Carte des trois emprises que l’entreprise de Rovilio ... · de Belo Monte et l’exploitaiton du...

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Au Brésil, on appelle couramment grilagem (grillage) une technique de fraude qui consiste à falsifier des documents — titres de propriété individuels ou registres du cadastre — afin de s’emparer de vastes étendues de terres privées ou publiques. Il y a grilagem, affirme-t-on, parce que le grileiro vieillirait artificiellement des titres en les enfermant dans un tiroir avec des grillons (grilos) afin qu’ils jaunissent rapidement et qu’on puisse faire croire qu’ils sont anciens donc légitimes. Voilà pour la légende. Mais lorsque la fraude porte sur les registres cadastraux eux-mêmes, cette technique paraît bien “artisanale” car on change d’échelle et on passe à des formes d’accaparement qui atteignent des niveaux records et qui expliquent qu’on parle de supergrilagem. Cette note attire l’attention sur deux exemples récemment mis en évidence parce que la justice brésilienne s’en est mêlé et a fait cesser des accaparements qui portaient sur des millions d’hectares, dont un qui durait depuis des décennies. Carte des trois emprises que l’entreprise de Rovilio Mascarello a tenté de faire inscrire au cadastre dans l’Etat de Pará, en Amazonie.

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Au Brésil, on appelle couramment grilagem (grillage) une technique de fraude qui consiste à falsifier des documents — titres de propriété individuels ou registres du cadastre — afin de s’emparer de vastes étendues de terres privées ou publiques. Il y a grilagem, affirme-t-on, parce que le grileiro vieillirait artificiellement des titres en les enfermant dans un tiroir avec des grillons (grilos) afin qu’ils jaunissent rapidement et qu’on puisse faire croire qu’ils sont anciens donc légitimes. Voilà pour la légende. Mais lorsque la fraude porte sur les registres cadastraux eux-mêmes, cette technique paraît bien “artisanale” car on change d’échelle et on passe à des formes d’accaparement qui atteignent des niveaux records et qui expliquent qu’on parle de supergrilagem. Cette note attire l’attention sur deux exemples récemment mis en évidence parce que la justice brésilienne s’en est mêlé et a fait cesser des accaparements qui portaient sur des millions d’hectares, dont un qui durait depuis des décennies.

Carte des trois emprises que l’entreprise de Rovilio Mascarello a tenté de faire inscrire

au cadastre dans l’Etat de Pará, en Amazonie.

Fazenda Curuá : 4, 7 millions d’hectares accaparés La justice a mis fin en 2011 à l’existence de la plus grande ou de l’une des plus grandes appropriations illégales du monde, la Fazenda Curuá, à Altamira, dans l’Etat de Pará au Brésil. Il s’agit d’un ensemble de terres couvrant 4,7 millions d’hectares, soit plus que l’Etat de Rio de Janeiro qui compte 43 696 km2 ! Sur son site, l’Instituto de Terras do Pará (Iterpa) titre : « La justice annule l’enregistrement d’une fazenda d’une surface équivalent à deux fois les Pays Bas ». On atteindrait en effet 7 millions d’hectares en ajoutant d’autres propriétés de la même entreprise dans l’Etat de Pará. Comment une telle anomalie a-t-elle été tolérée pendant si longtemps ? Les faits remontent au temps du gouvernement militaire du maréchal Castelo Branco, lequel avait édité un statut de la terre en 1964 qui est resté en vigueur. Ce code a survécu à la promulgation de la Constitution de 1988. Autrement dit, alors que la constitution limitait à 72 000 hectares la taille maximim autorisée pour les grands latifundia (soit déjà 600 fois le module rural de base de reboisement de 120 ha), on a toléré une emprise foncière de plus de 60 fois le maximum constitutionnel. Une telle décision soulève d’énormes questions : comment a-t-on laissé faire ? pourquoi un notaire a-t-il engagé sa signature pour enregistrer un tel acte ? pourquoi le cadastre a-t-il toléré un tel enregistrement ? pourquoi la justice a-t-elle fermé les yeux pendant si longtemps ? Les intérêts en jeu remontent aux années 1920, lorsque fut initié l’aménagement du barrage de Belo Monte et l’exploitaiton du bois. On exploitait le caoutchouc, notamment dans les vastes zones de terres publiques, en sollicitant des concessions. De la concession on a passé, dans certains cas, à l’enregistrement frauduleux en falsifiant les registres cadastraux. On a aussi utilisé toutes les opportunités de transmission pour provoquer la concentration : on sait que même des dettes de jeu ont servi à justifier de tels transferts. C’est l’arrivée de l’entreprenant Cecilio do Rego Almeida dans ce monde sans loi qui a été à l’origine de la fortune de la Fazenda ou Gleba Curuá. Il a acheté une exploitation locale, à Altamira, et a bâti sa fortune foncière autour d’elle. Progressivement il a usurpé les terres de ses voisins et la justice l’a constamment couvert en décidant en sa faveur. Même la publication du livre blanc sur le grilagem n’a pas sensibilisé la justice de l’Etat de Pará. Au moins jusqu’à la mort de l’entrepreneur en 2008. S’agit-il vraiment de grilagem ? Il y a grilagem, affirme-t-on couramment dans une explication qui se veut étymologique, chaque fois qu’on vieillirait artificiellement des titres en les enfermant, dans une boîte ou un tiroir, avec des grillons afin qu’ils jaunissent rapidement. Le fraudeur ou grileiro pourrait ainsi être détenteur d’un titre paraissant ancien. Cependant, une part de légende entoure le grilagem et empêche de voir la réalité. En effet, lorsque la fraude porte sur les registres cadastraux eux-mêmes, cette technique paraît bien “artisanale” car on change d’échelle et on passe à des formes d’accaparement qui atteignent des records et qui supposent des complicités à divers niveaux. Dès lors il faut se passer d’explications anecdotiques ou romancées et mettre de préférence en avant l’habituelle prise de possession violente des terres présumées vacantes, qui est une pratique de tous les âges et de tous les continents. Le processus judiciaire a débuté en 1996, afin de faire annuler cet accaparement illégal, puisque l’Institut de la terre du Pará (Iterpa) a démontré qu’il n’y avait aucun titre à l’origine de cette prétendue “propriété”. Mais la justice de l’Etat s’est longtemps opposée à cette procédure en retenant les registres litigieux. C’est au niveau fédéral que l’action s’est déroulée

et que l’annulation de l’enregistrement a été prononcée. Aujourd’hui, après 15 ans de procédure, la situation s’est inversée avec la décision d’annulation de 2011, bien que les héritiers puissent encore faire appel. http://www.iterpa.pa.gov.br/SiteIterpa/NoticiaConsulta.jsf (à signaler dans ce texte, une coquille : il ne s’agit pas de 4,7 millions de km2, mais de 4,7 millions d’hectares ou 47 000 km2. La superficie des Pays-Bas est de 41 530 km2.) http://candidoneto.blogspot.com.br/2011/11/grilagem-recorde.html “Mascarellolândia” : un « producteur rural » tente d’accaparer 1 223 000 ha Mascarellolândia, est une façon ironique de désigner la terre que Rovilio Mascarello a tenté de s’approprier dans l’Etat de Pará, en passant, là encore, par une fraude au Cadastro Ambiental Rural (CAR). Il s’agit de trois immenses zones de forêt amazonienne, toutes situées dans des réserves fédérales : - Seringal Praia de São José : 385 000 ha dans la Réserve Riozinho do Andrisio ; - Fazenda Jatoba : 156 000 ha dans la Réserve do Rio Iriri et dans la Station écologique de Terra do Meio ; - Fazenda Coronel Lemos : 682 000 ha dans la Réserve do Rio Xingu, le Parc National da Serra do Pardo et dans la Station écologique de Terra do Meio. Le total de ces trois zones aurait atteint 1 223 000 hectares (Le Secrétariat d’Etat pour l’Environnement du gouvernement du Pará, dit, sur son site, en date du 21 juin 2013 : « un seuil stratosphérique de 1 222 817,54 ha »). C’est la taille de cette propriété qui a attiré l’attention du Secrétariat d’Etat, et le gouvernement local a dû promettre de régulariser l’occupation des zones protégées. C’est le procureur fédéral du Pará qui a annulé l’enregistrement de ces trois zones.

Fiches des trois zones suspectes de grilagem et qui ont été annulées,

sur le site du Secretariado de Estado de Meio Ambiente (SEMA) du Gouvernement du Pará. La carte donnée au début de cette note a été établie par consultation des fiches du Cadastro Ambiental Rural (voir également la figure ci-dessus) où sont cartographiées les emprises

annulées. Il s’agit donc d’un autre exemple dans lequel c’est par une inscription frauduleuse au Cadastre que l’accapareur a tenté d’officialiser sa prédation. Le Cadastre environnemental rural est une création de 2008 et procède par un enregistrement électronique. C’est un système déclaratif qui, dans un premeir temps, ne demande pas à voir les titres de propriété et effectue un enregistrement préliminaire, ce qui est dangereux. Encore en phase expérimentale, il comporte en effet un niveau intermédiaire, provisoire, et un niveau actif ou définitif : « CAR provisório », « CAR-ativo » ou « CAR definitivo ». L’annulation est intervenue entre la phase provisoire et la phase active. L’enjeu économique de cette appropriation est la couverture légale de l’exploitation du bois, qui fonctionne actuellement par plusieurs points de transferts pour rejoindre la Transamazonica (ou route BR 163). Il y a vol (roubo) parce que l’exploitation n’est pas autorisée et porte sur des réserves forestières fédérales.

Traduction de la légende ; Schéma du vol de bois à partir de la zone PA Areia. 1. Le bois est coupé à l’intérieur des Unités de Conservation par des « gatos » [“chats”, ceux qui accrochent, ceux qui fraudent] qui paient environ 25% au contrôleur de la zone protégée. 2. Il est transporté en rondins à travers la zone PA Areia. Il est entreposé par des marchands de bois à Trairão. 4. Il est « chauffé » et exporté par deux entreprises de bois du district de Miritituba. Se définissant comme « producteur rural », Rovilio Mascarello est cependant à la tête d’une firme « Grupo Mascarello », qui intervient dans plusieurs Etats du Brésil, et dans des secteurs

différents de l’économie brésilienne. Il possède beaucoup d’autres terres, stocke des céréales (COMIL), gère un réseau de bus, et construit des logements (MASCOR Empreendimentos Imobiliários). Ironie du sort : le Seringal Praia de São José, de 385 000 ha, couvre également des terres de la Fazenda Curuá citée dans la première partie de cette note. Autrement dit, la fraude au Cadastre ne va pas jusqu’à donner de bonnes limites aux zones accaparées entre fraudeurs et ceux-ci pratiquent la superposition des accaparements ! Les deux exemples de supergrilagem illustrent deux phénomènes dont les effets croisés sont aujourd’hui redoutables. L’un, ancien, est la tentation d’accaparer des surfaces gigantesques en profitant de l’isolement et de l’éloignement ainsi que de la difficulté des contrôles par absence ou jeunesse du cadastre ; l’autre, plus récent, est de considérer que la terre et la forêt doivent faire partie du portefeuille financier des entreprises, parmi une grande diversité d’activités, ce qui précarise les exploitations éventuelles et favorise le gaspillage des ressources. Enfin, l’annulation, même tardive, de ces prédations, laisse penser que ce genre de situation n’est pas complètement irréversible. http://www.sema.pa.gov.br/2013/06/21/sema-cancela-cadastros-ambientais-rurais-de-suspeito-de-grilagem-no-para/ http://candidoneto.blogspot.fr/2013/07/mascarellolandia-novo-caso-de-super.html Les cartes sont extraites de ce blog.

GC - juin 2014