput du Colorado ; et sur le

    meurtre, dans un hangar dsaffect, de Ted Berringer,

    dit le Veinard .

    Cody connaissait tous les articles par cur, mais il

    les parcourut une nouvelle fois, cherchant le nom de

    Danny Mason.

  • A l'poque o il avait t assassin, son pre

    enqutait sur le milieu des gangs et des trafiquants de

    drogues, et plus prcisment sur leurs relations avec la

    police locale : on souponnait alors plusieurs policiers

    de recevoir des pots-de-vin, en change de leur silence.

    Ted le Veinard avait eu ce tuyau d'un informateur

    souponn d'avoir pris part une fusillade depuis une

    voiture. Il devait rencontrer cet homme lorsqu'il avait

    t tu. Une semaine plus tard, l'informateur avait t

    retrouv mort son tour. On en avait dduit que les

    deux meurtres taient lis aux histoires de gangs. Si

    quelques suspects avaient t arrts, personne n'avait

    t inculp.

    Tandis qu'il feuilletait son journal, Cody tomba sur

    le nom d'un chef de gang : Jackson Samuels. S'agissait-

    il du pre de Jerome? Ruth avait voqu le pass de

    dlinquant de ce dernier. Quel ge avait-il lorsque Ted

    Berringer avait t tu?

    Cody alluma son ordinateur et fit une recherche

    rapide sur internet. Jerome avait quatorze ans en

    1987... Il avait t assez vieux, alors, pour savoir se

    servir d'une arme. Il tait all l'universit et en tait

    ressorti avec une licence en sciences politiques. Il avait

  • ensuite particip plusieurs campagnes lectorales

    avant d'tre membre d'un groupe de pression pendant

    deux ans. Pour finir, il tait devenu le bras droit de

    Danny Mason.

    Etait-ce Jerome qui lui avait envoy l'autocollant

    de Danny et la pince cravate dcore d'une feuille de

    trfle ? Si oui, pourquoi ? En toute logique, Jerome

    n'avait aucun intrt faire porter des soupons sur

    Danny, qui s'apprtait le nommer une place

    importante la mairie.

    Cody fixait l'cran de son ordinateur. Il aurait d

    tablir lui-mme le lien avec Jerome, mais il lui avait

    fallu l'aide de Ruth pour le dcouvrir. Elle connaissait

    tous les secrets de la famille, et il ne pouvait pas la

    laisser partir avant qu'elle les lui ait confis. y

    Cody se remit parcourir son cahier. Danny Mason

    avait t cit dans le scandale des policiers corrompus,

    tout comme Bob Lindahl et une dizaine d'autres agents.

    Lors de l'enqute interne, ils avaient tous les deux t

    innocents.

    Il passa doucement son pouce sur une photo jaunie

    de son pre. Une vague de tristesse l'envahit. Les

    articles de journaux ne faisaient qu'effleurer la ralit :

  • ce n'tait pas en quelques mots qu'on pouvait dire

    comment la mort d'un pre affectait toute une famille.

    Les Berringer taient rests dans la mme vieille

    demeure, mais les pices avaient paru vides, tout

    coup. La place de son pre, en bout de table, tait

    reste vacante pendant un an et demi, jusqu'au

    Thanksgiving de l'anne suivante o Cody, quatorze

    ans, l'avait occupe pour dcouper la dinde. Il tait

    devenu l'homme de la maison.

    Sa mre n'avait pas t d'une grande aide. Elle avait

    russi tenir le coup devant sa classe, elle tait

    institutrice, mais rentrait tous les soirs compltement

    puise.

    Cody ouvrit le couvercle d'une bote cigares, et

    tomba sur une photographie du mariage de ses parents.

    Ils taient si jeunes, si rayonnants d'espoir.

    Une larme roula sur sa joue tandis qu'il tentait de

    concilier l'image de la jolie petite brune sur la photo

    avec celle de sa mre aujourd'hui. C'tait comme si elle

    s'tait fane. Ses cheveux taient devenus gris, et ses

    vtements trop amples flottaient autour de sa frle

    silhouette.

  • Soudain, il entendit un bruit dans le couloir et leva

    la tte juste temps pour voir Ruth s'loigner

    discrtement. L'avait-elle espionn? L'avait-elle vu en

    train de pleurer?

    Il se leva d'un bond de son fauteuil. Une bouffe de

    colre se souleva en lui tandis qu'il se ruait vers la

    chambre d'amis. Que diable faisait-elle traner autour

    de son bureau? Que cherchait-elle? Il entra dans la

    chambre sans frapper.

    Ruth tait debout au milieu de la pice, vtue d'une

    chemise de nuit rose, un des rares vtements que le

    meurtrier avait laisss intacts chez elle. Ses longs

    cheveux retombaient librement jusqu'au niveau de sa

    poitrine.

    Vous m'espionniez ? fit-il brutalement.

    Non, je vous cherchais. Je voulais vous

    demander pardon.

    Pourquoi?

    Pour mon impolitesse.

    Ses yeux noisette taient rougis, comme si elle

    avait pleur, elle aussi. Etait-ce cause de lui? Peu

    importait. Il ne voulait pas se soucier d'elle. Elle n'tait

    qu'un instrument pour arriver ses fins.

  • Combien de temps tes-vous reste plante

    devant ma porte?

    Quelques secondes. Vous aviez l'air occup, je

    ne voulais pas vous dranger.

    Cody tenta de lui adresser un de ses sourires

    dsarmants, mais n'y parvint pas. Son cur tait trop

    lourd des tourments du pass. Lourd de colre et de

    frustration.

    Mais c'tait son fardeau, et il ne le partageait avec

    personne. Surtout pas avec quelqu'un qui appartenait

    au camp ennemi.

    Vous n'avez pas besoin de vous excuser.

    Pourtant, je regrette vraiment, insista-t-elle.

    Vous avez t trs gentil avec moi. Je ne sais pas

    comment j'aurais support tout cela sans votre aide. Je

    n'aurais pas d m'nerver contre vous ; donc voil, je

    vous demande pardon.

    Il sentait qu'elle s'loignait de lui. Leur amiti

    naissante mourait avant mme de s'tre panouie. Or, il

    ne pouvait pas accepter cela, il avait besoin d'elle.

    Il tait temps de faire usage de son charme, chose

    qu'il savait trs bien faire. Les jurys l'adoraient. Les

  • femmes rvaient d'tre avec lui. Ruth ne serait pas

    diffrente.

    Il fit un pas vers elle, persuad que tout serait rgl

    en un baiser. Il posa une main sur son paule et se

    pencha vers elle. Il sentit qu'elle se raidissait.

    Que faites-vous ? demanda-t-elle schement.

    Je vous montre que nous pouvons tre amis.

    Sa main glissa le long de son bras. Alors que ses

    lvres n'taient qu' quelques centimtres des siennes,

    elle s'carta brusquement.

    Arrtez, Cody, ce n'est pas bien.

    C'est vous qui m'avez embrass la premire...

    Il savait qu'elle avait envie de lui, et il voulait en

    profiter.

    Allons, Ruth, dtendez-vous.

    Elle se libra de son emprise et, sans qu'il s'y

    attende le moins du monde, le gifla violemment.

    Je vous demande pardon, encore une fois, dit-

    elle. Maintenant, laissez-moi.

    Hbt, il tourna les talons et referma la porte.

    Sduire Ruth serait peut-tre plus compliqu qu'il ne

    l'imaginait.

  • 5

    Le lendemain l'aube, Ruth tait habille et prte

    partir avant mme que Cody ne se rveille. Elle tait

    sortie de l'immeuble et se pressait vers son lieu de

    travail lorsqu'une voiture de police s'arrta le long du

    trottoir. Les officiers avaient mont la garde toute la

    nuit dans l'espoir de pouvoir pincer le meurtrier.

    Ils la conduisirent jusqu' la ptisserie, o, elle

    arriva un peu avant six heures. Ruth ne commenait

    pas toujours aussi tt : son assistante, Bernice Layne,

    tait responsable de la prparation des viennoiseries et

    de l'ouverture du magasin sept heures. Mais Ruth

    avait une grosse journe de travail devant elle, avec la

    confection d'un gteau de mariage quatre tages

  • prvu pour le lendemain. Comme la marie tait

    d'origine cossaise, le glaage du gteau devrait imiter

    un motif tartan, ce qui ne serait pas une mince affaire.

    Ruth ouvrit la petite porte l'arrire du magasin et

    se glissa dans la cuisine. Les odeurs de cannelle, de

    muffins et de chaussons aux pommes en embaumaient

    dj l'air ; ces dlicieux parfums l'aidaient

    gnralement bien commencer la journe, mais ce

    n'tait pas le cas aujourd'hui. Il allait falloir un peu plus

    d'une pince de sucre et d'pices pour faire passer le

    mauvais got que Cody lui avait laiss en bouche.

    Il n'tait pas le seul responsable de son humeur

    maussade, bien sr. La veille, elle avait t tmoin d'un

    meurtre, et certaines images ne voulaient pas s'effacer

    de son esprit. Bien qu'elle ne se souvnt pas de ses

    rves, elle s'tait veille en sursaut deux reprises

    pendant la nuit. Malgr tous ses efforts, elle ne

    parvenait pas se dfaire de sa peur.

    Pour ne rien arranger, Bernice n'tait pas seule en

    cuisine...

    Bonjour, maman.

    Bonjour, ma chrie, rpondit Leticia.

    Qu'est-ce que tu fais l ?

  • Je suis venue vous aider.

    Cela n'arrivait pas souvent. Si sa mre lui

    commandait parfois des gteaux pour les mariages

    qu'elle organisait, elle vitait le plus possible de mettre,

    c'tait le cas de le dire, la main la pte. Et elle tait

    rarement debout avant dix heures du matin.

    Pourquoi es-tu venue, rellement ? fit Ruth d'un

    air mfiant.

    Je me faisais du souci pour toi.

    Leticia donna le bras Bernice.

    Nous nous faisions du souci, corrigea-t-elle.

    Comme si elle n'avait pas assez d'une mre...

    Leticia et Bernice avaient peu prs le mme ge et

    taient toutes les deux blondes et sduisantes. Un

    monde les sparait, cepend