Jan Hambright - L’Ange de La Nuit
Transcript of Jan Hambright - L’Ange de La Nuit
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Au cur du mensonge
Cassie Miles
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Rsum Le jour o elle est tmoin d'un meurtre en marge
d'une soire mondaine, Ruth Ann Harris voit sa vie
basculer. Sous le choc, elle accepte la protection de
Cody Berringer, l'un des invits, un homme charmant
et sr de lui qui lui propose spontanment son aide...
Mais bientt, elle dcouvre ses intentions vritables :
lui soutirer des renseignements sur sa famille, qu'il
croit lie la disparition de son propre pre. Comment
cet homme, qui l'a accueillie chez lui, et dont la
prsence lui est devenue indispensable, a-t-il pu ainsi
lui mentir ? Se sentant terriblement trahie, Ruth Ann ne
sait plus que penser : doit elle le fuir, ou au contraire
l'aider dans sa qute de vrit ?
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Si Ruth Ann Harris percevait un revenu dcent
grce la vente de ses viennoiseries, il lui fallait
surtout compter sur les commandes de gteaux pour de
grands vnements. Comme elle venait d'ouvrir son
commerce, elle cherchait se faire une rputation, et
c'tait dans ce but qu'elle avait accept de fournir
gratuitement deux gteaux l'occasion d'un
rassemblement politique, dans la semaine qui suivait
Thanksgiving.
Un grand goter avait t organis pour remercier
les supporters de la campagne lectorale de Danny
Mason, le nouveau maire de Denver. Danny tait l'un
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des beaux-pres de Ruth, un parmi tant d'autres, la
mre de Ruth s'tant marie pas moins de cinq fois.
En ce mois de novembre, Nol avait t choisi
comme thme de la fte. L'immense salle de bal de
l'htel particulier tait dcore de guirlandes et de
rubans de velours rouge. Un sapin de quatre mtres
chatouillait le plafond cathdrale ; les serveurs taient
coiffs de bonnets rouge et blanc, et un grand Pre
Nol se dplaait parmi les convives, les mains derrire
le dos, en faisant ho, ho, ho d'une voix grave.
Ruth ramena une mche de ses cheveux bruns dans
sa queue-de-cheval puis ajusta la bretelle de son tablier
bordeaux afin que son logo brod en blanc, Les
Gteaux de Ruth Ann , soit bien visible. Elle passa
d'un pied sur l'autre, nerveuse. Fais un effort, Ruth,
s'enjoignit-elle. Essaie de te mler la foule. Ce n'tait
certainement pas en restant l'cart qu'elle trouverait
de nouveaux clients.
La jeune femme balaya la pice du regard. Avant
d'tre lu maire, Danny Mason avait t policier, ce qui
expliquait la prsence de plusieurs hommes en
uniforme bleu marine. Si elle avait dj eu l'occasion
de rencontrer certains des convives, la plupart taient
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des amis de Bob Lindahl, le propritaire des lieux.
Lindahl tait un entrepreneur la rputation trouble ;
Ruth tait curieuse de savoir combien de ses invits,
policiers ou non, taient venus arms.
Cela ne me regarde pas, se dit-elle. Aprs tout,
pourquoi refuser d'avoir des criminels pour clients ?
Elle pourrait mme crer un nouveau concept de gteau
avec des documents dissimuls l'intrieur, la surprise
parfaite pour un prisonnier.
Chassant de son esprit ces ides farfelues, Ruth prit
une grande inspiration puis se mla aux convives. Elle
lana quelques bonjour , se prsenta aux gens
qu'elle ne connaissait pas et fit semblant d'admirer les
dcorations du sapin, tout en remuant la tte au rythme
des airs de Nol que jouait le groupe de musique.
En jetant un coup d'il au buffet, elle s'aperut
qu'on venait d'installer une table drape d'une nappe
rouge, qui n'attendait que ses gteaux. Il tait temps
d'aller chercher ceux-ci dans la camionnette.
Avant cela, Ruth voulait se laver les mains. Elle
ouvrit une porte au hasard, esprant trouver une salle
de bains. Mais ce n'en tait pas une.
Et Ruth n'tait pas seule.
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L'imposant Pre Nol, debout devant un canap de
cuir blanc, tait en train de dboutonner sa veste.
Oh, pardon ! s'exclama-t-elle: Je cherchais la
salle de bains...
Moi aussi, rpondit l'inconnu. J'ai pris la
premire pice que je trouvais. Voil plus d'une heure
que je porte ce costume, je commenais touffer.
Il fait un peu trop chaud pour un Pre Nol,
j'imagine.
Un sourire se dessina sous l'paisse moustache
blanche de l'homme tandis qu'il lui tendait la main.
Je suis Cody Berringer. Vous devez tre Ruth
Ann, dit-il en dchiffrant les lettres brodes sur le
tablier de la jeune femme.
Oui, c'est moi, fit-elle en lui serrant la main. Je
suis Ruth Harris, et je cre des gteaux pour toutes les
occasions.
Pour les mariages aussi ?
Vous allez vous marier?
Pas moi ! se dfendit-il avec un frisson de
clibataire endurci. Ma petite sur. Et elle n'a pas
encore choisi le ptissier...
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Il se dbarrassa de son paisse veste de Pre Nol.
Dessous, il portait un T-shirt sans manches et un
pantalon en velours rouge retenu par des bretelles sous
lesquelles il avait coinc un norme oreiller. Ruth
repra un costume noir et une chemise blanche jets
sur le dossier du canap. Elle esprait qu'il la
prviendrait avant de se changer compltement devant
elle...
Que devrais-je savoir d'autre sur vous, Ruth
Harris ? s'enquit l'homme en forant sa voix grave.
Avez-vous t sage ?
En temps normal, Ruth se serait empresse de
tourner les talons avant que le Pre Nol ne poursuive
son strip-tease, mais elle tait l pour nouer des
contacts, et Cody Berringer avait voqu une
commande de gteau de mariage. C'tait un client
potentiel.
Si j'ai t sage ? rpta-t-elle d'un ton songeur.
Ne devrais-je pas tre sur les genoux du Pre Nol pour
rpondre cette question ?
Cela ne me semble pas trs sage.
Vous n'tes pas srieux, comme Pre Nol.
Pourtant, j'essaie.
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Il retira l'oreiller, et son costume parut se
dgonfler. Il avait les paules et les bras muscls, le
torse large, le ventre plat. Du haut de son mtre quatre-
vingt-dix, il dominait Ruth d'une faon presque
inquitante.
Comme hypnotise, elle l'observa tandis qu'il tait
son bonnet rouge fourrure blanche et passait une
main dans ses pais cheveux bruns.
Puis il retira sa barbe.
Ruth sentit ses yeux s'carquiller malgr elle. Elle
pressa ses lvres l'une contre l'autre pour s'empcher de
rester bouche be comme une idiote. Cody Berringer
tait incroyablement beau. Il possdait une mchoire
carre, des lvres pleines, et les yeux bleus les plus
sduisants qu'elle ait jamais vus.
Il s'assit sur le canap et plongea la main dans sa
hotte en tissu.
En fait, je ne suis pas un vrai Pre Nol. Je ne
donne pas de cadeaux, j'en demande. Je faisais une
collecte de dons pour la Maison Hathaway, un centre
d'hbergement pour sans-abri.
Ah... vous tes donc un idaliste?
Beau et sensible, en plus ? songea-t-elle.
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Certainement pas, rpondit-il en riant. Je suis
avocat.
Cela ne veut pas forcment dire que vous tes
un requin. Beaucoup d'avocats sont des idalistes..
Tant mieux pour eux, grommela-t-il tandis qu'il
sortait de sa hotte les chques et les promesses de dons,
qu'il empila sur la table basse devant lui.
Ruth se surprit esprer qu'il n'tait pas un avocat
corrompu.
Vous travaillez pour Bob Lindahl? demanda-t-
elle.
Ah non, srement pas, rpondit-il en faisant la
grimace. Mon domaine, c'est le droit des entreprises:
les rachats, les fusions et tout le toutim. Pour reprendre
votre image, je me vois comme un grand requin blanc,
pas comme un poisson des bas-fonds.
Je vous crois sur parole, dit-elle en souriant.
Vous aimez faire confiance aux gens par
principe, n'est-ce pas ?
Son ton cynique laissait entendre que, pour lui,
l'optimisme tait un dfaut.
Je ne suis pas nave.
-
Moi, je pense que si. Vous tes gentille et
enjoue.
Ruth corrigea bien vite l'opinion qu'elle avait de
lui: il tait peut-tre beau, mais il tait avant tout
arrogant.
Pour votre information, je peux tre trs amre,
rtorqua-t-elle. Comme le chocolat noir.
Cody Berringer fixa sur elle son regard bleu acr,
les sourcils froncs.
Nous sommes-nous dj rencontrs, Ruth?
Je ne crois pas.
Ruth tait convaincue qu'elle avait un visage banal,
un nez retrouss, des yeux gris... On pouvait trs bien
le confondre avec celui de quelqu'un d'autre. Son seul
trait remarquable tait ses longs cheveux pais, couleur
chtaigne, qu'elle gardait gnralement relevs en
queue-de-cheval.
Mais j'ai vcu Denver la plus grande partie de
ma vie, reprit-elle. Il est possible que nous nous soyons
croiss.
J'ai l'impression de vous avoir dj vue quelque
part, dit-il en s'approchant d'elle.
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Ruth sentit les battements de son cur s'acclrer.
Cet homme tait dangereusement attirant. Une nergie
purement masculine se dgageait de lui. Elle dut se
faire violence pour ne pas s'chapper en courant
lorsqu'il se pencha sur elle, le visage quelques
centimtres de sa joue.
Vous sentez bon. Le beurre et la vanille...
Le parfum de tous les ptissiers.
Quel est votre lien avec cette campagne
lectorale ? Et que pensez-vous de notre nouveau
maire?
Son ton tait presque agressif, comme s'il
s'adressait un tmoin la barre.
Danny est mon beau-pre. Le deuxime mari de
ma mre.
Ah, vous n'tes donc pas si innocente que a,
ironisa-t-il. Vous avez vous-mme grandi dans un
milieu de requins.
Danny est quelqu'un de bien.
Il avait rempli le rle de pre bien mieux que
l'homme dont le nom apparaissait sur l'acte de
naissance de Ruth.
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C'tait l'entraneur de mon quipe de poussins,
en base-ball, ajouta-t-elle. Et c'est lui qui m'a appris
nager.
Il tait officier de police, c'est a?
Oui, l'un des meilleurs de Denver.
Mon pre le connaissait l'poque.
Ruth sentit comme une tension dans la voix de
Cody Berringer l'vocation de son pre. La
conversation prenait soudain une tournure plus grave.
Mon pre s'appelait Ted Berringer. Il tait
adjoint du procureur, et on le surnommait Ted le
Veinard. Cela vous dit quelque chose ?
Ces mots reportrent Ruth vingt ans en arrire,
lorsqu'elle avait six ans. Ted Berringer, dit le
Veinard ? Elle se rappelait avoir entendu Danny et sa
mre parler de lui au cours d'une de ces conversations
d'adultes qu'elle n'tait pas cense couter. Le nom de
Ted le Veinard tait rest grav dans son esprit parce
que l'homme en question ne lui avait pas sembl si
chanceux que cela.
Votre pre a t assassin.
Cody Berringer la dvisagea avec intensit, comme
s'il cherchait lire dans ses penses. Mais il n'y
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trouverait pas grand-chose, songea-t-elle. La vie de
Ruth tait trs simple, trs calme, et elle faisait en sorte
qu'elle le reste.
En revanche, elle souponnait Cody Berringer
d'avoir des secrets. Il y avait en lui quelque chose de
sombre, de trouble, et une petite voix lui soufflait de
garder ses distances.
Le meurtre de mon pre n'a jamais t lucid,
dit-il avec une frustration peine contenue.
J'en suis dsole.
Vous vous seriez bien entendue avec lui. C'tait
un idaliste.
Cessant enfin de la dvisager, il s'carta d'elle et
ramassa sa chemise blanche sur le dossier du canap.
J'aimerais vous revoir, Ruth.
Elle sortit une carte de visite de la poche de son
tablier et la posa sur la table basse, ct de la pile de
chques et de promesses de dons.
A propos du gteau pour le mariage de votre
sur?
Nous pourrions en discuter autour d'un dner,
samedi soir.
C'est un rendez-vous ?
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Vous pouvez appeler a comme a.
Ruth tait surprise. Les hommes de son espce ne
sortaient pas avec des femmes comme elle. Dans son
esprit, un avocat aussi sduisant recherchait des
partenaires un peu plus remarquables, de magnifiques
blondes en minijupes griffes, par exemple.
Et mme si Cody Berringer s'intressait vraiment
elle, qui tait-il pour partir du principe qu'elle tait
seule et libre ce soir-l?
Je vais vrifier mon emploi du temps, et je
vous...
Je vous appelle pour fixer l'heure du rendez-
vous, coupa-t-il.
De toute vidence, il la congdiait sans plus de
formalits. Comment pouvait-on se montrer aussi
mufle? Elle avait envie de l'envoyer sur les roses.
Mme s'il tait trs beau et s'il pouvait lui passer une
grosse commande.
Le plus naturellement du monde, Cody Berringer
fit glisser l'une de ses bretelles sur son paule. Le
pantalon rouge s'affaissa d'un ct, rvlant un bout de
caleon. Ruth rougit violemment et sortit de la pice en
toute hte.
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Ds qu'elle fut de nouveau dans la salle de bal, elle
vit Bob Lindahl s'avancer vers elle sur ses jambes
courtes et arques. Il ressemblait un personnage d
dessin anim, avec son pantalon carreaux rouges et
verts et ses bretelles de Pre Nol tendues par-dessus
son ventre rebondi. Dans sa jeunesse, Bob Lindahl
avait t policier aux cts de Danny, et Ruth le
connaissait pour ainsi dire depuis toujours.
C'est le moment d'apporter tes gteaux, Ruth,
dit-il en posant une main sur l'paule de la jeune
femme.
Oui, monsieur.
Monsieur ? rpta-t-il en haussant ses pais
sourcils. Tu m'appelais oncle Bob quand nous
t'emmenions au parc, Danny et moi. Tu ne te souviens
pas du Monstre des Guilis ?
Oh si, je m'en souviens.
Elle sentait la moiteur de la main de Lindahl
traverser le coton de son chemisier blanc. A voir
comme il la lorgnait, elle tait heureuse de porter un
pantalon vague et un long tablier qui effaait ses
formes.
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Je te chatouillais jusqu' ce que tu me supplies
d'arrter, se remmora-t-il avec un petit rire.
Pour sa part, Ruth n'avait pas tellement envie de
s'attarder sur ce souvenir. Lorsqu'elle tait enfant, elle
avait pressenti que Bob Lindahl n'tait peut-tre pas
aussi honnte qu'il voulait bien le faire croire. Devenue
adulte, elle n'en doutait plus du tout.
Je vais chercher les gteaux, dit-elle en se
dgageant de son treinte.
Tu as besoin d'aide?
Pour tout dire, elle ne se voyait pas transporter ses
gteaux toute seule : ils taient gros et lourds. Le
premier tait form de trois tages, glac d'une fine
couche de chocolat blanc et dcor de feuilles de houx
et de baies rouges. Le deuxime tait un grand gteau
rectangulaire aux amandes, sans gluten et allg en
sucre. Sur le dessus, elle avait dessin les montagnes
Rocheuses et crit Flicitations, Danny .
Oui, je veux bien. Mais il faudrait deux
personnes en plus.
Elle n'avait aucune envie de se retrouver seule avec
Bob Lindahl...
-
Celui-ci fit signe un grand gaillard muscl qui se
tenait non loin et le lui prsenta comme tant Carlos.
Lorsque ce dernier se pencha pour serrer la main de
Ruth, elle aperut un tui pistolet cach sous sa veste.
C'tait de toute vidence un garde du corps.
Tandis qu'ils quittaient la salle de bal et
traversaient la cuisine, Bob recruta un autre volontaire.
Ruth se souvenait vaguement que le jeune homme,
Tyler Zubek, avait t au lyce avec elle. Cet ancien
footballeur travaillait prsent comme contrematre sur
l'un des chantiers de Bob Lindahl.
Quand elle tait petite, Ruth faisait deux tresses
avec ses cheveux, dit ce dernier. Ils sont toujours aussi
longs, ce que je vois.
Comme il tendait la main pour attraper sa queue-
de-cheval, Ruth pressa son allure. Bob laissa retomber
son bras sans se formaliser.
C'tait un vrai garon manqu, confia-t-il aux
deux autres hommes. Je n'imaginais pas que notre Ruth
deviendrait une petite ptissire aussi mignonne.
Si elle s'tait soucie de l'opinion de Lindahl, elle
lui aurait rappel son parcours : un master de gestion,
une cole de cuisine, une spcialisation dans la
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confection de desserts et un stage de six mois avec un
ptissier de renom. Elle lui aurait parl des mthodes
scientifiques qu'elle employait pour tester de nouveaux
ingrdients, et de la crativit dont il fallait faire preuve
pour mettre au point de nouvelles recettes. Mais elle
prfra ne rien dire et quitter la cuisine.
Malgr la saison, les arbres avaient dj perdu
toutes leurs feuilles, le, temps tait encore trs clment.
Il devait faire une quinzaine de degrs.
Ruth se hta vers sa camionnette, stationne dans
l'alle prs d'un garage assez grand pour contenir
quatre voitures. L'immense demeure coloniale d'oncle
Bob tait la seule des environs.
Deux par gteau, dit Ruth en se tournant vers les
trois hommes, et pas de gestes brusques !
Lorsqu'elle ouvrit les portires de la camionnette,
elle ressentit une pointe de fiert en dcouvrant son
gteau trois tages. Il tait magnifique, avec son
glaage qui formait des volutes blanches d'une grande
finesse et ses flocons de neige en sucre cristallis. Mais
il tait galement lourd et difficile manier.
Bob et Carlos, vous pouvez prendre celui-ci,
dit-elle.
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Tandis qu'elle donnait ses instructions, les deux
hommes sortirent l'uvre d'art de la camionnette avec
mille prcautions. L'autre gteau, qui mesurait presque
un mtre de long, tait cependant plus ais manipuler
pour elle et son ancien camarade de lyce.
Du coin de l'il, Ruth vit quelqu'un avancer vers
eux depuis la rue, un homme vtu d'un pull-over
sombre dont la capuche lui recouvrait la tte. Il y avait
quelque chose d'trange dans son visage ; son nez avait
une drle de couleur. Et il portait des lunettes de soleil.
C'est une fte prive, grogna Carlos lorsque
l'inconnu s'arrta devant eux.
Plus maintenant, rpondit celui-ci.
Tout en tenant le gteau trois tages en quilibre
sur une main, Carlos plongea son autre main
l'intrieur de sa veste pour se saisir de son pistolet.
L'norme gteau chancela dangereusement.
Qu'est-ce qui se passe? fit Bob. Bon sang, qui
tes-vous?
Ruth regarda par-dessus son paule, juste temps
pour voir l'homme la capuche brandir lui aussi un
pistolet et tirer sur Carlos. Celui-ci s'effondra avec le
gteau.
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Prise de panique, la jeune femme arracha le plateau
des mains de Tyler Zubek et l'envoya de toutes ses
forces vers l'agresseur. Des morceaux de glaage
volrent dans les airs, et le gteau s'crasa par terre.
Sans bouger d'un pouce, l'inconnu tira trois
reprises. Trois balles destines Bob Lindahl, qui
tomba genoux, la bouche ouverte dans un cri de
surprise, le torse ensanglant.
Ruth s'entendit hurler tandis qu'elle se jetait plat
ventre sur le trottoir. Tyler Zubek fit de mme dans la
seconde qui suivit.
Le meurtrier laissa tomber son arme, tourna les
talons et s'enfuit en courant.
Carlos tenta de se relever, en vain. La jambe
gauche de son pantalon tait trempe de sang.
Arrtez-le, souffla-t-il Ruth en lui tendant son
arme.
Ruth savait se servir d'un pistolet, Danny le lui
avait appris. Mais elle n'avait jamais vis un tre
humain. Elle prit l'arme et courut derrire l'assassin,
slalomant entre les vhicules gars devant la maison de
sa victime.
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Lorsqu'elle vit l'homme la capuche monter dans
une voiture cinquante mtres d'elle, elle leva le
pistolet dans cette direction, tout en s'assurant qu'il n'y
avait personne dans les parages qu'elle risquait de
blesser. Mais pouvait-elle vraiment le faire ? Etait-elle
capable de tirer sur quelqu'un ?
Alors, la voix de Danny, l'homme qu'elle avait tant
admir quand elle tait petite, rsonna dans son esprit.
Je suis policier. Parfois, je dois me servir de mon
pistolet pour arrter les mchants.
Il fallait qu'elle arrte cet homme, elle seule
pouvait le faire. Serrant le pistolet entre ses mains, elle
appuya sur la dtente. La dtonation lui parut
assourdissante. L'arme sursauta dans ses mains. Elle
visa les pneus de la voiture et tira de nouveau.
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2
Cody se tenait prs de la porte lorsqu'il entendit les
coups de feu. Il laissa aussitt tomber le sac de sport
dans lequel il transportait son costume de Pre Nol et
se prcipita sous le grand porche entour de six
colonnes blanches.
Quelques convives se trouvaient dj l et
tournaient en rond en poussant des exclamations
effrayes. Tous avaient le regard fix sur Ruth Harris.
Celle-ci tait debout au milieu de la rue, un pistolet au
poing. Lorsqu'elle remua la main d'un geste dpit,
l'une des femmes qui se tenait ct de Cody cria.
Sur sa gauche, plusieurs personnes taient masses
l'arrire d'une camionnette bordeaux portant le logo
-
Les Gteaux de Ruth Ann . Quelqu'un criait l'aide.
Cody aperut le pantalon carreaux rouges et verts de
Bob Lindahl, qui semblait tendu sur le trottoir. Que
diable Ruth Harris avait-elle fait ?
La jeune femme fit un pas vers la maison, et les
gens se rfugirent en hte derrire les colonnes de la
vranda. Quelle bande d'imbciles ! songea Cody. Ne
voyaient-ils pas qu'elle tait en tat de choc ? Ses
jambes tremblaient, elle tenait peine debout.
Ruth ! dit-il d'une voix forte en s'approchant
d'elle.
Son regard tait vitreux, hbt.
Ruth, est-ce que a va?
Elle acquiesa.
Donnez-moi le pistolet.
Elle le lui tendit avec empressement. Elle tremblait
tellement qu'il la prit dans ses bras pour la soutenir.
Ne perdez pas connaissance !
J'ai besoin de m'asseoir.
Passant un bras autour de ses paules, Cody la
conduisit vers la maison. Les gens s'cartrent devant
eux, mfiants, encore apeurs. Il entendait la sirne
d'une ambulance hurler au loin.
-
Lorsqu'ils eurent atteint le petit escalier qui menait
la vranda, Ruth s'effondra sur la dernire marche et
se pencha en avant, les coudes sur les genoux.
O avez-vous trouv cette arme, Ruth ? s'enquit
Cody en s'asseyant ct d'elle.
C'est Carlos, le garde du corps, qui me l'a
donne, rpondit-elle d'une voix peine audible. Il a
t bless la jambe. L'homme tait en train de
s'enfuir, j'ai essay de l'arrter, j'ai essay.
Tout va s'arranger, murmura Cody pour la
rassurer.
Non, dit-elle en se raidissant. Oncle Bob a reu
trois balles en pleine poitrine.
Cela ressemblait bel et bien un assassinat. Sans
pouvoir se l'expliquer, Cody tait convaincu que ce
meurtre avait quelque chose voir avec la raison pour
laquelle il se trouvait ici.
Lorsque l'un des convives en uniforme s'approcha
d'eux, Cody lui tendit le pistolet.
Je dois amener cette jeune femme au poste;
annona le policier.
Laissez-lui une minute, fit Cody. Danny Mason
est son beau-pre.
-
Oh.
L'officier recula d'un pas tout en gardant un il sur
Ruth, au cas o il lui viendrait l'esprit de s'enfuir.
Mais c'tait peu probable, pensa Cody. Elle tait
comme vide de son nergie.
Il l'entoura d'un bras protecteur tandis que l'adjoint
du chef de la police faisait rentrer les convives dans la
maison et librait de la place pour l'ambulance.
Ruth leva la tte vers Cody. Des mches de ses
cheveux bruns onduls s'taient chappes de sa queue-
de-cheval et lui encadraient le visage. Elle tait ple
comme un linge, son chemisier tait couvert de sang,
mais elle semblait avoir repris le contrle de ses
motions.
Pourquoi m'aidez-vous ? demanda-t-elle
soudain.
Trs bonne question, se dit-il. Mme s'il avait
imagin que Ruth pouvait lui tre utile, cela ne
l'obligeait pas lui venir en aide.
Il fallait bien que quelqu'un vous arrte avant
que vous ne vous blessiez, repartit-il en haussant les
paules.
-
Pensez-vous que Bob Lindahl va s'en sortir? Il y
avait tellement de sang.
La voix de la jeune femme se mit trembler et elle
enfouit son visage dans ses mains.
Un lger parfum de vanille s'chappait de ses
cheveux soyeux. Ruth Harris tait douce et
excentrique, tout le contraire des femmes que Cody
frquentait habituellement. Ces dernires portaient les
vtements qu'il fallait porter, connaissaient les
personnes qu'il fallait connatre, et disaient toujours ce
qu'on attendait qu'elles disent. Aucune d'elles ne se
serait fait surprendre avec un pistolet la main en plein
raout mondain.
Ravalant ses larmes, Ruth Harris leva de nouveau
les yeux vers lui.
J'ai vraiment tout rat, dit-elle.
Que s'est-il pass ?
Nous tions sortis chercher mes gteaux. J'tais
avec Bob et son garde du corps, Carlos, et il y avait
aussi Tyler Zubek. Nous avions les gteaux dans les
mains...
Elle mimait la scne, comme si elle tenait encore le
plateau.
-
Et puis ce type s'est mis nous tirer dessus.
Mon Dieu, comme j'ai eu peur ! Le premier rflexe que
j'ai eu, a a t de lui lancer mon gteau.
Cody se mordit la joue pour se retenir de rire. Elle
avait essay de repousser un homme arm avec un
gteau ? Cette jeune femme ne manquait pas de
courage.
Il tait tellement russi... gmit-elle. Une recette
spciale, sans gluten et allge en matires grasses.
Je suis rassur de savoir que vous n'avez pas
gch un vrai bon gteau qui fait grossir.
Mais les deux gteaux sont fichus ! se lamenta-
t-elle, sans relever le trait d'humour. Mon Dieu, que
suis-je en train de dire ? Comment puis-je penser aux
gteaux alors que Bob Lindahl est peut-tre mort ?
Allons, calmez-vous. Vous avez fait tout ce que
vous pouviez faire.
Danny va tre tellement du ! Je n'ai mme pas
retenu le numro d'immatriculation de la voiture !
Danny, l'ancien beau-pre de Ruth Harris... C'tait
pour le voir que Cody tait venu ce rassemblement.
Peu aprs que Danny Mason avait t lu maire,
Cody avait reu une enveloppe portant la mention
-
Personnel et confidentiel et contenant une pince
cravate dcore d'une feuille de trfle, comme celle que
le pre de Cody portait le jour o il avait t tu. La
personne qui lui avait adress cet trange courrier avait
galement gliss dans l'enveloppe un autocollant de la
campagne lectorale de Danny Mason. Cody en avait
conclu que Danny savait quelque chose au sujet du
meurtre de son pre, et il avait bien l'intention de suivre
cette piste.
Il avait pens se rendre au poste de police, mais
c'tait une perte de temps : les autorits n'avaient pas
les moyens de rouvrir une enqute sur un meurtre
vieux de vingt ans. Et Cody ne se voyait pas non plus
poser des questions trop directes Danny Mason.
Lorsque Ruth Harris lui avait rvl ses liens de
parent avec le nouveau maire, Cody avait aussitt
entrevu l'opportunit qui s'offrait lui : s'il parvenait
tisser des liens avec Ruth, il pourrait se rapprocher de
Danny.
Le meurtrier a fait quelque chose de bizarre
aprs avoir tir sur Bob, reprit Ruth, les sourcils
froncs. Il a abandonn son revolver, volontairement.
Pourquoi avoir fait cela ?
-
Je ne sais pas.
L'ambulance arriva enfin, et deux auxiliaires
mdicaux se prcipitrent vers la camionnette de Ruth.
Cody la prit par le bras pour l'aider se lever.
Allons voir le mdecin. Il vaut mieux s'assurer
que vous n'avez rien.
Mais je ne suis pas blesse ! protesta-t-elle. Je
sais me servir d'une arme, Danny m'a montr comment
faire. .
Celui-ci venait justement vers eux, les manches de
sa chemise verte roules jusqu'aux coudes malgr la
fracheur de l'air. Il avait les bras d'un maon. Ou
plutt d'un boxeur. Cody croyait se souvenir que
Danny avait particip plusieurs championnats de
boxe amateur, et il avait gard une excellente forme
physique. Ses cheveux bruns aux reflets roux taient
coiffs en arrire, dgageant son grand front intelligent.
Danny, tout en gardant son attention fixe sur Ruth,
semblait continuer noter dans le mme temps tous les
dtails qui l'entouraient : il n'avait pas perdu ses
instincts de policier. .
Il serra la jeune femme dans ses bras en jetant un
regard mfiant vers Cody.
-
Je ne savais pas que vous vous connaissiez, tous
les deux, dit-il.
Nous venons juste de nous rencontrer, rpondit
Cody, nullement intimid. Et je compte bien revoir
Ruth.
Vraiment?
Nous dnons ensemble samedi, chez Mona,
annona Cody, choisissant l'endroit le plus romantique
qu'on puisse imaginer.
Oh, j'ai toujours rv d'y aller ! s'exclama Ruth.
Ils ont engag un nouveau chef.
Oui, je l'ai dj rencontr.
La jeune femme se dgagea de l'treinte de son
beau-pre pour revenir prs de Cody.
Si je pouvais convaincre chez Mona de servir
certaines de mes ptisseries, mon commerce
s'envolerait, dit-elle avec espoir.
Je ne peux rien vous promettre, mais nous
pourrons discuter avec le chef.
H ! se rcria Danny, comme tous les hommes
politiques, il dtestait qu'on l'ignore. Ce n'est pas une
agence de rencontres, ici.
-
Je sais, fit Ruth schement. J'ai failli me faire
tuer.
Ce n'est pas ce que j'ai entendu dire, rtorqua
Danny. Tu as poursuivi le tireur. Bon sang, Ruth, o
avais-tu la tte?
J'ai fait ce qu'il me semblait juste de faire, se
dfendit-elle en redressant les paules. Arrter les
mchants. On est parfois oblig d'utiliser une arme
pour a, je te cite.
Danny eut l'air surpris.
Ah bon, j'ai dit a ?
Trs souvent. Et tu me disais aussi de viser le
torse, parce que c'est la cible la plus large.
Ruth paraissait aussi innocente qu'une toute jeune
biche, mais elle savait manifestement trs bien se
dtendre. Cody commenait tre intrigu par cette
petite ptissire au visage doux mais la volont de
fer.
Une seconde ambulance vint se garer au bout de
l'alle tandis que la premire quipe transportait Carlos
l'hpital le plus proche.
Est-ce que le garde du corps va s'en sortir ?
demanda Ruth.
-
Normalement, oui, rpondit Danny. Il a juste
reu une balle dans la cuisse.
Et oncle Bob? Est-il...
Il est mort. C'est all trs vite, tu n'aurais rien pu
faire pour le sauver.
Trois balles en pleine poitrine, a ressemble
du travail de professionnel, remarqua Cody.
Laissons la police le soin de mener l'enqute,
rpliqua Danny, agac. Merci d'avoir veill sur ma
fille. Je prends le relais, prsent.
Cody n'entendait pas se faire congdier aussi
facilement. Ruth tait son seul moyen d'entrer dans le
cercle des intimes de Danny Mason, il ne voulait pas
qu'elle lui chappe.
Tout le plaisir est pour moi, dit-il en prenant le
bras de Ruth. Laissez-moi vous accompagner jusqu'
l'ambulance afin qu'un mdecin jette un il sur vous.
Je vais bien, vraiment, rpta-t-elle.
Vous tremblez comme une feuille dans le vent.
Et avec un sourire qui aurait fait fondre la plus
insensible des femmes, il se pencha sur elle et
murmura:
Laissez-moi prendre soin de vous.
-
Il distingua dans le regard de la jeune femme une
lueur de dfiance, mais elle tait trop trouble pour
protester, et elle se laissa conduire jusqu' l'ambulance.
Un jour, elle lui ferait peut-tre assez confiance pour
lui livrer les secrets de sa famille...
Deux heures plus tard, Ruth se tenait devant la
fentre d'un petit salon richement dcor, et regardait le
paysage qui s'tendait l'arrire de la maison de Bob
Lindahl. Il tait presque cinq heures, le soleil avait
amorc sa descente derrire les montagnes ; des filets
d'or brillaient dans le ciel et sur la pelouse dfrachie ;
les branches nues d'un saule pleureur dansaient dans la
brise d'automne. S'il n'y avait pas eu cinq voitures de
police et la camionnette d'une chane de tlvision
-
gares un peu plus loin dans la rue, cette vue aurait t
sereine.
La plupart des autres voitures n'taient plus l. Les
invits avaient t interrogs par la police puis
renvoys chez eux. Le traiteur et ses employs avaient
rassembl leurs affaires et s'taient clipss. Ruth
n'avait pas vu Cody Berringer partir, et elle esprait,
sans savoir pourquoi, qu'il tait encore l.
Mme si elle ne s'expliquait pas qu'il se soucie
autant d'elle, elle apprciait cela. Comment aurait-il pu
en tre autrement? Les yeux bleus de Cody Berringer
devaient faire rver plus d'une femme. Et son dsir de
la protger semblait sincre.
Ruth entortilla pensivement une longue boucle
brune autour de son index. Elle s'tait bross les
cheveux et pass de l'eau sur le visage aprs que les
auxiliaires mdicaux l'avaient examine ; elle avait
enlev son tablier bordeaux mais portait encore son
chemisier tach de sang.
Elle avait rpt son histoire tellement de fois aux
policiers qui l'avaient interroge que l'enchanement de
faits resterait grav jamais dans sa mmoire. Une
-
image la hantait : celle de Bob Lindahl tombant
genoux, la poitrine en sang.
Danny lui avait dit que l'une des balles avait
travers le cur de Bob. Un tir de plein fouet. Il lui
avait appris galement que le meurtrier tait parti sans
laisser de traces, en dehors de l'arme qu'il avait pris tant
de soin d'abandonner sur place.
Alors que Ruth s'interrogeait sur ce geste trange,
Danny entra dans la pice, accompagn de son
directeur de campagne. Jerome Samuels tait un jeune
homme blond et athltique d'une trentaine d'annes,
que Ruth connaissait depuis l'enfance. Assez rus et
trs ambitieux, Jerome attendait avec impatience d'tre
nomm un poste cl, ds que Danny prendrait ses
fonctions.
Il adressa Ruth un sourire tudi, quoique,
amical.
Tu devrais pouvoir partir dans quelques
minutes, annona-t-il.
Trs bien.
Je voudrais que tu viennes la maison avec
moi, Ruth, dit alors Danny.
Pourquoi?
-
Le meurtre de Bob Lindahl est l'uvre d'un pro,
et tu as t tmoin. Quelqu'un pourrait vouloir s'en
prendre toi.
Danny n'dulcorait jamais la vrit, et Ruth lui en
tait reconnaissante. Mais elle ne se sentait pas en
danger.
Tu sais, je suis incapable de l'identifier. Il
portait des lunettes de soleil et avait rabattu la capuche
de son sweat-shirt. Je n'ai mme pas vu la couleur de
ses cheveux.
Tu ne devrais pas rester seule, insista Danny. Tu
seras plus en scurit chez moi.
Mais Ruth savait que la nouvelle femme de Danny
et les enfants de celle-ci ne seraient pas enchants de la
voir s'installer chez eux.
J'ai du travail, dit-elle.
Quelqu'un d'autre peut le faire.
Certainement pas. Je fais des gteaux sur
commande, ils sont uniques. Je dois les dcorer moi-
mme.
Tu n'es pas raisonnable.
Ce n'est pas nouveau, observa Jerome.
D'ordinaire, les taquineries de Jerome ne la
-
drangeaient pas, mais il avait bien chang depuis
quelque temps : il avait adopt un air suffisant. Un air
qui allait de pair avec son costume de grand couturier
et sa montre en or massif... De plus, elle n'tait pas
d'humeur supporter les moqueries.
Je rentre chez moi, un point c'est tout, trancha-t-
elle.
Rflchis bien, lui conseilla Jerome.
C'est dj tout rflchi, Jerry.
Il dtestait qu'on l'appelle Jerry. Si son vrai
prnom, Jerome, lui confrait une certaine dignit,
Jerry l'assimilait un personnage de dessin anim. Sa
bouche esquissa une grimace de dgot.
On dirait ta mre, Ruth Ann, lcha-t-il.
C'tait un coup bas. Quiconque connaissait Leticia
savait que Ruth ne lui ressemblait pas.
Tu ne le penses mme pas, Jerry. En revanche,
prpare-toi.
A quoi?
Ma mre arrive.
Leticia avait appel trois fois dans l'aprs-midi
pour dire qu'elle tait en route. Ruth se tourna vers la
fentre au moment o une voiture qu'elle connaissait
-
bien se garait dans l'alle. La portire du ct
conducteur s'ouvrit toute vole sur une femme
habille avec classe.
Bont divine ! fit Danny d'une voix trangle.
Essaie de l'arrter, dit-il Jerome.
Tenter de contenir Leticia quivalait ordonner
un ouragan de faire demi-tour. Ruth n'enviait pas
Jerome.
Elle ne va pas m'couter, plaida celui-ci.
Jerome connaissait bien Leticia Grant-Harris-
Mason-Lopez-Jones-Wyndemere. Amuse de le voir si
dpit, Ruth dclara :
En plus, elle est marie un juge, maintenant.
Si elle n'obtient pas ce qu'elle veut, elle te tranera en
justice.
Et puis mince, grommela Danny. Autant en finir
le plus rapidement possible. Viens avec moi, Ruth.
Ils quittrent le petit salon et gagnrent l'entre
majestueuse de l'htel particulier, sol en marbre, large
escalier recouvert d'un tapis moelleux, lustre
pampilles de cristal. Deux inspecteurs en civil taient
en train de discuter avec Cody Berringer. En voyant
Ruth, celui-ci la rejoignit aussitt.
-
Malgr les tristes circonstances, la prsence de
Cody fit jaillir une petite tincelle de bonheur dans le
cur de Ruth. Et lorsqu'il lui prit la main, l'tincelle
s'embrasa tout fait.
La porte d'entre s'ouvrit brusquement sur Leticia
Wyndemere. Ses cheveux blonds flottaient lgrement
derrire elle ; sa chemise de soie rouge sombre et son
tailleur noir en laine soulignaient sa mince silhouette.
Elle marcha droit sur Danny.
J'avais bien dit Ruth Ann que c'tait une erreur
de faire des gteaux pour ta fte, lana-t-elle sans
prambule.
'aurait pu tre une bonne opportunit,
rtorqua-t-il.
Il est vain d'attendre quoi que ce soit de bon de
la part de Bob Lindahl, dit-elle tout en considrant
l'opulence du dcor. Mme si je dois admettre que cette
maison est impressionnante.
Ruth entendait presque sa mre calculer
mentalement le prix du lustre et des tableaux accrochs
aux murs. Leticia tait trs doue pour estimer la valeur
financire de ce qui l'entourait.
-
Oh, Ruth Ann ! s'exclama-t-elle en levant les
bras. Si quelque chose t'tait arriv...
Sa voix s'trangla, ses yeux se mirent briller. Des
larmes ? Cela ne lui ressemblait pas. Leticia ne pleurait
jamais.
Elle prit Ruth dans ses bras avec une telle ferveur
que la jeune femme finit par se sentir mal l'aise. Puis
elle se dtacha d'elle et l'observa un moment, les
sourcils froncs.
Est-ce du sang, sur ta chemise?
Oui, mais ce n'est pas le mien.
Pourquoi la portes-tu encore ?
Elle se tourna d'un bloc vers Danny.
Tu ne pouvais pas lui trouver une chemise
propre?
Cody s'avana.
Vous avez raison, madame Wyndemere. Ruth a
besoin de rentrer chez elle pour se changer. Elle a eu
une dure journe.
La mre de Ruth l'tudia des pieds la tte.
Qui tes-vous ?
Cody Berringer, madame.
-
J'ai entendu parler de vous, se rappela-t-elle en
lui serrant la main. Vous travaillez Chez Taylor et
Tomlinson. T&T.
C'est exact.
Une entreprise trs prospre, si je ne m'abuse.
Ruth n'tait pas du tout surprise que sa mre
connaisse Cody. La sphre sociale de Denver n'avait
aucun secret pour elle. Cela faisait partie de son travail,
en tant qu'organisatrice de mariages, un talent qu'elle
devait son exprience personnelle dans ce domaine...
Et vous tes l'pouse du juge Wyndemere,
devina Cody.
Oui, le monde est petit, dit-elle avec un petit
sourire. Comment connaissez-vous Ruth Ann?
Nous allons dner ensemble samedi, chez Mona.
Esprant viter des questions gnantes sur ses
relations avec Cody, Ruth interrompit leur discussion :
Je suis fatigue. J'aimerais partir.
Es-tu sre que a va?
Je vais bien, maman. Ce n'est la faute de
personne. Je me suis juste trouve au mauvais endroit
au mauvais moment.
-
Au mauvais endroit, a, c'est sr, reprit sa mre
en lanant un regard hoir Danny. Quel genre de maire
vas-tu faire ? Tu n'es mme pas capable de protger ton
ex-belle-fille.
Nous avions toute la scurit qu'il fallait,
rtorqua Danny. Des gardes du corps et les quatre
meilleurs policiers de la ville.
a vous a bien avancs ! Toi et Bob, vous vous
tes toujours attir des ennuis. Avec votre autre copain
flic, ce Mike Blanco... Oh, je m'en souviens bien, vous
vous surnommiez les trois amigos. Les trois larrons,
plutt !
Ruth prit la main de sa mre dans l'espoir de la
contenir.
a va, maman, calme-toi.
Je t'emmne la maison avec moi, Ruth Ann.
Danny s'claircit la gorge.
Il vaut mieux qu'elle vienne avec moi. Ma
maison est plus scurise.
Pourquoi aurait-elle besoin d'une maison
scurise ? Elle est en danger ?
Avant que la discussion ne drive sur les tueurs
gages, Ruth tapa du pied par terre.
-
Je n'irai ni chez toi, maman, ni chez Danny,
martela-t-elle. J'ai mon propre appartement.
La moiti d'un duplex dans les quartiers chauds
de la ville, tu parles d'un endroit sr ! se rcria sa mre.
Un quartier chaud? Je n'ai jamais vu personne se
faire tuer avant de venir ici, rpliqua Ruth.
Elle se tourna vers l'inspecteur, qui se tenait prs de
la porte.
Est-ce qu'on en a fini?
Oui, rpondit-il. Je vous recontacterai. Nous
aurons quelques photos d'identit judiciaire vous
montrer.
Je vous appellerai demain matin, si vous voulez,
proposa Ruth.
Une dernire chose, ajouta le policier. Ne parlez
pas la presse, l'enqute doit rester discrte.
Bien sr. Pouvez-vous me rendre les cls de ma
camionnette?
Je suis navr, mais nous n'avons pas fini de
l'inspecter. Il peut y avoir des indices.
a ne m'arrange pas du tout, inspecteur.
Cody s'avana.
Je vous ramne.
-
Mon hros, songea-t-elle avec un petit sourire.
Oui, merci.
Elle voulait rentrer chez elle, passer une bonne nuit
et tenter d'oublier qu'elle avait t aux premires loges
d'un assassinat. Elle voulait rejeter l'image de Bob
Lindahl couvert de sang dans un recoin de son esprit, l
o elle avait enferm tous ses mauvais souvenirs, tout
ce qu'il valait mieux garder secret.
-
3
Ruth se laissa aller en arrire dans le fauteuil en
cuir souple de la Mercedes de Cody Berringer. Au
volant de sa camionnette, elle tait toujours ballotte en
tous sens ; l, c'tait comme voyager sur un nuage
moelleux, un nuage divin, somptueux. Si c'tait vrai,
alors Cody devait tre un ange. Et moi une fe, songea-
t-elle avec ironie.
Elle n'tait pas si nave. Bien qu'elle n'et pas
encore compris pourquoi Cody se montrait si
attentionn, elle savait qu'il avait trs certainement une
motivation cache.
Elle profita de ce qu'il se concentrait sur la route
pour l'observer. Sa veste gris fonc tait parfaitement
-
ajuste. Sur la manchette de sa chemise blanche, elle
aperut un monogramme brod. De toute vidence, il
s'agissait de vtements de luxe, taills sur mesure. On
tait bien loin des robes flottantes d'un ange...
Et il tait d'une beaut diabolique. Des ombres
soulignaient ses hautes pommettes et ses traits
finement cisels. Une mche de cheveux bruns balayait
ngligemment son front, faisant ressortir encore plus,
s'il en tait besoin, le bleu profond de ses yeux.
Avez-vous assez chaud, ou voulez-vous que je
monte encore le chauffage ? demandait-il.
C'est parfait.
Ruth passa la main sur l'intrieur de la portire.
Belle voiture...
Elle a six ans, et elle roule comme au premier
jour. Un de mes frres est mcanicien.
Un de vos frres ? Vous m'avez dj parl d'une
sur. Combien tes-vous, dans votre famille?
Cinq. Trois garons et deux filles. Et j'ai dj
sept neveux et nices. Je suis l'an.
a ne m'tonne pas, vous vous comportez
comme un grand frre.
C'est--dire?
-
Vous tes autoritaire, vous voulez absolument
protger les autres.
Mes frres et surs seraient certainement
d'accord avec vous, admit-il en riant. Et vous, combien
tes-vous ?
Ruth aurait eu besoin d'une calculette pour compter
ses demi-frres et ses demi-surs, aprs les cinq
mariages de sa mre.
Gntiquement, je suis la seule enfant de ma
mre, prfra-t-elle rpondre.
Vous avez de la chance.
Il ne se rendait certainement pas compte quel
point son sourire tait sduisant, ni qu'il avait le
pouvoir de la rchauffer tout entire en clin d'il.
Grand Dieu, elle avait envie de l'embrasser !
Pour se retenir de l'attraper par les paules et de
planter un baiser torride sur ses lvres pleines, elle
joignit ses mains sur ses genoux.
En imaginant que Danny ait raison et qu'il y ait
un tueur mes trousses, comment cette Mercedes s'en
tirerait dans une course-poursuite ? s'enquit-elle avec
humour.
a pourrait tre amusant d'essayer.
-
Ce ne sera certainement pas pour ce soir, fit-elle
remarquer en regardant par la lunette arrire. Nous
sommes escorts.
Deux policiers les suivaient jusqu' son duplex au
cur de Denver.
Quand doivent-ils vous rendre votre
camionnette?
Demain. a ne m'arrange pas, mais je peux me
dbrouiller sans voiture. Ma ptisserie n'est qu' deux
kilomtres de chez moi, je peux les parcourir pied.
Pas toute seule, objecta-t-il sur un ton
catgorique. C'est une trs mauvaise ide.
Oh ! je vous en prie, je ne risque tout de mme
pas grand-chose.
Le problme, avec vous, c'est que vous ne
voulez pas croire que vous tes en danger. Vous ne
pensez jamais au pire. L'ternelle optimiste.
Il n'y a rien de mal tre positif. Que voulez-
vous faire d'autre, de toute faon ?
tre raliste.
Profitant d'un feu rouge, il se tourna vers elle.
Srieusement, Ruth, regardez la ralit en face.
-
D'accord. Mme si ce prtendu tueur gages
avait l'intention de s'en prendre moi, comment ferait-
il pour me retrouver? Comment pourrait-il savoir qui je
suis ?
Vous portiez un tablier avec le logo Les
gteaux de Ruth Ann bien visible dessus. Il n'a pas
besoin de chercher beaucoup.
C'est vrai, mais...
Vous l'avez poursuivi. Et vous avez tir sur sa
voiture.
D'accord, je l'ai peut-tre nerv, mais...
Nous parlons d'un meurtrier sans piti, qui a tir
de sang-froid, en plein cur. C'est le genre de personne
avec qui on ne plaisante pas.
Hlas ! tout ce que disait Cody tait vrai.
Donc, vous ne devriez pas rester seule cette
nuit, conclut-il.
Peut-tre pas.
Cependant, Ruth n'avait pas du tout envie de passer
la nuit chez Danny, o elle serait accueillie comme une
intruse par la nouvelle famille de celui-ci. Et sa mre
vivait plus de quarante minutes de sa ptisserie, un
-
temps qu'elle n'avait pas envie de passer dans les
transports en commun.
Ruth indiqua le chemin Cody jusqu' la vieille
ville de Denver, prs de l'hpital St Luke. Dans ce
quartier en cours de rhabilitation, plusieurs vieux
htels particuliers avaient t ramnags en bureaux
et en appartements. Les maisons taient dj presque
toutes dcores pour Nol, comme en tmoignait le
non en forme de traneau install au-dessus de l'entre
de l'immeuble o Ruth habitait.
Les lumires de la rue se refltaient sur les fentres
de son appartement. Deux pommiers sauvages
marquaient la sparation entre le balcon de son petit
duplex et celui de ses voisins.
Ds que Ruth posa le pied sur le trottoir, les deux
officiers de police qui les avaient escorts jusqu'ici la
rejoignirent. Ils gardaient une main pose sur leur
pistolet comme s'ils craignaient que le meurtrier
surgisse tout instant.
Nous vous accompagnons, dit l'un d'entre eux.
Merci, rpondit Ruth. Mais ne vous sentez pas
obligs de dfoncer ma porte, j'ai les cls.
-
Entoure de deux des meilleurs policiers de Denver
et de l'imposant Cody Berringer, Ruth aurait d se
sentir en scurit. Pourtant, elle pressentait un danger,
comme quelque chose qui serait rest trop longtemps
sur le feu.
L'extrieur de son appartement n'avait pas chang
depuis qu'elle en tait partie l'aube pour cuire ses
gteaux. Elle avait entrouvert les stores vnitiens de
son salon afin que ses plantes voient un peu le soleil, et
ils taient rests tels quels. Aucune lumire n'tait
allume chez elle.
Mais elle dcouvrit bientt qu'elle n'aurait pas
besoin de ses cls. La porte peinte en rouge tait
ouverte, et son appartement avait t saccag. Son
mauvais pressentiment se confirmait.
Sous l'effet de la peur, ses perceptions se firent
dlirantes : derrire le tronc du pommier, elle voyait
une cachette possible pour un homme arm ; le vent,
travers les arbustes, semblait lui souffler un
avertissement; et la rumeur de la circulation, sur le
boulevard, ressemblait au grondement d'une arme en
marche.
-
Les deux officiers ragirent immdiatement. Ils
l'attraprent chacun par un bras et l'entranrent jusqu'
leur voiture de patrouille, o ils la mirent l'abri. Cody
s'installa ct d'elle.
Qu'est-ce qui se passe ? fit-elle d'une voix
tremblante.
Ils prfrent attendre du renfort avant d'entrer
chez vous, rpondit Cody en passant un bras autour de
ses paules pour la rassurer.
Ruth s'effora de se matriser. Elle s'tait dj
effondre une fois dans les bras de cet homme, et elle
ne voulait pas rpter l'exprience. Oh, elle mourait
d'envie de se presser encore contre lui, c'tait certain,
mais pas sous l'effet de la peur.
Ce n'est pas juste, se lamenta-t-elle. Pourquoi
moi?
Vous l'avez dit vous-mme, Ruth. Vous tiez au
mauvais endroit au mauvais moment.
Elle entendit des sirnes de police converger vers
son quartier, puis deux voitures de patrouille se
garrent le long du trottoir. Plusieurs officiers en
descendirent, arme au poing. Ruth avait l'impression de
regarder un film d'action.
-
Je crois que a rgle le problme, dit-elle avec
amertume. Je ne dormirai pas chez moi ce soir.
O comptez-vous aller?
Elle n'en avait pas la moindre ide. Il y avait bien
quelques amis qu'elle pouvait appeler, ainsi que les
gens qui travaillaient au magasin avec elle ; mais elle
ne voulait pas mettre ses amis en danger.
Je peux louer une chambre d'htel...
Trs doucement, Cody lui prit le menton pour
l'obliger le regarder.
Venez chez moi.
Si elle avait suivi son instinct, Ruth se serait jete
dans ses bras pour l'embrasser. Mais elle n'tait pas
encore tout fait folle. Elle connaissait peine cet
homme.
Je ne peux pas.
Je vis dans une tour surveille vingt-quatre
heures sur vingt-quatre par un gardien et truffe de
camras. J'ai une chambre d'amis. Et ce n'est pas trs
loin d'ici.
Ruth ne comprenait pas ses motivations. Il tait
dj all bien au-del de la simple politesse, et se
comportait comme s'il tenait vraiment elle.
-
Pourquoi tes-vous si gentil ?
Ce doit tre l'esprit de Nol.
Merci.
Elle le regretterait peut-tre plus tard, mais, pour
l'instant, rester avec lui semblait tre la meilleure
solution.
Quand tout cela sera fini, ajouta-t-elle, je vous
ferai un dlicieux gteau, tellement gros que vous
pourrez le partager avec toute votre famille.
D'accord, mais pas celui allg en matire
grasses.
Que du beurre, de la crme et du vrai chocolat,
promit-elle.
Dans la rue, une nue d'uniformes approchait de sa
porte d'entre. Elle vit un officier escorter le jeune
couple qui habitait l'autre moiti de son duplex. Elle
leur offrirait un gteau, eux aussi.
Avec un peu de sucre et de farine, tout pouvait
s'arranger.
-
Tandis qu'il ouvrait la porte de son appartement au
dix-septime tage, Cody se demanda s'il n'tait pas
all trop loin en proposant Ruth de dormir chez lui.
L'inviter dner tait un moyen d'arriver ses fins,
approcher Danny Mason. Cela aurait d suffire. Au
lieu de cela, il avait attendu que les policiers aient fini
d'interroger Ruth, puis il l'avait raccompagne chez
elle, et voil qu'il l'hbergeait chez lui... Tout cela le
menait bien plus loin qu'il ne l'avait prvu.
En vrit, et il essayait d'y songer le moins
possible, il aimait la compagnie de Ruth. Elle tait
originale, surprenante. Et sa spontanit vraiment
agrable.
La jeune femme posa son sac de voyage par terre,
traversa le salon en contrebas puis monta les quelques
marches jusqu'aux baies vitres d'o l'on voyait les
lumires de la ville, et les montagnes au-del.
Un appartement terrasse... Waouh! C'est trs
chic.
-
Malgr tout ce qui lui tait arriv ces dernires
heures, le visage de Ruth s'claira d'un grand sourire.
La plupart des femmes se seraient rong les sangs,
traumatises et effrayes, mais ce n'tait apparemment
pas son genre.
Vous tenez bien le coup, remarqua Cody.
Gmir ne sert rien...
Votre appartement a t saccag, et vous n'avez
pas peur?
Vous savez, j'ai pass toute mon enfance
dmnager et changer de famille. J'ai appris garder
mes soucis pour moi.
Si elle n'avait rien d'une femme mystre, elle
l'intriguait tout de mme beaucoup. Il brlait de
connatre ses secrets.
Puis-je vous servir quelque chose boire ?
proposa-t-il. De l'eau, du th?
De la vodka, avec un peu de jus de fruits,
n'importe lequel, rpondit-elle d'une manire
compltement inattendue.
Ruth le suivit dans la cuisine. Elle s'merveilla
devant son rfrigrateur double porte, inspecta
-
l'intrieur de son four et lui expliqua en dtail ce que sa
table de cuisson haut de gamme tait capable de faire.
Il lui tendit un verre moiti rempli de vodka, de
jus d'orange et de glace, se servit la mme chose, puis
leva son verre pour trinquer.
A une chance meilleure, dit-il.
En esprant se trouver au bon endroit, au bon
moment, ajouta-t-elle.
En croisant le regard gris-vert de la jeune femme,
Cody y dcela une touche de sensualit. Elle pencha la
tte de ct, faisant onduler ses longs cheveux couleur
chtaigne. Cody s'imagina passer la main dans ces
mches brillantes ; elles glisseraient entre ses doigts
comme de la soie.
Une chaleur purement sensuelle semblait natre
entre eux. Cody savait qu'il serait idiot de l'attiser : il
ne voulait pas s'engager dans une relation, ni donner de
faux espoirs Ruth.
Prfrant rompre tout de suite le charme, il se
dtourna d'elle et posa son verre sur le comptoir en
granit qui sparait la cuisine du salon.
Je me sens en scurit, ici, dit Ruth.
Tant mieux.
-
Mais je suis toujours en colre. J'ai envie que ce
type souffre.
a peut se comprendre.
L'acte de vandalisme perptr chez elle tait
purement malveillant. Enfin, presque : de toute
vidence, il s'agissait d'un avertissement. L'intrus avait
ventr les coussins du canap, balay les livres des
tagres et cass tout ce qui tait en verre. Tous les
tiroirs de ses meubles avaient t vids par terre. La
plupart des vtements avaient t dchirs. Le T-shirt
manches longues et le jean qu'elle avait enfils taient
parmi les rares rescaps de ce massacre.
Ce sale type a ruin ma garde-robe, fulmina-t-
elle. Il a bousill mon canap. Et vous savez ce qui me
fait le plus mal ? Il s'est servi de mes couteaux de
cuisine pour le faire.
Pourquoi est-ce si grave? demanda Cody.
Je me sers de ces couteaux tous les jours. La
ptisserie est ce que je prfre, mais j'aime aussi
cuisiner tout un tas d'autres choses. Je ne pourrai plus
jamais toucher ces couteaux sans penser lui, un
homme sans visage portant une capuche, un
meurtrier.
-
Il ne s'en sortira pas comme a. Tous les
policiers de Denver recherchent ce type.
Cela veut pas dire qu'ils l'attraperont.
Cody savait par exprience qu'elle n'avait pas tort.
Le meurtrier de son pre n'avait jamais t apprhend,
malgr tous les efforts de la police. Leur seul suspect
crdible avait un alibi en bton.
Je n'ai plus envie de rentrer chez moi, dit-elle
dans un accs de colre. Je crois que je vais
dmnager, tout simplement.
Je connais des gens dont c'est le travail de
nettoyer les maisons cambrioles. Je peux les
contacter, si vous voulez.
C'est une bonne ide.
La colre de Ruth parut s'apaiser tandis qu'elle
s'avanait vers lui.
Merci, Cody. Merci pour tout.
Il tait grand temps qu'il prenne ses distances. Mais
le regard de la jeune femme l'attirait malgr lui plus
prs d'elle...
Elle posa les mains sur ses paules, se mit sur la
pointe des pieds et l'embrassa.
-
Un geste inattendu, encore une fois. Sous la douce
pression de sa bouche, Cody resta paralys. Et il fut
encore plus incapable de ragir lorsqu'il sentit les
pointes de ses seins effleurer son torse, tandis qu'elle
s'appuyait contre lui.
Puis elle recula d'un pas. Lorsqu'elle porta son
verre ses lvres, les glaons s'entrechoqurent,
tellement sa main tremblait, mais elle ne cilla pas. Ses
joues taient teintes de rose.
Un silence tendu s'installa entre eux. Si Cody ne
trouvait pas rapidement quelque chose dire, il serait
tent de l transporter jusqu' son lit.
Avez-vous faim?
Je suis affame, rpondit-elle, comme soulage.
Elle se mit ouvrir tous les tiroirs et les placards de
la cuisine.
Je vais prparer quelque chose. Aprs tout ce
que je vous ai fait endurer aujourd'hui, vous mritez
bien que je vous, fasse manger.
Il n'avait pas envie de manger. Ou plutt, il avait
envie de la manger, elle. Le got de son baiser
s'attardait ses lvres. Mais il ne voulait pas l'induire en
erreur, il l'apprciait trop pour cela...
-
Alors qu'elle fouillait dans son rfrigrateur, le
tlphone se mit sonner. C'tait Danny Mason.
J'ai appris ce qui s'est pass chez Ruth, dit-il
aprs s'tre prsent.
Vous voulez lui parler? demanda Cody.
Non, c'est vous que j'appelle.
Cody s'isola dans le salon.
Je vous coute.
D'abord, je voulais vous remercier de prendre
soin de Ruth. C'est une fille bien.
C'tait plus exactement une femme, qui n'avait pas
besoin de son beau-pre pour mener sa vie, mais Cody
se garda bien de le prciser.
Aviez-vous autre chose me dire, Danny ?
J'ai vu l'inspecteur. Il y a quelque chose que
vous devriez savoir.
Oui?
Aprs avoir tu Bob Lindahl, le meurtrier a
laiss son arme par terre. C'tait un message.
Cody ne comprenait pas pourquoi Danny Mason
lui racontait cela. Il n'tait pas policier et, en tant
qu'avocat, il ne s'occupait pas d'affaires de meurtre.
Son domaine, c'tait la loi des entreprises. Dans les
-
ngociations auxquelles il participait, le sang vers
tait uniquement symbolique.
Des analyses balistiques ont t faites, continua
Danny.
Dj?
C'est une affaire prioritaire.
Evidemment. Danny Mason tait le nouveau maire,
et cet vnement le touchait de prs.
Ce pistolet... C'est le mme qui a servi tuer
votre pre.
-
4
La cuisine de Cody avait beau tre quipe
d'appareils de cuisson dernier cri, Ruth n'y trouva pas
grand-chose pour composer un vrai repas. Quelques
ufs, du beurre et de la crme, de la farine et du sucre,
des lgumes surgels, c'tait bien tout.
Elle rassembla tous ces ingrdients sur le comptoir
en granit puis jeta un coup d'il vers Cody qui, le
tlphone l'oreille, contemplait les lumires de la
ville travers les fentres du salon. Sans un mot, il
raccrocha et laissa retomber son bras, plong dans ses
penses. Il tait beau, mme de dos : la veste de son
costume taill sur mesure tombait sans un pli le long de
son buste lanc.
-
L'avait-elle rellement embrass? se demanda-t-
elle, gne. Bien qu'elle ressentt encore l'effet grisant
de ce baiser, elle n'arrivait pas croire qu'elle se soit
montre si audacieuse. Son manque d'inhibition tait-il
mettre sur le compte de la vodka? Pas vraiment. Elle
en avait bu peine deux gorges. Peut-tre tait-ce
parce qu'elle n'avait pas mang depuis midi, et qu'il
tait presque dix heures...
Au lieu de la rejoindre dans la cuisine, Cody quitta
le salon et disparut dans le couloir. De toute vidence,
la conversation qu'il venait d'avoir ne s'tait pas rvle
trs agrable.
Ruth dnicha un fouet pour prparer une pte
crpes. Faire la cuisine lui permettait de mettre de ct
les vnements terribles de la journe ; se concentrer
sur des gestes quotidiens et rassurants la dtendait. De
plus, c'tait un domaine dans lequel elle se sentait
experte. Pour ce qui tait de la bagatelle, en revanche...
Elle n'avait connu jusqu'ici qu'une seule histoire
srieuse. Trois mois avec un tudiant en archologie,
avant que celui-ci ne parte au Prou sur un chantier de
fouills. Ils avaient dcid qu'ils prendraient un
appartement ensemble son retour, mais cela n'avait
-
pas march. Et Ruth n'en avait pas eu le cur bris : ils
s'entendaient bien, mais leur relation manquait de
passion.
Embrasser Cody l'avait toute retourne. Elle n'avait
jamais rien ressenti de tel. L'intensit de ce moment
avait t la fois terrifiante et merveilleuse..
Lorsque Cody revint dans la cuisine, il avait troqu
son costume contre un jean dlav et un sweat-shirt
rouge. Si ses vtements taient d'un style dcontract,
lui-mme ne l'tait pas du tout. Il s'assit sur un tabouret
devant le comptoir, la mine sombre, puis avala une
bonne moiti de sa vodka en une seule longue gorge.
Vous avez appris une mauvaise nouvelle?
C'tait Danny.
Ruth s'tonna que celui-ci n'ait pas demand lui
parler. Il tait pourtant certainement au courant qu'elle
passait la nuit chez Cody : pour qu'il sache o la
joindre, elle l'avait dit l'inspecteur charg de l'affaire,
lequel avait d transmettre l'information son beau-
pre.
Que vous a-t-il dit?
Ils ont' dj fait des analyses balistiques sur
l'arme du crime.
-
Eh bien, ils n'ont pas tran !
Danny est influent. Le meurtre de Bob Lindahl
doit tre la priorit numro un de la police de Denver.
C'est plutt une bonne nouvelle, non? fit Ruth
en posant une pole en cuivre sur la gazinire. Plus vite
ils mneront l'enqute, plus ils auront de chances de
retrouver le meurtrier.
C'est vrai. Le corps de mon pre n'a t retrouv
que seize heures aprs sa mort. Il reposait sur le sol
d'un entrept pendant que son meurtrier brouillait les
pistes.
L'amertume de Cody n'chappa pas Ruth.
Votre pre tait l'adjoint du procureur. Je suis
sre que la police a tout fait pour retrouver son
assassin.
Elle aurait pu faire mieux.
Ruth jeta une noix de beurre dans la pole et la
regarda fondre. Pour russir des crpes parfaites, il
fallait que la pole soit suffisamment chaude.
Quel ge aviez-vous ?
Douze ans.
Et il tait l'an de cinq enfants...
Cela a d tre trs dur pour vous.
-
a a t pire pour ma mre. Mes parents
faisaient partie de ces couples qui sont la fois amis et
amants. Ils taient toujours en train de rire et de se
tripoter. C'tait gnant pour nous, leurs enfants, mais
pas de faon ngative.
S'est-elle remarie? s'enquit Ruth en versant une
louche de pte dans la pole.
Jamais. Elle dit que mon pre a t le seul grand
amour de sa vie, et que personne ne pourra jamais le
remplacer.
Cody voquait les relations de ses parents avec une
telle vnration... Etait-il possible qu'il attende la
mme chose pour lui, qu'il ne veuille pas s'engager
avant d'avoir trouv l'me sur? Cela expliquerait
qu'un si bon parti ne se soit pas encore mari.
Ruth retourna la crpe avec agilit. Elle tait
lgrement dore, sans tre croustillante, parfaite. Ruth
la dposa sur une assiette et versa une autre louche de
pte dans la pole.
Avez-vous trs faim? demanda-t-elle Cody.
Vous ne voulez pas connatre les rsultats de
l'analyse balistique ?
-
Vous savez, je doute que cela soit trs parlant
pour moi. Je ne m'intresse pas beaucoup l'actualit...
Je ne connais pas les noms des criminels les plus
recherchs en ce moment, ni mme des gangs.
A une poque, vous tiez pourtant au courant de
tout cela. Quand Danny tait votre beau-pre.
Ruth dposa une autre crpe dans l'assiette.
Il a beaucoup travaill sur les gangs quand
j'tais petite, en effet. C'est comme a que j'ai fait la
connaissance de Jerome Samuels, son directeur de
campagne. Le pre de Jerome tait chef de gang.
Ah bon, je ne savais pas.
Vous devez bien tre le seul ! Jerome adore
raconter son histoire, rpter qu'il tait un voleur, un
gangster, un dlinquant, qu'il s'est sorti de ce milieu de
criminels pour aller l'universit et qu'il a brillamment
russi.
Est-ce vrai ?
En grande partie, oui. Je n'tais qu'une enfant
lorsque Danny a particip aux ngociations avec les
gangs, et j'avais du mal accepter qu'il s'intresse
d'autres personnes qu' moi, y compris Jerome.
-
Cela a reprsent un tournant dans la carrire de
Danny, observa Cody. Sa place au sein des
ngociations lui a permis de se lancer dans la politique.
Ce qui avait dtourn son attention de Ruth, encore
une fois. Pire, la mre de celle-ci s'tait implique dans
la carrire politique de son mari... Lorsque Leticia avait
dcid de tisser des liens dans ce milieu, elle n'avait
plus eu beaucoup de temps consacrer sa fille, tant
elle avait hte de devenir l'pouse d'un lgislateur
respect.
Malheureusement pour elle, son mariage s'tait
dsagrg peu aprs que Danny avait t lu dput.
Alors, qu'aviez-vous me dire sur ces analyses
balistiques ? fit Ruth en versant la dernire louche de
pte dans la pole.
L'arme qui a servi tuer Bob Lindahl est la
mme qui a tu mon pre.
Ruth lcha la spatule et se retourna d'un bloc pour
faire face Cody.
La mme arme? rpta-t-elle, abasourdie.
Un Colt 45 automatique.
Ruth comprenait mieux pourquoi Cody semblait si
tendu. Il tait de nouveau confront la mort de son
-
pre, de faon brutale et inattendue. Elle aurait aim
pouvoir le rconforter, mais elle savait qu'il tait
impossible de soulager la douleur d'une telle perte.
Comment le meurtre de Bob Lindahl peut-il tre
li celui de votre pre?
Je suppose que cela a quelque chose voir avec
des vnements qui se sont produits il y a vingt ans.
Lindahl tait policier l'poque.
Et Danny aussi.
Le ton hostile de sa voix troubla Ruth.
Vous n'tes pas en train d'insinuer que Danny
est impliqu dans le meurtre de votre pre ?
Ils enqutaient tous les deux sur les gangs. Mon
pre et Danny travaillaient ensemble. Ils se
connaissaient bien.
Et alors?
Le pistolet qui a servi tuer mon pre a t
utilis cet aprs-midi contre Lindahl, lors d'une fte
donne en l'honneur de Danny; Votre beau-pre est
forcment impliqu dans cette histoire.
Dans un meurtre? Danny n'est pas un saint, mais
je peux vous assurer qu'il ne ferait jamais une chose
pareille.
-
Je dis juste que...
Ne dites rien. N'y songez mme pas.
Elle se retourna vers la pole o la dernire crpe
tait en train de brler. D'un geste agac, elle retira la
pole de la gazinire et vida son contenu dans l'vier
grands coups de spatule.
Les soupons de Cody l'avaient mise hors d'elle.
Au cours de la campagne lectorale de Danny, Ruth
avait support toutes sortes de sous-entendus, mais
ceux-ci provenaient de journalistes en qute de ragots.
Quelqu'un comme Cody aurait d tre au-dessus de ce
genre de... de calomnies.
Certes, elle n'aurait pas d lui parler aussi
schement. Il venait de recevoir un choc en apprenant
que Bob Lindahl avait t tu avec la mme arme que
son pre, il n'tait plus lui-mme. Mais, bon sang, elle
avait elle aussi des raisons d'tre en colre !
Elle rassembla rapidement le reste des ingrdients
ncessaires pour concocter quelques crpes au thon, au
fromage et aux lgumes. Elle aurait voulu ajouter un ou
deux ufs au plat, mais ses mains tremblaient trop.
Elle avait dj subi assez de stress dans la journe.
-
Ruth posa les assiettes sur la table au plateau de
verre du coin salle manger tandis que Cody
remplissait de nouveau leurs verres. Ils s'installrent
cte cte et gotrent les crpes.
Ce n'est pas mauvais, dit-il entre deux bouches.
Les provisions taient restreintes.
Ruth n'arrivait pas croire qu' peine une demi-
heure plus tt, elle l'avait embrass. La chaleur
sensuelle qui les avait alors envelopps s'tait
compltement dissipe pour laisser place une froideur
gnante. Elle n'avait pas envie de rester ici.
Je crois qu'il vaut mieux que je loue une
chambre d'htel ce soir, murmura-t-elle.
Je veux que vous restiez, protesta-t-il aussitt.
Je ne voudrais pas m'imposer. Vous tes
proccup. L'enqute va rveiller beaucoup de mauvais
souvenirs...
Vous vous trompez, je me rjouis de cette
enqute. Je veux que le meurtrier de mon pre soit
arrt. C'est ce que je dsire le plus au monde.
Je devrais partir.
Restez.
Il posa une main sur la sienne.
-
Le problme, ce n'est pas moi, insista-t-il. C'est
vous.
Ruth, surprise par son geste, retira brusquement sa
main. La gentillesse de Cody semblait feinte. Pourquoi
tenait-il absolument ce qu'elle reste? Que cherchait-
il?
Vous avez eu une dure journe, Ruth, continua-
t-il. Quel genre d'homme serais-je si je vous
abandonnais dans le froid et la nuit ?
Un homme honnte, rpondit-elle en elle-mme. Il
n'avait aucune raison de se soucier d'elle.
Je peux me dbrouiller toute seule...
Il lui adressa un sourire qui tait aussi faux qu'un
ficus en plastique.
Restez ici, passez une bonne nuit, dit-il. Cela ira
mieux demain matin.
Elle en doutait srieusement.
-
Lorsque Ruth se fut retire dans la chambre d'amis,
Cody s'isola dans son bureau en laissant la porte
entrouverte. Si la jeune femme tentait de s'chapper en
plein milieu de la nuit, il voulait pouvoir la retenir. Il
tait en quelque sorte responsable de sa scurit.
Son plan tait un vritable fiasco. Il avait fait
l'erreur d'insulter Danny Mason alors que Ruth
prouvait pour lui une admiration sans bornes. Elle
avait dfendu Danny sans l'ombre d'une hsitation :
pour elle, sa rputation de policier intgre n'tait pas
vole.
Or, Cody n'tait pas naf. Personne n'tait
compltement innocent. Tout le monde faisait des
erreurs, tout le monde prenait des raccourcis la limite
de la lgalit pour servir ses propres intrts. Tout le
monde avait des petits secrets, y compris le nouveau
maire de Denver.
Comment Ruth pouvait-elle le dfendre aussi
aveuglment ?
Elle tait pourtant intelligente. Elle avait l'esprit vif,
elle tait drle. Elle semblait raisonnable, excepts
-
certains comportements imprvisibles, comme
lorsqu'elle l'avait embrass, par exemple.
Cody se laissa tomber dans son fauteuil, derrire
son bureau. Ce baiser l'avait compltement pris de
court. Il n'avait eu aucune intention d'aller si loin avec
Ruth. Mme un grand requin blanc comme lui avait
assez-de scrupules pour savoir qu'on ne sduisait pas
une femme dans le seul but d'obtenir des informations.
Il avait seulement voulu sympathiser avec elle, devenir
assez proche d'elle pour infiltrer le cercle des intimes
de Danny Mason.
Cela tant dit, il ne pouvait s'empcher de repenser
aux jolies formes de la jeune femme, ni d'imaginer la
texture de sa peau et de ses longs cheveux soyeux.
Contrairement la plupart des femmes qu'il
frquentait, Ruth n'tait pas du genre accepter une
aventure d'un soir ou d'une saison. Elle attendrait plus
de lui, beaucoup plus qu'il ne pouvait lui offrir. Bon
sang, il ferait mieux de lui dire au revoir et d'oublier
qu'ils s'taient jamais rencontrs !
Sur le bureau, en face de lui, il avait pos une bote
en carton carre, son dossier sur Ted le Veinard. A
l'intrieur, il y avait des pochettes contenant des
-
documents juridiques, les copies du certificat de dcs
de son pre, les papiers de l'assurance, les rapports d'un
dtective priv, quelques souvenirs et des
photographies. Cody sortit de la bote un journal qu'il
avait commenc tenir peu aprs le meurtre de son
pre.
Sur la couverture dfrachie, il avait coll une
photo des montagnes Rocheuses, en souvenir des
nombreuses fois o lui et sa famille taient partis
camper prs de la rivire Platte. Les pages taient
remplies de son criture, celle d'un garon de douze
ans, ainsi que de coupures de journaux.
C'tait l'anne 1987. Ronald Reagan tait prsident
des Etats-Unis. Le film numro un au box-office tait
Liaison fatale. Michael Jackson chantait Bad.
L'actualit locale se focalisait sur les scandales de la
campagne lectorale d'un dput du Colorado ; et sur le
meurtre, dans un hangar dsaffect, de Ted Berringer,
dit le Veinard .
Cody connaissait tous les articles par cur, mais il
les parcourut une nouvelle fois, cherchant le nom de
Danny Mason.
-
A l'poque o il avait t assassin, son pre
enqutait sur le milieu des gangs et des trafiquants de
drogues, et plus prcisment sur leurs relations avec la
police locale : on souponnait alors plusieurs policiers
de recevoir des pots-de-vin, en change de leur silence.
Ted le Veinard avait eu ce tuyau d'un informateur
souponn d'avoir pris part une fusillade depuis une
voiture. Il devait rencontrer cet homme lorsqu'il avait
t tu. Une semaine plus tard, l'informateur avait t
retrouv mort son tour. On en avait dduit que les
deux meurtres taient lis aux histoires de gangs. Si
quelques suspects avaient t arrts, personne n'avait
t inculp.
Tandis qu'il feuilletait son journal, Cody tomba sur
le nom d'un chef de gang : Jackson Samuels. S'agissait-
il du pre de Jerome? Ruth avait voqu le pass de
dlinquant de ce dernier. Quel ge avait-il lorsque Ted
Berringer avait t tu?
Cody alluma son ordinateur et fit une recherche
rapide sur internet. Jerome avait quatorze ans en
1987... Il avait t assez vieux, alors, pour savoir se
servir d'une arme. Il tait all l'universit et en tait
ressorti avec une licence en sciences politiques. Il avait
-
ensuite particip plusieurs campagnes lectorales
avant d'tre membre d'un groupe de pression pendant
deux ans. Pour finir, il tait devenu le bras droit de
Danny Mason.
Etait-ce Jerome qui lui avait envoy l'autocollant
de Danny et la pince cravate dcore d'une feuille de
trfle ? Si oui, pourquoi ? En toute logique, Jerome
n'avait aucun intrt faire porter des soupons sur
Danny, qui s'apprtait le nommer une place
importante la mairie.
Cody fixait l'cran de son ordinateur. Il aurait d
tablir lui-mme le lien avec Jerome, mais il lui avait
fallu l'aide de Ruth pour le dcouvrir. Elle connaissait
tous les secrets de la famille, et il ne pouvait pas la
laisser partir avant qu'elle les lui ait confis. y
Cody se remit parcourir son cahier. Danny Mason
avait t cit dans le scandale des policiers corrompus,
tout comme Bob Lindahl et une dizaine d'autres agents.
Lors de l'enqute interne, ils avaient tous les deux t
innocents.
Il passa doucement son pouce sur une photo jaunie
de son pre. Une vague de tristesse l'envahit. Les
articles de journaux ne faisaient qu'effleurer la ralit :
-
ce n'tait pas en quelques mots qu'on pouvait dire
comment la mort d'un pre affectait toute une famille.
Les Berringer taient rests dans la mme vieille
demeure, mais les pices avaient paru vides, tout
coup. La place de son pre, en bout de table, tait
reste vacante pendant un an et demi, jusqu'au
Thanksgiving de l'anne suivante o Cody, quatorze
ans, l'avait occupe pour dcouper la dinde. Il tait
devenu l'homme de la maison.
Sa mre n'avait pas t d'une grande aide. Elle avait
russi tenir le coup devant sa classe, elle tait
institutrice, mais rentrait tous les soirs compltement
puise.
Cody ouvrit le couvercle d'une bote cigares, et
tomba sur une photographie du mariage de ses parents.
Ils taient si jeunes, si rayonnants d'espoir.
Une larme roula sur sa joue tandis qu'il tentait de
concilier l'image de la jolie petite brune sur la photo
avec celle de sa mre aujourd'hui. C'tait comme si elle
s'tait fane. Ses cheveux taient devenus gris, et ses
vtements trop amples flottaient autour de sa frle
silhouette.
-
Soudain, il entendit un bruit dans le couloir et leva
la tte juste temps pour voir Ruth s'loigner
discrtement. L'avait-elle espionn? L'avait-elle vu en
train de pleurer?
Il se leva d'un bond de son fauteuil. Une bouffe de
colre se souleva en lui tandis qu'il se ruait vers la
chambre d'amis. Que diable faisait-elle traner autour
de son bureau? Que cherchait-elle? Il entra dans la
chambre sans frapper.
Ruth tait debout au milieu de la pice, vtue d'une
chemise de nuit rose, un des rares vtements que le
meurtrier avait laisss intacts chez elle. Ses longs
cheveux retombaient librement jusqu'au niveau de sa
poitrine.
Vous m'espionniez ? fit-il brutalement.
Non, je vous cherchais. Je voulais vous
demander pardon.
Pourquoi?
Pour mon impolitesse.
Ses yeux noisette taient rougis, comme si elle
avait pleur, elle aussi. Etait-ce cause de lui? Peu
importait. Il ne voulait pas se soucier d'elle. Elle n'tait
qu'un instrument pour arriver ses fins.
-
Combien de temps tes-vous reste plante
devant ma porte?
Quelques secondes. Vous aviez l'air occup, je
ne voulais pas vous dranger.
Cody tenta de lui adresser un de ses sourires
dsarmants, mais n'y parvint pas. Son cur tait trop
lourd des tourments du pass. Lourd de colre et de
frustration.
Mais c'tait son fardeau, et il ne le partageait avec
personne. Surtout pas avec quelqu'un qui appartenait
au camp ennemi.
Vous n'avez pas besoin de vous excuser.
Pourtant, je regrette vraiment, insista-t-elle.
Vous avez t trs gentil avec moi. Je ne sais pas
comment j'aurais support tout cela sans votre aide. Je
n'aurais pas d m'nerver contre vous ; donc voil, je
vous demande pardon.
Il sentait qu'elle s'loignait de lui. Leur amiti
naissante mourait avant mme de s'tre panouie. Or, il
ne pouvait pas accepter cela, il avait besoin d'elle.
Il tait temps de faire usage de son charme, chose
qu'il savait trs bien faire. Les jurys l'adoraient. Les
-
femmes rvaient d'tre avec lui. Ruth ne serait pas
diffrente.
Il fit un pas vers elle, persuad que tout serait rgl
en un baiser. Il posa une main sur son paule et se
pencha vers elle. Il sentit qu'elle se raidissait.
Que faites-vous ? demanda-t-elle schement.
Je vous montre que nous pouvons tre amis.
Sa main glissa le long de son bras. Alors que ses
lvres n'taient qu' quelques centimtres des siennes,
elle s'carta brusquement.
Arrtez, Cody, ce n'est pas bien.
C'est vous qui m'avez embrass la premire...
Il savait qu'elle avait envie de lui, et il voulait en
profiter.
Allons, Ruth, dtendez-vous.
Elle se libra de son emprise et, sans qu'il s'y
attende le moins du monde, le gifla violemment.
Je vous demande pardon, encore une fois, dit-
elle. Maintenant, laissez-moi.
Hbt, il tourna les talons et referma la porte.
Sduire Ruth serait peut-tre plus compliqu qu'il ne
l'imaginait.
-
5
Le lendemain l'aube, Ruth tait habille et prte
partir avant mme que Cody ne se rveille. Elle tait
sortie de l'immeuble et se pressait vers son lieu de
travail lorsqu'une voiture de police s'arrta le long du
trottoir. Les officiers avaient mont la garde toute la
nuit dans l'espoir de pouvoir pincer le meurtrier.
Ils la conduisirent jusqu' la ptisserie, o, elle
arriva un peu avant six heures. Ruth ne commenait
pas toujours aussi tt : son assistante, Bernice Layne,
tait responsable de la prparation des viennoiseries et
de l'ouverture du magasin sept heures. Mais Ruth
avait une grosse journe de travail devant elle, avec la
confection d'un gteau de mariage quatre tages
-
prvu pour le lendemain. Comme la marie tait
d'origine cossaise, le glaage du gteau devrait imiter
un motif tartan, ce qui ne serait pas une mince affaire.
Ruth ouvrit la petite porte l'arrire du magasin et
se glissa dans la cuisine. Les odeurs de cannelle, de
muffins et de chaussons aux pommes en embaumaient
dj l'air ; ces dlicieux parfums l'aidaient
gnralement bien commencer la journe, mais ce
n'tait pas le cas aujourd'hui. Il allait falloir un peu plus
d'une pince de sucre et d'pices pour faire passer le
mauvais got que Cody lui avait laiss en bouche.
Il n'tait pas le seul responsable de son humeur
maussade, bien sr. La veille, elle avait t tmoin d'un
meurtre, et certaines images ne voulaient pas s'effacer
de son esprit. Bien qu'elle ne se souvnt pas de ses
rves, elle s'tait veille en sursaut deux reprises
pendant la nuit. Malgr tous ses efforts, elle ne
parvenait pas se dfaire de sa peur.
Pour ne rien arranger, Bernice n'tait pas seule en
cuisine...
Bonjour, maman.
Bonjour, ma chrie, rpondit Leticia.
Qu'est-ce que tu fais l ?
-
Je suis venue vous aider.
Cela n'arrivait pas souvent. Si sa mre lui
commandait parfois des gteaux pour les mariages
qu'elle organisait, elle vitait le plus possible de mettre,
c'tait le cas de le dire, la main la pte. Et elle tait
rarement debout avant dix heures du matin.
Pourquoi es-tu venue, rellement ? fit Ruth d'un
air mfiant.
Je me faisais du souci pour toi.
Leticia donna le bras Bernice.
Nous nous faisions du souci, corrigea-t-elle.
Comme si elle n'avait pas assez d'une mre...
Leticia et Bernice avaient peu prs le mme ge et
taient toutes les deux blondes et sduisantes. Un
monde les sparait, cepend