Cahier Eudiste n°23 : Jean Eudes, Docteur de l’église ?… éléments de doctrine théologique...

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CAHIERS EUDISTES JEAN EUDES, DOCTEUR DE LÉGLISE ?… ÉLÉMENTS DE DOCTRINE THÉOLOGIQUE, PASTORALE ET SPIRITUELLE n°23 - 2015

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En 2007, paraissait le Cahiers Eudistes n°22, puis un grand silence éditorial a suivi... Sans doute, le temps de mûrir vers une nouvelle publication. Aujourd’hui, un souffle nouveau traverse la Congrégation de Jésus et Marie ainsi que la Grande Famille Eudiste avec la mise en route de la Cause de saint Jean Eudes comme Docteur de l’Église. Ce nouveau Cahiers Eudistes apporte aux lecteurs des articles – nouveaux et anciens – qui permettent de mieux percevoir à la fois l’intérêt doctrinal de saint Jean Eudes et la richesse de l’itinéraire spirituel qu’il propose à tous.

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CAHIERS EUDISTES

Jean eudes,docteur de l’Église ?… Éléments de doctrine théologique, pastorale et spirituelle

n°23 - 2015

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Jean eudes, docteur de l’église ?...

Éléments de doctrine théologique,pastorale et spirituelle

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table des matières

éditorial

P. Camilo BERNAL HADAD cjm, Supérieur Général, p. 7

i. itinéraires, p. 9

quelques points d’histoire

P. Luc CREPY cjm, p. 11

saint Jean eudes : un itinéraire spirituel vers le cœur de Jésus

P. Joseph CAILLOT cjm, p. 27

ii. au service des baptisés, p. 43

la doctrine baptismale de saint Jean eudes

P. Michel CANCOUËT cjm, p. 45

l’inscription de la miséricorde : « missionnaires de la miséricorde »Marie-Françoise LE BRIZAUT ndcbp, p. 63

saint Jean eudes, formateur de prêtres. P. Paul MILCENT cjm, p. 81

la vie morale comme continuation de la vie de Jésus

P. Romain DROUAUD cjm, p. 93

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iii. synthèse : la doctrine du cœur, p. 131

« pour que se fortifie en vous l’homme intérieur » (ep 3,16) l’intériorité à l’école de saint Jean eudes P. Jean-Michel AMOURIAUX cjm, p. 133

former Jésus en nous : la dimension paulinienne de la doctrine eudésienne

P. Jean CAMUS cjm, p. 145

la spiritualité eudiste du cœur du christ, les intuitions théologiques qui la sous-tendent, sa pertinence pour le présent et pour l’avenir

P. Jacques ARRAGAIN cjm, p. 153

iv. la richesse d’une doctrine, p. 177

le père eudes et sa postérité spirituelle. biographies et traités spirituels de 1680 à nos Jours.P. Daniel DORÉ cjm, p. 179

foi et inculturation : actualité de la doctrine de saint Jean eudes en afrique

P. Edoh F. BEDJRA cjm, p. 191

la règle du seigneur Jésus : un chemin pour devenir disciple

P. Carlos G. ÁLVAREZ cjm, p. 207

de l’Église corps mystique à une ecclésiologie contemporaine de la communio : les apports du « prêtre missionnaire » Jean eudes

P. Olivier MICHALET cjm, p. 235

éléments bibliographiques, p. 279

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éditorial

P. Camilo BERNAL HADAD cjm, Supérieur Général

En 2007, paraissait le Cahiers Eudistes n° 22, puis un grand silence éditorial a suivi... Sans doute, le temps de mûrir vers une nouvelle publication.

Aujourd’hui, un souffle nouveau traverse la Congrégation de Jésus et Marie ainsi que la Grande Famille Eudiste avec la mise en route de la Cause de saint Jean Eudes comme Docteur de l’Église. La conférence des évêques de France, début novembre 2014, a formulé officiellement le vœu que saint Jean Eudes soit Docteur de l’Église. Le président de la Conférence, Mgr Georges Pontier, archevêque de Marseille, a écrit au Pape François pour lui faire part du soutien des évêques français à la cause du doctorat. Les conférences épiscopales du Venezuela, du Mexique et de l’Equateur ont, elles aussi, apporté leur appui officiels, et d’autres conférences en Amérique Latine s’apprêtent à le faire.

Tout en gardant la réserve et la prudence nécessaires face à cette initiative qui demande bien sûr le discernement et l’assentiment de l’Église, un tel projet in-vite à travailler à frais nouveaux la doctrine de saint Jean Eudes, à approfondir les thèmes importants de ses ouvrages et de sa pratique pastorale, à souligner l’originalité et l’intérêt pour tous les baptisés de la vie et l’enseignement de ce prêtre missionnaire.

Ce nouveau Cahiers Eudistes apporte aux lecteurs des articles – nouveaux et anciens – qui permettent de mieux percevoir à la fois l’intérêt doctrinal de saint Jean Eudes et la richesse de l’itinéraire spirituel qu’il propose à tous. Les principaux aspects de l’enseignement de notre fondateur sont traités : ce travail constitue ainsi une bonne porte d’entrée pour ceux et celles qui veulent découvrir et se faire une première idée de la pertinence des écrits de saint Jean Eudes et son engagement pour le renouveau missionnaire de l’Église, en

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témoin de la miséricorde.

Il est intéressant de souligner combien tout au long de ces divers articles, transparaît l’actualité des intuitions et de la doctrine de saint Jean Eudes : une actualité dans la réflexion doctrinale avec des accents proches du Concile Vatican II ; une actualité pour la vie caritative avec ce grand témoin de la miséricorde de Dieu, manifestée dans le Cœur de Jésus et de Marie ; une actualité spirituelle avec une spiritualité baptismale qui résonne si fortement avec Evangelii Gaudium du Pape François.

Puisse la lecture de ce Cahiers Eudistes n° 23 susciter un plus grand intérêt aujourd’hui pour saint Jean Eudes et renforcer tout le travail entrepris pour proposer à l’Église de reconnaître en saint Jean Eudes, ce maître de vie chré-tienne et ce prophète du Cœur, avec qui les chrétiens peuvent trouver une nourriture et un souffle profond pour vivre pleinement leur baptême comme disciples du Christ et missionnaires de la miséricorde.

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I. Itinéraires 9

i. itinéraires

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I. Itinéraires 11

quelques points d’histoire

P. Luc CREPY cjm

Il existe de nombreuses biographies sur saint Jean Eudes (cf. éléments biblio-graphiques à la fin de ce « Cahier »). Ce bref article n’a pas la prétention d’en présenter une synthèse ni d’apporter des éléments nouveaux. Il s’agit simple-ment d’offrir quelques éléments biographiques au lecteur désireux de situer le contexte et l’enracinement des différents aspects de la doctrine eudésienne.

proposer la foi au Xviie siècle en france :l’invitation à vivre avec le christ

Prêtre missionnaire, né en 1601 à Ri, près d’Argentan, dans le diocèse de Sées, et décédé à l’âge de 79 ans, Jean Eudes traverse le « Grand Siècle », siècle de changement et de rupture où naît une nouvelle représentation du monde et l’avènement des sciences modernes, siècle de recherche intellectuelle et de quête mystique... Contemporain de la fin des guerres de religion, des révoltes populaires, des épidémies de peste, il est témoin et acteur de la réflexion de l’Église dans sa mise en œuvre Concile de Trente, après les ruptures du siècle passé. Jean Eudes participe au grand mouvement de renouveau que constitue l’École française de spiritualité : il cherche à donner de nouveaux repères aux croyants et à répondre aux défis d’une évangélisation nouvelle dans les dio-cèses de France.

Ainsi, après des études chez les Jésuites à Caen, Jean Eudes entre dans une nouvelle et dynamique communauté de prêtres, fondée par Pierre de Bérulle, l’Oratoire. Jean Eudes y trouve les éléments d’une solide réflexion théologique et d’un sens de l’Église qui l’animeront tout au long de son ministère et sou-tiendront son effort missionnaire. À la fréquentation de l’Écriture et des Pères

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de l’Église – en particulier saint Augustin – qu’il cite fréquemment, s’ajoute la lecture des grands maîtres spirituels, et plus particulièrement des écrits mys-tiques des saintes moniales bénédictines du XIIIe siècle.1 Comme pour bon nombre de ses contemporains, saint François de Sales, dont le Traité de l’amour de Dieu est dédié au Cœur de Marie, demeure une référence importante pour Jean Eudes dans la recherche d’un renouveau spirituel. Prêtre en 1625, sa soif d’annoncer l’Évangile à toutes les catégories de la population va en faire un prédicateur infatigable, prêchant jusqu’à la fin de sa vie près de 120 missions dans les paroisses rurales et urbaines.

La préoccupation principale de saint Jean Eudes, à la suite de Pierre de Bé-rulle, est de trouver la manière la plus adéquate de parler de la relation entre Dieu et l’homme2. Dans cette situation de mutation mais aussi de grande mi-sère pastorale et d’indigence du clergé que connaissent les diocèses de France, comment penser et proposer, de manière renouvelée, le lien des hommes avec Dieu ? La réponse s’inscrit alors dans la proposition d’un chemin d’intériorité et de communion de vie avec Jésus le Christ. Cette union, Jean Eudes l’ex-prime au travers d’images empruntées à saint Paul :

Jésus, Fils de Dieu et Fils de l’Homme, Roi des hommes et des Anges, n’étant pas seulement notre Dieu, notre sauveur et notre souverain Seigneur, mais même étant notre chef (tête), et nous étant membres de son corps, comme parle saint Paul, os de ses os et chair de sa chair, et par conséquent étant unis avec lui de l’union la plus intime qui puisse être, telle qu’est celle des membres avec leur chef...3

C’est l’intuition majeure : l’actualité de la relation au Christ dans toute la vie de l’homme. C’est le chemin qu’il fait découvrir à ceux et celles qu’il rencontre lors de ses nombreuses missions dans les campagnes et villes françaises. C’est aussi, rappelle-t-il souvent, la richesse et la dignité du ministère des prêtres d’être au service de la formation du Christ en tous les fidèles.

Ce souci d’une intériorité habitée par le mystère de Dieu, ou plus précisément d’une intériorité modelée par le Christ, se traduit pour Jean Eudes en une vi-

1. Comme sainte sainte Gertrude de Helfta et sainte Mechtilde de Hackeborn, qui auront une influence importante dans sa doctrine du Cœur.2. J.-M. Amouriaux, P. Milcent, Saint Jean Eudes par ses écrits, Paris, Mediaspaul, 2001, pp. 27ss.3. O.C. I, p. 161 (Œuvres Complètes, Vannes – Paris, 1905 – 1911, 12 vol., t. I, p. 161)

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I. Itinéraires 13

vante pédagogie de contemplation « des états et mystères » du Verbe incarné4. Il déploie ici toute la vigueur de son expérience de pasteur et de missionnaire, attentif à orienter très concrètement vers Jésus la vie spirituelle de chacun de ceux et celles qu’il rencontre. L’évangélisation, c’est cette vie du Christ communiquée au monde, c’est travailler à la formation du Christ dans les âmes chrétiennes (cf. Gal, 4,19). Tel est aussi le titre de son célèbre « manuel pastoral » : La vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (1637).

face auX pauvretés matérielles et spirituelles de son temps, Jean eudes, témoin fécond de la miséricorde de dieu

En 1627, Jean Eudes inaugure son apostolat. Cette expérience est comme un baptême du feu. À sa demande, il se rend parmi les pestiférés de la région de Vrigny, à deux lieues au sud d’Argentan, dans son diocèse d’origine, le diocèse de Sées. Il passe deux mois auprès des malades, au péril de sa vie. Sorti indemne de cette épreuve, il réside dans la communauté de l’Oratoire de Caen, qui devient sa ville de résidence, et le reste jusqu’à sa mort. De nouveau (1630-1631), la peste frappe ; la ville de Caen est touchée. Jean Eudes n’hésite pas à se faire « pestiféré » parmi les pestiférés, vivant comme eux à l’extérieur de la ville, avec pour seul abri un grand tonneau.

Au cours de ses missions, Jean Eudes rencontre des femmes et des jeunes filles abîmées par l’existence (prostitution, etc.) et cherche à répondre à ces situations de grande détresse en créant des maisons où elles trouveront « re-fuge ». Ainsi naît, peu à peu, l’Institut Notre-Dame de Charité qui offre à ces femmes un véritable « refuge », où elles pourront peu à peu trouver l’aide et le soutien nécessaires pour une vie plus digne.

Mais l’exercice de la miséricorde vis-à-vis du prochain doit aller encore plus loin : témoigner de la miséricorde de Dieu pour tous, en particulier aux plus petits et aux plus pécheurs. Ainsi écrit-il à des femmes – les « Dames de misé-ricorde » – qui soutiennent un Refuge :

Dans l’œuvre, mes chères Sœurs, vous faites l’un et l’autre. Vous faites

4. Chaque moment et chaque aspect de la vie de Jésus sont ce que l’École française de spiritualité appelle les « états et mystères » du Verbe incarné. Ainsi, bien que les circonstances historiques soient, par définition, passées, le Verbe étant éternel, la valeur de ce qui est vécu demeure et reste accessible aux croyants. Par exemple : dans le mystère de la Nativité, Jésus est dans un état de dépendance.

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une aumône spirituelle et corporelle : jugez comme cela plaît à Dieu qui est toute charité et miséricorde et qui aime tant la miséricorde et la charité qu’il prononce jugement sans miséricorde à celui qui n’exerce point la miséricorde et, au contraire, miséricorde sans jugement à celui qui fait œuvres de miséricorde.5

Le missionnaire de la miséricorde, que fut saint Jean Eudes, laisse une vaste postérité dans la vie de l’Église. Ainsi, en témoignent, sur les cinq continents, différents instituts religieux dont les fondatrices, comme sainte Marie-Eu-phrasie Pelletier (Notre Dame de Charité du Bon Pasteur), sainte Jeanne Jugan (Petites Sœurs des Pauvres), la Vénérable Amélie Fristel (Saints Cœurs de Jésus et de Marie), et d’autres encore, s’inscrivent dans la veine spirituelle de son charisme de miséricorde auprès des plus pauvres et des personnes en difficulté. La belle et concrète fécondité spirituelle, de saint Jean Eudes, té-moin du cœur miséricordieux de Dieu, constitue un des éléments importants pour la cause du Doctorat.

Évangéliser, c’est aller au cœur de la foi.la dimension trinitaire de la vie baptismale

Dans leur souci de renouveler la vie chrétienne, les évangélisateurs du XVIIe siècle ont mis l’accent sur l’importance et les enjeux du sacrement de bap-tême. Jean Eudes invite les chrétiens à prendre conscience de leur dignité de baptisés et à vivre leur baptême comme étape fondamentale d’union à Dieu6. Il affirme, de manière originale et forte, combien l’entrée dans l’Église par le baptême ne peut se dissocier de l’entrée en communion avec le Père, avec son Fils, dans l’Esprit. Il souligne que l’Église ne baptise pas au nom de Dieu, ni même au nom de la Trinité (désignée abstraitement) mais très précisément au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Cette « redécouverte », très forte au XVIIe siècle, doit l’être autant aujourd’hui, tant il est souvent difficile de penser trinitairement la vie chrétienne :

Les trois personnes divines sont présentes au saint baptême d’une manière particulière. Le Père y est engendrant son Fils en nous et nous engendrant en son Fils, c’est-à-dire donnant un nouvel être et une nouvelle vie à son Fils dedans nous et nous donnant un nouvel être et

5. O.C. XI, p. 37.6. Voir l’article de Michel Cancouët, dans le présent Cahier.

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I. Itinéraires 15

une nouvelle vie en son Fils. Le Fils y est prenant naissance et vie dans nos âmes et nous communiquant sa filiation divine à raison de quoi nous sommes faits enfants de Dieu comme il est le Fils de Dieu. Le Saint-Esprit y est, formant Jésus dans le sein de nos âmes comme il l’a formé dans le sein de la Vierge.7

Le baptême est le fruit d’un acte d’amour trinitaire : l’alliance admirable en laquelle il nous fait entrer n’a pas d’autre source que l’amour prévenant du Père, du Fils, de l’Esprit8. Par le baptême, enfant du Père, le baptisé est en relation personnelle de fraternité avec le Fils, et l’Esprit le marque de son sceau : « Lorsqu’il vous a reçu en son alliance, comme l’un de ses membres, le Fils s’est obligé à vous regarder, aimer et traiter comme une partie de soi-même, comme os de ses os, chair de sa chair, esprit de son esprit, et comme celui qui n’est qu’un avec lui »9. Ainsi le baptême est le point de départ et la source de l’union au Christ que tout baptisé est appelé à vivre dans l’Esprit, comme enfant du Père.

Cette mise en lumière, en contexte de renouveau spirituel, du sacrement de baptême rejoint des thèmes importants du concile Vatican II comme l’alliance scellée par le baptême, le sacerdoce des baptisés, l’enracinement trinitaire du baptême, l’appel à la sainteté et la responsabilité des laïcs. Elle constitue une porte d’entrée théologique et pastorale féconde pour penser aujourd’hui la vocation baptismale et approfondir les divers aspects d’une spiritualité de la vie laïque10.

le christ au centre de la catéchèse : « laissez vivre et régner Jésus en vos cœurs ! »

Dans ses missions, Jean Eudes cherche à raviver le sens chrétien de chacun. Il faut susciter l’éveil des baptisés à une certaine « conscience mystique » : « Du ‘‘métaphysicien de la vie spirituelle’’ qu’était Bérulle, il avait retenu que le projet mystique est essentiellement recherche d’unité de la personne en Dieu »11. Dès lors, il s’agit progressivement de faire « vivre et régner Jésus dans

7. O.C. I, p. 517.8. Les entretiens intérieurs de l’âme chrétienne avec son Dieu, O.C. II, p. 135-190.9. O.C. II, p. 214 – 218. Lectionnaire n° 31.10. Saint Jean Eudes soutiendra de nombreux laïcs dans leurs engagements dans l’Église et dans la société comme, par exemple, Jean de Bernières et Gaston de Renty. On peut noter aussi l’appui apporté à la fondation de la Société du Cœur admirable.11. E. Glotin sj, La Bible du Cœur de Jésus, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 528 ss.

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les âmes », c’est-à-dire accueillir l’Esprit de Jésus dans le quotidien de notre existence. À travers un ensemble de réflexions fortement enracinées dans l’Écriture, et de conseils très pratiques, Jean Eudes dessine une vie chrétienne qui devient explicitement continuation et accomplissement de la vie du Christ en ses membres12. Il s’agit – selon l’expression de saint Paul (Ga 4, 19) qu’il reprend volontiers – de former Jésus en nous, de telle manière que Jésus soit au cœur de tout ce que nous vivons : nous essayons de vivre les vertus de Jésus, les intentions et les dispositions de Jésus ; notre prière est la prière de Jésus ; notre souffrance continue la passion de Jésus ; notre joie communie à son allégresse et, l’heure venue, nous mourrons de la mort de Jésus, dans l’espérance de la résurrection à jamais ouverte par lui.

En proposant à tous, ce chemin de l’intériorité, où le Christ devient le centre (puis le Cœur), Jean Eudes se situe, en quelque sorte, comme précurseur d’une catéchèse d’orientation spirituelle, proche du renouveau catéchétique actuel, postconciliaire13. Le Catéchisme de l’Église Catholique (C.E.C.) définit la fina-lité de la Catéchèse comme : « Mettre en communion avec Jésus Christ : Lui seul peut conduire à l’amour du Père dans l’Esprit et nous faire participer à la vie de la Trinité Sainte »14. Il n’est pas indifférent que l’introduction de la troisième partie de ce même Catéchisme – La vie dans le Christ – se termine par une longue citation de saint Jean Eudes, rappelant la place centrale du Christ dans toute proposition catéchétique15 :

Je vous prie de considérer que Jésus Christ notre Seigneur est votre vé-ritable Chef, et que vous êtes un de ses membres. Il est à vous comme le chef est à ses membres ; tout ce qui est à lui est à vous, son esprit, son Cœur, son corps, son âme, et toutes ses facultés, et vous devez en faire usage comme de choses qui sont vôtres, pour servir, louer,

12. Cf. son maître ouvrage : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (1637), mais aussi dans deux ouvrages importants : Le contrat de l’homme avec Dieu par le saint Baptême (1654) et, son dernier livre, terminé un mois avant sa mort, où il reprend son itinéraire mystique, profondément marqué par Marie, Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu (1681).13. Le récent Catéchisme de l’Église Catholique (C.E.C.) affirme : « Au cœur de la catéchèse, nous trouvons essentiellement une Personne, celle de Jésus de Nazareth, Fils unique du Père [...] Catéchiser, c’est dévoiler dans la Personne du Christ, tout le dessein éternel de Dieu. » CEC §426.14. CEC § 426.15. « La référence première et ultime de cette catéchèse sera toujours Jésus Christ lui-même qui est ‘‘le chemin, la vérité et la vie’’ (Jn 14, 6). C’est en le regardant dans la foi que les fidèles du Christ peuvent espérer qu’il réalise lui-même en eux ses promesses, et qu’en l’aimant de l’amour dont il les a aimés, ils fassent les œuvres qui correspondent à leur dignité » C.E.C. n° 1698.

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I. Itinéraires 17

aimer et glorifier Dieu. Vous êtes à Lui, comme les membres sont à leur chef. Aussi désire-t-il ardemment faire usage de tout ce qui est en vous, pour le service et la gloire de son Père, comme des choses qui sont à lui16.

le coeur : une eXpérience, une image et un itinéraire pour tous

L’expérience de contemplation et d’apostolat conduit Jean Eudes à construire progressivement sa propre doctrine spirituelle, au service des personnes ren-contrées dans ses missions. Jean Eudes trouve dans l’Évangile de Luc17 une image simple et un symbole fort – aujourd’hui universel – pour parler aux petits comme aux grands de l’amour et de la miséricorde de Dieu : le cœur. En choisissant « le cœur », il utilise un terme, issu de l’Écriture et de la Tradition, qui est une image apte à éveiller chez les chrétiens la contemplation de l’amour de Jésus, cet amour débordant du Cœur de Jésus, offert à tous comme une source intarissable.

Si la spiritualité du Cœur de Jésus s’est peu à peu développée18, à partir du Moyen-Age, comme dévotion privée, « saint Jean Eudes fut l’auteur du premier office liturgique en l’honneur du Sacré-Cœur de Jésus, dont la fête fut célébrée pour la première fois, avec l’approbation de nombreux évêques de France, le 20 octobre 1672 »19. En instituant le culte liturgique du Cœur de Jésus, le missionnaire normand cherche à faire entrer plus profondément le peuple chrétien dans la célébration – liturgique – de l’amour du Christ :

Imaginez-vous que toute la charité, toutes les affections, toutes les tendresses qui ont été dans tous les cœurs que la toute-puissance de Dieu pourrait former, soient ramassées et unies dans un cœur assez grand pour les contenir: tout cela ne serait-il pas capable de faire un foyer d’amour inimaginable ? Sachez que tous les feux et toutes les flammes de ce foyer ne seraient pas une petite étincelle de l’amour

16. O.C. VI, pp. 113-114, cité au n° 1698 du C.E.C. ( aussi Liturgia Horarum, 19 août, Tome IV, pp. 1070-71).17. « Et Marie retenait ces évènements dans son cœur. », Lc 2,19 ; 51.18. « Seule une patiente progression devait permettre qu’un culte particulier soit enfin rendu à ce Cœur en tant qu’image de l’amour humain et divin du Verbe incarné. » Pie XII, Haurietis Aquas, § 50.19. Pie XII, Haurietis Aquas, § 51

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immense dont le Cœur de Jésus est embrasé pour nous.20

L’amour est bien l’objet du culte du Cœur de Jésus. Jean Eudes montre com-ment Jésus possède les cœurs de tous ceux qu’Il aime, dans l’immensité de son Cœur. Il veut nous en faire don, pour qu’il soit notre « Grand Cœur », élargis-sant ainsi notre capacité d’aimer. En nous donnant son Cœur (son amour), le Christ nous permet d’aimer le Père et l’Esprit en vérité, et de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés.

Une vingtaine d’années auparavant, comme une première étape du chemin vers le Cœur de Jésus, Jean Eudes célébrait le premier office en l’honneur du Cœur de Marie, au cours d’une mission à Autun (1648). Cette célébration mariale préparait déjà celle en l’honneur du Cœur de Jésus : de même que Marie conduit à son Fils, la vraie dévotion à Marie fait grandir dans le cœur des baptisés la vie et l’amour du Christ. Venir au Cœur de Marie, c’est venir à la source, c’est venir à Jésus. Jean Eudes, traduit ainsi liturgiquement la belle for-mule de Jean-Jacques Olier – Jésus vivant en Marie – par cette image forte du cœur où Jésus emplit toute la vie de Marie et règne en son Cœur. La justesse théologique21 et l’actualité de la mariologie eudésienne, toute christocentrée, constitue une voie, trop peu connue, qui peut guider beaucoup de fidèles dans leur dévotion à la Mère de Jésus : « ce Cœur admirable est l’exemplaire et le modèle de nos cœurs, et la perfection consiste à faire en sorte qu’ils soient autant d’images vives du très saint Cœur de Marie »22.

La spiritualité et la doctrine du Cœur chez Jean Eudes, avant les apparitions de Paray-le-Monial, trouvent leur place dans le patrimoine de l’Église uni-verselle23, comme un des développements les plus significatifs et les plus novateurs de son enseignement. Il apporte à tout le peuple chrétien le fruit de son propre itinéraire spirituel : célébrer les Cœurs de Jésus et de Marie avec

20. O.C. VIII, pp. 350 – 352.21. « Nous avons confiance que, comme au temps de Jean Eudes, les âmes des fidèles pourront, aujourd’hui, par ce moyen (et elles en recueilleront des fruits abondants), être portées et entraînées non seulement à une dévotion plus parfaite envers la Vierge Mère de Dieu et à des sentiments d’amour plus ardent à son égard, mais encore à l’imitation de ses vertus: chose qui, si elle fut jamais nécessaire, nous paraît l’être absolument à notre époque. » (Pie XII à Mgr L. Lebrun, évêque d’Autun, pour le 300e anniversaire de la première célébration de la fête du Cœur de Marie, 15/01/1948).22. O.C. VI, p. 148.23. Ainsi Jean Eudes est proclamé saint, par l’Église, sous le titre de « père, docteur, apôtre du culte liturgique des Saints Cœurs de Jésus et de Marie ».

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I. Itinéraires 19

lesquels chaque baptisé est appelé à ne faire qu’un.

former des prêtres pour former Jésus dans les cœurs

En prêchant ses missions, Jean Eudes, comme d’autres missionnaires de ce siècle tels Vincent de Paul ou Jean-Jacques Olier, perçoit clairement que le fruit des missions ne peut subsister que si, sur place, des prêtres formés prennent le relais des missionnaires. En d’autres termes, pour qu’il y ait des chrétiens mieux formés et plus conscients de leur grâce baptismale, il faut aussi dans l’Église des prêtres mieux formés et plus aptes à remplir leurs fonc-tions pastorales. Cette double perspective éclaire la décision que Jean Eudes commence à discerner en 1641 et prend, en 1643, de fonder une Congrégation nouvelle, dont les membres sont destinés à la fois aux Exercices des Missions et aux Exercices des Séminaires. « Le coup de génie, le coup d’audace est là : les formateurs sont aussi des évangélisateurs, et réciproquement, tels sont les vrais pasteurs selon le Cœur de Dieu »24.

Jean Eudes cherche ainsi à redonner, dans le clergé diocésain, sa dignité au ministère presbytéral, et à susciter un élan spirituel et moral chez les prêtres, en les invitant à contempler l’action de Dieu en leur vie de ministre :

Vous y verrez quelle est la dignité de l’état ecclésiastique, et les qualités excellentes d’un bon pasteur et d’un saint prêtre, dont la considéra-tion, si vous pesez ces choses comme il faut, vous donnera l’estime et le respect que vous devez avoir pour la sublimité et la sainteté de votre profession, vous portera à reconnaître et à louer la divine bonté qui vous a appelés à un état si noble et si saint, vous excitera à traiter dignement et saintement toutes les fonctions sacerdotales, vous fera craindre les fautes que vous y pouvez faire, comme n’étant point petites, puisqu’elles sont mesurées sur la grandeur de la grâce, en quelque façon infinie, que le Fils de Dieu vous a faite de vous rendre participants de son divin sacerdoce, et sur la dignité des fonctions sacerdotales; elle vous obligera enfin à mener une vie conforme à la sainteté de votre sacré ministère.25

Pour Jean Eudes, la vie chrétienne étant continuation et accomplissement de la vie de Jésus, les prêtres ont une place unique dans l’œuvre d’évangélisation :

24. J. Caillot, Un itinéraire spiritual vers le Cœur de Jésus... Cf. p. 27 dans le présent Cahier.25. O.C. III, pp. 1-2.

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N’êtes-vous pas envoyés de Dieu pour former son Fils Jésus dans les cœurs ? Et n’est-il pas vrai que toutes les fonctions ecclésiastiques n’ont point de moindre but que la formation et la naissance d’un Dieu dedans les âmes ?26

Dans le Mémorial de la vie ecclésiastique, écrit à la fin de sa vie (1679), Jean Eudes confie aux prêtres de son temps ce qui lui semble essentiel – et toujours ac-tuel – dans l’exercice de leur ministère : la charité pastorale, c’est-à-dire avoir un cœur de prêtre qui consonne avec le Cœur de Dieu... pour que le Christ règne en tous les cœurs.

Soucieux de la place des prêtres dans la vie de l’Église, saint Jean Eudes offre, un enseignement profond sur le ministère presbytéral et sur sa dimension missionnaire. Ses paroles, avec la marque de leur temps, peuvent rejoindre, pour une part, les attentes actuelles de prêtres et de formateurs de prêtres en quête d’une spiritualité presbytérale27 solide et ouverte aux exigences aposto-liques d’une évangélisation nouvelle28. Sans faire de concordisme, soulignons combien le choix de Jean Eudes de former, ensemble, les prêtres au cours de ses missions et dans un partage de vie et de prière, rejoint la réflexion actuelle sur la formation des futurs prêtres. Ainsi, dans sa lettre aux séminaristes de France, rassemblés à Lourdes en novembre 2014, le Pape François donne trois lignes directrices pour les séminaires : la fraternité, la prière et la mission. On ne peut être plus proche des intuitions des formateurs du XVIIe siècle de l’École française de spiritualité !...

Jean eudes, écrivain et enseignant

Jean Eudes a beaucoup écrit et, aux dires de certains29, il demeure le bérullien

26. O.C. III, p.16.27. G. Defois, « Jean Eudes, une spiritualité presbytérale pour notre temps », Prêtres diocésains, n° 1511, Novembre 2014, pp. 387 – 396.28. « Jean Eudes voulait attirer à nouveau au cœur les personnes, les hommes et surtout les futurs prêtres, en montrant le cœur sacerdotal du Christ et le cœur maternel de Marie. Chaque prêtre doit être témoin et apôtre de cet amour du cœur du Christ et de Marie. » Benoît XVI, audience du 19/08/2009, en la fête de saint Jean Eudes.29. On a pu critiquer le style de l’auteur (Bremond), en pensant à Saint François de Sales et à Bossuet. Mais, selon R. Deville, c’est pourtant le plus « abordable » des maîtres de l’École Française de Spiritualité (in : L’École française de spiritualité, Paris, Desclée de Brouwer, 2008, 2°ed., p. 113).

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I. Itinéraires 21

le plus accessible, avec, bien sûr, le style et le vocabulaire de l’époque30, parfois un peu aride aux lecteurs d’aujourd’hui. Ses missions, l’accompagnement de nombreuses personnes, son souci de former le peuple chrétien et ses pasteurs sont autant de motivations, malgré ses nombreuses tâches, pour trouver le temps de « composer de multiples ouvrages d’une grande valeur, dont l’en-semble forme un corps de doctrine très remarquable, embrassant la vie chré-tienne, la vie religieuse et la vie sacerdotale » 31. Bien sûr, ses écrits reflètent les grands accents du renouveau spirituel du XVIIe siècle, mais au-delà des thèmes de l’École Bérullienne, Jean Eudes participe à la Réforme catholique du « Grand Siècle » par ses développements sur la dimension baptismale de la vie chrétienne, et surtout par l’originalité et la profondeur de sa doctrine du Cœur. Certains parleront même de Jean Eudes comme du « prophète du Cœur »32.

Les écrits de Jean Eudes (livres et correspondances) sont rassemblés en une importante collection de 13 tomes33, constituée au début du XX° siècle avant sa canonisation en 1925. Le plus volumineux de ses ouvrages, achevé un mois avant sa mort, Le Cœur admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, traite de la dévotion au Cœur de Marie, mais un livre entier y est consacré au Cœur de Jésus. L’ouvrage le plus lu et le plus souvent réédité34 s’intitule : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (1637; éd. définitive, 1670). Composé à l’usage de tous les chrétiens35, l’essentiel de la doctrine de Jean Eudes y est développé. Ainsi, dès les premiers mots de la préface, on reconnaît le cœur de sa prédication, c’est-à-dire l’invitation de vivre unis au Christ :

Jésus, Dieu et homme tout ensemble, étant tout en toutes choses,

30. « Ecrivant pour le peuple, il emploie les mots du peuple, et l’on peut dire que, comme Corneille, il parle la langue des crocheteurs du port au foin, sans pour cela déplaire aux esprits cultivés, qui n’y peuvent trouver à redire. » In : Préface générale des Œuvres Complètes, tome I, p. XXXI.31. Préface générale des Œuvres Complètes, tome I, p. V.32. O. Schneider, rbp. Der Prophet des Herzens : Johannes Eudes. Verlag Herder, Wien, 1947, pp. 40-41.33. Le treizième tome est en préparation avec le manuscrit, maintenant publié (cf. bibliographie), de saint Jean Eudes sur Marie des Vallées, ainsi que quelques lettres inédites et une révision des références bibliques.34. La Vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes a connu une quarantaine d’éditions de son vivant et demeure un essai réussi de diffusion du renouveau spirituel entrepris par l’École française de spiritualité.35. « Ne pensez pas que ce livre soit fait seulement pour les personnes religieuses, mais pour tous ceux qui désirent vivre chrétiennement et saintement. À quoi tous les chrétiens, de quelque état et condition qu’ils soient, sont obligés ». O.C. I, p. 90.

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et spécialement devant être tout dans les chrétiens, comme le chef est tout dans ses membres, et l’esprit dans son corps, notre soin et occupation principale doit être de travailler de notre côté à le former et établir dedans nous et à l’y faire vivre et régner.36

À l’usage des fidèles, le P. Eudes compose aussi de courts manuels : Exercice de piété (1636), Catéchisme (1642), Contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême (l654), etc. Formateur de prêtres, il écrit des manuels tant pastoraux que spiri-tuels : Le bon confesseur, (l666), Mémorial de la vie ecclésiastique (1681), Le prédicateur apostolique (1685), etc. Les écrits de Jean Eudes reflètent la richesse de sa per-sonnalité et de son ministère : à la fois pasteur, missionnaire et formateur du peuple chrétien.

la cause de saint Jean eudes, docteur de l’église

De tout temps, l’Église offre aux fidèles le témoignage de saints et de saintes qui peuvent les guider dans leur suite du Christ, dans leur intelligence de la foi et dans leur vie chrétienne. Au cours des siècles, l’Église a accordé le titre de « Docteur de l’Église » à des hommes et des femmes, très divers, dont la sainteté de vie et l’enseignement (la réflexion et la doctrine) constituent une richesse et une référence pour la vie de tous les baptisés. Au cours des dernières décennies, ont été déclarées « Docteur de l’Église » des figures aussi différentes que sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse de Lisieux et, ré-cemment, saint Jean d’Avila et sainte Hildegarde de Bingen.

Dans le décret de béatification (1909, Pie X), comme dans celui de canonisa-tion (1925, Pie XI), Jean Eudes reçoit le titre de « Père, docteur et apôtre du culte liturgique des Saints Cœurs de Jésus et de Marie ». L’Église reconnaît, chez ce prêtre missionnaire, l’apport éminent et original de sa réflexion doc-trinale, ainsi que la sainteté de sa vie, à travers ses œuvres de miséricorde, son charisme d’évangélisateur et de formateur au service du renouveau de la vie chrétienne.

En 1937, le P. François Lebesconte, Supérieur général des Eudistes, pose la question : « Saint Jean Eudes peut-il être proclamé ‘‘Docteur de l’Église’’ ? »37 et entreprend, avec le soutien des Sœurs de Notre-Dame de Charité et du Bon

36. O.C. I, p. 89.37. « An titulus ‘‘Doctoris Ecclesiae’’ sancto Joani Eudes tribui possit ? »

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I. Itinéraires 23

Pasteur (« filles » de saint Jean Eudes), une démarche auprès de nombreux évêques qui signent la lettre postulatoire adressée au Pape Pie XII en faveur de la cause du Doctorat. Cette démarche reçoit un accueil très favorable : plus de 450 réponses38 de cardinaux, d’évêques et de supérieurs majeurs de tous les continents. La guerre de 1939-1945, puis le décès du P. Lebesconte, en 1953, ne permettent pas de présenter cette demande au Saint-Siège.

Son successeur, le P. Armand le Bourgeois (plus tard, évêque d’Autun) pré-sente, au cours d’une audience privée (07/10/1960), au pape Jean XXIII, les éléments en faveur de la cause de saint Jean Eudes comme « Docteur de l’Église ». Le pape lui promet « d’en prendre connaissance et de s’y intéresser personnellement »39. Avec l’arrivée du Concile, puis le décès du pape, la cause du doctorat resta en suspens.

Quarante ans plus tard, à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de saint Jean Eudes (2001), des évêques du Canada40 interviennent auprès du Supérieur général afin d’ouvrir le dossier du « doctorat » de saint Jean Eudes. Suite à ces démarches et à une nouvelle réflexion au sein de leur Congréga-tion, les eudistes décident, lors de leur Assemblée générale en 2012, d’entamer à nouveau les démarches nécessaires à l’ouverture de la cause de saint Jean Eudes, Docteur de l’Église. Lors de ses dernières visites canoniques en divers pays d’Amérique et d’Afrique, de nombreux évêques manifestent au Supérieur général leurs encouragements et proposent leur appui.

En France, aussi, des évêques – comme les évêques de Normandie – font part aux Eudistes de leur soutien à la cause du Doctorat. Composé de personnali-tés importantes de la vie de l’Église, un Comité français de soutien à la cause du Doctorat de saint Jean Eudes, est formé, et un autre comité, en Amérique du Sud, devrait voir le jour d’ici quelques temps. Cependant, c’est l’appui de la

38. En France, en 1937, 71 archevêques et évêques (dont 4 cardinaux, archevêques de Paris, Lyon, Toulouse et Rennes) signent la lettre postulatoire adressée à Pie XII, demandant que saint Jean Eudes soit déclaré « Docteur de l’Église ». (les lettres sont conservées aux archives générales des Eudistes, à Rome).39. « Au cours d’une audience pontificale publique, lors de l’Assemblée générale des Eudistes en 1961, Mgr le Bourgeois put s’entretenir un instant avec le pape Jean XXIII et fut tout surpris de l’entendre dire : ‘Je suis en train de lire saint Jean Eudes : c’est une mine que je ne connaissais pas !’ Le pape s’intéressait-il donc au fondateur des Eudistes comme à un possible Docteur de l’Église ? » J. Venard, Les Eudistes au XX° siècle – 1900-1983, Mediaspaul, 2008, p. 264.40. Les Eudistes ont évangélisé une partie de la Côte Nord du Canada. Le diocèse de Baie Comeau est dédié à saint Jean Eudes.

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Conférence des Evêques de France à cette cause qui constitue l’élément déter-minant pour la mise en route du processus de postulation. Ce soutien est aussi un signe fort vis-à-vis d’autres conférences épiscopales, prêtes aujourd’hui à soutenir, elles aussi, la cause de saint Jean Eudes. Ainsi, début novembre 2014, les évêques de France réunis en assemblée plénière à Lourdes ont voté leur soutien à l’ouverture de la cause de saint Jean Eudes comme Docteur de l’Église. Bien sûr, ce soutien ne préjuge en rien du travail de discernement que l’Église fera quant à l’attribution de ce titre au missionnaire normand. Ce vœu des évêques de France, en faveur de saint Jean Eudes, Docteur de l’Église, a été transmis au Pape François à qui il revient de donner ou non son accord pour que se poursuive le processus de discernement par la Congrégation pour les Causes des Saints.

conclusion : saint Jean eudes, missionnaire et mystique

L’ensemble des éléments, présentés brièvement dans cet article, permet de cerner le contexte dans lequel s’élabore la doctrine de saint Jean Eudes. Celle-ci s’inscrit d’abord dans la richesse et le dynamisme du renouveau pastoral et spirituel du XVII° siècle français. Digne représentant de la belle et grande tradition de l’École française de spiritualité, Jean Eudes y apporte, de manière originale et novatrice, sa doctrine du Cœur – Cœur de Jésus et Cœur de Marie –. Cependant, l’enseignement de Jean Eudes ne se comprend que profondément enraciné dans son expérience spirituelle et apostolique. C’est le prêtre missionnaire, le pasteur miséricordieux et le formateur de prêtres qui offre aux baptisés un itinéraire spirituel solide et un souffle profond pour vivre pleinement la Mission de l’Église, comme membres du corps mystique du Christ. Il montre ainsi, dans un contexte de nouvelle évangélisation, comment pastorale missionnaire et approfondissement spirituel se conjuguent ensemble.

L’Église a d’abord reconnu dans la sainteté de Jean Eudes – « père, docteur et apôtre du culte liturgique des Saints Cœurs de Jésus et de Marie » –, un « dis-ciple missionnaire » capable d’entraîner le peuple chrétien dans la célébration liturgique de l’amour de Dieu, grâce à cette image forte du Cœur. Sa doctrine et ses écrits sont un appel constant aux chrétiens : prendre conscience et vivre de la richesse et de la dignité de leur vie baptismale, chemin d’union au Christ, afin de ne faire qu’un seul cœur avec Lui. Marie est la figure parfaite et uni-verselle de la vie dans le Christ, elle dont le cœur ne fait qu’un avec celui de

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I. Itinéraires 25

son Fils.

Pour l’Evangélisation, il n’y pas besoin de propositions mystiques sans un fort engagement social et missionnaire, ni de discours et d’usages sociaux et pastoraux, sans une spiritualité qui transforme le cœur. [...] Il faut toujours cultiver un espace intérieur qui donne un sens chrétien à l’engagement et à l’activité.41

Ces propos récents du pape François, résument ce que furent la vie et l’ensei-gnement de saint Jean Eudes : il vécut de manière inséparable le service de la miséricorde, l’annonce de l’Évangile et la formation de Jésus dans les cœurs. Les chrétiens peuvent trouver en Jean Eudes, maître de vie chrétienne, une nourriture et un souffle profond pour vivre pleinement leur baptême comme disciples-missionnaires du Christ et témoins de la miséricorde. Modestement, mais sûrement, saint Jean Eudes – ce simple prêtre missionnaire – ne pour-rait-il pas être un des Docteurs pour qui l’évangélisation demeure une mission toujours nouvelle.

41. Pape François, Evangelii Gaudium § 262.

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I. Itinéraires 27

saint Jean eudes : un itinéraire spirituel vers le cœur de Jésus1

P. Joseph CAILLOT cjm

Qualifié par Pie X (puis par Pie XI, lors de la canonisation de 1925, conjoin-tement avec celle de Jean-Marie Vianney) d’Auteur du culte liturgique des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie (Bref du 6 janvier 1903), puis de Père, Docteur et Apôtre de la dévotion aux Sacrés Cœurs (Pie X, toujours, le 11 Avril 1909) Jean Eudes reste, aujourd’hui encore, un saint trop méconnu. Qui donc est cet homme ? Et comment en est-il venu à condenser sur le Cœur de Jésus le meilleur de son itinéraire spirituel de chrétien, de prêtre, de missionnaire, de fondateur ? Telles sont les deux questions conjointes que l’on va se proposer de traiter ici, en retraçant de la façon la plus vivante possible le portrait du Père Eudes, à travers les jalons les plus marquants de son existence.

qui est cet homme ?

Arrêtons-nous, à titre introductif, à trois brèves notations :

c’est un homme du Xviie siècle. Né le 14 novembre 1601, mort le 19 août 1680, Jean Eudes aura traversé, au cours d’une existence assez longue, ce qu’il est convenu d’appeler en France « le Grand Siècle ». Grand Siècle ? Oui, sans doute, quand on y observe l’étonnante floraison des idées, des lettres, des sciences, des techniques, des arts, et quand on fait le compte, exceptionnel des génies qui s’y sont illustrés. Mais ce n’était pas, loin s’en faut, le « Grand Siècle » pour tout le monde. Rappelons simplement quelques traits bien

1. J. Caillot, Col., La Spiritualité du Cœur du Christ. Une dynamique de vie face aux défis de demain, La Salle-de-Vihiers, 1996, p. 35-55 (J. Caillot : 1948-2003).

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connus :

À l’intérieur, la France connaît, de manière assez endémique, misère, disettes, révoltes durement réprimées, impôts, épidémies... Les troubles intérieurs la minent, dès l’enfance de Louis XIII, et le travail pacificateur de Richelieu (qui prend le pouvoir en 1624) sera tout aussi bien un travail « répressif»... Ajoutons-y le temps de Frondes chez les grands, sous Mazarin, Fronde du Parlement (1648-1649), Fronde des Princes (1650-1653)... N’oublions pas non plus à quel point nous sommes dans un monde d’ordre, fortement hiérarchisé dans tous les rouages de la société ; l’avènement de Louis XIV, si tardif qu’il soit (sacre royal le 7 Juin 1654 à Reims) inaugure le règne sans partage d’un monarque absolu (qui se prolongera jusqu’en 1715) : le Roi-soleil, véritable chef du « corps mystique » que forme son royaume, exige de tous ses sujets fidélité et hommage sans failles.

À l’extérieur, les guerres, qui débouchent certes sur des victoires et des traités, sont des guerres longues (ainsi, la guerre de Trente Ans, contre les Habs-bourg), dont le coût est, comme toujours, très élevé.

Non, ce n’est pas le « Grand Siècle » pour tout le monde ! Ce bref constat appelle, par provision, deux remarques quant à la « découverte » du Coeur de Jésus par S. Jean Eudes : tout d’abord, face à tant de duretés, va s’exercer chez lui une courageuse défense des gens écrasés – ceux qu’il appelle avec force les « indéfendus » -, et cette vigoureuse attitude pastorale, il ira la puiser de plus en plus au mystère inouï de la Miséricorde : « est miséricordieux celui qui porte dans son cœur la misère des misérables... » Ensuite, à titre au moins d’hypothèse à ne pas négliger, sous les espèces de la dévotion au Cœur de Jésus, c’est aussi l’imposante structure hiérarchique de l’ordre social et poli-tique – et pourquoi pas religieux – qui sera comme subvertie et déconstruite par un symbole puissant et « populaire », où l’accès au monde de l’amour divin est également offert et garanti à tous... Sans avoir le génie spéculatif de Pascal, Jean Eudes sent, de tout son instinct pastoral, que la charité sera toujours d’un autre ordre que celui des esprits et des corps...

c’est un normand authentique... Né à Ri, près d’Argentan, mort à Caen, allant de l’Orne au Calvados (comme la « petite Thérèse », deux siècles plus tard, ira d’Alençon à Lisieux), issu de la moyenne paysannerie, c’est un homme du terroir, plutôt économe, organisateur pointilleux, et qui ne badine pas avec

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I. Itinéraires 29

les choses importantes de la culture normande. Prenons ici un exemple bref et savoureux, en appréciant la façon dont l’office du « Dépensier », tel qu’il est décrit dans les Règles et Constitutions Primitives des Eudistes à propos du... cidre (!), est abordé par lui avec un soin extrême :

[...] fera mettre les tonneaux de cidre sur de gros bois carrés, assez haut afin qu’ils ne se pourrissent pas, étant trop proches de la terre, et assez éloignés de la muraille afin que l’on puisse passer par derrière quand il en sera besoin. Il les fera aussi placer de telle sorte qu’il y ait un espace de quatre doigts entre eux, afin que l’on puisse en tirer quelqu’un s’il est nécessaire. Il mettra des billets sur chaque tonneau, pour marquer si c’est gros ou petit cidre et le temps qu’il est fait. (OC, LX, p 553)2

c’est – surtout ! – un normand qui n’a dit que oui (Raymond Deville). Si Jean Eudes nous séduit aujourd’hui encore, comme saint et comme maître spirituel, c’est parce nous découvrons en lui, avant toutes choses, un témoin passionné de l’Évangile. Il n’a dit que oui (cf. 2 Co 1,19-20) : cette formule résume bien, effectivement, ce que l’on voit à l’œuvre chez lui de façon de plus en plus patente, ce que l’on touche presque du doigt : progression d’une véritable conversion, décentrement de soi, croissance dans la grâce, disponi-bilité de plus en plus dépouillée, de plus en en plus effective, aux appels de Dieu. Dire « oui » en ce sens, ainsi qu’il l’exprime lui-même, ce sera toujours identiquement « Chercher en tout la volonté de Dieu ».

Sur ce point, avouons-le, Jean Eudes est loin d’être un isolé : sur le terrain religieux, chrétien, spirituel, le XVIIe siècle mérite ici vraiment son surnom. C’est le « Grand Siècle des âmes » le siècle, comme le dit Henri Bremond de la « conquête mystique ». Et pourtant, là non plus, ce n’est pas si simple : en toile de fond de ce magnifique renouveau, persiste le souvenir des guerres de religions qui ont déchiré la France dans la dernière partie du XVIe siècle, et qui l’ont laissée chrétiennement exsangue. Et, tout au long du siècle, l’équilibre des forces reste précaire : l’Édit de Nantes de 1598 où Henri IV accorde la paix civile et la tolérance aux Réformés, sera, comme on le sait, révoqué par Louis XIV en 1685 à Fontainebleau...

2. OC désigne les Œuvres complètes de S. Jean Eudes, éditées à Vannes entre 1905 et 1911 ; le chiffre romain renvoie au tome, le chiffre arabe renvoie aux pages citées).

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Pour le P. Eudes, les affrontements assez fréquents avec les protestants – et avec les jansénistes – seront source d’épreuves relativement cruelles. De façon générale, il faut d’ailleurs noter que sa vie publique n’a jamais été facile : de nombreuses cabales ont été montées contre lui, il a rencontré sur sa route des adversaires puissants, ses projets ont été souvent contrariés. Il reste pourtant sans amertume : de même que, du côté des hommes, Jean Eudes, ainsi que nous l’avons déjà noté, se dilate de plus en plus dans le sens de la miséricorde, de même, envers Dieu, domine chez lui, au cœur même des pires difficultés, une attitude d’action de grâces de plus en plus prononcée.

Jean Eudes, ce Normand qui n’a dit que oui, est au fond un homme qui, tout au long de sa vie, se décrispe sous la grâce, en s’ouvrant au « Cœur de Dieu ». Comment suivre à la trace un tel itinéraire ? Il se trouve que nous avons la chance d’avoir pu conserver de lui quelque chose comme son « Journal de bord », un écrit, rédigé au fil des années, qui constitue une sorte de « mémoire vive » de toutes les grâces qu’il a reçues dans sa vie, et qu’il a précisément intitulé le Mémorial des bienfaits de Dieu... Un titre pareil ne trompe pas, et, dans les extraits que nous allons citer, il sera facile de reconnaître au fil du texte un usage abondant et constant du vocabulaire de bénédiction et d’action de grâces !

C’est en nous appuyant très librement sur ce Mémorial que nous allons mainte-nant entrer dans le vif du sujet et reconstituer l’itinéraire spirituel du P. Eudes jusqu’au Cœur de Jésus. Pour la commodité de l’exposé, nous avons choisi de distinguer neuf étapes.

première étape : la découverte du mystère de dieu

Étant dans une paroisse où il y avait très peu d’instruction pour le salut et où très peu de personnes communiaient plus souvent qu’à Pâques, j’ai commencé, à l’âge de douze ans environ, à connaître Dieu, par une grâce spéciale de sa divine bonté et à communier tous les mois après avoir fait une confession générale ; et ce fut en la fête de la Pentecôte qu’il me fit la grâce de faire ma première communion,

Gratias Deo super inenarrabili dono ejus.

En suite de quoi, il me fit aussi la grâce, peu de temps après, de lui consacrer mon corps par le vœu de chasteté, dont il soit à jamais béni (Mémorial n° 6, OC XII, 105).

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I. Itinéraires 31

Ce premier extrait du Mémorial auquel nous nous arrêtons a quelque chose d’émouvant, de grave et de frais à la fois : un jeune garçon s’éveille au mystère de Dieu, et il traduit immédiatement cette découverte dans une fidélité régu-lière aux sacrements de l’Église, ainsi que dans une consécration personnelle sobrement décrite. Ces lignes suggèrent aussi qu’ayant reçu la grâce d’une longue vie, et l’ayant remplie à fond au service du Christ et de son Église, le P. Eudes a su rester fidèle au « Dieu de sa jeunesse ». Nous verrons que lorsqu’il en viendra à parler du « Cœur », il n’oubliera jamais d’y inscrire le mystère du temps. Rien en nous qui ne doive prendre forme d’histoire : expérience d’ouverture et de mûrissement que Jean Eudes a su faire. Sa marque propre, ici, est sans doute d’avoir pressenti que savoir faire mémoire du Dieu de sa jeunesse, c’est identiquement reconnaître que, sous la grâce, il est interdit de vieillir, car on ne s’habitue pas à Dieu.

deuXième étape : la découverte du mystère de l’incarnation (25 mars 1623)

J’ai été reçu et suis entré dans la Congrégation de l’Oratoire, en la maison de Saint-Honoré à Paris, par son fondateur le Révérend Père de Bérulle, l’an 1623, le vingt-cinq de mars.

Benedicamus Jesum Filium Mariae, et Mariam Matrem Jesu. Laudemus et superexaltemus eos in saecula (Mémorial n° 10, OC XII,106).

En entrant à l’Oratoire de France, créé par Bérulle en 1611, le jeune Jean Eudes va apprendre au moins trois choses auprès de celui qui sera, de façon décisive, son grand maître spirituel :

- L’homme est créature, radicale dépendance de Dieu. L’homme, ce « néant capable de Dieu », est apte à L’adorer, à L’aimer, à Le servir.

- Jésus, entrant dans le monde comme Fils, est à lui seul un monde, un monde nouveau. Il est Celui qui va conjoindre la liberté d’homme la plus haute avec la dépendance la plus radicale, en obéissant au Père, par amour, d’un bout à l’autre de sa vie. Jésus est « le parfait adorateur du Père ». He 10, 5-9, reprenant le PS. 39 (40), 7-9, sera ici un texte-clé, vraiment décisif : Jean Eudes s’en inspirera pour l’antienne d’ouverture de la messe du Cœur de Jésus.

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- La vie chrétienne consiste alors à « continuer et accomplir » toutes les di-mensions du mystère filial de Jésus. Chaque chrétien est appelé à donner forme à ce mystère – à former Jésus en soi, dira le P. Eudes en s’inspi-rant fréquemment de Ga 4,19 ; mais il doit le faire de façon singulière et à chaque fois unique : ici, personne ne ressemble à personne. Là encore, en chaque chrétien qui continue et accomplit le mystère de Jésus, c’est un monde nouveau qui s’inaugure.

Avec ce point décisif de l’Incarnation où la vie chrétienne a sa source, tout, au fond, est en même temps déjà dit. Comment s’étonner, dès lors, que la date du 25 Mars soit devenue pour Jean Eudes un puissant chiffre-symbole, apte à désigner les vrais commencements et les grandes décisions qui comptent dans une vie d’homme3 ? On peut dire que tout ce qu’il célébrera ensuite du Cœur de Marie puis du Cœur de Jésus, restera à jamais marqué par cette ferveur des commencements, en ce point précis où le mystère de Dieu s’inscrit dans la chair et dans le corps de l’humanité. Comment s’étonner, également, que Jésus soit pour le P. Eudes le nom tout simple qui résume tout ? Cœur de Jésus, et non pas Cœur du « Christ », l’expression est constante chez lui... On peut, certes, objecter que la différence dans l’usage de ces mots est bien mince, que « Jésus » est bien le « Christ », et qu’on ne saurait séparer ce que Dieu et la foi des hommes ont uni ! Il n’empêche qu’il convient de respecter pour lui-même l’emploi insistant du nom de Jésus chez Jean Eudes, signe que l’intuition spi-rituelle, chez lui, trace un chemin d’histoire et de foi sans équivoque. Le Jésus de l’histoire c’est identiquement « le » Jésus de la foi, le Jésus vivant et régnant aujourd’hui dans le cœur des baptisés, c’est bien le Dieu-Fils « qui a aimé avec un cœur d’homme » (cf. Gaudium et Spes 22, 2).

troisème étape : 1632, la découverte de l’évangile comme puis-sance divine de salut

L’an 1632, je fus employé aux missions dans le diocèse de Coutances, à Lessay, à Périers, à Saint-Sauveur le Vicomte, à la Haye-du-Puits, à Cherbourg, à Montebourg.

3. On peut ici noter trois autres 25 mars importants dans la vie du P. Eudes :- 25 mars 1624 : vœu de servitude, en usage chez les Oratoriens.- 25 mars 1637 : vœu du martyre (texte d’oblation personnelle, que J. Eudes signe de son sang).- 25 mars 1643, fondation de la Congrégation de Jésus et Marie (cf infra, étape 6).

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I. Itinéraires 33

Cantate domino cantieum novum, cantate Domino omnis terra (Mémorial n° 20, OC XII.108)

La notation du Mémorial est ici brève et précise ; la date et les noms de lieux sont soigneusement relevés. Ordonné prêtre le 20 décembre 1625, le jeune père Eudes vient d’entamer une extraordinaire activité de missionnaire. Comme Oratorien d’abord, comme fondateur de sa propre Congrégation ensuite, il ne donnera pas moins de 117 missions avec ses confrères, jusqu’en 1676 ; soit 44 années sur la brèche, jusqu’à 75 ans, à pied, à cheval, en voiture, en Normandie, en Bretagne, dans l’Ile de France, en Bourgogne... Ce n’est pas un hasard si la plus grande partie du Mémorial relate précisément ces missions données partout, et si les Constitutions primitives des Eudistes vont octroyer une très large place à ces « exercices des missions »...

De quoi s’agit-il ? S’il est vrai que chaque chrétien doit continuer et accomplir la vie de Jésus, il faut le lui dire, le lui montrer, le lui rappeler : le renouvellement de la vie chrétienne passe par une catéchèse sur le vrai visage de Dieu révélé dans l’Évangile, et par l’appel inlassable à la conversion (la confession sacramen-telle à un prêtre étant alors considérée comme le « sommet » de la mission). Jean Eudes se fait donc prédicateur et confesseur infatigable (« lion en chaire, agneau au confessionnal », dira-t-on de lui), très attentif à la vie concrète et quotidienne des personnes, puisque c’est là, pas ailleurs, que se joue leur salut ; et pour donner force au qualificatif qui rassemble ces divers aspects, il signera d’ailleurs bientôt fièrement ses lettres : Jean Eudes, prêtre-missionnaire.

Le constat devient clair : c’est précisément au foyer de cette intense activité missionnaire que Jean Eudes va se forger de plus en plus fortement l’idée de rassembler sous le symbole du Cœur tout ce qu’il découvre et tout ce qu’il prêche de l’amour de Dieu. Nous allons le voir (cf. infra, étape 7), c’est juste-ment à la fin d’une mission que sera liturgiquement célébrée pour la première fois dans l’Église la fête du Cœur de Marie.

quatrième étape : 1637, la découverte de la vocation durable du baptisé

Cette année-là (sans s’y référer dans son Mémorial), Jean Eudes fait paraître Vie et Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (le livre aura grand succès et connaîtra plusieurs rééditions de son vivant). Pourquoi cet écrit ? Il a alors 36 ans, il est ordonné depuis 11 ans : on peut dire qu’est venue pour lui l’heure

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d’une première mise en forme spirituelle de ses découvertes de prêtre-mis-sionnaire.

Puisque l’Incarnation s’inscrit dans la vie des baptisés, tous les baptisés, quel que soit leur état de vie, doivent mener tout au long de leur existence la vie sainte de Jésus : Vie et Royaume est donc d’abord un magnifique plaidoyer en faveur du baptême, ce sacrement somptueux et, dit le P. Eudes, « si oublié de nos jours ». Par ce porche royal, c’est toute la vie chrétienne qui est revisitée sous le signe de ce « mystère du temps » auquel, nous l’avons vu, Jean Eudes est si sensible : puisque le temps nous est donné, il n’y a pas de « temps à perdre »; durer dans la condition humaine, c’est identiquement durer dans la vocation chrétienne. Chaque instant compte : dans la vie comme dans la mort, le baptisé appartient à Jésus ; il peut et il doit, là où il est, se faire participant de ses « états et mystères », les continuer, les accomplir : telle sera l’essence de l’agir chrétien, la Vie authentique.

Mais pour accorder la Vie au Royaume, il ne s’agit pas seulement pour nous d’agir comme Jésus : la vie chrétienne n’est pas une pure et simple imitation ; il ne s’agit pas seulement d’agir par Jésus, Celui qui, nous donnant l’Esprit-Saint, reste principe et source de nos activités ; il faut encore agir en Lui : On le voit, toujours dans la ligne bérullienne, un certain exemplarisme de type dionysien est bel et bien dépassé, ou, du moins, subverti par la nouveauté même de la vie baptismale. Le « cœur », dès lors, sera ce lieu où nous pourrons laisser se déployer activement le mystère d’une intériorité réciproque entre Jésus et nous : Jésus nous « conforme » à son mystère et nous « formons » Jésus en nous (toujours cet appui constant sur Ga 4,19...). Le Royaume intérieur devient alors notre vraie patrie.

cinquième étape : 1641, l’inscription de la miséricorde : fondation de notre-dame de charité

[...] En cette même année 1641, Dieu m’a fait la grâce de commencer l’établissement de la Maison de Notre-Dame de la Charité, le jour de la Conception Immaculée de la très sainte Vierge. Deo gratias (Mémorial n ° 35, OC XII, 112).

Au cours de ses missions, le Père Eudes a rencontré nombre de femmes et de jeunes filles meurtries par l’existence, battues, abandonnées, livrées à la prostitution. Alors, après le temps des découvertes, vient pour lui celui des

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I. Itinéraires 35

fondations. Notre-Dame de Charité, nouvel institut aux débuts fort modestes et fort laborieux, sera pour ces femmes un véritable « refuge », un havre de paix et de miséricorde où une vie humaine digne de ce nom pourra se recomposer lentement. Jean Eudes tient tellement à cet aspect des choses qu’il invente pour les Sœurs appelées à rejoindre l’Institut un 4e vœu, qu’il va intituler le vœu du « zèle du salut des âmes »...

De telles décisions, qui exigent courage et ténacité pour s’inscrire dans les faits, continuent de nous diriger sur le chemin du Cœur, que Jean Eudes commence à suivre maintenant d’une façon de plus en plus explicitement formulée. Voilà en tout cas cet homme, au caractère un peu rude, de plus en plus happé (comme nous l’avons déjà signalé au début de cette étude) par le mystère bouleversant du Dieu de miséricorde. Tout en se battant pour que vive et se développe son Institut en faveur d’un monde féminin écrasé de souffrance, le P. Eudes n’aura de cesse d’élargir son regard en direction de tous les « indéfendus », comme en témoignera encore son tout dernier livre (cf. in-fra, étape 9) : « Mère de miséricorde, regardez tant de misères, tant de pauvres, tant de captifs et tant de prisonniers, tant d’hommes qui sont persécutés par la malice des hommes, tant d’indéfendus, tant d’esprits affligés, tant de cœurs angoissés... » (Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, OC, VII, 33).

siXème étape : 1643, l’inscription du charisme de formation.

C’est la fondation, le 25 Mars (précisément) de la Congrégation de Jésus et Marie (Mémorial, n° 33 et 37, OC XII, 111 et 12-113).

(33) En cette même année 1641, Dieu me fit la grâce de former le dessein de l’établissement de notre Congrégation, dans l’Octave de la Nativité de la sainte Vierge.

(37) L’an 1643, Notre-Seigneur et sa très sainte Mère nous firent la grâce, par un excès de bonté, de commencer l’établissement de notre petite Congrégation, le 25è de Mars, jour auquel le Fils de Dieu s’est incarné, et la sainte Vierge a été faite Mère de Dieu.

Sacrosanctae Trinitati, Christi Jesu humanitati, Virgims Matris fœcunditati, et omnium Sanctorum universitati, sit sempiterna laus, honor,virtus et gloria, ab omni creatura, per infinita saecu-la saeculorum. Amen.

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Ces deux extraits du Mémorial évoquent donc l’autre grande fondation du P. Eudes. Il faut ici se souvenir que, durant toute sa vie apostolique, Jean Eudes a voulu célébrer à la fois la grandeur du baptême et celle de la prêtrise, découvertes l’une et l’autre auprès de Bérulle. Aucune concurrence, bien évidemment, entre les deux : aux yeux du P. Eudes, c’est précisément afin que les baptisés mènent une existence digne de la suite de Jésus, qu’il faut à leur service, avec eux et pour eux, des «pasteurs selon le Cœur de Dieu ». L’expression a de la force, et Jean Eudes la développe avec vigueur : il veut des prêtres qui soient, par tout leur ministère,

une image vive de Jésus-Christ en ce monde, et de Jésus-Christ veil-lant, priant, prêchant, catéchisant, travaillant, allant de ville en ville et de village en village, souffrant, agonisant, mourant et se sacrifiant lui-même pour le salut de toutes les âmes créées à son image et à sa ressemblance (Mémorial de la vie ecclésiastique, OC III, 31).

C’est, en d’autres termes, pour qu’il y ait des chrétiens mieux formés et plus conscients de leur grâce baptismale qu’il faut aussi à l’Église des prêtres mieux formés et plus aptes à remplir leurs fonctions pastorales : cette double pers-pective éclaire la décision que Jean Eudes (qui est toujours jusque là prêtre oratorien !) commence à concevoir en 1641 et qu’il traduit dans les faits en 1643, de fonder une Congrégation Nouvelle, dont les membres seront desti-nés à la fois aux Exercices des Missions et aux Exercices des Séminaires. Le coup de génie, le coup d’audace est là : les formateurs sont aussi des évangéli-sateurs, et réciproquement : tels sont les vrais pasteurs selon le Cœur de Dieu. Et l’existence chrétienne, telle qu’elle continue et accomplit la vie de Jésus, ne se divise jamais.

septième étape : 8 février 1648, institution de l’office et de la messe du cœur de marie

Jean Eudes a maintenant 47 ans, il garde toujours au cœur le Dieu de sa jeu-nesse et il a déjà derrière lui une intense activité de prêtre et de missionnaire. Quel est le secret de sa vitalité, de sa soif de prêcher l’Évangile de façon infatigable ? C’est l’amour, bien sûr, mais tel qu’il peut maintenant commencer à en lire de façon plus mûre la source et les effets : c’est cet « amour de Dieu » (aux deux sens du génitif), déjà si souvent contemplé dans la prière et si souvent mis en œuvre dans la pratique apostolique, que le P. Eudes va

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I. Itinéraires 37

maintenant ressaisir avec émerveillement sous l’angle, ô combien marial, de la disponibilité, de la gratitude – cette mémoire heureuse – de la miséricorde... Des ébauches « trottent » dans sa tête, peut-être déjà depuis 1641 ; depuis 1643 en tout cas, depuis que sa petite Congrégation de prêtres existe, circule un Office en l’honneur du Cœur de Notre Dame, fruit probable de la rencontre entre Jean Eudes et une femme assez mystérieuse qu’il admirait beaucoup, Marie des Vallées la « sainte mystique » de Coutances ; reste que le projet qu’il conçoit alors porte aussi, et largement, la marque du neuf et de l’inattendu.

C’est donc en 1648, à la fin de la grande mission donnée à Autun, que le P. Eudes va concentrer toutes les découvertes déjà engrangées dans un grand trésor, le Cœur de Marie (« Le trésor inappréciable, la plus décisive de toutes les grâces que le P. Eudes ait jamais reçues, c’est le Cœur admirable de Ma-rie » écrit Mme Oda Schneider devenue carmélite à Graz, dans Der Prophet des Herzens, Wien, 1947 pp. 40-41). C’est là qu’il décide impromptu de faire imprimer l’Office et la Messe du saint Cœur de Marie : culte liturgique, public. Une grande première dans l’Église, dont Jean Eudes se sent « à la fois confus et fier » (Paul Milcent).

Mais pourquoi donc Marie ? Parce que Marie est la femme du Fiat et du Magnificat, celle qui a dit Oui ; Marie « conferens in corde suo »... : personne mieux qu’elle n’a pu vivre la vie chrétienne comme participation à la vie de Jésus, comme continuation et accomplissement de la vie de Jésus. C’est encore de Bérulle que Jean Eudes avait appris à quel point Marie est « pure capacité de Jésus » ; et déjà dans Vie et Royaume, la configuration christologique de sa dévotion à Marie apparaissait en toute netteté : d’elle-même et par elle-même, Marie n’est rien, mais son Fils Jésus est tout en elle : il est son être, sa vie... L’aboutissement liturgique d’Autun est, sous cet aspect, fort logique : célébrer le Cœur de Marie, c’est célébrer Jésus, vivant et régnant dans le cœur et la vie des hommes. Le Cœur de Marie, c’est Jésus.

Le Cœur de Marie est donc pédagogiquement présenté et liturgiquement fêté (avant le Cœur de Jésus) comme étant ce lieu où l’on peut lire à livre ouvert ce que peut et doit être la vraie vie menée en Jésus (notons au passage que cette image du « livre de vie que nous devons sans cesse étudier » reviendra dans Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, OC, VIII, 133)... On le voit – et il convient d’y insister -, il ne s’agit point ici d’une fête « maternelle ». Tout reste centré sur Jésus. Contempler Marie conferens in corde suo, c’est voir où mène une vie qui « forme » Jésus dans sa propre histoire et dans celle des

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hommes.

De plus, que cette fête du Cœur de Marie prenne figure liturgique, publi-quement célébrée, voilà un fait de grande importance sur lequel il convient également d’insister. Le trésor découvert est d’un coup mis à la disposition de tous. Tous ont accès au Cœur de Marie, tous donc, ont accès à Jésus. Il y a là, chez le P. Eudes, une belle intuition pastorale : sans doute faut-il y voir à nouveau quelque chose comme une traduction populaire du nouvel exem-plarisme bérullien, subvertissant le Pseudo-Denys là-même où il lui emprunte beaucoup. La logique de participation par diffusion n’est certes pas oubliée : le rayonnement du bien y va toujours du « plus riche » au « moins riche », selon une économie du don qui permet de ne pas durcir en régime de « concur-rence » le réseau des relations qui se tissent entre Dieu et les hommes. Mais des mots reviennent et reviendront souvent pour désigner le Cœur de Marie : prototype, exemplaire, modèle, règle vivante etc... et ces termes s’adressent aux baptisés ! Ils ont pour fonction d’exprimer toute la richesse de l’amour de Dieu envers chacun de nous, et de permettre réciproquement à chaque chrétien d’exprimer lui-même sa vie en Dieu, à proportion de son aptitude à participer au don qui lui est fait – « selon la perfection que Dieu donne et demande à chacun... »

huitème étape : 20 octobre 1672, célébration de l’office et de la messe du cœur de Jésus

En l’année 1672, j’ai presque toujours été dans les croix, parmi les-quelles la divine Bonté m’a fait tant de grâces, que je pourrais dire : Repletus sum consolations, superabundo gaudio in omni tribulatione mea. Circumdederunt me canes multi, etc. Pater, dimitte illis. (Mémo-rial n° 94, OC, XII, 129).

Nous voici quasiment parvenus au terme de notre itinéraire. Jean Eudes est maintenant septuagénaire, il vient de passer une année difficile où épreuves et adversités ont été ses compagnes de route : « j’ai presque toujours été dans les croix ». Mais il est désormais capable de tout transmuer en action de grâces ; et voici enfin qu’il met – une fois encore en forme liturgique, c’est-à-dire festive et publique, comme un trésor confié à tout le monde – le secret qui l’a guidé et soutenu toute au long de sa vie, et qui lui apparaît maintenant en toute clarté : Tout est donné dans le Cœur de Jésus, cette « fournaise de charité », ce lieu

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I. Itinéraires 39

absolument unique et absolument repérable entre tous, où Dieu révèle aux hommes l’immensité d’un amour sans rivages et où les hommes deviennent à leur tour capables de venir se loger – il y a place pour tous – afin d’aimer Dieu filialement, en allant jusqu’au bout de leurs forces vives. Cœur de Jésus, amour « révélé » : Dieu n’est plus le Dieu caché ; en ce XVIIe siècle finissant, à l’heure où « Dieu se voile en Occident » (Michel de Certeau) Jean Eudes vient de retrouver un symbole fort, universel, pour parler aux petits et aux grands de l’Amour infini, exposé au grand jour.

Mais qu’est-ce-donc que l’amour ? Qui nous aime, et qui aimons-nous, lorsque nous nous laissons aimer et lorsque nous aimons ? Pour Jean Eudes, l’amour du Père nous vient ici par le Fils, par Jésus : voilà pourquoi, dans le Cœur de Jésus, l’amour est saisi en permanence sous l’angle d’une disponibilité filiale et courageuse, appelée à se traduire toujours et encore dans des actes concrets. L’obéissance, librement consentie, est bien la figure de la liberté créée qui correspond au mieux au mystère du Fils éternel entrant dans notre histoire. Obéissance prompte, active, exacte : obéir, pour le parfait Adorateur du Père, Amour qui se reçoit intégralement du Père, c’est aimer de façon dynamique, à même un chemin d’histoire humaine. Pour reprendre ici une célèbre distinc-tion de Saint Vincent de Paul l’amour qui se dévoile dans le Cœur de Jésus n’est pas seulement affectif, il est aussi et surtout effectif. Bref, l’amour, cela s’exerce : disponibilité filiale et courageuse, inlassablement active. Voilà pour-quoi dans l’Office et la Messe composés par Jean Eudes, s’il n’y a certes aucun sentimentalisme, aucune mièvrerie, il faut également noter qu’il n’y a aucun as-pect « sanglant » », « sacrificiel ». Jésus a du cœur, du cœur à l’ouvrage. Il vient dans le monde pour faire la volonté du Père (nous retrouvons les passages d’Écriture déjà évoqués : PS 39 ; He 10, 2 ; 2 Co 1,19-20). Si le Cœur est bien un lieu pour la mémoire heureuse, pour l’action de grâces et la miséricorde, c’est en tant que l’amour, disponibilité permanente, ne se disjoint jamais d’un impératif de réalisation. On ne fait pas provision d’amour. On n’aime pas non plus par procuration. On aime, effectivement, ici et maintenant.

Et ce qui émerveille le P. Eudes, c’est que tout chrétien, de par son baptême, peut vivre accordé à ce Cœur immense qu’est le Cœur de Jésus. Chaque chré-tien peut et doit vivre « Corde magno et animo volenti ». Ce Cœur « est à nous » : « Ne vous contentez pas d’aimer Dieu avec votre cœur humain ; cela est trop peu de chose, cela n’est rien ; aimez-le en tout l’amour de votre grand Cœur »... (Le Cœur admirable... OC, VI, 264) Un Cœur qui est à tout le monde, pour

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tout le monde, un Cœur que chacun peut faire sien autant que tous les autres. Chaque chrétien peut donc, comme Jésus, par Lui et en Lui, unir dans la douceur et la patience sa volonté – cette « faculté spirituelle dont le propre est d’aimer » – à la très douce volonté du Père.

Ne nous étonnons donc pas si Jean Eudes, même « dans les croix », a an-noncé et célébré cette fête du Cœur de Jésus, cette messe « au cœur de feu », avec une allégresse communicative : certes, il y a les épreuves, les échecs, les difficultés, le péché ; mais il y a surtout ce Cœur qui nous est donné comme Cœur qui aime Dieu et les hommes, et comme Cœur où nous pouvons à notre tour aimer Dieu et les hommes. Le symbole du Cœur de Jésus et (de) Marie permet en définitive au P. Eudes d’unifier les « états et mystères » : l’intérieur est la face de la disponibilité permanente, s’exprimant à l’extérieur comme accomplissement effectif du mystère, dans un ensemble toujours nouveau de gestes actifs qui créent hic et nunc l’événement d’amour en ses composantes inépuisables... En logeant sa vie dans ce double grand Cœur, le chrétien peut donc s’enraciner dans une demeure stable, être en « état » de... et il peut, en cela même, marcher toujours, en continuant d’inventer sa participation active au mystère.

Donc, non pas provision, non pas procuration, mais participation qui m’invite et me requiert ; je ne contemple que pour recevoir le don d’inventer l’amour, moi aussi... En accordant ma vie au rythme du Cœur de Jésus, je m’accorde au vrai tempo de l’amour ; je ne rêve pas d’amour déjà passé ou encore à venir, je vis au « participe présent » de la grâce ma vie spirituelle, continuant, accomplissant, formant, faisant vivre et régner Jésus en moi, consommant ce mystère jusqu’à mon dernier souffle. Fêter le Cœur de Jésus, c’est s’ajuster au mystère du temps ; aimer au participe présent, c’est faire de la durée de l’exis-tence le lieu effectif d’accomplissement de notre vocation. L’amour devient coextensif à notre histoire.

Voilà en tout cas une façon active, dynamique, d’entrer déjà dans l’éternel, qui n’est pas sans retrouver l’intuition augustinienne de l’intensio-extensio : vivre accordé au Cœur de Jésus c’est aimer en liberté, intensément et extensivement, à la confluence exacte d’une « fine pointe unificatrice » qui est identiquement source immense et inépuisable de notre « vouloir-pouvoir-devoir » aimer finalement en liberté.

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I. Itinéraires 41

neuvième étape : 1680, nunc dimittis...

Aujourd’hui, vingt-cinquième de juillet de la même année 1680, Dieu m’a fait la grâce d’achever mon livre du Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu.

O sacrosancta Trinitas, AEterna vita cordium, Cordis Mariae sanctitas : In corde regnes omnium. Amen (Mémorial n° 105 OC XII.135).

C’est sur ces lignes que s’achève le Mémorial. Jean Eudes est maintenant un vieil homme. Il a encore quelques quatre semaines à vivre. Face à la mort qui vient, il a eu la force de « boucler » cet énorme livre (qui paraîtra en 1681), ouvrage presque illisible, mais débordant d’amour et de lyrisme, qui s’intitule donc Le Cœur Admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, et dont nous avons cité quelques extraits, chemin faisant. La qualité littéraire du livre et sa composi-tion d’ensemble laissent parfois à désirer : nous sommes face à une « véritable somme d’un développement considérable et d’un intérêt assez inégal » (Louis Cognet). Mais l’essentiel n’est pas là : ce livre est un chant, un testament, un monument émouvant jusque dans ses longueurs et ses lourdeurs : « nunc dimittis » d’un être éperdu de reconnaissance envers Jésus et Marie...

dieu à cœur ouvert...

En jalonnant quelques grandes étapes de la vie du P. Eudes, nous avons fait connaissance avec un homme qui est bien de son siècle et de son terroir. Nous avons rencontré un chrétien avec ses faiblesses et sa fragilité. Mais nous avons surtout découvert, en ce petit prêtre normand, un être qui a vécu Dieu à cœur ouvert, un frère qui a ouvert à deux battants son propre cœur à l’immensité de l’amour de Dieu. Ébloui par le mystère de l’Incarnation, par le courage et la splendeur du Oui de Jésus, de Marie, et de tous ceux qui depuis marchent à leur suite, en laissant se déployer leur baptême à même la vie nouvelle dans l’Esprit-Saint, Jean Eudes s’est ouvert et exposé pour de bon à la grâce ; et voilà qui a transformé son humanité, son caractère, son psychisme. Mais ce qui l’a façonné, lui, ce qu’il a pressenti et découvert du mystère de Dieu dans ce symbole-source qu’est le Cœur, il n’a pas voulu le garder pour soi : le P. Eudes est auteur du culte liturgique des Cœurs de Jésus et Marie, et cela n’est point allé sans quelque inspiration divine (« non sine divino afflatu », selon l’expression de Pie X). Il a fait la preuve qu’il n’est pas de dévotion privée,

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lorsqu’elle est authentique, qui ne soit digne d’être offerte à tous et, donc, d’être versée au trésor commun de l’Église.

Père, Docteur, Apôtre de la dévotion aux Sacrés Cœurs, Jean Eudes, cet homme à la fois solide et vulnérable, qui s’efforce humblement d’ouvrir sa vie à l’amour de Dieu pour accomplir sa très douce volonté , cet homme qui trouve sa joie à vivre en Église l’amour filial auquel Jésus nous associe tous, et sa Mère en premier, Jean Eudes reste encore aujourd’hui pour nous un frère aîné. Lui aussi a entendu et mis en pratique la parole à jamais étonnante de Jésus : « quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère » (Mc 3,35).

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II. Au service des baptisés 43

ii. au service des baptisés

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II. Au service des baptisés 45

la doctrine baptismale de saint Jean eudes1

P. Michel CANCOUËT cjm

du diX-septième au vingtième 20° siècle

Dans leur souci de renouveler la vie chrétienne chez tous les fidèles sans exception, les évangélisateurs du dix-septième siècle ont été conduits à mettre l’accent sur le sacrement de baptême, commun à toutes les catégories de chrétiens, engagés par lui dans la vie d’enfants de Dieu: « Ne croyez pas que ce soit une imagination d’une nouvelle piété, écrivait en 1635 l’oratorien Hugues Quarré, c’est le fondement du christianisme, le fonds et le principe de l’état de grâce »2.

Lorsque saint Jean Eudes publie à Caen en 1654 le Contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême, il a conscience de rappeler une doctrine tradition-nelle, oubliée par ses contemporains3. Deux ans plus tard, monsieur Beuvelet, prêtre du séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet, commence lui aussi son Traité de la vraie et solide dévotion par un chapitre « de l’importance des promesses et obligations du baptême », où il écrit :

Combien est grand l’aveuglement des chrétiens qui font si peu de réflexion sur des promesses si importantes... Combien sont coupables les ecclésiastiques, lesquels, ou par négligence ou par ignorance, n’ins-truisent pas les peuples de ces obligations.4

Les uns et les autres appliquent les directives du catéchisme du concile de

1. M Cancouët (1931 – 2013), Cahiers Eudistes n° 04, 1978-1979, pp. 83-101. Revu en septembre 2013 par l’auteur.2. H. Quarré, Trésor spirituel, 4e éd., p. 25.3. Saint Jean Eudes, Œuvres complètes (O.C.), II, 207-208.4. M. Beuvelet, Traité de la vraie et solide dévotion. 2e éd., pp. 6-7.

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Trente :

Les pasteurs se souviendront que toute cette doctrine sur le baptême doit être enseignée surtout pour le motif suivant: il faut que les croyants aient sans cesse le souci et la pensée de leur baptême pour garder la foi en ce qu’ils ont promis si saintement et religieusement lorsqu’ils ont été initiés au baptême, et pour mener une vie qui corres-ponde à la très sainte profession du nom de chrétien.5

Or il se trouve qu’à la suite du second concile du Vatican, nous sommes amenés nous aussi à réfléchir et à écrire sur le baptême : le récent concile a, dans sa constitution sur l’Église, mis en relief la notion de Peuple de Dieu, le peuple messianique dans lequel on entre par le baptême6, il a précisé la notion de sacerdoce commun à tous les baptisés, sacerdoce de la vie sainte, exprimé symboliquement dans l’action liturgique7, il a développé l’idée que le baptême est signe de l’appel universel à la sainteté8, il voit le fondement de l’action œcuménique dans le fait que les frères séparés ont part à l’unique baptême9.

Nous avons parallèlement fait l’apprentissage de liturgies baptismales renou-velées, celle de l’initiation chrétienne des adultes, celle d’un carême à orienta-tion baptismale s’achevant dans la veillée pascale, ou de liturgies baptismales radicalement neuves, celle du baptême des petits enfants.

Des questions pastorales surgissent: elles concernent le baptême. On cherche les motifs du baptême des tout-petits, on organise liturgiquement le catéchu-ménat des adultes, même en dehors des jeunes Églises; on s’interroge sur l’insertion dans l’Église de ceux qui, pour des raisons diverses, remariage après divorce, manque de foi, absence d’instruction ou de pratique religieuse, sont de fait écartés de l’eucharistie et n’ont pas dans leur vie d’autre signe sacramentel que le baptême. Par ailleurs, l’introduction d’une liturgie de la parole en chaque célébration sacramentelle oblige à donner une signification renouvelée à la pratique liturgique en approfondissant les textes d’Écriture sainte qui révèlent le mystère du baptême. Nous y sommes aidés par une plus grande pratique de la bible et par une meilleure connaissance de la prédication

5. Catéchisme du Concile de Trente, Du sacrement de baptême, n°62.6. Concile Vatican II, Lumen Gentium, chap. 2.7. Ibid., n° 10, 11, 34.8. Ibid., ch. 5.9. Unitatis redintegratio, n° 3, 22

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II. Au service des baptisés 47

baptismale des Pères de l’Église.

C’est dans ces perspectives qu’on peut se demander si, malgré trois siècles de distance, une doctrine baptismale comme celle de saint Jean Eudes et de ses contemporains, est capable de nourrir encore la foi chrétienne. À première vue, les différences sont grandes : nos ancêtres dans la foi avaient par exemple une autre façon de sentir le lien avec l’Église, et saint Jean Eudes n’est pas, semble-t-il, un praticien du rituel baptismal. Voyons, en précisant ces deux points, ce que nous ne pouvons pas demander aux écrits du passé.

appartenance à l’église et rituel

Pour saint Jean Eudes et les missionnaires du dix-septième siècle, il va de soi que tous les hommes auxquels ils s’adressent sont baptisés et ont été baptisés enfants. Jean Eudes dit à ses missionnaires :

Il est vrai qu’il n’y a pas de comparaison à faire entre les apôtres et nous.. Ils avaient tous les peuples de l’univers à convertir. Et nous, nous n’avons pour ainsi dire qu’une poignée de monde à cultiver, qui connaissent déjà le bon Dieu que nous adorons, et qui font profession de croire les grandes vérités que nous venons leur annoncer.10

Et dans ce milieu où être chrétien équivaut à être citoyen, personne ne songe à mettre en relief le fait que le baptême fait entrer dans le peuple particulier que Dieu s’est acquis. Beuvelet signale bien que le baptême « imprime en l’âme du baptisé comme une marque, un sceau et un cachet royal pour le distinguer des autres qui ne sont pas baptisés »11, mais Jean Eudes ne parle même pas du caractère baptismal dans le chapitre du catéchisme de la mission consacré au baptême.12 Il est évident que pour lui le baptême est de nécessité absolue : « Ceux qui sont hors de l’Église peuvent-ils être sauvés ? Non, s’ils ne se convertissent pas, car hors de l’Église, il n y a pas de salut »13.

Et :

Je vous rends grâces infinies, ô mon Dieu... de ce que vous nous avez

10. O.C. XII, 18711. M. Beuvelet, op. cit., p. 33.12. O. C. II, 43013. Ibid., 429.

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conservé la vie dans les entrailles de nos mères avant le saint baptême. Car, hélas ! si nous étions morts en cet état... nous aurions été privés pour jamais de votre saint amour.14

Prenons donc acte du fait que la doctrine sur le salut des non chrétiens et des non baptisés ne s’est développée qu’à notre époque et qu’il a fallu attendre le second concile du Vatican pour professer communément que Dieu propose son amitié à tout homme : « Ceci ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tout homme que Dieu aime, dans le cœur duquel invisiblement agit la grâce »15. Nous ne supporterions plus d’opposer la vie baptismale, comme le faisait Jean Eudes dans le onzième des Entretiens inté-rieurs, à « la vie des païens, la vie des bêtes, la vie des démons »16.

Jean Eudes n’évangélise pas un monde non chrétien : il ne lui vient jamais à l’idée de tenir compte de la doctrine baptismale des Actes des Apôtres, qui nous apparaît au contraire comme une des premières expressions de la pensée apostolique sur le baptême. Nous aimons saisir un développement doctrinal de puis les jours où Jésus est ressuscité et jusqu’aux écrits johanniques, en pas-sant par les lettres de Paul et les épîtres plus récentes: telle n’était pas l’exégèse du dix-septième siècle. Nous nous interrogeons sur les conditions d’entrée dans l’Église: au dix-septième siècle, tout le monde y entrait.

Jean Eudes ne connaît donc pas de catéchumènes: il ne fait aucune allusion au rituel du baptême des adultes promulgué par Paul V en 1614; il ne connaît que l’abrégé de rituel que nous avons utilisé jusqu’en 1969 sous le nom de Rituale parvulorum. Bien qu’il ait, entre les évangélistes, une préférence pour saint Jean, il ne connaît pas la portée baptismale des évangiles de la Samari-taine, de l’aveugle de naissance ou de Lazare, lieux antiques de la catéchèse pré-baptismale romaine. Et tandis que le catéchisme du Concile de Trente, ou un contemporain comme Beuvelet17 multiplient les citations des Pères de l’Église, Jean Eudes a assez de sens pratique pour s’apercevoir que les Pères parlaient de baptêmes d’adultes et ne présentent donc pas d’intérêt direct pour expliquer des baptêmes d’enfants: il ne cite donc pas les Pères.

Faut-il ajouter que son ministère personnel de missionnaire n’a pas pu lui

14. O.C. I, 49915. Concile Vatican II, Gaudium et Spes, n. 22, 4 ; cf. Lumen Gentium n.1616. O.C. II, 184.17. M. Beuvelet, op. cit., pp. 1 à 51.

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donner souvent l’occasion de baptiser à une époque où baptiser était un droit curial. C’est sans doute pour cette raison que, dans un mouvement inverse à celui des Pères de l’Église ou de Vatican II, il ne considère pas la célébration liturgique comme la source de la doctrine mais comme l’illustration d’une doctrine élaborée indépendamment de la liturgie. Au chapitre 6 du Contrat, par exemple, c’est après avoir développé sa pensée sur le baptême dans les cinq chapitres précédents, que Jean Eudes introduit l’explication des rites du baptême d’une manière que nous trouvons aujourd’hui étrange : « Vous allez y voir la confirmation et l’éclaircissement de tout ce que j’ai dit ci-dessus »18.

Sur ce point, Jean Eudes, qui n’est pas plus baptiseur que Paul (cf. 1 Co 1, 14-17), n’est pas entré dans l’esprit du concile de Trente :

Le meilleur moment pour parler du baptême, ce sera lorsqu’un grand nombre de fidèles sera rassemblé pour une célébration baptismale [...], au moment même où les croyants voient exprimée dans la liturgie la doctrine qu’ils entendent exposer et la contemplent avec attention.

[...] Chacun, frappé par les choses qu’il voit faire sur un autre, se sou-viendra de la promesse que lui-même a faite devant Dieu lorsqu’il a été initié au baptême.19

Bossuet est plus fidèle à la pédagogie liturgique lorsqu’il demande à ses caté-chistes de « raconter le baptême de Jésus ou la manière dont on baptise dans l’Église », avant d’apprendre aux candidats à la confirmation le chapitre sur le baptême20.

Fénelon sera plus « moderne » que Jean Eudes : « Montrez-leur les fonts baptismaux ; qu’ils voient baptiser, qu’ils considèrent le jeudi saint comme on fait les saintes huiles et le samedi saint comment on fait l’eau des fonts »21.

Mais ces remarques ne signifient point que tout soit caduc dans l’œuvre bap-tismale de Jean Eudes. Loin de là ! S’il est permis d’employer pour un moment le langage technique de la théologie, je dirai seulement que Jean Eudes semble avoir moins que d’autres accordé de l’importance aux rites, « sacramentum tan-tum », moins d’importance à la réalité ecclésiale, « res et sacramentum », pour

18. O.C. II, 225.19. Catéchisme du Concile de Trente, Du sacrement de baptême, n.2.20. J.-B. Bossuet, Œuvres complètes, V, Vivès, 1862, p. 19.21. Fénelon, Éducation des filles, n. 7

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accorder tout son soin à la réalité spirituelle du sacrement, « res sacramenti », où se réalise l’union à Dieu. Ce qu’il nous dit demeure d’autant plus utile que nous avons exactement les défauts inverses de ceux que nous sommes tentés de lui reprocher : attentifs à la perfection des célébrations liturgiques et pointilleux sur les conditions d’admission dans l’Église de ceux dont nous mettons la foi à l’épreuve, nous courons le risque de passer sous silence les richesses de la sainteté baptismale que Jean Eudes ne cesse d’approfondir et d’explorer en méditant le nouveau testament.

le baptême, contrat d’alliance

Bien que la spiritualité du baptême soit diffuse en toute l’œuvre de Jean Eudes, quelques textes attirent spécialement l’attention :

1. Le Royaume de Jésus, publié pour la première fois en 1637, étudie la profes-sion baptismale sous le titre « de la vraie dévotion chrétienne »22 et propose en sa septième partie un exercice pour le baptême.23

2. Vers 1648, Les Règles rédigées à l’intention de la congrégation de Jésus et Marie comportent deux chapitres sur ce « à quoi sont obligés les enfants de la congrégation en qualité de chrétiens »24.

3. Le contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême25 a pour unique objet le baptême.

4. Enfin Jean Eudes ajoute en 1662 aux nouvelles éditions du Royaume de Jésus les douze Entretiens intérieurs de l’âme chrétienne avec son Dieu : à partir du neu-vième entretien, ce sont des méditations sur le baptême.26

Peut-on déceler un développement de la pensée au cours de ces vingt-cinq années de réflexion et de prédication, ou mieux, saisir ce qui a finalement paru à Jean Eudes le thème le plus important ? Je le pense et il me semble que c’est la notion de contrat d’alliance. Dans le Royaume de Jésus en effet, le baptême est surtout considéré comme « vœu et profession d’adhérer à Jésus-Christ et de

22. O.C. I, 267-270.23. Ibid., 505-519.24. O. C. IX, 76-95.25. O. C. II, 205-244.26. Ibid., 168-190.

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demeurer en lui »27. Les termes de vœu et de profession suggèrent plutôt l’en-gagement de l’homme que l’action de Dieu. L’idée de vœu, vœu de renoncer à Satan et vœu de suivre le Christ, commande aussi le plan des Règles. Mais dans le Contrat, l’importance de l’engagement humain diminue pour laisser une place plus grande à l’action prévenante de Dieu le Père et de Jésus, acteurs du sacrement et auteurs de l’alliance. Les Entretiens intérieurs, pour finir, étudient le baptême sous différents aspects mais c’est le douzième et dernier des Entre-tiens qui médite le fait que « le baptême est une alliance admirable de l’homme avec Dieu ». Or Jean Eudes conseillait aux prédicateurs :

Quand on cite plusieurs passages, mettre toujours les plus forts à la fin. Quand on apporte plusieurs motifs ou raisons pour prouver une vérité, il faut mettre les plus générales ou spéculatives au commence-ment, les médiocres au milieu, et à la fin les plus puissantes et celles qui frappent davantage les sens.28

Il est donc possible de considérer dans les Entretiens le thème de contrat, de traité ou d’alliance comme celui que Jean Eudes juge le plus fort, le plus puis-sant et celui qui permet le mieux de mettre en relief de façon équilibrée à la fois l’action de Dieu et celle du chrétien.

L’idée de contrat d’alliance n’était pas inconnue des écrivains du dix-septième siècle : elle s’imposait normalement à des gens qui fréquentaient l’Écriture sainte. Louis Abelly, collaborateur de saint Vincent de Paul et futur évêque de Rodez, enseigne que :

Le quatrième effet est la grâce sacramentelle du baptême, laquelle provient de l’union et alliance étroite que nous contractons en ce sacrement avec Jésus-Christ, comme avec notre chef, lequel en cette qualité influe en nous.29

Beuvelet, déjà cité, interroge les Pères de l’Église pour connaître les noms des promesses baptismales :

Les uns les appellent des vœux, comme saint Ambroise et saint Chrysostome, et le plus grand de tous les vœux, dit saint Augustin, ‘‘maximum votum nostrum’’. Les autres une cédule et une obligation ; les autres un serment solennel; les autres un contrat et un pacte que nous

27. O.C. I, 268.28. O.C. IV 6729. L. Abelly, Les vérités les plus importantes de la foi, Paris, 1655, p. 352.

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faisons avec la divine majesté.30

Et l’auteur consacre ensuite un chapitre entier :

Pour marquer l’étroite alliance que contracte pour lors le chrétien avec les trois personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, lesquelles demeurantes en lui d’une façon nouvelle et très parfaite, le font entrer en société avec elles, ‘‘Ut societas nostra sit cum patre et cum filio ejus Jesu Christo’’, dit le bien-aimé disciple saint Jean, et par cette heureuse so-ciété et ces divines liaisons lui font ressentir les effets de leur amour et le comblent d’une abondance de grâces.31

Les livres d’Abelly et de Beuvelet sont contemporains du Contrat d’alliance de saint Jean Eudes. Trente ans plus tard, Bossuet fait raconter dans son premier catéchisme, avant la leçon sur le baptême, « l’alliance entre Dieu et Abraham dans la circoncision ; ou l’alliance entre Dieu et le peuple par le ministère de Moïse et par celui de Josué »32.

Choisissant le thème du contrat d’alliance pour expliquer le baptême, Jean Eudes n’est donc pas un isolé. Il traite cependant le thème d’une manière originale.

une alliance où dieu est premier

Chez Jean Eudes, et malgré l’apparente identité de vocabulaire, il n’y a pas cette allusion explicite à la notion biblique d’alliance que nous venons de rencontrer chez Bossuet: il ne parle ni d’Abraham, ni de Moïse, ni de David, ni même, ce qui surprend davantage, de l’annonce par Jérémie d’une nouvelle alliance inscrite au cœur des croyants33 ; les figures ne l’intéressent pas; il va droit à la réalité et cette réalité, c’est la société avec les personnes divines, telles que l’expriment Paul en 1 Co 1, 9 et Jean en 1 Jn 1, 3,34 deux versets bibliques où le mot societas de la Vulgate recouvre le grec Koinonia, communion, partage, mise en commun: « Vous avez été appelés en l’alliance du Fils de Dieu » – « Nous sommes en société avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ ».

30. M. Beuvelet, op. cit., p. 231. Ibid., p. 17.32. J.-B. Bossuet, op. cit., p. 19.33. Jr 31, 31-3434. Cités en O.C. II, 210.

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Jean Eudes ne cherche donc pas le modèle de l’alliance baptismale dans l’al-liance ancienne entre Dieu et son peuple, ni même dans l’alliance nouvelle de Jésus et de son Église, mais dans l’union hypostatique, « alliance de l’humanité sacrée du sauveur avec sa personne adorable », ou mieux encore dans la com-munion trinitaire, « l’unité du Père et du Fils est l’exemplaire et le modèle de l’union que vous avez avec Dieu par le baptême et cette union est l’image vive de cette adorable unité »35.

Mais en faisant ce choix, Jean Eudes demeure fidèle à l’idée biblique d’alliance où Dieu appelle par pure grâce et garde toute initiative en son choix. Certes, le premier chapitre du Contrat d’alliance, qui se contente de présenter le baptême comme contrat, suggère par son langage même un engagement bilatéral de donation mutuelle entre Dieu et l’homme : c’est un chapitre introductif plus que doctrinal : à la différence des chapitres suivants, il ne fournit pas de citation biblique. Mais le chapitre II, « alliance en laquelle l’homme est entré avec Dieu par le susdit contrat », considère l’alliance uniquement comme acte de Dieu. De la même façon, le chapitre III, « promesses et obligations esquelles il a plu à Dieu, par un excès d’amour incomparable, de s’engager envers l’homme », envisage lui aussi les conséquences du baptême comme acte d’amour du Père et du Fils. Or ces deux chapitres sont parfaitement fondés en doctrine sur les textes du Nouveau Testament, et spécialement sur des textes de la prière sacerdotale selon saint Jean. Par comparaison avec la richesse des chapitres II et III, le chapitre suivant, « promesses de l’homme à Dieu », apparaît comme pauvre: Jean Eudes est alors obligé de faire intervenir les promesses médiates par parrains et marraines et est incapable de citer aucun passage de l’Écriture sainte, sauf 1 Jn 2, 6, qui ne fait pas allusion à des promesses. Par contre le chapitre V en vient aux obligations de l’homme et on y retrouve, à mon sens, un terrain plus solide car la vie chrétienne est effectivement une conséquence de l’alliance que Dieu a contractée avec l’homme par le baptême.

Tel est le résumé du Contrat d’alliance. Garde-t-il aujourd’hui quelque valeur ? Assurément, puisque le seul point sur lequel nous sommes obligés de nous écarter de saint Jean Eudes est celui qui chez lui apparaît le moins solide : les promesses de l’homme à Dieu. Jean Eudes ne s’est pas posé la question de la légitimité de promesses faites par d’autres, un parrain par exemple. Il ne se demande pas comment de telles promesses peuvent fonder des obligations

35. Ibid., 211.

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réelles. Il considère comme allant de soi une ratification faite lorsque : « ayant l’usage de raison, vous êtes venu à l’Église et que vous avez reçu quelque sacrement, ou que vous avez fait quelque action de chrétien »36.

De la même façon, Bossuet fait demander aux enfants : « Vous tenez-vous obligés à garder ce que vos parrains et marraines ont répondu pour vous dans le baptême ? Oui, puisque Dieu ne m’a reçu à sa grâce que sous ces promesses »37.

C’est en se fondant sur l’usage français de la rénovation des promesses bap-tismales que Pie XII, restaurant la veillée pascale, y a introduit une « Renovatio promissionum baptismalis », qui se trouve encore dans le missel promulgué par Paul VI. Mais Vatican II avait décidé de « réviser le rite du baptême des enfants et de l’adapter à la situation réelle des tout-petits »38. Paul VI a promulgué ce rituel, où parents et parrains s’engagent à éduquer l’enfant dans la foi, pro-fessent leur foi personnelle, mais ne font plus aucune promesse à la place du bébé lui-même. Dans ces conditions, nous n’aurons plus à parler à ceux qui ont été baptisés tout-petits de promesses faites au baptême en leur nom: elles n’existent plus. Le rite de la veillée pascale subsiste bien dans le nouveau missel sans avoir encore été adapté au nouveau rituel du baptême: en effet, lorsqu’une réforme liturgique présente une telle ampleur que celle qui a suivi Vatican II, on ne peut pas exiger immédiatement une harmonisation parfaite entre ses différents aspects. Mais les traducteurs français ont essayé de sur-monter la difficulté. Là où le latin dit : « Renovatio promissionum baptismalium », ils interprètent « Rénovation de la profession de foi baptismale », et là où le latin dit :

Sancti baptismatis promissiones renovemus, quibus olim Satana et operibus eius abrenuntiavimus et Deo in sancta Ecclesia catholica servire promisimus

ils traduisent :

Renouvelons la renonciation à Satan que l’on fait lors du baptême, renouvelons notre profession de foi au Dieu vivant et vrai et à son Fils, Jésus-Christ, dans la sainte Église catholique.

Supprimons alors sans regret le chapitre IV du Contrat d’alliance. La doctrine

36. O.C. II, 221.37. Ibid., 211.38. Vatican II, Sacrosanctum Concilium, n. 67.

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de Jean Eudes n’en prend que plus de force pour nous rappeler que l’alliance admirable en laquelle nous sommes entrés n’a pas d’autre origine que l’amour prévenant du Père et du Fils et de l’Esprit Saint.

Recevoir le baptême n’est pas seulement entrer dans l’Église mais entrer en « communion avec le Père et avec son Fils, Jésus-Christ »39. Renouveler sa profession de foi la nuit de Pâques n’est plus ratifier des promesses humaines, mais accepter pour soi-même le choix du Père qui « nous a élus en Christ avant la fondation du monde pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard dans l’amour » : ce verset de la lettre aux Éphésiens 1, 4 sert à Jean Eudes d’introduction aux deux chapitres sur la vie baptismale dans les Règles40.

alliance avec le père, le fils et l’esprit saint

Jean Eudes a donc parfaitement senti que l’alliance baptismale est davantage un acte où Dieu s’engage qu’une alliance à parité. Il énumère dans le troisième chapitre du Contrat « les promesses et obligations esquelles il a plu à Dieu par un excès d’amour incomparable de s’engager vers l’homme par le susdit contrat ».

Or on constate avec surprise qu’au cours de ce chapitre, l’auteur se réfère plus à la troisième partie de la prière sacerdotale41, et plus généralement à la der-nière partie de l’évangile de Jean42, qu’aux textes explicitement baptismaux du nouveau testament. Le réflexe est bon puisque saint Jean représente la phase la plus élaborée de la révélation. Et si vraiment pour saint Jean, le discours d’adieux est le discours de l’Heure de Jésus, si la prière sacerdotale exprime les intentions du Fils passant du monde à son Père, et si la croix est le lieu de la glorification, on rejoint, en citant saint Jean, la doctrine la plus traditionnelle sur le baptême comme participation au mystère pascal, ainsi que l’intuition de l’Église romaine réservant au temps pascal la lecture du quatrième évangile.

Lorsqu’il s’agit en particulier de dire à quoi s’engagent le Père et le Fils, on ne peut le trouver de façon plus nette que dans la prière du Fils au Père lors de sa

39. I Jn 1, 3.40. O C. IX, 76.41. Jn 17, 21-2642. Jn 15, 9; 19, 27, 20, 17.

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Pâque, alors qu’il « aime les siens jusqu’à l’extrême »43. Les six versets de saint Jean dans les chapitres II et III du Contrat révèlent en même temps le mystère trinitaire et le mystère de l’unité des disciples avec Jésus :

- unité des disciples dans le Père et le Fils,44

- unité des disciples sur le modèle de l’unité du Père et du Fils,45

- unité des disciples, conséquence de celle du Père et du Fils,46

- amour mutuel du Père et du Fils dans les disciples.47

De plus, Jean Eudes rappelle avec Jn 14, 23 comment Jésus affirme en celui qui l’aime une habitation distincte et réelle du Père et de lui-même. Il cite encore Jn 20, 17 qui est, avec Mt 28, 10, le seul passage évangélique où Jésus donne enfin à ses disciples le nom de frères et leur révèle que son Père est désormais le leur : avant de ressusciter, Jésus n’avait donné aux siens que les noms de disciples, de serviteurs, puis d’amis.48

Entrant parfaitement dans les vues trinitaires du quatrième évangile et dans celle de l’Église qui ne baptise pas au nom de Dieu, ni au nom de la Trinité, mais au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Jean Eudes est alors capable de méditer sur la relation personnelle que le baptisé acquiert avec chacune des personnes divines :

- « Le Père s’est donné lui-même à vous »49,

- « le Fils s’est obligé de vous donner son Père éternel pour être votre Père »50,

- « il s’est obligé de vous donner son Esprit »51.

Ces pages du Contrat, heureusement reprises dans le Lectionnaire propre à

43. Jn 13, 1.44. Jn 17, 21.45. Jn 17, 22.46. Jn 17, 23.47. Jn 17, 26.48. Cf. Jn 15, 14-15.49. 0. C. II, 213.50. Ibid., 214.51. Ibid., 215.

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la Congrégation de Jésus et Marie, numéros 30 et 31, expriment de façon concrète et claire une doctrine de la grâce que les chrétiens du vingtième siècle ont autant de mal à exprimer que ceux du dix-septième siècle, tant il est dif-ficile de penser trinitairement la vie chrétienne. Nous admettons assez bien que Dieu nous aide, – c’est la grâce actuelle, – que Dieu nous sanctifie et nous accorde gracieusement la foi et la charité, – ce sont la grâce habituelle, les ver-tus et les dons, – mais comme l’écrivait le père Hugues Quarré, entièrement d’accord avec saint Jean Eudes, nous risquons toujours de minimiser ou de ne pas savoir exprimer :

En la considération de la grâce, la plus avantageuse de toutes celles que nous avons reçues du Fils de Dieu en ce mystère, et celle qui nous donne droit et entrée à toutes les autres: c’est la grâce de filiation qui nous fait enfants de Dieu par adoption... Saint Jean, racontant les grâces que nous avons reçues de Dieu par le mystère de l’incarnation, met celle-ci toute la première (aussi est-elle le fondement des autres) et dit : Il leur a donné puissance d’être faits enfants de Dieu... Et il faut remarquer qu’au baptême nous ne recevons pas seulement la grâce, la foi, les vertus habituelles et les dons du Saint-Esprit, mais encore nous sommes marqués du caractère de Dieu, reçus et avoués pour ses enfants.52

Or, inconsciemment influencés par une mentalité plus théiste que chrétienne, des chrétiens continuent à imaginer qu’être créature de Dieu et enfant de Dieu est identique: on distingue mal en Dieu le fait d’être créateur, qui concerne le monde et tous les êtres, du fait d’être Père, qui concerne Jésus, le Fils unique. Jean Eudes met en garde contre cette confusion: après avoir cité saint Jean53, il écrit :

Par la création, Dieu est notre créateur, notre principe, notre cause efficiente, notre roi, notre souverain; et nous sommes sa créature, son ouvrage, ses sujets et ses serviteurs. Mais par notre régénération et nouvelle naissance qui se fait au baptême, et en laquelle nous recevons un nouvel être et une nouvelle vie toute divine Dieu est notre Père et nous sommes ses enfants, et nous pouvons et devons lui dire : ‘‘Pater noster qui es in coelis’’.54

52. H. Quarré, op. cit., pp. 18-21.53. Jn 1, 12; 20, 17; Jn 3, 1.54. O.C. II, 169.

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« Être chrétien, c’est être enfant de Dieu et avoir un même père avec Jé-sus-Christ, son Fils unique »55. Car le baptême, régénération et renaissance, identifie sacramentellement le nouveau baptisé à Jésus dont il devient membre. Aussi Jean Eudes voit-il en quatre mystères de Jésus, le modèle, « le prototype et l’exemplaire », de l’acte baptismal :

1. – le mystère de la naissance éternelle du Fils de Dieu dans le sein de son Père, 2. – le mystère de sa naissance temporelle dans le sein de la Vierge, 3. – le mystère de sa mort et sépulture, 4. – le mystère de sa résurrection.56

De ces quatre affirmations, les troisième et quatrième sont pauliniennes57; la première et la seconde ne sont pas explicitement scripturaires mais impliquées dans le fait que le Nouveau Testament présente le baptême comme une nou-velle naissance58. Et Jean Eudes explique :

Le mystère de sa naissance éternelle parce que, comme son Père en sa génération éternelle lui communique son être, sa vie et toutes ses di-vines perfections à raison de quoi il est Fils de Dieu et l’image parfaite de son Père, aussi par le saint Baptême, il nous communique l’être et la vie céleste et divine qu’il a reçues de son Père, il imprime en nous une image de soi-même et nous rend enfants du même Père dont il est le fils.59

Le baptisé est donc au sens propre enfant de Dieu le Père et non de Dieu-tri-nité, car il est entré en relation personnelle de fraternité avec le Fils; il est assimilé au Fils; il est chrétien. Au moment où le second concile du Vatican, retrouvant le langage personnaliste de l’Écriture sainte, préfère contempler Dieu dans la trinité des personnes plus que dans l’unité de leur nature60, et voit dans la communion des personnes divines la raison dernière des communau-tés humaines61, on sympathise avec Jean Eudes lorsqu’il tente d’analyser dans le langage de la naissance et de la vie l’action distincte du Père, du Fils et de l’Esprit Saint dans l’acte baptismal :

55. Ibid., p. 168.56. O.C. I, 507.57. Rm 6, 3-4; Col 2,12.58. Tt 3, 5; Jn 3, 5; I P 1, 3.23; 2, 2.59. O.C. I, 508.60. Vatican II, Lumen Gentium n. 2 à 4; Ad gentes, n. 2 à 4.61. Vatican II, Gaudium et Spes, n. 24 § 3.

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II. Au service des baptisés 59

Les trois personnes divines sont présentes au saint baptême d’une manière particulière. Le Père y est engendrant son Fils en nous et nous engendrant en son Fils, c’est-à-dire donnant un nouvel être et une nouvelle vie à son Fils dedans nous et nous donnant un nouvel être et une nouvelle vie en son Fils. Le Fils y est prenant naissance et vie dans nos âmes et nous communiquant sa filiation divine à raison de quoi nous sommes faits enfants de Dieu comme il est le Fils de Dieu. Le Saint-Esprit y est, formant Jésus dans le sein de nos âmes comme il l’a formé dans le sein de la Vierge.62

Mais à cette sympathie se mêle quelque gêne: tous les hommes en effet ne sont-ils pas enfants du Père et membres du Fils l’unique médiateur de Dieu et des hommes ? Est-il conforme à la vérité de réserver cela aux seuls baptisés ? Jean Eudes et ses contemporains n’ont-ils pas été aveuglés par une théologie trop étroite du salut et de l’Église ? Voilà des questions qui rendent pour le moins délicate la prédication du baptême comme naissance nouvelle, régé-nération, adoption filiale, ou la prédication de Dieu le Père de Jésus comme père des baptisés.

Il vaut la peine d’y répondre, car ne plus parler du baptême comme naissance nouvelle, fondant une relation nouvelle de filiation avec Dieu le Père de Jésus, ce serait à la fois rejeter l’essentiel de la doctrine de Jean Eudes, alors simple témoin d’une théologie passée, et surtout rejeter la révélation que nous rece-vons par la lettre à Tite, la première lettre de Pierre et les écrits johanniques.63

Si un homme se fait baptiser dans sa petite enfance, – c’est, rappelons-le, la seule hypothèse envisagée par Jean Eudes, mais ce n’est pas l’hypothèse du Nouveau Testament dans les textes cités, – la réponse est claire : pour celui-là, le moment du baptême est celui où « les personnes divines... coopèrent en-semblement à lui donner le nouvel être et la nouvelle vie en Jésus-Christ »64. Mais s’il s’agit d’adultes non baptisés, nous devons tenir, avec Vatican II, que « l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal »65, Et les hommes qui acceptent cette possibilité deviennent réellement enfants de Dieu le Père qui forme alors Jésus en eux, même si aucun rite de baptême dans l’Église visible ne vient signifier leur régé-

62. O. C. I. 517.63. Tt 3, 5; Jn 3,5; I P1, 3. 23; 2, 264. O. C. II, 182.65. Vatican II, Gaudium et Spes,n.22 § 5

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nération : ils ne connaîtront leur alliance avec Dieu et leur qualité d’enfants du Père qu’en entrant dans la gloire. Quant à ceux qui refusent la possibilité que l’Esprit Saint leur offre mystérieusement, ils ne deviendront jamais enfants du Père. Mais en toute hypothèse, un baptême, soit d’enfant, soit d’adulte, est un acte de Dieu relatif à l’alliance et à la naissance nouvelle : le baptême d’enfant inaugure l’alliance et réalise la naissance, le baptême d’adulte, achevant la route catéchuménale, manifeste la vérité de cette alliance et témoigne que le croyant qui le reçoit est déjà engendré par le Père.

Dans ces conditions, nous sommes capables d’élargir la doctrine de Jean Eudes à des situations que lui-même ne prévoyait pas: nous pouvons « tirer ce contrat des trésors de l’Église qui en est la dépositaire », non seulement « pour le mettre entre les mains et devant les yeux de tous les chrétiens »66, mais aussi pour faire connaître à des non baptisés, éventuels catéchumènes, comment Jésus « a voulu nous faire entrer dans une société merveilleuse avec lui et avec son Père »67, De cette façon, c’est le projet missionnaire de Jean Eudes lui-même qui se poursuit.

conclusion

Nous aurions pu avec saint Jean Eudes suivre d’autres chemins, exploiter d’autres thèmes qui lui étaient chers et que la théologie de Vatican II remet en lumière, celui du Corps du Christ, celui de l’adhésion à Jésus, celui du sacerdoce commun, ou encore confronter avec les nouveaux rituels ce que lui-même pensait de la rupture avec Satan et des exorcismes aujourd’hui transformés, ou chercher comment le sacrement de baptême, sacrement permanent et source sans cesse jaillissante, fonde la vie sainte de tous ceux qui y ont été initiés même si l’ordination, le mariage ou la profession religieuse viennent ensuite préciser l’orientation de leur existence chrétienne: les mystères sacramentels sont en effet assez riches pour qu’on les explore de différents points de vue : la grâce baptismale a bien des moyens d’expression.

En nous limitant à la notion de contrat d’alliance avec les personnes divines et spécialement avec Dieu le Père, nous avons découvert l’intérêt toujours actuel de la réflexion d’un homme qui a su personnellement vivre la réalité de son

66. O.C. II, 208.67. Ibid., 210.

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baptême. C’est un simple exemple qui incite à faire entrer dans la réflexion de notre Église sur les sacrements qu’elle célèbre non seulement la catéchèse des Pères de l’Église ancienne mais aussi celle des spirituels du dix-septième siècle: Jean Eudes trouve sa place près d’Ambroise, de Jean Chrysostome, de Théodore de Mopsueste, de Cyrille et d’Augustin.

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II. Au service des baptisés 63

l’inscription de la miséricorde : « missionnaires de la miséricorde »

Marie-Françoise LE BRIZAUT ndcbp

« Nous sommes les missionnaires de la divine miséricorde ! » écrivait Jean Eudes à ses frères le 15 mai 1653, lorsque la réouverture de la chapelle du séminaire de Caen fut autorisée par l’évêque (elle avait été fermée depuis fin novembre 1650, sur décision de l’évêque précédent, Mgr Edouard Molé). Cette exclamation, qui est aussi un engagement, exprime le fruit d’une expé-rience, celle du don gratuit de l’amour de Dieu.

Une telle expérience, si on se laisse façonner par elle, change peu à peu la fa-çon d’être et de réagir de qui la vit. Ce fut certainement le cas pour Jean Eudes, dont on connaît le fort tempérament, et dont pourtant un de ses premiers biographes put dire, à partir des témoignages de ceux qui avaient vécu avec lui : « On aurait cru que la miséricorde était née avec lui ! »

La miséricorde : un cœur qui rencontre la misère et se laisse toucher.... Le Cœur de Dieu ... le nôtre ! Pour Jean Eudes, sa découverte et son expérience de la miséricorde se sont déroulées à deux niveaux, qui se complètent et se fécondent mutuellement : d’abord des situations concrètes où son cœur s’est laissé toucher ; puis un approfondissement progressif, appuyé sur le sens originel du mot, tel qu’il pouvait le comprendre dans les langues latine et française.

1. la miséricorde vécue dans des situations eXceptionnelles

À travers deux exemples, celui de l’action de Jean Eudes au moment de la peste, et son intervention lors de la révolte des nu-pieds, il est clair que le

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missionnaire a vécu des situations dans lesquelles il a vraiment « pris le risque de la miséricorde » : il a exposé sa vie pour venir en aide à des frères et sœurs dans le besoin. C’étaient des situations « extra-ordinaires », mais elles disent quelque chose de très important sur Jean Eudes lui-même et sur la suite de Jésus Miséricorde.

1.1. la peste

À deux reprises, durant les premières années de sa vie de prêtre, Jean Eudes a répondu à l’appel de la détresse de ses frères en humanité :

Une première fois, au cours de l’été 1627, alors qu’il étudiait à Paris, son père le mit au courant de l’épidémie de peste qui sévissait dans son pays natal d’Argentan. Cette maladie terrifiante ressurgissait périodiquement et décimait des villages et des régions entières. Elle contribuait toujours à accentuer les difficultés économiques, déjà importantes en temps normal.

Prêtre de Jésus, le Pasteur qui a donné sa vie pour ses brebis, Jean Eudes voulait lui aussi rejoindre dans leur misère tous ceux qui souffraient. Il obtint de Bérulle lui-même la permission de se rendre à Argentan. Avec un autre prêtre chez qui il logeait, il allait chaque jour, pendant plus de deux mois, de maison en maison, confessant les malades et leur donnant la communion. Jean Eudes garda toute sa vie la petite boîte de fer blanc dans laquelle il conservait les hosties pour la communion des malades, preuve de l’importance de cette période dans sa vie de prêtre.

Quelques années plus tard, alors que Jean Eudes vivait à Caen, la peste fit son apparition dans la ville, durant l’hiver 1630-1631. Jean Eudes décida de se mettre de nouveau au service des pestiférés, malgré les conseils de prudence qu’on lui donnait. Comme les malades étaient isolés pendant 40 jours en de-hors de la ville, il décida de vivre comme ceux qu’il aidait et s’établit lui aussi dans un tonneau, sur la prairie St Gilles, dépendance de l’Abbaye aux Dames, dont l’abbesse était une de ses amies.

Trois de ses confrères, qui assistaient aussi les malades, furent atteints à leur tour, et Jean Eudes se mit en devoir de les soigner. Seul l’un d’entre eux guérit. Lui-même, qui avait donné sans compter, tomba bientôt gravement malade. Mais il se remit de cette épreuve, et sa vie resta marquée par ces deux expé-riences décisives où il avait expérimenté la radicalité de l’Évangile.

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1.2. la révolte des nu-pieds

Quelques années plus tard, en 1639, alors qu’il avait déjà une bonne expé-rience des missions, Jean Eudes se laissa toucher par un autre événement contemporain, connu comme la "révolte des nu-pieds". Le petit peuple était exaspéré par le poids des impôts, les exactions de l’armée, la malnutrition. De-puis des mois, le jeune missionnaire sentait monter en Normandie un climat de désespoir et de révolte.

En mai 1639, on entendit les premières rumeurs d’émeute, à Rouen d’abord, puis à Caen et Avranches, avant d’atteindre Bayeux et Coutances. Les mécon-tentements se cristallisaient autour du refus d’un nouvel impôt sur le sel. Des bandes s’organisaient, des émeutes éclatèrent, réprimées une première fois à la fin du mois d’août, reprises de nouveau en septembre. Richelieu décida de les réprimer durement, d’abord par une action militaire, puis par une action judi-ciaire. Le colonel Gassion entra à Caen fin novembre, puis gagna Avranches, avant d’aller à Coutances et Rouen. La répression militaire, très cruelle, dura environ deux mois et demi.

Le chancelier Séguier devait exercer l’action judiciaire. Arrivé à Rouen avant Noël, il avait reçu des pouvoirs exorbitants, et exerça une justice expéditive. Il se rendit ensuite à Caen, puis à Coutances, et s’y montra tout aussi implacable.

En mars 1640, Jean Eudes, qui prêchait alors le Carême à St Pierre de Caen, prit l’initiative de lui adresser une supplique en faveur des détenus, que lui-même visitait régulièrement. Le chancelier fit alors visiter la prison par un de ses collaborateurs, et il dut se rendre compte qu’un bon nombre de prison-niers n’avaient pas vraiment de raisons d’être enfermés. Quelques jours plus tard, le chancelier signa la libération d’une bonne soixantaine de prisonniers.

2. la miséricorde vécue dans les situations ordinaires

Les deux exemples cités montrent le Père Eudes « au risque de la miséri-corde », dans des situations extra-ordinaires bien significatives. Et pourtant, d’une certaine façon, il est encore plus significatif de vivre la miséricorde au quotidien, dans les situations ordinaires....

Or Jean Eudes a aussi pratiqué cette miséricorde des jours ordinaires. On

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peut souligner particulièrement son attention aux pauvres de son temps, ma-nifestée de diverses façons, est bien un fruit de l’amour plein de miséricorde accueilli dans son cœur. Il a fait une option pour les pauvres : il leur donnait vraiment la priorité, et c’est bien la miséricorde de Dieu à l’œuvre dans son cœur qui était la source de cette option. En l’exprimant différemment, on peut dire qu’il a fait de la miséricorde un principe pour sa vie personnelle, pour sa façon de regarder le monde, pour sa façon d’agir avec les gens.

Nous le voyons mettre cela en œuvre au cours de ses missions, dans la fon-dation de Notre Dame de Charité, et dans les orientations qu’il donne pour la vie commune.

2.1. les missions

Une grande partie du 17ème siècle a été marquée par un vaste effort d’évan-gélisation sous forme de missions populaires. De nombreux groupes s’y sont adonnés de diverses façons. D’abord comme Oratorien, puis avec ses nou-veaux compagnons de la Congrégation de Jésus et Marie à partir de 1643, Jean Eudes considérait ce travail des missions comme essentiel, et il signa toujours ses lettres « Jean Eudes, prêtre missionnaire ».

La mission avait pour objectif principal de « rétablir la grâce, l’esprit et la vie du christianisme, qui est éteint aujourd’hui dans la plus grande partie des chrétiens ». Ce renouvellement passait pour chacun par l’écoute de la prédica-tion, mais aussi par le sacrement du pardon, que Jean Eudes voulait offrir en priorité aux pauvres ... alors que quelquefois ses frères pouvaient être tentés d’accueillir plus volontiers les riches.

Chaque mission durait un ou deux mois, et même davantage. Jean Eudes en prêcha plus de 110, au long de près de 50 ans de vie missionnaire! Surtout en Basse-Normandie, mais aussi en Bretagne et en Bourgogne, sans oublier Paris et jusqu’à la Cour Royale.

Longue présence des missionnaires, effort intense d’enseignement, expérience de prière, réflexion sur les problèmes particuliers à la localité, rencontre avec un prêtre dans le sacrement du pardon, cet ensemble construisait un solide outil d’évangélisation et de renouvellement moral. D’autant plus que Jean Eudes prenait aussi le temps d’aller chez les gens, de connaître les familles, de visiter la prison et l’hôpital.

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Au cours de ses missions, le missionnaire cherchait en outre à s’assurer que les chrétiens, surtout les personnes aisées d’une localité, s’engageraient à plus long terme dans une action au service de leurs frères plus pauvres. Bien des fois, il a ainsi éveillé un mouvement de solidarité qui pouvait se traduire, par exemple, par la création ou la restauration d’un Hôtel-Dieu pour l’accueil des pauvres ou des malades sans appui.

Il a su également susciter la formation de groupes de gentilshommes ou de dames, dont l’objectif était surtout de se rendre présents à la misère des pauvres et de leur venir en aide. En 1642, avec ses amis Gaston de Renty et Jean de Bernières, il participa ainsi à Caen au lancement de la Compagnie du Saint-Sacrement, fondée à Paris en 1627.

Le souci de servir Jésus dans les pauvres, et d’y éveiller ses frères, était bien présent chez le missionnaire Jean Eudes, comme un fruit de la miséricorde de Dieu, reçue et transmise. On rapporte de nombreux faits où l’on voit qu’il donnait la priorité aux pauvres, à ceux qui souvent n’ont pas beaucoup de place dans la société.

2.2. la fondation de notre dame de charité

La fondation de Notre Dame de Charité s’inscrit également dans cette ligne de la miséricorde et du service des pauvres. Elle est très liée aux missions données par Jean Eudes : en effet, il lui arrivait assez souvent d’accueillir en confession des femmes qui ne menaient pas une vie conforme aux normes morales de l’époque : personnes prostituées ou en situation irrégulière.

Elles trouvaient certainement chez lui un accueil bienveillant et empreint de miséricorde, car très vite elles le considérèrent comme leur « apôtre ». Non seulement il les écoutait, mais il cherchait comment les aider, alors que la "bonne société" avait surtout une attitude de rejet. Il commença par demander à quelques familles d’en accueillir temporairement, afin de les soutenir dans leur projet de conversion, spécialement en leur apprenant à travailler. Dans le même temps, dès 1634, avec Jean de Bernières, Trésorier de France à Caen, il évoquait la possibilité d’ouvrir une maison « pour les femmes repenties ».

Cependant, rien ne se fit en ce sens avant 1641. Il fallut pour cela l’intervention de Madeleine Lamy, une femme simple qui vivait dans un faubourg de Caen, et qui avait accueilli chez elle des pénitentes du Père Eudes. Elle l’interpella un

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jour, alors qu’il circulait dans la ville de Caen avec quelques amis :

Où allez-vous ? Sans doute dans les églises pour y manger les images des saints ; vous croirez ensuite être bien dévots ! Ce n’est pas là que gît le lièvre ! Travaillez donc plutôt à fonder une maison pour ces pauvres filles qui se perdent faute de ressources et de direction.

Cette interpellation poussa le Père Eudes et ses amis à agir.

Le 25 novembre 1641, le premier Refuge s’ouvrait à Caen, dans une modeste maison louée ; Jean Eudes le voyait comme un « hôpital pour les âmes ma-lades », où les femmes accueillies pourraient retrouver la santé spirituelle et se remettre debout.

Les débuts furent difficiles, l’idée d’une Congrégation religieuse ne germa sans doute pas immédiatement dans l’esprit de Jean Eudes. C’était cependant la première pierre vers la fondation de l’Institut de Notre Dame de Charité, qui recevra seulement dix ans plus tard l’approbation de l’évêque de Bayeux, et celle de Rome en 1666.

Après un premier échec au niveau de la direction de la maison, les religieuses de la Visitation prirent le relais en 1644, et assurèrent la formation des pre-mières sœurs de Notre Dame de Charité jusqu’en 1668.

Au niveau des structures, Jean Eudes se contenta d’adopter, en les adaptant, des formes acceptables à son époque pour la société et pour l’Église. Mais au niveau de l’esprit, il a introduit les bases d’une approche nouvelle : disciple et missionnaire de la miséricorde, il insistait sur la compassion à vivre au quotidien auprès de ces femmes abandonnées et sans secours, sur le respect profond qui leur est dû, car elles sont les sœurs de celles qui leur tendent la main. L’image de Dieu, qui s’est ternie en elles, doit de nouveau y resplendir, car sa résurrection les habite et les fera revivre

Le « zèle pour le salut des âmes perdues », auquel Jean Eudes voulut que les Sœurs soient engagées par un vœu spécial, était à ses yeux « la voie que Dieu leur a marquée pour aller à lui » (Const. Fondamentale), et la marque spécifique de leur engagement de miséricorde. C’est à la mesure de l’ardeur de cet engagement que l’Esprit forme en elles Jésus Sauveur, Incarnation de la miséricorde du Père.

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2.3. miséricorde dans la vie commune

Jean Eudes, qui a expérimenté la miséricorde de Dieu dans sa propre vie, a aussi insisté près de ses frères et sœurs sur l’importance de vivre cette misé-ricorde dans la vie commune. On le voit en particulier par la façon exigeante dont il concevait la délicatesse de la charité fraternelle en communauté, et la façon dont il a su vivre le pardon.

- Pour lui, la charité est de tous les instants, elle est la « règle des règles » Il faut donc « ... Craindre par-dessus toutes choses de la blesser pour peu que ce soit ». (OC IX, 211)

- Elle invite à éviter tout ce qui pourrait déprécier l’autre : « N’avoir point d’yeux pour voir les fautes du prochain, ni d’oreilles pour en entendre mal parler, ni de bouche pour l’accuser ; mais un cœur miséricordieux pour en avoir compassion, un esprit patient pour le supporter ». (OC X, 09).

- Elle pousse à chercher ce qui unit, au lieu de juger et de se laisser aller à l’animosité ou à la froideur dans les relations mutuelles : « Le vrai esprit de Jésus et Marie et de tous leurs véritables enfants » dit-il, c’est : « Ne penser, ne parler, ni faire mal à personne ; juger bien de tous, parler bien de tous, faire du bien à tous, conserver la paix avec tous, autant qu’il est possible .... » (OC IX, 230).

- Enfin, la charité incite à pardonner de tout cœur, plutôt que de répondre à une parole injurieuse, même si l’amour-propre est blessé. Cette dimen-sion du pardon doit être particulièrement pétrie de miséricorde, car elle ne peut se vivre en vérité que sur un fond de connaissance de la misère humaine, en soi et dans les autres... Jean Eudes l’a pratiquée au milieu de nombreuses contradictions, appelant même « bienfaiteurs » ses pires ennemis et détracteurs ! Et il recommande à ses frères de la vivre en toutes circonstances :

On se gardera bien de témoigner par parole ou par effet aucun ressen-timent contre ceux qui ne se montrent pas affectionnés à la Congré-gation ou qui la mépriseront. Mais on aura soin de prier pour eux, on cherchera à leur rendre le bien pour le mal et à gagner leurs cœurs par les voies de l’humilité et de la charité chrétiennes. (OC IX, 234)

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3. une découverte en profondeur de la miséricorde

Jean Eudes s’était laissé toucher dans sa vie par l’amour de Dieu. Il savait d’expérience que c’est un amour qui connaît notre misère et qui la rejoint : « L’abîme de ma misère a appelé l’abîme de sa miséricorde », aimait-il à dire en paraphrasant le Psaume 41. Il avait perçu au fond de son être que la miséricorde dont l’autre (le pécheur, le misérable...) avait besoin, lui était aussi tout aussi nécessaire dans sa propre vie.

L’expérience de cet amour le poussait à son tour à vivre la compassion dans toutes ses relations : il y avait en lui la certitude grandissante que l’amour sauveur de Dieu est là, proche de chaque personne, et que cet amour est compassion, miséricorde.

Cela a demandé de sa part un approfondissement constant, une « exposition » à la miséricorde dans sa source. La miséricorde est toujours un don gratuit, qui cependant n’est jamais reçu sans collaboration de notre part : notre cœur, notre vie, doivent se disposer à accueillir l’immense tendresse du Père pour ses enfants blessés, perdus, dont nous faisons partie.

3.1. méditation de la parole de dieu

Cette ‘‘exposition’’ à la miséricorde, Jean Eudes l’a certainement réalisée à travers la méditation de l’Écriture. Il en avait eu l’occasion durant plusieurs mois d’immobilisation, peu de temps après son ordination ; mais ses écrits sont trop ‘‘imbibés’’ de la Parole de Dieu pour qu’il n’ait pas poursuivi cette fréquentation tout au long de sa vie. Pour lui, quelques textes évangéliques étaient devenus peu à peu des textes fondamentaux, des textes-clés :

- La vocation de Matthieu : Ce ne sont pas les gens bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades ! Allez donc apprendre le sens de cette parole : c’est la miséricorde que je désire, et non le sacrifice ! En effet, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs ! (Mat. 9, 12-13)

- Jésus est venu en ce monde pour sauver ce qui était perdu (Lc 19, 10 : la rencontre de Zachée). C’est là un thème récurrent qu’il reprend sous diverses formes. Il dira souvent que les sœurs de NDC sont « as-sociées avec Jésus Christ le grand ouvrage pour lequel il est venu en ce monde, qui est de sauver les pécheurs ».

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- Le sang du Christ, versé pour la multitude, donne une valeur in-finie aux âmes qu’il a rachetées (Mt 26, 28). Nous savons que Jean Eudes aimait à dire : « Une âme vaut mieux qu’un monde [...] que cent mille mondes ! ». Si le salut et la vie du monde ont coûté si cher à Jésus, serait-il raisonnable de vous attendre à ce qu’il ne vous en coûte rien ? c’est en substance ce qu’il écri-vait aux premières sœurs de Notre Dame de Charité (cf. Lect. Eudiste n°26).

- La joie de Dieu pour le retour du pécheur (Lc 15) : « Il y a plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de repentir ! » Nous sommes invités à nous émerveiller d’être associés à ce qui donne tant de joie au Cœur de Dieu: la brebis retrou-vée, la drachme récupérée, le fils qui revient... Saurons-nous élargir notre cœur à la mesure du Cœur de Dieu, ou allons-nous être jaloux quand le maître de la vigne se montre généreux ? (Mat 20, 15)

- Au jugement, c’est la miséricorde qui aura la première place. Nous sommes tous appelés à être « miséricordieux comme notre Père est mi-séricordieux » ( Lc 6, 36-37), et à donner avec générosité, sans regarder au prix. « Il y aura jugement sans miséricorde pour ceux qui n’ont pas fait miséricorde, mais la miséricorde n’a rien à craindre du jugement » (Jc 2, 12-13).

Ces textes fréquemment cités par Jean Eudes nous parlent du Cœur de Dieu, nous disent la logique de Dieu, qui est tout à fait autre chose que la logique du monde.

3.2. l’eXpérience du pasteur et du confesseur : le choiX de la miséricorde

Pour connaître le Cœur de Dieu et entrer dans le mystère de la miséricorde, Jean Eudes a aussi bénéficié de son expérience de pasteur.

Durant les missions, il prêchait beaucoup, et il passait de longues heures au confessionnal. On peut penser qu’il a vécu pendant un temps une sorte de dilemme entre ces deux ministères : dans l’un, il voyait la nécessité de faire preuve de force, de présenter la voie vers Dieu avec toutes ses exigences, afin d’inciter ses auditeurs à la conversion. Dans l’autre, il se trouvait en présence de personnes concrètes, avec la misère de leur péché, leur bonne volonté, mais aussi leur faiblesse... toutes choses qu’il avait pu aussi expérimenter en

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lui-même.

Lors de la mission de Coutances, en 1641, il rencontra Marie des Vallées, cette paysanne aux allures étranges, qui avait une grande expérience de Dieu. Il a dû partager avec elle ses questions, ses hésitations : « Fallait-il user de douceur ou de rigueur, ou mêler l’un à l’autre ? » La question est d’importance, lorsqu’on se souvient que c’est aussi à cette période que le jansénisme avec ses rigueurs allait commencer à se développer.

Marie des Vallées a souvent porté dans la prière le ministère difficile de Jean Eudes. Plus d’une fois, elle a été capable de l’éclairer, et à ce moment précis de sa vie elle lui a fait part d’un « message » que, dans la prière, Notre Dame lui avait donné pour le missionnaire :

Dites à votre frère de ma part que lorsqu’il monte en chaire, il faut qu’il porte avec lui les canons, les mousquets, et les autres armes puis-santes et terribles de la Parole de Dieu [...]. Mais lorsqu’il va parler et communiquer en particulier avec quelque pécheur pour le convertir, il doit mener avec lui la douceur, la bénignité, la patience et la charité. Il doit regarder et traiter tous ceux qui sont en péché comme de pauvres malades qui sont couverts de plaies et d’ulcères, desquels il faut avoir grande compassion et ne s’indigner jamais contre eux, non plus qu’un sage médecin....

Ensuite de cela :

La première chose qu’il faut faire pour travailler à la guérison du malade, c’est-à-dire à la conversion du pécheur, c’est de l’exciter doucement à découvrir ses plaies en l’excusant autant qu’il se peut, en le plaignant, en tâchant d’entrer dans son esprit et dans ses sentiments, et quasi comme en le justifiant, et en le traitant avec bénignité.

Quand il a découvert ses plaies, il faut les laver avec du vin chaud, pour en enlever la pourriture et l’ordure, c’est-à-dire il faut lui ouvrir son cœur et ses entrailles et lui témoigner une très grande affection et lui parler avec charité et cordialité, lui faisant voir qu’on l’aime vérita-blement [...] comme aussi lui représenter le très ardent amour de Dieu et ses excessives miséricordes pour les pécheurs qui se convertissent à lui....

Il faut prendre de l’huile avec une plume et en oindre doucement les plaies du malade. La plume, c’est l’Écriture Sainte....

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Surtout, la Sainte Vierge vous demande que vous preniez bien garde de ne porter jamais de vinaigre avec vous. C’est un précepte qu’on vous donne, jamais de vinaigre, c’est-à-dire jamais d’aigreur, toujours demeurer dans la patience et dans la douceur, sans jamais se fâcher contre le malade.... (OC IV, p.366 ss)

Jean Eudes était ainsi invité à se faire le témoin du Père des miséricordes... Exactement à l’époque de sa vie où il établissait à Caen une maison de refuge pour les femmes victimes de la prostitution.

Il lui était demandé de se comporter comme un médecin attentif à ses ma-lades, soucieux avant tout de les guérir sans les blesser davantage, tout comme le bon Samaritain de l’Évangile : « mener avec lui la douceur, la bénignité, la patience et la charité... traiter l’autre avec grande compassion [...] lui ouvrir son cœur et ses entrailles [...] et ne jamais utiliser de vinaigre... ».

Cet appel, Jean Eudes l’accueillit avec beaucoup de sérieux et chercha toute sa vie à le mettre en pratique, et à former ses frères pour qu’ils soient de vrais témoins de la miséricorde, particulièrement dans le sacrement de pénitence.

Il s’émerveillait de voir combien il en faut peu à Dieu pour nous accueillir, dans toute la largesse de son Cœur :

La miséricorde de Dieu est si excessive, qu’elle se contente d’un mo-ment de vraie pénitence. Ô admirable bénignité ! Pour un instant de véritable contrition, pour une larme qui vient d’une parfaite repen-tance, pour un seul soupir procédant d’un cœur contrit et humilié, Dieu pardonne des cinquante, des soixante années de péché et des milliasses de crimes de toutes sortes, et reçoit le pécheur en sa grâce, et le rétablit au nombre de ses enfants et de ses héritiers, et dans le droit de posséder un jour tous ses biens. (OC VII p. 23)

Il décrivait à la fois la « vulnérabilité » de Dieu, et sa capacité à pardonner, à nous attendre :

Dieu ne se contente pas de souffrir (de la part) des pécheurs, et de les attendre à pénitence ; mais il les recherche, lui qui est infiniment au-dessus d’eux et qui n’a que faire d’eux ; il les invite à se réconcilier avec lui ; il les excite à quitter leur péché et à revenir à lui [...]. Ô admirable patience ! Ô prodigieuse mansuétude ! Ô miséricorde in-comparable ! (OC VII, p.22-23)

Il insistait aussi sur les dispositions intérieures et l’attitude des prêtres lors de

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la confession : « Il ne faut porter dans le confessionnal qu’un cœur plein de mansuétude, et une bouche remplie de lait et de sucre, jamais de vinaigre, rien que de l’huile et du miel... » (Le bon confesseur, OC IV, p 212)

4. comment présenter la miséricorde

Jean Eudes a fidèlement pratiqué ce qu’on appelle traditionnellement les « œuvres de miséricorde », il s’est laissé toucher par les détresses de son entourage. Il s’est aussi laissé toucher dans son cœur par le comportement de Dieu à l’égard des pécheurs et de toutes les misères humaines. Enfin, de façon radicale, il a fait l’expérience de sa propre misère, et de la façon dont Dieu continuait à l’aimer. Il a sans cesse cherché à partager à d’autres cette expérience, à découvrir à ses frères et sœurs ce qui, pour lui, était le vrai visage de Dieu.

4.1. la miséricorde et l’incarnation

Dans sa méditation des mystères du Salut aussi bien qu’à travers son expé-rience vécue, Jean Eudes a progressivement pris conscience que la miséri-corde pourrait bien « expliquer » ce qui anime et conduit Dieu dans toutes ses œuvres : il a entrevu que la miséricorde est comme un « principe » dans l’être et la vie de Dieu.

Dans son dernier livre, consacré au Cœur de Marie, il a écrit ce qu’il avait dé-couvert peu à peu, affirmant que la miséricorde de Dieu a un lien spécial avec notre condition humaine marquée par la faiblesse, la fragilité. À partir d’une contemplation des perfections de Dieu, il décrit ce qu’il considère comme deux perfections fondamentales du Père :

La première est sa divine paternité, par laquelle il est le Père de son Fils bien-aimé, comme aussi de tous les membres de ce même Fils [...]. La seconde [...] est celle qu’il prend dans les Écritures (2Cor. 1, 3), lorsqu’il s’appelle le Père des miséricordes et le Dieu de toute conso-lation, pour nous faire voir qu’il porte toutes nos misères dans son cœur : qu’elles le touchent vivement; et que, s’il était capable de souf-frir, il en ressentirait des douleurs incompréhensibles; et qu’il a un désir infini de nous en délivrer et de nous rendre participants de ses félicités éternelles....(OC VII, p. 499 - 501).

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Poursuivant sa méditation, il perçoit un lien profond entre l’Incarnation et la miséricorde : pour lui, c’est à cause de sa miséricorde que le Père a voulu l’Incarnation de son Fils :

Pour nous délivrer du plus profond abîme de misère ...et pour nous élever au plus haut degré de bonheur et de grandeur, la divine misé-ricorde a voulu que le Fils de Dieu se soit fait homme comme nous, mortel et passible comme nous.... (OC VII, p.9).

Allant encore plus loin, il identifie Jésus comme « l’icône » parfaite de la misé-ricorde, qu’il incarne dans toute sa vie humaine.

Dans le Magnificat, Marie nous déclare que la miséricorde de Dieu s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. Quelle est cette miséricorde? C’est notre très bon Sauveur, dit St Augus-tin. C’est pourquoi le Père éternel est appelé le Père des miséricordes, parce qu’il est le Père du Verbe incarné, qui est la Miséricorde même. C’est par son Incarnation que le Fils de Dieu a exercé sa miséricorde envers nous... (OC VIII, p.52).

Ensuite, il énonce ce qu’on pourrait appeler « les conditions » de la miséri-corde, les étapes qu’elle requiert pour être effective :

Trois choses sont requises à la miséricorde :

La première, qu’elle ait compassion de la misère d’autrui; car celui-là est miséricordieux qui porte dans son cœur, par compassion, les mi-sères des misérables;

La seconde, qu’elle ait une grande volonté de les secourir en leur misère;

La troisième, qu’elle passe de la volonté à l’effet.

Or, notre Rédempteur s’est incarné pour exercer ainsi vers nous sa grande miséricorde." (OC VIII, p.53)

Ces étapes de la miséricorde, Jésus les a parcourues durant sa vie :

Premièrement, s’étant fait homme et ayant pris un corps et un cœur capables de souffrance et de douleur comme le nôtre, il a été rempli d’une telle compassion de nos misères et les a portées dans son cœur avec tant de douleur qu’il n’y a point de paroles qui le puissent expri-mer [...].

Secondement [...] dès le premier instant de sa vie, il est entré dans une volonté si forte de nous secourir, et il a tellement conservé ce dessein

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dans son cœur [...] que toutes les cruautés [...] n’ont pas été capables de refroidir tant soit peu l’ardeur et la force de cette volonté...

Troisièmement, qu’est-ce qu’il n’a point fait et qu’est-ce qu’il n’a point souffert pour nous délivrer effectivement de toutes les misères [...] pour nous affranchir de toutes sortes de maux, mais aussi pour nous mettre en possession d’un empire éternel, rempli de gloire, de gran-deur, de joies et de félicités !" (OC VIII, p.53-54)

Cette contemplation de la façon dont Jésus a incarné pour nous la Miséricorde de Dieu permet en même temps de découvrir une magnifique présentation de la miséricorde telle que tous les chrétiens sont appelés à la vivre à leur tour, à la suite de Jésus, en continuant sa vie.

4.2. la miséricorde et le mystère de dieu

Jean Eudes continue sa méditation du mystère de la miséricorde divine, en regardant ce qu’il appelle ses « qualités », décrites par saint Albert le Grand : la miséricorde est grande et continuelle, douce et bénigne, elle est discrète. Il ajoute :

Nous pouvons dire encore que la miséricorde de Dieu est grande, et plus grande en quelque manière que les autres divins attributs. Car les effets de la miséricorde surpassent ceux de la puissance, de la sagesse, de la justice et de toutes les autres divines perfections que nous pou-vons connaître en ce monde....

Pourquoi insister ainsi sur la grandeur de la miséricorde ? Parce qu’elle remet le péché, dit Jean Eudes, qui développe amplement sa pensée sur ce sujet :

C’est une grande chose que la rémission du péché.

Grande premièrement de la part de Dieu, qui pardonne gratis le dés-honneur infini qui est fait par le pécheur à sa divine majesté.

Grande secondement, de la part du pénitent, qui étant plongé par son péché dans un abîme de malheurs infiniment profond, en est retiré par la très douce main de la miséricorde de son Dieu.

Grande en troisième lieu, de la part du don inestimable qui est fait au pécheur par la divine bonté, laquelle, non contente de lui remettre ses crimes, le met au rang des amis et des enfants de Dieu.

Grande en quatrième lieu, à raison de la manière en laquelle notre réconciliation se fait avec Dieu. C’est lui qui nous aime le premier,

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qui nous invite, nous exhorte et nous presse de le chercher et de nous convertir à lui. Ce Dieu d’amour et de miséricorde court après nous lorsque nous le délaissons, nous poursuit avec un amour indicible, et nous prie de ne nous point séparer de celui qui nous recherche avec tant d’empressement..... (OC VIII p. 55-56)

En fait, la réflexion de Jean Eudes nous donne les éléments d’une théologie de la miséricorde, que beaucoup de chrétiens gagneraient à connaître. La lettre Encyclique de saint Jean-Paul II (Dives in Misericordia, 1981) est parfaitement en harmonie avec ce que pressentait Jean Eudes.

Au début de son livre du Cœur Admirable, le missionnaire déroule comme une vaste fresque où toutes les œuvres de Dieu, toute l’histoire du salut appa-raissent comme enveloppées dans le mystère de la miséricorde :

La divine miséricorde est une perfection qui regarde les misères de la créature, pour la soulager et même pour l’en délivrer, lorsqu’il est convenable [...] Cette adorable miséricorde s’étend, aussi bien que la bonté, sur toutes les œuvres de Dieu: sur les œuvres de la nature, sur les œuvres de la grâce et sur les œuvres de la gloire.

Sur les œuvres de la nature, en ce qu’elle a tiré du néant toutes les choses qui sont contenues dans l’ordre de la nature ...

Sur les œuvres de la grâce, en ce que l’homme étant tombé dans le péché [...]. la divine miséricorde non seulement l’en a retiré, mais elle l’a rétabli dans un état de grâce si noble et si divin [...] qu’elle l’a fait membre de Jésus Christ, enfant de Dieu, et par conséquent héritier de Dieu et cohéritier du Fils unique de Dieu.

Sur les œuvres de la gloire, parce que ... elle a voulu l’exalter jusqu’au ciel, [...] jusqu’à la participation de la gloire immortelle de Dieu [...]

De sorte que l’on peut dire avec vérité, que non seulement la terre est pleine de la miséricorde du Seigneur, mais que le ciel, la terre et tout l’univers en sont remplis... (OC VII, p 7-8)

Tout ce qui est dans l’ordre de la nature, de la grâce et de la gloire peut être vu comme « effet » de la miséricorde de Dieu. Mais Jean Eudes veut en présenter quelques effets plus spécifiques :

Entre ses effets, il y en a trois principaux, qui en comprennent une infinité d’autres: dont le premier est l’Homme-Dieu; le second, le Corps Mystique de l’Homme-Dieu, qui est la sainte Église; le troi-

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sième, la Mère de cet Homme-Dieu, qui est la Vierge Marie. Ce sont trois chefs d’œuvre admirables de la divine miséricorde.

Car pour nous délivrer du plus profond abîme de misère [...] et pour nous élever au plus haut degré de bonheur et de grandeur, elle a voulu que le Fils de Dieu se soit fait homme comme nous, mortel et passible comme nous ...Tous les états et mystères de l’Homme-Dieu, toutes les pensées qu’ils a eues pour notre salut, toutes les paroles qu’il a dites à cette fin, toutes les actions qu’il a faites, toutes les souffrances qu’il a portées, [...] tous les sacrements qu’il a établis dans l’Église [...] et toutes les autres grâces qu’il a communiquées aux hommes par mille autres moyens : toutes ces choses sont autant d’effets de la divine miséricorde.

Outre cela, elle a voulu que non seulement Dieu se soit fait homme, pour faire les hommes dieux; mais que le Fils de Dieu ait été fait fils de l’homme, pour nous faire enfants de Dieu. Elle a voulu ... que nous ayons un Homme-Dieu pour notre frère, et une Mère de Dieu pour notre Mère; et que n’ayant qu’un même Père avec le Fils de Dieu, nous n’ayons aussi qu’une même Mère avec lui. (OC VII, p.9-10)

On voit par ces lignes l’amplitude du champ que Jean Eudes attribuait à la miséricorde. On est loin de la « pitié » à laquelle certains de nos contemporains voudraient la réduire. Il s’agit bien plutôt de tout regarder à partir de cette perspective, et d’entrer ainsi plus pleinement dans le mystère du Dieu Sauveur.

4.3. marie, mère de miséricorde

« La divine miséricorde a voulu que nous ayons une Mère de Dieu pour notre Mère... » (voir ci-dessus)

Dans sa vie, Jean Eudes a donné une grande place à Marie : dès son jeune âge, il avait fait alliance avec elle, et jusqu’à la fin de sa vie il la prit pour mère et pour guide, tout en la situant bien à sa place dans le mystère du Salut, de façon toute relative à Jésus.

Dans son livre dédié au Cœur Admirable de la Sainte Mère de Dieu, il rappelle (OC VIII, p 59) que « la miséricorde appartient également aux trois Personnes divines », mais qu’elle est attribuée de façon spéciale à la Personne du Fils, car :

c’est le Verbe incarné particulièrement qui, par sa grande miséricorde, nous a délivrés de la tyrannie du péché, de la puissance du démon, de

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la mort éternelle [...] et qui nous a acquis, par son sang et par sa mort, le même empire éternel que son Père lui a donné.

Mais, ajoute Jean Eudes,

il n’a pas voulu faire ce grand ouvrage tout seul [...] Il a voulu associer sa très sainte Mère avec lui dans les grandes œuvres de sa miséricorde [...] Le nouvel homme, qui est Jésus, veut avoir une aide qui est Marie, et son Père éternel la lui donne pour être sa coadjutrice et sa coopé-ratrice dans le grand œuvre du salut du monde, qui est l’œuvre de sa grande miséricorde. (id p 60)

Déjà, dans la première partie du Cœur Admirable, il avait souligné le rôle de Marie comme dispensatrice de la miséricorde :

Le Père a rendu Marie participante de sa seconde perfection en lui donnant le nom et la qualité de Mère de miséricorde et de consolatrice des affligés, afin qu’elle porte aussi nos misères dans son Cœur [...] De là vient qu’elle est appelée le "trésor des miséricordes de Dieu .... (OC VII, p. 500)

Marie, la Mère du Verbe incarné, est Mère de miséricorde. Et Jean Eudes invite tous ses auditeurs ou lecteurs à recourir à elle, car elle accueille sans distinction tous les indéfendus, les opprimés, ceux qui sont accablés :

[...] La divine miséricorde [...] lui a donné un Cœur le plus bénin, le plus doux et le plus pieux qui fut ni qui sera jamais, auquel elle a com-muniqué très abondamment ses très miséricordieuses inclinations [...]. Et Marie a tellement gagné le Cœur de la divine miséricorde, qu’elle lui a donné les clefs de tous ses trésors, et l’en a rendue maîtresse.... (OC VII, p. 10-11).

Jésus, Miséricorde du Père; Marie, Mère de Miséricorde ! Voilà la conviction profonde de Jean Eudes, conviction qui s’affermit sans cesse au long des an-nées, même s’il ne l’a mise en mots que dans la dernière partie de sa vie (dans son livre du Cœur Admirable), comme la synthèse de tous ses efforts pour faire comprendre l’amour de Dieu, qui est miséricorde.

conclusion

Nous sommes les missionnaires de la divine miséricorde, envoyés par le Père des miséricordes pour distribuer les trésors de sa miséricorde

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aux pécheurs, et pour traiter avec eux avec un esprit de miséricorde, de compassion et de douceur. (OC X, 400)

Nous retrouvons l’exclamation admirative de Jean Eudes, qu’il partageait à ses frères le 16 mai 1653 (voir introduction). À ce stade de sa vie, il avait déjà travaillé aux missions pendant une vingtaine d’années ; cela faisait dix ans qu’il avait commencé ses deux fondations principales : il avait vraiment acquis une « expérience de la miséricorde », puisée dans le Cœur de Dieu. Le message transmis par Marie des Vallées avait façonné son cœur à l’image du Cœur de son Seigneur.

Il avait encore près de 30 ans de vie devant lui, et il allait les employer dans la même ligne, tout en continuant d’approfondir le mystère de la miséricorde, dans une contemplation incessante du mystère de l’Incarnation, et en se met-tant à l’école de Marie, Mère de miséricorde.

Lorsqu’il écrivit dans son Mémorial des bienfaits de Dieu, à la date du 25 juil-let 1680 : « Dieu m’a fait la grâce d’achever mon livre du Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu », nul doute qu’il pouvait dans son cœur reprendre les paroles de son Magnificat : « que ta gloire éclate dans tes miséricordes, dans les merveilles de ton amour ! » Car c’est bien dans ce livre qu’il était arrivé à rassembler l’essentiel de ce qu’il avait découvert de la miséricorde divine, à travers une contemplation du Cœur de Jésus et de Marie.

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II. Au service des baptisés 81

saint Jean eudes, formateur de prêtres.

P. Paul MILCENT cjm

Je n’ai pas souvent eu, l’occasion de parler dans mon diocèse natal, qui est aussi le diocèse natal de saint Jean Eudes : qu’il soit remercié de m’en donner l’occasion. Je présenterai d’abord le contexte où il a grandi : une Église hantée par l’urgence de sa propre réforme et d’une meilleure formation des prêtres ; puis nous verrons comment Jean Eudes a fait face personnellement à cette urgence, sans pour autant remplir vraiment des fonctions de « formateur » ; nous soulignerons quelques-unes de ses convictions concernant la formation des prêtres ; enfin nous pourrons entrevoir le bonheur du vieil homme Jean Eudes en voyant affleurer les premiers fruits de cet immense effort.

une Église hantée par l’idée de la réforme

déJà dans son village...

Dans les champs que labourait le père de Jean Eudes, on devait retrouver de temps en temps des ossements provenant des gautiers, ces trois mille paysans qui avaient été massacrés du côté de Commeaux en 1589, pour s’être solidari-sés avec les Ligueurs. L’Édit de Nantes avait ramené la paix, mais les mémoires restaient marquées par ces souvenirs dramatiques de la guerre entre protes-tants et catholiques; Jean Eudes a grandi dans une Église que les déchirements de la Réforme ne cessaient de tourmenter.

Très jeune il a entendu parler des choses qui étaient en train de changer et de se renouveler dans l’Église autour de lui. Il a appris à faire la distinction entre les « bons prêtres » (comme il disait parfois) – tel ce Jacques Blanette qui avait été son maître d’école ou ce M. Laurens avec lequel il a servi les pestiférés – et

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ceux qui étaient moins édifiants.

La châtelaine de Ri, Mme de Sacy, quand elle venait séjourner au village, ra-contait de temps en temps au petit garçon qu’il était encore ce qu’elle voyait à Paris ; elle lui parlait de ce jeune Père de Bérulle, qu’elle admirait, et des autres catholiques fervents qui se réunissaient chez Mme Acarie, et de tout ce désir de renouveau qu’on sentait bouillonner dans la capitale.

chez les Jésuites de caen

à quatorze ans, il partit à Caen, chez les jésuites : il y trouva un milieu fervent. Il vivait là entre deux grandes abbayes : l’Abbaye aux Dames, déjà réfor-mée – voilà un mot qu’on employait beaucoup en ce temps-là – et l’Abbaye aux Hommes, qui refusait la réforme, qui la refusera longtemps encore, et dont les moines faisaient scandale.

àCaen, il a vu s’ouvrir une nouvelle communauté, l’Oratoire: une communauté de prêtres non religieux, qui vivaient saintement, et ceci, simplement parce qu’ils étaient prêtres ; leur exemple l’a séduit et, à 22 ans, il est parti pour Paris : il a demandé son admission à l’Oratoire de Jésus. Là, tout parlait de réforme : à la fois réforme de l’Église et formation nouvelle du clergé.

à l’oratoire de paris

Oratorien, Jean Eudes a été ordonné prêtre le 20 décembre 1625. Or, deux jours plus tard, s’ouvrait à Paris, au couvent des Grands Augustins, l’Assem-blée générale du Clergé de France, réunion de prêtres et d’évêques élus qui, périodiquement, délibéraient sur les affaires de l’Église de France. Il se trouve que les membres de cette assemblée avaient en main un livret, une sorte de manifeste qu’on leur avait distribué, Le collège des saints exercices, oeuvre d’un prêtre normand, un curé du diocèse de Coutances, Charles Godefroy. Ce-lui-ci proposait un vaste dessein : ériger en chaque archevêché une maison de formation pour les prêtres et futurs prêtres, animée par une équipe non de professeurs, mais de pasteurs.

L’assemblée approuva le projet, et même la création d’une société d’ecclésias-tiques qui le réaliserait dans tout le royaume. Malheureusement, Godefroy est mort peu après, l’argent promis n’a pas été versé, et rien ne s’est réalisé.

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Mais, quinze ans plus tard, Jean Eudes s’en souviendra et s’y référera expli-citement ; finalement, il décidera de commencer à réaliser lui-même ce que Godefroy n’avait pas pu faire.

Dans l’intervalle, les éléments les plus vivants de l’Église de France n’avaient cessé de remuer des idées et des projets autour du thème de la réforme. On reprenait les termes de Godefroy, qui voulait travailler, par la formation des prêtres, au « rétablissement des pauvres Églises », comme il disait. Cela coïn-cidait d’ailleurs parfaitement avec le projet originel de l’Oratoire : remettre « l’esprit de perfection dans l’état du clergé... sans séparation du corps ecclé-siastique » (Bérulle), comme une sorte de ferment de renouveau au sein même du clergé.

en passant par sées

Qu’est-ce qui se passait, à cette époque, dans le diocèse de Sées ? La réforme de l’Église s’y faisait doucement. Deux longs épiscopats ont occupé une partie du XVIIème siècle : celui de Jacques Camus de Pontcarré (1614-1650) et celui de François Rouxel de Médavy (1651-1671). L’un et l’autre ont été assez pré-sents à leur diocèse (plus que l’évêque de Rennes, dont Mme de Sévigné disait, lorsqu’il mourut : « Il eût fallu que la mort visât bien juste pour l’atteindre dans son diocèse ») ; même si, par certains côtés, ils appartiennent bien à cette Église qui avait besoin de réforme – ainsi, à treize ans, le jeune François Rouxel de Médavy était déjà abbé commendataire d’une riche abbaye – ils ont travaillé eux-mêmes à la réforme. Camus de Pontcarré – qui a ordonné Jean Eudes sous-diacre en 1624 – a réformé les abbayes d’Almenèche et de Sées, et commencé la création d’un séminaire. Rouxel de Médavy a confirmé ce sémi-naire en lui obtenant des lettres patentes ; puis il a fondé un autre séminaire, pour la philosophie, à Falaise (qui appartenait alors au diocèse de Sées).

On peut noter que le séminaire de Sées s’est organisé à partir des ressources du clergé local, sans faire appel, à cette époque, aux disciples de Jean Eudes ni de M. Olier ni de M. Vincent, ce qui veut dire que le clergé local avait un dynamisme propre et pouvait travailler par lui-même à son propre renouveau. D’ailleurs, à part la grande peste d’Argentan en 1627, Jean Eudes n’est guère intervenu dans son diocèse natal : une seule mission, celle de Ri, en 1637, « à laquelle Dieu donna de grandes bénédictions », note-t-il.

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former des pasteurs !

Mais dans les diocèses où on l’appelait, il s’adonnait avec ardeur aux missions paroissiales, pour « renouveler l’esprit du christianisme » dans ce peuple qui ignorait tellement les richesses du baptême ; et il sentait de plus en plus la nécessité urgente de travailler à la formation des prêtres : il fallait donner à ce peuple des pasteurs capables de le guider sur les chemins de Dieu, des pasteurs vraiment conscients de leur mission spirituelle.

Depuis vingt ans, il entendait parler sans cesse de réforme de l’Église et de formation des prêtres ; mais les réalisations ne suivaient pas. L’Oratoire avait bien créé quelques séminaires, mais ils ne s’étaient pas développés. Il était de plus en plus convaincu qu’il serait nécessaire d’instituer une société spécialisée dans l’animation de séminaires, et de séminaires d’adultes, non d’adolescents ; une telle société inspirerait confiance à des donateurs éventuels, et cela per-mettrait de résoudre un problème économique jusque-là non résolu.

Il élabora un projet précis, avec une petite équipe de jeunes prêtres qu’il avait su éveiller et mettre en route, et qui l’avaient suivi dans son travail mission-naire : fonder un séminaire à Caen, ville universitaire où il était connu, en s’appuyant sur l’Oratoire dont il était supérieur, mais sans se confondre avec lui ; ce ne serait pas un séminaire oratorien. Ses confrères refusèrent. Il décida de passer outre.

C’est dans cet esprit que, au mois de mars 1643, il quitta l’Oratoire, qu’il avait pourtant beaucoup aimé.

Jean eudes s’engage dans la formation des prêtres

le séminaire de caen

La maison qu’il avait fondée ne ressemblait pas beaucoup aux séminaires que nous connaissons. Ce n’était pas une maison d’études. On n’y séjournait pas longtemps. Elle ne fonctionnait que par intermittence. On n’y faisait que des espèces de retraites prolongées, non pour étudier la théologie, mais pour se renouveler spirituellement et acquérir une formation pastorale pratique. Y venaient des prêtres qui voulaient se renouveler, et des jeunes hommes qui souhaitaient devenir prêtres et y passaient quelques semaines juste avant les

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grandes ordinations. Les animateurs de cette maison n’étaient pas des pro-fesseurs : c’était des prêtres séculiers qui prêchaient des missions populaires ; pendant un mois, deux mois, ils partaient en mission : la maison était fermée ; puis elle s’ouvrait de nouveau pour une session de trois ou quatre semaines.

Pendant sept ans, la congrégation fondée par Jean Eudes s’est identifiée pu-rement et simplement avec le séminaire de Caen... Ensuite est né le séminaire de Coutances, puis Lisieux, puis Rouen, puis Évreux, puis Rennes; peu à peu la congrégation s’est distinguée des séminaires qu’elle animait, mais ce fut très progressif.

Jean eudes a-t-il été « formateur de prêtres » ?

Jean Eudes n’a jamais cessé, même après la fondation du séminaire, d’être avant tout un prédicateur de missions populaires.

Certes, il était le supérieur du séminaire de Caen – mais un séminaire intermit-tent ; et pendant les séjours qu’il y faisait, il était très pris par toutes sortes de démarches, si bien qu’on lie peut guère décrire, à ce niveau-là, son activité de « formateur ». Les missions paraissent vraiment remplir sa vie.

Mais justement, les missions étaient pour lui le grand lieu et le grand moyen de « formation ». Plutôt que formateur, on pourrait dire qu’il y était animateur, entraîneur, éveilleur.

Ses premiers compagnons ont été précisément ces associés qui travaillaient avec lui dans les missions ; et souvent il les avait rencontrés d’abord au cours des missions.

L’attention aux prêtres au cours des missions était d’ailleurs un souci que par-tageaient beaucoup d’oratoriens. Lors d’une assemblée générale de l’Oratoire à laquelle il participa comme délégué, en 1641, il fut décidé que l’on ferait désormais, au cours des missions, des réunions particulières pour les prêtres du canton.

Dès la mission suivante, à Rémilly (diocèse de Coutances), en 1641, Jean Eudes mit en œuvre cette décision. Il en a noté le souvenir dans son Mémorial des bienfaits de Dieu : « Ce fut en la mission de Rémilly que je commençai à faire des entretiens particuliers aux ecclésiastiques » (Œuvres Complètes (O.C.), t. XII, p. 111).

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Mais depuis longtemps déjà il avait le souci d’aider ses frères prêtres, et il avait le don de créer des liens avec eux, de les encourager. Il les mettait ou les remettait en route ; il les invitait à travailler avec lui à la mission, il les rendait missionnaires.

On a gardé à ce sujet un témoignage intéressant. En 1639, il prêcha une grande mission à Caen, dans l’église abbatiale de Saint-Etienne. Jean Eudes dirigeait la mission ; il y mit à l’œuvre jusqu’à cent confesseurs. Nous l’apprenons par une lettre du P. de Condren, qui était alors le supérieur général de l’Oratoire. Celui-ci s’adresse à l’évêque d’Amiens qui lui avait demandé du renfort pour une mission que les oratoriens prêchaient là-bas. Condren lui répond que les prêtres du diocèse devraient pouvoir aider les missionnaires. Et il donne en exemple, sans le nommer, le P. Eudes (lui prêchait à Caen) :

Il y a quelque temps que j’inspirai ce moyen à l’un des nôtres qui est quasi toujours en mission dans la Normandie. Un trésorier de France de la ville de C. [il s’agit de Jean de Bernières] me dit derniè-rement qu’il l’avait laissé là auprès, où il l’avait vu durant une semaine tellement suivie du peuple et des prêtres du pays qu’il occupait cent confesseurs. J’ai su depuis que celle ferveur a continué. Il n’a néan-moins avec lui qu’un seul prêtre de l’Oratoire. Dieu lui fait la grâce de rendre le peuple capable de tirer assistance des autres prêtres, et les prêtres, de la leur donner.

Ainsi, il met les prêtres en chemin, éveille en eux le sens pastoral et les associe à la mission. Par sa parole amicale, par son exemple, par sa confiance, il les entraîne, les anime, réveille en eux une foi heureuse.

la mission comme lieu de formation

Au cours des longues missions qu’il animait – un ou deux mois de présence continue – les prêtres qui constituaient l’équipe trouvaient trois éléments de formation : d’une part l’expérience pastorale elle-même, ensuite la réflexion commune sur cette expérience, enfin une forte vie communautaire, une frater-nité apostolique stimulante entre les missionnaires.

Il est intéressant de lire les longues lettres que Jean Eudes, en pleine mission, surchargé de travail, prend le temps d’écrire à un jeune confrère qui étudiait à Paris : comme celui-ci ne pouvait pas participer directement à la mission, Jean Eudes l’y associe autant qu’il peut en évoquant pour lui cette intense activité

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missionnaire où lui-même s’engageait totalement :

Je ne saurais vous dire les bénédictions que Dieu donne à celle mis-sion : certainement, cela est prodigieux. Il y a longtemps que je ne prêche plus dans l’église, car, quoiqu’elle soit bien grande, elle est néanmoins trop petite en celle occasion. Je peux vous dire avec vérité qu’aux dimanches, nous avons plus de quinze mille personnes. Il y a douze confesseurs, mais, sans hyperbole, cinquante y seraient bien employés. On y vient de 8 à 10 lieues, et les cœurs y sont si touchés qu’on ne voie que pleurs, on n’entend que gémissements des pauvres pénitents et pénitentes. Les fruits que les confesseurs voient dans le tribunal sont merveilleux. Mais ce qui nous afflige, c’est qu’on ne pourra en confesser le quart. On est accablé. Les missionnaires en voient qui sont huit jours à attendre sans se pouvoir confesser, et qui se jettent à leurs genoux partout où ils les rencontrent, les suppliant avec larmes et à mains jointes de les entendre. Cependant, voilà déjà la sixième semaine que nous y sommes... Oh ! Que c’est un grand bien que les missions ! (O. C., X, p. 430).

Dans le frémissement de cette lettre, on surprend sur le vif Jean Eudes for-mateur de prêtres.

L’invitation à réfléchir ensemble sur l’expérience pastorale s’est inscrite dans les constitutions de la congrégation ; à propos des missions, on y trouve la prescription suivante :

Après souper, on demeurera tous ensemble pour faire une heure de conversation, durant laquelle chacun pourra proposer les difficultés qu’il aura rencontrées, mais de telle sorte qu’il ne se mette point en péril de blesser le sceau de la confession » (O.C., IX, p. 371).

Ces moments d’échanges entre missionnaires, durant une heure chaque soir, sous la conduite du P. Eudes, étaient certainement des temps forts de forma-tion.

le séminaire de rouen

Pourtant, le P. Eudes fit fonction de formateur au sens plus strict, au séminaire de Rouen : dans les débuts de cette maison, vers 1659-1660, le personnel était un peu réduit, et le supérieur de la congrégation y fit des séjours prolongés. On en a l’écho dans quelques-unes unes de ses lettres, par exemple lorsqu’il

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écrit à un jeune confrère pour lui faire part de son bonheur dans ce travail du séminaire :

Nous voici près de cent personnes dans cette maison, entre lesquelles il y a beaucoup d’ordinands, et plusieurs pensionnaires ou sémina-ristes dont nous avons grande satisfaction... Les ordinands s’en iront demain, je leur ai fait une exhortation tous les jours... » Un peu plus tard, il évoque avec enthousiasme, un jour d’ordination, une proces-sion de cent vingt ordinands entre le séminaire et la cathédrale : leur recueillement, à l’aller et au retour, a suscité l’admiration générale : tout le monde dit ‘qu’on n’en peut voir davantage dans les religieux les plus mortifiés’...

Et l’archevêque, note Jean Eudes, n’arrête pas « de le dire et redire à tout le monde et partout où il va, et de publier la joie qu’il a de son séminaire... » (O.C., X, p. 435-436).

Cette participation permanente à la vie d’un séminaire reste exceptionnelle. La plupart du temps, c’est par son exemple, par son amitié, par ses réflexions sur le terrain, à partir de l’expérience, par sa foi communicative en pleine action missionnaire, que le Père Eudes travaillait à la formation des prêtres.

les grandes lignes de sa pensée sur la formation des prêtres

trois livres pour les prêtres

Jean Eudes a composé trois ouvrages pour les prêtres : Mémorial de la vie ec-clésiastique (1681), Le bon Confesseur (1666), Le Prédicateur apostolique (1685). Le contenu de ces livres a d’abord été présenté oralement en d’innombrables exposés ou exhortations; puis il a circulé en copies manuscrites ; enfin les livres ont été publiés (pour deux d’entre eux, après sa mort).

Dans ces trois ouvrages s’expriment un certain nombre de convictions qui de-vaient marquer son action de formateur de prêtres. Nous allons en souligner quelques-unes.

vocation de dieu

Ce serait un grave péché, dit Jean Eudes, de vouloir être prêtre sans « vo-cation de Dieu ». Il précise toujours « de Dieu », pour bien faire percevoir

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le sens véritable du mot vocation : APPEL. De son temps, il y avait trop de prêtres – cinquante dans une petite ville comme Coutances – et beau-coup étaient désœuvrés. Beaucoup avaient choisi cette orientation comme un moyen de subsistance honorable et non pas comme un service de Dieu, comme une coopération avec l’Esprit Saint.

Son souci n’était donc pas d’appeler le plus possible de personnes au presby-térat, mais plutôt de barrer l’accès au presbytérat à ceux qui n’y seraient pas appelés par Dieu.

Comment discerner cet appel ? Non pas d’abord à partir d’un attrait, d’un désir ressenti, mais par le dialogue avec un ou plusieurs conseillers qualifiés, par exemple un formateur ou un délégué de l’évêque. « Gardez-vous bien d’y entrer que par une vocation [...], dont ce n’est pas à vous de juger, mais à un autre, qui soit capable de vous conduire sûrement dans un pas si glissant et si dangereux... » (O. C., III, p. 162).

appelés pour être pasteurs

Les prêtres sont avant tout des pasteurs. Non seulement Jean Eudes ne reje-tait pas ce titre mis en avant par Calvin et les réformés, mais il l’utilisait très souvent, au point d’en faire une sorte de synonyme : prêtre et pasteur, sous sa plume, sont très souvent associés ou interchangeables.

Un prêtre, dit-il, c’est :

un évangéliste et un apôtre, dont le principal exercice est d’annoncer sans cesse, en public et en particulier, par œuvre et par parole, l’Évan-gile de Jésus-Christ, et de continuer en la terre les mêmes fonctions auxquelles les Apôtres ont été employés, comme aussi la vie et les vertus qu’ils ont pratiquées... (O. C., t. III, p. 26).

Un prêtre, dit-il encore, « c’est un pasteur, qui porte en soi une image vive (le la bonté et de la vigilance du grand pasteur des âmes » (ibid., p. 28).

Finalement, il n’y a qu’un seul prêtre et un seul pasteur, Jésus. Ceux qui sont appelés par lui à l’ordination ont à le rendre présent, à lui permettre d’agir et de rassembler son troupeau, à transmettre ses paroles : « La bouche du prédicateur, c’est la bouche de Jésus, qui est venu du ciel en la terre pour parler aux hommes [...]. Prêcher, c’est faire parler Dieu... » (O. C., IV, p. 13).

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intimité avec dieu

Contempler Jésus, l’unique Pasteur, entrer dans ses sentiments à l’égard du Père et à l’égard des frères, participer à sa sainteté : voilà des exigences essen-tielles pour les prêtres :

Un prêtre est un Jésus-Christ vivant et marchant sur la terre. C’est pourquoi notre vie et nos mœurs doivent être une image vivante et parfaite, ou plutôt une continuation de la vie et des mœurs de Jé-sus-Christ... (O. C., III, p. 189).

Un peu plus loin, Jean Eudes explique combien les prêtres sont liés vitalement à la sainte Trinité :

Le Père éternel les rend participants de sa divine paternité. Le Fils de Dieu leur communique son divin sacerdoce, et leur donne pouvoir d’exercer sur la terre les mêmes fonctions [...] qu’il y a exercées. Le Saint Esprit les associe avec lui clans ses plus hautes opérations qui sont d’effacer le péché dans les âmes, de répandre la grâce, d’éclairer les esprits, d’échauffer les cœurs, de réconcilier les pécheurs avec Dieu... (O. C., III, p.193).

Voilà pourquoi leur première responsabilité est celle de la prière, de la docilité à l’Esprit Saint et de l’union familière avec Jésus.

proches des plus démunis

Dans la formation des prêtres, Jean Eudes insistait puissamment sur l’atten-tion aux personnes défavorisées ou blessées par la vie. C’est un thème auquel il revenait sans cesse :

Se rendre le protecteur, le défenseur, le consolateur, le père et le refuge des pauvres, [...] de ceux qui sont indéfendus et oppressés, et de tous les misérables ; procurer qu’ils soient assistés dans leurs nécessités ; [...] visiter les prisonniers, et leur rendre la même assistance, et prendre soin de tous les affligés et désolés... » (O. C., III, p. 40).

On raconte que, lors d’une mission, à Saint-Malo, une pauvre femme «assez mal habillée», vint demander à se confesser en dehors des horaires prévus. Deux missionnaires étaient là, mais ils refusèrent de l’accueillir ; le P. Eudes la

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reçut. Quelques jours plus tard, dans un moment de détente, il leur proposa de recevoir «deux honnêtes demoiselles ». Ils répondirent : « Oui-dà, mon Père, très volontiers ! » ; et ils coururent à la fenêtre : « Où sont-elles ? » Le P. Eudes éclata de rire : « C’est tout ce que je voulais savoir ! » Et il invita ses compagnons à n’avoir jamais de préférence, sinon pour les pauvres. Et par la suite, il rappelait souvent, en riant, leur empressement : « Oui-dà, mon Père, très volontiers ! Où sont-elles ? »1.

Nous saisissons là à la fois quelque chose de la pédagogie souriante du P. Eudes et l’importance qu’il attachait au service des pauvres et à la proximité avec eux.

Vocation comme appel de Dieu, orientation essentiellement pastorale, union au Christ souverain Pasteur, prédilection pour les pauvres, intimité adorante avec Dieu : voilà quelques-uns des points sur lesquels Jean Eudes insistait volontiers dans son action de formateur de prêtres.

conclusion : une nouvelle génération d’évêques

Jean Eudes vieillissant a connu de grandes épreuves ; mais il a aussi connu de grandes joies qui l’invitaient à dire merci à Dieu.

L’une d’elles a sûrement été de voir arriver au service des paroisses une nou-velle génération de prêtres, fruit de l’immense effort déployé dans les sémi-naires ; et même, à la tête des diocèses, une nouvelle génération d’évêques enfin conscients de leur mission spirituelle. Pensons, par exemple, à Léonor de Matignon, deuxième du nom, évêque de Lisieux : Jean Eudes avait bien connu son père, le comte de Matignon, gouverneur de Basse-Normandie, et sa mère avait, à deux reprises, donné l’hospitalité au missionnaire durant les missions de Saint-Lô puis de Torigni. Ainsi, après avoir évangélisé les parents, après avoir contribué à promouvoir la formation des prêtres, il retrouvait, devenu évêque diocésain, le fruit de ces longs travaux.

À Coutances aussi il vit arriver un jeune évêque, Jacques de Loménie de Brienne ; sa mère était une disciple de M. Vincent, et Jean Eudes, à Paris, l’avait bien connue. À Coutances comme à Lisieux, ces évêques d’un nouveau style collaborèrent facilement avec les disciples de Jean Eudes, ces jeunes

1. J. Martine, Vie du R.P. Eudes, II, p. 56.

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prêtres qu’il avait patiemment formés. L’un et l’autre choisirent comme vicaire général un de ces compagnons et disciples du P. Eudes. Autres évêques issus de la réforme de l’Église : ceux qu’il a vu arriver à Bayeux, François Servien, qui mourut prématurément puis François de Nesmond dont l’épiscopat fut long et fécond...

Tout cela inspirait au vieux missionnaire une intense action de grâce au Christ, qui sans cesse renouvelle son Église. Et peut-être ce climat d’action de grâce, qui était la toile de fond de sa propre vie, est-il une des choses les plus pré-cieuses qu’il ait léguées aux prêtres qu’il a contribué à former :

Il a fait pour moi des merveilles,

ce Cœur si bienveillant de Jésus et de Marie.

Il m’a pris pour lui dès le sein de ma mère,

il m’a abrité à l’ombre de sa main,

il m’a choisi pour son prêtre,

il m’a accompagné sur tous mes chemins.

Ô Cœur plein d’amour, source de tout bien,

de toi me sont venus des bienfaits sans nombre !...

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la vie morale comme continuation de la vie de Jésus

P. Romain DROUAUD cjm

Celui qui cherche à étudier l’intérêt de la doctrine de saint Jean Eudes pour la réflexion morale catholique, pourrait être tenté de consulter, en premier lieu, les écrits que celui-ci composa à destination des prêtres et des missionnaires pour les aider dans l’exercice de la confession. En effet, la conception de la morale au XVIIe siècle est, à quelques rares exceptions près, celle des manuels de morale des confesseurs, une morale casuistique centrée sur la classification juridique des péchés1. D’où le sentiment largement répandu à l’époque de Jean Eudes que la morale se résume principalement à l’art de résoudre les cas de conscience. De fait, l’étude du Bon confesseur, paru en 1666, atteste de la finesse du jugement prudentiel de Jean Eudes pour « discerner entre la lèpre et la lèpre, entre le péché et le péché » (IV, 210)2. Le mérite de la casuistique exposée dans le Bon confesseur – et que l’on retrouve dans la plupart des manuels du XVIIe siècle destinés aux confesseurs3 – est d’une part, de partir du réel comme le montre l’analyse précise que Jean Eudes fait des diverses circonstances entourant chaque cas étudié, et d’autre part, de mettre en œuvre une conception de la morale qui relève de la prudence ou de ce que d’aucuns appellent « sagesse pratique »4.

1. Cf. Jean-Louis Quantin, Le rigorisme chrétien, Paris, Cerf, 2001, pp. 60-70.2. Pour les références aux Œuvres Complètes de saint Jean Eudes (Œuvres Complètes, Vannes – Paris, 1905 – 1911, 12 vol.) : le n° du tome puis la page.3. Selon les recommandations de l’Assemblée du clergé de 1625, Jean Eudes se réfère à la morale des Instrucciones confessionis de saint Charles Borromée et en cite la traduction française de 1657 à plusieurs reprises (IV, 234 ; 247).4. Jean Eudes reprend bon nombre d’éléments qu’il avait déjà introduits dans ses Avertissements aux confesseurs missionnaires (1644) marqués davantage par la mansuétude de saint François de Sales auxquels il ajoutera pour le Bon Confesseur (1666) la rigueur de saint Charles Borromée.

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Cela dit, le concile Vatican II a profondément renouvelé la conception catho-lique de la morale. Comme le signalait le moraliste Bernard Häring :

la théologie morale catholique et l’enseignement de la morale sont appelés à prendre, au lendemain du deuxième concile du Vatican, un visage différent de celui qu’ils ont eu depuis le concile de Trente [...] Néanmoins, tandis que du XVIIe au XIXe siècle la théologie morale se préoccupait surtout du rôle du confesseur, en se plaçant dans la perspective de sa fonction de jugement et de contrôle, l’optique de Vatican II peut se caractériser par le dialogue, par la proclamation conquérante du message de vie en Jésus-Christ.5

Notre hypothèse est alors la suivante : la pertinence de la doctrine de Jean Eudes pour la réflexion morale catholique est moins à chercher dans l’art de la confession qu’il prône à l’instar de la majorité de ses contemporains ecclé-siastiques que dans la conception de la vie chrétienne qu’il propose comme la continuation de la vie de Jésus. Ce faisant, nous voulons montrer que la pensée de Jean Eudes, loin de l’approche juridique et individualiste qui a très souvent caractérisée la morale catholique comprise principalement comme ca-suistique jusqu’au siècle dernier, contient déjà en germe les grandes intuitions morales du concile de Vatican II. En concentrant notre essai essentiellement sur Vie et Royaume6, nous chercherons donc à examiner l’actualité de la doc-trine de saint Jean Eudes en montrant comment celle-ci s’inscrit dans une toute autre conception de la morale chrétienne, christocentrée, redonnant par le fait même à la dimension théologique toute sa place, mais en lien également avec l’expérience intérieure des chrétiens, pris individuellement et communau-tairement, appelés à réaliser pleinement leur vocation baptismale dans l’Église comme dans le monde.

1. la vie de Jésus comme paradigme de la vie morale chrétienne

Jésus-Christ doit être vivant en nous [...] nous ne devons point vivre sinon en lui : sa vie doit être notre vie, notre vie doit être une conti-nuation et expression de sa vie, nous n’avons point de droit de vivre

Cf. introduction au Bon Confesseur (IV, 119).5. Bernard Häring, La morale après le Concile, Tournai, Desclée, 1967, p. 5.6. En élargissant le corpus étudié, il serait intéressant d’examiner comment le symbole du Cœur qui, pour Jean Eudes, synthétise la vie chrétienne, vérifie notre hypothèse.

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en la terre, que pour porter, manifester, sanctifier, glorifier, et faire vivre et régner en nous le nom, la vie, les qualités et perfections, les dispositions et inclinations, les vertus et actions de Jésus (I, 164).

Face aux défis de l’évangélisation de son temps, Jean Eudes en appelle à une conception simple, fondamentale et pédagogique de la vie chrétienne : celle-ci consiste en la continuation de la vie de Jésus. Or, lorsqu’il place la vie de Jésus au centre de la vie chrétienne, Jean Eudes met en œuvre, par le fait même, une certaine conception de la vie morale. Il n’a pas cherché à écrire spécifiquement un traité de morale qui ferait nombre avec ses ouvrages sur la vie chrétienne : la vie chrétienne et la vie morale sont profondément liées, chez Jean Eudes, sans pour autant se confondre. En effet, comme nous allons le voir, la vie mo-rale ne se cantonne pas pour Jean Eudes à la résolution de dilemmes éthiques ni à la question de la loi morale. Elle est d’abord et fondamentalement l’art de bien conduire sa vie et d’agir en reconnaissant en Jésus-Christ la source et le modèle de la vie bonne.

La vie de Jésus n’est donc pas seulement le centre de la vie chrétienne, elle est le paradigme de la vie morale chrétienne. En d’autres termes, l’enseignement de Jean Eudes cherche à rendre possible hic et nunc l’éthique suscitée par Jésus. Il accorde ainsi une signification éthique à la vie de Jésus, à sa mort et sa résurrection ainsi qu’à la nature de sa relation au Père dans l’Esprit.

1.1. accéder à l’éthique de Jésus : les états et mystères de la vie de Jésus

Affirmer que la vie de Jésus est le paradigme de la morale chrétienne implique de reconnaitre une signification éthique à la vie de Jésus. L’enjeu est alors d’accéder à cette signification éthique afin que celle-ci fournisse au chrétien la source de sa propre vie morale. C’est la doctrine bérullienne7 des « états et mystères » de la vie de Jésus qui, dans l’enseignement de Jean Eudes, fournit l’accès à l’éthique de Jésus. Ces « états et mystères du Verbe incarné » dé-signent chaque moment et chaque aspect de la vie de Jésus. Or le Verbe étant éternel, si les circonstances sont historiques, la valeur morale de ce qui est vécu demeure et reste accessible aux croyants8. Par exemple, dans le mystère de

7. Voir par exemple : Michel Dupuy, Le Christ de Bérulle, Coll. Jésus et Jésus-Christ n°83, Paris, Desclée, 2001.8. Cf. Jean-Michel Amouriaux & Paul Milcent, Saint Jean Eudes par ses écrits, Paris, Médiaspaul, 2001, pp. 29-31.

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« la Naissance de Jésus », Jésus est dans un état de dépendance.

Les « états et mystères » dessinent en quelque sorte le portrait narratif de Jésus et permettent de ne jamais séparer son identité théologique de son iden-tité morale – et réciproquement. Plus précisément, l’accès à la signification éthique de la vie de Jésus procède d’un discernement entre ce qui relève du « corps » (ou l’extérieur) du mystère et ce qui en est « l’esprit » (ou l’intérieur) (I, 322-324). Le corps du mystère concerne « tout ce qui s’est passé extérieure-ment dans le mystère. Ce qui s’est passé extérieurement dans le mystère de la Naissance de Jésus, comme la nudité, la pauvreté, le froid, l’impuissance et la petitesse dans laquelle il est né » (I, 323) alors que l’esprit du mystère concerne « la vertu, la puissance et la grâce particulière qui réside dans le mystère et qui lui est propre et particulière [...] comme aussi les pensées et intentions, les af-fections et sentiments, dispositions et occupations intérieures avec lesquelles il a été opéré » (I, 324)9. La distinction tenue par Jean Eudes entre le corps et l’esprit, entre l’extérieur et l’intérieur du mystère donne l’accès à l’éthique de Jésus car elle permet de discerner, dans le récit de sa vie terrestre, ses paroles et ses actes, non seulement son identité théologique mais aussi son identité morale : sa volonté, ses vertus, ses dispositions intérieures, ses intentions, sa capacité à agir.

Illustrons maintenant à partir du mystère de l’enfance de Jésus que Jean Eudes offre à notre méditation. Jean Eudes interprète « l’intérieur » de ce mystère, à savoir l’esprit d’enfance, et nous donne l’accès aux attitudes morales corres-pondantes à l’identité théologique de « l’Enfant Jésus »:

Seigneur Jésus, pour nous tu as voulu non seulement te faire homme, mais petit enfant ; donne-nous de vénérer cet état très humble où tu t’anéantis ; mets en nous toute la sagesse de ton esprit d’enfance ; fais que nous imitions les vertus de ton enfance, innocence et simplicité, pureté, douceur, humilité, obéissance et charité (III, 285).10

La distinction entre l’intérieur et l’extérieur du mystère, qui n’est pas une sé-paration ni une opposition pour Jean Eudes, s’avère intéressante pour la vie

9. Il faudrait également ajouter l’attention que Jean Eudes porte dans la vie de Jésus aux « effets qu’il a opérés et qu’il opère continuellement par chacun de ses mystères » (I, 325).10. La traduction de l’original latin est celle du Manuel de prière de la Congrégation de Jésus et Marie, Paris, 1989, p. 30. Sur l’importance du mystère de l’Enfant Jésus dans la spiritualité de Jean Eudes, voir le chapitre « Saint Jean Eudes, modèle d’abandon christocentrique » in Bertrand de Margerie, L’abandon à Dieu. Histoire doctrinale, coll. Croire et Savoir, 25, Paris, Téqui, 1997, pp. 141-151.

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morale chrétienne parce qu’elle permet de faire émerger le potentiel éthique de la vie de Jésus pour aujourd’hui : « De là vient que nous disons que les mystères de Jésus ne sont point passés, mais qu’ils sont toujours présents, c’est-à-dire selon l’esprit, l’intérieur, la vérité et la substance des mystères, et non pas selon le corps et l’extérieur » (I, 325).

Bien avant les débats modernes épistémologiques sur la possibilité ou non d’accéder au « vrai Jésus de l’histoire », la doctrine de Jean Eudes étayée sur celle des « états et mystères de la vie de Jésus », met en valeur deux éléments constitutifs de l’éthique de Jésus : d’une part, l’éthique de Jésus ne consiste pas en de pures affirmations formelles, abstraites et anhistoriques, mais prend la forme narrative d’une histoire singulière inscrite dans l’épaisseur concrète du temps et de l’espace. D’autre part, la doctrine des états et mystères de la vie de Jésus met en œuvre une conception de la vie morale qui ne porte pas seule-ment sur l’objectivité des contenus moraux ou la qualification des actes mais qui s’intéresse d’abord aux aptitudes et ressources morales du sujet, telles que ses motivations, ses sentiments, ses pensées, son affectivité, son intériorité.

1.2. l’adhésion à Jésus comme principe de continuité de la vie morale chrétienne

Définir la morale chrétienne comme la continuation de la vie de Jésus revient à mettre en rapport la vie de Jésus et celle du chrétien. En effet, la doctrine de Jean Eudes nous ouvre à la fois à la signification éthique de la vie de Jésus mais nous apprend aussi à situer nos vies dans un rapport de continuité à celle-ci. Cette relation entre la vie de Jésus et celle des chrétiens constitue le nœud central de la conception que Jean Eudes développe de la vie chrétienne. Ainsi, tout au long de ses écrits, Jean Eudes insiste régulièrement sur ce rapport de continuité et les moyens pratiques de le mettre en œuvre.

Comme nous devons continuer et accomplir en nous la vie, les ver-tus et actions de Jésus sur la terre, aussi nous devons continuer et accomplir en nous les états et mystères de Jésus, et prier souvent ce même Jésus qu’il les consomme et accomplisse en nous et en toute son Église. Car c’est une vérité digne d’être remarquée et considérée plus d’une fois, que les mystères de Jésus ne sont pas encore dans leur entière perfection et accomplissement. D’autant que, combien qu’ils soient parfaits et accomplis en la personne de Jésus, ils ne sont pas néanmoins encore accomplis et parfaits en nous qui sommes ses

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membres, ni en son Église qui est son corps mystique. Car le Fils de Dieu a dessein de mettre une participation, et de faire comme une extension et continuation en nous et en toute son Église du mystère de son Incarnation, de sa naissance, de son enfance, de sa vie cachée, de sa vie conversante, de sa vie laborieuse, de sa Passion, de sa mort et de ses autres mystères, par les grâces qu’il nous veut communiquer, et par les effets qu’il veut opérer en nous par ces mêmes mystères.(I, 310)

La méditation des états et mystères de Jésus est le moyen que Jean Eudes privilégie pour mettre en relation la vie de Jésus et celle des chrétiens. Nous comprenons ainsi que le récit de la vie de Jésus est à la fois l’histoire méditée et l’histoire vécue, l’histoire que nous méditons et l’histoire que nous vivons. C’est pourquoi, la lecture du récit biblique revêt une importance particulière pour Jean Eudes, comme le montrent les « dispositions avec lesquelles il faut lire l’Écriture sainte » :

Se donner à l’Esprit divin qui a dicté les saintes Écritures, et le prier qu’il les grave dans nos cœurs, et qu’il fasse de notre âme et de notre corps un évangile et un livre vivant écrit au dedans et au dehors, dans lequel la vie intérieure et extérieure de Jésus, qui nous est représentée dans les saintes lettres, soit parfaitement imprimée. (III, 52)

La lecture du récit biblique, en particulier des évangiles, nous apprend à mettre en rapport notre histoire et celle de la vie de Jésus. Nous comprenons ainsi qu’en lisant le récit évangélique, c’est le récit de notre vie que nous devons lire. En réalité, un tel rapport de continuité entre la vie de Jésus et la nôtre demande un discernement moral sur notre existence, nos attitudes et nos actions afin d’identifier aujourd’hui ce qui est conforme à l’éthique de Jésus.

La vie que nous avons en la terre ne nous est donnée que pour l’em-ployer à l’accomplissement de ces grands desseins que Jésus a sur nous. C’est pourquoi nous devons employer tout notre temps, nos jours et nos années à coopérer et travailler avec Jésus en ce divin ouvrage de la consommation de ses mystères en nous ; et nous y devons coopé-rer par bonnes œuvres, par prières, et par une application fréquente de notre esprit et de notre cœur à contempler, adorer et honorer les divers états et mystères de Jésus dans les divers temps de l’année, et à nous donner à lui, afin qu’il opère en nous, par ces mêmes mystères, tout ce qu’il désire y opérer pour sa pure gloire. (I, 313)

La vie de Jésus entretient non seulement un rapport de continuité avec la vie

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du chrétien mais elle en forme le principe unificateur. Jean Eudes considère, en effet, que la vie n’est pas une succession discontinue d’actes éphémères mais qu’il existe, au fil des heures et des jours, une continuité qui transcende le temps : les états et mystères de Jésus méritent non seulement que nous nous en souvenions mais aussi que nous les laissions s’accomplir en nous continuellement tout au long de notre existence. Ainsi, le temps fragmenté de la vie morale chrétienne trouve une unité dans son rapport à la vie de Jésus. Au rythme des jours, des mois et des années, la proposition de Jean Eudes nous apprend à intégrer nos actions les plus ordinaires et à unifier le récit de nos vies autour des états et mystères de la vie de Jésus. En d’autres termes, l’unité narrative de la vie de Jésus est continuée dans la vie du chrétien, lui assurant ainsi sa propre unité.

Une attention aux termes lexicographiques utilisés par Jean Eudes permet d’aller plus loin dans la compréhension du rapport de continuité entre la vie de Jésus et la vie morale chrétienne. C’est par le langage de « l’adhésion à Jésus » que Jean Eudes désigne le principe de continuité de la vie morale chré-tienne. Il l’illustre par un certain nombre de verbes d’action : imiter, participer à, former la vie de Jésus en nous, etc.

Toutes nos actions doivent être une continuation des actions de Jésus ; nous devons être comme autant de Jésus en la terre, pour y continuer sa vie et ses œuvres, et pour faire et souffrir toute ce que nous faisons et souffrons, saintement et divinement, c’est-à-dire dans l’esprit de Jésus, c’est-à-dire dans les dispositions et intentions saintes et divines dans lesquelles ce même Jésus se comportait dans toutes ses actions et souffrances (I, 166).

Bien qu’il arrive quelquefois que Jean Eudes désigne Jésus comme « mo-dèle à imiter », la modalité de l’adhésion à Jésus n’est pas seulement celle de l’imitation d’un modèle extérieur au chrétien (comme Jésus) mais celle de l’inhabitation (dans ou en Jésus), la dissemblance étant sauve. Il ne s’agit pas seulement d’agir comme Jésus, et encore moins d’être Jésus, mais d’agir en Jésus. En exhortant à agir « dans l’esprit de Jésus », Jean Eudes définit non seulement la norme mais surtout la motivation de toute existence morale chrétienne : continuer le style de vie de Jésus. Il s’agit « d’imaginer » les sentiments et les dispositions intérieures de Jésus dans ses divers états et mystères pour les former en soi et y adhérer intérieurement. Il ne s’agit pas de répéter de façon anachronique ce qu’a fait Jésus en d’autres circonstances, encore moins de se

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prendre pour lui mais de se laisser habiter de l’intérieur par son Esprit afin d’inventer aujourd’hui les gestes, attitudes et paroles que son agir et sa manière d’être inspirent dans une situation distincte et nouvelle. C’est donc dans une perspective à la fois narrative et imaginative et non pas mimétique que Jean Eudes conçoit l’adhésion à Jésus comme le principe de continuité de la vie morale chrétienne.

1.3. le martyre comme la perfection de la vie morale chrétienne

Considérer la vie morale chrétienne comme la continuation de la vie de Jésus n’est pas sans implication quand advient la mort. Avec le thème du martyre chrétien, Jean Eudes s’efforce de penser la mort et son lien à la vie à travers le prisme de la vie et la mort de Jésus.

Le martyre représente d’après Jean Eudes « le comble, la perfection et consom-mation de la vie chrétienne » (I, 284). Il consiste non seulement à souffrir mais à « mourir pour Jésus-Christ » (I, 289). Si Jean Eudes considère, selon la théologie classique, que le martyre est avant tout un témoignage de foi au prix de sa propre vie, il n’en fait pas pour autant une interprétation morbide. La mort est « de l’essence et de la nature du martyre parfait et accompli » (I, 289) : l’insistance porte moins sur les circonstances de la mort – l’extérieur, le corps – que sur sa signification éthique – l’intérieur, l’esprit. Pour Jean Eudes, la mort est la signature du martyre parfait parce qu’elle est l’acte suprême du chrétien, le moment où toute sa vie vécue est mise en jeu dans un ultime acte de foi. Ainsi, la mort n’est pas le simple terme de la vie mais son accomplisse-ment. Dans le martyre, les conditions réelles de la mort sont donc secondes : ce qui prime est son poids axiologique c’est-à-dire ce que la mort révèle de l’orientation fondamentale d’une vie donnée « en l’honneur et union » de la vie de Jésus-Christ. C’est pourquoi, Jean Eudes ne considère pas que le martyre implique nécessairement une mort violente qui serait la conséquence directe de la confession de foi du chrétien devant ses persécuteurs. Le martyre peut prendre la forme continue d’actions ordinaires comprises comme le témoi-gnage rendu quotidiennement au Christ :

Je vous exhorte d’avoir un grand soin d’élever votre cœur vers Jésus au commencement de vos actions, afin de lui offrir, et de lui protester que vous voulez faire pour son amour et sa gloire. Car, si, par exemple, l’assistance corporelle ou spirituelle que vous rendez à un malade ou

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quelque autre chose semblable vous apporte un mal qui soit cause de votre mort et que vous ayez vraiment fait cette action pour l’amour de Notre-Seigneur, vous serez réputé devant lui comme martyr. (I, 291)

Ce qui qualifie moralement le martyre provient de la motivation intérieure plutôt que de la mort elle-même, mort envisagée ici comme l’effet et la conti-nuation d’une vie donnée sans calcul et sans réticence, avec « détachement » dirait Jean Eudes.

Plus encore, Jean Eudes estime que mourir martyr procède d’un « miracle » car il reconnaît que l’on peut être entièrement disposé à donner sa vie au nom de sa foi sans pour autant que les circonstances n’entrainent la mort : « Ceux-là sont martyrs en quelque façon devant Dieu, qui sont dans une véritable disposition et volonté de mourir pour Notre-Seigneur, quoique en effet ils ne meurent pas pour lui » (I, 288). Là encore, l’accent est mis prioritairement sur les dispositions intérieures plutôt que sur le résultat extérieur de l’acte. Puisque la mort réelle dans le martyre n’est réservée qu’à certains, c’est donc effectivement « l’esprit du martyre » qui est le précepte fondamental de toute vie morale chrétienne, précepte qui consiste à se maintenir dans la disposition continuelle de donner sa vie pour le Christ : « Tous les chrétiens, de quelque état et condition qu’ils soient, doivent toujours être préparés à souffrir le martyre pour Jésus-Christ, Notre-Seigneur ; ils sont obligés de vivre dans les dispositions et l’esprit du martyre » (I, 292).

En considérant l’esprit du martyr comme le précepte fondamental de la mo-rale chrétienne, Jean Eudes privilégie le témoignage de l’amour plutôt que l’acte de mourir en lui-même qui résulterait directement de la seule confession de foi. Pour lui, le martyre de la foi est tout autant martyre de l’amour, c’est-à-dire l’accomplissement du « souverain degré de l’amour ».

Dieu nous commande de l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces, c’est-à-dire du plus parfait amour duquel nous le pouvons aimer. Or, pour l’aimer en cette sorte, nous devons l’aimer jusqu’au point de répandre notre sang et mettre notre vie pour lui. (I, 293)

Le témoignage de foi s’exprime essentiellement dans le don de sa vie par amour. Dès lors, le martyre chrétien se comprend à la lumière du « martyre de Jésus, lequel est mort, non seulement dans l’amour et pour l’amour, mais aussi par l’excès et la puissance de ce même amour » (I, 292). Le martyre prend la

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forme d’un témoignage d’amour dans le don total de sa vie usque ad finem et c’est la passion de Jésus jusqu’à sa mort sur la croix qui en constitue le para-digme. Lorsque Jean Eudes considère l’esprit du martyre comme le précepte fondamental de la vie morale chrétienne en exhortant à vivre « du plus parfait amour duquel nous pouvons aimer », il ne recherche pas simplement l’obéis-sance formelle au commandement de Jésus de donner sa vie pour ceux qu’on aime (Jn 15, 13). Il vise surtout à rendre possible aujourd’hui l’orientation morale paradigmatique suscitée par la vie et la mort de Jésus.

La plus puissante et pressante raison qui nous oblige au martyre, c’est le martyre très sanglant et la mort très douloureuse que Jésus-Christ Notre Seigneur a souffert en la croix pour l’amour de nous. Car ce très aimable Sauveur ne s’est pas contenté d’employer toute sa vie pour nous ; mais il a voulu encore mourir pour notre amour. (I, 294)

Le martyre de Jésus représente la « perfection » de l’éthique de Jésus car il est l’expression d’une vie totalement donnée par « excès d’amour ». C’est dans l’expérience de cet amour premier que le martyre chrétien s’origine. En ce sens, d’après Jean Eudes, le martyre chrétien est avant tout une participation au martyre de Jésus. Ainsi, nous ne pouvons vivre selon l’esprit du martyre que si nous nous laissons d’abord nous-mêmes aimer. C’est ce consentement dans l’amour qui fait du martyre une vie donnée et non pas une vie ôtée11. Bien que les circonstances aujourd’hui nous dispensent ordinairement de perdre la vie au nom de la foi, l’accomplissement d’une vie totalement reçue et donnée en Jésus-Christ dans l’amour représente indissociablement, selon Jean Eudes, un martyre de foi et un martyre d’amour. Dans cette perspective, Jean Eudes conçoit le martyre comme la continuation de la vie de « Jésus martyr » et par la même, la perfection de la vie morale chrétienne. Cela signifie que nous sommes désinstallés de la tentation de rester un lecteur passif de la vie Jésus pour engager comme lui et en lui notre vie de façon cruciale. Nous sommes provoqués à nous prononcer par toute notre vie pour Jésus-Christ en « l’honneur et union » de son amour, même si ce n’est pas en conformité

11. Lorsque Jean Eudes compose et signe de son sang son vœu de martyre en 1637, il envisage pour lui-même la possibilité de mourir pour la foi au Christ. Mais sa démarche, bien loin de tout héroïsme fanatique, s’inscrit d’abord « en hommage et par les mérites » du sacrifice que Jésus a fait de sa vie au Père sur la croix. C’est pourquoi, en faisant le vœu de martyre, Jean Eudes s’en remet d’abord totalement à cet amour premier. C’est sur l’initiative de Dieu qu’il compte pour l’adorer et livrer au quotidien son existence entière par amour : « Faites, par votre très grande miséricorde, que toute ma vie soit un perpétuel sacrifice d’amour et de louange vers vous » (XII, 137).

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aux systèmes moraux dominants des sociétés. Pour Jean Eudes, la morale chrétienne ne saurait donc être une morale du « juste milieu », une sagesse de l’équilibre ; elle est bien plus une morale de la radicalité, non pas dans un acharnement prométhéen mortifère, mais dans la confiance en Dieu et dans l’amour. Car, nous ne choisissons pas de mourir martyr mais nous pouvons choisir en revanche de nous fier totalement en Dieu et d’aimer sans contre-partie.

2. identité chrétienne et identité morale

2.1. la lumière de la foi et la perception morale

Jean Eudes conçoit la vie de Jésus comme le paradigme de la vie morale chré-tienne. Cependant, sa conception porte à la fois sur l’objet de la vie morale comme sur le sujet moral lui-même. De fait, Jean Eudes dans Vie et Royaume commence par réfléchir non pas au bien et au mal ni à la nature humaine, mais à ce que signifie « être chrétien ». La morale chrétienne est donc inséparable d’une réflexion sur l’identité morale ; il ne s’agit pas d’abord de savoir ce que nous devons faire mais qui nous devons être pour agir chrétiennement. Or, pour Jean Eudes, l’identité chrétienne est constituée par l’identité nouvelle que nous devenons en Jésus-Christ. Elle forme notre capacité à agir en conformité avec cette identité nouvelle reçue. Cela signifie que la vie morale chrétienne dépend avant tout de cette perception que nous avons de nous-mêmes comme « être chrétien » et plus généralement de la réalité. Il nous faut, en effet, perce-voir la réalité toute entière pour ce qu’elle est, afin de pouvoir l’interpréter et décider quoi faire. La perception est donc constitutive de l’identité morale et tient un rôle déterminant pour l’agir. Elle est l’aptitude morale à appréhender le réel dans un champ de signification et la capacité d’y répondre de manière appropriée. Or, d’après Jean Eudes, la perception morale est liée à la foi : c’est à la lumière de la foi qu’il nous faut regarder la réalité.

C’est ainsi qu’il nous faut regarder toutes choses, non pas en la vanité de nos sens, ni avec les yeux de la chair et du sang, ni avec la courte et trompeuse vue de la raison et de la science humaine, mais en la vérité de Dieu et avec les yeux de Jésus-Christ, c’est-à-dire avec cette divine lumière qu’il a puisée dans le sein de son Père, avec laquelle il regarde et connaît toutes choses, et qu’il nous a communiquée, afin que nous regardions et connaissions toutes choses comme il les regarde et connaît. (I, 171)

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La perception morale n’est pas une simple affaire de coup d’œil, fût-il objectif, sur la réalité. Elle dépend intégralement des dispositions intérieures du sujet. En effet, nos dispositions habituelles déterminent ce que nous percevons. Ainsi, pour Jean Eudes, la foi est la disposition intérieure qui façonne la per-ception morale du chrétien. À la lumière de la foi, nous percevons la réalité toute entière « en la vérité de Dieu et avec les yeux de Jésus-Christ » c’est-à-dire qu’il nous faut percevoir la réalité de manière théologale en suspendant toute signification fondée sur l’expérience strictement immanente et humaine. Nous apprenons ainsi à être chrétien. C’est en ce sens que Jean Eudes consi-dère la foi comme le premier des fondements de la vie morale chrétienne, fondements « sans lesquels il est impossible d’être vraiment chrétiens ».

Si nous nous voyons nous-mêmes et toutes les choses du monde avec les yeux de la foi, nous verrons clairement que nous ne sommes que néant, péché et abomination [...]. Reconnaissons que de nous-mêmes nous ne sommes que ténèbres et que toutes les lumières de la raison, de la science et même de l’expérience humaine ne sont qu’obscurités et illusions sur lesquelles nous ne devons avoir aucune confiance. (I, 170-172)

Cette défiance apparente à l’égard des « lumières » humaines peut se com-prendre comme l’insistance de Jean Eudes sur la précédence de l’action créa-trice et salvifique de Dieu pour la constitution de l’identité chrétienne. En effet, pour Jean Eudes, la vie morale ne relève fondamentalement pas d’une initiative humaine mais elle est la réponse à l’action divine en conformité avec l’identité nouvelle reçue en Jésus-Christ. Il faut alors rappeler que, d’après Jean Eudes, « être chrétien » repose sur deux principes inséparables : adhérer à Jésus et renoncer à soi-même12. Ces deux aspects – adhésion et renoncement – sont

12. Le renoncement ne porte pas seulement sur le péché mais plus encore sur ce qui constitue en soi l’être humain. Pour Jean Eudes, il y a une telle disproportion entre Dieu et l’homme, que Dieu seul est « digne d’être, de vivre et d’opérer, et partant que tout autre être doit être anéanti devant lui » (I, 154). Toutefois, il faut rendre compte de l’évolution de la pensée de Jean Eudes sur le renoncement. Il semblerait, de fait, que Jean Eudes se soit corrigé dans les Entretiens intérieurs qu’il publie en 1662 comme huitième partie de Vie et Royaume : renoncer à soi consiste alors à « mettre aux pieds de Notre Seigneur tous vos sentiments, volontés désirs et inclinations, afin qu’il vous revête des siennes » (II, 192). D’après l’interprétation de Charles Berthelot du Chesnay, Jean Eudes est ainsi passé du plan ontologique à celui psychologique : il s’agit toujours de renoncer à soi selon le même schème – renoncement à soi et adhésion à Jésus –, mais dorénavant le point de vue n’est plus celui de l’anéantissement de l’être, mais celui du détachement dans les dispositions intérieures. Cf. Charles Berthelot du Chesnay, « Autour de la notion de ‘créature’ dans la Vie et le Royaume de Jésus. Recherches et hypothèses », in Introduction au Royaume de Jésus, 3e session de

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complémentaires et se réalisent tout au long de la dynamique de la vie du chrétien dans la continuation de la vie de Jésus en sa propre vie. Ce faisant, Jean Eudes ne cherche pas à opposer ce qui serait chrétien à ce qui serait humain13. Certainement, ce que signifie être chrétien n’est qu’une intensifica-tion, et non pas une négation, de ce que signifie être humain14. Le fait d’être chrétien conduit à l’accomplissement des désirs humains les plus profonds mais Jean Eudes n’interprète pas cet accomplissement à partir de ces désirs eux-mêmes. S’il est vrai que la vie chrétienne nous fait davantage ressembler à ce que nous devrions être, pour Jean Eudes, c’est d’abord en commençant par regarder Jésus et à partir de lui que nous devenons chrétiens. De plus, nous avons vu que l’identité morale chrétienne dépend avant tout de la perception de la réalité. Notre perception peut être déformée par nos projections et l’idée que nous nous faisons de ce qui nous arrive. Selon l’approche de Jean Eudes, « être chrétien » commence donc par percevoir la réalité comme Jésus. Or, seule la lumière de la foi permet de percevoir la réalité telle que Jésus lui-même la perçoit et d’agir en réponse.

Nous devons faire toutes nos actions par la conduite de cette même lumière, pour les faire saintement [...] Aussi les chrétiens se doivent conduire par la même lumière par laquelle Jésus-Christ, qui est leur chef, se conduit, c’est-à-dire par la foi qui est une participation de la science et de la lumière de Jésus-Christ. (I, 171)

D’après Jean Eudes, la foi n’est pas une sorte de transformation mystique du

Spiritualité Eudiste, Notre Vie, Paris, 1950, pp. 77-97 ainsi qu’Alain Guérandel, « Les motifs du renoncement selon saint Jean Eudes », in Le renoncement dans la vie chrétienne selon saint Jean Eudes et ses disciples, 6e session de Spiritualité Eudiste, Notre Vie, Paris, 1956, pp. 49-62.13. Contrairement aux thèses jansénistes qui écartent la possibilité d’une coopération de l’homme à l’initiative divine, Jean Eudes admet, plus nettement à partir de 1662, la capacité de l’homme à quelque bien. L’être humain n’est plus seulement un « néant » mais il est avant tout une créature de Dieu, capable « d’aimer celui qui nous a faits pour lui ». Cf. les huit premières méditations des Entretiens intérieurs, qui situent l’homme créé face à Dieu son Créateur ; en particulier II, 139-143, 147. Dans ses derniers écrits, Jean Eudes n’hésite plus à souligner explicitement la valeur théologale de l’homme : « Le cœur humain est d’une nature si noble et si excellente, qu’elle l’élève au dessus de toutes choses, puisqu’il n’est créé que pour Dieu, pour être possédé de Dieu et pour posséder Dieu, et que rien de tout ce qui est créé n’est capable de le contenter » (VI, 270).14. Cf. Concile œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et spes, n° 41.1 : « L’Église, pour sa part, qui a reçu la mission de manifester le mystère de Dieu, de ce Dieu qui est la fin ultime de l’homme, révèle en même temps à l’homme le sens de sa propre existence, c’est-à-dire sa vérité essentielle. L’Église sait parfaitement que Dieu seul, dont elle est la servante, répond aux plus profonds désirs du cœur humain que jamais ne rassasient pleinement les nourritures terrestres. »

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sujet sans prise avec le réel mais elle façonne l’identité morale en renouvelant sa perception de la réalité. En effet, la foi n’est pas tant la croyance en un cer-tain nombre d’affirmations que la participation à « la lumière de Jésus-Christ ». Elle signifie une disposition intérieure qui instaure par le fait même un style de vie spécifique. Cela implique que, pour Jean Eudes, la morale chrétienne ne consiste pas simplement à chercher les conséquences morales des affirma-tions chrétiennes. Elle représente plutôt un processus par lequel la foi forge l’identité morale en adoptant la même disposition intérieure selon laquelle Jésus perçoit la réalité et agit.

Comme nous sommes obligés de continuer en la terre la vie sainte et divine de Jésus, aussi nous devons nous revêtir des sentiments et inclinations de ce même Jésus. Or Jésus Christ a eu en soi deux sortes de sentiments extrêmement contraires, à savoir : un sentiment d’amour infini au regard de son Père et de nous, et un sentiment de haine extrême au regard de ce qui est contraire à la gloire de son Père et de notre salut. (I, 173)

Dans l’enseignement de Jean Eudes, la « haine du péché » – le deuxième des fondements de la vie chrétienne après la foi – est fondée avant tout sur le rejet que Jésus manifeste envers ce qui fait obstacle à l’action créatrice et salvifique de Dieu. En ce sens, le péché n’est pas d’abord compris comme une transgres-sion d’ordre moral mais prend sa véritable mesure dans son acception théo-logale. Puisque l’identité chrétienne se comprend en réponse à l’action divine, refuser la condition de créature et l’identité nouvelle reçue en Jésus-Christ est le propre du péché15. C’est encore la lumière de la foi qui permet de percevoir la réalité du péché pour ce qu’elle est au delà du strict manquement moral : « Regardez désormais le péché non pas comme les hommes le regardent mais comme Dieu le regarde, avec des yeux éclairés de sa divine lumière, c’est-à-dire avec les yeux de la foi ». (I, 174)

15. Nous suggérons que, comme celle d’Augustin, la notion de péché chez Jean Eudes est plus large que celle de la théologie scolastique : le péché, tout en étant un acte humain privé de la rectitude qu’il devrait avoir, n’est pas nécessairement hic et nunc imputable au sujet. Alors qu’en effet l’augustinisme prend l’homme tel qu’il est concrètement : un pécheur qui subit les conséquences du péché originel, le thomisme distingue avec précision ce qui est de la nature en elle-même et ce qui lui vient du péché d’Adam, la finitude humaine et la faiblesse du pécheur. À Jean Eudes, peu importe la distinction entre la corruption qui suit le péché personnel et celle qui est transmise d’Adam. À l’occasion, il la souligne : « Renoncez chaque jour à Adam et à vous-même, puisque non seulement lui, mais vous aussi vous avez péché » (I, 228). En ce sens, le péché est en premier lieu d’ordre théologal puisqu’il est l’expression du refus de notre condition de créature, ce qui est en effet le péché d’Adam.

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Dès lors, d’un point de vue moral, le rejet du péché ne se réduit pas, d’après Jean Eudes, à une exhortation générale à ne pas fauter et à être bon, mais il est une invitation concrète à adopter le style de vie rendu possible par l’action créatrice et salvifique de Dieu en continuant l’éthique de Jésus.

2.2. l’émergence du suJet moral en éthos communautaire

La lumière de la foi permet au chrétien de se percevoir tel qu’il est « aux yeux de Jésus-Christ ». Pour autant, cette identité théologale ne se définit pas indépendamment de la communauté à laquelle il appartient. Jean Eudes ne conçoit pas l’identité chrétienne de manière purement individuelle : par son baptême, le chrétien n’est pas un sujet solitaire face à Dieu mais il est incor-poré à l’Église. C’est en recourant à l’image paulinienne du corps que Jean Eudes décrit l’identité nouvelle que nous recevons en Jésus-Christ au sein de la communauté chrétienne dont nous devenons membre :

Parce que ce divin Jésus étant notre chef, et nous étant ses membres et ayant une union avec lui incomparablement plus étroite, plus noble et plus élevée que l’union qui est entre le chef et les membres d’un corps naturel, il s’ensuit nécessairement que nous devons plus parti-culièrement et plus parfaitement être animés de son esprit et vivant de sa vie, que les membres d’un corps naturel ne sont animés de l’esprit et vivant de leur chef. (I, 166)

C’est donc au sein de l’éthos ecclésial que Jean Eudes conçoit la continuation de la vie de Jésus. Ainsi, la vie communautaire ou sociale est la condition de possibilité de l’émergence de l’identité morale chrétienne. Comme l’écrit Charles Lebrun dans l’introduction à Vie et Royaume, « les chrétiens sont les membres d’un corps moral, ou, comme on dit d’ordinaire, d’un corps mys-tique, dont Jésus-Christ est le chef. Dans un corps moral, chaque membre a évidemment sa vie et son activité propres. Et pourtant la vie de chacun d’eux est associée à la vie des autres et surtout à celle du chef. Bien plus, chaque membre, surtout le chef, agit au nom et au profit de tous, de telle sorte que le chef et les membres travaillent de concert, se suppléent mutuellement et contribuent ainsi à leur perfection réciproque »16. Cet interagir est décisif car en dépendent directement la perception que le sujet a de lui-même ainsi que sa propre capacité d’agir. D’après Jean Eudes, être chrétien signifie continuer

16. Charles Lebrun, Introduction. Vie et Royaume, I, 28.

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la vie de Jésus-Christ Tête en synergie avec les autres membres de son Corps.

La vie passible et temporelle que Jésus a dans son corps mystique, c’est-à-dire dans les chrétiens, n’a point encore son accomplissement, mais elle s’accomplit de jour en jour dans chaque vrai chrétien, et elle ne sera point parfaitement accomplie qu’à la fin des temps. (I, 165)

La morale chrétienne est donc une morale de la communauté. Nous ne sommes pas des sujets moraux tant que nous ne sommes pas les sujets que Jésus-Christ nous appelle à être en nous incorporant à son corps. L’enseigne-ment de Jean Eudes revient à affirmer le caractère social du sujet moral, si bien que la relation aux autres est constitutive de l’identité chrétienne : nous ne sommes pas des « je » qui décidons de s’identifier avec certains « nous » ; nous sommes des « nous » qui découvrons leur « je » en apprenant à reconnaître les autres comme complémentaires de nous-mêmes dans un même corps com-munautaire, ecclésial ou social. Notre individualité n’est possible que parce que nous existons comme membre d’un corps uni à d’autres membres de ce corps, ce qui ne signifie pas pour autant la dilution de cette individualité dans la communauté. L’emploi que Jean Eudes fait de l’image paulinienne du corps du Christ17 implique, par extrapolation, que l’Église est l’éthos par excellence de la vie morale chrétienne. En effet, si la vie morale est la continuation de la vie de Jésus-Christ, si l’Église en est son Corps et lui la Tête qui vivifie ce Corps, il en ressort que c’est de l’Église que la morale chrétienne tire sa substance.

2.3. l’horizon métaphorique du royaume de Jésus

Le thème du Royaume de Jésus tient une place prépondérante dans la doctrine spirituelle de saint Jean Eudes, en particulier dans Vie et Royaume. S’il emprunte ce thème à l’Écriture, Jean Eudes ne cherche pas à le définir théologiquement

17. Jean Eudes s’est nourri de la doctrine paulinienne du corps comme un tout sans s’arrêter sur l’évolution qui existe entre les lettres de Paul. En effet, à partir des lettres de captivité, la conception paulinienne du corps du Christ se modifie. Dans Col (et Ep), le thème du corps qui exprimait jusque-là essentiellement l’unité dans la diversité, reçoit une amplitude christologique nouvelle : l’Église est le Corps du Christ, mais ne se confond pas avec celui-ci qui est désigné comme la Tête souveraine et vivifiante (Col 1, 18 ; 2, 9). Jean Eudes semble avoir mis l’accent principalement sur la relation de souveraineté et d’amour qui unit le Christ-Tête à son Corps plutôt que sur la relation entre les membres du Corps, la diversité interne à l’Église-Corps des ministères et charismes.

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de manière précise. De même, comme image morale, elle ne détermine pas non plus ce qu’il faut faire. Dans la perspective de Jean Eudes, le Royaume de Jésus est d’abord interprété de manière spirituelle18. Examinons ses princi-pales caractéristiques :

Edouard Boudreault montre que, pour Jean Eudes, le Royaume de Jésus se distingue par son caractère « intérieur et universel » et se définit comme un « Royaume d’amour »19. Le Royaume ne répond à aucune ambition triom-phaliste : il est avant tout intérieur, porteur des forces de vie et malgré son incomplétude, contient déjà la promesse eschatologique. Il ne connaît pas de frontières si ce n’est le péché. Son expansion est liée à la vitalité de l’Église sans pourtant s’y identifier. Car Jésus est appelé à régner sur tout l’univers, sur toutes les hommes, comme l’exprime cette prière de Jean Eudes :

Anéantissez toutes les créatures en moi et m’anéantissez moi-même dans l’esprit et dans le cœur de toutes les créatures, et vous mettez en leur place et en la mienne, afin qu’étant ainsi établi en toutes choses, on ne voit plus, on n’estime plus, on ne cherche plus, on n’aime plus rien que vous ; et que par ce moyen vous soyez tout, fassiez tout en tous et vous aimiez et glorifiez votre Père et vous-même en nous et pour nous, et d’un amour et d’une gloire digne de lui et de vous. (I, 276)

Ce Royaume intérieur et universel est, d’après Jean Eudes, un Royaume d’amour. L’amour est l’essence même du Royaume de Jésus : celui-ci règne dans la mesure où nous nous efforçons d’aimer et de nous laisser aimer.

[Jésus] nous aime tant, qu’il nous donne tous ses biens, tous ses tré-sors, lui-même. Il a tant d’amour pour nous [...] qu’il est tout charité et tout amour pour nous, en pensées, paroles et actions. [...] C’est ainsi que nous devons nous entraimer, en faisant au regard des autres ce que Jésus Christ a fait au regard de nous, selon le pouvoir qu’il nous

18. Benedict T Viviano, The Kingdom of God in History, Wilmington, Michael Glazier, 1988 [trad. française : Le Royaume de Dieu dans l’histoire, Coll. Lire la Bible, n°96, Paris, Cerf, 1992]. Schématiquement, trois types d’interprétation du Royaume de Dieu sont distingués au cours de l’histoire chrétienne : le premier consiste en une interprétation individuelle et spirituelle qui ne correspond pas à la dimension sociale et cosmique du Royaume selon l’Écriture ; le deuxième, de marque constantinienne, identifie le Royaume à la structure politique dominante mais ignore l’aspect transcendant du Royaume qui surpasse tout royaume terrestre ; le troisième type identifie le Royaume à l’Église.19. La brève description qui suit de ces caractéristiques est empruntée à Edouard Boudreault, « Du Royaume de Dieu au Royaume de Jésus » in Gilles Ouellet et al., Le Royaume de Jésus : Etudes, Montréal, Ed. Paulines & Médiaspaul, 1988, pp. 103-125.

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en donne. (I, 258-259)

Selon Jean Eudes, ce Royaume d’amour, bien qu’il ne soit pas encore plei-nement réalisé, est inauguré dans l’agir de Jésus en faveur des pauvres et des « indéfendus », signe concret de l’action salvifique de Dieu dans l’histoire. Aussi, souligne Edouard Boudreault, le Royaume de Jésus n’est pas sans por-tée sociale pratique pour Jean Eudes, même si « c’est en vain qu’on chercherait chez [lui] une théologie sociale du Royaume »20.

Priez Notre Seigneur particulièrement qu’il imprime dans votre cœur une charité et une affection tendre vers les pauvres, les étrangers, les veuves et les orphelins. (I, 263)

Sans relâche, Jean Eudes exhorte les chrétiens à aspirer au Royaume de Jésus en toute circonstance : volumus Domine Jesu te regnare super nos. Ainsi, le thème du Royaume de Jésus fonctionne comme une métaphore qui décrit la perception que nous devons avoir de l’horizon de nos vies et du monde. Cet horizon constitue une métaphore parce qu’elle réunit des termes issus de deux do-maines distincts d’expérience : d’un côté, l’expérience de Jésus qui inaugure la venue du Royaume, et de l’autre côté, l’expérience de ceux qui reconnaissent en Jésus le « Roi du ciel et de la terre » (I, 138), le « Roi des cœurs » (I, 388 ; 397 ). À l’instar de l’Écriture21, Jean Eudes cherche donc à affirmer la réalité de la souveraineté divine au cœur même de la réalité du monde en associant, par la métaphore du Royaume, ces deux réalités apparemment étrangères l’une à l’autre si l’on en reste à une simple formulation descriptive. Cette métaphore est suggestive et en appelle en définitive à notre imagination : il s’agit de nous représenter ce que signifie réellement « Jésus règne sur nous ». Pour Jean Eudes, la métaphore du Royaume renvoie d’abord à une disposition intérieure, un état d’esprit et de cœur mais elle incarne aussi certainement une réalité sociale dans laquelle les chrétiens interprètent l’action divine déjà en cours. Elle exprime à la fois un événement qui fait irruption dans l’histoire et qu’il s’agit sans cesse d’accueillir dans l’action de grâce – ce que fait Jean Eudes dans son Mémorial des bienfaits de Dieu –, mais elle est aussi le but de la vie chrétienne et plus universellement du monde.

En somme, le Royaume de Jésus fournit un horizon métaphorique à l’ex-

20. Ibid., p. 123.21. Christian Grappe, Le Royaume de Dieu, avant, avec et après Jésus, Coll. Le Monde de la Bible, n°42, Genève, Labor et Fides, 2001.

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périence morale chrétienne car il sert à appréhender tout le reste et donc à s’orienter. À la fois insaisissable et réel, « déjà là » et « pas encore », l’ho-rizon permet de savoir ce qui est proche et lointain, ce que nous pouvons entreprendre ou ce que nous devons être. Il assure une direction vers laquelle orienter notre vie et notre agir. En proposant le Royaume de Jésus comme ho-rizon, Jean Eudes nous engage inévitablement à un changement de nos cadres métaphoriques de base. Car nous ne construisons ni nos vies ni le monde mais nous les interprétons. Jean Eudes cherche donc à convertir notre imagi-nation de sorte que nous percevions la vie d’une manière nouvelle et que nous agissions en retour de manière radicalement différente. Ainsi, le Royaume de Jésus n’est pas simplement une réalité dont la réalisation historique est par-tielle et incomplète, il représente pour Jean Eudes l’horizon métaphorique de la morale chrétienne au sens où il informe l’identité morale et élargit sa perception. Certes, la morale chrétienne est une morale de la communauté comme nous l’affirmions précédemment mais cela ne signifie pas qu’elle a pour unique horizon le groupe ecclésial. L’Église n’aspire pas à elle-même mais au Royaume qui vient dans nos vies et dans le monde. D’après Jean Eudes, la morale chrétienne parce qu’elle est ecclésiale, a en dernier ressort une visée universelle : elle agit de sorte que l’amour de Jésus-Christ « règne » intérieurement et universellement le plus possible.

3. ethique de la foi et éthique des vertus

3.1. les vertus selon l’esprit de Jésus

L’enseignement de Jean Eudes sur les vertus occupe une très grande place. Il n’est pas délié du reste de sa doctrine mais s’inscrit au contraire dans le cadre de sa conception de la vie morale comme continuation de la vie de Jésus. En effet, Jean Eudes définit les vertus comme la continuation des vertus de Jésus.

Comme la vie chrétienne n’est autre chose qu’une continuation de la vie de Jésus-Christ, aussi les vertus chrétiennes sont une continuation et accomplissement des vertus de Jésus-Christ. Et, pour pratiquer les vertus chrétiennes, il les faut pratiquer dans le même esprit dans lequel Jésus-Christ les a pratiquées, et comme il les a pratiquées, c’est-à-dire par les mêmes motifs et intentions par lesquelles il les a pratiquées. (I, 208)

Si Jean Eudes parle abondamment des vertus, il n’en développe pas pour au-

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tant une présentation systématique22. Comme l’écrit Charles Lebrun, « saint Jean Eudes traite souvent des vertus chrétiennes mais toujours au point de vue pratique. Il ne faut pas chercher dans ses ouvrages une étude dogmatique sur la nature des vertus, leur genèse, leur progrès entre elles et avec la grâce sanc-tifiante. Laissant de côté les questions spéculatives, le saint ne s’occupe que de ce qui peut aider les âmes à se revêtir des vraies et solides vertus »23. Cette remarque rappelle la finalité éminemment pratique et pastorale de l’enseigne-ment moral de Jean Eudes. Ce dernier ne cherche pas à expliciter les principes d’une définition des vertus qu’il emprunte à la pensée classique24. Son intérêt pour l’éthique des vertus repose surtout sur la portée pratique qu’elle offre à sa conception de la vie morale chrétienne25. Ce qui est important pour Jean Eudes, c’est que la pratique des vertus engage la vie morale chrétienne com-prise comme la continuation de la vie de Jésus. Cela implique pour lui une clarification essentielle : les vertus chrétiennes s’opposent aux vertus dites « naturelles », c’est-à-dire acquises par des efforts strictement humains sans référence à Jésus-Christ26. Ces vertus qui procèdent de la nature et de la raison humaine sont écartées catégoriquement par Jean Eudes :

Il se trouve plusieurs personnes qui estiment la vertu, qui la désirent, la recherchent et emploient beaucoup de soin et de travail pour l’ac-quérir, et néanmoins on en voit fort peu qui soient ornées des vraies et solides vertus chrétiennes. Une des principales causes de cela est parce qu’ils se conduisent en la voie et en la recherche de la vertu, non pas tant selon l’esprit du christianisme, comme selon l’esprit des phi-

22. Son seul exposé d’ensemble sur les diverses vertus se trouve dans la seconde partie de Vie et Royaume. Les développements sur les vertus dans les Constitutions de la Congrégation de Jésus et Marie donnent surtout des conseils d’ordre pratique plus que doctrinal. Les chapitres de l’Enfance admirable ou du Cœur admirable sur les vertus de la Vierge Marie sont l’application particulière à la Mère de Jésus de l’éthique des vertus enseignée par Jean Eudes dans Vie et Royaume.23. Charles Lebrun, La spiritualité de saint Jean Eudes, Paris, Lethielleux, 1933.24. Traditionnellement, la vertu est définie comme une ferme disposition à faire le bien ou à éviter ce qui est mal. C’est à la fois une grande qualité morale et une force surnaturelle divine. 25. Jacques Couturier, « Des vertus chrétiennes en général selon saint Jean Eudes », Cahiers Eudistes de Notre Vie, n°5, Paris, 1960, pp. 71-81.26. On reconnaît ici une influence augustinienne sur la doctrine de saint Jean Eudes. En effet, à l’origine, Augustin attribue sa conversion à sa recherche d’une vie vertueuse introduite par la philosophie néoplatonicienne et stoïcienne. Plus tard, Augustin en vient toutefois à critiquer vivement la « vertu païenne » en la mettant en rapport à la foi chrétienne et à l’Écriture. Il l’oppose ainsi à la « véritable vertu » incluant nécessairement une interconnexion de toutes les vertus (De Trinitate, VI, 4).

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losophes païens, des hérétiques et politiques ; c’est-à-dire selon l’esprit de Jésus-Christ et de la grâce divine qu’il nous a acquise par son sang, comme selon l’esprit de la nature et de la raison humaine. (I, 206)

C’est que les vertus naturelles sont des obstacles à la grâce, au renoncement à soi et à l’adhésion à Jésus :

Plus [la grâce] trouve en nous de perfections naturelles ou acquises, plus elle y trouve d’obstacles qu’elle a bien de la peine à surmonter [...] tant parce que les avantages naturels ou acquis nous attachent à nous-mêmes et nous remplissent d’estime et de complaisance pour nous-mêmes, que parce que la croix de Jésus-Christ [...] est la fin de la grâce, puisque cette même grâce nous est donnée pour nous crucifier avec lui. (V, 351)

L’opposition entre les vertus chrétiennes et les vertus naturelles repose sur une triple divergence : de principe, de moyens et de finalité. Quant au principe, la conception païenne – qui est aussi celle de tant de chrétiens de bonne volonté d’après Jean Eudes – considère la vertu non pas à la lumière de la foi mais à celle de la raison humaine. À l’inverse, les défenseurs des vertus chrétiennes les « regardent non pas en elle-même seulement, mais en son principe et en sa source, c’est-à-dire en Jésus-Christ qui est la source de toute grâce, qui contient en éminence et en souverain degré toute sorte de vertu et dans lequel la vertu a une excellence infinie » (I, 207). Il en ressort que, pour Jean Eudes, le vrai principe de la vertu est hétéronome et repose en Jésus-Christ. Quant aux moyens, la vertu « selon l’esprit de Jésus-Christ » procède en premier lieu de l’œuvre de la grâce divine sans laquelle « il est impossible d’exercer le moindre acte de vertu chrétienne » alors que la vertu naturelle s’acquiert par « ses propres efforts, à force de soin, de vigilance, de considérations, de résolu-tions et de pratiques » (I, 206). Quant à la finalité, la vertu chrétienne poursuit « la gloire de Dieu » alors que les vertueux selon l’esprit de la nature agissent surtout par esprit d’orgueil « pour leur propre mérite, intérêt et satisfaction ».

Cette opposition termes à termes peut être éclairée par le contexte philo-sophique de l’époque de Jean Eudes. Face à l’émergence de l’humanisme de la Renaissance fondé sur une raison humaine émancipée de Dieu d’une part, face à la défiance des Réformateurs à l’égard de toute œuvre humaine pour l’accès au salut d’autre part, Jean Eudes cherche à exploiter le potentiel pratique de l’éthique des vertus en maintenant le centre de gravité en Dieu et non en l’homme. Ainsi, Jean Eudes privilégie dans son éthique des vertus

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l’hétéronomie à l’autonomie. Rappelons-le, son éthique des vertus répond avant tout à un objectif pratique et pastoral : comme l’écrit Jacques Couturier, Jean Eudes est « un missionnaire, un apôtre qui se heurte chaque jour aux faiblesses, aux fautes de l’homme et qui s’emploie à mettre le pécheur sur le bon chemin [...]. Il sait que l’homme dispose de ressources personnelles qui lui permettent, dans certaines limites, d’acquérir par son travail des comporte-ments vertueux ; mais à l’époque où il se trouve, et surtout au début du XVIIe siècle, on n’est pas porté tellement à admirer les performances de la vertu, ou si l’on y est, c’est surtout sous l’influence d’un humanisme que saint Jean Eudes dénoncera avec vigueur [...]. Jean Eudes luttera simultanément contre l’orgueil de l’humanisme et contre le désespoir larvé de certaines thèses pro-testantes. »27. Contre le premier, il défend l’identité théologale de l’homme (la nature humaine n’a de consistance que relativement à Dieu) ; contre le second, il reconnaît la valeur des pratiques bonnes et de l’agir moral pour l’existence chrétienne. Si la nature humaine ne peut compter sur elle-même pour être sauvée, la grâce de Jésus-Christ est la vraie grandeur de l’effort humain et des pratiques vertueuses.

L’éthique des vertus de Jean Eudes est indissociable d’une éthique de la foi. Elle n’est pas éloignée de la compréhension augustinienne de la nature hu-maine divisée dans l’histoire entre l’amor dei et l’amor sui, une nature humaine concrète, blessée par suite du péché originel et réparée par la grâce rédemptrice. C’est davantage selon ce cadre interprétatif, et non celui de la théologie scolas-tique28, que Jean Eudes oppose les vertus chrétiennes aux vertus dites morales. En effet, pour lui, les vertus chrétiennes sont de nature théologale dans le sens où celles-ci mobilisent la foi en Jésus-Christ et émanent du principe surnaturel de la grâce. Les vertus chrétiennes sont théologales et conduisent ainsi à une plus grande adhésion à Jésus alors que les vertus dites morales d’après Jean Eudes s’appuient « sur le sable mouvant de l’amour propre et de la vanité ».

Les vertus chrétiennes sont de vraies et solides vertus, ce sont des vertus divines et surnaturelles ; en un mot, ce sont les vertus mêmes

27. Jacques Couturier, art. cit., p. 74.28. La théologie scolastique accorde une autonomie importante à la raison de l’homme dont la nature – comprise alors au sens métaphysique – est orientée vers Dieu. Cf. OC I, 209, note 1 : « Les théologiens divisent les vertus en vertus théologales et vertus morales, et ces dernières en vertus surnaturelles et vertus naturelles. Mais, au temps du P. Eudes, on réservait communément la dénomination de vertus morales aux vertus naturelles que l’on opposait sous ce nom aux vertus surnaturelles ou chrétiennes ».

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de Jésus-Christ, desquelles nous devons être revêtus, et lesquelles il va communiquant à ceux qui adhèrent à lui, qui les lui demandent avec humilité et confiance, et qui tâchent de les pratiquer comme il les a pratiquées. (I, 209)

En somme, les vertus chrétiennes sont vraies car elles révèlent la vérité ultime de l’homme révélée en Jésus-Christ. En ce sens, elles s’acquièrent par une participation gracieuse à ses vertus. À l’inverse, les vertus que nous pourrions acquérir de nous-mêmes, en comptant sur nos seules forces, sans ouverture confiante à Dieu, sont non seulement imparfaites mais ce sont des vertus fausses comme dit saint Augustin29 car elles reposent sur une vision tronquée de la nature humaine.

L’éthique des vertus de Jean Eudes s’écarte de toute réduction volontariste aux accents pélagiens parce qu’elle procède avant tout d’une éthique de la foi. Cela dit, Jean Eudes n’oublie pas le rôle de la volonté humaine. La pratique vertueuse nécessite conjointement un acte de foi et un acte de volonté, par lesquels le sujet moral décide, en toute humilité et confiance, de compter avec la grâce divine :

Que la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu, il la lui faut demander avec confiance et persévérance. C’est pourquoi, ils demandent instamment et continuellement à Dieu les vertus dont ils ont besoin, sans se lasser jamais de les lui demander ; et avec cela ils apportent de leur côté tout le soin, la vigilance et le travail qu’il leur est possible pour s’y exercer. Et toutefois, ils prennent bien garde à ne se confier ou appuyer aucunement sur leurs soins et vigilances, sur leurs exercices et pratiques, sur leurs désirs et résolutions, non plus que sur les prières qu’ils font à Dieu pour ce sujet ; mais ils attendent tout de la pure bonté de Dieu et ne s’inquiètent pas lorsqu’ils ne voient pas en eux les vertus qu’ils désirent. Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu, reconnaissant que c’est par leur faute et infidélité. (I, 207)

Cette citation de Jean Eudes résume toute la dialectique de son éthique des vertus. Elle exprime tout à la fois la défiance à l’égard des forces humaines, soulignée avec nuance et finesse, et en même temps, la nécessité de l’effort humain : l’éthique des vertus de Jean Eudes ne cède ni au quiétisme ni au

29. Cf. OC I, 209, note 2 : saint Augustin cité par saint Thomas d’Aquin in ST Ia-IIae, 65, 2.

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pur volontarisme30.

3.2. deuX vertus chrétiennes fondamentales : humilité et charité

Jean Eudes ne s’attarde pas à énumérer les vertus selon la classification sco-lastique des vertus théologales et cardinales31. Influencé plutôt par l’approche paulinienne des vertus groupée autour de la foi, de l’espérance et de la charité, comprises de façon traditionnelle comme des vertus théologales mues par la grâce divine, Jean Eudes expose quelques vertus particulières auxquelles il applique son éthique des vertus « selon l’esprit de Jésus-Christ » : l’humilité, la confiance, l’obéissance et la charité.

Si Jean Eudes recommande particulièrement ces vertus, c’est pour la raison pratique de leur aptitude à nous unir à Dieu et à nous faire continuer la vie de Jésus. L’humilité, par exemple, « cadre bien avec la conception pessimiste de la nature humaine, telle qu’il l’a comprise à l’école de Bérulle et surtout de Cond-ren, mais il la recommande surtout parce qu’elle permet de continuer l’humi-lité du Christ »32. La confiance, fille de l’humilité, nous « retire dedans Jésus comme dans notre paradis dans lequel nous trouverons très abondamment tout ce qui manque en nous-mêmes » (I, 234). La soumission et l’obéissance chrétiennes nous permettent de continuer la soumission et l’obéissance du Verbe incarné à son Père, et comme lui de « mettre tout notre contentement, notre béatitude et notre paradis en cela » (I, 252).

Parmi ces vertus particulièrement recommandées par Jean Eudes au motif de leur portée théologale, deux apparaissent fondamentales : l’humilité et la charité33.

30. Il nous semble que l’enseignement de Jean Eudes ne dénie pas le rôle de la volonté humaine dans la vie morale chrétienne mais il revient à critiquer le volontarisme qui consiste à suspendre la réalité au fil ténu de l’arbitraire de la volonté humaine.31. Jean Eudes énonce sans s’attarder la division classique des vertus, telle qu’elle fut systématisée par les scolastiques, dans le Cœur admirable : trois vertus théologales et quatre vertus cardinales (VIII, 150) mais cette systématisation ne semble pas déterminante dans la pensée de saint Jean Eudes.32. Jacques Couturier, art. cit., p. 79.33. Pour un examen plus développé des autres vertus chrétiennes mises en avant par saint Jean Eudes, se reporter à Alain Guérandel, « De quelques vertus caractéristiques de la spiritualité eudiste », Cahiers Eudistes de Notre Vie, n°5, Paris, 1960, pp.82-102.

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L’humilité

Jean Eudes attribue à la vertu d’humilité une haute importance. Il estime en effet que l’humilité chrétienne est la première des vertus. Elle est le fondement de toutes les autres (I, 214), « la mère, la nourrice et la gardienne de toutes les autres vertus » (IX, 252). D’après Jean Eudes, c’est la pratique de l’humilité qui permet avant tout au chrétien de percevoir son identité à la lumière de la foi et donc de reconnaitre en Dieu le principe de toutes les vertus. Contre la ten-tation de la pratique vertueuse « selon l’esprit de la nature » où l’homme s’ap-proprie faussement les vertus par amour propre, l’humilité garantit au chrétien d’agir vertueusement en vérité, c’est-à-dire « selon l’esprit de Jésus-Christ ». En ce sens, l’humilité est une vertu spécifiquement chrétienne et même par excellence la vertu de Jésus-Christ (I, 214)34. Car pour Jean Eudes, c’est bien de l’humilité de Jésus-Christ que le chrétien doit apprendre à pratiquer lui-même la vertu d’humilité. « C’est par cette vertu que nous serons rendus dignes de former Jésus dans nos âmes et de le faire vivre et régner dans nos cœurs » (I, 15). L’humilité est à la fois la continuation de l’humilité de Jésus mais aussi la vertu requise pour continuer la vie de Jésus. En ce sens, elle est la condition sine qua non de l’exercice de toute autre vertu, et plus généralement la disposition nécessaire à une vie morale chrétienne.

Jean Eudes distingue deux sortes d’humilité : l’humilité d’esprit et l’humilité de cœur (I, 215-233). L’humilité d’esprit procède d’une double reconnaissance : reconnaître notre condition pécheresse et reconnaître en Dieu la source de notre bon agir. Car il ne suffit pas de constater notre « néant » – ce serait une fausse humilité dit Jean Eudes car nous resterions encore centrés sur nous-mêmes –, faut-il encore remettre notre confiance en Dieu seul et ad-mettre « que tout ce que vous avez de bien vient de la très pure miséricorde de Dieu » (I, 221). L’humilité ne se satisfait cependant pas de cette reconnais-sance de notre condition humaine : il nous faut aimer cette condition. C’est pourquoi l’humilité d’esprit appelle l’humilité de cœur, qui consiste selon Jean Eudes, à vouloir et aimer être humble comme le Christ lui-même.

La vraie humilité de cœur que Notre-Seigneur Jésus-Christ veut que

34. Dans Vie et Royaume, l’humilité est aussi développée que la vertu de religion. De plus dans l’édition de 1662, Jean Eudes ajoute une série de 17 méditations sur l’humilité (II, 71-127). Il recommande longuement l’humilité à ses fils en leur indiquant une multitude de moyens pour la pratique de cette vertu (IX, 246-257). Il insiste également sur l’humilité comme première disposition à l’oraison (I, 201-202).

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nous apprenions de lui, et qui est la parfaite humilité chrétienne, consiste à être humble comme Jésus-Christ l’a été sur la terre ; c’est-à-dire à avoir en horreur tout esprit de grandeur et de vanité, à aimer le mépris et l’abjection, à choisir toujours en toutes choses ce qui est le plus vil et humiliant, et à être en dispositions d’être humiliés jusqu’au point auquel Jésus-Christ a été humilié en son Incarnation, en sa vie, en sa Passion et en sa mort. (I, 225)

La distinction entre l’humilité d’esprit et celle de cœur permet de mieux comprendre que l’humilité chrétienne ne se confond ni au plan moral, avec la modestie, ni au plan psychologique, avec le sentiment d’infériorité qui conduirait au découragement Il ne s’agit donc pas de penser que les humi-liations conduisent nécessairement à l’humilité. La perspective de Jean Eudes nous montre qu’en réalité l’humilité porte sur l’accomplissement de la voca-tion théologale de l’existence humaine assumée en Jésus-Christ. C’est cette perception de l’être humain relativement à Dieu qui donne la cohérence à l’attitude vertueuse. Il en ressort que l’humilité, parce qu’elle tient à notre radicale dépendance à l’égard de Dieu, nous dispense de devoir nous justifier nous-mêmes et nous oriente vers notre fin ultime. Comme le remarquait Alain Guérandel, « la vertu d’humilité semble donc assimilée par saint Jean Eudes aux vertus théologales, et particulièrement à l’espérance »35. Elle est à la fois lucidité sur ce que nous sommes réellement aux yeux de Dieu et espérance de notre accomplissement total et définitif en Jésus-Christ seul.

La charité

Si l’humilité est la disposition nécessaire au développement des autres vertus selon Jean Eudes, la charité en est, en quelque sorte, l’achèvement. C’est pour-quoi, dans les Constitutions de ses fils, il prévoit que « la règle des règles, c’est la charité » (IX, 211). La justice, l’humilité, l’obéissance, la confiance culminent dans l’exercice de la charité36. En effet, Jean Eudes rappelle que la charité est

35. Alain Guérandel, art. cit., p. 89.36. Bien que la charité achève les autres vertus, Jean Eudes ne perd pas de vue pour autant la justice : dans ses missions, il rappelait fréquemment aux riches et aux puissants leurs devoirs à l’égard de leurs servants et des pauvres en général, ceux de l’aumône notamment. En matière sociale, il ne parle jamais de la vertu de justice en soi mais il l’associe finalement à la charité. Celui qui reçoit l’aumône, par exemple, doit avoir une grande gratitude envers son bienfaiteur (IX, 239-241).

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indissociable de l’amour de Dieu : ce n’est qu’un seul amour qui prend sa source dans l’amour divin. Ainsi, d’après Jean Eudes, toute vertu fondée sur l’amour divin ne peut que s’achever en charité. Sur ce point, sa conception s’accorde largement au propos de saint Augustin : « la meilleure et la plus courte définition de la vertu est celle-ci : l’ordre de l’amour »37.

Puisque les vertus sont la continuation des vertus de Jésus, Jean Eudes nous exhorte à l’exercice de la charité en continuant l’amour de Jésus : « il nous aime en son Père et pour son Père, ou plutôt il aime son Père en nous, et il veut que nous nous aimions les uns les autres comme il nous aime » (I, 258). D’après Jean Eudes, la charité consiste donc à aimer son prochain en Dieu et pour Dieu : « Regardez votre prochain en Dieu et Dieu en lui, c’est-à-dire regardez-le comme une chose qui est sortie du cœur de et de la bonté de Dieu [...] regardez-le encore comme celui qui est le temple du Dieu vivant [...] qui est une portion de Jésus Christ » (I, 259). Si l’humilité porte sur l’identité théo-logale du sujet vertueux, la charité exige ce même regard porté désormais sur autrui. Ce que je perçois de moi-même par l’exercice de l’humilité, je le perçois du prochain par l’exercice de la charité : l’existence du prochain comme la mienne ne peuvent être considérées qu’en Dieu.

La charité ne saurait se limiter aux bons sentiments. Parce qu’elle est la conti-nuation de la charité exercée par Jésus, elle doit se pratiquer dans les actions ordinaires d’une part, et dans la perspective du salut d’autre part. Ainsi, d’après Jean Eudes, même nos petits gestes du quotidien doivent manifester notre charité à l’égard du prochain : « Lorsque vous saluez ou faites honneur à quelqu’un, saluez-le et l’honorez comme le temple et l’image de Dieu, et comme membre de Jésus-Christ » (I, 262). En effet, la vertu de charité est davantage qu’une simple affaire de courtoisie ou de bienfaisance ; il en va, d’après Jean Eudes, du salut du prochain en Jésus-Christ : « Surtout ayez une charité toute spéciale vers les âmes de tous les hommes [...]. Souvenez-vous [...] que l’œuvre le plus grand, le plus divin et le plus agréable à Jésus que vous puissiez faire au monde, c’est de travailler avec lui au salut des âmes qui lui sont si chères et précieuses » (I, 264). Selon Jean Eudes, l’exercice de la charité participe à l’œuvre salvifique de Jésus-Christ et, en ce sens, est aussi une tâche d’évangélisation. Là encore, c’est la perception théologale de la vocation humaine qui autorise une telle approche. Ainsi, la charité vraie amène

37. Saint Augutin, De civitate Dei, 15, 22

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ultimement le prochain à découvrir en vérité sa vocation profonde car seul l’amour délivre effectivement l’homme et le plonge en Dieu.

3.3. prière et vertus : des pratiques pédagogiques liées

Afin de promouvoir concrètement son éthique des vertus, Jean Eudes met en place un véritable apprentissage pédagogique qui lie étroitement la pratique de la prière et la pratique de la vertu. L’éthique des vertus et la prière ont ainsi en commun de reconnaître le rôle formateur des pratiques habituelles. Par la pratique de la prière comme celle des vertus, le corps et l’esprit façonnent le sujet moral et se développent ainsi certaines aptitudes aux formes régulières. Pour autant, Jean Eudes ne fait pas de la pratique un agir centré sur lui-même. Nous n’agissons pas vertueusement pour acquérir une vertu ; cela retirerait sa valeur morale à la vertu que nous prétendons pratiquer. De même dans la prière chrétienne, ce qui est recherché n’est pas l’exercice pour lui-même mais l’adhésion à Jésus. C’est bien à cette fin que Jean Eudes lie la pratique de la prière et la pratique de la vertu et non pour faire d’un sujet priant un virtuose de la morale. Etre vertueux n’est pas une fin en soi. Selon le schème renon-cement à soi et adhésion à Jésus, Jean Eudes considère que, lorsque l’amour de Jésus s’approfondit, il détourne de plus en plus l’attention des besoins et des accomplissements du sujet moral. L’amour vrai – amor dei – décentre de soi et se dépasse.

Dans un paragraphe intitulé « Comme il faut exercer les vertus chrétiennes et réparer les manquements qu’on y commet » (I, 210), Jean Eudes propose le programme suivant pour la prière : d’abord, adorer en Jésus-Christ la vertu que l’on veut pratiquer : c’est la contemplation du modèle à la lumière de la foi. Ensuite, nous humilier, en considérant ce qui nous sépare de Jésus : notre incapacité à faire de nous-mêmes le moindre acte de vertu. Comme nous l’avons vu, l’humilité est la disposition nécessaire au chrétien pour devenir vertueux et laisser la grâce agir en lui. Puis, nous donner à Jésus, pour qu’il fasse disparaître en nous les obstacles à cette vertu et « qu’il imprime et l’éta-blisse en nous ». Ce don de soi est l’expression de la transformation opérée par notre adhésion à Jésus. Il faut enfin pratiquer cette vertu « par des actes intérieurs et par des effets extérieurs [nous] unissant aux dispositions et inten-tions avec lesquelles Jésus-Christ a exercé ces mêmes vertus » (I, 210). Jean Eudes termine en recommandant de ne jamais nous décourager à la vue de

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nos fautes contre cette vertu. Au contraire, notre manquement est l’occasion redoublée d’être uni plus étroitement au Christ, non par volontarisme propre mais par sa seule miséricorde.

Il apparaît clairement à travers ce programme que la pratique de la prière est la forme régulière et progressive de l’adhésion à Jésus-Christ. Chez Jean Eudes, la pratique de la prière a un aspect pédagogique et transformateur car elle conduit à comprendre la vie chrétienne comme la continuation de la vie de Jésus. Elle permet au priant de situer, au quotidien, sa vie morale dans la perspective de son adhésion à Jésus.

À cet effet, Jean Eudes propose des « exercices » tout au long de ses écrits afin d’aider les chrétiens à la pratique de la prière et à progresser dans l’exercice de la vertu. Ce sont des pratiques concrètes qui forgent un mode de vie particu-lier. Elles concernent la pratique des vertus quelles qu’elles soient. Jean Eudes en donne une expression particulièrement pédagogique et concise dans les « Exercices d’avant midi » tels qu’ils se trouvent dans son Manuel pour une communauté ecclésiastique (III, 281-297). Destinés initialement à ses fils, ces exercices ont pour objet l’humilité, la patience, la pureté, la charité fraternelle, la justice etc. Illustrons par la vertu de miséricorde :

Adorons la divine Miséricorde en elle-même, et en tous les effets qu’elle a jamais opérés, et qu’elle opérera éternellement dans tout l’univers, spécialement au regard de nous. Rendons-lui-en grâces. De-mandons-lui pardon de tous les obstacles que nous y avons apportés. Donnons-nous à elle, la suppliant qu’elle détruise en nous tout ce qui lui est contraire, et qu’elle nous revête d’elle-même, imprimant en nous une vraie compassion des misères spirituelles et corporelles du prochain, et une grande inclination de le secourir selon tout notre pouvoir. (III, 290)

Ces exercices sont relativement simples et communs. Ils peuvent ainsi incar-ner et façonner les qualités de la vie morale chrétienne, en mettant en relation la vie de Jésus-Christ et l’expérience quotidienne la plus ordinaire. Ils mettent réellement en œuvre une pratique pédagogique car ils contiennent les modes essentiels de toute prière privée ou commune : adoration, repentir, abandon, intercession, action. Nous ne nous mettons pas ainsi à prier dans le vide mais nous apprenons à nous inscrire dans la trace continue de pratiques qui s’ori-ginent dans la vie de Jésus et nous offrent des formes régulières concrètes pour que celles-ci deviennent nôtres aujourd’hui. Si les exercices requièrent

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un certain savoir-faire, ils ne sont toutefois qu’un moyen technique pour « se donner à l’Esprit de Jésus » comme l’indique Jean Eudes en rappelant que la finalité des exercices est d’abord l’adhésion à Jésus :

Il ne se fait presque aucune action ni exercice de vertu, en la vie humaine et chrétienne, que Notre Seigneur Jésus Christ n’en ait fait quelqu’une semblable, pendant qu’il était en la terre; et, si nous dé-sirons faire nos actions saintement, il faut les lui offrir en l’honneur et union des siennes. Je vous ai proposé ces petites pratiques, pour vous montrer au doigt le chemin qu’il faut tenir pour marcher toujours devant Dieu et pour vivre dans l’esprit de Jésus. Ce même esprit vous en enseignera plusieurs autres, si vous avez soin de vous donner à lui au commencement de vos actions. Car je vous prie de bien remar-quer que la pratique des pratiques, le secret des secrets, la dévotion des dévotions, c’est de n’avoir point d’attache à aucune pratique ou exercice particulier de dévotion ; mais avoir un grand soin, dans tous vos exercices et actions, de vous donner au saint Esprit de Jésus, et de vous y donner avec humilité, confiance et détachement de toutes choses, afin que, vous trouvant sans attache à votre propre esprit, et à vos propres dévotions et dispositions, il ait plein pouvoir et liberté d’agir en vous selon ses désirs, de mettre en vous telles dispositions et tels sentiments de dévotion qu’il voudra, et de vous conduire par les voies qu’il lui plaira. (I, 452)

La prière chrétienne montre son effet transformateur quand elle oriente nos intentions et rectifie notre propre perception morale. Elle peut commencer comme une technique, mais sous l’action de l’Esprit de Jésus, elle devient une pratique. Il ne s’agit plus de prier pour ce que nous voulons mais d’apprendre graduellement à vivre et agir selon l’esprit de Jésus-Christ.

Les exercices spirituels proposés par Jean Eudes structurent le temps dans la durée et concernent toute l’étendue de l’existence : ils égrènent le temps au cours de l’année, des mois, des semaines et des jours, du lever au coucher pour terminer sur les deux extrémités de la vie, la naissance et la mort. La prière acquiert ainsi son rythme et sa propre dynamique dans le temps. Ce faisant, le chrétien se perçoit comme le sujet d’une histoire intégrée, dotée d’une origine et d’une fin, dont l’unité narrative transcende le temps et sa propre existence. Autrement dit, par la prière, le chrétien se décentre de lui-même pour décou-vrir au cœur de son histoire, avec plus de vérité, Jésus-Christ agissant par son Esprit (Ga 2, 20). Le rythme de la pratique nous aide donc à interpréter la

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réalité et à orienter notre action différemment en prêtant attention à la tem-poralité de l’existence : il s’agit d’apprendre à percevoir dans l’histoire la grâce divine et de laisser nos vies s’en façonner progressivement. La transformation la plus profonde dans l’exercice de la prière s’opère ainsi au cœur même de notre identité morale. En effet, la prière ne nous dit pas ce que nous devons faire mais elle inspire notre perception morale et nos dispositions intérieures, c’est-à-dire des attitudes dynamiques qui poussent vers un certain type d’ac-tion38. Par le fait même de nos pratiques, nous en venons à apprendre ce que c’est qu’être chrétien et agir chrétiennement, non pas de manière théorique, mais dans l’épaisseur du temps et la complexité de l’histoire.

Pour Jean Eudes, la pratique de la prière lie donc de manière concrète l’éthique des vertus à la vie de Jésus en prenant au sérieux la dimension historique de la vie morale. Les exercices spirituels fournissent les accès pédagogiques par lesquels, dans l’Esprit de Jésus, peuvent advenir la transformation du sujet et le développement des habitudes morales.

conclusion

Saint Jean Eudes n’a jamais fait profession de théologien moraliste et jamais, il ne réduit ce que c’est d’être chrétien à l’engagement moral, pas plus qu’à la ferveur mystique d’ailleurs. Mais, parce que l’être chrétien ne va pas, d’après lui, sans un agir chrétien, il demeure intéressant d’évaluer la pertinence de sa doctrine pour la théologie morale en la rapprochant des champs de recherche actuelle. D’une certaine manière le programme de recherche de la théologie morale aujourd’hui est toujours celui qu’a fixé Vatican II dans le document Optatam totius : « On s’appliquera, avec un soin spécial, à perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie

38. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, il suffit de ne donner qu’un exemple cher à Jean Eudes : les attitudes de gratitude et de miséricorde sont au centre de la réponse morale à l’action bienveillante de Dieu pour nous. La formation d’une mémoire de la grâce reçue pousse à agir de même pour les autres avec compassion et miséricorde. L’enseignement de Jean Eudes sur la vertu de miséricorde et ses fondements théologiques est présenté en particulier dans son commentaire du cinquième verset du Magnificat Et misericordia ejus a progenie in progenies timentibus eum (VIII, 51-63).

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du monde »39. Après la différenciation progressive des disciplines à partir du XIIIe siècle entre théologie et Bible et à partir du XVIe siècle entre théologie dogmatique et théologie morale, la réflexion morale catholique remet sur le métier les liens étroits qui unissent morale, Écriture et dogmatique, sans ou-blier la spiritualité et les sciences humaines40.

À ce point, il faut reconnaitre avec force la discontinuité qui existe entre le contexte du XVIIe siècle et celui de l’époque contemporaine. Néanmoins, si toute spiritualité est essentiellement historique et définie culturellement comme le rappelait Michel de Certeau41, relire l’enseignement moral de saint Jean Eudes à partir des débats actuels exige d’abord de l’en distinguer, puis de le reformuler dans sa singularité afin de montrer sa pertinence pour la réflexion morale du présent. En ce sens, il convient de redire que la doctrine de saint Jean Eudes n’est jamais séparable de son orientation pastorale mar-quée, entre autres, par la pratique de la confession et de la direction spirituelle post-tridentine. C’est pourquoi, son enseignement moral inclut la nécessité d’un discernement prudentiel et la considération de l’objectivité du jugement moral. C’est ce que nous lisons en particulier dans le Bon confesseur. Toutefois, l’intérêt général de la doctrine de Jean Eudes est de concevoir fondamenta-lement la vie morale comme la continuation du style de vie de Jésus. Ainsi, il ne réduit pas la vie morale chrétienne à la résolution de cas de conscience ni à l’évitement du péché, ce qui fut essentiellement l’objet de la morale catho-lique pendant des siècles. À partir de cette conception positive et dynamique de Jean Eudes, trois ouvertures thématiques peuvent être formulées pour aujourd’hui : trois ouvertures à la fois nouvelles et anciennes, reliées entre elles, et caractéristiques des questions qui traversent la recherche actuelle en théologie morale.

39. Concile œcuménique Vatican II, Décret sur la formation des prêtres. Optatam Totius Ecclesiae Renovationem, n°16.40. Le programme conciliaire est résumé par Alain Thomasset in La morale de Vatican II, Paris, Mediaspaul, 2013.41. Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p. 47 : « Une spiritualité répond aux questions d’un temps et n’y répond jamais que dans les termes mêmes de ces questions, parce que ce sont celles dont vivent et que se parlent les hommes d’une société – les chrétiens comme les autres ».

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l’interaction entre la foi et la morale

Une relecture contemporaine de la doctrine de saint Jean Eudes permet de rejoindre le débat qui s’est développé, immédiatement après le concile Vatican II, entre les partisans d’une morale autonome et ceux d’une éthique de la foi, autour notamment de la question de la spécificité de la morale chrétienne42. À la différence de la morale autonome qui insiste sur la dimension universelle de la morale et le rôle central de la raison humaine dans l’élaboration des normes éthiques communes à tous43, l’éthique de la foi s’efforce de prendre au sérieux l’appel des Pères conciliaires à enraciner la morale dans le mystère chrétien dans son ensemble et en particulier de mieux percevoir la spécificité chrétienne des normes interprétées à partir de l’Écriture44.

Dans la conception de Jean Eudes, Jésus-Christ est le point de départ et d’aboutissement de la vie morale chrétienne. Son Royaume en est l’horizon. En ce sens, son enseignement constitue une éthique de la foi et montre lar-gement comment les affirmations de la Révélation permettent aux chrétiens de trouver, par la médiation de l’Église, une vérité, inaccessible par ailleurs, capable de fonder l’éthique. Mais, l’interaction entre la vie morale et la foi chrétienne, dans la doctrine de Jean Eudes, ne porte pas seulement sur la question de la spécificité chrétienne des normes. Sa conception morale per-met de rendre justice au potentiel éthique de la foi chrétienne en montrant comment la foi engendre un modèle de vie et des attitudes spécifiques au chrétien. Il ne s’agit pas seulement de chercher les implications normatives et comportementales de la foi chrétienne comme si nous croyons d’abord des af-firmations chrétiennes pour déduire ensuite des conséquences éthiques de ces

42. Sur « l’autonomie des réalités terrestres » : Concile œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et spes, n° 36.43. Voir par exemple Joseph Fuchs, Existe-t-il une morale chrétienne ?, Grembloux, Duculot, 1973.44. Voir par exemple Philippe Delhaye & Joseph Ratzinger, Principes d’éthique chrétienne, Paris, Lethielleux, 1977. Hans Urs von Balthasar, « Neuf thèses pour une éthique chrétienne », Documentation catholique, n° 1675, 4 mai 1975, pp. 421-427. Sur l’herméneutique conciliaire et le débat entre éthique de la foi et morale autonome, voir Eric Gaziaux, Morale de la foi et morale autonome. Confrontation entre P. Delhaye et J. Fuchs, Leuven, Peeters, 1995. Ce débat qui d’une certaine façon n’est pas terminé s’est déplacé, dans les années 1980 et 1990 entre des réflexions d’éthique sociale fondées sur une conception libérale de la vie sociale faisant fond sur une conception universelle de la justice et une démarche « communautarienne » mettant en valeur la dimension sociale et historique spécifique des notions de justice et de bien commun dans une tradition et une société données. Cf. André Berten, Pablo Da Silveira, Hervé Pourtois (dir.), Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997.

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affirmations. Dans la perspective de saint Jean Eudes, nos croyances sont des actions et des attitudes, notre foi est pratique. Ainsi, la vie morale chrétienne n’est pas constituée de croyances auxquelles s’ajoutent des normes et des dé-cisions mais représente plutôt un style de vie informé par la foi, c’est-à-dire un processus dans lequel les convictions chrétiennes elles-mêmes forment la capacité à agir du sujet moral.

la formation des identités morales

Selon la conception de Jean Eudes, la vie morale ne peut se réduire à l’ap-plication de normes à des situations données. Elle suppose une durée, une permanence dans le temps qui concerne l’identité des sujets moraux. Or, aujourd’hui, face à l’insuffisance des morales déontologiques d’inspiration kantienne, face à une morale des impératifs et des devoirs, s’est fait jour le désir d’une attention à l’histoire, à la personne, à l’émotion. Pour bien agir, il ne suffit pas seulement de savoir ce que je dois faire mais s’interroger au préalable sur le type de personne que je désire devenir. Désormais, la question de l’identité morale semble primordiale, avant même peut-être celle de la loi morale. C’est dans cette perspective que l’on assiste en théologie morale à un renouveau de l’éthique des vertus qui cherche à mieux prendre en compte les dimensions narrative, imaginative et affective de la vie morale au delà de la simple considération des normes morales45. Les vertus en tant que pré-dispositions à l’action font partie de la personnalité d’un sujet moral et elles font l’objet d’une éducation au sein d’un groupe qui a une certaine idée de la conduite bonne à poursuivre. Ainsi, à distance d’une morale perçue trop impérative voire trop abstraite, le retour de l’éthique des vertus valorise l’ap-prentissage au sein d’une tradition narrative portée par une communauté et intègre la dimension historique de l’existence des sujets46. Il ne s’agit donc pas seulement de respecter des normes mais de former des identités morales à un style de vie spécifique.

45. Voir par exemple James Keenan, Virtues for Ordinary Christians, Kansas City, Sheed and Ward, 1996 [trad. française : Les vertus, un art de vivre... tout simplement, Paris, Ed. l’Atelier, 2002] ; Stanley Hauerwas, The Peaceable Kingdom: àPrimer in Christian Ethics, Notre Dame Michigan, University of Notre Dame Press, 1983 [trad. française : Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006].46. Alasdair MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theology, London, Duckworth, 1981 [trad. française : Après la vertu, Etude de théorie morale, Paris, PUF, 1997].

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Sur ce point, l’enseignement de saint Jean Eudes est particulièrement perti-nent car il privilégie l’éthique des vertus à l’approche juridique de la morale. Il vise moins l’élaboration d’un jugement moral que la configuration de la vie des sujets. En concevant la vie chrétienne comme la continuation du style de vie de Jésus, sa doctrine s’appuie sur la véritable force intégrative de la foi chrétienne pour la formation de l’identité morale. Son enseignement n’est pas simplement doctrinal mais propose aussi une initiation à la pratique des vertus dans la durée, tout au long de l’existence. Il constitue ainsi une tradition spirituelle dont le programme concret met en valeur l’importance des pra-tiques pédagogiques pour la transformation des sujets et l’apprentissage des habitudes morales.

l’intériorité comme ressource de la vie morale

Pour saint Jean Eudes, le chrétien doit continuer la vie de Jésus-Christ, non pas en le considérant comme un simple modèle extérieur à imiter, mais en se laissant façonner de l’intérieur par l’Esprit Saint, que Jean Eudes appelle l’Esprit de Jésus. Ainsi, son enseignement conçoit des liens significatifs entre la vie morale et la vie spirituelle. En cohérence avec les deux ouvertures thé-matiques précédentes, il rejoint alors la réflexion morale actuelle dans son sou-hait de retrouver la veine spirituelle qui a marqué les premières élaborations néotestamentaires, patristiques et médiévales. Ce lieu de recherche concerne non seulement l’examen des processus de décision mais aussi l’enracinement profond et durable de la vie morale dans la vie spirituelle : en quoi et de quelle manière la vie de relation intérieure au Christ concerne-t-il l’apprentissage et l’exercice d’une vie bonne ? Il s’agit de tirer les conséquences du fait que la morale chrétienne considère Jésus-Christ comme « la norme concrète et universelle » de la vie morale47. Désormais, ce n’est donc pas sur la force

47. Voir par exemple la perspective morale d’une christologie contextualisée et ses liens avec la spiritualité : Jon Sobrino, Jesús en América Latina. Su significado para la fe y la cristología, Santander, Ed. Sal Terrae, Col. « Presencia Teológica » nº 20, 1982 [trad. française : Jésus en Amérique latine. Sa signification pour la foi et la christologie, Paris, Cerf, Coll. « Cogitatio fidei » n°140, 1986] ; Liberación con espíritu. Apuntes para una nueva espiritualidad, Santander, Ed. Sal Terrae, « Col. Presencia Teológica » nº 23, 1983. Dans le courant de théologie morale insistant à la fois sur l’éthique des vertus, le lien entre morale et spiritualité et la dimension pastorale de formation morale des sujets, on peut signaler : William C. Spohn, Go and Do likewise. Jesus and Ethics, New York, Continuum, 2000 [trad. française : Jésus et l’éthique. Va et fais de même, Bruxelles, Lessius, 2010]. James F. Keenan & Daniel J. Harrington, Jesus and Virtue Ethics ; Kenneth Melchin, Living with Other People : An introduction to Christian Ethics Based

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d’unification culturelle de la religion qu’il faut compter pour fonder la morale comme dans le modèle classique de la chrétienté, mais sur la capacité de la vie spirituelle à susciter des sujets, à les responsabiliser et à leur permettre de résister à une quelconque aliénation sociale.

La doctrine spirituelle de Jean Eudes a certainement beaucoup à dire au sujet du lien entre vie morale et vie spirituelle. Selon celle-ci, la vie morale surgit de la vie intérieure comme son expression publique ; en même temps elle en est la vérification et l’authentification. De telle sorte que les pratiques spirituelles qui nourrissent l’intériorité du sujet ont une influence sur les pratiques mo-rales et qu’à l’inverse, la pratique des vertus qui configure l’identité morale, incarne et met au travail sa relation intérieure au Christ. Cette convergence est possible parce que Jean Eudes considère la vie tant morale que spirituelle, non pas d’abord comme une succession d’actes éphémères ou de dévotions isolées mais comme l’intégration de l’ensemble de la vie du chrétien dans une vie ver-tueuse, unifiée, façonnée et orientée par l’Esprit de Jésus, et en ce sens, sainte. Dans la doctrine spirituelle de saint Jean Eudes, le développement de la vie intérieure s’avère donc une importante ressource inspiratrice à l’implication des chrétiens dans la vie morale, que ce soit dans leur existence personnelle comme dans la vie sociale et publique48.

Au terme de notre essai qui a cherché à montrer l’intérêt de la doctrine de saint Jean Eudes pour la réflexion morale catholique aujourd’hui, il faut faire l’aveu également de son impuissance à affronter un certain nombre de défis actuels. Parmi ceux-ci, peuvent être notamment mentionnées la question des relations entre liberté et vérité et la question de l’universel en moral. Il s’agit en effet pour la théologie morale de prendre en compte, en situation postmoderne,

on Bernard Lonergan, Toronto, Novalis, 1998 [trad. française : L’art de vivre ensemble. Introduction à une éthique chrétienne, Ottawa, Novalis, 2006].48. Cf. homélie du Cardinal André Vingt-Trois le 27 mars 2013 à la Cathédrale Notre-Dame de Paris : « Vouloir suivre le Christ nous inscrit dans une différence sociale et culturelle que nous devons assumer. Nous ne pouvons plus attendre des lois civiles qu’elles défendent notre vision de l’homme. Nous devons trouver en nous-mêmes et en notre foi au Christ les motivations profondes de nos comportements. La suite du Christ ne s’accommode plus d’un vague conformisme social. Elle relève d’un choix délibéré qui nous marque dans notre différence [...] Pour vivre dans notre différence sans nous laisser tenter par les protections trompeuses d’une organisation en ghetto ou en contre-culture, nous sommes appelés à approfondir notre enracinement dans le Christ et les conséquences qui en découlent pour chacune de nos existences. »

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la juste autonomie de la raison, la liberté des sujets et la nécessité de définir des normes communes à toute l’humanité pour vivre ensemble en contexte de pluralisme. Dans sa visée universelle, la réflexion catholique fait valoir en effet le dialogue en raison et la centralité de la liberté de conscience49. Sur ces points, on ne s’étonnera pas que l’intérêt de la doctrine de Jean Eudes, élabo-rée dans un contexte religieux englobant50, est limité pour penser d’une part l’universalisme de la morale chrétienne et d’autre part, son rapport à d’autres rationalités et traditions de sens. Il faut dire enfin que pour saint Jean Eudes, la foi prime vraisemblablement sur la raison, la charité sur la liberté51.

Cette dernière remarque, selon nous, ne retire rien à la pertinence de la doctrine de saint Jean Eudes en morale. Au contraire, elle en souligne non seulement les limites mais surtout la particularité. Dans la mesure où les fils spirituels de saint Jean Eudes parviendront aujourd’hui à témoigner de la particularité propre de sa conception de la vie morale, dans son historicité, et à dialoguer, sans pour autant renoncer à celle-ci, avec un nombre toujours plus grand de particularités authentiquement humaines, l’enseignement moral de saint Jean Eudes révèlera sa portée universelle. N’est-ce pas, en effet, une authentique assomption de sa particularité propre qui permettra à la morale chrétienne d’honorer sa prétention universelle ?

49. Concile œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps. Gaudium et spes, n° 40 ; 92 et Déclaration sur la liberté religieuse. Dignitatis Humanae, n°2.1.50. Mise à part sa fameuse lettre à M. de Sesseval à son départ pour les missions étrangères (X, 449-450), les écrits de saint Jean Eudes ne s’adressent pas à un monde non chrétien. Son enseignement spirituel ne reprend pas en compte le thème de « l’ouverture aux païens » que développent les évangiles synoptiques ou les épitres pauliniennes. Cf. Charles Berthelot du Chesnay, Les missions de saint Jean Eudes, Paris, Procure des Eudistes, Paris, 1967, p. 175 en particulier : selon l’auteur, les missionnaires français du XVIIe siècle ne considèrent pas leur pays comme une contrée païenne.51. Le vocable liberté ne compte seulement qu’une centaine d’occurrences dans les écrits de Jean Eudes alors qu’à titre de comparaison, ce-dernier utilise plus de 3000 fois chacun des mots grâce, amour, charité. Sur le « primat de l’amour » dans la doctrine de Jean Eudes, voir Paul Milcent, Saint Jean Eudes. Textes choisis, Paris, Bloud & Gay, 1964, pp. 44-45.

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 131

iii. synthèse : la doctrine du cœur

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 133

« pour que se fortifie en vous l’homme intérieur » (ep 3,16) l’intériorité à l’école de saint Jean eudes

P. Jean-Michel AMOURIAUX cjm

introduction

La thématique de l’intériorité ressurgit aujourd’hui dans diverses revues qui font écho des quêtes spirituelles en lien avec la recherche d’un bien être, ou bien dans des centres de retraite avec des approches diversifiées de l’expé-rience chrétienne, ou encore dans la redécouverte d’écrits d’auteurs chrétiens, notamment des XVIIe et XVIIIe siècles. Loin d’une certaine époque, la dé-marche d’intériorité n’est plus comprise comme « l’autre » de l’engagement ; au contraire, bien des groupes chrétiens, manifestant une vitalité dans l’en-gagement social ou missionnaire, proposent en même temps des démarches intérieures qui renouvellent l’approche spirituelle.

Dans ce contexte, la tradition spirituelle de l’École Française, a une parole à offrir pour dire aujourd’hui l’expérience chrétienne. Il y a des richesses peu exploitées parmi les approches de Jean Eudes, y compris dans son maître-livre La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, publié en 1637. C’est l’année de publication du Discours de la méthode de René Descartes. Ce rappro-chement est intéressant car il permet de situer dans une proximité d’origine un cheminement philosophique dont nous sommes les lointains héritiers et une école spirituelle pour laquelle nous revendiquons le titre de disciples. Et ce rapprochement d’origine met en lumière un tournant dans la culture occi-dentale : tout devient intérieur lorsque les repères extérieurs dans la société, les catégories du savoir, les affirmations séculaires sur l’image du monde sont bouleversés. C’est davantage en lui-même que l’homme du XVIIe siècle va

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chercher le chemin du Royaume.1

1. l’intériorité dans les traditions chrétiennes : communier à la vie divine du christ

Lorsque l’on aborde la question de l’intériorité en régime chrétien, il n’est pas rare d’en rester à une approche générale sur le christianisme comme religion intérieure. Cela dit trop peu, ne conduisant pas à une véritable connaissance de ce que l’expression recoupe pour nous, en particulier depuis l’irruption plus massive d’approches orientales de la vie de l’esprit, ou dans les diverses modalités de connaissance de soi et des voies de bien être en Occident. Ces approches semblent mieux donner le change à une tradition chrétienne qui s’essoufflerait.

Les traditions spirituelles chrétiennes (mieux vaut en parler au pluriel) offrent un riche patrimoine à la disposition de tous ceux qui veulent s’en approcher. Ces traditions ont en commun de :

- Désigner l’intériorité dans la vie croyante comme le lieu divin (Dieu intérieur),

- Indiquer en l’homme l’accès à l’intérieur (approche du corps, lien entre le cœur et l’esprit, lecture et méditation de l’Écriture Sainte),

- Donner des repères sur les chemins intérieurs (discerner, appuyer, se garder).

Pour parler de l’intériorité en régime chrétien, il faut faire un pas de plus, dans le sens où la relation à l’intériorité est qualifiée : elle est déjà en elle-même chemin de communion. Ce n’est pas que la démarche d’intériorité serait un moment avant d’atteindre la communion ; dès le commencement du chemin d’intériorité il y a déjà une forme, peut être inchoative, de communion. Dans la démarche d’intériorité, je ne découvre pas simplement l’accès à mon monde intérieur, j’accède à Dieu uni à mon âme, Dieu présent en mon intérieur, Dieu en communion qui attend mon assentiment.

Peut-on ainsi faire une lecture croyante du processus qui, comme tel, serait universel ? Dans ce cas, tout commencement de chemin spirituel, tout engage-

1. Cf. les analyses de M. de Certeau, La fable mystique, Gallimard, 1982.

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ment dans l’aventure intérieure, est déjà un pas vers la communion avec Dieu. Chaque personne humaine possède en elle la capacité de l’esprit, la capacité d’une élévation au-dessus des choses et une capacité d’en pénétrer le sens jusqu’aux fondements. Cela vaut hautement pour soi-même, et l’intériorité serait le commencement de réponse de l’homme créé à l’image de Dieu dans l’adhésion à cette image par le cheminement de l’esprit. La capacité spirituelle de l’homme et sa capacité de cheminement intérieur désignent une même réalité : en ce lieu de l’esprit ou de l’intérieur, nous confessons la présence de Dieu.

Je ne connais ni l’un ni l’autre sans ce cheminement intérieur, ni Dieu ni moi ! Ce n’est pas une connaissance préalable de Dieu qui se ferait intérieure, mais je connais Dieu de cette manière, et de même je ne me connais que lorsque j’entre en moi-même et découvre toutes les potentialités de ce monde intérieur. En conséquence, le cheminement spirituel devient révélation et transformation intérieures par la communion établie entre Dieu et moi. Dieu n’est pas en moi comme une réalité neutre, mais comme Dieu qui me transforme en lui, qui me fait entrer dans une participation à son être. Saint Paul rend compte de cette expérience dans des versets souvent cités par les auteurs de l’École Française : « ce n’est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). Lorsque le Concile Vatican II affirme que « par son incarnation le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni à tout homme »2, il signifie que cette relation avec Dieu précède nos démarches, et en conséquence toutes les quêtes de l’homme vers lui-même le conduiront au Fils de Dieu.

2. l’incarnation ou la communion accomplie

Essayons de comprendre ce que cette communion intérieure représente. Nous sommes rejoints par Dieu dans tout ce qui constitue notre humanité en raison de l’incarnation du Verbe. C’est l’objet de l’émerveillement de Jean Eudes et de tous les maîtres de l’École Française, à la suite des Pères, en particulier les Pères Grecs qui n’ont pas assez de mots pour dire l’inouï de cette venue dans la chair du Fils de Dieu. L’insistance porte sur ce qui s’est passé : il y a une visi-tation de la chair, c’est-à-dire de la réalité de l’homme créé par Dieu, voulu par

2. Gaudium et Spes 22.2

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Dieu à l’origine comme ce composé de chair et d’esprit. Et cette créature est appelée dès qu’elle est créée à la vie en communion avec son Créateur. C’est ce que Dieu lui-même réalise dans l’incarnation de son Fils. L’École Française s’inscrit dans ce courant théologique qui regarde la totalité du geste divin. Dans l’ordre chronologique, c’est la création qui est première puis l’appel à la vie divine qui retentit pour l’homme créé. Or, dans l’ordre logique (celui du Logos) ce qui est premier la volonté éternelle de Dieu est la communion avec l’homme, et la création est le moyen – second – pour y parvenir. La chute de l’homme et sa connivence avec le péché sont intégrées dans cette Providence divine qui n’a qu’une visée : rendre l’homme participant de la nature divine et combler ainsi sa créature des biens les plus hauts.

L’Incarnation signifie le chemin pris par Dieu pour nous rejoindre : dans l’intérieur de notre nature humaine. C’est donc là que nous allons le trouver et le rencontrer. Dieu est venu vers moi en son Fils Jésus Christ pour me rencontrer dans ma nature et me faire participer à sa nature divine. Nous ne connaissons la nature qu’en tant qu’individus concrets, et nous connaissons Dieu également dans la personne de Jésus Christ. La rencontre est ainsi à envisager entre lui qui est venu vers moi et moi qui l’accueille. Je dis tout cela à la première personne car si l’offre est universelle de la part de Dieu qui rejoint tous en un, son Fils, l’accueil lui est unique, singulier. L’union de sa nature à la nôtre nous assure que tous sont concernés, mais l’incarnation effective en un seul individu nous assure de la liberté laissée dans la rencontre.

Plus précisément, le Christ vient à la rencontre de tous les hommes en as-sumant une vie concrète, dans un lieu, un temps, selon un enchaînement de causes. Comment alors peut-il rencontrer encore aujourd’hui tous les hommes ? Il ne les rencontre plus comme il rencontrait sur les chemins de Galilée ou dans les rues de Jérusalem. Il les rencontre intérieurement par le don du Saint Esprit qui se mêle à notre esprit pour nous révéler le Christ et nous révéler notre vocation (cf. Rm 8,14-16). C’est l’expérience décrite par Paul qui devient la démarche de la foi pour tous les chrétiens : « Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils » (Ga 1, 15-16). Cette révélation intérieure s’accompagne de paroles et de gestes qui disent extérieurement ce qui se réalise intérieurement : l’Écriture devient Parole, les symboles deviennent sacrements. C’est par la foi que nous accueillons l’œuvre de Dieu en nous.

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3. les modalités de la communion intérieure de l’homme avec le christ

Comment comprendre ce qui s’accomplit dans la rencontre ? Comment ac-compagner la croissance du Christ en nous ? Effectivement il est question de croissance, de progression dans la transformation intérieure. Il est bien difficile de mesurer les étapes de cette progression ; beaucoup de maîtres spi-rituels ont proposé divers critères pour accompagner la croissance. K. Rahner interrogeant l’idée même de degré dans le parcours intérieur propose de regar-der le cheminement intérieur comme cette « possibilité inouïe qu’a l’homme d’augmenter la profondeur existentielle des actes »3. Une autre manière de dire la charité du Christ, l’amour du Christ ou le Christ comme révélation de l’amour.

Le chemin de croissance ne s’effectue pas à force de répétition des textes ou des gestes même si cette répétition a un rôle effectif dans la croissance inté-rieure. Il faut davantage : avec Jean Eudes nous voyons que la vie chrétienne va croître en fonction de l’union intérieure de la vie du chrétien avec la vie de Jésus Christ, l’homme-Dieu. Il parlera de la croissance du Royaume de Jésus, ou comment le Christ devient Seigneur de toute mon existence. Il parle précisément de « Vie et Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes ». Ici le mot « vie » est à prendre dans son sens de force vitale, mais aussi dans le sens d’existence. Car nous avons en commun avec Jésus Christ qu’il a existé, il est né, il a grandi, il a rencontré les autres, il a appris, il a vécu comme un homme, il est mort... Celui qui est parfaitement homme et aussi homme parfait, et ainsi nous allons à la recherche de la vie de cet homme, pour nous unir à cette vie. La perfection de la vie de Jésus n’est pas tant dans la moralité exemplaire de son existence que dans la communion réalisée en sa personne.

Rappelons-nous : le dessein du Père est d’appeler sa créature à participer à sa vie divine ; en la personne de Jésus cela est accompli. Nous comprenons même davantage : la participation à la vie divine est la relation de fils à Père à l’égard de Dieu, de participer à la filiation divine de Jésus. Cet homme est parfait parce qu’il est pleinement fils, pleinement dans l’écoute et la remise de soi, et il reçoit du Père la force intérieure – le Saint Esprit – pour le conduire au quotidien, et cet Esprit le sortira de la mort pour transformer son corps

3. K. Rahner, « Les degrés de la perfection chrétienne », Éléments de théologie spirituelle, Christus 15, DDB, 1964 p 9 – 33

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mortel en corps de gloire. À Pâques nous célébrons ce mystère qui révèle Dieu et notre devenir en lui. Il y a dans le destin de cet homme une réalité qui est advenue dans le monde et à laquelle nous pouvons accéder. Et cette réalité produit en nous ce qu’elle a produit en lui : la vie en abondance. La croissance se fera dans la relation que nous établirons avec le Christ. Ici, il y a bien des variantes sur la manière de dire la relation.

Jean Eudes propose deux modalités de communion, qui s’énoncent ainsi dans le vocabulaire du temps :

- La communion aux états et mystères du Verbe Incarné.

- L’offrande de soi en honneur et union avec le Christ.

3.1. la communion auX états et mystères du verbe incarné

La démarche de communion aux états et mystères du Verbe incarné prend pour point de départ la vie de Jésus, telle qu’elle est révélée dans les Écritures, et telle qu’elle peut se décliner à partir des Écritures. Nous partons de ce qui fait la vie de Jésus. La rencontre se fait d’intérieur à intérieur : ce que je comprends de la vie de Jésus et de ce qui l’anime intérieurement rejoint ma vie, et j’entre dans le désir que cette même réalité anime mon intérieur et toute ma vie. Il y a une connexion qui s’établit entre ce que le Christ Jésus a vécu et ce que je vis maintenant. Cette connexion est qualifiée : il s’agit de continuer dans ma propre vie ce qui a fait la vie de Jésus, et ainsi d’accomplir ce qu’il a commencé, et cela par mon existence. Nous sommes bien d’intérieur à inté-rieur : la vie de Jésus et la mienne s’unissent, et ce qui anime sa vie anime la mienne par-delà le temps et l’espace, car ce qu’a vécu cet homme est en vérité vécu comme Dieu fait homme.

Cette possibilité de communion-participation est une œuvre qui n’est pas de l’ordre de la capacité humaine et est proprement l’œuvre de la capacité divine, de la grâce. Nous ne sommes pas ici dans une recherche d’imitation de Jésus. Il est bien davantage question ici de laisser l’Esprit du Christ devenir ma loi in-térieure. Je ne me demande pas ce que Jésus aurait fait dans telle situation mais je lui demande de venir accomplir sa vie en moi, dans les circonstances qui sont les miennes, avec mes capacités et toute mon humanité. Cette démarche suppose de se laisser conduire par l’Esprit Saint.

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Car c’est une vérité digne d’être remarquée et considérée plus d’une fois, que les mystères de Jésus ne sont pas encore dans leur entière perfection et accomplissement. D’autant que, combien qu’ils soient parfaits et accomplis en la personne de Jésus, ils ne sont pas néan-moins encore accomplis et parfaits en nous qui sommes ses membres, ni en son Église qui est son corps mystique. Car le Fils de Dieu a dessein de mettre une participation, et de faire comme une extension et continuation en nous et en toute son Église du mystère de son Incarnation, de sa naissance, de son enfance, de sa vie cachée, de sa vie conversante, de sa vie laborieuse, de sa Passion, de sa mort et de ses autres mystères, par les grâces qu’il nous veut communiquer, et par les effets qu’il veut opérer en nous par ces mêmes mystères; et par ce moyen il veut accomplir en nous ses mystères.

Or, la vie que nous avons en la terre ne nous est donnée que pour l’employer à l’accomplissement de ces grands desseins que Jésus a sur nous. C’est pourquoi nous devons employer tout notre temps, nos jours et nos années à coopérer et travailler avec Jésus en ce divin ouvrage de la consommation de ses mystères en nous; et nous y de-vons coopérer par bonnes œuvres, par prières, et par une application fréquente de notre esprit et de notre cœur à contempler, adorer et honorer les divers états et mystères de Jésus dans les divers temps de l’année, et à nous donner à lui, afin qu’il opère en nous, par ces mêmes mystères, tout ce qu’il désire y opérer pour sa pure gloire.4

Les nombreux éléments de pédagogie spirituelle de l’École Française sont autant de méditations sur ce point précis de la vie chrétienne : non seulement une habitation intérieure du Verbe mais plus encore une intériorité mutuelle entre la vie de Jésus et la mienne, il admet ma vie comme prolongement de la sienne et je réalise la mienne dans la communion à la sienne. Quelle misé-ricorde d’inclure ainsi mon existence dans la sienne et de la conduire ainsi à sa perfection !

3.2. l’offrande en l’honneur et union

Il y a une autre modalité de communion proposée par Jean Eudes. Dans le premier cas, – classique pour des tenants de l’École Française de spiritualité –, nous partons de Jésus et nous allons vers nous-mêmes avec lui pour laisser

4. Saint Jean Eudes, Vie et Royaume, O.C. I, pp. 310-313.

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notre vie être ressaisie en la sienne. Il y a une autre démarche qui – pour ainsi dire – part de nous vers Jésus5.

Lorsque Jean Eudes propose d’offrir notre naissance en l’honneur et union de la naissance du Verbe fait chair, ou l’offrande de notre enfance et de notre adolescence en l’honneur et union avec l’enfance et l’adolescence de Jésus, ou encore l’offrande de notre mort en l’honneur et union de celle du Christ, nous sommes dans une autre perspective. Si dans la première modalité nous entrons dans la vie de Jésus qui devient nôtre, ici nous demandons à Jésus d’entrer dans notre vie pour qu’elle devienne une avec la sienne. Le résultat est toujours la communion mais la porte d’entrée est différente.

Jean Eudes nous invite à remettre à Dieu notre naissance parce qu’en ce mo-ment nous n’avons pas pu penser à lui, lui référer notre être, nous n’avons pu rendre à Dieu l’amour qu’il avait pour nous, alors même que Jésus a vécu une naissance qui a glorifié Dieu comme aucune naissance humaine ne l’avait faite et ne le fera. Je demande au Seigneur de venir unir sa naissance à la mienne et de la parfaire, de l’offrir au Père, de la rendre juste et droite. Cela vaut de toute ma vie passée et présente, et de toutes mes activités aujourd’hui que je choisis de référer à Jésus pour qu’elles soient accomplies en honneur et union des siennes, qu’elles glorifient le Père.

Jean Eudes ajoute un élément en s’appuyant sur la doctrine de la science in-fuse : Jésus pensait à moi – à chaque créature jusqu’à la fin des temps – dans tous les aspects de sa vie humaine lorsqu’il les vivait. Dans sa naissance il pensait à la mienne ; Jean Eudes n’hésite pas à prier clairement dans ce sens. Pensons à tout ce qui fait notre vie : naissance, adolescence, relations avec les parents, avec autrui... le Christ Dieu a la capacité de rejoindre chacun dans son passé et de faire de ce passé un avenir restauré, car il porte un regard éternel d’amour et de bonté sur nous.

Ces lignes sont écrites à la première personne mais ce n’est pas un chemi-nement individualiste car ce que je vis, uni au Christ par la grâce, me met en communion avec toute la réalité créée, avec les autres, ceux d’aujourd’hui et

5. Cf. 6e partie de Vie et Royaume « De la sanctification des actions ordinaires » p. 440 et sv., puis la 7e partie « contenant quelques exercices pour rendre à Dieu les devoirs que nous aurions dû lui rendre en notre naissance et en notre baptême, et pour nous préparer à mourir chrétiennement » pp. 496-566

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ceux d’hier. Cette relation de mon existence à celle de Jésus m’insère dans la communion des Saints, et ainsi je suis plongé dans une solidarité inouïe, mystique, au nom de la commune appartenance au Corps dont Jésus le Christ est tête.

Non seulement nous pouvons et devons faire un saint usage de tout ce qui se passe en nous, pour la gloire de Notre Seigneur, mais même de tout ce qui s’est jamais passé, de tout ce qui se passe et de tout ce qui se passera jamais dans le monde. Nous le pouvons, parce qu’il est en notre pouvoir de faire usage des choses qui sont nôtres. P, Saint Paul nous assure comme il a été dit, que toutes choses sans aucune exception, passées, présentes et à venir sont à nous (1, Co 3,22). Nous le devons, parce que nous devons employer et faire usage de tout ce qui est nôtre pour la gloire de celui qui nous a tout donné. C’est pourquoi lorsque nous faisons quelque action, l’amour et le zèle que nous devons avoir pour la gloire de Notre Seigneur nous doit porter non seulement à lui offrir cette action, mais aussi à y joindre toutes les autres actions semblables à celle que nous faisons, qui ont été, ont et seront faites en tout le monde, pour les offrir et consacrer à sa gloire, avec la nôtre, comme chose qui nous appartient.6

Le Christ devient ainsi non pas seulement intérieur à mon existence et à mon agir, il devient intérieur à mon histoire, et le monde entier me devient intérieur dans le Christ total.

conclusion : cœur à cœur

Les démarches de Saint Jean Eudes et plus largement des maîtres de cette école spirituelle me semblent avoir toute leur pertinence pour rejoindre et nourrir les attentes de nos contemporains :

- La connaissance de Jésus Christ qui s’actualise dans un agir donne de la consistance à l’être du disciple ; ce n’est pas un christianisme moral mais une expérience spirituelle (cf. le christocentrisme mystique, selon l’expression de H. Bremond). Le Christ n’est pas absent de ce qu’il im-pulse en l’homme croyant. Bien au contraire, c’est dans une dimension existentielle que se vit la relation avec le Christ, et cette relation elle-même devient existentielle, déterminante et féconde pour le croyant.

6. Saint Jean Eudes, Vie et Royaume, OC I, pp. 454-455

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C’est une intériorité habitée, relationnelle, où je suis certes un peu plus avec moi-même tout en sortant de la solitude de mon être puisque Jésus est avec moi, Emmanuel.

- La capacité divine du Christ de rejoindre le passé de chaque homme et d’en faire une bénédiction est une bonne nouvelle. Face aux requêtes diverses de guérison du passé, nous avons un solide ancrage théolo-gique et spirituel, traditionnel qui pourrait aider à aller plus loin dans l’ouverture à l’action de la grâce. Cet aspect de notre spiritualité attend de nouveaux développements.

- La solidarité de tous les hommes dans le Christ n’est pas fondée sur la générosité ou la bonne volonté de l’homme mais sur le Christ qui « s’unit en quelque sorte à tout homme » et qui est associé par le Père à la grâce pascal de son Fils7. La rencontre de l’autre est alors comme renouvelée de l’intérieur par la relation vitale de chacun avec le Christ, en qui nous devenons un8.

- Ces cheminements s’effectuent en mettant en œuvre deux modalités qui sont attendues dans l’expérience chrétienne actuelle : la relation profonde de chacun avec les textes de l’Écriture Sainte comme creuset des méditations sur les mystères de Jésus, et la demande de relecture et d’accompagnement, instance où la vie est relue et le sens cherché à la lumière de la foi, dans l’amitié avec le Christ.

Si tout cela est par ailleurs vécu dans un climat cordial, nous aurons atteint l’objectif : recevoir « la force de comprendre avec tous les Saints ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur, la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance et vous entrerez par votre plénitude dans la Plénitude de Dieu » (Ep 3,18-19). Ces deux modalités de la commu-nion intérieure permettent de saisir quelque chose du mouvement spirituel qu’initie la spiritualité du Cœur de Jésus : son Cœur est donné pour devenir le nôtre, à tel point que je peux à mon tour donner ce Cœur qui est devenu

7. Voir Gaudium et Spes 22.1 « ... par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. » et 22.5 « En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. »8. Jn 17,21

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mien. Autrement dit, j’accueille en mon intérieur toute la capacité d’aimer du Christ au lieu même de mes manques d’amour ou de mes amours limitées, et ainsi cet amour devient mien, je continue, dans ma capacité d’aimer, l’amour de Jésus pour le monde.

Saint Jean Eudes a offert toute sa vie et tout ce qui en lui n’est pas amour, à tel point qu’il reçoit le Cœur comme son héritage particulier dont il dispose. La visée est l’unité : un seul cœur et une seule âme, tout comme cela est vrai pour Marie, un seul Cœur avec Jésus. Le Cœur dit bien l’intérieur, et dit plus que cela car il dit l’intérieur en tant qu’il donne vie, en tant qu’il se donne.

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former Jésus en nous : la dimension paulinienne de la doctrine eudésienne

P. Jean CAMUS cjm

Jean Eudes, en homme pratique, nous donne le mode d’emploi pour bien utiliser La Vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes1 dans une préface de quelques pages, dont l’intitulé est significatif : « Préface dont la lecture est nécessaire pour bien entendre le nom et le dessein de ce livre, et pour en faire un saint usage » (OC 1,89-95). La structure de son livre y est présentée et le lecteur sait ainsi ce à quoi il doit s’attendre. Le premier paragraphe de cette préface va tout de suite à l’essentiel en donnant le but du livre :

Jésus, Dieu et homme tout ensemble, étant tout en toutes choses, selon ce divin oracle de son grand Apôtre : Omnia in omnibus Christus, et spécialement devant être tout dans les chrétiens, comme le chef est tout dans ses membres, et l’esprit dans son corps, notre soin et occupation principale doit être de travailler de notre côté à le former et établir dedans nous, et à l’y faire vivre et régner ; afin qu’il soit notre vie, notre sanctification, notre puissance, notre trésor, notre gloire et notre tout, ou plutôt afin qu’il vive en nous, qu’il y soit sanctifié et glorifié, et qu’il y établisse le royaume de son esprit, de son amour et de ses autres vertus. (OC 1,88).

Quelques lignes plus loin, commentant le titre du livre, il écrit :

Je l’appelle premièrement La Vie de Jésus dans les âmes chrétiennes, parce que son premier et principal but est de faire voir comme Jésus doit être vivant dans tous les chrétiens ; comme les chrétiens ne sont en la terre que pour y continuer la très sainte vie que Jésus y a menée

1. Que nous appellerons désormais en abrégé : Vie et Royaume.

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autrefois ; et comme la plus grande affaire et la principale occupation d’un chrétien doit être de travailler à former et établir Jésus dedans soi, selon ce souhait apostolique : Formetur Christus in vobis, c’est-à-dire [de travailler] à la faire vivre dans son esprit et dans son cœur, et à établir la sainteté de sa vie et de ses mœurs en son âme et en son corps : qui est ce que S. Paul appelle porter et glorifier Dieu dans nos corps, et S. Pierre, sanctifier Jésus-Christ dans nos cœurs. (OC 1,91)

On ne saurait être plus clair ! Le chrétien est appelé à former Jésus en lui, ou à faire vivre Jésus en lui, et Jean Eudes lit cette vocation dans les lettres pauliniennes. Cette source va d’ailleurs donner une coloration particulière à cette « formation de Jésus » chez le chrétien, l’empêchant de la vivre comme un repli intimiste, mais lui donnant au contraire une dimension ecclésiale et universelle.

1. l’utilisation des lettres auX colossiens et auX éphésiens

On ne sera pas surpris du premier mot de la préface de Vie et Royaume : « Jésus ». Mais ce Jésus incarné, « Dieu et homme tout ensemble », n’est pas seulement la deuxième personne de la Trinité ou encore le Jésus des Évangiles, il est le « Christ tout en tous ». Comme le note judicieusement l’éditeur des Œuvres Complètes (OC, note 1 p. 89), « Jean Eudes renvoie à deux passages de saint Paul », tirés tous deux des lettres aux Colossiens et aux Éphésiens.

Il s’agit d’abord de Col 3,11 : « Il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incircon-cis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. » La note de la Traduction Œcuménique de la Bible (édition 2010) à ce verset 11 montre bien l’embarras des traducteurs (et donc des commentateurs !) devant la formule... Mais on retiendra déjà que ce passage semble faire partie d’une catéchèse baptismale, et que trois versets plus loin, Paul nous redit que tous ont été appelés à vivre dans un seul corps, celui du Christ.

L’autre passage est celui d’Ep 1,22-23 : « Oui, Dieu a tout mis sous ses pieds [du Christ], et il l’a donné, au sommet de tout, pour tête à l’Église, qui est son corps, la plénitude de celui que Dieu remplit lui-même totalement ». Et là encore la TOB, comme l’exprime la note au verset 23, est tout aussi embarrassée pour sa traduction. Ce passage, « Prière d’illumination » comme l’intitule la TOB, fait suite à la grande bénédiction qui ouvre la lettre, et se trouve lui aussi marqué par un contexte baptismal.

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Cette première double référence est significative de la pensée de Jean Eudes et nous permet de mieux concevoir de quelle manière il envisage la formation du Christ dans le cœur des chrétiens, ou plus exactement qui est ce Jésus à former.

En effet, la référence est faite à deux lettres considérées comme tardives, mon-trant une évolution dans la pensée de Paul. Il est communément admis que la lettre aux Éphésiens est un écrit deutéro-paulinien, sans doute une reprise de la lettre aux Colossiens, elle-même à l’authenticité paulinienne mise en cause...2 Quoiqu’il en soit, ces deux lettres nous offrent un visage du Christ chef du monde (Colossiens) et tête de l’Église (Éphésiens). Il est bien évident que ces orientations ne contredisent la christologie des lettres considérées comme au-thentiques, mais au contraire qu’elles en constituent comme l’aboutissement.

Si nous faisons alors un peu de recherche statistique au travers des écrits de Jean Eudes, nous pouvons constater qu’il utilise à peu près selon les mêmes proportions les lettres de Paul dans Vie et Royaume que dans le reste de ses œuvres, à l’exception toutefois de Colossiens et d’Éphésiens. Pour ces deux dernières, la proportion est plus du double3 !

2. On pourra lire un bon résumé des recherches récentes sur l’authenticité de Colossiens dans l’introduction de la TOB, notes intégrales, éd. 2010, p. 2555. Pour Éphésiens, voir pp. 2525-2527.3. Les statistiques sont faites à partir de l’index du tome 12. Elles intègrent la Lettre aux Hébreux, considérée par saint Jean Eudes comme un écrit paulinien. Le discernement des citations dans une œuvre est toujours difficile : citation réelle, allusion, renvoi à plusieurs passages... ? Notons que cet index du tome 12 renvoie non seulement au texte de Jean Eudes, mais aussi aux introductions, ce qui relativise les statistiques. Mais leur utilisation prudente suffit pour donner une tendance générale.

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Comment expliquer cette différence de proportion ? Il faudrait reprendre chacune des citations et le contexte dans lequel Jean Eudes les emploie. Certaines sont utilisées en même temps que des citations d’autres lettres, ou bien ne concernent pas toute directement la formation du Christ en nous. Mais il semble que cette préférence tient aux caractéristiques même de ces lettres. Elles insistent sur les conséquences de la vie baptismale (mort au péché, vie nouvelle dans le Christ, vie de l’homme nouveau...) et sur la su-prématie du Christ sur tous et en tous. On comprend alors que Jean Eudes s’y réfère plus volontiers qu’aux autres quand il veut nous dire « ce qu’il faut faire pour... former, sanctifier, faire vivre et régner Jésus en nous » (OC 1 p. 161). Cela ne l’empêchera pas d’aller puiser dans les autres lettres les implications pratiques de cette « formation », mais ce choix laisse entendre au moins deux choses.

D’abord, que la formation de Jésus en nous comporte nécessairement un as-pect ecclésial. Les chrétiens sont les membres de son corps. Paradoxalement, on s’aperçoit que Jean Eudes ne cite que deux fois 1 Co 12,12-30 (la diversité des membres et l’unité du corps) dans son œuvre, mais qu’il cite bien plus fréquemment Éphésiens sur le même sujet. D’ailleurs, quand il cite 1 Co 12,27 dans Vie et Royaume (« Vous êtes le corps du Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part »), il le commente par Colossiens et Éphésiens (OC 1, 164-167) :

La vie passible et temporelle que Jésus a eue dans son corps personnel, a été accomplie et terminée au point de sa mort ; mais il veut continuer cette même vie dans son corps mystique, jusqu’à la consommation des siècles, afin de glorifier son Père par les actions et souffrances d’une vie mortelle, laborieuse et passible, non seulement durant l’espace de trente-quatre ans, mais jusqu’à la fin du monde. Si bien que la vie passible et temporelle que Jésus a dans son corps mystique, c’est-à-dire dans les chrétiens, n’a point encore son accomplissement, mais elle s’accomplit de jour en jour dans chaque vrai chrétien, et elle ne sera point parfaitement accomplie qu’à la fin des temps. (OC 1, 165)

La vie du baptisé n’est donc pas d’abord imitation du Christ ou pratique des vertus, mais construction du Corps du Christ. Jean Eudes cite volontiers Col 1,24 (« Je trouve maintenant ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et ce qu’il me reste personnellement à souffrir dans les épreuves

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du Christ, je l’achève en faveur de son corps qui est l’Église »), et c’est avec 2 Co 4,10-11 qu’il comprend le passage : « Sans cesse nous portons dans notre corps l’agonie de Jésus afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre corps. Toujours, en effet, nous les vivants, nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre existence mortelle ». Jean Eudes traduit même ainsi « ...que nous devons manifester et faire paraître la vie de Jésus en nos corps » (OC 1, 163). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre aussi les citations très fréquentes de l’hymne au Christ mort et exalté de Ph 2,5 ss non seulement dans le tome 1, mais aussi dans l’ensemble de l’œuvre.

Ensuite, l’importance donnée par ces lettres au baptême, comme vie nouvelle cachée avec le Christ en Dieu, Col 3,3-4 : « Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. Quand le Christ, votre [ou notre, selon versions] vie, paraîtra, alors vous aussi vous paraîtrez avec lui en pleine gloire ». C’est encore un des passages fréquemment cité par Jean Eudes. Il fait pleinement sienne la pensée de ces lettres : c’est en tant que membre vivant du Christ ressuscité, continuant son œuvre de salut, que le baptisé pratique toutes les vertus, et d’abord la charité « qui est le lien parfait » (Col 3.14) unissant soit toutes les vertus soit les membres du corps du Christ.

Jean Eudes reprend volontiers, que ce soit à partir de Colossiens ou d’Éphé-siens, le thème baptismal de l’homme nouveau, qui est au cœur de ces lettres, et cela tout au long de son œuvre. Et il est normal, étant donné notre filiation divine, qu’il invoque très souvent l’exhortation d’Éphésiens : « Imitez Dieu, puisque vous êtes des enfants qu’il aime ; vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même à Dieu pour nous » (Ep 5,1 2).

La formation de Jésus en nous est ainsi très largement illustrée par des cita-tions du ch. 3 de la lettre aux Colossiens qui insistent principalement sur les vertus et les comportements communautaires ecclésiaux : « Vous avez été ap-pelés tous en un seul corps... Tout ce que vous pouvez dire ou faire, faites-le au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâce par lui à Dieu le Père. » (Col 3,15.17).

2. les autres citations pauliniennes

Les nombreuses autres citations pauliniennes qui vont concerner la formation de Jésus en nous sont ainsi lues dans les perspectives des lettres aux Colossiens

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et aux Éphésiens. C’est par exemple les conséquences que Jean Eudes en tire pour le fait « que nous sommes obligés de faire nos actions saintement » (OC 1,441), soit la sanctification des actions ordinaires. La citation qu’il invoque ici n’est pas celle de la lettre aux Colossiens, mais son équivalent dans la Première lettre aux Corinthiens : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoique vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10,31, cité en OC 1,442-443). Mais avant d’être invoquée, cette citation est bien préparée par le fait que nous sommes les membres du corps du Christ :

Il y a une infinité de raisons qui nous obligent à cela, dont j’en ai apporté plusieurs très puissantes en divers endroits de la dite première partie de ce livre. Mais, outre cela, je vous prie de considérer plus d’une fois que Jésus-Christ est notre chef, et que nous sommes ses membres, et que nous avons une union avec lui beaucoup plus parfaite et intime, étant en sa grâce, que les membres d’un corps naturel n’ont pas avec leur chef. À raison de quoi nous sommes obligés de faire toutes nos actions pour lui et en lui. Pour lui, d’autant qu’elles lui appartiennent, tout ce qui est dans les membres appartenant au chef. En lui, c’est-à-dire, en son esprit, en ses dispositions et intentions, parce que les membres doivent suivre et imiter leur chef, ne doivent être animés que de son esprit, et ne doivent point avoir d’autres dispositions et intentions que les siennes. (OC 1,442).

On ne s’étonnera pas de voir Jean Eudes citer souvent le chapitre 2 de la lettre aux Philippiens, et en particulier le verset 5 : « Comportez-vous entre vous comme on le fait en Jésus-Christ ». Dans Vie et Royaume, ce passage est utilisé dans le « second fondement de la vie et sainteté chrétienne qui est la haine et l’éloignement du péché » (OC 1,173). Mais dans Le mémorial de la vie ecclésiastique, il l’est dans le passage qui concerne « nos obligations et devoirs au regard de l’Église » :

Adorez Jésus selon tout ce qu’il est au regard de son Église, et considérez qu’il est son rédempteur, son sauveur, son fondateur et son fondement tout ensemble, son frère, son père, son époux, son chef, son docteur, son juge, son pasteur, son médecin, son avocat, son médiateur, et même son serviteur, selon ces siennes paroles : Non veni ministrari, sed ministrare ; qu’il est aussi son aliment, sa vie, son cœur, son trésor, son principe, sa fin, son centre, sa félicité, son Dieu, son tout ; et qu’il l’appelle sa colombe, sa bien-aimée, sa sœur, son épouse, son unique, son cœur : Cor meum dereliquit me, et son âme très chère : Dedit dilectam animam meam in manu inimicorum ejus... Remerciez-le de toutes

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ces choses; offrez-lui tout l’honneur, l’amour et les services qui lui ont été et seront rendus à jamais par son Église. Donnez-vous à lui pour entrer dans ses sentiments vers elle : Hoc sentite in vobis quod et in Christo Jesu. Priez-le qu’il les imprime dedans vous, afin que vous puissiez dire avec lui : Zelus domus tuæ comedit me. (OC 1,220).

Nous avons fait allusion plus haut à 2 Co 4,10, cité par Jean Eudes dans Vie et Royaume à propos des fondements de la vie chrétienne (OC 1,163). C’est un des passages favoris de Jean Eudes. Il le reprendra plus loin à propos de l’esprit du martyre (OC 1,294). Là, ce sont bien les chrétiens en tant que membres du Christ qui ont a manifester la vie de leur Chef :

Jésus-Christ étant notre chef et nous ses membres, comme nous de-vons vivre de sa vie, aussi sommes-nous obligés de mourir de sa mort, puisqu’il est tout évident que les membres doivent vivre et mourir de la vie et de la mort de leur chef, selon ce sacré texte de saint Paul : Nous portons toujours partout la mortification de Jésus en notre corps, et nous sommes toujours livrés à mort pour Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée en notre chair mortelle.

On pourrait faire la même remarque à propos de Ga 2,20, lui aussi cité sou-vent par saint Jean Eudes : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi ». Il s’agit bien du Christ rédempteur, qui justifie juifs et païens dans son acte salvifique.

pour poursuivre

« Former Jésus en nous » : ce refrain de Jean Eudes prend sa source dans la pensée paulinienne, ce qui permet de voir, en examinant les citations choisies, que Jésus est pour lui le ressuscité, chef de l’Église, et tête de l’univers. Le chrétien vivant en continuation de la vie du Christ le fait donc en Église, et sa croissance dans le Christ est aussi croissance de l’Église, dont les membres sont devenus solidaire avec la Tête en passant par le baptême. Les autres nombreuses citations pauliennes apportées en illustration lors de l’étude de telle ou telle vertu doivent donc toujours être comprises dans la même pers-pective. Il faudrait faire une étude sur les citations de Paul regroupées par saint Jean Eudes sur les différents aspects de la vie du chrétien et sur les vertus. Elle montrerait sans doute que saint Jean Eudes les lit dans le même esprit.

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D’autres l’avaient déjà remarqué, comme le rappelle le P. Charles Lebrun dans son livre sur La spiritualité de saint Jean Eudes (1933) en citant le P. Paul de Jaegher, La vie d’identification au Christ Jésus, Paris Cerf 1927 : « On n’aurait pu mieux utiliser pour la vie spirituelle la grande doctrine de saint Paul sur la vie en Jésus-Christ, le chef du corps mystique. Cette doctrine, que saint Augustin et saint Thomas avaient si bien traitée dans leurs œuvres, saint Jean Eudes en a fait plus que tout autre, croyons-nous, le centre de sa sublime spiritualité » (chapitre 4).

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la spiritualité eudiste du cœur du christ, les intuitions théologiques qui la sous-tendent, sa pertinence pour le présent et pour l’avenir1

P. Jacques ARRAGAIN cjm

En mars dernier, le Père Bernard Peyrous, m’a demandé de bien vouloir trai-ter, au présent congrès, le thème de la pertinence de la spiritualité eudiste du Cœur du Christ pour le monde à venir. Je me suis empressé d’accepter, à condition toutefois d’être davantage éclairé sur ce travail. Et j’ai reçu cette réponse: «Je voudrais que vous parliez d’abord rapidement des grandes lignes de force de la spiritualité eudiste du Sacré-Cœur. Puis ensuite, si c’est possible, des grandes intuitions théologiques qui sont derrière. Et ensuite en quoi cela est actuellement pertinent pour le présent et pour l’avenir, c’est-à-dire... un monde nouveau que nous avons à bâtir. Sur quelles bases?... Vaste programme, je le sais, mais important pour nous tous ». Donc trois points :

Le premier : les grands traits de la spiritualité eudiste du Cœur du Christ, je l’ai déjà traité ici même en 1990, à l’occasion du congrès du tricentenaire de Sainte Marguerite-Marie Alacoque. Cet exposé a été édité avec grand soin dans les Actes de ce Congrès, (pp. 133-171). En plus de considérations doctrinales, j’y développais des précisions historiques, importantes en elles-mêmes, mais que j’estime inutiles ici, me contentant d’esquisser les grandes lignes du culte eu-diste du Cœur du Christ. Le second point, les grandes intuitions théologiques qui fondent cette spiritualité, m’a demandé beaucoup de réflexion, que m’ont facilitée les deux volumes de la récente Histoire doctrinale du Culte au (ou envers le) Cœur de Jésus, du P. de Margerie. Quant au troisième point: perti-

1. J. Arragain (1912-1997), Conférence au Congrès de Paray-le-Monial, en 1995. in B. Peyrous dir., Le Cœur du Christ pour un monde nouveau, Eds. de l’Emmanuel, Paris 1998, p. 17-35.

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nence de cette spiritualité eudiste du Cœur du Christ pour le monde à venir, il m’a paru poser une interrogation sur les avantages à tirer de cette spiritualité pour la vie spirituelle des chrétiens actuels. C’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. Il m’a paru utile, au préalable, de rappeler les finalités de ce culte telles que les voyaient saint Jean Eudes lui-même ou telles que les voient encore certaines autorités qui ont traité le problème dans son esprit. Après quoi, je proposerai modestement mon opinion.

1. esquisse de la spiritualité eudiste du coeur du christ

Après un rappel des principaux événements de la vie de St Jean Eudes, nous le suivrons sur le chemin qui le conduisit du christocentrisme bérullien au culte du Cœur de Jésus; et, après un examen des principaux éléments du culte du Cœur du Christ, qu’il a développés dans ses textes liturgiques et doctrinaux, nous présenterons une synthèse des lignes maîtresses de la spiritualité eudiste du Cœur du Christ.

1.1. qui est saint Jean eudes ?

Jean Eudes né en 1601 à Ri, près d’Argentan (Orne), fit ses études au collège des Pères jésuites de Caen. C’est aussi à l’université de cette ville qu’ayant obtenu de son père la permission de devenir prêtre, il commença sa théologie. Tonsuré et minoré du diocèse de Seez, âgé de vingt-deux ans, il fut reçu à l’Oratoire de Paris, par le Cardinal de Bérulle, fondateur de cette société de prêtres, douze ans auparavant. Devenu prêtre à Paris, en 1625, il obtint d’aller assister les pestiférés d’Argentan et de Caen, en 1627.

Rattaché à l’Oratoire de Caen, il logeait dans un tonneau pour éviter la contagion. L’épidémie terminée, il inaugura, en 1632, une carrière de grand missionnaire paroissial. Le diocèse de Coutances est l’un des 15 diocèses de France où il fera 48 des 117 missions qu’il prêchera jusqu’à l’âge de 76 ans. En 1637, pour aider ses auditeurs à faire croître les fruits de la mission, il publia un manuel de vie chrétienne à base de christocentrisme bérullien, Vie et Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, qui eut de nombreuses éditions, et qu’on réédite encore de nos jours.

En 1642, nommé chef des missions de Normandie par l’Archevêque de Rouen, Jean Eudes est convoqué à Paris par le cardinal de Richelieu, qui lui

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donne des lettres patentes pour trois fondations à faire à Caen : un refuge pour femmes repenties, un séminaire pour ordinands, et une communauté de prêtres pour le diriger. Ce séminaire de Caen est refusé par la Congrégation de l’Oratoire, à laquelle le P. Eudes appartenait depuis vingt ans. Il doit la quitter, et il fonde à son tour la Congrégation de Jésus et Marie, dite des Eudistes, en 1643, puis le séminaire de Caen et, plus tard, ceux de Coutances, Lisieux, Rouen, Évreux et Rennes. Le refuge pour femmes repenties, fondé à Caen par le P. Eudes en 1641, est approuvé en 1666 par le pape Alexandre VII, comme Ordre religieux de N. D. de Charité, qui donnera naissance en 1835 au Bon-Pasteur d’Angers, répandu dans le monde entier. En 1674, il obtient du pape Clément XII des indulgences pour sa Confrérie du Cœur de Jésus et de Marie, groupant des personnes converties par ses missions, d’où sortira, peu après sa mort, la Société du Cœur admirable. En juillet 1680, il termine son dernier ouvrage, le Cœur Admirable et meurt le 19 août 1680.

Les écrits du saint ont été publiés à Vannes entre 1905 et 1911, en 12 vo-lumes, sous le nom d’Œuvres Complètes (que nous citerons: OC, suivi d’un numéro romain, celui du volume et d’un chiffre arabe, celui de la page). Le Cœur Admirable, cité plus haut, occupe trois volumes (VI à VIII) des Œuvres Complètes. Il comprend 12 livres, dont les onze premiers traitent du Cœur de Marie, et le douzième (le tiers de l’ouvrage) du Cœur de Jésus, c’est surtout à lui que nous ferons référence.

1.2. du christocentrisme bérullien au culte eudiste du cœur du christ

L’année 1643, décisive pour les fondations du Père Eudes, le fut aussi pour l’orientation de sa spiritualité, qui, en deux étapes, va le conduire du chris-tocentrisme bérullien au culte du Cœur du Christ.

de l’amour et charité de Jésus et marie à leur cœur conJoint

Dans le Royaume de Jésus (1637), il n’est pas formellement question de « Cœur ». Mais ce livre nous presse de répondre au désir qu’a Jésus de nous faire participer à ses vertus, états et mystères, pour Le former en nous, comme Marie L’a formé en elle, et a le pouvoir de Le former aussi en nous. Or cette entreprise suppose l’amour du Seigneur et de sa Mère sollicitant notre ré-ponse d’amour et la rendant possible. D’où les nombreux « exercices » et « professions d’amour » du Royaume de Jésus. Or, vers 1643, le P. Eudes,

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en commentant le verset de St Luc: « Marie conservait et méditait toutes ces choses dans son ‘‘Cœur’’ » (Lc 2,19 et 51), a l’idée de chercher dans la bible le sens du mot « Cœur », et il y trouve neuf sens.

Or, [écrit-il], par le bienheureux Cœur de la glorieuse Vierge, on entend ces neuf sortes de cœurs, qui ne sont qu’un seul Cœur en la Mère d’amour. Car encore que le Cœur représente tout l’intérieur, cependant, il signifie principalement l’amour... C’est donc cet amour incomparable et cette charité ineffable que nous entendons principa-lement par son très saint Cœur. Et honorer ce Cœur virginal ce n’est pas seulement honorer l’un des mystères ou l’une des actions... ou qualités de Marie...non pas même seulement sa très digne personne, mais c’est honorer la source de tout (cela) à savoir son amour et sa charité, mesure, origine et principe de toute sainteté. Cela est exposé dans un opuscule de 1650, la Dévotion au Très saint Cœur de la Bse Vierge Marie (OC VIII, pp. 428-435).

Ce texte est très important, car il définit une fois pour toute et d’une façon claire ce que saint Jean Eudes entend par le Cœur d’une personne et son culte : c’est son amour et charité.

Mais vers 1663, au début du Cœur Admirable, ces neuf cœurs sont groupés en trois cœurs: corporel, spirituel et divin n’en faisant qu’un: en Jésus comme en Marie (OC VI, 37). Cette distinction a été reprise par Pie XII pour le Sacré-Cœur, dans l’encyclique Haurietis Aquas, sous le nom de ‘‘triple amour’’. De toute façon, le P. Eudes, missionnaire dans l’âme, voit tout de suite quelle grâce serait pour le peuple chrétien de pouvoir célébrer tout cela par une fête liturgique de ce Coeur admirable. Il se met à en rédiger les textes et à les faire approuver par les évêques de sa connaissance. Et c’est ainsi qu’il obtint de l’Évêque d’Autun que l’office et la messe du Cœur de Marie soient célébrés dans le diocèse, et pour la première fois à la cathédrale le jour de clôture de la mission, 8 février 1648. Pie XII reconnut ce fait historique dans une lettre du 15.01.1948 à l’Évêque d’Autun (Ex officiosis litteris, AAS 90 (1948) 106-109), à l’occasion du tricentenaire de cet événement.

du « cœur conJoint » auX deuX cœurs de Jésus et de marie

Dans cette fête du Cœur de Marie, on trouvait aussi Jésus aimant, donc son Cœur. Dès l’invitatoire de Matines, on chantait: « Jésus qui règne dans le Cœur

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de Marie, venez, adorons-le: car c’est lui notre amour et notre vie ». Le premier culte eudiste du Cœur, est donc celui du Cœur conjoint de Jésus et Marie. Pourquoi ? Parce que St. François de Sales et Bérulle avaient convaincu le P. Eudes de ne pas séparer ces deux Cœurs « que Dieu a si intimement unis » (OC VII, 405 et 398). Cependant, vers 1668, il comprit qu’il était indispen-sable d’instituer aussi une fête du Cœur de Jésus lui-même. Le 29 juillet 1672, il envoya les textes de l’office et la messe du Divin Cœur de Jésus, composés par lui et approuvés par sept évêques, dans une lettre à ses confrères, leur ordonnant d’en célébrer chaque année la fête avec octave, le 20 octobre.

Cette fête du Cœur royal, écrivait-il, sera le principe de tout ce qu’il y a de grand, de saint, de vénérable dans toutes les autres solennités... Le Sauveur honore notre Congrégation de lui donner son très adorable Cœur, avec le Cœur très aimable de sa sainte Mère. Ce sont deux trésors inestimables qui renferment une immensité de biens célestes (OC X, 961-462).

1.3. le cœur eudiste selon les teXtes liturgiques et doctrinauX

les teXtes liturgiques du p. eudes

La messe et l’office du jour et de l’octave de la fête du Cœur de Jésus (OC XI, 966-611) furent édités en 1672 et en 1676 sans changements. Dans ces textes, en prose ou en vers, le Cœur de Jésus nous révèle l’amour du Verbe incarné et rédempteur, comme objet de contemplation, terme de notre culte, puissant moyen de sanctification. Les bénéficiaires de l’amour du Christ sont d’abord le Père et l’Esprit : « Salut, Cœur unique du Père et du Fils, origine de l’Esprit saint, lien de la terre et du ciel » (Hym. Mat. 2e strophe). À Marie, Jésus a donné son cœur et c’est d’un même Cœur que la Mère et le Fils ont coopéré au salut du monde (les 2 antiennes du Magnificat). Quant à nous, c’est le Père qui nous a aimés le premier, nous donnant son Fils (3e répons de Mat.). Jésus, Lui, nous donne tout ce que son Père lui a donné, mais, surtout, il nous donne son propre Cœur (4e rép. de Mat.); il nous donne l’Eucharistie (4e ant. Ld), pour nous permettre d’aimer ; il nous donne enfin l’Esprit, pour nous apprendre à prier (Grad.). Cette contemplation engendre tous les actes du culte : l’Adoration: « Adorons le Cœur bien-aimé de Jésus » (Invit.); l’action de grâces: « pour l’inénarrable don de son Cœur » (Verset du Magn.) : la Louange «immense, pérenne, etc. » (Séq., strophes 1-6); la demande de pardon: « Hélas!

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Que de blessures à votre Coeur » (Hym. Ld.) ; la réparation: « Qu’offrant d’un seul cœur avec Jésus, une seule et même victime, nous méritions de nous immoler nous-mêmes et tous nos biens » (Secrète) ; etc. Le culte du Cœur de Jésus nous sanctifie. N’ayant qu’un seul Cœur avec Jésus, nous pourrons aimer le Père comme Jésus l’aime, et le Fils comme le Père l’aime, si nous restons dans son amour, faisant comme Lui la volonté du Père, aimant nos frères comme il nous a aimés. C’est le thème du Cœur Unique, lequel traverse la messe et l’office de part en part. Y a-t-il expression plus profonde et plus efficace de l’adhérence bérullienne ?

les teXtes doctrinauX

On sait que les onze premiers livres du Cœur Admirable (OC VI, VII & VIII, pp. 1 à 206) sont consacrés au Cœur de Marie. Par contre, le douzième livre traite uniquement du Cœur de Jésus. Cependant la lecture du livre premier (OC.VI, pp.17-116) est indispensable, car il y est dit ce que sont les trois cœurs de Jésus (corporel, spirituel et divin) comparés aux trois cœurs de Marie. En unissant, donc, l’essentiel de ce premier livre au douzième, on a un excellent traité du Cœur de Jésus. Dans ce douzième livre, le P. Eudes énumère les béné-ficiaires de l’amour de Jésus: le Père, Marie, l’Église en toutes ses dimensions; chacun de nous en particulier, surtout dans le sacrement de l’Eucharistie, puis dans le drame de la passion de Jésus et de la compassion de Notre-Dame. Il analyse aussi d’une façon subtile la nature du Cœur de Jésus (cf. la magni-fique méditation : « Trois Cœurs de Jésus qui ne sont qu’un seul Cœur » (OC.VIII, 349). Il décrit le trésor qu’est le Cœur de Jésus; l’action des personnes divines dans le mystère d’amour qu’est la rédemption du monde. Il cite et commente des textes, sur le Cœur du Christ, d’auteurs, même contemporains, qui l’ont frappé. Enfin l’auteur laisse sa piété s’épancher et il guide la nôtre dans « Quarante flammes d’amour vers l’aimable Cœur de Jésus », dans dix-sept méditations remarquables traduisant en prière la doctrine théologique du Cœur du Seigneur ; et, enfin, dans les litanies de ce Cœur qui sont le résumé de toute sa doctrine et de sa piété envers lui.

1.4. les lignes maîtresses de la spiritualité eudiste du cœur du christ

Des extraits du douzième livre du Cœur Admirable ont été approuvés par le dicastère romain pour le culte divin comme seconde lecture de l’office eudiste du Cœur de Jésus de saint Jean Eudes, révisé selon Vatican II. Ils résument

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parfaitement les traits de la spiritualité eudiste du Cœur de Christ. C’est le saint lui-même qui répond aux trois questions essentielles qu’on peut se poser à ce sujet :

qu’est-ce que le cœur du christ ?

Nous avons trois cœurs à adorer dans notre Sauveur, qui ne sont néanmoins qu’un seul cœur, par l’union étroite qu’ils ont ensemble. Le premier est son Coeur divin, c’est-à-dire son amour incréé qui n’est autre chose que Dieu lui-même. C’est l’amour qu’il a de toute éternité dans le sein de son adorable Père, et qu’il, avec l’amour de son Père, est le Principe du Saint-Esprit. Le second c’est son Cœur spirituel c’est-à-dire la partie supérieure de son âme sainte où le Saint-Esprit est vivant et régnant d’une manière ineffable et où il renferme tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu; c’est aussi sa volonté humaine faculté spirituelle dont le propre est d’aimer et qu’il a sacrifiée pour opérer notre salut par la seule volonté de son Père. Le troisième Cœur de Jésus est le très saint Cœur de son corps uni hypostatiquement à la personne du Verbe, Cœur que le St Esprit a bâti du sang virginal de la Mère d’amour et qui sur la croix fut transpercé d’un coup de lance.

quels sont les bénéficiaires du cœur du christ ?

Ce très aimable Cœur est une fournaise d’amour. Il aime son divin Père d’un amour éternel immense et infini. Il aime sa Mère, et les grâces inconcevables dont notre Sauveur l’a comblée font voir manifestement que cet amour est sans mesure et sans borne. Il aime l’Église triomphante souffrante et mili-tante, dont les sacrements – spécialement l’Eucharistie, abrégé de toutes les merveilles de la bonté de Dieu – sont autant de fontaines inépuisables de grâce et de sainteté, qui ont leur source dans l’océan immense du sacré Cœur de notre Sauveur. Il nous aime enfin tous et chacun, comme son Père l’aime. C’est pourquoi il a tout fait et tout souffert pour nous délivrer de l’abîme de maux dans lequel le péché nous avait jetés, et pour faire de nous des enfants de Dieu, des membres du Christ, des héritiers de Dieu, des cohéritiers du Fils, possédant le même royaume que Père de Jésus a donné à son Fils.

quels sont nos principauX actes de culte envers le cœur du christ ?

Nos devoirs envers cet adorable Cœur sont de l’adorer, de le louer, bénir, glorifier et remercier; de lui demander pardon de tout ce qu’il a souffert pour nos péchés, de lui offrir en réparation, toutes les joies qui lui ont été données

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par ceux qui l’aiment et toutes nos afflictions acceptées pour l’amour de lui, et enfin de l’aimer avec ferveur. Nous devons aussi faire usage de ce Cœur, car il est à nous: le Père éternel, Marie et Jésus lui-même nous l’ont donné pour être notre foyer d’amour purifiant, illuminant déifiant; pour être notre refuge en tous nos besoins notre oracle dans nos doutes et difficultés, Ils nous l’ont donné non seulement pour être le modèle et la règle de notre vie, mais pour être lui-même notre propre cœur, afin que, par ce grand Cœur, nous puissions rendre à Dieu et au prochain tous nos devoirs.

2. intuitions théologiques sous-Jacentes a la spiritualité eudiste du cœur

Il semble qu’on peut relever trois intuitions théologiques sous-jacentes à la spiritualité eudiste du Cœur du Christ, qui sont en lien avec les trois mystères de notre foi: Trinité, Incarnation et Rédemption. La première intuition est celle des relations étroites du Cœur de Jésus et de la Trinité; la seconde intui-tion est celle de l’immensité de ce Cœur dans lequel nous introduit le Verbe incarné; la troisième intuition est celle de la qualité de grand réparateur qu’est pour nous le Cœur du Rédempteur.

2.1. dimension trinitaire du cœur du christ eudiste

La première intuition théologique, sur laquelle repose la spiritualité eudiste du Cœur du Christ, est le lien étroit de ce Cœur avec la Trinité. Cela a été mis en relief, par les auteurs de plusieurs écrits importants: M. Cognet, l’encyclique « Haurietis Aquas » du Pape Pie XII, le P. Peyrous, et les deux volumes de la récente Histoire doctrinale du culte au Cœur de Jésus.

Mr. Louis Cognet, professeur à l’Institut catholique de Paris, dans le Cœur du Seigneur, petit ouvrage paru en 1955, recommandé par le P. Peyrous, comme «important», avait fait une étude approfondie, assez difficile à lire : « Le Cœur de Jésus et la Trinité d’après saint Jean Eudes ». On y trouve deux affirma-tions que je veux relever. La première est qu’après avoir affirmé que S. Jean Eudes voit en Jésus trois cœurs : le cœur divin, le cœur spirituel et le cœur corporel, qui ne sont néanmoins qu’un seul Cœur par l’étroite union qu’ils ont ensemble, l’auteur de l’article se bornera à l’étude du Cœur divin dont il donne en commençant une excellente définition qu’il va scruter et développer : « Le

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 161

Cœur divin c’est le Cœur du Verbe indépendamment de son Incarnation ». L’autre affirmation est : l’irréfutable et magnifique conclusion de son article :

On mesure toute l’importance des données trinitaires dans la dévo-tion de St Jean Eudes au Cœur de Jésus. Il ne s’agit nullement d’un détail secondaire ou d’un élément accessoire mais d’une articulation essentielle qui engage toute cette spiritualité, puisque nous l’avons vu, elle part de la Trinité pour y revenir. Rien ne saurait mieux mettre en lumière la richesse et la profondeur dogmatique de la piété de St Jean Eudes si solidement enracinée au cœur même des traditions de notre École française. (p.119)

L’encyclique Haurietis Aquas de Pie XII. M. Cognet écrivait en mars 1955. Or, en mai 1956, le pape Pie XII publiait l’encyclique Haurietis aquas, sur la dévotion au Sacré-Cœur, or, dans dix de ses soixante-dix paragraphes, cette encyclique répète que : Par « Cœur du Christ », il faut entendre, le triple amour que le divin Rédempteur ne cesse de porter au Père éternel et à tous les hommes... l’amour divin qu’il partage avec le Père et l’Esprit Saint mais qui, en sa personne seule, en tant que Verbe fait chair, nous est rendu ma-nifeste à travers l’amour spirituel ou charité infuse en son âme et de l’amour sensible de son cœur corporel humain (cf. entre autres, SS 27 & 58). Or ce « triple amour », surtout divin, rappelait d’une façon étonnante (bien que sans référence explicite) la définition eudiste : trois Cœurs corporel, spirituel et di-vin, qui ne sont qu’un seul Cœur de Jésus. Et cette définition eudiste (surtout ‘‘le cœur divin’’), qui était loin de faire l’unanimité des théologiens du début du siècle: n’était-ce pas celle-là même que le Pape canonisait en quelque sorte dans son encyclique ? C’est ce que j’avais suggéré, sans rencontrer beaucoup d’écho, dès la parution de l’encyclique dans plusieurs revues, dont l’Ami du Clergé du 16 mai 1957, suggestion que j’ai reprise à la fin de ma conférence de 1990 à Paray (pp. 166-167), sans y insister. Car, il faut bien le dire, cette encyclique dogmatique de Pie XII, malgré les nombreux écrits et congrès sur le Sacré-Cœur, depuis sa parution, ne semble pas avoir été beaucoup lue, en tout cas, elle n’a pas eu d’influence notable, même, et peut-être surtout, au point de vue théologique, qui pourtant était son but premier.

Le P. Bernard Peyrous, durant ses études de théologie à Rome, a beaucoup étudié saint Jean Eudes. Il a écrit un remarquable article, paru dans la revue « Divus Thomas » (1985 n.l-3). Celui-ci n’étudie pas directement le Cœur de Jésus, selon saint Jean Eudes, mais ce qui en est le fondement : La Christologie

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de saint Jean Eudes. En quelques pages (pp. 42-57), il démontre que la christo-logie du saint repose sur sa vision de la Trinité et du Christ glorificateur. Voici un extrait de sa conclusion :

Tout part de l’unité trinitaire [...] des personnes [...] de l’amour éter-nel qu’elles se portent [...] qui engendre à l’intérieur de la Trinité une louange ineffable... La création [...] associe les créatures à cette glorification[...]. [À cause du] péché originel [...] le Christ s’incarne et s’offre au Père comme un glorificateur digne de lui... par son obéis-sance amoureuse de Fils... dans l’abaissement de sa naissance et dans sa Passion sur la Croix. Désormais, Jésus nous prend dans son Cœur, il nous donne son Cœur [...] son Eucharistie... Dès cette terre, nous sommes déjà avec Marie et les anges, comme en Paradis. (p.57)

Le P. Bertrand de Margerie, par contre, depuis notre dernier congrès de 1990, a publié une Histoire doctrinale du culte au (envers le) Cœur de Jésus, en deux volumes (I :1992 ; II : 1995). Il étudie formellement Haurietis Aquas dans deux chapitres de son volume II. Mais en fait, tout son ouvrage est sous-tendu par cette encyclique, qu’il connaît à fond et à qui il renvoie sans cesse. Le vol.I contient un excellent chapitre (pp. 151-173), sur la spiritualité eudiste du Cœur du Christ, mettant en relief l’accord parfait de cette spiritualité avec la doctrine d’Haurietis Aquas. Le Père montre comment ce document accepte à 100% la conception eudiste du cœur divin, toute entière fondée sur la Trinité. Il va même jusqu’à dire: «S. Jean Eudes marque une étape très importante et même décisive dans l’histoire doctrinale du culte envers le Cœur de Jésus. Il est permis de penser que, sans lui, nous ne jouirions pas, en fait d’Haurietis Aquas : l’encyclique de Pie XII est pénétrée en profondeur par sa pensée et ses orientations (I, 151). Le vol. II a deux chapitres (pp. 109-155) sur l’encyclique, dont il déclare: « Je n’hésiterai pas à dire que ce document est le plus beau et le plus profond de tous ceux que nous a offerts le Magistère de l’Église durant son histoire, sur le mystère du Christ ». Document riche et difficile, d’ailleurs, dont F. Degli Espositi écrit: « Ce document demeurera pendant les siècles à venir ». (II.109)

Or, en ce qui concerne le fondement trinitaire du culte au cœur de Christ, le P. de Margerie écrit (II, 113) :

Pie XII a proposé dans son encyclique d’enraciner le culte au Cœur du Christ dans le mystère des processions intimes du Verbe et de l’Esprit, ainsi que dans les missions visibles qui les prolongent dans le temps de

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 163

notre histoire... ainsi l’objet du culte au cœur du Christ est son amour non pas seulement humain mais encore infini et divin pour son Père et pour les hommes.

Dans le vol. I (p.157) le P.de Margerie avait cité S. Jean Eudes:

Le Cœur divin que Jésus a de toute éternité dans le sein de son Père n’est qu’un Cœur et un amour avec le Cœur et l’amour de son Père ; et avec le Cœur et l’amour de son Père, il est le principe du Saint Esprit. À raison de quoi, lorsqu’il nous a donné son Cœur, il nous a donné aussi le Cœur de son Père et son adorable Esprit. (OC VIII 344).

Et l’auteur ajoute (159) : « Et il est probable que, sans cette vision profonde, chez St Jean Eudes, de l’objet du culte, jamais les rédacteurs de l’encyclique Haurietis Aquas n’en auraient parlé comme ils l’ont fait ». Le Père de Margerie indique avec clarté et profondeur la raison théologique gui fonde la doctrine du Cœur divin de Jésus autant pour saint Jean Eudes en même temps que pour Pie XII dans Haurietis aquas (I.160) :

Si, dans une personne humaine l’amour est un accident qui s’ajoute à sa substance, il n’en va pas de même chez les personnes divines: chacune d’elles est identique à leur commune essence (qui est Amour). En aimant le Cœur de Jésus, nous aimons non seulement une per-sonne divine qui pose, en et par sa nature humaine des actes humains d’amour, mais encore cette même personne divine qui est un amour unique éternel, infini, toujours en acte (à la différence d’une personne ordinaire.

2.2. immensité du cœur de Jésus selon saint Jean eudes

sens de la question

Pour saint Jean Eudes, nous le savons, le Cœur, c’est l’amour ; et l’amour c’est le Cœur. Mais qu’est-ce que l’amour vrai, sinon le don de soi à la personne aimée. Et donc, puisque le cœur est l’amour, le cœur doit se donner. Et donner son amour c’est donner son Cœur. Toutes les personnes qui s’aiment vraiment se donnent leur Cœur. Or si ce Cœur est donné vraiment, en réalité et non seulement en paroles, il appartient en propre à la personne qui a reçu ce don. Et celle-ci peut user et disposer, comme elle l’entend, de toutes les richesses et virtualités de ce Cœur. De cela, saint Jean Eudes, qui est un parfait logicien, tire toutes les conséquences possibles pour le Cœur du Christ. Dans la Trinité

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elle-même, le Verbe, étant aimé par le Père, reçoit le Cœur de celui-ci; et le Saint-Esprit, procédant de l’amour du Père et du Verbe, reçoit leur Cœur. Comme la Trinité a confié au Verbe la mission de s’incarner pour sauver l’hu-manité, elle a donc fait de ce Verbe, devenu Jésus Fils de Marie, le dépositaire dans son Cœur de tout l’amour des personnes divines pour nous. Et lui, qui nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous, nous donne avec son Cœur tout l’amour dont il est plein: soit celui des personnes divines, soit celui du Cœur de sa sainte Mère, soit celui de tous ceux qu’il aime et nous demande d’aimer : le cœur des anges et des saints et de tous les hommes, même de nos ennemis. On voit par là l’immensité du Cœur de Jésus, dans laquelle nous n’avons qu’à puiser, puisqu’il nous donne à chacun son Cœur pour être notre cœur. Tous ces points pourraient être prouvés par d’innombrables citations de saint Jean Eudes. Retenons-en quelques-unes :

quelques citations de saint Jean eudes

Que la Trinité sainte est vivante et régnante dans le Cœur de Jésus

Le Père éternel y fait naître son Fils bien-aimé... y imprimant une image de sa divine paternité [...]. Le Verbe éternel est dans ce Cœur royal s’unissant à lui par l’union hypostatique le rendant adorable [...] et y régnant sur toutes les passions humaines [...]. Le Saint-Esprit est vivant dans le Cœur de Jésus, le remplissant de tous ses dons [...] y vivant et régnant et y opérant des miracles d’amour» (OC VIII, 333).

Le Cœur des personnes divines est une fournaise d’amour vers nous (O.C. VIII, 262)

Les trois personnes n’ayant qu’une même divinité [...] notre Sauveur, en tant que Dieu, n’a qu’un avec le Père et le Saint-Esprit; et, en tant qu’homme, son Cœur humainement divin et divinement humain n’est qu’un avec le Cœur du Père et du St Esprit [...] C’est pourquoi, adorer le Cœur de Jésus, c’est adorer le Cœur du Père, du Fils et du Saint Esprit. Et ces trois cœurs sont une fournaise d’amour au regard de nous [...]. Le Père a livré son propre Fils [...] à souffrir pour nous une infinité d’outrages et à mourir de la mort la plus infâme [...] Tout cela à cause de l’amour incompréhensible de son cœur Paternel au regard de nous [...] Le Fils dit: ‘‘Je vous ai aimés comme le Père m’a aimé’’. Il s’est abandonné pour nous à la puissance des ténèbres. Le Saint-Es-prit [...] formant l’Homme-Dieu dans les entrailles de la bienheureuse Vierge, savait très bien ce que nous en devions faire, et cependant

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 165

il l’a fait naître au monde pour nous et se sacrifier en la croix pour notre rédemption. Oh! Amour qui n’en a point de pareil ! [...] Que ferons-nous pour reconnaître une telle bonté ? [...] N’entendez-vous pas sa voix qui vous crie : ‘‘Mon fils donnez-moi votre cœur’’.

Le Cœur de Jésus est à vous, et toutes choses avec lui

Le Cœur de Jésus est à vous parce que le Père éternel, en vous don-nant son Fils, vous a donné le Cœur de son Fils; parce que ce même Fils vous l’a donné en se donnant soi-même à vous et parce qu’il a voulu être votre chef [...]. Le Cœur de Marie est à vous parce que Jésus vous l’a donnée pour être votre Mère et que ce qui est à la mère est aux enfants [...]. Les cœurs des Anges et des Saints sont à vous parce que [...]. le Père éternel en vous donnant son Fils, vous a donné toutes choses avec lui [...] et vous avez le droit de vous les approprier comme d’une chose vôtre [...]. Ô chrétien que tu es riche ! Si tu savais en user... Si scires donum Dei ! (OC VI 261-262)

3. le « grand cœur du christ » « universel réparateur ».

le grand cœur

Et précisément, puisque le Cœur de Jésus est à nous, nous devons en user. Saint Jean Eudes indique quelques pistes : par exemple, le considérer comme notre modèle et la règle de notre vie, ce qui veut dire « ne haïr rien que ce qu’il hait et n’aimer rien que ce qu’il aime [...] or les sentiments du Cœur du Christ sont : faire la volonté du Père, haïr le monstre infernal du péché, se réjouir de la croix et des souffrances (‘‘jour de la joie de son Cœur’’ Ct 2, 11), aimer sa mère, mépriser le monde, avoir une entière charité pour le prochain (OC VIII, 318, passim). C’est en effet tout cela que nous devons faire pour plaire à Dieu, comme l’a lui-même si bien réalisé pour nous. Faire tout cela, c’est aimer Dieu de tout notre cœur. Mais notre propre cœur est-il capable de nous y faire par-venir ? Non, répond saint Jean Eudes, mais qu’à cela ne tienne ; il ajoute : « Ne vous contentez pas d’aimer un Dieu infiniment aimable de toute l’étendue de ce petit cœur humain qui est dans votre corps et dans votre âme ; cela est trop peu de chose, cela n’est rien. Mais aimez-le de tout votre grand Cœur ».

En effet,

renoncez à votre propre cœur, c’est-à-dire à votre amour propre, et donnez-vous à Jésus pour entrer dans l’immensité de son grand

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Cœur, qui contient le Cœur de sa sainte Mère et de tous ses saints qui tous ensemble ne font qu’un seul Cœur et pour vous perdre dans cet abîme d’amour de charité, de miséricorde et d’humilité, de pureté de patience, de soumission et de sainteté. Non seulement vous pouvez, mais vous devez en faire usage, pour aimer et louer Dieu ». (OC VI, 263-264)

Ce texte a paru remarquable non seulement au P. de Margerie, qui le cite deux fois (I,165 & 174 et II,59), mais également au pape Jean-Paul II lui-même, qui le cite dans la lettre qu’il a adressée au Père P. Drouin, supérieur général des Eudistes le 27 février 1993, à l’occasion du 350e anniversaire de la fondation de la Congrégation de Jésus et Marie (cf. Cahiers Eudistes de 1993, pp.5-8) Mais ce n’est pas seulement pour aimer Dieu et lui rendre nos devoirs que nous devons recourir à ce « Grand Cœur » mais aussi pour nous acquitter de nos devoirs à l’égard de nos proches » (OC VIII,273).

le cœur de l’universel réparateur

Comment allons-nous accomplir l’acte classique du culte envers le Cœur du Christ: notre devoir de réparation ? Saint Jean Eudes conseille d’abord deux moyens assez classiques.

C’est un devoir de demander pardon à ce très bon Cœur de toutes les douleurs, tristesses, angoisses très sanglantes qu’il a souffertes pour nos péchés et, en réparation, de lui offrir toutes les joies qui lui ont été données par le Père éternel, par sa Mère, et par tous les cœurs qui l’ai-ment ardemment; et d’accepter tous les ennuis, tristesses et afflictions qui nous arrivent jamais. (OC VIII,315)

Mais voici le moyen proprement eudiste, exprimé ici sous forme d’élévation à la Trinité et autres saintes personnes

Père saint, je vous dois [...] des satisfactions infinies pour mes péchés [...]. Je n’ai point de moi-même de quoi payer toutes ces dettes [...], n’ayant rien et n’étant rien. Mais voilà le divin Cœur de votre Fils bien-aimé que vous m’avez donné et que je vous offre pour satisfaire à mes obligations. Après cela, dites-en autant au Fils de Dieu en lui offrant ce même trésor c’est-à-dire son propre Cœur et celui de sa sainte Mère qui n’est qu’un avec le sien [...]. Faites la même chose au regard du Saint-Esprit [...] de votre bon ange, de tous les anges et de tous les saints [...] en supplément de vos manquements vers eux [...] Pensez que vous êtes encore redevable à votre prochain. Vous devez

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 167

la charité à tous, même à vos ennemis ; l’assistance aux pauvres, selon votre pouvoir le respect et l’obéissance à vos supérieurs, etc. Pour satisfaire tous ces devoirs, offrez à notre Sauveur son divin Cœur en réparation des manquements que vous y avez commis ; priez-le de les réparer pour vous et de vous donner toutes les grâces dont vous avez besoin pour satisfaire à l’avenir à toutes vos obligations à l’égard du prochain. (OC VIII, 2 7 2 – 273)

Pour conclusion de cette partie, je pense que ce texte du P. de Margerie convient parfaitement: « On le voit, dans la pensée eudiste, le Cœur de Jésus devient l’universel réparateur, réparant envers tous, non pas en nous dis-pensant d’accomplir notre devoir de réparation, mais en nous faisant le don de son action de Réparateur, et en nous donnant d’y participer » (I, 164-165).

3. la spiritualité du cœur eudiste : pertinence pour le présent et l’avenir

Il faut commencer par préciser la réalité à laquelle s’attachent les adjectifs « présent » et « avenir » : présent et avenir de quoi ? S’agissant de la spiritualité eudiste du culte envers le Cœur du Christ, ce présent et cet avenir sont ceux de la vie spirituelle des baptisés, dans l’Église du Christ, romaine ou non. Leur baptême est à l’origine de relations spéciales avec le Dieu de Jésus-Christ, en fonction des promesses qu’ils y ont faites. Ces promesses portent sur ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire, pour être sauvés, donc, fondamentalement sur la foi et la charité qui fondent et alimentent l’espérance. Cela étant, il s’agit donc de rechercher quels sont les avantages que le culte eudiste envers le Cœur du Christ peut apporter, présentement et dans le futur, à la vie spirituelle des chrétiens pour leur permettre de pratiquer le plus authentiquement pos-sible les vertus qui les conduiront la sainteté. Mais cette recherche ne peut pas faire abstraction des objectifs que les promoteurs de ce culte lui ont donnés et des avantages qu’ils lui ont reconnus, jusqu’ici. C’est pourquoi, avant de donner notre modeste avis sur ce problème difficile, on lira un rappel succinct des finalités reconnues au culte eudiste du Cœur du Seigneur par le « Père » de ce culte et par quelques récents promoteurs de ce culte.

3.l. les finalités du culte eudiste du cœur de Jésus.

Quelques opinions : En plus de Saint Jean Eudes, bien entendu, puisque c’est

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de sa spiritualité qu’il s’agit, nous citerons, deux auteurs que notre exposé a présentés comme ayant le mieux compris sa pensée : le pape Pie XII, auteur d’Haurietis Aquas, et le commentateur de l’un et de l’autre, le P. de Margerie. Saint Jean Eudes, par le culte qu’il préconise envers le Cœur de Jésus, attend en 1680 (OC VIII) :

Que ce Cœur nous aide à pratiquer tous les actes de la vertu de religion (344), que ce Cœur nous guide dans l’ascension des trois degrés de la vie purgative, illuminative et unitive (350), qu’il nous secoure dans nos besoins, nos doutes, et nos difficultés (315), qu’il soit la règle et le modèle de notre vie morale (318). Mais surtout Jean Eudes attend que Jésus, qui possède les cœurs de tous ceux qu’il aime, dans l’immen-sité de son Cœur, nous fasse don de celui-ci, pour être notre Grand Cœur nous permettant d’aimer le Père et l’Esprit comme ils s’aiment et comme ils nous aiment, avec Marie, et nous permettant aussi, et peut-être surtout, de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés (321).

Pie XII, dans Haurietis Aquas, attend en 1956 que le culte du Cœur de Jésus soit un excellent remède contre les maux actuels: endurcissement des pécheurs, tiédeur de la foi des bons, entreprises des impies (66), haine contre Dieu et ses représentants (67), matérialisme envahissant recherche effrénée du plaisir (68). Par contre, il pense que ce culte doit favoriser l’accomplissement de la loi évangélique (69), que c’est en lui qu’il faut placer notre espérance (70) ; afin qu’il soit source d’unité, de salut et de paix, qu’il favorise la dévotion à la croix et à l’Eucharistie (71) ; enfin qu’il soit l’école de la charité, fondement du Règne de Dieu, chez les individus, dans les familles et parmi les nations (72).

Quant au P. de Margerie, sans rien renier de ce qui vient d’être dit, il donne un tour plus moderne à sa pensée. Pour lui, le culte du Cœur de Jésus est notre médecin, qui guérit les esprits de l’athéisme par la considération de l’amour salvifique du Christ, qui touche les cœurs. La contemplation du Cœur du Christ prêtre, qui par son sacrifice a vaincu le nihilisme ou permissivisme moral, a rap-pelé sa loi d’amour, amour du Verbe de Dieu, devenu cœur humain: tout cela apporte la guérison de nos cœurs souillés par le péché (cf. Histoire doctrinale II, 183-192). Pour le P. de Margerie, lui aussi, le Cœur de Jésus purifie, illumine et unifie (Ibid.192-196). Puis, il attend que, du culte envers le Cœur de Jésus, sorte un remède psychique qu’il appelle « psycho-synthèse » (Ibid. II 196-200): unifiant dans la personne le psychisme supérieur (intelligence et volonté), et inférieur (imagination, sensibilité, passions) ainsi que les dimensions sociales

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 169

et même cosmiques de ce psychisme. Enfin, l’auteur discerne quelques lueurs d’espoir d’un équivalent œcuménique du culte du Cœur, spécialement chez les Orientaux, qui, sans recourir au symbole du Cœur, exaltent beaucoup la « philanthropie » (miséricorde et douceur) du Christ (Ibid. II, 41-59;142-151).

3.2. finalités actuelles du culte eudiste du cœur de Jésus.

Opinion proposée : j’admets parfaitement, moi aussi, les finalités du culte envers le Cœur de Jésus, qui viennent d’être exprimées, comme efficaces en-core aujourd’hui et même demain, mais, volontiers je les verrais sortir, elles et d’autres, de trois sources ou vouloirs divins: d’abord que Dieu Père, Fils et Saint-Esprit est notre ami; ensuite, qu’Il peut et veut nous guérir, et enfin qu’Il peut et veut nous unir avec Lui et entre nous en un Cœur unique. Notons d’ailleurs que ces trois réalités sont reconnues et font l’objet de la prière du P. Eudes dès 1645, dans une «salutation» aux Cœurs de Jésus et Marie, unis entre eux en un seul Cœur : l’Ave Cor sanctissimum. Cette salutation est fort inspirée des écrits des saintes Mechtilde (1241-1298), Gertrude (1254-1302) et Brigitte (1303-1373); le P. Eudes la fit approuver en 1645. Nous en citerons des extraits en latin.

le culte du cœur de Jésus nous apprend que dieu est notre ami

Ave Cor amantissimum ! Le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, par amour, nous tirant du néant, nous fit à son image, destinés à partager sa gloire. Nous, étant révoltés contre lui, nous sommes tombés dans le néant du péché, « néant bien pire que le premier qui ne s’opposait pas à la puissance de Dieu, tandis que le néant du péché y résiste infiniment par sa malice infinie » (OC II, 178). « Au lieu de nous abîmer dans ce néant, Dieu envoie son Fils unique, qui s’anéantit lui-même, pour nous en retirer » (OC VII, 226), devenant, par amour lui aussi, semblable à nous pour pouvoir « nous aimer avec un cœur d’homme » (GS 22 1) et, pour pouvoir, « agneau innocent, par son sang librement répandu, nous réconcilier avec Dieu, nous ouvrant une route nouvelle où la vie et la mort deviennent saintes » (Ibid. 3). Il est très important que le Cœur de Jésus ne soit pas séparé de sa dimension trinitaire, laquelle est, aujourd’hui plus que jamais, la base théologique indiscutable, et de plus en plus indispensable de ce culte. C’est ce qu’avaient bien compris les moniales contemplatives du XIIIes. (Cf. de Margerie I pp. 80 et 101); c’est aussi l’essentiel de la spiritualité eudiste: le précieux ‘‘Coeur divin de Jésus’’ : amour éternel du Verbe pour son Père,

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amour qui, avec l’amour de ce Père, est l’origine du Saint-Esprit, amour que le Verbe incarné vient nous exprimer avec son Cœur d’homme. Il semble néces-saire d’insister pour dire que c’est là, selon nous, la plus grande ‘‘pertinence’’ de la doctrine eudiste du Cœur de Jésus pour aujourd’hui (cf. OC VIII 262-266, 340-342, 344 etc.).

De même, on ne soulignera jamais assez que cette doctrine eudiste est exac-tement celle qu’a rappelée avec force Pie XII dans Haurietis aquas (60), en déclarant: « Ad cor Dei per Cor Christi » (arriver au Cœur de Dieu par le Cœur du Christ), et magnifique conséquence : « à cause cela, on doit accorder au culte du Sacré-Cœur le privilège d’être la mise en pratique la plus intégrale de la religion chrétienne » (60). Donc le culte au Cœur de Jésus n’est pas et ne sera pas, une pratique de dévotion plus ou moins facultative, réservée à certaines âmes privilégiées. Le culte du Cœur de Jésus est le fond même de la religion chrétienne. Signalons que cette dimension trinitaire du culte eudiste au Cœur du Christ, sera d’un grand secours pour la deuxième phase – la principale - de la préparation au jubilé du troisième millénaire, demandée par le Pape : les trois dernières années étant consacrées : 1997, au Christ; 1998, à l’Esprit Saint; et 1999, au Père (cf. Lettre apostolique de Jean-Paul II Tertio millenio adveniente 39 – 49).

Reconnaître cela, implique et facilite, de notre part, aujourd’hui et demain, comme hier, une réponse, d’abord de foi, puis une réponse d’amour. La ré-ponse de foi est la pratique de la vertu de religion envers ce Cœur de Jésus: « Te adoramus, te laudamus, tibi gratias agimus » (nous t’adorons, nous te louons, nous te rendons grâce !). Adoration, puisqu’il s’agit du Cœur d’une personne divine. Louange, pour ce qu’est ce Cœur, et pour ce qu’il fait, comme Verbe à l’égard des autres personnes divines, en son nom et en notre nom. Notre louange vise aussi tout ce qu’il est et fait, comme Verbe incarné, en tant que notre médiateur et sauveur. Enfin, action de grâces pour tous les hommages que le Cœur de Jésus rend à la Trinité en notre nom, pour tous les biens qu’il nous a transmis de sa part, et, surtout, pour tout ce qu’il a fait et souffert comme prix de notre rachat et des grâces en vue de notre persévérance à son service.

Mais notre seconde réponse, la principale, est la réponse d’amour : « Te amamus » (nous t’aimons) ! Ici, on peut envisager plusieurs dimensions de cette réponse d’amour. D’abord on envisage la dimension du degré spirituel de cet amour : Te amamus, ex tota anima nostra (de toute mon âme) ; ex toto corde nostro (de tout notre cœur), et même, comme nous l’avons déjà dit, nous pouvons,

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 171

et devons, pour cette réponse d’amour, nous servir de notre « Grand Cœur », c’est-à-dire du Cœur immense de Jésus lui-même qui s’est donné à nous pour toujours, avec toutes ses potentialités et avec tous les Cœurs qui, eux aussi, se sont donnés à Lui. Ensuite, on envisage la dimension pratique de notre amour : ex totis viribus nostris (nous t’aimons de toutes nos forces). Car l’amour purement sentimental est stérile, il faut qu’il passe à l’action, que toutes nos forces s’y emploient. À cette fin, Dieu (Lui, le créateur et le Saint) a bien voulu nous commander de l’aimer (nous, néant et pécheurs). « Oh ! quelle bonté, oh ! quelle grâce [...] » (OC VII, 459). Ce que le P. de Margerie commente ainsi : « Don sublime, qui transfigure l’éthique : le commandement divin, sans cesser d’être tel, devient manifestation de miséricorde ! L’Etre divin laisse transparaître sa miséricorde non seulement quand il pardonne, mais quand il ordonne, déjà il donne ! » (I, 161) C’est de toutes nos forces que nous devons aimer Dieu (OC VIII 281), comme il nous aime, et aimer nos frères comme il les aime (OC VIII 273) c’est-à-dire en ne leur causant aucun mal, leur faisant toutes sortes de biens et surtout nous occupant du salut de leur âme (OC VII, 459-478). Enfin, cet amour que nous porterons au Cœur de Jésus aura un caractère sacrificiel, c’est-à-dire qu’il sera : offrande Tibi cor nostrum offerimus, don Donamus, consécration Consecramus et même immolation de notre cœur, Immolamus. Enfin, vient la demande d’acceptation et de possession de notre coeur par Jésus, Accipe et posside illud totum. On reconnaît ici la consécration au Cœur de Jésus, recommandée par le pape Léon XIII dans l’encyclique Annum sacrum, en tant que consécration personnelle et dans un contexte sacrificiel. On le voit, c’est tout un programme de vie en hommage et en union avec Jésus, que ce Cœur divin, que nous honorons, et programme est très actuel.

le cœur de Jésus peut et veut nous guérir

Notre guérison spirituelle comporte deux phases: le renoncement au péché d’une part et la pratique d’une vie d’union à Dieu, d’autre part. La guérison de nos âmes pécheresses se fera par l’intermédiaire du Cœur de Jésus. Il est venu pour cela et il ne demande, hier, aujourd’hui, comme demain, qu’à nous combler des fruits de ses souffrances. Saint Jean Eudes ne craint pas de mettre dans la bouche de Jésus s’adressant aux pécheurs cette parole d’Isaïe : « Reve-nez, pécheurs à votre Cœur » (Is 46,8), et le saint commente: « c’est-à-dire à mon Cœur, qui est tout vôtre puisque je vous l’ai tout donné [...] mais revenez promptement et entièrement... Bienheureux ceux qui se rendront à cette voix; malheur à ceux qui endurciront leur cœur. » (OC VIII, 261). Ailleurs, (Ibid.

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281), Jean Eudes met dans la bouche de Jésus cette parole, du Ps 9,3: « Vous, les hommes, jusques à quand ces cœurs fermés ? ». En effet, pour être par-donné par Jésus, il suffit de le lui demander d’un cœur contrit et repentant. Il faut donc demander au Cœur très aimant de Jésus qu’il purifie notre cœur : Cor Jesus Amantissimum, purifica cor nostrum. Une fois pardonnés, il faut marcher dans la voie de la sainteté. Que faire pour cela ? Prendre le Cœur de Jésus, lui qui est «le sanctuaire et l’image des divines perfections » (OC VIII 335 – 337), comme « modèle et règle de notre vie » (OC VIII 318). Le suivre dans ses états et mystères, en rapport avec les circonstances de notre vie, et adhérer à lui. Saint Jean Eudes conseille pour cela de contempler le Cœur de Jésus dans ses vertus. Il n’a pas de peine à en proposer une douzaine, dans sa salutation « Ave Cor », mettant en relief la douceur et l’humilité de cœur, que Jésus a enseignées à ses apôtres (Mt 11,29). Mais il propose aussi: pureté, dévotion, sagesse, patience, obéissance vigilance, fidélité, béatitude et aussi, (ajoutée en 1653), la miséricorde. Pour arriver facilement à ce que ces vertus de Jésus deviennent les nôtres, le P. Eudes conseille de se jeter dans la « fournaise d’amour purifiant, illuminant, transformant et déifiant » (OC VIII 350) qu’est le Cœur de Jésus. Et c’est ainsi qu’on passera par les trois degrés de la vie spi-rituelle, dont nous a parlé le P. de Margerie (II, 193 – 196 cf. supra, p.11). Cor Jesu, cor nostrum purifica, illumina, sanctifica. Mais dans notre cœur, il faut faire de la place, en renonçant au péché, au ‘‘monde’’, c’est-à-dire à la vie corrompue et déréglée qu’on y mène, et nous-mêmes en tant que méprisant les desseins de Dieu, sa gloire et son amour. Or nous sommes bien incapables, seuls, de pratiquer ce renoncement. Il faut donc le demander au Cœur de Jésus: «Ecrase tout à fait, s’il te plaît Dieu tout-puissant et miséricordieux, tout ce qui, en nous, s’oppose à toi, et, selon la grandeur de ta puissance, possède nos cœurs et nos corps pour y établir parfaitement le règne de ton amour» (OC.III, 287, prière eudiste traduite du latin). Autre supplication: « Employez vous-même, ô mon Sauveur, la puissance de votre bras [...] pour m’arracher mon misérable cœur et pour mettre le vôtre en sa place» (OC VIII 323). C’était déjà l’oracle d’Ezéchiel: « J’ôterai votre cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair... Je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous suiviez mes coutumes ». (Ez 36,26). Cette conversion fut matérialisée par l’échange des cœurs accordé à Ste Catherine de Sienne (OC VII 125-126).

le cœur de Jésus peut et veut nous apporter l’unité

Faire l’unité, c’est, semble-t-il, la vocation principale du Cœur de Jésus. « Le

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 173

cœur, disions-nous, c’est l’amour ». Or l’amour tend à l’union, fait l’union, et cela est vrai du Cœur de Jésus, aujourd’hui et le sera demain. Il semble en effet que le Cœur de Jésus selon la doctrine eudiste est facteur d’une triple unité :

- unité dans notre connaissance de l’amour de Dieu pour nous;

- unité dans nos rapports personnels avec Dieu;

- unité dans nos rapports avec nos frères humains et chrétiens.

Tel est d’ailleurs le sens du choix, par le P. Eudes, du texte de saint Jean pour l’évangile de sa messe du Cœur de Jésus : Jn, 15, 9-17 :

Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés: demeurez dans non amour. Si vous observez ces commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme, en observant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour... Voici mon commandement: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés... Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande... Ce que je vous com-mande, c’est de vous aimer les uns les autres.

Par son Cœur, Jésus nous révèle l’unité de l’amour de Dieu. Peut-on rêver un facteur plus puissant d’unification que le Cœur de Jésus, pour nous présenter et nous faire comprendre, malgré leur complexité, les amours dont Dieu est la source dans son essence, et, par rapport l’homme, dans son action créatrice et rédemptrice ? En effet, revenons, ici encore, au « Cœur Divin » de Jésus: c’est Lui qui unit en lui-même et nous manifeste l’amour réciproque du Père et du Verbe, ainsi que leur amour commun, origine du Saint Esprit. C’est lui aussi qui nous exprime le grand amour que la Trinité porte à la communauté humaine tout entière, puisqu’il est l’auteur de notre création. Et c’est encore Lui, qui, en plus de cet amour trinitaire, nous manifeste son propre amour de Verbe : qui, acceptant la volonté de Dieu, prend une nature humaine au sein de la Vierge Marie; qui ensuite, devant être notre rédempteur, s’immole pour nous et pour l’Église entière, son épouse, et qui, enfin, nous exprime tous ces amours, par le moyen de son cœur d’homme. Il semble inutile d’insister davantage sur ce sujet, déjà abordé ci-dessus à plusieurs reprises. Il est très familier au P. Eudes et l’encyclique Haurietis Aquas y revient en de multiples paragraphes, notamment dans le S. 43, où elle conseille d’adorer le Cœur de Jésus comme « la synthèse de tout le mystère de la Rédemption » (cf. aussi, entre autres, dans les SS 27, 28, 46, 58, 60). Mais, une fois de plus, il faut dire l’importance très actuelle de ce Cœur divin, mis en valeur par Saint Jean Eudes,

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qui donne à notre culte du Cœur de Jésus toute sa dimension, non seulement lui fournissant une base théologique, mais aussi nous permettant d’en faire l’objet de notre prière contemplative et de notre enseignement catéchétique.

Le culte du Cœur de Jésus fait notre unité personnelle : Jésus nous demande de demeurer dans son amour et se donne en cela comme modèle, nous indi-quant le moyen qu’il a pris lui-même pour aimer son Père. Or ce moyen, c’est d’observer ses commandements, comme il a lui-même observé les préceptes de son Père. Or il les a observés parfaitement et, du coup, il nous a aimés, aussi nous-mêmes, parfaitement. En obéissant au Père, il donné sa vie pour nous. « Or, dit-il, il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15 133). Le culte du Cœur de Jésus est donc de répondre à cet amour, en obéissant nous aussi aux préceptes de Dieu. Mais en ce qui nous concerne, ces préceptes de Dieu plongent toute notre existence chrétienne dans la charité. Voilà l’unification de notre vie dont le Cœur de Jésus nous donne le secret. Et, de cette unification, Saint Jean Eudes nous décrit la réali-sation en Marie d’une façon pittoresque : Le divin amour possédait tellement le Cœur de cette Vierge qu’il était le Cœur de son Cœur. De sorte que l’amour était tout et faisait tout en elle et par elle. Si elle priait, c’était l’amour qui parlait en elle ; si elle adorait et louait Dieu, c’était l’amour qui l’adorait et le louait en elle et par elle; si elle parlait c’était l’amour qui parlait en elle et par elle si elle se taisait, c’était l’amour qui la tenait dans le silence, si elle travaillait c’était l’amour qui l’appliquait au travail si elle se reposait c’était l’amour qui la mettait dans le repos, si elle mangeait ou buvait c’était pour obéir à ces paroles du St Esprit, qui est l’amour essentiel : « Soit que vous mangiez soit que vous buviez soit que vous fassiez quelqu’autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (I Co 10, 31). Si elle se mortifiait en quelque chose, c’était par la conduite de ce même amour, qui la tenait dans une mortification continuelle... Enfin, ce Cœur virginal était tellement transformé en amour que les actes et effets de cet amour sont innombrables » (OC VII 455-456). Ce que faisait Marie est, pour nous, un modèle, et une raison de lui demander de nous obtenir de l’imiter à unifier notre vie autour de l’amour.

Le culte du Cœur de Jésus unit ses disciples les uns aux autres. Dans le passage de St Jean 15, cité plus haut, Jésus ‘‘commande’’ deux fois (versets 12 et 17) à ses disciples de s’aimer les uns les autres. Pour obéir aujourd’hui à cet ordre du Cœur de Jésus, nous devons considérer d’abord dans ‘‘les autres’’ : nos frères humains: les aimer comme nous nous aimons nous-mêmes (Mc 12,31); les

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III. Synthèse : la doctrine du Cœur 175

aimer du même amour que nous aimons Dieu, car la vertu de charité vers le prochain est la même que celle vers Dieu (Mc 12,32) ; les aimer sans acception de personne: amis et ennemis (Mt 5, 43) ; sachant que tout homme dans le besoin est Jésus lui-même à secourir (Mt 25, 95 ), sachant aussi qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime, comme l’a fait, pour nous, notre rédempteur. Mettre en pratique ce désir et cet exemple du Cœur du Christ, quelle source d’unité entre nous ! Mais le Cœur du Sau-veur veut que nous soyons unis surtout entre frères chrétiens, dans l’Église, tous ensemble, comme devenus, par notre baptême, membres de son Corps mystique. Et ici, il faut distinguer deux situations, celle de nos frères de la confession catholique romaine, et celle des autres confessions chrétiennes. Pour ce qui est de nos frères romains, le culte du Cœur du Seigneur, école de la charité, ne peut que nous convaincre du nécessaire attachement à la doctrine du Christ, par la docilité envers ceux qui nous l’enseignent, et aux consignes qu’ils nous donnent: qu’il s’agisse du vicaire du Christ ou de ses frères dans l’épiscopat, à tous les degrés. En effet il ne peut y avoir d’amour sans obéissance et soumission envers la personne de ceux que Jésus a désignés et placés pour nous conduire.

La préparation du jubilé de l’an 2000 nous invite à un examen salutaire de nos responsabilités à ce sujet; elles sont bien détaillées dans le n°36 de la lettre pontificale Tertio millennio adveniente du 10 novembre 1994. Notons entre autres : l’indifférence religieuse; la perte du sens de la transcendance et, dans le domaine éthique, de l’estime des valeurs fondamentales du respect de la vie et de la famille; une incertitude sur le sens de la prière et de la rectitude de la foi; la coresponsabilité de tant de chrétiens dans des formes graves d’injustice et de marginalisation sociale, malgré les directives de l’Église, etc. Cet examen fera sans doute apparaître bien des négligences, dont il faudra obtenir le par-don. C’est ce que recommande la susdite lettre; qui, par contre, souligne l’im-portance des martyrs donnant leur vie, comme plus grande preuve d’amour envers Dieu. « Nombreux au début du premier Millénaire, ils sont revenus en notre siècle, et il faut faire tout le possible pour ne pas laisser perdre leur la mémoire » (Ibid. 37).

Pour ce qui est de nos frères chrétiens séparés, le culte du Cœur du Christ doit nous aider à entrer dans les intentions de la récente lettre pontificale Ut unum sint, du 25 mai 1995, (43 – 76), il reste à poursuivre les efforts, soit dans la mise en œuvre du Concile Vatican II, soit dans la recherche des conditions

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de l’exercice plénier du ministère d’unité de l’Évêque de Rome. Mais cela n’est possible que par l’amour et pour l’amour, que nous enseigne et suscite en nous le culte du Cœur du Seigneur. Car «de l’amour naît le désir de l’unité [...] cet amour trouve son expression la plus accomplie dans la prière commune [...] laquelle est au service de la mission chrétienne et de sa crédibilité » (Encyc. Sur l’engagement œcuménique, 23) et rejoint celle du Cœur de Jésus lui-même Christ: « Ut unum sint » (pour qu’ils soient un.) (Jn 27,22).

Voilà quelques considérations tendant à montrer que le culte envers le Cœur de Jésus, selon la tradition eudiste, n’a pas la prétention de «faire jaillir un monde nouveau ? » mais de rappeler ou de faire découvrir, aux membres de l’Église d’aujourd’hui, des intuitions et réflexions qui ont plus de trois siècles, pour qu’ils les mettent en pratique. Ces intuitions sont l’héritage reçu et gardé jalousement – trop peut-être – par les fils et filles des fondations religieuses et apostolique d’un saint prêtre normand, Jean Eudes, que le pape saint Pie X, qui l’a béatifié en 1908, et le pape Pie XI, qui l’a canonisé en 1925, ont appelé dans les documents officiels de sa cause de canonisation: « le Père, le Docteur et l’Apôtre du culte liturgique des Saints Cœurs de Jésus et Ma-rie ». Nous avons essayé de scruter la doctrine de ce saint, à la lumière de l’encyclique Haurietis quas et d’études spirituelles récentes. Il nous a semblé que ces intuitions pouvaient nous préparer avec profit à prendre le départ du troisième millénaire de l’Église. À vous, que je remercie d’avoir eu la patience de m’écouter et à tous ceux qui auront l’occasion de me lire, je souhaite vive-ment de pouvoir s’appuyer sur cet acquis de sainteté, de lui faire porter des fruits abondants, afin que le culte envers le Cœur de Jésus prenne un nouvel et puissant essor.

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IV. La richesse d’une doctrine 177

iv. la richesse d’une doctrine

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IV. La richesse d’une doctrine 179

le père eudes et sa postérité spirituelle. biographies et traités spirituels de 1680 à nos Jours.

P. Daniel DORÉ cjm

Ouvert à Bayeux le 19 août 1868, introduit à Rome le 7 février 1874, le pro-cessus qui aboutit le 31 mai 1925 à la canonisation de saint Jean Eudes, père, docteur et apôtre du culte liturgique des saints Cœurs de Jésus et de Marie, a été précédé par une tradition. Mais à sa mort à Caen en 1680, le père Eudes n’avait pas que des admirateurs. C. Berthelot du Chesnay a traité de main de maître cette réputation équivoque dans ce qui est modestement intitulé « Préface » de son ouvrage, Les Missions de saint Jean Eudes. Contribution à l’histoire des missions en France au XVIIe siècle1, P. Milcent a repris l’essentiel de cette pos-térité dans l’annexe IV de sa biographie2. Une autre approche serait de dresser le catalogue de toutes les éditions des œuvres de saint Jean Eudes, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Charles-Henri Clément de Blavette a déjà dressé une esquisse de ce travail3. Car trois des ouvrages ne connaîtront leur publication qu’après la mort de leur auteur : le Mémorial de la vie ecclésiastique, en 1681, à Lisieux, chez Rémy le Boullanger ; Le cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, la même année à Caen, chez Jean Poisson, et quatre ans plus tard, chez le même libraire, Le Prédicateur apostolique.

Il ne s’agit pas dans ces quelques pages de reprendre l’ensemble du dossier : l’érudition encyclopédique de cette tâche lasserait vite le lecteur. Il a paru cependant nécessaire de bien attester que depuis la fondation des instituts

1. Procure des Eudistes, Paris 1967, LXXIV + 406 p. , Voir spécialement p. IX-XLIV.2. Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, saint Jean Eudes, ed. du Cerf, 2° éd., Paris 1992, p. 557-565.3. Demeuré manuscrit, aux Archives des Eudistes. XX,7.

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eudistes, la postérité a eu le souci de transmettre comme une tradition vivante la spiritualité et l’ardeur apostolique de leur fondateur. L’approche chrono-logique s’impose d’elle-même : la suppression de la Congrégation de Jésus et Marie en 1789, sa lente résurgence en Bretagne à partir de 1826, puis l’expansion vers les Amériques à la fin du XIXe siècle dessinent trois périodes.

au Xviiie siècle.

Les premiers biographes sont des eudistes, Pierre Hérambourg (1661-1720) et Pierre Costil (1669-1749). Julien Martine (1669-1745) et Pierre Besselièvre (né en 1727) Leurs œuvres sont demeurées manuscrites. Les éditions de Mar-tine par Lecointe en 18804, de Hérambourg par A. le Doré puis D. Boulay sont partielles5 ou défectueuses : Au jugement de C. Berthelot du Chesnay, « Martine est un conteur. Quand les documents lui font défaut, son imagina-tion y supplée... Si la copie manuscrite de Martine ne peut être utilisée qu’avec une réserve deux fois prudente, le texte imprimé sous le nom de Martine [par l’abbé Lecointe] doit, par contre, être tenu pour suspect »6.

Le procureur général des jésuites de France, Antoine de Montigny (1694-1782) écrit en 1765 une Vie du P. Jean Eudes, dont une copie manuscrite est conservée aux Archives Eudistes7. « Elle n’a pas de sources originales, et ne mériterait pas d’être mentionnée si elle n’exprimait pas le point de vue de la tradition jésuite assez bien placé pour avoir une vue d’ensemble de l’histoire qu’il raconte »8. Or, c’est sous le nom d’Antoine de Montigny que sera pu-bliée au XIXe siècle. la première biographie imprimée : Vie du P. Jean Eudes, missionnaire apostolique, instituteur de la Congrégation de Jésus et Marie et de l’Ordre de Notre-Dame de Charité, revu et publié par un prêtre du clergé de Paris9. L’ouvrage était le fait du chanoine François-Marie Tresvaux du Fraval, vicaire général de Mgr de Quélen l’archevêque de Paris, sollicité par le restaurateur des Eudistes, le P. Jérôme Louis de la Morinière. Pour Tresvaux, le manuscrit de Montigny n’avait été qu’un canevas commode. Il s’était servi des biographies antérieures

4. Vie du R.P. Jean Eudes, Caen, Le Blanc-Hardel, 2 vol.5. A. Le Doré, publie en 1868 et 1869, D. Boulay en 1927 : Saint Jean Eudes... ses vertus, Lethielleux.6. Les missions, p. XL et XLII.7. Ms 55-56.Une autre copie, le ms 439, in-fil. 802 p. de la bibliothèque municipale de Caen.8. P. Milcent, Un artisan..., p. 561.9. Paris, A. Le Clere, 1827, in-12, XXIII

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IV. La richesse d’une doctrine 181

à celle du jésuite. « Tresvaux prêtait à toutes ces biographies la même valeur. Il pratiquait ainsi une méthode fort peu critique, qui sera suivie jusqu’au P. Boulay, qui en a usé et abusé »10.

L’opposition soulevée par les initiatives de Jean Eudes, sa sortie de l’oratoire, son accompagnement et sa défense de Marie des Vallées a laissé une trace du-rable à partir de 1660 et jusqu’au début du XIXe siècle. Un bon représentant en est l’oratorien Louis Batterel (vers 1680-1752), auteur des Mémoires domes-tiques pour servir à l’histoire de l’Oratoire11. « Plein de verve, volontiers caustique, très bien informé [...] la notice du P. Eudes, assez ample, est pleine d’intérêt... même si elle trouve son inspiration dans les écrits laissés par les adversaires les plus déterminés du P. Eudes »12.

Certaines des œuvres de saint Jean Eudes ont été constamment rééditées au cours du XVIIIe siècle, l’exercice de piété, les Méditations sur l’humilité, le contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême, le Bon confesseur, Vie et Royaume de Jésus surtout à Caen et Rouen. Il semble que le Bon confesseur ait eu alors un certain succès : traduit en plusieurs langues, dont l’allemand. Mais c’est surtout par le canal des confréries, la confrérie apostolique des saints Cœurs de Jésus et Marie, et la Société du Cœur de la Mère admirable, confréries de laïcs, que s’est diffusée la spiritualité : le Manuel de ces associations, publié en 1688 à Coutances par le successeur du P. Eudes, Jean-Jacques Blouet de Camilly, réédité à Rennes en 1706 et à Tréguier en 1711 a servi de modèle à bien des manuels diocésains jusqu’au XIXe siècle.

au XiXe siècle.

Le P. Jérôme Louis de la Morinière, supérieur de la Congrégation de 1830 à

10. C. Berthelot du Chesnay, Les Missions..., p. XXXI11. Publiés par A. Ingold et E. Bonnardet, 5 vol., Paris 1902-1911. La notice XVIII du t. 2, Le Père Jean Eudes, couvre les pp. 234-266. Mais l’éditeur avertit : « Signalons les renseignements nouveaux ou du moins peu connus [...] sur le P. Eudes et l’histoire de sa sortie de l’Oratoire, détails qui vont peut-être soulever une controverse sur ce personnage assez énigmatique [...]. Disons que tous les Oratoriens ne semblent pas avoir partagé les sentiments du P. de Condren et du P. Bourgoing à son égard et à l’égard de Marie des Vallées, la Sainte de Coutances, puisque, assure un ouvrage récent (Le Règne du Cœur de JESUS, t. IV, p. 480) le célèbre P. Le Jeune aurait pris la défense de cette dernière. – Ajoutons que le P. Eudes a été déclaré Vénérable le 27 février 1874, ce qui est plus qu’une présomption en sa faveur. (p. III).12. P. Milcent, Un artisan..., p. 561.

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1849 est d’abord à l’initiative de la publication de la biographie de saint Jean Eudes évoquée ci-dessus. Mais il a su aussi procurer à ses confrères par de nouvelles éditions quelques uns des écrits du fondateur : L’enfance admirable... et Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, en 1834 ; le Mémorial de la vie ecclésiastique, en 1835 ; le Manuel de prières en 1837 qui a été la principale courroie de transmission de la spiritualité à l’intérieur de la congrégation ; le Contrat du saint baptême, en 1848. Enfin c’est à lui que nous devons la première édition des Règles latines, Regulae Congregationis nostrae, la règle du Seigneur Jésus et la règle de la Bienheureuse Vierge Marie, écrites par saint Jean Eudes en 1648 mais demeurées manuscrites13.

Le P. Louis Gaudaire (1849-1870) obtint du pape Pie IX en 1857 le décret de louange de la Congrégation, en 1861 la faculté de célébrer les offices eudistes des Sacrés-Cœurs, en 1864 l’approbation des Constitutions. En 1868, il décida l’ouverture de la cause du Père Eudes et nomma le P. Ange Le Doré comme postulateur.

Dès l’année suivante, le postulateur publiait la deuxième partie du manuscrit du P. Hérambourg, sous le titre, Le Révérend Père Jean Eudes, Apôtre des SS. Cœurs de Jésus et Marie... Ses vertus par le R.P. Hérambourg... nouvelle édition, entière-ment revue14. En 1870, la publication de Le Père Eudes, premier apôtre des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, signée du même P. Le Doré, portait en sous-titre : Étude historique15. Or, un arrière-neveu de saint Jean Eudes, Charles de Montzey avait été auditionné dès l’ouverture du procès à Caen : « Il est le plus éloquent des témoins. Sa déposition dure environ quinze heures et remplit la durée de cinq séances »16, l’avait précédé dans cette voie en publiant son témoignage : Le Père Eudes, missionnaire apostolique et ses instituts, 1601-186917. La publicité de

13. Les Règles ont bénéficié d’une édition nouvelle, bilingue, augmentée d’un index et d’un lexique des mots vieillis, en 1964 :Saint Jean Eudes, Règles et directoire spirituel de la Congrégation de Jésus et Marie, Paris, 1964, 400 p. (sur papier bible).14. Lethielleux, Paris 1869, 634 p. C. Berthelot du Chesnay (Notre cher Hérambourg, Notre Vie, 8, 1960-61, p. 296-308) est sévère pour cette révision : Hérambourg est généralement méconnaissable... Le P. Le Doré avait essayé de fondre dans le texte quelques faits laissés en note dans la première édition... En réalité, sur la trame ici et là apparente de notre cher Héranbourg, le P. Ange Le Doré offrait une œuvre nouvelle (art. cit., p. 304).15. Albanel, Paris 1870, 276 p. Il attribue au P. Le Beurier , eudiste du XVIIIe s. Une vie de saint Jean Eudes.16. C. Berthelot du Chesnay, Regards sur la passé, 1668, 1768, 1868, Notre Vie, 12, 1968-1969, p. 135.17. Lethielleux, Paris 1869, 384 p. Les deux appendices (p. 311-380) sont aussi précieux pour « la

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IV. La richesse d’une doctrine 183

la cause de béatification est assurée par le P. Pinas, supérieur du Juvénat de Plancoët où Louis Bourdon était devenu aveugle : Le vénérable Père Eudes, 1601-1680, ses œuvres, ses vertus ses miracles18, s’attarde (p. 86-203) sur la guérison de ce dernier. Deux forts volumes font le point des études du postulateur, devenu supérieur général : Les Sacrés-Cœurs et le vénérable Jean Eudes, premier apôtre de leur culte19. Mais c’est surtout la mise en chantier de la publication des œuvres com-plètes qui va mobiliser les énergies des PP. Charles Lebrun, Joseph Dauphin, et Louis Frinault pour les Tables20. Enfin, après quelques brochures de polé-mique ou de compte-rendus de travaux concernant le culte des Sacrés-Cœurs, au terme de sa vie, Le P. Le Doré publie une synthèse, Le Sacré-Cœur de Jésus, son amour, d’après la doctrine du Bx Jean Eudes, père, docteur et apôtre de la dévotion au Sacré-Cœur21, et une mise au point, Naissance du culte liturgique des Sacrés-Cœurs [8-15 septembre 1641]22.

au XXe siècle.

La figure du P. Charles Lebrun domine la première moitié du XXe siècle. Editeur des œuvres complètes, il est devenu le spécialiste de l’histoire et de la spiritualité. La grande fresque de H. Bremond, L’histoire littéraire du sentiment religieux en France, tout comme l’étude d’Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées23, lui donnent l’occasion de lectures critiques. En 1933, un beau volume synthétise sa fréquentation de la vie et de l’œuvre du saint : La spiritualité de saint Jean Eudes24. La béatification et la canonisation de saint Jean Eudes sont l’occasion de la publication de travaux hagiogra-phiques : la Vie du vénérable Jean Eudes, du P. Denis Boulay, est accompagnée

marche actuelle des instituts et leurs succès » spécialement pour les pages consacrées à l’ordre de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur d’Angers (p. 368-380) qui s’achèvent sur la succession de saint Marie-Euphrasie Pelletier. 18. Plancoët-Paris, 1887, 208 p.19. Paris, Lamulle et Poisson, 1891, 1° partie, Etude Historique, 418 p. ; 2° partie, Etude Théorique, 414 p.20. 1905-1911, 12 vol. Cf. J. Venard, Les eudistes au XXe siècle, Médiaspaul, Paris 2008, p. 50-5321. Lethielleux, Paris 1909, 494 p.22. Lethielleux, 1916, 194 p.23. Plon et Nourrit, Paris 1926, 328 p.24. Lethielleux, 1933, 270 p.

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de la reproduction en appendice de nombreux documents25. Elle est réduite sous une double forme en 190926. Henri Joly et le P. Emile Georges se feront les diffuseurs de la vie du missionnaire normand27. Le P. Lebrun est l’artisan d’une collection d’œuvres choisies28, « les plus caractéristiques, très accessibles dans leur doctrine ». Mais c’est à un prêtre d’Alençon, futur évêque de Sées (1961-1971), que nous devons un travail universitaire de quelque ampleur qui valut à son auteur, l’abbé André Pioger (1897-1981) le doctorat ès-lettres : Un orateur de l’École Française, saint Jean Eudes29, avec la thèse complémentaire Saint Jean Eudes d’après ses traités et sa correspondance. Essai de psychologie religieuse30.

Le P. Emile Georges, après avoir dressé la biographie de la réformatrice en généralat de Notre-Dame de Charité, Sainte Marie Euphrasie Pelletier, fondatrice de la Congrégation du Bon-Pasteur d’Angers (1796-1868)31, après sa canonisation le 2 mai 1940, s’est intéressé aussi à la doctrine du fondateur : Saint Jean Eudes, modèle et maître de vie mariale32. Un ouvrage qui, avec celui du supérieur général (1936-1953) François Lebesconte, Le Cœur de Marie d’après saint Jean Eudes33, prépare la célébration du tricentenaire de la première célébration liturgique du Cœur de Marie, à Autun le 8 février 1648. Cet anniversaire est aussi le point de départ des sessions de spiritualité eudiste (1948-1963) qui rassemblent un auditoire assez large d’eudistes et de religieuses de la grande famille de saint Jean Eudes34.

25. Paris, René Haton 1905-1908, 4 vol. : 554 + 105 p. ; 572 + 84 p. ; 512 + 84 p. ; 592 + 112 p. + une table analytique des quatre volumes en 20 p.26. Le Bienheureux Jean Eudes, 1 vol., 476 p. : « aux enfants et amis du Bienheureux ; 1 vol. 333 p. « vie particulièrement destinée au public ».27. Henri Joly, Saint Jean Eudes, 1601-1680, Paris 1926, 5° éd. ; Emile Georges, Saint Jean Eudes, missionnaire apostolique, Paris 1936, 3° éd.28. Paris, Lethielleux, 1931-1937, 8 vol. : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, 613 p. ; Méditations sur divers sujets, 630 p. ; Regulae vitae christianae et sacerdotalis, 107 p. ; Le contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême, 108 p. ; Lettres et opuscules, 490 p. ; Œuvres sacerdotales, 549 p. ; Le Cœur admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, 639 p. ; Œuvres diverses sur le Cœur de Jésus, 283 p.29. Bloud et Gay, Paris 1940, VII, 462 p.30. Ibid., 1940, 180 p. L’abbé Olivier Théon en fait une présentation savoureuse et précise dans « Au XXe s., dans les années 30, André Pioger, futur évêque de Séez relit l’œuvre littéraire de saint Jean Eudes, Actes du colloque Saint Jean Eudes, samedi 24 mars 2001 [4° centenaire de la naissance], Séez 2001, p. 41-45.31. Préface du TRP. Lebesconte, Lethielleux, Paris 1942, 374 p.32. Préface du TRP. G. Brillet, supérieur général de l’Oratoire, Lethielleux, Paris 1946, 310 p.33. Préface de Mgr Picaud, évêque de Bayeux, Lethielleux, Paris 1946, 240 p.34. Le saint Cœur de Marie, 1948, 128 p. ; La spiritualité de l’École Française et saint Jean Eudes, 1949,

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En 1950, après 10 années d’enseignement de la philosophie en lycée et en séminaire, et une aventure missionnaire au cœur du Brésil à Sylvana, Charles Berthelot du Chesnay (1913-1975) le jeune archiviste des Eudistes inaugurait dans la revue Notre Vie, une longue série d’articles historiques, denses, précis fondés sur des recherches personnelles méthodiques, qu’il allait poursuivre jusqu’à la fin de sa vie. En 1958, il signe un Saint Jean Eudes, Lettres choisies et inédites, présentées par...35, avant de soutenir le 12 mars 1966, sous la direction de Jean Orcibal, une première thèse, Les missions de saint Jean Eudes. Contribution à l’histoire des missions en France au XVIIe siècle36, publiée l’année suivante. Mais ce n’est qu’en 1985, exploitant les travaux et recherches du P. Berthelot du Ches-nay que Paul Milcent publie la biographie attendue : Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, saint Jean Eudes37.

Le concile Vatican II (1962-1965) mobilise les énergies d’un nombre impor-tant d’eudistes, mais ils s’attachent à rendre accessible leur trésor spirituel. Dès 1964, sous le titre Règles et directoire spirituel de la Congrégation de Jésus et Marie, un élégant volume relié présente les Règles latines enrichies d’une tra-duction française, et un directoire spirituel extrait des Statuts et Constitutions. « Deux ouvrages complémentaires ; ils constituent ensemble un beau livre de réflexion spirituelle qui vaut d’être médité non seulement par les fils de saint Jean Eudes, mais par tous les prêtres vivant en communauté »38. L’année

multigraphié, 98 p. 2° éd., Québec 1957, 144 p. ; Introduction au Royaume de Jésus, 1950, multigraphié, 152 p. ; L’oraison dans la spiritualité eudiste, 1952, 156 p. ; Le Cœur du Seigneur. Etudes sur les écrits et l’influence de saint Jean Eudes dans sa dévotion au Cœur de Jésus, La Colombe, 1955, 204 p. ; Le renoncement dans la vie chrétienne selon saint Jean Eudes et ses disciples, 1956, 144 p. ; Les vertus chrétiennes selon saint Jean Eudes et ses disciples, 1960, 176 p. ; La vie religieuse à l’école de saint Jean Eudes, 1963, 164 p. comme suppléments de la Revue Notre Vie.35. Collection « Les Ecrits des Saints », Ed. du Soleil Levant, Namur, 1958, 192 p.36. Paris, Procure des Eudistes 1967, 406 p. Sa seconde thèse, terminée en 1974, Les prêtres séculiers en Bretagne au XVIIIe siècle, sera publiée neuf ans après la disparition de l’auteur, par les Presses Universitaires de Rennes II, 1984, 664 p.37. Préface de Jacques Le Brun , Ed. du Cerf, 1985, 2e éd. corrigée 1992, 590 p. Avec humilité, Paul Milcent écrit de son devancier : « Brutalement arrêté par la maladie, il a laissé d’immenses fichiers où il avait engrangé, de sa claire écriture, avec une extrême fidélité aux documents, les fruits d’une patiente enquête sur le P. Eudes et ses proches. Je n’ai utilisé qu’une partie de ces trésors [...]. Le P. du Chesnay est plus que moi l’auteur de ce livre ». (p.11). Un condensé plus accessible voit le jour en 1999, Paul Milcent – Jacques Venard, Saint Jean Eudes, 1601-1680, Temps et visages, DDB, Paris 1999, 176 p.38. Saint Jean Eudes, Règles et directoire spirituel de la congrégation de Jésus et Marie, Paris, 1964, 400 p. Un lexique des mots vieillis, une concordance avec le t. 9 des Œuvres complètes, et un index thématique facilitent l’usage de cet ouvrage.

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suivante, dans la collection « Témoins de la foi », Paul Milcent, édite Saint Jean Eudes. Introduction et choix de textes39. Les textes choisis, brièvement introduits, sont classés en neuf thèmes, permettant un bon contact avec l’ensemble de la doctrine eudiste. Mais c’est la réforme liturgique mise en place dans l’Église latine à l’Avent 1969 qui est l’occasion d’un travail important : d’une part, les messes et offices propres de la Congrégation sont publiés et approuvés le 8 février 197340, d’autre part, la mise en chantier de lectionnaires particuliers pour l’Office des Lectures (Institutio generalis de Liturgia Horarum, n. 162) abou-tit au Lectionnaire propre de la Congrégation de Jésus et Marie41. Diffusé également en dehors de la famille eudiste, le Lectionnaire devient pour une nouvelle génération l’accès à la doctrine spirituelle de saint Jean Eudes et de l’École Française.

Rendre les textes accessibles est une première étape, transmettre aujourd’hui l’expérience spirituelle constitue l’étape suivante assurée par L’Itinéraire spirituel pour aujourd’hui avec saint Jean Eudes42, le Prier avec Jean Eudes43, et le Guide d’ac-compagnement spirituel selon la pédagogie de saint Jean Eudes44, employés dans le cadre de Centres de spiritualité eudiste.

Quelques aspects de la doctrine de saint Jean Eudes ont retenu l’attention au cours de ce XXe siècle. Proclamé « Docteur du culte liturgique des SS. Cœurs de Jésus et de Marie », saint Jean Eudes a progressivement obtenu cette recon-naissance. En 1919, C. Lebrun réunissait ses articles de la revue eudiste dans Le Cœur de Jésus d’après l’Évangile et les écrits des saints45, et J. Gauderon, directeur des étudiants eudistes à la Procure Romaine obtenait une préface du cardinal

39. Paris, Bloud et Gay, 1965, 164 p.40. Congregationis Iesu et Maria, Missae et Liturgia Horarum propriae, Vatican 1973, 86 p. Les traductions dans les langues vivantes sont faites dans des livrets au format des livres de la Liturgie des Heures.41.Éditions du CID, Paris 1977, 212 p. cf. sa présentation par le P. Clément Guillon, dans Notitiae, n. 117, avril 1976, p. 161-167, et dans Lectionnaire, p. 7-18. Traduit les années suivantes en espagnol, portugais, allemand, anglais, italien.42. Michel Fournier, Lise Plante, Anne-Marie Hubert, Cécile Lionnet, Magdalena Franciscus, Ed. Droguet et Ardant, Limoges 1993, 350 p. traduit à ce jour en espagnol, portugais, anglais, allemand, japonais, malgache et arabe. Cf. l’actualité de la doctrine spirituelle de saint Jean Eudes comme itinéraire spirituel pour tous, p. 00.43. Ed. du Signe, 1995, 18 p. tr. en anglais, italien, espagnol.44. Québec, Anne Sigier 2003.45. Réflexions et prières à l’usage des âmes pieuses, Lethielleux 1919, 228 p.

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Gaspari, secrétaire d’état pour Le Sacré-Cœur de Jésus, principes de toute vie spirituelle d’après le bienheureux Jean Eudes46. Cependant, c’est surtout à Jacques Arragain (1912-1997) que nous devons les études les plus décisives sur la doctrine eudiste du Cœur de Marie et du Cœur de Jésus, en dialogue avec les autres traditions spirituelles47. Enfin, c’est avec toutes les ressources de la sémantique structurale sous la direction d A.J. Greimas que le P. Clément Légaré a saisi l’expression du corpus eudiste dans sa thèse : La structure sémantique. Le lexème cœur dans l’œuvre de Jean Eudes48.

La mariologie de saint Jean Eudes a été évoquée par les travaux de F. Lebes-conte et E. Georges. Il convient de noter que les eudistes, présents avec Charles Lebrun dès la fondation de la Société Française d’Etudes Mariales en 1935, ont été assidus aux travaux et congrès avec Louis Barbé49 (né en 1912), Robert de Pas50 (1922-2012), et le signataire depuis 1997. Le P. Jean-Michel Amouriaux, dans un essai modestement intitulé « Apprendre avec Marie à vivre en disciple de Jésus Christ. Quelques notes sur la mariologie de saint Jean Eudes »51 a souligné l’enracinement de la doctrine mariale dans l’expé-rience spirituelle et mystique de Jean Eudes.

La christologie a retenu l’attention du P. Alvaro Duarte dans sa thèse de doc-torat en théologie en 1988 : Jesucristo, glorificador del Padre en la obra de san Juan Eudes52, soutenue à l’Université Grégorienne.

C’est à l’Alfonsianum en 1968 que le Mgr Nicolas Bermudez soutient sa thèse sur le Baptême, contrat d’Alliance dans la doctrine de saint Jean Eudes. Elle sera publiée dix ans plus tard53. Mais les écrits sur le baptême font l’objet d’une

46. Lethielleux, Paris 1922, 172 p.47. Henri Macé, Jacques Arragain, Eudiste, 1912-1997, Paris 1998, p. 76-85. Avec l’écho rencontré chez B. de Margerie, Histoire doctrinale du culte au Cœur de Jésus, t. 1..., Mame 1992, p. 151-175 ; Histoire doctrinale du culte envers le Cœur de Jésus, t. 2..., Paris, Ed. Saint Paul, 1995, passim et chez Edouard Glotin, La Bible du Cœur de Jésus, Préface du cardinal C. Schönborn, Presses de la Renaissance, 2007, 768 p. spéc., p. 523-555, 597-598.48. Presses de l’Université du Québec, Montréal 1976, 372 p.49. La Vierge dans la Congrégation de Jésus et Marie, Maria, III, 163-179.50. Marie, Icone de Jésus, textes de saint Jean Eudes, Paris 1980, 48 p. En 1993, il publie un autre livret, Ma vie c’est le Christ, Saint Jean Eudes et son message, Paris 136 p.51. Bulletin de Saint-Sulpice, 29, 2003, p. 283-299.52. Jésus-Christ, glorificateur du Père dans l’œuvre de saint Jean Eudes. Seul le chapitre IV a fait l’objet d’une publication, La glorification dans l’état de l’Incarnation, Rome 1988, 156 p.53. El baustismo en la doctrina de san Juan Eudes, Publicationes Claretianas, Madrid 1978, 220 p.

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publication introduite par Paul Milcent en 199154.

Le sacerdoce et le ministère presbytéral n’ont pas bénéficié de travaux analo-gues, malgré quelques mémoires de licence en théologie55. Or c’est l’un des points importants et souvent mal compris de la doctrine de l’École française et de saint Jean Eudes. L’ouvrage magistral de Michel Dupuy, Bérulle et le sacerdoce56, trop rapidement lu dans la volumineuse théologie du sacerdoce de Gustave Martelet57, pourrait inspirer la même recherche pour saint Jean Eudes. L’essai de Mgr Gérard Defois, Le pouvoir et la grâce. Le prêtre du concile de Trente à Vatican II58, par sa mise en perspective des approches historiques, sociologiques, théologiques et spirituelles, ouvre une voie nouvelle.

La miséricorde de Dieu, mise en relief dans le magistère de saint Jean Paul II et de ses successeurs, a été bien étudiée chez saint Jean Eudes par une équipe internationale d’Eudistes et de religieuses de la famille sous la direction de Clément Légaré : Au cœur de la miséricorde avec saint Jean Eudes59. Mais c’est le 350e anniversaire en 1987 de la publication de Vie et Royaume, qui a été l’occa-sion d’une autre publication : 1637-1987, Le Royaume de Jésus. Saint Jean Eudes. Études, par Gilles Ouellet, Origène Voisine, Edouard Boudreault, Clément Légaré, Virgile Blanchard, Raymond Vaillancourt60.

En effet, c’est à Vie et Royaume que l’on revient : l’essentiel de la doctrine spirituelle du P. Eudes y est exprimée et elle est devenue le bien commun de toute l’Église. Le Catéchisme de l’Église Catholique souligne : « Tout ce que le Christ a vécu, Il fait que nous puissions le vivre en Lui et qu’Il le vive en nous. Par

54. Saint Jean Eudes, Le Baptême, textes choisis et présentés par Paul Milcent, Foi vivante I, 271, Ed.du Cerf. Réédités en 2011 dans la collection « Trésors du Christianisme », chez le même éditeur. Signalons aussi les belles études du P. Michel Cancouët, La doctrine baptismale de saint Jean Eudes, Cahiers Eudistes, 4, 1978-79, p. 83-102 et Saint Jean Eudes prédicateur du baptême, Vie eudiste en France, n° 56, 1988, p. 21-23.55. V.g. du p. Carlos Villegas56. Bérulle et le sacerdoce. Etude historique et doctrinale. Textes inédits. Préface de Jean Orcibal, Lethielleux, Paris 1969, 444 p.57. Deux mille ans d’Église en question, t. crise de la foi, crise du prêtre, Ed. du Cerf, 1984, 296 p ; t. 2, des martyrs à l’Inquisition, 1990, 438 p. ; t. 3 du schisme d’Occident à Vatican II, 1990, 368 p. Martelet, citant la dédicace de saint Jean Eudes de seconde main (dans P. Broutin, La réforme pastorale.) est d’une sévérité étonnante pour le caractère dithyrambique du texte eudiste (t. 3, p. 179).58. Collection Théologies, Ed. du Cerf, 2013, 400 p.59. Études et témoignages, Médiaspaul, Paris-Montréal 1995, 280 p.60. Éditions paulines et Médiaspaul, Paris-Montréal 1988, 262 p.

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son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme » (Gaudium et Spes, 22, § 2).

Nous sommes appelés à ne faire plus qu’un avec Lui ; ce qu’Il a vécu dans sa chair pour nous et comme notre modèle, Il nous y fait communier comme les membres de son Corps :

Nous devons continuer et accomplit en nous les états et mystères de Jésus et Le prier souvent qu’Il les consomme et accomplisse en nous et en toute son Église [...] Car le Fils de Dieu a dessein de mettre une participation, et de faire comme une extension et continuation de ses mystères en nous et en toute son Église par les grâces qu’Il veut nous communiquer, et par les effets qu’Il veut opérer en nous par ses mystères. Et par ce moyen il veut les accomplir en nous.61

61. Vie et Royaume, cité à l’office des Lectures de La L.H. , 33° vendredi du temps ordinaire, CEC, n° 521. Sur ce thème, Clément Légaré a poursuivi sa recherche : La mission continue de Jésus et le bérullien Jean Eudes. Sémiotique du discours religieux, Presses de L’Université du Québec, Québec 2006, 322 p.

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foi et inculturation : actualité de la doctrine de saint Jean eudes en afrique

P. Edoh F. BEDJRA cjm

introduction

Jean Eudes ouvre au XVIIème siècle aux religieuses et aux prêtres incultes le chemin de l’intelligence de la foi, aux laïcs celui d’une formation solide et d’un engagement social et ecclésial fondé sur le baptême, et aux pestiférés de sa ville natale une proximité salutaire. Il enseigne aux uns et aux autres que la Bonne Nouvelle est annoncée quand le croyant s’engage par sa foi au service de sa communauté. Jean Eudes apparaît ainsi comme le prophète dont le témoignage en parole et en acte, révèle d’une manière originale aux hommes et femmes de tous les siècles, le rapport entre Évangile et histoire, entre foi et culture ou entre foi et inculturation. Cette étude nous permet de le découvrir à travers le rapport qu’elle établit entre les œuvres, la pensée de Jean Eudes et la question cruciale de la pertinence de la foi et de l’inculturation en Afrique. En montrant l’homme de foi que fut Jean Eudes, l’analyse revisite l’histoire de la rencontre de l’Afrique avec l’Évangile pour situer les lieux où ce prophète du XVIIe contribue sur le plan théologique, pastorale, christologique et spirituel à faire développer entre foi et inculturation une relation qui allie adhésion à Jésus Christ et pratique quotidienne.

1. foi et inculturation : chemin de vérification

Le rapport entre foi et culture est si étroit qu’on peut affirmer sans crainte d’exagération que l’un n’existe pas sans l’autre. Une observation profonde du réel nous fait découvrir en effet qu’il n’y pas de foi ; il n’y a que d’homme

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de foi. Celui-ci n’existe pas hors-monde. Comme l’affirme Hegel, il ne peut même être mieux que son temps ; il ne peut l’être qu’au mieux1. Voilà d’emblée mis en relief, le lien intrinsèque entre Évangile et histoire, c’est-à-dire entre foi et culture ou inculturation. Il s’agit du rapport de l’homme à la foi qui le concerne en tant qu’il est inséré dans l’histoire au sein d’une culture. Si l’Évan-gile ou la foi qu’il suscite est Bonne Nouvelle portée au monde, il ne peut véritablement l’être que particularisée à la situation singulière de son auditoire qui devient par ce fait le lieu de sa vérification et de son authentification.

Sans avoir abordé de manière directe et systématique ce problème, à travers son expérience de prêtre missionnaire attentif aux besoins spirituels et tem-porels de son époque, Jean Eudes offre à l’Afrique en sa phase de nouvelle évangélisation, des ressources d’une articulation fructueuse entre foi et incul-turation. Celles-ci rejoignent les profondeurs de sa culture pour baliser la voie à un développement intégral et au salut en Jésus Christ. De ce point de vue jean Eudes est un homme de foi qui, en son temps, a donné un témoignage dont les enseignements ont un grand intérêt pour l’Afrique en quête d’un christianisme de transformation sociale et de plénitude de vie.

1.1. Jean-eudes, l’homme de foi et son temps : quel intérêt pour l’afrique ?

Dans son ouvrage monumental intitulé Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle. S. Jean Eudes, Paul Milcent donne abondamment d’éléments qui permettent d’apprécier la vie mouvementée de Jean Eudes depuis son jeune âge jusqu’à sa mort à Caen, une vie de missionnaire toute dévouée à Jésus, qui était son tout. C’était d’ailleurs ce qui lui restait comme refrain en ses dernières heures où il était en proie à une douleur affreuse qui torturait tout son corps : « Jesus meus et omnia » (Jésus est mon tout)2. Deux choses ne manquent pas d’impressionner le lecteur qui parcourt ces pages minutieusement écrites par Paul Milcent : d’une part la foi débordante de zèle du prêtre normand et d’autre part l’enracinement de l’homme de foi dans la société de son temps.

Jean Eudes représente sans aucun doute l’une des figures de l’extraordinaire vitalité chrétienne au XVIIe siècle. Persuadé que la vie presbytérale aussi

1. Cf. HEGEL, Aphorisme du temps d’Iéna.2. P. MILCENT, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle. S. Jean Eudes, Paris, Cerf 1985, p. 529.

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conduit à la sainteté et constitue un ministère important pour la réalisation de la vie chrétienne authentique chez les baptisés, il prêche des missions et fondent des séminaires. Sensible aux misères autour de lui, il apporte son secours aux personnes misérables. Il a été pour de nombreux laïcs, prêtres et consacrés un maître spirituel dont la puissance de parole et la foi communica-tive remettaient en route. Animé par un désir ardent de l’union avec le Christ, Jean Eudes s’exerçait et invitait les autres à « laisser Jésus, le souverain Prêtre, déployer en lui sa charité, servir et sauver par lui les enfants de Dieu, continuer en lui sa mission »3. C’est cet amour débordant pour le Christ qui l’amène à faire un « vœu à Jésus pour s’offrir à lui en qualité d’hostie et de victime, qui doit être sacrifiée à sa gloire et à son pur amour »4.

Proche de son peuple et sensible aux défis de la société du royaume de France et de l’état du peuple chrétien livré à lui-même5, faute de pasteurs conscients et compétents, Jean Eudes se fait inventif en fondant deux congrégations : la première (Notre Dame de Charité en 1641) pour s’occuper des femmes et de jeunes filles en difficultés et la seconde (Congrégation de Jésus et Marie en 1643) pour préparer de bons ouvriers à l’Église. Son amour brûlant pour le Christ se traduit alors par son zèle et son grand cœur à rendre service à l’Église et à la société. On se rappelle son acte courageux de solidarité qui le fait retourner à Caen où il engage sa vie à secourir ses compatriotes décimés par la peste. Sa foi le met sans cesse en mouvement, non seulement à s’unir à Jésus Christ, à lui ressembler et y adhérer par toute son existence, mais aussi vers son peuple pour prendre part à son combat pour la vie.

Ce témoignage impressionnant de l’homme de foi dans l’histoire tumultueuse de son peuple est une attitude spécifique qui donne accès à la sphère de l’in-culturation. Parler en effet d’inculturation chez Jean Eudes dans le sens tech-nique que revêt ce terme dans la théologie de la fin du XXe siècle et celle en particulier africaine serait un anachronisme, car le problème ne se posa pas en ces termes en son temps ni même dans son Église. Le concept d’inculturation développé par les théologiens de l’inculturation en Afrique baigne dans un champ sémantique de tensions et de luttes contre toutes formes d’aliénation. Les habitants du royaume de France du XVIIe siècle connaissaient de graves

3. Idem., Saint Jean Eudes. Une conception de la vie en Jésus Christ, Vie Eudiste 1990, p. 5.4. Jean EUDES, Œuvres complètes, tome 10, p. 522.5. R.DEVILLE, L’École française de spiritualité, Paris, Desclée de Brouwer, 2008 (2e ed.), pp. 20-38.

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problèmes, mais pas ceux d’aliénation culturelle comme la négation de dignité humaine et culturelle qu’ont subie les Noirs de l’Afrique sub-saharienne.

La rencontre de Jean Eudes avec les Églises d’Afrique à l’ère de la nouvelle évangélisation se situe à un niveau de profondeur vers lequel l’inculturation projetée par la théologie africaine elle-même doit conduire l’Église africaine : la foi au secours de la vie dans le monde. Dans le terme d’inculturation se trouve désigné en amont l’homme de foi et signifié en aval la culture qui évoque par sa racine la créativité, le fait de s’engager librement et activement en tant qu’être humain dans un monde déjà « donné » pour son effectuation véritablement historique6. Cet engagement de l’être humain dans l’histoire peut prendre une multiplicité de formes de composition par laquelle il fa-çonne son espace et se donne un projet de vie. Où qu’il se trouve, il est comme condamné à un agir par lequel il doit organiser selon la particularité de ses propres options son devenir authentiquement homme7.

Lorsque l’être humain s’engage ainsi, éclairé par sa raison et sa foi pour que le bonheur qui est au cœur du Royaume de bonté de Dieu (Jean Eudes parlait plutôt souvent de « Royaume de Jésus ») se réalise véritablement dans la vie et le monde de ses contemporains, il permet à la Bonne Nouvelle de Dieu de se rendre crédible et surtout d’entrer dans l’espace de vie des hommes. Si l’inculturation est donc comprise comme l’implication ingénieuse du croyant dans l’histoire pour apporter une solution aux problèmes du temps à partir de l’évangile, alors saint Jean Eudes, sans avoir utilisé le terme, dans la réalité de ses missions, enseignements et actions sociales, faisait en son temps œuvre d’inculturation en profondeur.

1.2. Un rendez-vous manqué en Afrique

Les Églises d’Afrique ont soulevé la problématique d’inculturation en une

6. Pour la signification de la culture en termes de créativité dans le débat théologique africain, voir en particulier EBOUSSI-BOULAGA, F., La crise du muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine, 1977 ; Eloi Messi METOGO, Théologie africaine et ethnophilophie, problèmes de méthode en théologie africaine, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 76-84 ; KÄ-MANA, L’Afrique va-t-elle mourir ? Bousculer l’imaginaire africain. Essai d’éthique politique, Paris, éd. Cerf, 1991 ; Nathanaël Yaovi SOEDE, Sens et enjeux de l’éthique. Inculturer l’éthique chrétienne, Paris, L’Harmattan, 2007, p.p. 197-205.7. Pierre-Jean LABARRIERE, Le discours sur l’altérité. Une logique d’expérience, Paris, Presse Universitaire de France 1983, p. 143.

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période de prise de conscience douloureuse du déficit de rapport de la mis-sion évangélisatrice avec les réalités des sociétés africaines8. Dans l’aventure admirable et courageuse de mission d’évangélisation entreprise en direction du continent noir, on n’a pas pris en compte, de manière générale, les as-pirations effectives, la culture intégrale et les réalités historiques de la vie des destinataires de la Bonne Nouvelle au plan culturel, social, politique et économique9. En Afrique, l’Église expansionniste ne disposa pas au fond de nouvelle spécifique à adresser aux sociétés africaines. Ni leurs aspirations ni leurs us et coutumes n’ont été pris en compte dans l’élaboration du plan de la mission. À l’opposé de la pédagogie d’un Jean Eudes touché par la misère spirituelle et sociale de son peuple auquel il adapte la nature de sa mission, l’évangélisation surgit ainsi en terre africaine comme une conquête dont le bénéfice est à mettre au seul compte du Blanc qui y implante sa civilisation et son christianisme occidental10. Cette absence d’articulation de la mission avec la réalité du terrain est un rendez-vous manqué qui affecte gravement la fécondité de la mission.

1.3. évangile et culture

Selon Mgr Anselme Sanon, l’Évangile doit s’enraciner dans la culture. En d’autres mots, la vraie religion doit pénétrer, imprégner et transformer la culture qui la reçoit11. La culture est de l’ordre du développement matériel, moral et spirituel propre aux êtres humains et qui conduit à une vie digne sur la terre12. Mettre la religion en contact avec la culture, c’est lui permettre

8. Ce combat a commencé dans les travaux en termes d’adaptation, d’incarnation, etc., puis d’inculturation. Voir en particulier : COLLECTIF, Des prêtres noirs s’interrogent, Paris, Présence africaine, 1956 ; COLLECTIF, Personnalité africaine et catholicisme, Paris, Présence Africaine, 1962 ; Titianma Anselme SANON, Tierce Église, ma mère. La conversion d’une communauté païenne au Christ, Thèse, Institut Catholique de Paris, 1972. ELA, Jean-Marc, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985 ; Achiel PEELMAN, L’inculturation. L’Église et les cultures, Ottawa/Paris, Novalis/Desclée, 1989 ; Léonard SANTEDI Kinkupu, Dogme et inculturation en Afrique. Perspective d’une théologie de l’invention. Paris, Karthala, 2003.9. Alphonse QUENUM, Évangéliser hier, aujourd’hui. Une vision africaine, Abidjan, 1999.10. Beti MONGO, Le pauvre de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1956 ; Fabien EBOUSSI BOULAGA, Christianisme sans fétiche, Paris, Présence Africaine, 1981.11. SANON, Titianma Anselme et LUNEAU, René, Enraciner l’Évangile initiations africaines et pédagogie de la foi, Paris, Cerf, 1979. Voir aussi J. MARITAIN, Religion et culture.12. J. MARITAIN, Religion et culture, pp. 198-202.

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de jouer son rôle, celui d’être au service du désir profond de toute société humaine : le désir de survie. Quand les forces de destruction se déchainent et menacent l’existence humaine, la religion constitue la médiation souvent utili-sée pour fournir une planche de salut. D’où même le caractère essentiellement utilitaire des religions dans certaines sociétés, en l’occurrence celles africaines. Des auteurs classiques anciens nous ont fait savoir en ce sens comment les Nègres étaient devenus célèbres à cause de leur piété et des sacrifices agréables qu’ils offraient aux immortels qui, en retour, leur assuraient protection et vic-toire sur leurs ennemis13.

La problématique du lien nécessaire de l’Évangile avec la culture ou de la relation entre foi et inculturation n’est donc rien d’autre que la quête obligée de vérification de la Nouvelle dont l’Évangile est constitutif en destination des sociétés africaines qui en deviennent par ce fait même des lieux de sa qualification. Cette vérification, lieu d’expérience sotériologique duelle, n’est possible que si l’identité du destinataire est reconnue et prise en compte. Il constitue l’instance de révélation de la qualité dont est chargée la nouvelle. Il l’est d’autant plus qu’il n’y a en effet pas de Bonne Nouvelle en soi ; il n’y a que de personnes en attende de bonnes nouvelles. Les pestiférés de Caen dans leur situation spécifique pouvaient ainsi apprécier la présence secourable et réconfortante de Jean Eudes à leurs côtés comme signe de bonté et messager de salut. Il augure une bonne nouvelle parce que sa venue est en adéquation avec une attente déterminée dont la prise en compte procure une satisfaction espérée.

Pour éviter le survol du monde longtemps considéré comme lieu de souillure, le Concile Vatican II a initié une nouvelle ligne pastorale qui invite l’Église à tenir compte de la réalité du monde auquel elle est envoyée (Lumen gentium). Au premier Synode africain de 1994, les évêques africains se sont rendus compte à travers leurs analyses de la situation de misère toujours croissante en Afrique subsaharienne, que l’évangélisation a laissé de côté le politique, l’économique et le culturel en engendrant une religiosité désincarnée et de peu de profondeur14. Ils ont invité à une Église proche de la vie du peuple, une Église-famille qui rassemble et réconcilie comme dans une famille tradition-

13. Diodore de Sicile, Lib. III, cité par Engelbert MVENG in « Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à Strabon », Thèse soutenue à la Sorbonne, Université de Paris 1970. Cf. aussi Homère, Iliade, I, 421.14. M. CHEZA, Le Synode africain, Paris, Karthala 1996, p. 31-49 ; 182-211.

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nelle africaine. Le dernier Synode africain de 2010 exhorte à un engagement plus intense et plus concret des Églises d’Afrique pour le relèvement de la vie paralysée (Jn5,8) en beaucoup d’Africains pour faire rayonner sur leur conti-nent le Christ Lumière-vie15.

Ces différents éléments manifestent clairement la prise de conscience progres-sive de la nécessité du dialogue entre culture et Évangile, mission et aspiration des peuples à qui la Bonne Nouvelle est destinée. Jean Eudes l’avait déjà compris en son époque et a pu joindre la théorie à la pratique qui est un enga-gement concret. Pour ses compagnons et ceux qui se sont engagés à sa suite, la voie spirituelle et pastorale expérimentée devient la règle de discernement pour l’aggiornamento de leurs engagements missionnaires. À n’en rester qu’à notre époque en prenant des exemples du côté de la Congrégation de Jésus et Marie, on peut évoquer l’expérience salutaire du Père Garcia Herreros et de ses compagnons de la province du Minuto de Dios qui ont inventé un concept d’enseignement supérieur de qualité pour la couche de population la plus défavorisée de leur société. L’éducation étant la clef de réussite de la vie, il s’est avéré urgent de la rendre accessible à tous les jeunes Colombiens sans discrimination au niveau de la qualité. À l’école de Jean Eudes, nos confrères de cette province ont réussi cette expérience avec grand succès. Il y a ensuite l’exemple des Sœurs Notre Dame Charité (Our Ladies of Charity) de la province du Kenya, qui ont fondé en fonction des besoins de la population Jama Hospi-tal, un centre hospitalier de haut standing implanté dans un quartier précaire de Nairobi pour donner la possibilité aux plus pauvres d’avoir eux aussi accès à un lieu convenable de soin de santé.

Il en ressort de ces différentes expériences que l’Évangile n’est pas seulement parole ; il est aussi actes que des chrétiens posent pour que la gloire de Dieu rayonne dans la vie de leurs frères et sœurs. Sur ce plan, le séjour de Jean Eudes dans les tonneaux de Caen reste toujours un appel pour que la procla-mation de l’Évangile n’enjambe pas la vie de ses auditeurs16.

15. Cf. Exhortation apostolique Africae munus, 147-17116. À part le séjour de Jean Eudes dans les tonneaux à Caen auprès des pestiférés, on peut évoquer l’engagement d’autres personnes de foi dont Mère Theresa en Inde et l’Abbé Pierre en France.

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2. paradigme christologique : vie du christ comme salut

2.1. une spiritualité : le christ le centre de tout et le régénérateur

Comme dit l’adage, il n’y a pas de fumée sans feu. Toute belle œuvre est toujours la matérialisation d’un idéal conceptualisé. Le témoignage d’une vie prophétique est l’effet d’un esprit porteur d’une utopie qui met l’homme en transcendance de lui-même dans son rapport à Dieu. Aussi Jean Eudes avait- il une vision propre de l’homme et du monde dans sa relation avec Dieu. Pour lui, Jésus Christ, le Verbe fait chair est la vie du monde. La réalité humaine, créée à son image est sa propriété. Il affirme à ce sujet que « notre être [...] doit avoir un regard et un rapport continuels vers lui (Jésus Christ), comme l’image vers son prototype »17. Pour mettre en relief cette centralité et ce be-soin du Christ pour toutes créatures et de manière particulière pour l’homme, Jean Eudes utilise par moments un genre littéraire d’une excessive âpreté pour montrer la corruption native de l’humanité et son besoin congénital du Christ18. Le baptême y apparaît comme l’acte de régénérescence par lequel cette humanité reprend vie en recevant la vie même du Christ, qui fait de lui véritablement être humain, frère et ami uni par une alliance indestructible. Cette dernière est en effet pour Jean Eudes un contrat qui engage Dieu et le baptisé : Dieu donne de son côté son Esprit de vie qui opère une nouvelle ge-nèse en conférant une nouvelle identité ; le baptisé quant à lui, devenu créature nouvelle, est contrainte par ce fait même à vivre sa nouvelle identité d’enfant de Dieu en imitant la vie même du Christ qui continue de vivre à travers lui dans le monde.

Redynamisant le baptême au cœur de l’Église de son temps, Jean Eudes se fait en outre l’apôtre de la vocation des laïcs à la sainteté avec la même viva-cité qu’il exalte l’état clérical pour le même objectif. D’après le Père Eudes, pour « appartenir parfaitement à Jésus Christ » il n’est pas nécessaire de se retirer du monde pour « vous enfermer entre quatre murailles », puisque non seulement les consacrés, « mais aussi tous les chrétiens, de quelque état et condition qu’ils soient, sont obligés, en qualité de chrétiens et de membres de Jésus Christ, de vivre de la vie de leur chef, c’est-à-dire d’une vie toute

17. Royaume de Jésus, 1ère p., 3 ; t. 1, p. 101.18. Cf. par Royaume de Jésus, t. 1, p. 185 ou P. Milcent, Saint Jean Eudes. Une conception de la vie en Jésus-Christ, Vie eudiste 1990, p. 15.

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sainte [...] »19. Partant de l’Apôtre Paul qui enseigne que l’Église est le corps du Christ ressuscité (1Co 12, 27), Jean Eudes relève par voie de conséquence que sa vie se trouve dans les vrais chrétiens qui sont « membres du Christ ». La vie du Christ continue dans le corps « mystique », de sorte que lorsqu’un chrétien travaille « il continue et accomplit la vie laborieuse de Jésus ; et ainsi de toutes les autres actions qui sont faites chrétiennement »20.

Il y a dans cette conception de la vie baptismale chez Jean Eudes deux choses importantes qui peuvent aider d’une part à l’inculturation de la foi chrétienne en Afrique et d’autre part à la nouvelle évangélisation à laquelle toute l’Église universelle est appelée : la centralité du Christ qui devient le chemin pour la vie du fidèle sur terre et la vocation à la sainteté qui incombe à tous les baptisés. En cette phase du développement ecclésial en Afrique et surtout de la nécessité de la fécondité évangélique dans la vie des peuples africains convertis au christianisme, l’héritage spirituel eudiste peut constituer un appui pour la réussite de la pastorale en voie d’élaboration.

2.2. Jésus christ, chemin pour la vie

Jean Eudes parle de la vie chrétienne comme d’une profession de Jésus Christ, voire d’une profession de la vie de Jésus Christ. En d’autres mots, croire est essentiellement pour Jean Eudes un choix fait de la vie de Jésus comme réfé-rence pour la structuration de son existence historique. La vie historique de Jésus est, selon Jean Eudes, révélation et salut de Dieu pour l’humanité. Sans l’avoir démontré de manière systématique ni même exprimé dans un langage technique, Jean Eudes met cependant en relief l’humanité de Jésus comme structure de valeurs qui s’offre de manière concrète à l’être humain au mo-ment de son entrée dans la communauté des croyants. L’être humain défiguré et déréglé par le péché, souligne Jean Eudes, n’a de chance de survie que dans sa rencontre avec le Christ. Jésus Christ devient, pour la réussite de sa vie, une structure valorative, témoin de référence pour sa vie. Face à ce modèle que devient pour lui la vie de Jésus, le baptisé apprend à acquérir l’esprit et les sentiments même de Jésus, sa charité, son humilité, toutes les autres vertus qu’on pourrait trouver portées par la vie de Jésus Christ.

19. Idem, Royaume de Jésus, tome 1, pp. 180 ; 441.20. Royaume de Jésus, 2e p., 2 ; o. c. I, 161 -166.

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Cette conception de la vie chrétienne, comme imitation parfaite de la vie du Christ que souligne Jean Eudes, met en relief une dimension importante de la nature du Christ qui a été pratiquement occultée dans la mission évangélisa-trice de l’Afrique21. Il s’agit de la nature humaine du Christ. La mission évangé-lisatrice qui a introduit la foi chrétienne en Afrique reposait malheureusement sur un fondement christologique où la nature du Christ comportait beaucoup d’ambigüité. Le Jésus proclamé dans la liturgie et enseigné dans la catéchèse est généralement le Christ, Seigneur de gloire que les nouveaux convertis devaient accueillir et prier pour leur salut. Très peu de place a été faite à l’humanité de Jésus Christ dans cette présentation. Cette dernière a été totalement absorbée par sa divinité. Cet état de chose s’est empiré ces deux dernières décennies avec l’accroissement du courant de spiritualité charismatique tant dans l’Église catholique que dans les nombreuses Églises ou communautés protestantes. Le Christ qui est invoqué, de manière fréquente, dans ces différents milieux est le divin Messie, Vainqueur de la mort, le Tout Puissant qui opère des miracles et à qui rien n’est impossible. À travers les prières incantatoires, la médiation des saints, des rôles imputés à la Vierge Marie, etc. on sent comment le Christ Jésus est repoussé dans la sphère unique de la divinité, loin des hommes. On ne peut que le prier, implorer son pardon et l’adorer. On n’oublie que s’il n’est que Dieu, jamais aucun être humain ne pourra mettre ses pas dans ceux du Christ Jésus.

Les communautés chrétiennes en général, celles particulièrement africaines ont donc été semées sur un fondement christologique qui ne pouvait guère favoriser la fécondité évangélique espérée pour la transformation de leur existence humaine. Dans ces communautés a été ignoré que Dieu n’a pas seulement pris une nature humaine mais aussi une histoire humaine et que par là il a inauguré l’accomplissement de l’histoire de l’humanité22. La mise entre parenthèses de la nature humaine de Jésus dans la transmission de la foi en Afrique a entraîné par voie de conséquence le rendez-vous sans cesse manqué entre l’évangile et la culture, voire le difficile rapport entre la foi chrétienne et l’histoire humaine africaine. Par voie de conséquence, l’Évangile ne peut constituer véritablement une source d’inspiration pour l’agir du chrétien en

21. J’avais déjà relevé cette lacune dans un article paru Théologie Africaine, Église et Sociétés, 1 (2012), pp. 23-42 ; 22. W. KASPER, Jésus le Christ, Paris, Cerf 1976, p. 51-52.

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Afrique23.

Nous vivons en une période de l’histoire où la nouvelle évangélisation appelle à une renaissance africaine, avec l’attention portée spécialement sur l’être hu-main, comme agent incontournable de l’avenir en Afrique. Jean Eudes a été préoccupé par la qualité de la vie humaine du baptisé dans le monde. La spi-ritualité qui se dégage de sa vie, de ses écrits et de ses missions met le Christ au centre de la vie chrétienne comme la structure valorative, le « prototype » vers lequel le baptisé doit se tourner pour l’accomplissement de sa vie humaine.

Si le Père Eudes invite le baptisé à se tourner vers Jésus Christ, le modèle parfait, c’est par ce qu’il le voit profondément comme un Dieu en forme humaine, un véritable être humain qu’on peut imiter. Le jeu d’imitation d’une divinité ne pourrait être qu’une fourberie naïve et têtue. La foi au Fils incar-né dans le monde constitue un lieu de révélation de Dieu dont l’essence est « Communauté », « Relation » et surtout de l’essence de l’être humain lui-même comme essentiellement un « être-de-relation » : relation avec son créateur et relation avec l’ « autre » dans le monde. Croire en Jésus Christ conduit le baptisé à son humanité habité par Dieu comme chemin d’accomplissement de la sienne propre. Le baptême est le choix qui engage l’être humain à vivre comme Jésus Christ a vécu dans sa relation avec Dieu et avec les hommes, en lien avec son environnement.

Dans cette vision chrétienne dans laquelle le croyant est introduit, croire ne confère pas un recours spirituel magique pour la résolution de ses problèmes de vie, mais l’obtention d’une lumière et d’un guide pour son existence et son agir dans le monde. La foi est ici comprise comme l’entrée dans un chemin de vie, « un chemin neuf », celui du Christ qu’on accueille comme référence pour sa vie. La foi n’est plus simplement la confiance aveugle en la force toute-puis-sante de la divinité qu’on peut se concilier par des artifices pour la satisfaction d’un besoin ponctuel, mais surtout chemin de sens et de découverte de soi, de sa vocation et de sa responsabilité face à l’histoire. Être baptisé pour Jean Eudes, c’est en effet choisir, en tant qu’être en devenir, Jésus Christ comme la voie de son accomplissement authentique dans le monde.

23. Les souvenirs du génocide du Rwanda ne peuvent ne pas effleurer l’esprit à cet endroit. Ce pays à plus de 85% de chrétiens n’a pas pu puiser dans ses ressources spirituelles chrétiennes pour éviter ce drame humanitaire a jeté un soupçon sur la force salutaire du christianisme dans tout le continent noir.

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2.3. La vocation universelle à la sainteté comme appel au salut

À observer de près certaines pratiques et à écouter certains propos, on a sou-vent l’impression que dans le domaine de la qualité, dans la vie chrétienne, certains ont des obligations beaucoup plus grandes que d’autres. Il y aurait en quelque sorte par conséquent des chrétiens de première zone et ceux de la seconde zone. Ceux à qui il reviendrait d’appartenir complètement à Dieu, « les hommes de Dieu », c’est-à-dire les chrétiens de la première zone, et ceux qui pouvaient le suivre de leur façon, sans l’obligation d’une consécration totale de leur existence à Dieu. En d’autres mots, il y en a qui sont appelés par leur vie chrétienne à devenir saints, tandis que les autres peuvent s’y exercer s’ils le veulent.

Dans les premières communautés chrétiennes en revanche, il allait de soi que la conversion à la foi chrétienne que scellait le rite baptismal, entraînait ipso facto pour tous la conscience d’entrer dans un corps social de « martyrs » du Christ, à tel enseigne que les rassemblements en ecclesia où le Mémorial du Seigneur était célébré, ne pouvaient souffrir de divisions ou d’un quelconque compor-tement antiévangélique24. La « Doctrine des Douze Apôtres », un document syrien du début du deuxième siècle en constitue une preuve impressionnante25. Malheureusement peu à peu, avec l’augmentation du nombre des chrétiens et l’arrivée de l’ère constantinienne un christianisme sociologique prit le dessus et laisse progressivement de côté les exigences de la vie baptismale. La vie du chrétien n’est plus différente de celle du non baptisé. On comprend alors l’émergence de la vie monastique comme détachement du monde pour une intensification de la vie baptismale et de la vie consacrée comme mission de rappel de l’exigence de la vie baptismale à la communauté ecclésiale.

Ainsi, au fur et à mesure que le christianisme se structure et essaime partout, la vie consacrée donne l’impression de constituer un état en soi à côté de l’état du laïcat. Se caractérisant de façon spécifique par la radicalité évangélique à laquelle elle consacre ses membres, les autres fidèles chrétiens commencent par admirer le degré d’intensité d’engagement et au même moment, d’une manière paradoxale, à se sentir moins concernés par la systématisation que comporte cette forme de vie. Peu à peu se forme aussi la conviction que l’entrée en religion, à cause de la radicalité de vie chrétienne qu’entraînent

24. Cf. 1Co 11, 17-3425. Cf. Didache 10, 7; 11, 7f ; 14,1;

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les vœux, est l’engagement à la sainteté. Aussi est-on arrivé à penser que le baptême n’engage donc plus directement à la sainteté, mais plutôt les vœux de religion célébrés selon les rites officiels établis par l’Église. La croissance de la vie consacrée va donc de manière indirecte et paradoxale affaiblir ainsi l’engagement total à la suite du Christ qu’implique naturellement le sacrement du baptême. La sainteté devient alors le monopole des seuls consacrés. On comprend à ce sujet le grand rôle joué par l’École française de spiritualité qui a essayé de faire comprendre et surtout de remettre en valeur la vie baptismale comme exigence à la sainteté26.

Jean Eudes représente l’une des figures importantes de cette École. Bien qu’il se soit consacré principalement aux œuvres de la formation du clergé et des séminaires, ses missions et ses écrits sont prioritairement destinés aux baptisés pour leur faire prendre conscience de leur état. Il instruisait les baptisés en vue d’un renouvellement de la vie du Christ dans leur existence en cette Église de France où la vie chrétienne est devenue peu brillante du fait des effets néfastes d’un clergé souvent ignare et paresseux27, Jean Eudes offre un enseignement de redynamisation qui est transférable aujourd’hui aux communautés ecclé-siales africaines.

Tout comme au temps de Jean Eudes, l’accroissement du nombre des baptisés dans plusieurs pays d’Afrique, ne va pas de pair avec l’approfondissement de la foi dans la vie des chrétiens. Les Églises poussent avec une rapidité étonnante au jour le jour dans les villages, les quartiers et les bidonvilles des cités populeuses des régions de l’Afrique subsaharienne, mais leur impact se fait à peine sentir au plan de la vie sociopolitique et économique de leur Etats. Dans les Lineamenta du dernier Synode africain, on relève avec une note de fierté la « croissance remarquable en Afrique du nombre des catholiques » et le Pape Benoît XVI entérine dans ce sens en qualifiant l’Église d’Afrique de « grande espérance » pour l’Église universelle28. Cette Église comporte malheureusement des lourdeurs et des fragilités en matière de formation des baptisés. Cette situation constitue de réels défis29 qui handicapent sa mani-

26. Cf. R. DEVILLE, L’École française de spiritualité, ibid.27. Cf. St VINCENT de Paul, Entretiens spirituels, éd. Dodin, Paris, Seuil 1960, pp. 501-502.28. Plus intéressant encore est le Message du Pape au Cardinal Stanislas Rylko, président du Conseil pontifical pour les laïcs à l’occasion de l’ouverture du Congrès panafricain des laïcs catholiques (4-9 septembre 2012), in http://www.zenith.org/article-31745=french.29. On peut retrouver l’analyse de ces défis que j’ai faite dans la revue : Théologie Africaine, Église

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festation comme « sacrement de salut »30, c’est-à-dire source de lumière et de force pour des hommes et des femmes qui cherchent le chemin pour la réussite de leur vie.

L’enseignement du Père Eudes sur la vocation universelle à la sainteté doit rejoindre les Églises d’Afrique. Il sera pour elle une bonne nouvelle si on en fait une herméneutique dynamique qui tienne compte de la situation particu-lière actuelle de ces Églises. À cette fin, il faut d’une part aider à redécouvrir le fait que dans l’Église-Famille de Dieu il n’y a pas de castes où certains auraient des droits et devoirs qui les mettraient de façon graduelle au-dessus ou au-dessous des autres. L’Apôtre Paul avait déjà réfuté à Colosses ces consi-dérations ségrégationnistes distinctives parmi ceux qui ont été introduits dans la nouvelle famille de Dieu. Le Christ est pour tous31 ; il est entièrement, avec la même intensité, présent à tous et à chacun (3,11). Il est le patrimoine de tous. À l’instar de Dieu, le Père de toute sollicitude et de toute bonté, révélé en Jésus de Nazareth proche de tout être humain qui veut l’invoquer (Mt 6,6), de même le Fils, Verbe et Lumière de Dieu est offert à chaque être humain pour son aventure humaine. Il n’est pas plus accessible, ni conciliant encore moins exigeant à l’endroit de certains plus qu’à d’autres. Son appel salutaire est adressé avec le même empressement à tous, sans distinction (Mt11,28-30).

L’appel que Dieu adresse à l’humanité dans le Christ a une finalité : la sainteté ou la sanctification de tous les hommes. Ce terme de sainteté ne sonne pas très attractif à notre monde postmoderne qui est devenu plus sensible à d’autres formes d’expressions et surtout à d’autres conceptions de la vie et du monde. La sainteté apparaît appartenir à un passé révolu et rappelle malheureusement des figures de saints qui, même si elles constituent des héros dans la pratique de la foi chrétienne, n’attirent que trop peu de personnes de notre époque sur le chemin de vie exemplaire à mener dans l’histoire d’aujourd’hui. Leurs biographies reflètent souvent un dualisme entre être-homme et être-chré-tien. Dans la vie des représentants et témoins de l’Église, l’être-chrétien a été trop souvent accompli au prix de l’être-homme. L’être-chrétien n’a pas suffisamment été présenté et accompli comme possibilité et chance pour l’être-homme. À cause de cela, de manière inconsciente, il y a un rejet et un

et Société, 2012, n° 1 pp. 111-115.30. Cf. LG 1 ; 9 ; 48 ; SL 5 ; GS 42 ; AM 1 ; 5.31. Cf. M. MACHOVEC, Jésus pour les athées, Paris, Desclée, 1978.

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échec de la sainteté à laquelle l’Église appelle ses fidèles.

« Non pas au prix, mais en faveur de l’humain que le christique doit être mis en valeur »32. L’appel à la sainteté doit être lancé et pensé non pour détruire l’être humain et compromettre son existence, mais pour lui offrir le développement optimal de son humanité. L’appel de Jean Eudes ne s’était pas situé en dehors de cette vision. Les différentes actions concrètes qu’il a posées montrent que son appel lancé à l’endroit de tous les baptisés à la sainteté, est plutôt un cri en faveur de la vie.

Pour Jean Eudes, le sommet de la vie chrétienne est la coïncidence de la vie humaine du baptisé avec la vie même du Christ. L’accomplissement de ce degré et style de vie, rend le fidèle participant à la vie du Royaume qu’est Jésus lui-même. La sainteté est donc l’adhésion forte advenue entre Jésus et le fidèle. Ce dernier trouve dans ce choix christique force et lumière pour la réalisation de sa vie. Force parce que Jésus constitue pour lui un appui et un soutien dans les tribulations ; lumière, parce que Jésus est modèle d’existence humaine : relation de l’homme d’une part avec Dieu et d’autre part avec autrui et son environnement dans le temps et l’espace.

La vocation universelle à la sainteté n’est donc rien d’autre que l’appel au salut qu’est la vie du Christ lui-même que chaque baptisé doit accueillir comme fer-ment et lumière pour sa tâche personnelle et communautaire d’humanisation. Devenir saint ne signifie donc pas un retrait du monde encore moins le choix d’une forme d’aliénation, faite de mortifications et de martyre aux allures dji-hadistes. Elle est plutôt accueil d’une figure valorative d’humanité, le modèle de l’Homme/Dieu à la lumière de qui je structure ma vie humaine pour lui assurer le maximum de réussite en ce monde. Être saint dans les rayons du Royaume de Jésus, c’est devenir véritablement humain, citoyen du monde enraciné en Dieu, artisan de paix et de justice, engagé pour la solidarité et la fraternité dans son milieu. Être saint, c’est être « Samaritain » en prenant la direction du « tonneau eudéen » pour se rendre proche de ceux qui ont besoin de secours, parce que fatigués par le poids de leurs vie. Être saint, ce n’est pas faire l’ange, mais savoir vivre en citoyen du monde solidaire et fraternel.

32. H. KÜNG, Être chrétien, traduit de l’allemand, Paris, Seuil, 1994, p. 520-521.

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conclusion

La pensée théologique de Jean Eudes et la spiritualité qui en découlent peuvent contribuer à la recherche d’un équilibre christologique dans la foi. Elles offrent le moyen de ramener la foi chrétienne entre divinité et humanité dans les Églises d’Afrique pour qu’elles deviennent des hauts lieux de renais-sance et de reconstruction de nos vies, de nos villages, de nos cités, de nos pays et de tous les pays du monde.

La contribution théologique de Jean Eudes est fondamentale, car elle per-met de faire comprendre et enraciner dans les cœurs et l’existence sociale et chrétienne l’authentique foi chrétienne, celle qui, fondée sur une vision christologique anthropologique équilibrée, fait du disciple le témoin de Dieu incarné en son Fils Jésus. Cette foi lui fait confesser l’unité de la divinité et de l’humanité en la personne de Jésus Christ et vivre conformément à elle.

L’unité du dire et du faire, de la confession de foi et de l’agir trouve ses sources dans cette vérité qui nous renvoie au cœur de l’amour qui dit le Nom de Jésus Christ dont la spiritualité et la vie entière du baptisé doivent rendre compte. La spiritualité eudiste contribuera à la transformation en profondeur des sociétés actuelles et de l’Église dans la mesure où ses fils et filles s’engageront à renou-veler, toujours davantage, leur intelligence de la foi, leur vie de prière et leurs pratiques quotidiennes aux sources de l’unité de l’humanité et de la divinité en la personne de Jésus Christ. Une spiritualité eudiste qui repose sur une telle base christologique ouvre à la nouvelle évangélisation des perspectives d’une inculturation qui multiplie les signes de l’enracinement de l’Évangile du Royaume de Dieu dans les cœurs, l’histoire et la culture des peuples d’Afrique et du monde.

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la règle du seigneur Jésus : un chemin pour devenir disciple1

P. Carlos G. ÁLVAREZ cjm

De nos diverses retraites ou réunions en Région ou en Province, nous re-venons avec le goût de lire les « Règles latines » (comme nous les appelions parfois) et nous sommes touchés par la capacité de Saint Jean Eudes d’intégrer les textes bibliques et d’offrir à la Communauté un enseignement précieux pour vivre comme chrétiens et comme prêtres au sein de la culture actuelle.

Avec la rencontre et le document d’Aparecida2, le thème du disciple chrétien a pris une force nouvelle et se présente aujourd’hui comme la meilleure syn-thèse de la foi chrétienne : des disciples et des missionnaires de Jésus dans le monde actuel.

Comme dit Jésus dans le quatrième évangile : « Si vous vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,31-32).

La lecture suivie des Règles du Seigneur Jésus et des Règles de la Très Sainte Vierge Marie a été pour nous l’occasion de découvrir Jean Eudes, connaisseur et dis-ciple heureux de la Parole, s’y plongeant pleinement et la prenant comme règle de vie. Elaborer une synthèse si achevée de la vie chrétienne, entrelaçant les textes les plus connus de l’Ancien et du Nouveau Testament, est un grand et formidable travail, qui nous permet de mieux connaître un homme amoureux

1. Traduit de l’espagnol : La regla del señor Jesús : un camino de discipulados. In : Discípulos de Jesús en la escuela de Juan Eudes, C. G. Álvarez, H. Lopera, Á. Torres; Quito 2009, pp. 131-159.2. La Ve Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes s’est tenue à Aparecida du 13 au 31 mai 2007. Le document dit « d’Aparecida » s’intitule : « Disciples et missionnaires de Jésus-Christ pour que nos peuples aient la vie en lui ».

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de la Parole, luttant pour qu’elle prenne vie dans son histoire personnelle et dans sa communauté3.

Dans cet article, nous allons travailler la Règle du Seigneur Jésus, et nous cher-cherons à trouver en elle « un chemin pour devenir disciple » pour tous les croyants (laïcs et prêtres), qui veulent orienter leur vie à partir d’une spiritua-lité aussi riche que la nôtre. Jean Eudes a pleinement participé à l’expérience spirituelle initiée par le Cardinal Pierre de Bérulle et continuée par le P. Charles de Condren. Grâce à eux, il s’est immergé dans l’océan merveilleux de la Pa-role de Dieu, dans le mystère de l’Incarnation de Jésus et dans l’expérience du baptême chrétien, devenant un disciple exemplaire de l’École de Jésus.

C’est précisément parce qu’il se sent disciple de Jésus, qu’il en déduit que vivre dans la Congrégation et y travailler au service de la mission, c’est faire l’expé-rience merveilleuse mais exigeante d’être pleinement une « École de sainteté et de vertu », l’École du Maître Jésus.

En deux endroits dans les Constitutions primitives, Jean Eudes souligne ce fait. D’abord au début des Constitutions, il affirme que chaque communauté locale doit avoir conscience d’être elle-même « une École de vertu et de sain-teté » :

Comme chaque famille ou communauté de la Congrégation doit être une image vivante de la sainte Famille et divine Communauté de Jésus, Marie et Joseph, ainsi qu’il a été dit: aussi toutes les vertus qui régnaient dans cette sacrée famille en souverain degré, doivent être pratiquées en celle-ci avec tant de perfection, que chaque maison soit une école de vertu et de sainteté pour tous ceux qui y viendront, et que chaque ecclésiastique de la Congrégation soit véritablement le sel de la terre, la lumière du monde, la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, un ange visible et un vaisseau d’honneur et de sanctification, utile au Seigneur et préparé à toutes sortes de bonnes œuvres.4

Puis, à la fin des mêmes Constitutions, il reprend le thème et l’applique à l’expérience des séminaires qu’il organise pour former le clergé de l’époque :

Les séminaires doivent être des écoles de sainteté et des académies du

3. La Règle du Seigneur Jésus est, en effet, un tissu serré de citations : 435 textes dont 95 de l’Ancien Testament et 340 du Nouveau Testament. La Règle de la Très Sainte Vierge Marie, quant à elle, contient 353 citations dont 200 de l’Ancien Testament et 153 du Nouveau Testament.4. O. C. IX, pag. 174. (O.C. : Œuvres Complètes)

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ciel, dans lesquelles on enseigne principalement la science des saints et les plus hautes leçons de la perfection chrétienne.5

L’ensemble, donc, des Constitutions, s’ouvre et se ferme dans cette même perspective : comme eudistes, nous sommes plongés dans une expérience communautaire et missionnaire qui nous donne l’identité de disciples du Sei-gneur, nous invite à vivre dans une « École de sainteté ». Dans cette École, il y a un seul Maître, Jésus, qui est la Tête, le Centre, le Cœur et le premier en tout (cf. Mt 23,8 ; Col 1,18), et, tous, nous sommes ses disciples, nous qui écoutons sa Parole et faisons l’effort d’en vivre chaque jour au milieu des luttes et des tensions, du travail et des illusions.

Et, si comme eudistes, nous participons à cette École de Vie, de Vertu, de Sainteté et d’Évangile, cela signifie, plus que jamais, que nous devons être des formateurs de disciples au milieu du monde. Jean (6,45) reprend un texte d’Is 54,13 : « Tous seront instruits par Dieu », mais certains traduisent par : « Tous seront disciples de Dieu »6. Et le prophète ajoute : « Et grand sera le bonheur de tes fils », se référant au Peuple de Dieu. Jean, pour sa part, ajoute : « Quiconque a écouté le Père et a reçu son enseignement (akousas kai mathon), vient à moi. » S’approcher de Jésus pour participer à son école, pour écouter la Parole du Père et pour apprendre avec lui, est ce qui nous fait disciples.

1. l’invitation à entrer dans l’école de Jésus

Au début du chapitre III, Jean Eudes parle de l’homme face à deux invitations et à deux options. D’une part, il y a celle faite à ceux appelés les « ennemis de l’homme » : le monde, le démon et la chair ; d’autre part, il y a la proposition de Jésus. Les premiers sont trompeurs. « Le monde clame : ‘‘j’abandonne’’, la chair clame : ‘‘Je corromps’’, le démon crie: ‘‘Je trompe’’». Il reprend ainsi une pensée de saint Augustin dans les Soliloques. Jésus au contraire, offre autre chose : « Venez à moi, vous tous qui peinez, vous tous qui êtes fatigués et chargés, je vous donnerai le repos. Venez, donc à moi, mes amis, prenez sur vous mon joug, car mon joug est léger et mon fardeau léger ». (III, 1).

Jésus fait cette invitation à tous ceux qui le suivent. Mais qui est Jésus dans les Règles eudistes ? Il apparaît, avant tout, comme le Fondateur et le Supérieur

5. O. C. IX, pag. 588.6. Le texte grec dit : pantas tous huios sou didaktou Theou

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de la Communauté (I,1), le Seigneur (Concl. 3), et pour cela, il est appelé le Père de la Communauté (I,2.14.30; II,1; Concl. 3). Jean Eudes, lui-même, au début des Constitutions, se charge d’expliquer cette réalité :

[la Congrégation] ne reconnaît point d’autre Instituteur que celui qui a institué le saint ordre sacerdotal, qui est le souverain Prêtre Jésus-Christ Notre-Seigneur. Elle l’adore comme son Fondateur, son Supérieur et son Père. Elle honore aussi sa très sacrée Mère, comme sa Fondatrice, sa Supérieure et sa Mère. Et elle fait profession d’imiter, autant qu’il lui est possible, avec la grâce divine, les vertus qu’ils ont pratiquées en la terre.7

Et nous, qui sommes-nous pour Jésus ? Il est bon de le savoir et de l’assumer, parce qu’en écrivant les Règles, saint Jean Eudes manifeste la conscience qu’il a de notre réalité devant le Seigneur Jésus-Christ. Un regard rapide sur les Constitutions nous offre une ample et très belle réalité : nous sommes ses fils (I,2.14; II,1; III,1.2; IV, 2; Concl. 1.3.5.), ses amis (I,3; III,1), les siens (II,10; III,33), ses frères (III, 31), ses membres (III, 31.32.39), ses disciples (III,54), ses élus (Concl. 3).

Le texte complet de Matthieu que cite Jean Eudes, est plus large, et le citer en entier peut beaucoup nous servir :

Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau,Et moi je vous donnerai le repos.Prenez sur vous mon jougEt mettez-vous à mon école,Car je suis doux et humble de cœur,Et vous trouverez le repos de vos âmes.Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. (Mt 11,28-30)

En premier, nous trouvons trois impératifs de la part de Jésus : « Venez à moi » (invitation à entrer dans son École), « prenez mon joug » (l’exercice de devenir disciple), « mettez-vous à mon école » (motivation). Il ajoute une promesse : « vous trouverez le repos ».

- L’invitation est la même que Jésus fait aux premiers pêcheurs du lac (Mt 4,19) avec lesquels il forme sa communauté et son école. Maintenant il invite ceux qui sont fatigués et qui peinent sous le fardeau à prendre place dans le groupe des disciples.

7. O. C. IX, p. 143.

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- La pratique du disciple est synthétisée dans la formule « porter le joug ». À l’époque de Jésus, il y avait deux termes pour désigner le travail d’un disciple à l’école d’un rabbin : « le joug (zygos) et la charge (fortion) ». La mission d’un maître se résumait essentiellement l’enseignement de la Loi comme chemin de sagesse. Mais la Loi était considérée comme un « joug », et les divers commandements et les interdits, qui la compo-saient, étaient une « charge » sacrée que devait porter le disciple pour trouver le vrai bonheur et le plein repos dans le Seigneur (cf. Jr 2,2 ; 5,5 ; Sg 4,7 ; Qo 22,13).

- Jésus offre sa vie comme une école de vie. Pour cela, il insiste avec le troisième impératif : « Apprenez de moi », qu’il vaudrait mieux traduire par : « Apprenez en moi » (matete ap’emou). Et il ajoute : « car je suis doux et humble de cœur ». L’homme « doux » est celui, qui, de grand cœur, sait accueillir Dieu et les autres. Ceci implique une disponibilité mais aussi une grande capacité à aimer. L’homme « humble » est l’image type du pauvre de Dieu chez les prophètes ; c’est lui qui remet toute sa vie dans les mains de Dieu et qui espère tout de lui. Les disciples de Jésus s’immergent dans sa vie, s’unissent intimement à lui et apprennent à vivre à la manière de Jésus.

- La promesse que Jésus offre est le vrai « repos », le bonheur plénier et la joie parfaite.

Quand Jésus dit « mon joug est facile à porter et mon fardeau léger », il fait référence à la situation concrète des écoles de son époque. Progressivement, on exagéra la manière d’assumer la Loi de Dieu jusqu’à aboutir à une « charge pesante » (Mt 23,4) et insupportable avec les 613 commandements, un joug qui opprime au lieu de donner le repos. Pour cela, il parle de « ceux qui peinent qui sont fatigués et surchargés » (Mt 11,28). Les premiers sont décrits par un verbe (kopiao) au parfait passif qui exprime le fait de s’occuper de l’autre jusqu’à l’importuner ; les seconds, par le verbe (fortizo) qui désigne ceux qui peinent sous le poids d’une Loi qui est devenue insupportable.

L’École de Jésus, en revanche, ne supprime pas la charge mais la simplifie : il faut apprendre un seul commandement, l’amour, et celui qui cherche à le vivre trouve le véritable repos en Dieu. Si, en Qo 6, 18-37, un petit effort pour étudier la Loi conduit au vrai repos, ici Jésus promet la plénitude du repos. La Règle du Seigneur Jésus, dans son double mouvement de renoncement et d’ad-

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hésion (comme nous le verrons plus loin), constitue la proposition eudiste d’entrée dans l’École de Jésus pour trouver la sainteté et la perfection, mais aussi la joie et la plénitude.

Ce très aimable Sauveur qui est le Souverain Prêtre, l’instituteur, le fondateur et le chef de notre saint ordre, est par conséquent le mo-dèle et l’exemplaire auquel nous sommes obligés de nous conformer. C’est pourquoi nous devons nous assujettir de tout notre cœur, pour l’amour de lui, à toutes les Règles et Constitutions qui nous sont don-nées; et ce d’autant plus volontiers qu’elles sont toutes très douces et très faciles, et qu’en les suivant elles nous conduiront par le chemin par lequel il a marché durant cette vie mortelle, pendant laquelle il n’a jamais fait sa propre volonté, mais y a renoncé entièrement pour faire toujours celle de son Père. Et c’est en cela qu’il a mis toute sa dévotion, sa joie et sa félicité.8

2. l’alliance baptismale, comme fondement de tout

L’École de Jésus n’est donc pas un lieu où l’on va pour apprendre, mais, au contraire, Jésus lui-même, comme Maître merveilleux de vie, qui accueille le disciple, qui, plongeant alors dans son expérience d’intimité et de vie, devient disciple parce que « il connaîtra la vérité et la vérité le rendra libre » (Jn 8,32).

Le commencement de tout ce processus est l’Alliance baptismale qui a tant d’importance pour la spiritualité de l’ « École française de spiritualité ». Les chapitres II et III de la Règle du Seigneur Jésus sont centraux et proposent un double chemin pour l’expérience de devenir disciples : le renoncement et l’ad-hésion. Ainsi les deux chapitres commencent par une référence au sacrement du baptême comme point de départ de la vie chrétienne :

- L’introduction du chapitre II nous dit que le Seigneur Jésus nous en-gendre par la Parole de vérité dans le baptême de régénération (II,1) et nous aide à prendre conscience d’une élection par amour (II,2) pour vivre un style de vie ou un « chemin » de sainteté et de justice (II,3). Ainsi, après avoir compris et avoir assumé cette réalité, chacun de nous « a fait un vœu au Très-Haut » et a promis de renoncer au démon et à ses œuvres mais aussi de suivre Jésus. Ce « vœu » acquiert une grande force chez Jean Eudes et correspond à l’Alliance baptismale ; pour cette

8. O. C. IX. p. 63.

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raison, le Saint ne demandera pas aux membres de sa Communauté de pratiquer les vœux religieux, puisque le « vœu baptismal », bien assumé, sera suffisant pour avancer sur le chemin de sainteté. Ainsi il conclut l’introduction du chapitre, en disant : « Qu’ils accomplissent les pro-messes (vœux) qu’ils ont fait au Seigneur (Ps 49,14) et lui, qui est fidèle et vrai, accomplira ce qui leur a promis » (II, 5).

- L’introduction du chapitre III, pour sa part, assume la figure de l’Al-liance. Dans cette Alliance baptismale, Jésus-Christ a été le premier à se compromettre avec nous, pour être ses membres et, lui, pour être notre Tête. Nous, nous sommes engagés à vivre, dans une pleine adhésion, comme les membres à sa Tête. Pour cela, ici aussi, l’invitation est : « ne rompez pas cette Alliance mais gardez-la, sachant que votre bonheur est de vivre attachés à moi » (III, 2-3).

L’Alliance, Jésus nous l’offre ; le Vœu, nous le faisons nous-mêmes quand nous acceptons cette Alliance. Malgré tout, après avoir parlé de l’Alliance, Jean Eudes utilise un autre mot qui était commun à son époque, le « contrat ». Tant dans les Entretiens intérieurs de l’âme chrétienne avec son Dieu9, comme dans son ouvrage, Le contrat de l’homme avec Dieu par le saint Baptême, il explique en quoi ce contrat consiste :

Vous devez savoir que, dans votre Baptême, vous avez fait un Contrat de la plus haute importance qui puisse être: Contrat public et solennel, dont le ciel et la terre sont témoins; Contrat écrit, non pas de la main des hommes, mais de celle des Anges; non pas avec de l’encre, mais avec le sang précieux de Jésus-Christ; non pas sur le papier ou par-chemin, mais dans les livres éternels de la divine Miséricorde; Contrat où il s’agit, non pas de quelque somme d’argent ou de quelque chose temporelle et terrestre, mais d’un empire céleste et éternel, rempli d’un immensité de trésors, de gloire, de grandeurs et de félicités incompré-hensibles.

C’est un Contrat de donation, et de la plus grande donation et la plus favorable pour vous qui se puisse dire. Car, par ce Contrat, vous vous êtes donné à Dieu, et Dieu s’est donné à vous, et s’y est donné, comme vous verrez ci-après, en la manière la plus avantageuse pour vous qui puisse être imaginée. C’est un Contrat d’achat, selon ces divines pa-roles: « Empti estis pretio magno » (1 Co 6,20). Car vous étiez sous la puis-

9. O. C. II, pp. 135-190.

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sance et dans l’appartenance de Satan, auquel vous aviez été vendu par votre premier père; mais votre très aimable Sauveur vous a acheté par le prix infini de son propre sang, et vous a retiré de ce misérable état, pour vous remettre entre les mains de votre Père céleste. Enfin, c’est un Contrat de société et d’alliance, et de la plus noble, plus riche et plus honorable alliance que l’esprit humain puisse concevoir.10

3. les fondements de l’édifice

Grâce à l’appel et à l’élection de Dieu et grâce à notre réponse, une Alliance sainte s’établit au baptême qui nous oriente vers une vie intense à l’École de Jésus. Et l’Alliance donne naissance à un processus et un chemin qui sont aussi appelés dans le Nouveau Testament une « construction » (cf. 1 Co 3,9-14). Il s’agit d’édifier et de construire une vie en Christ, capable de donner une solidité et une maturité à la personne croyante. Pour cela, Matthieu (7,24-27) et Luc (6, 47-49) parleront d’une tâche grande et importante qui nous permet d’édifier, non pas sur du sable mais sur le roc. Luc insiste, pour sa part, sur le travail nécessaire de "creuser profondément et poser les fondations" (Lc 6,48).

C’est pourquoi saint Jean Eudes initie la Règle de Jésus et les Constitutions avec la question des fondements. Si nous voulons construire sur le Roc ferme et bâtir une vie chrétienne et sacerdotale solide, il est nécessaire de « mettre quelques fondements » qui résistent à tout obstacle du malin et nous donnent la sécurité d’être « enracinés et fondés dans l’amour » (Ep 3,17). Nous com-prenons pourquoi, dans la Règle de Jésus et dans les Constitutions primitives, après avoir parlé des fondements, Jean Eudes les propose, dans un premier temps, comme éléments de « nettoyage » du terrain pour pouvoir rapidement construire. Par ailleurs, nous pouvons aussi rechercher d’autres aspects dans les œuvres du Saint qui développent le contenu de ces fondements.

3.1. la grâce divine, premier fondement

Parlant de la grâce, saint Jean Eudes, outre son contenu, insiste pour que le croyant non seulement la reçoive avec générosité mais devienne une fontaine de grâce et de bénédiction pour tous. Pour cela, la première chose à faire, après

10. O. C. II, pp. 208-209. Le chapitre III du Contrat expose les promesses de Dieu à l’homme, et le chapitre IV, les promesses de l’homme à Dieu.

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être entré dans la Congrégation, est de recevoir le sacrement de réconciliation et de s’engager à lutter contre le péché dans sa vie11.

Mais parler de la grâce, c’est parler de l’Amour et de la miséricorde de Dieu envers nous. Toute notre vie est l’expression de l’amour, de l’amour éternel de Dieu pour nous, avant la création le monde (cf. Ep. 1,3ss). Pour cela, fonder notre vie sur l’Amour de Dieu, c’est avoir une conscience joyeuse et heureuse d’être pleinement aimés et de s’appuyer sur cet amour pour le vivre pleine-ment dans le monde.

Le premier Entretien peut être une bonne illustration. Jean Eudes y expose tout l’effort amoureux de la Communauté de Dieu pour nous et termine avec une belle prière :

Que ferai-je, mon Dieu, que vous rendrai-je pour votre amour éternel au regard de moi? Certainement si j’avais été de toute éternité, j’aurais dû vous donner et vous consacrer tout mon esprit, tout mon cœur, toutes mes pensées, tous mes desseins et toutes mes affections. Et n’ayant pas été de toute éternité, pour le moins j’aurais dû me tourner et me convertir vers vous de toute l’étendue de mon entendement et de ma volonté, sitôt que j’ai été capable de le faire. Mais, hélas! je puis bien dire avec saint Augustin: ‘Sero te amavi, bonitas antiqua’ : «O bonté éternelle, j’ai commencé bien tard à vous aimer ». Pardon, mon Dieu, pardon s’il vous plaît. Je veux commencer maintenant à vous aimer, servir et honorer de tout mon coeur, de toute mon âme et de toutes mes forces; je vous supplie, par cet amour infini que vous m’avez porté de toute éternité, de m’en donner la grâce.12

3.2. la croiX du seigneur, deuXième fondement

La Règle du Seigneur Jésus propose la Croix comme le deuxième fondement, alors que dans les Constitutions elle apparaît comme le troisième fondement ; mais dans celles-ci Jean Eudes parle « de l’amour de la Croix de notre Seigneur Jésus Christ, notre Sauveur ». Pour un prêtre, la Croix doit être sa couronne, son ornement et sa gloire.

Mais parler de la Croix aujourd’hui fait peur à plus d’un. Si pour les Juifs, la

11. O. C. IX, p. 146.12. Entretiens intérieurs O. C. II, p. 136.

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croix devient un scandale, et pour les païens une folie (cf. 1 Cor 1,23-25), pour beaucoup de personnes actuelles, elle apparaît comme un épouvantail ou un signe dont elles s’écartent immédiatement quand elles s’en approchent, craignant la douleur, l’effort et le sacrifice. Pour saint Jean Eudes, la croix n’est pas recherchée d’une manière maladive, mais on l’accueille quand elle survient. Elle est alors assumée comme une grâce et un cadeau qui nous permettent de nous unir à la Passion de Jésus pour sauver le monde.

Qu’une des plus grandes faveurs que Notre-Seigneur nous puisse faire en ce monde, c’est de nous envoyer quelque affliction, et de nous donner quelque part en sa croix. Car c’est nous faire boire dans sa coupe, c’est nous donner ce qu’il a le plus aimé en ce monde, sa croix étant le premier objet de son amour; après son Père éternel, puisque c’est par sa croix qu’il a détruit le péché qui est la source de tous les maux, et qu’il a fait tous les biens qui sont en la terre et au ciel. Enfin c’est nous donner ce qu’il a pris pour lui-même, ce qu’il a donné à la personne du monde qu’il aime le plus, c’est-à-dire à sa très digne Mère, et ce qu’il a donné à ses Apôtres et à ses plus grands amis. Tous ceux qui ont été agréables à Dieu, dit le Saint-Esprit, ont passé par plusieurs tribulations (Jud 8, 27) [...]

De là vient que les saintes Écritures nous annoncent que la croix et les souffrances sont la gloire, le trésor, le paradis, le souverain bien du chrétien en la terre: À Dieu ne plaise, dit saint Paul, que je me glorifie en autre chose qu’en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Gal. 6,14). Nous nous glorifions dans les tribulations (Rm 5,3; Jc 1,2). De sorte que l’on peut dire que celui qui a trouvé une bonne affliction a trouvé un grand trésor, qui le rendra riche pour jamais, s’il en fait bon usage... Une grande affliction c’est une belle pièce d’or, qui est solide et permanente; voire c’est une pierre précieuse d’un prix inestimable, c’est une terre noble qui, étant bien cultivée, enrichira la personne affligée d’une infinité de biens célestes et éternels.

Car il n’y a rien qui purifie tant une âme que la souffrance; rien qui l’embellisse tant, pour la rendre agréable aux yeux de sa divine Majes-té; rien qui l’enrichisse tant de véritables biens, et rien qui l’anoblisse tant que la vraie noblesse chrétienne, qui consiste à être conforme à notre grand Roi et à notre très aimable Crucifié.13

Dans une lettre du 15 juillet 1654, il écrit au P. Le Mesle, qui a difficultés avec

13. O. C. III, pp. 98-99.

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l’évêque de Bayeux, ainsi :

Je remercie de tout mon cœur notre très adorable Jésus et sa très ai-mable Mère de la croix qu’il leur plaît de nous donner. C’est l’unique trésor de la terre, le souverain bien des vrais enfants de Jésus et Marie, la source de toute bénédiction, la gloire et la couronne, l’amour et les délices des vrais chrétiens. Je parle selon l’esprit, et non selon les sens.14

3.3. la volonté divine, troisième fondement

« Faire la Volonté du Père » était l’aliment quotidien de Jésus tout au long de sa vie (Jn. 4,34) et il y a répondu par une décision personnelle de vie, en accomplissant la mission reçue du Père (Cf. Jn 6,38; Hb 10,5-7). Jean Eudes l’a compris, et avant fonder la Congrégation, dans Vie et le Royaume de Jésus, il dédie quelques très belles pages à ce qu’il nomme « la soumission et l’obéis-sance chrétienne » à la Volonté de Dieu.

Plus tard, déjà à l’intérieur de la Congrégation, il insiste d’une manière per-manente sur l’importance, pour le croyant, de lutter contre les passions et les appétits humains ; et de chercher seulement à faire la Volonté divine. Par exemple, prenons l’une de ses lettres, du 9 juillet 1650, aux missionnaires de Gatteville. Il désirait ardemment aller les voir, mais des empêchements l’ont obligé de demeurer à Paris. Pour cette raison, il leur écrit ces lignes :

C’est la très adorable volonté de Dieu, qui est notre bonne mère, qui a ordonné cette séparation; qu’elle en soit bénie à jamais! Je l’appelle notre bonne mère, car c’est d’elle que nous avons reçu l’être et la vie, tant de nature que de grâce. C’est elle qui nous doit gouverner, et nous devons lui obéir et nous abandonner à sa conduite avec grande confiance, puisqu’elle a un amour véritablement maternel au regarde de nous! C’est pourquoi je vous supplie, mes frères très aimés, que nous la regardions, honorions, et aimions comme notre très aimable mère, et que nous mettions notre principale dévotion à nous attacher fortement d’esprit et de cœur à elle, à la suivre fidèlement en tout et à obéir à tous ses ordres corde magno et animo volenti (2M 1,3). Mettons en cela toute notre gloire et notre joie, et estimons tout le reste une pure folie.15

14. O. C. X, p. 401.15. O. C. X, pp. 390-391.

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3.4. l’amour intime pour Jésus et marie, quatrième fondement.

Profondément paulinien, Jean Eudes sait bien que « personne ne peut mettre une autre fondation que Jésus-Christ » (1 Co 3,11). Il est son Aimé, son Dieu et son Tout ; pour cela il construit sa vie chrétienne appuyé seulement sur Lui. « Tu es le Dieu de mon cœur, mon Trésor unique : vers Toi seul, j’aspire au ciel et sur la terre ». Il le disait fréquemment16, et demandait aux autres de le répéter. Mais Marie est intimement unie à Jésus, jusqu’à faire un seul Cœur et une seule Vie. Pour cela, il est important de mettre comme fondement de la vie chrétienne l’amour intime pour Jésus et pour Marie.

Dans la Règle du Seigneur Jésus, Jean Eudes applique à Jésus et à Marie un texte d’Is 51,1-2, parlant d’Abraham et de Sara, les parents du peuple : Jésus et Marie sont le roc et la carrière d’où nous avons été tirés et taillés; pour cela « nous sommes infiniment obligés à les honorer, à les servir et à les aimer avec une dévotion toute particulière qui consiste à imiter et à continuer la vie qu’ils ont menée en ce monde »17.

4. le double mouvement du renoncement et de l’adhésion

En plusieurs endroits dans notre analyse, nous avons vu la présence d’un double mouvement dans l’expérience baptismale : le renoncement et l’adhé-sion. Pour Jean Eudes, le premier qui a vécu ces deux attitudes, c’est Jésus quand, après être entré en ce monde pour réaliser la mission que le Père lui demandait, il a pleinement renoncé à sa propre volonté et a adhéré avec fer-meté à la Volonté du Père. Telle est la vision de notre Saint, après avoir lu Hb. 10,5-10, Ph 2,5-8 et Lc 22,42 : après être entré en ce monde, le Seigneur a pris la décision de ne pas faire sa propre volonté mais la Volonté du Père et, grâce à cette libre décision de son amour, nous restons sanctifiés et appelés à vivre la même attitude.

Pour cela, depuis son baptême, le chrétien doit tenir dans sa vie cette double attitude : continuer et compléter la vie de Jésus ; non comme une action ponctuelle mais comme une décision permanente et quotidienne de sa vie.

16. O. C. I, p. 118.17. O. C. IX, p. 148.

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Renoncer au péché et se rallier fermement à Jésus. Telle a été, la pratique quotidienne que Jean Eudes, lui-même, recommandait à ses frères et aux gens simples des villages, résumée dans une brève formule qui, quotidiennement répété, permet, en même temps, de vivre une spiritualité baptismale : « Abre-nuntio tibi, Satana; adhereo tibi, Christe ! » (« Je renonce à toi, Satan ; j’adhère à toi, O Christ ! »)18.

le contenu du renoncement

Le verbe « renoncer », qui vient du Grec « apotasso », a deux sens concrets : «d ire un adieu à quelque chose ou à quelqu’un » (Mc 6,46 ; Lc 9,61; 2 Cor 2,13) et « renoncer » (Lc 14,33). Il exprime une attitude de grande générosité pour suivre Jésus, parce qu’Il est la valeur fondamentale de la vie. Et dans l’expérience quotidienne, il faut dire adieu à beaucoup de choses, à beaucoup d’attachements, à beaucoup de personnes qui nous enchaînent et ne nous permettent pas d’être libres pour suivre Jésus.

Nous comprenons mieux pourquoi Jean Eudes, quand il traite du contenu du renoncement (Chap. III), le synthétise sous les aspects suivants :

- Renoncer à Satan (II, 6-9),

- Renoncer à ses œuvres, c’est-à-dire aux vices et aux péchés (II, 10-41),

- Renoncer au monde et aux choses du monde (II, 42-54),

- Renoncer à soi-même (II, 55-60).

Quand il parle de « de renoncer à Satan », il insiste deux fois sur la tâche de "lui faire face et de lui résister" (le verbe « anthisthemi » : Jc 4,7; 1 P 5,9; Rm 13,2; Gal, 2,11), mais il ne le définit pas. Il en déduit que « le Diable ou Satan" »n’est que la personnification de toutes les passions, les injustices et les péchés hu-mains contre le Dieu et contre les frères, comme il le dira plus tard dans la septième Entretien : « en parlant de Satan, nous voulons parler du péché, de l’esprit malin, du monde et de nous-mêmes qui sommes de vrais Satan pour nous-mêmes. » Ou dans le « Contrat » : il y a quatre choses qui peuvent être entendues comme Satan : l’esprit malin, le péché, le monde et chacun de nous

18. O.C. II, p. 230. Un peu plus loin, p. 242, il le développe d’une belle manière: « Je renonce à toi, Satan, et j’adhère à toi Jésus, mon Seigneur, mon Rédempteur, mon Chef et ma vie très aimée ».

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comme les pécheurs que nous sommes19.

Dans le renoncement aux « œuvres de Satan », apparaît, pour une part, le verbe « crucifier » (stauroo) de Gal. 5,24. Le chrétien crucifie sa chair, avec ses vices et ses passions, s’unissant à la Croix de Jésus, le Crucifié pour nous. C’est une attitude de dépouillement, de remise à l’amour du Seigneur, nu sur la croix, pour être crucifié avec lui (Gal. 2,19; un mouvement positif). Tout ceci implique une lutte contre les « péchés dénommés capitaux » (orgueil, avarice, impureté, colère, gourmandise, envie, paresse), qui essaient de dominer notre vie.

Après avoir exposé « le renoncement au monde et à ses choses », il insiste sur le fait qu’on ne peut servir à la fois Dieu et le monde (Lc 16,13), ni aimer le monde (1 Jn 2,15-17), ni s’adapter aux critères du monde (Rm 12,2). Au contraire, il est nécessaire de mettre en œuvre un effort de renoncement pour se garder sans tache (Jc 1,27), et même de se détacher de l’amour exagéré pour ses parents. Nous trouvons une explication en deux endroits des Constitu-tions primitives :

Les vrais enfants de la Congrégation feront hautement profession de mépriser et haïr tout ce que le monde estime et aime, d’aimer et em-brasser tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a aimé et embrassé, et de se conduire en toutes choses, non pas selon les sens et par humeur, comme les bêtes, non pas même selon la raison humaine seulement, comme les païens; mais suivant les lumières de la foi, les maximes de l’Évangile, et l’exemple de la vie et des mœurs du Fils de Dieu et de sa très sainte Mère, qui doit être la règle de la nôtre.20

Renoncer à l’affection désordonnée de ses parents [...] c’est-à-dire lorsqu’ils l’empêchent de rendre à Dieu ce qu’il demande de lui [...]. C’est pourquoi, ils s’efforceront de tourner toutes leurs affections vers Notre-Seigneur Jésus-Christ, le regardant et aimant comme celui qui est leur père, leur mère, leur frère et leur tout; et de se dépouiller de tous les sentiments de la chair et du sang, pour aimer leurs parents en la façon que Dieu veut qu’ils les aiment, c’est-à-dire d’un amour purement spirituel.21

19. O. C. II, pp. 163; 243.20. O. C. IX, p. 156.21. O. C. IX, p. 155.

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IV. La richesse d’une doctrine 221

On peut définir le « renoncement en lui-même », à partir de quatre verbes propres au Nouveau Testament : se nier soi-même, porter la croix, perdre sa vie et mourir. Le premier exprime la négation de soi-même devant les autres, de façon à devenir un témoignage visible de conversion (ap-arneomai : Mt 16,24). Le deuxième verbe invite à assumer activement la croix comme donation dans l’amour (airo : Mt 16,24). Le troisième – perdre sa vie – ne se comprend que face à « trouver la vie » : il faut savoir perdre quelque chose (les biens périssables, les goûts et les intérêts personnels) pour trouver quelque chose de meilleur : le sens profond d’une vie donnée pleinement au service de Dieu et des frères (Mt 16,25). Le quatrième verbe concerne le terme du processus : mourir au péché, au monde et à nous-mêmes pour produire un fruit abondant et pour vivre seulement pour Dieu (Jc 7,4; Jn 12,24-25).

Tous ces verbes, propres au renoncement chrétien, nous proposent un chemin de purification, fort et intense, pour mettre toute notre vie devant le Seigneur Jésus et pour qu’elle devienne une existence pleine de la puissance de Dieu et de sa grâce salvatrice. Le sens de nos actions concrètes s’acquiert selon la finalité que nous posons : l’union pleine et joyeuse avec Jésus, le Maître et le Seigneur.

Longtemps, le renoncement était pratiqué à travers une série de pratiques pé-nitentielles, telles que le jeûne, la mortification, le cilice, l’autoflagellation, l’es-prit de sacrifice, etc. pour essayer de dominer la chair et ses passions et de les mettre au service de l’Esprit. Comment comprendre et assumer aujourd’hui, dans une culture et une ambiance postmodernes, le contenu exigeant du re-noncement et des verbes qui le traduisent ? Il n’est pas possible de maquiller ou d’embellir le contenu d’une réalité qui est exigeante et dure. Suivre Jésus jusqu’à la croix n’est pas une promenade joyeuse mais tout un chemin de conversion et de conquête qui exige une lutte, un effort, de la sueur et même des larmes, afin de devenir comme Jésus et de développer pleinement le sens de la vie humaine.

la suite du christ s’initie par l’adhésion.

Arrivé à ce point, nous nous demandons une chose : ce double mouvement existe-t-il entre « renoncer et adhérer », ou entre « renoncer et suivre » ? Nous le disons ainsi parce que les titres des chapitres II et III orientent la pensée : par le baptême, les chrétiens s’engagent à renoncer au démon, au monde et à

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ses œuvres (Chap. II), mais ils s’engagent aussi à suivre le Christ (Chap. III). Si nous restons donc avec cet énoncé, les deux étapes de la vie chrétienne se-raient renoncer et suivre. Nous renonçons à l’injustice et au péché pour suivre Jésus-Christ et pour participer pleinement à son École et à son expérience de vie.

Malgré tout, dans le Contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême, comme nous l’avons déjà vu, renoncement et adhésion vont ensemble (« Je Renonce à toi, Satan; j’adhère à toi, Jésus-Christ »). Telle est, la proposition la plus commune des auteurs qui promeuvent la spiritualité eudiste. À mon point de vue, le double mouvement s’inscrit entre le renoncement et la suite, mais l’adhésion est le premier pas pour suivre le Christ. Et ainsi, dans le Contrat, Jean Eudes unit le renoncement à l’adhésion, prenant la partie pour le tout.

Il suffit de regarder les sept sections du chapitre III pour mieux prendre conscience ce que signifie suivre Jésus, pour notre Saint :

- 1. C’est adhérer au Christ, comme un membre à la tête.

- 2. C’est revêtir le Christ et devenir son image.

- 3. C’est demeurer en Christ et donner du fruit en Lui.

- 4. C’est vivre comme le Christ, pour le Christ, en Christ, du Christ et de la vie du Christ.

- 5. C’est vivre de la vie du Christ ressuscité.

- 6. C’est vivre et agir selon l’Esprit du Christ et tout faire en son nom.

- 7. C’est revêtir les sentiments et les vertus du Christ dans sa vie céleste.

L’ensemble de ces sections offre un itinéraire de vie spirituelle qui oriente l’expérience de la suite du Christ et nous constitue en vrais disciples à l’École de Jésus. C’est ce que nous essaierons de mieux comprendre maintenant.

5. suivre Jésus, à la manière eudiste

Sous ce titre, nous mettons l’ensemble de ces sections dans lesquelles Jean Eudes fait une « lecture personnelle » de l’expérience chrétienne, qu’il propose à tous les membres de la Congrégation comme source de plénitude et de joie. Dans ces sept parties, les unes brèves et les autres plus amples, nous pouvons trouver une orientation de vie spirituelle, très proche d’une école de sainteté.

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IV. La richesse d’une doctrine 223

5.1. adhérer au christ

Le premier pas pour suivre Jésus est d’adhérer et de s’attacher à lui. De fait, dans la première section du chapitre III, Jean Eudes utilise trois fois le verbe « suivre » et insiste sur la nécessité d’adhérer à Jésus, comme les membres à leur tête, et de nous attacher à lui pour trouver le bonheur.

Le verbe (kollao) est le terme qui exprime cette adhésion plénière au Christ. Il possède plusieurs sens dans le Nouveau Testament : « s’unir à » (Mt 19,5), « rejoindre un groupe » (Ac 5,13; 8,29; 9,22; 10,28), « adhérer à » (Rm 12,9 ; 1Co 6,16-17), « coller » (Lc11, 11 : la poussière qui colle aux chaussures) et « commencer à suivre » (Ac 17,34). La Vulgate le traduit par le verbe latin « adherere », qui est repris par l’École française de spiritualité et oriente tout l’enseignement sur l’adhésion à Jésus jusqu’à former un seul corps avec Lui qui est la Tête.

Mais si nous allons dans l’Ancien Testament, avec la traduction de la Vulgate du texte hébreu, le thème s’enrichit encore. De fait, Jean Eudes emploie le psaume 73,28 : "Mon bien est d’être près du Dieu (« adherere Deum », il traduit la Vulgate) ; j’ai mis ma protection dans le Seigneur, pour proclamer tes œuvres". Également, il utilise en Dt 11,22-23, une exhortation à la fidélité : « Si vous gardez tous ces commandements que je vous ordonne de pratiquer, en aimant le Seigneur votre Dieu, en suivant tous ses chemins, et en vous attachant à lui, le Seigneur chassera toutes ces nations devant vous ». Et en Job (41,9), il parle d’une personne qui se joint à l’autre pour n’en former plus qu’une.

Telle est la proposition eudiste : adhérer au Seigneur Jésus pour former avec lui une unité intense, pleine, totale, afin de ne faire plus qu’un avec lui, ayant les mêmes sentiments et un seul Cœur avec lui. Cela s’accomplit en mainte-nant vivante l’Alliance baptismale, en suivant les chemins du Seigneur et en le servant en tout.

5.2. revêtir le christ et être à son image

L’adhésion forte, vivante et intense au Christ nous unit pleinement à lui. Ainsi, nous arrivons à assumer les mêmes sentiments, puisque nous vivons pleine-ment greffés à lui, dans une union semblable à celle d’un un vêtement uni à la personne qui le porte. La deuxième section insiste trois fois sur « être revêtu

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de Christ » (Gal. 3,27; Col 3,9-10; Ep 4,23-24) et deux fois « être à son image » (1 Cor. 15,49).

Le premier verbe (endyo) signifie « s’habiller, se revêtir, se mettre le vêtement », et dans l’expérience chrétienne, il exprime le pas vers l’identification au Christ. Le croyant « s’habille » de Jésus, de ses sentiments, d’attitudes et de valeurs pour arriver à être un avec lui, puisque nous sommes autant de Jésus vivant et agissant dans l’histoire des hommes. Un vêtement qui tombe bien sur le corps et sied à la personne, permet d’identifier le personnage. Il en est de même avec le Christ.

Cette nouvelle réalité s’exprime chez Paul de deux manières : être revêtu de l’homme nouveau et être revêtu des armes de Dieu. Par le baptême, le chrétien laisse derrière le vieil homme et revêt le nouvel homme « qui se renouvelle jusqu’à atteindre une connaissance parfaite, selon l’image de son Créateur ». Pour cela, « comme choisis du Dieu, saints et aimés, ils doivent être revêtus de miséricorde, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience » (Ac 3,10.12; Ep , 24). Mais comme créatures nouvelles, ils ont à affronter une lutte contre le mal, et pour cela ils doivent être revêtus des armes de Dieu pour résister aux pièges du démon (cf. Ep 6,11; Rm 13,12). Jésus avait dit la même chose avant de monter vers le Père : « Restez à Jérusalem jusqu’à ce que vous soyez revêtu de la puissance du Très-Haut ». (Luc. 24,49). Celui qui est revêtu du Christ, devient, à sa suite, image (ikono) vivante de Dieu au milieu de ses frères.

Pour cela, le deuxième verbe grec exprime cette réalité : le chrétien, à partir du baptême, « est à l’image » (ferein ten eikona : 1 Cor 15,49) du Christ, l’homme ressuscité. Nous sommes donc ikonos du Christ au milieu du monde, non par une image interne, spirituelle, que nous portons à l’intérieur et qui ne s’exprime pas dans la vie quotidienne. Au contraire, tout ikono rend présent dehors, à l’extérieur, les traits fondamentaux de celui qu’il représente. L’identification au Christ doit apparaître et se montrer dans la vie quotidienne afin que nous puissions être ses ikonos devant le monde. La vie baptismale se montre et s’exprime dans l’action.

5.3. demeurer en christ et porter du fruit en lui

De l’image du vêtement, Jean Eudes passe maintenant à l’image de la greffe, cherchant toujours à clarifier la nouvelle réalité du chrétien et ses consé-

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IV. La richesse d’une doctrine 225

quences dans la vie quotidienne. Il cherche aussi à poser un pas de plus dans le processus d’identification avec le Christ ressuscité. Paul a été le premier à prendre l’image de la greffe et il l’a appliquée au baptême chrétien. En Rm 6,3-11, il fait une réflexion théologique profonde sur le baptême, jusqu’à dire : « Si nous avons été greffés au Christ par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable » (Rm 6,5). Pour dire cela, il prend le verbe « ginomai » (« arriver à être ») au parfait, auquel il ajoute l’expression « sumfutoi » : nous avons été pleinement greffés au Christ pour recevoir de lui toute la sève et toute la vie du Christ ressuscité. Maintenant nous sommes un en lui et un avec lui.

Des années plus tard, le quatrième évangile reprend l’image et nous offre un très beau texte (Jn 15,1-8) dans l’allégorie de la vigne et des sarments, qui poursuit le même enseignement. Dans ces courts versets, il y a deux expres-sions importantes que Jean Eudes reprend pour exprimer le processus de suivre le Christ : « demeurer » (maino : sept fois dans ces versets de Jean) et « donner du fruit » (karpon ferei : six fois). Celui, qui a reçu l’Alliance baptismale avec Jésus-Christ et a décidé de le suivre jusqu’à la fin, ne doit pas seulement adhérer à lui, se revêtir de lui et porter son image, mais il doit demeurer en lui et donner un fruit abondant de vie nouvelle.

Parce que l’adhésion au Christ demande d’être ferme et fort, demeurer en lui doit être total et définitif ; et non simplement durant certaines époques ou certains moments de la vie. Chez les disciples de Jésus, qui ont répondu à son invitation, nous trouvons le meilleur témoignage : ils ont été avec lui, ils ont vu son style de vie et ils ont demeuré avec lui22 (Jn 1,39), et maintenant ils sont des fils et ils demeurent dans la maison pour toujours (Jn 8,5).

Porter du fruit en Christ, implique de demeurer en lui. Pour Jean Eudes, dans la Règle du Seigneur Jésus, « porter du fruit » signifie garder les commandements de Jésus (1 Jn 3,24), le reconnaître comme le Fils de Dieu devant les autres (1 Jn 4,15), maintenir vivant l’amour entre les frères (1 Jn 4,12.16) et participer activement à l’Eucharistie, en communiant au Corps et au Sang de Christ (Jn 6,56-57). Il y a ici tout un programme de vie, concret et exigeant, qui fait de nous de vrais disciples de Jésus (Jn. 15,8).

22. Le texte grec dit : par auto emeinan. Le verbe « demeurer » chez Jean est utilisé 40 fois.

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5.4. vivre comme le christ, pour le christ, en christ, du christ et de la vie du christ.

La quatrième section traite de la Vie, de la Vie qu’est le Christ, mort et res-suscité pour nous, et désormais le Seigneur des vivants et des morts. Il est intéressant de remarquer comment, dans cette petite section, nous trouvons à dix reprises le verbe « mourir », dix-huit fois le verbe « vivre » et dix fois le terme « vie », mais avec l’invitation de vivre et de mourir avec Christ.

Tout cela nous oriente vers une réalité théologique très propre à Paul. L’Apôtre, en effet, lorsqu’il a découvert et assumé ce qui signifie la pleine union avec Christ, son Seigneur et son Sauveur, ne savait pas comment exprimer pleine-ment cette réalité. Il a choisi de créer une série de verbes avec la préposition « avec » (sun en grec), pour exprimer cette adhésion merveilleuse au mystère pascal du Christ : ainsi, nous sommes appelés à souffrir avec le Christ, à être crucifiés avec lui et à mourir avec lui, afin d’être ensevelis avec lui, ressusciter avec lui, vivre avec lui, être glorifiés avec lui et être déjà assis avec lui à la droite du Père, pour entrer dans une vie céleste, dès maintenant23.

Nous sommes appelés à participer à toute cette réalité transcendante et mer-veilleuse d’une manière pleine et consciente, et le baptême est la porte d’entrée de cette expérience. Mais il nous revient de lutter et de travailler pour l’at-teindre et pour commencer à vivre, dès aujourd’hui, une pleine vie en Christ.

Nous comprenons, alors, jusqu’où il nous faut arriver pour accepter Jésus comme le Roi et le Seigneur de nos vies : l’aimer pleinement, de tout notre cœur ; orienter toute notre vie vers lui ; être uni à lui ; souffrir avec lui ; mourir avec lui pour vivre joyeusement en lui et pour lui. C’est permettre que la Vie de Christ se manifeste en nous, qu’il vive en chacun et que toute notre vie soit en Lui (Ph. 1,21; Ga 2,19-20).

C’était ce que Jean Eudes a voulu exposer, dans la Règle du Seigneur Jésus, avec ce que nous appelons un « jeu de prépositions », qui tient moins du jeu que beaucoup plus d’une réalité transcendante : Vivre avec le Christ, en Christ,

23. Il est nécessaire d’aller au texte grec pour saisir ces nuances qu’une traduction normale ne nous offre pas toujours : souffrir avec le Christ (sympaschomen) : Rm 8,17; être crucifiés avec lui (sustauroo) : Rm 6,6; mourir avec le Christ (sunapothanein) : 2 Cor. 7,3; être ensevelis avec lui (synthapto) : Rm 6,3; ressusciter avec lui (synegeiro) : Col 3,1; être avec glorifiés avec Christ (syndoxasthomen) : Rm 8,17; pour vivre avec lui (syzao) : Rm 6,8; siéger avec Christ dans le ciel (syskathizo) : Ep 2,6.

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IV. La richesse d’une doctrine 227

pour le Christ, du Christ et de la vie du Christ.

5.5. vivre une eXistence pascale

La cinquième section développe cette unique réalité, centrée uniquement sur Rm 6,3-19 ; une vie pascale qui provient du baptême. Le texte complet de Paul, auquel Jean Eudes se réfère, est celui-ci :

Ou bien ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ense-velis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle. Car si c’est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable. Comprenons-le, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût réduit à l’impuissance ce corps de péché, afin que nous cessions d’être asservis au péché. Car celui qui est mort est affranchi du péché. Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivons aussi avec lui, sachant que le Christ une fois ressuscité des morts ne meurt plus, que la mort n’exerce plus de pouvoir sur lui. Sa mort fut une mort au péché, une fois pour toutes; mais sa vie est une vie à Dieu. Et vous de même, considérez que vous êtes morts au péché et vivants à Dieu dans le Christ Jésus. Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel de manière à vous plier à ses convoitises. Ne faites plus de vos membres des armes d’injustice au service du péché; mais offrez-vous à Dieu comme des vivants revenus de la mort et faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu. Car le péché ne dominera pas sur vous: vous n’êtes pas sous la Loi, mais sous la grâce. Quoi donc? Allons-nous pécher parce que nous ne sommes pas sous la Loi, mais sous la grâce ? Certes non ! Ne savez-vous pas qu’en vous offrant à quelqu’un comme esclaves pour obéir, vous de-venez les esclaves du maître à qui vous obéissez, soit du péché pour la mort, soit de l’obéissance pour la justice ? Mais grâces soient rendues à Dieu; jadis esclaves du péché, vous vous êtes soumis cordialement à la règle de doctrine à laquelle vous avez été confiés, et, affranchis du péché, vous avez été asservis à la justice. J’emploie une comparaison humaine en raison de votre faiblesse naturelle. Car si vous avez jadis offert vos membres comme esclaves à l’impureté et au désordre de manière à vous désordonner, offrez-les de même aujourd’hui à la justice pour sanctifier.

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Nous retenons trois idées fondamentales de ce texte paulinien parce qu’elles peuvent nous aider à mieux comprendre l’Alliance baptismale et ses consé-quences :

- Par le baptême (d’immersion) nous avons été ensevelis dans la mort de Christ pour ressusciter avec lui et pour entrer dans une nouvelle vie. De fait, celui qui allait être baptisé, était plongé dans l’eau, tandis que la communauté confessait sa foi en Dieu, et en ressortait, tout de suite, comme nouvelle créature pour entrer dans la terre promise que lui offre la communauté chrétienne.

- Par le baptême, nous avons été greffés au mystère pascal de Christ, un mystère de mort et de vie, pour être vraiment libres et pour vivre en Dieu. L’être immergé dans l’eau baptismale s’est dépouillé de tout esclavage, de tout vice et de tout péché, et s’est remis entre les mains salvatrices de Dieu qui rachète et transforme.

- Par le baptême, nous nous offrons à Dieu pour travailler à la justice et rechercher la sainteté. De même que le baptisé s’abandonne aux mains de celui qui l’immerge dans l’eau, il offre son corps et sa vie qui furent, en un autre temps, esclaves du péché, pour devenir maintenant un ser-viteur de l’amour et un disciple de l’unique Seigneur.

5.6. vivre et marcher selon l’esprit de Jésus

Immergés, greffés et unis intimement à Jésus dans sa Pâque, nous recevons son propre Esprit pour être capables de vivre chrétiennement dans l’histoire. Par trois fois dans cette section, l’Esprit est nommé « Esprit de Dieu » et par sept fois « Mon esprit ». Cet Esprit, envoyé, au baptême, par le Père au croyant, a pour mission d’être auprès de lui et de demeurer en lui (Jn 14,17), pour le conduire en toute chose et lui apprendre à marcher et à vivre à la manière de Jésus. Pour cela, Paul parle : « d’être conduit par l’Esprit » (Gal 5,16.18: Pneumati Theou agontai), de « marcher dans l’Esprit » (Gal 5,16 : stoichomen Pneumati), de "vivre dans l’Esprit" (Gal. 5,25 : zao Pneumati).

Celui qui agit ainsi, met à profit « le fruit de l’Esprit ». Ce fruit (au singulier) se manifeste dans des valeurs chrétiennes qui sont fondamentales et très dif-férentes des « fausses valeurs » (les œuvres de la chair) du monde. L’amour, la joie, la paix, la patience, l’affabilité, la bonté, la longanimité, la douceur, la

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IV. La richesse d’une doctrine 229

fidélité, la modestie, la maîtrise de soi et la chasteté. Jean Eudes suit la version de saint Jérôme (la Vulgate), qui a ajouté trois valeurs pour obtenir un nombre plénier (douze, au lieu de neuf, que propose le texte grec).

Paul oppose le fruit de l’Esprit aux œuvres de la chair, soit quatorze actions honteuses qui nous éloignent du chemin de sainteté (Gal 5,19-21).

Avec le terme « fruit » (karpon), l’apôtre souligne que les attitudes constructives ne sont pas nos propres œuvres, mais un don, un fruit, c’est-à-dire une réalité agréable, fascinante, belle, naturelle, spontanée, joyeuse, délicieuse comme un fruit. Ils naissent de l’arbre de l’Esprit. Nous les vivons, nous les portons à terme, mais c’est l’Esprit qui les produit dans nous.24

Saint Jean Eudes, dans le dixième Entretien, nous expose d’une belle manière l’action de l’Esprit en nous :

Le Saint-Esprit vient en notre Baptême pour former Jésus-Christ en nous, et pour nous incorporer, nous faire naître et nous faire vivre en lui, pour nous appliquer les effets de son sang et de sa mort, et pour nous animer, inspirer, pousser et conduire, en tout ce que nous avons à penser, à dire, à faire et à souffrir chrétiennement et pour Dieu. De sorte que nous ne pouvons pas prononcer le saint Nom de Jésus comme il faut, et nous ne sommes pas suffisants d’avoir une bonne pensée, que par le Saint-Esprit. (cf. 1 Co 12,3)25

5.7. vivre, déJà ici, la vie céleste

La septième et dernière section du chapitre III, dédiée à « la suite de Jésus » comme expression d’une vie baptismale, est curieusement la plus longue de toutes les sections (42 citations bibliques) et a pour titre : « Le chrétien doit être revêtu des sentiments et des vertus du Christ dans sa vie céleste »26. Il nous semble important de faire deux observations :

24. MARTINI C.M. El fruto del Espíritu en la vida cotidiana. Verbo Divino, Estella, 1999, p. 13.25. O. C. II, p. 176.26. Le texte latin de la Règle dit : « Christianus debet induere mores et virtutes Christi in coelo conversantis », reprenant l’expression de Ph 3,20: « nostra autem conversatio in coelis est ». Le terme « conversatio » de la Vulgate traduit le terme grec « politeuma », qui signifie « citoyenneté ». Le Christ habite déjà au ciel, qui est notre patrie : nous sommes citoyens du ciel et nous avons à vivre déjà ici-bas la vie que le Christ vit au ciel.

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- Jean Eudes laisse, pour la fin, l’exposition de la vie chrétienne et céleste, afin de souligner une thèse fondamentale : la vie chrétienne en ce monde et dans notre histoire concrète n’est rien d’autre que le commencement et la manifestation de la vie céleste du Christ, le Seigneur. Toutes les va-leurs et les attitudes évangéliques que nous développons dans notre vie quotidienne de croyants ne peuvent être que l’expression de la pleine vie que nous recevons du Christ Céleste et que nous avons à commencer à vivre dès maintenant.

- Le fondement de cette affirmation se trouve dans la théologie du Corps du Christ, qu’expose si merveilleusement Jean Eudes dans Vie et Royaume de Jésus :

Le Christ doit vivre en nous, sa vie doit être notre vie; nous devons seulement vivre en lui et notre vie doit être une continuation et ex-pression de la sienne. Et si nous avons le droit de vivre sur la terre, c’est pour porter, pour manifester, pour sanctifier, pour glorifier et pour faire vivre et régner en nous le nombre, la vie, les qualités et les perfections, les dispositions et les inclinations, les vertus et les actions de Jésus.27

Plusieurs fois, dans ce chapitre de la Règle du Seigneur Jésus, Jean Eudes insiste sur le fait que nous sommes membres du Corps de Christ, unis à la Tête (cf. III, 2.29.31.32.39). Par cette union intime et spéciale, nous demeurons dans une relation profonde avec le Seigneur, déjà glorifié. C’est ce que l’oraison du jour de l’Ascension exprime si bien :

Emplis, Seigneur, notre cœur de gratitude et de joie par l’ascension glorieuse de ton Fils, puisque son triomphe est aussi notre victoire : nous sommes les membres de son corps, il nous a précédé dans la gloire auprès de toi, et c’est là que nous vivons en espérance.

Ainsi, Jean Eudes ouvre cette section en reprenant les verbes composés par Paul que nous avons eu déjà étudiés : Dieu le Père, nous a donné, à nous morts par le péché, la vie avec Jésus (convivificavit), nous a ressuscité avec lui (conresuscitavit) et nous fait siéger avec lui dans le ciel (consedere fecit). De là on peut déduire que :

- Notre Patrie est le ciel. Pour cela, notre cœur et notre esprit doivent

27. D’après O. C. I, p.164-166.

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IV. La richesse d’une doctrine 231

rester fixés sur les joies véritables.

- Nous devons chercher (zeteo) et à savourer (froneo) les réalités célestes, puisque notre vie est déjà cachée avec Jésus dans le ciel (cf. Col 3,1-3).

Apparaît, alors, une question clef pour les disciples de Jésus : comment vivre la vie céleste dès ici-bas, dans notre histoire ? La combinaison de textes, of-ferte par Jean Eudes, nous donne une réponse que nous pouvons schématiser ainsi28 :

- En croyant, car sans cesse animés par la louange, l’action de grâces et la prière : toujours et partout nous chantons et bénissons le Seigneur. La joie et la fête que nous vivrons dans la Maison du Père, avec tous les élus, nous avons à la commencer ici (III, 42-45);

- En marchant en présence du Seigneur, nous savons qu’il est avec nous et que nous sommes en lui. Ceci s’inscrit dans une vie caractérisée par la modestie, la modération, la prudence, une parole édifiante, une attitude appréciée par tous, un cœur miséricordieux (III, 46-51);

- En vivant intensément l’amour des frères, à l’image de l’amour du Père et de Jésus pour nous, cet amour nous conduit à nous donner à tous, en étant solidaires, en construisant la paix, en cherchant le bien et l’édifica-tion de tous, respectueux de tous, pratiquant la justice et le pardon, en faisant toujours le bien (III, 52-72);

- En cherchant toujours et en tout la perfection et la sainteté, à laquelle nous sommes appelés, sans défaillir et de tout cœur. Tout ceci implique la vigilance chrétienne, attentive à la Venue du Seigneur dans sa gloire (III, 73-76.79-80);

- En pratiquant les valeurs chrétiennes, reçues de la Parole et du témoi-gnage de l’unique Maître et Seigneur. Jean Eudes propose une bonne synthèse de ces valeurs à partir de Rm 12,8-16 et Ph 4,8-9. En agissant ainsi, le Dieu de la paix sera avec nous (III, 77-78.81).

Telle est la synthèse géniale de Jean Eudes, qui nous est proposée comme un chemin et une manière de vivre, permettant d’atteindre la sainteté à l’École de

28. Nous présentons une vision ou une lecture personnelle, qui s’appuie sur les textes bibliques. On peut consulter une autre perspective dans l’ouvrage d’E. REGNAULT, Nos Règles latines, par le Vénérable Père Eudes. Gysegem-Les-Alost, 1907, p. 66-77.

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Jésus. Il dépend de nous soit de les regarder de loin comme des spectateurs curieux, soit de suivre son expérience jusqu’à conquérir cette vie céleste du Christ et la rendre concrète dans notre vie terrestre.

Malgré tout, notre Saint ajoute à la Règle du Seigneur Jésus encore un chapitre, que nous n’allons pas étudier ici : « Les Obligations des membres de cette Congrégation, comme prêtres et ecclésiastiques ». Les deux chapitres précé-dents nous ont présenté les obligations de tous, comme chrétiens ; celui-ci nous met dans le propre contexte du ministère pastoral. Il présente, d’abord, un ample développement sur ce que sont les prêtres pour Saint Jean Eudes et leur ministère pastoral (IV, 1-25), puis, quatre applications vécues au cœur de ses propres responsabilités dans sa vie ministérielle : comme supérieur de communauté (IV, 26-34), comme missionnaire (IV, 35-41), comme prédica-teur de la Parole (IV, 42-61) et comme confesseur (IV, 62-73). Si nous voulons un point de vue plus large, il faut consulter le Mémorial de la vie ecclésiastique, le Prédicateur apostolique et le Bon Confesseur. Mais ceci n’est pas l’objet de notre propos et nous le laissons pour une autre recherche.

conclusion

La conclusion de la Règle du Seigneur Jésus a une structure très bien établie en quatre points. Quand on la lit, on ne sait pas très bien si on écoute Jean Eudes, l’homme qui dirige ses frères de Congrégation, ou Jésus, Supérieur et Fonda-teur de la même Congrégation. Des quatre points, seul le premier présente une solide exhortation à vivre la Règle de Jésus ; les trois autres offrent une promesse de vie et de bénédiction :

- « Ce sont les préceptes que je leur ai remis » : s’ils ne les accomplissent pas et s’ils s’obstinent à rester dans l’obscurité, ils seront exclus de la Communauté.

- « Ceci est l’Alliance que j’ai établie avec mes élus, la Loi du Seigneur » : s’ils la vivent, je serai leur Père et vous serez mes fils.

- « Ceci est la discipline chrétienne et ecclésiastique, ceci est la vie éter-nelle » : gardez-la et il les gardera pour toujours. Il faut se rappeler que « discipline » est un mot qui vient de "disciple". C’est l’activité propre du disciple qui, libre et responsable, assume la charge et le joug du Maître pour trouver le bonheur et le repos.

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IV. La richesse d’une doctrine 233

- « Ceci la Règle de ma Congrégation »: s’ils la mettent en pratique avec un grand cœur et une âme décidée, je les bénirai pleinement et ils seront selon mon Cœur; ils obtiendront miséricorde, paix et vie éternelle; ils seront avec moi pour toujours.

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IV. La richesse d’une doctrine 235

de l’Église corps mystique à une ecclésiologie contemporaine de la communio :

les apports du « prêtre missionnaire » Jean eudes

P. Olivier MICHALET cjm

introduction : fondements d’une investigation

Qu’est-ce qui est premier – se demande Christoph Théobald1 – dans le croire chrétien, la référence objective à la figure du Christ ou l’ac-cueil et le discernement des effets de son œuvre dans le croyant ? La christologie dogmatique de ces derniers siècles a insisté plutôt sur l’être du Christ, pensant que seul l’accueil de la foi de l’Église dans son intégralité objective peut conduire au salut. Dans cette ligne on insiste donc plutôt sur l’Incarnation du Verbe et sur l’initiative divine dans l’œuvre du salut, bref sur ce qu’on appelle aujourd’hui une christolo-gie descendante ; avec le souci, d’ailleurs tout à fait compréhensible, de ne pas laisser disparaître la différence fondamentale entre le Christ et le chrétien, entre le Saint de Dieu et les pécheurs que nous sommes. La christologie des auteurs spirituels, par contre, n’a cessé d’insister sur la mission du Christ, en identifiant à la limite son œuvre et son être : le Christ est ce qu’il fait dans le croyant et celui-ci ne peut le découvrir qu’en « se laissant transformer en son image » (selon l’expression de la deuxième lettre aux Corinthiens).

L’œuvre de Pierre de Bérulle (1575-1629) présente l’avantage de concilier les deux perspectives. En témoigne par exemple son traitement de la question typique en christologie de la science de Jésus. En 1615, Bérulle tire toutes les conséquences d’une christologie chalcédonienne de la non-subsistence de

1. « La « théologie spirituelle ». Point critique pour la théologie dogmatique », in Nouvelle Revue théologique, t. 117, 1995, p. 185.

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l’humanité du Christ : « Jésus est doué d’une parfaite connaissance de Dieu, du monde et de soi-même. Et ayant les trois sortes de lumières qui l’ornent et l’accompagnent maintenant dans le ciel, le parfait usage de son intelligence, la science infuse en laquelle il connaît toutes choses et la lumière de gloire en laquelle il voit Dieu aussi parfaitement qu’à présent dans le ciel... »2. Ébloui par l’enfant Jésus, il en oublie qu’en sa nature humaine Jésus a dû passer par un dé-veloppement progressif, croître en sagesse comme en âge. Mais au soir de sa vie, ce passage de son inachevée Vie de Jésus (1629) atteste de l’évolution d’une théologie en sa finalité : désormais c’est surtout dans ses rapports concrets avec les hommes qu’il contemple le Dieu fait homme ; de la substance du mystère, il passe à son économie :

exaninavit semetipsum, humiliavit semetipsum. Remarquons cette vérité soigneusement remarquée par l’apôtre, et contemplons le Fils de Dieu lorsqu’il entre dans l’état de ces abaissements. [...] Adorons conjoin-tement et incessamment la grandeur abaissée et l’abaissement exalté, et adorons cette grandeur dès son entrée en son abaissement. Or c’est ici que commence cette humiliation et abaissement du Verbe éternel. C’est en Nazareth et non en Bethléem ; c’est la naissance première de Jésus en la Vierge qui donne ce nouvel état au Verbe. Il naîtra dans neuf mois de la Vierge hors de la Vierge, mais cette seconde naissance le fera voir au monde en ce nouvel état et ne le lui donne pas. Elle le suppose, elle l’accomplit, mais c’est la naissance de Jésus en Nazareth qui le met en cet état ; c’est elle qui établit le mystère de l’Incarnation ; c’est elle qui lie en unité de personne les deux natures si distantes auparavant. [...] En ce premier état qu’il a dedans sa mère, nous ado-rons un Dieu souffrant et impassible, un Dieu éternel et mesuré par les jours et les moments (ce que Nestorius ne pouvait comprendre). [...]Ces deux natures si différentes sont en lui et en sa personne, sans confusion, sans séparation. [...] Cette vie est toute nôtre, cette vie est toute divine. Elle est toute nôtre et les anges n’y ont part que pour l’adorer. C’est pour nous et non pour eux qu’il est envoyé. C’est pour nous et non pour eux qu’il vit et meurt sur une croix, et l’Église le chante en son symbole : Qui propter... Voilà de grandes paroles, et trop peu remarquées. Ne diminuons pas les faveurs divines pour des raisons humaines. Ne nous contentons pas de distinctions inventées par quelques-uns de l’École et non fondées dans la Parole de Dieu [...] C’est pour nous qu’il vient et qu’il est envoyé. Or sa mission de

2. Oeuvres complètes, tome 3, Paris : Cerf/Oratoire de France, 1995 (1615), pp. 91-92.

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son Père et sa descente des cieux précède la manière avec laquelle il choisit d’être et vivre sur terre. C’est pour nous qu’il est incarné, c’est pour nous donc que le fonds et la substance du mystère est accompli, et non seulement en la manière de ce mystère, dans la chair passible et impassible.3

Notons que dans ce contexte où est mise en valeur la « proexistence » de Jésus émerge la notion de « mission » qui finira par caractériser la conscience de Jésus chez nombre de théologiens contemporains. Le concept est en vérité décisif pour comprendre le bérullisme.

Celui qui est à l’origine de l’implantation du Carmel en France est conduit, dès la fondation de l’Oratoire de Jésus et Marie en 1611, à mettre au premier plan de sa théologie la doctrine du Corps mystique. Le Christ est le moyen qui nous unit tous « non seulement avec lui, mais aussi entre nous, en qualité de membres diversement organisés, et informés de l’esprit qui habite au corps naturel de Jésus-Christ, pour être dignes de composer le corps mystique de son Église »4. Cette phrase révèle un élément capital : c’est par sa participation au corps eucharistique reçu réellement et substantiellement, et non par la foi ou l’esprit, que l’homme reçoit la capacité de former l’Église. Celle-ci est le corps mystique du Christ poursuivant dans le temps le mystère de l’Incarna-tion. La référence au corps naturel de Jésus-Christ témoigne de l’ambiguïté de l’expression « corps mystique » qui, entre le Moyen âge et l’époque moderne, s’est détachée de sa signification eucharistique pour un sens plus ecclésial et symbolique. Bérulle s’oppose ici à cette tradition de la communion dans le Christ par la même foi à laquelle se rattachait le protestantisme. Pour devenir adorateur du Père, en entrant dans l’adoration du Fils, l’homme doit, confor-mément au mystère d’anéantissement par amour qu’est l’Incarnation, entrer dans une troisième sorte de « néant » qui « sauve » les deux premiers (le néant de la condition de créature et le néant du péché) : le néant de l’anéantissement du Verbe. C’est sa vérité d’homme. Mais c’est aussi le chemin qu’a emprunté le Fils pour révéler l’amour du Père et élever jusqu’à Lui l’humanité. Par sa ser-vitude volontaire, l’homme imite le Christ qui s’est anéanti lui-même prenant la condition d’esclave. D’où, dans la doctrine de Bérulle, le vœu de servitude, comme pleine ratification de la consécration baptismale du chrétien. Dès lors le chrétien est appelé à « subsister dans le Christ » avec tous les membres

3. Vie de Jésus, Paris : Cerf, 1989 (1629), pp. 180-183. Coll. ‘‘Foi vivante’’.4. Discours de controverse, in Œuvres complètes, 1, p. 333.

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du Corps mystique.

Observons maintenant le geste critique qu’opère le bérullien Saint Jean Eudes (1601-1680) vis-à-vis de la doctrine du Corps mystique de son maître, geste dont la teneur est tout à la fois spirituelle, dogmatique et liturgique, et qui prend sa source dans les missions que n’a cessé de prêcher Jean Eudes tout au long de sa vie. En effet c’est une théologie spirituelle de la mission de l’Église comme consubstantielle à son être qui amène Eudes à remonter de l’union hypostatique (1637 : La vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes qui consiste en une vulgarisation pédagogique de la doctrine de Bérulle) au dessein d’amour du Père (1672 : instauration de la fête du Cœur de Jésus) dans une perspective plus trinitaire.

Entre temps, le bérullien Jean Eudes a quitté l’Oratoire en 1643, où Bérulle lui-même l’avait reçu en 1622, et fonde la Congrégation de Jésus et Marie vouée à « l’exercice des missions » et à « l’exercice des séminaires ». Sa théo-logie spirituelle se centre alors sur le Cœur de Marie, pour lequel il compose des offices liturgiques (1648). À travers ces derniers ainsi que dans les trois volumes du Cœur admirable de la Très Sacrée Mère de Dieu, c’est tout autant la théologie mariale qui est revisitée par le saint que, par son intermédiaire, la vision de l’homme appelé à faire Église, « monde du divin amour et de la sainte charité », où il s’agit moins de subsister en Jésus que de communier à lui. Sur un socle bérullien qui ne s’est jamais démenti et que l’on se gardera de sous-estimer (christocentrisme, dévotion aux états et mystères du Verbe incarné, corps mystique), la finalité avant tout apostolique de la théologie du Père Eudes engendre dans le bérullisme le passage d’un enseignement mys-tique à l’engagement chrétien, en particulier par la théologie du baptême, qui constitue sûrement le sujet où, progressivement, Jean Eudes ne cessera de se distancier de son maître. Toute une anthropologie est en jeu ici. Or en ce XVIIe siècle français, la perspective anthropologique de Jean Eudes s’avère résolument plus proche du concile de Trente : si la vie chrétienne est une vie de conformité au Christ, elle n’en reste pas moins ma vie propre et person-nelle. Proclamé auteur du culte liturgique du Sacré Cœur par Léon XIII en 1903 ainsi que Père, Docteur et Apôtre de ce même culte par Pie X en 1909, canonisé pour ces raisons par Pie XI en 1925, il n’est pas anodin pour nous que le Mystère de l’Église soit repensé chez Jean Eudes à l’intersection de la pratique des missions, de la dogmatique, de la spiritualité et de la liturgie.

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IV. La richesse d’une doctrine 239

La spiritualité du Corps mystique que Jean Eudes élabore relève d’un double ancrage : elle s’inscrit d’abord dans la ligne traditionnelle de ceux qui, sous le symbole du cœur, ont envisagé la communication de la vie divine, de la grâce du Christ dans le Corps mystique dont il est le chef5 ; Jean Eudes cite Lansperge (1490-1539) qui s’appuie lui-même sur Sainte Gertrude, Sainte Brigitte et les mystiques médiévaux. Elle s’inscrit ensuite en grande cohérence avec celle des maîtres de l’école bérullienne, et en cela on peut sans difficulté appliquer à Jean Eudes ce jugement du Père Mersch dans Le Corps mystique du Christ6 :

Ce que la doctrine du Corps mystique perd en énergie et en ampleur dans l’œuvre des scolastiques, elle les retrouve chez les maîtres de l’Oratoire français et de Saint Sulpice [...] Ils ont mieux que personne effectué le raccordement entre la christologie et la spiritualité et pro-posé la vérité de notre incorporation dans le Christ comme code de perfection ; ils ont aussi plus que personne dans l’Église latine montré l’aspect divin et transcendant de la vie qui nous est donnée dans le Christ et l’élévation d’âme qui nous est demandée en conséquence.

Cette élévation de l’âme a une traduction éminemment concrète dans la pen-sée de saint Jean Eudes. Cette pensée fait de l’Église le premier lieu du com-mandement de Jésus en Jn 15, un commandement qui est « nouveau », parce que le Christ quitte ses disciples et s’en va pour retourner au Père. La dévotion au Cœur de Jésus découle de ce que, pour notre saint, la charité – ou don d’un amour gratuit et sans retour – est le premier motif de reconnaissance et de confession du Christ ressuscité. Le Cœur de Jésus nous est donné pour nous aimer comme il nous a aimés. Ce faisant, Jean Eudes rejoint de façon propre et relativement originale le premier et principal mystère contemplé par l’École française, celui de l’Incarnation, véritable Mystère d’anéantissement par amour.

Cet amour dont l’Église vit et qu’elle porte au monde, elle le puise au Cœur de chair du Sauveur qui ne fait qu’un avec son Cœur spirituel et son Cœur divin. C’est bien par l’élément sensible que nous atteignons à l’amour incréé : en Christ, c’est bien notre humanité qui est glorifiée. Il est capital ici de repérer les insistances spirituelles et doctrinales de Jean Eudes à travers les minu-

5. Cf. Charles-André BERNARD, Traité de théologie spirituelle, Paris : Cerf, 1986, pp. 114-119.6. Jugement rapporté par Emile Georges dans sa contribution au premier Cahier « Notre vie » intitulé « Spiritualité de l’École française et Saint Jean Eudes », 1950, p. 77.

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tieuses distinctions qu’il opère. L’anthropologie est, comme nous l’avons dit, décisive : alors que la pensée de Bérulle est en ce domaine très proche de celle d’Augustin, la compréhension du Cœur chez Jean Eudes est solidaire d’une anthropologie plus thomasienne. Que désigne en effet le mot Cœur, avec un c majuscule ? La théorie du Cœur procède de la théorie de l’âme de Thomas d’Aquin : l’âme, bien qu’unique, comprend trois états qui rendent possible son rapport et son harmonie avec les divers degrés de la réalité. Elle peut se comparer à une échelle, dont les échelons figurent selon leur hauteur les états proches ou éloignés de Dieu. Si les cœurs corporel et spirituel se placent sur cette échelle, le cœur divin est cependant en dehors.

Il faut bien noter que Jean Eudes ne part pas de la tradition des révélations privées, ou du récit johannique du coup de lance. L’originalité consiste à pen-ser le cœur hors de sa blessure, le cœur en soi, comme réalité une et multiple, qu’il découvre en recensant dans la Bible les significations du mot « cœur ». Il en compte huit (nous donnons un seul exemple pour chacun) : le siège des passions (Pr 4,23), la mémoire (Lc 21,14), l’entendement, la volonté libre de la partie supérieure et raisonnable de l’âme (Lc 6,45), la pointe de l’esprit (Ct 5,2), tout l’intérieur de l’homme (Ct 8,6), le divin Esprit qui est le cœur du Père et du Fils (Ez 36,26), le Fils de Dieu appelé Cœur du Père éternel dans les saintes Écritures (Ct 4,9). Puis Jean Eudes regroupe ces significations en trois sens principaux : le sensible (corporel), le spirituel et le divin. Le Cœur, c’est la réunion de ces trois cœurs. Comme ses contemporains, il croit que le cœur est l’organe des passions ; pourtant il écrit « cœur corporel » et non « cœur de chair » et encore moins « organe de l’amour », dans la volonté de rendre compte d’une dimension corporelle : le cœur corporel, c’est le point d’intersection du corps et de l’esprit. Or « chair » a trait selon Eudes à l’idô-latrie (cf. Lettre aux Romains) ; l’appui se fait ici sur 1 Co 6,20 : « Glorifiez donc Dieu dans votre corps ». Ce cœur corporel, où se déverse le flux de l’amour, communique avec le degré éminent de l’âme, de nature immatérielle, qui comprend la mémoire, l’entendement, la volonté et la pointe de l’esprit, par laquelle Dieu communique avec l’âme. L’idée de cœur signifie une relation dynamique. L’âme intellectuelle forme un cœur spirituel dans la mesure où elle s’applique aux mystères et ordonne la vie intelligible à son centre. Le Cœur divin est au-delà de l’âme : il ne comprend pas la Trinité en soi, mais sa dyna-mique, il se réfère non aux attributs mais aux relations et aux communications des Personnes au sein de la Trinité. Le Cœur divin réunit lui-même trois cœurs en un : le Fils de Dieu qui est le Cœur du Père, le Saint Esprit qui est le Cœur

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du Père et du Fils, et l’un des attributs de l’essence divine, l’Amour, qui est le Cœur du Père, du Fils et du Saint Esprit. Cet échange trinitaire permet l’inclusion du divin dans l’âme, la présence de Dieu dans la créature sous la forme d’un Cœur ; il résout le problème de la participation de l’homme à l’échange mystique.

Dès lors, en christologie, Jean Eudes parlera des trois cœurs de l’Homme-Dieu, les deux premiers étant déifiés par l’union hypostatique et le troisième étant assimilé au Saint Esprit. Ils ne font qu’un « Cœur très unique, qui est rempli d’un amour infini au regard de la très sainte Tinité, et d’une charité inconcevable au regard des hommes »7. Par sa théologie, Jean Eudes donne à la relation mystique un substrat physique, et il se dresse contre le dualisme cartésien qui ramène le corporel à l’étendue, et le spirituel à la pensée. Par avance il se dresse contre l’autonomie de la sensibilité qui prévaudra au XVIIIe siècle, et qui fera du Sacré Cœur un symbole affectif de l’amour de Jésus. La perspective de Jean Eudes est clairement descendante : dans le cœur corporel du Sauveur s’achève le mouvement de descente de l’amour divin qui ne perd rien en cela de son infinitude, mais cette infinitude se manifeste alors comme tournée vers nous. L’amour du Père nous atteint à travers le Cœur du Christ. L’idée du Cœur renvoie à la notion de principe originel, le bonum diffusivum sui tel que, reprenant l’idée johannique : Deus caritas est, l’avait propo-sé Denys l’Aéropagite. Ainsi, lorsque Eudes énumère les bienfaits concédés par le sauveur (la création, les anges, les saints, sa Mère, son Église, son Père, l’Esprit), il ajoute :

Outre cela il nous donne son très aimable Cœur, qui est le principe et l’origine de tous ces autres dons. Car c’est son Cœur divin qui l’a fait sortir du sein adorable de son Père et qui l’a fait venir en la terre pour nous faire toutes ces grâces ; et c’est son Cœur humainement divin et divinement humain qui nous les a méritées et acquises par toutes les douleurs et angoisses qu’il a portées pendant qu’il était en ce monde.8

Ce que le Verbe possédait comme Personne divine et qu’il a voulu communi-quer devient dans le Cœur de Jésus souffrant terme de mérite et d’acquisition. Le Père nous en a fait don (cf. Jn 3, 16). L’accent est mis sur la communication

7. Les œuvres complètes de Saint Jean Eudes ont été publiées à Paris de 1906 à 1911 chez Gabriel Beauchesne. Nous citerons O.C. puis le numéro du tome (12 tomes). Ici Le Cœur admirable..., O.C II, livre I, p. 37.8. O.C VIII, p. 311.

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radicale qui, en la Personne du Verbe incarné, s’effectue de la sphère divine sur le plan humain. L’idée du Coeur est à la source du geste critique de Jean Eudes quant à l’ecclésiologie de Bérulle.

1. cœur et ecclésiologie : une histoire française

1.1. le cœur de marie, modèle, moyen et don pour la vie chrétienne dans le corps mystique

Le rôle du Cœur de Marie est important pour envisager le tournant anthropo-logique et ecclésiologique qu’opère Jean Eudes. Le Cœur de Marie s’affirme non seulement comme modèle, mais aussi comme moyen et don pour la vie chrétienne dans le Corps mystique. C’est le mouvement descendant évoqué ci-dessus qui permet de comprendre le rapport étroit entre le Cœur de Marie et celui de Jésus : l’amour du Père, en se manifestant dans l’Incarnation, unit d’un seul regard la Mère et le Fils et, en eux, le Cœur est le lieu où se concrétise cet amour. L’unité de deux Cœurs personnellement distincts découle de l’unité du dessein de Dieu.

Déjà en Vie et royaume, où l’objectif est de faire vivre et régner Jésus en toutes choses comme le chef dans les membres, l’auteur fait déjà preuve d’une ten-dresse filiale à l’égard de Marie, que nous devons honorer moins en ses perfec-tions personnelles (comme pour Jésus) que dans ses rapports avec Jésus qui n’a cessé de vivre dans son cœur, écrit-il dans la méditation pour le samedi9, ou plutôt c’est Jésus régnant en elle qui doit être l’objet de notre dévotion10. Ce sont ces développements qui aboutiront plus tard à la fête du Cœur de Marie. Jean Eudes nous exhorte à lui référer notre vie, la priant de disposer de nous selon son bon plaisir pour la gloire de son Fils. Par Marie il nous faut participer à cette vie de Jésus en Marie. Ici le saint se révèle très imprégné de la doctrine de son maître Bérulle, dont il est indispensable de rappeler les apports en matière de théologie mariale, pour comprendre toute la portée de ce qui deviendra chez le Père Eudes la dévotion au Cœur de Marie et son rôle dans la vie ecclésiale.

Rappelons que dans sa doctrine des états ou mystères du Verbe incarné,

9. O.C I, p. 43310. Voir ici le texte n°50 (« Comment nous devons honorer la Vierge Marie ») du lectionnaire propre à la Congrégation de Jésus et Marie, Paris, 1977.

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IV. La richesse d’une doctrine 243

Bérulle considère d’une part la substance du mystère (l’anéantissement du Verbe éternel se faisant homme pour déifier l’homme, mystique de l’essence) et d’autre part l’économie ou dispensation de ce mystère (l’anéantissement du Verbe incarné se dépouillant de sa gloire pour se faire homme comme nous). Or Marie, mère du Verbe incarné, appartient à la fois à la substance et à l’éco-nomie du mystère de l’Incarnation. À l’économie tout d’abord : dans la manière dont le Verbe a voulu se faire homme se trouve enclose la dignité de Mère de Dieu ; la vocation de la Vierge est si enclose dans la vocation et prédestination de Jésus-Christ et dans son abaissement que l’on peut dire que Dieu a voulu faire tout ensemble un état de filiation divine et de maternité divine. Dès lors, la Vierge touche à la substance même du Mystère de l’Incarnation ; elle est dans un ordre à part, si conjoint à l’ordre et à l’état de l’union hypostatique que « parlant de vous, Marie, nous parlons de Jésus », écrit Bérulle dans les Opuscules de piété. Ces prérogatives sortent des vives sources du Sauveur mourant : elle est pure capacité de Jésus remplie de Jésus, et elle ne subsiste que dans sa relation à lui. Voici qu’elle entre en un état nouveau opéré en elle et non par elle, elle devient Mère de Dieu : Celui qui est la vie du Père devient la vie de sa vie, le fond de son essence. En entrant dans l’adoration que Jésus rend à son Père, elle va communier à tous les mystères de sa vie parmi nous, Jésus lui-même l’identifiant à l’état intérieur de ses propres mystères. On voit que chez Bérulle la maternité divine est plutôt conçue à partir de la paternité du Père qu’à partir de la filiation du Fils. Dans les Collationes, Bérulle explique que comme Père, Dieu se sert du cœur de la Mère pour y opérer la douleur que lui-même eût ressentie, s’il eût pu recevoir douleur : la compassion de la Vierge est grande à raison de Celui qui l’opère : c’est une compassion divine. On comprend alors que la maternité de la Vierge comporte un droit et un pouvoir de donner Jésus aux âmes.

Jean Eudes est profondément imprégné de cette doctrine lorsqu’il découvre la force expressive du mot « cœur » et l’applique à Marie, dont le cœur était tout habité par le Christ, animé et vivifié par lui, lieu d’une mémoire secrète, d’une action continue de l’Esprit, d’une disponibilité totale, d’une communion11. Au début des années 1640 mûrit peu à peu en Jean Eudes le projet d’une liturgie

11. Dans ce qui suit, nous bénéficions des analyses de Paul MILCENT (« Jean Eudes, un précurseur », in Christus, Hors-série consacré au Cœur du Christ, 1999) et des longues introductions de Charles LEBRUN dans les différents tomes des Œuvres complètes.

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en l’honneur du Cœur de Marie12, ou plutôt de « Jésus régnant dans le Cœur de Marie, notre amour et notre vie », selon la formule de l’invitatoire. Dans cette œuvre, Jésus dit à sa Mère, avec les paroles du Cantique des cantiques : « mets-moi comme un sceau sur ton cœur. Fort comme la mort est amour ! » (8,6) L’Amour a saisi la Vierge Marie qui s’engage totalement dans le projet du Père. La collecte célèbre la vie de Jésus et de Marie en un seul Cœur, et de-mande que nous n’en ayons aussi qu’un seul entre nous et avec eux. Déjà, dans ces années 1640, le Père Eudes a remarqué l’expression de 2 M 1,3 : « faire la volonté de Dieu avec amour et de grand cœur », « corde magno et animo volenti ». Il contemple le cœur comme un autel, l’autel d’un sacrifice où l’être se laisse embraser et consumer par l’amour, comme le dit cette antienne : « Le Christ Jésus s’est offert au Père du ciel une seule fois sur l’autel de la croix, et bien des fois sur l’autel du Cœur de Marie. » L’auteur célèbre Jésus et Marie unis en un seul cœur par l’amour en une communion profonde, d’où l’expression « Cœur très aimant de Jésus et de Marie », où « cœur » est au singulier.

Ce n’est que bien plus tard, dans le Cœur admirable, rédigé entre 1668 et 1680, que Jean Eudes va élaborer de manière doctrinale l’importance du Cœur de Marie pour la vie chrétienne, enrichi par son expérience apostolique et mis-sionnaire, qui est décisive pour saisir dans sa plénitude sa doctrine spirituelle.

Jean Eudes distingue en Marie trois cœurs, qui appartiennent tous à la dé-votion au Saint Cœur de Marie, mais seuls les deux premiers en constituent l’objet propre. La pensée se fixe d’abord sur l’élément sensible de la dévo-tion : c’est en lui et par lui que l’élément spirituel est atteint. Pourquoi cette insistance sur le cœur de chair ? Certes la maternité divine relève tout ce qui appartient à la personne de Marie (ses membres comme les facultés de son âme). Mais le Cœur corporel de Marie jouit de prérogatives que ne possèdent pas les autres membres de son corps, et qui découlent du rôle du cœur dans la vie humaine. Du fait de la relation entre le cœur et les affections sensibles, et du fait que Jean Eudes regarde le cœur comme le siège de l’amour (l’amour sensible en procède), en Marie les passions d’ordinaire en révolte contre la raison étaient sous la dépendance absolue de la volonté et de l’amour divin, affirme le saint, qui va parler du Cœur de Marie comme autel où l’amour divin immole constamment à Dieu les onze passions de l’appétit sensitif. Au cœur

12. Voir O.C XI, pp. 251 ss. et pp. 312 ss. pour la messe.

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corporel de Marie, Jean Eudes veut que nous réunissions dans notre dévotion son Cœur spirituel, que constituent à proprement parler sa volonté et son amour13, faculté naturelle et surnaturelle qui est en elle, son amour et sa charité au regard de Dieu et au regard de nous. Car « bien que le cœur représente aussi tout l’intérieur, il signifie pourtant principalement l’amour »14. En Marie nous avons à honorer avant tout la source et l’origine de la sainteté de tous ses mystères, c’est-à-dire son amour qui contient en soi tous les fruits du Saint Esprit. L’amour divin était l’âme de son âme, le cœur de son Cœur, et sa tendresse maternelle pour nous en découle, ou bien n’est que le rejaillissement sur nous de son amour pour Dieu. En Marie comme en nous l’amour de Dieu et l’amour des hommes procèdent d’une même vertu : la charité. Le Cœur de Marie est bien une fournaise d’amour destinée à embraser l’univers.

À ce stade notons bien un élément décisif pour notre sujet : Jean Eudes ne se contente pas de faire du Cœur corporel un symbole du Cœur spirituel (simple analogie) ; le Cœur spirituel de la Vierge est l’âme et l’esprit de son Cœur corporel. Ces deux Cœurs participent l’un et l’autre de manière différente à sa vie intime, d’où leur réunion dans un culte, et ce du fait que les affections sensibles affectent l’organe cardiaque et que les actes de la vie spirituelle ré-agissent souvent sur la partie sensible de notre être comme ils en subissent l’influence, particulièrement lorsqu’il s’agit des affections de la volonté. Toute une anthropologie est donc à l’œuvre dans cette dévotion, pour signifier en quoi le Cœur de Marie est pour nous modèle et moyen de vie chrétienne.

Il est capital de bien expliciter aussi l’union du Cœur divin de Marie (c’est-à-dire Jésus ou le Saint Esprit) aux deux autres, la vie chrétienne étant définie depuis Vie et royaume par les rapports étroits établis entre nous et les trois personnes divines15. Le Cœur divin de Marie, si étroitement uni qu’il soit à son Cœur spirituel et en un sens à son Cœur corporel (il est l’âme et l’esprit de son Cœur corporel et spirituel), est pourtant extrinsèque à sa personne. Car l’union de Jésus avec sa Mère ne va pas jusqu’à supprimer la distinction des personnes, même s’il y règne dans une communauté d’opération et de

13. Pour Jean Eudes, la partie intellectuelle de l’âme est à raison de la volonté qu’elle renferme le principe de l’amour et des affections spirituelles, elle est donc le cœur de l’âme et donc le cœur spirituel de l’homme.14. Cf. la seconde lecture de l’office des lectures choisie pour la solennité du Cœur immaculé de Marie au Propre eudiste p. 43, extraite du Cœur admirable.15. Cf. Vie et royaume, p. 517

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vie. Ce n’est pas la Personne de Jésus qui est objet de la dévotion. En quoi consiste alors l’apport du Cœur divin de Marie, désignant le plus souvent Jésus ? Il consiste à signifier de façon nouvelle la vie chrétienne, en suite et approfondissement de Vie et royaume, où elle est qualifiée de vie de Jésus dans les membres de son Corps mystique : Jésus vit en nous parce qu’il est l’objet de nos pensées et affections, et parce qu’il est le principe de la vie surnaturelle dont nous jouissons en opérant en nous et par nous tout ce que nous faisons de bien. De sorte qu’il est le cœur du chrétien. Jésus qui vit en l’âme et le corps de Marie est en outre son cœur divin, parce que c’est de lui que procède la vie divine dont elle jouit. Le remplacement, propre à Jean Eudes, du vocable ordinaire « Tête-membres » par le thème du cœur permet d’exprimer avec force les rapports du Verbe incarné avec les membres de son Corps mystique, pour dire l’action qu’il exerce immédiatement dans les âmes, action intime et cachée comme celle du cœur dans l’organisme, surtout quand on ramène la vie chrétienne à l’amour, comme le fait le Père Eudes.

Pour poursuivre notre perception du Cœur de Marie comme modèle et moyen de notre vie chrétienne, afin d’étudier plus bas son rôle dans l’Église, nous devons logiquement l’envisager pleinement désormais dans son rapport au Cœur de Jésus, ce qui est nécessaire, nous l’avons signalé, pour avoir l’intel-ligence de la dévotion prônée par Jean Eudes. Penchons-nous donc sur ce rapport de dépendance, de conformité et d’amour qui unit ces deux Cœurs. Les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ne sont qu’un « en quelque manière », « en unité d’esprit, d’affection et de volonté ». L’union des Sacrés Cœurs se résout dans les trois liens de dépendance, conformité et amour qui rattachent le cœur des fidèles à celui de Jésus, avec cette différence qu’entre le Cœur de Jésus et celui de sa Mère, la perfection de ces liens répond à l’excellence que donne à Marie sa dignité de Mère de Dieu. Jean Eudes insiste moins sur la dépendance de Jésus vis-à-vis de sa Mère au point de vue naturel, que sur celle qui dans l’ordre surnaturel rattache le Cœur de Marie à celui de Jésus. Marie reçoit la vie du Cœur de Jésus puisqu’elle fait partie comme nous du Corps mystique dont il est le chef. Il est le principe de sa vie spirituelle et de toutes ses affections et vertus, ainsi que « de toutes les peines et douleurs qu’elle souffrait saintement pour coopérer avec son Fils à l’œuvre de notre salut »16. C’est Jésus qui fait tout en elle. Si la perfection de la vie mystique de Jésus dans les âmes se mesure à l’action qu’exerce en nous le Saint Esprit donné par Jésus

16. Cœur admirable, O.C VIII, p. 343

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pour être notre esprit et notre cœur, et à notre docilité à cet Esprit, alors il n’est personne à qui Jésus ait communiqué son Esprit avec autant de plénitude qu’à la Vierge, et personne qui ne se laisse conduire avec autant de docilité. Il en résulte une admirable conformité entre le Cœur du Fils et celui de la Mère (unité d’affections). Le Cœur de Marie « est tout transformé au Cœur de Jésus », il est une image parfaite de celui-ci. La Vierge a été associée à tous les mystères de la vie du Sauveur, mais elle a participé d’une manière toute spéciale à sa Passion, dont elle avait reçu l’intelligence ; longtemps à l’avance, entrant dans les sentiments de prêtre et d’hostie du Verbe incarné, elle l’offrit à Dieu dans le secret de son cœur et elle s’offrit elle-même avec lui pour satis-faire à la justice divine. D’où encore une fois le thème du Cœur de Marie autel où elle sacrifia son Fils bien-aimé et ne cesse de s’immoler avec lui17. Mais si les liens de dépendance et de conformité unissaient étroitement les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, l’amour qu’ils se portaient mutuellement créait entre eux un lien encore plus fort. Le Cœur de Jésus est une fournaise d’amour au regard de Marie. Quant à l’amour du Cœur de Marie, « celui-ci l’unit avec son Fils Jésus, d’une union si forte que la mort qui a rompu l’union très étroite de l’âme sainte et du corps adorable de Jésus, n’a pu avoir aucune atteinte sur l’union inviolable qui est entre ce divin Sauveur et sa Mère »18

Nous tenons désormais tous les éléments nécessaires à une exacte compré-hension du rôle décisif du Cœur de Marie dans l’Église, développé par Jean Eudes, notamment dans ce passage du Cœur admirable. Il s’insère dans le livre second, où Jean Eudes commence l’étude des perfections du Cœur de Marie, par l’examen de douze tableaux dans lesquels Dieu s’est plu à l’avance à en esquisser des figures ; aux chapitres trois et quatre, il s’arrête sur deux tableaux où, d’une part, le Cœur de Marie est dépeint comme un soleil, et où, d’autre part, il est représenté comme le Milieu de la terre, dans lequel et par lequel Dieu a opéré notre salut.

L’extrait fait du Cœur de Marie le véritable principe de la vie de l’Église.

Le Cœur de la Mère du Sauveur est l’origine d’un troisième monde qui est composé de tous les enfants de Dieu qui sont vivants de la vie de la grâce en la terre et de la vie de la gloire dans le ciel. Car, après Dieu,

17. Voir ici le livre III, chapitre IV, section V du Cœur admirable18. Cœur admirable, O.C VII, p. 450

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ils tiennent l’une et l’autre de la Mère de celui qui est leur chef et dont ils sont les membres, et ils en ont l’obligation à son très saint Cœur.19

Le Cœur de Marie est donc le Cœur de l’Église militante, souffrante et triom-phante et ce du fait, en premier lieu, de la part qu’il a prise aux mystères de l’Incarnation et de la Rédemption. C’est par la foi et le consentement du Cœur de Marie que l’œuvre du salut a commencé20. De plus elle a été associée à tout ce que Jésus a souffert pour notre salut : « L’Homme-Dieu a opéré notre Rédemption comme cause première et souveraine et par ses propres mérites ; et sa très sainte Mère y a coopéré comme cause seconde et dépendante de la première et par les mérites de son Fils »21. Le Cœur de Marie a donc contribué à nous acquérir les grâces qui nous font vivre de la vie surnaturelle, et contri-bue aussi à les répandre dans les âmes, et c’est surtout à raison de la part qu’il prend à la répartition des fruits de la Rédemption qu’il peut être appelé « Cœur de l’Église ». Ce rôle dans la dispensation de la grâce est une conséquence de sa maternité divine, et de son rôle au pied de la croix.

Le Cœur de Marie coopère avec celui de son Fils Jésus à la consom-mation de son œuvre [...] en distribuant aux hommes les fruits de la vie, de la Passion et de la mort de son Fils [...]dont son Cœur maternel est comme le dépositaire et le gardien. Car, comme elle a conservé dans ce grand Cœur tous les mystères que son Fils a opérés ici-bas pour notre Rédemption, aussi cet adorable Rédempteur a déposé dans le Cœur de sa Mère toutes les richesses qu’il a acquises et les biens éternels qu’il a amassés durant les trente-quatre ans de sa demeure en ce monde.22

Peu après ce passage, au livre II du chapitre V, le Cœur de Marie sera comparé à la fontaine merveilleuse qui jaillissait au milieu du paradis terrestre. Quatre fleuves jaillissent du Cœur de Marie pour arroser les âmes : le premier est un fleuve de consolation pour les âmes de l’Église souffrante, le second est de sanctification pour les âmes justes et fidèles, le troisième est de compassion et justification pour les âmes infidèles en perdition, enfin le quatrième de joie et de glorification pour les âmes de l’Église triomphante...

19. Cœur admirable, O.C VI, p. 13920. Ici Jean Eudes rejoint Bérulle : Marie n’est pas un détail de l’Incarnation, puisque le Verbe aurait pu s’incarner d’une autre manière. Marie touche à l’essence du mystère dispensé.21. Cœur admirable, O.C VI, p. 15822. Ibid., p. 155

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L’une des prières du Manuel de prière de la Congrégation de Jésus et Marie pourrait synthétiser l’enseignement du Père Eudes :

Adorons Dieu dans son dessein d’associer la Vierge Marie à l’œuvre du salut du monde comme Mère du Corps mystique de Jésus : l’Esprit Saint qui a formé Jésus en elle la veut présente à l’action divine par laquelle il forme le Christ dans le cœur des hommes. Remercions Dieu de nous l’avoir donnée pour Mère, et de nous faire participer nous-mêmes, avec elle, à la formation du Corps mystique. Demandons-lui pardon de n’avoir pas assez prié Marie dans notre effort apostolique. Implorons par son intercession la grâce de mieux coopérer, en union avec elle, à la formation du Christ en nous et dans nos frères.23

Il est remarquable que, dans son étude des rapports du Cœur de Marie au Corps mystique, Jean Eudes se situe au carrefour d’une double tradition de l’Église quant à sa dévotion mariale.

Avec Bérulle il réaffirme que Marie est la Mère des chrétiens (chez Bérulle, la maternité de Marie rend hommage à la paternité divine). La maternité de la Vierge est en tout l’image de la maternité de l’Église sanctifiante. La maternité de Marie fonde celle de l’Église : Marie est membre de l’Église, mais en un sens si éminent qu’elle peut être dite sa mère, unie au Christ qui la rachète. Explicitons : comme chacun de nous, Marie est naturellement indigente, elle doit tout à la miséricorde de Dieu, notre Sauveur et son Sauveur. Son privilège n’est pas l’effet d’un décret antérieur au plan de la Rédemption. Mais rachetée comme nous, elle l’est d’une toute autre manière. Dès l’instant de sa concep-tion, en la préservant du péché originel, Dieu la prévenait de sa grâce et la préparait pour faire naître d’elle son Fils unique et avec lui l’Église dans toute son étendue. L’enfantement de Marie est un fruit de l’Église. En ce sens Marie relie la Tête aux membres du corps. Avec toute la Tradition, Jean Eudes établit un parallèle entre la fonction de Marie de nous donner l’Homme-Dieu et la fonction maternelle de l’Église de nous donner le Christ.

Mais avec la dévotion au Cœur de Marie, le Père Eudes réinvestit une seconde tradition importante pour notre sujet, celle de Marie « Gloire de Jérusalem ». Marie est la première des sanctifiés ; elle renferme en éminence toutes les grâces de l’Église. Tous les épisodes de sa vie sont promesse et anticipation de

23. Paris, 1989, p. 25.

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ce que reçoit l’Église. Le vendredi saint, Marie porte tout l’édifice de l’Église, elle est l’Église de Jésus. Le samedi saint, la vie du Corps mystique est retirée en Marie, dans son Cœur. Comme l’Église, Marie est un sacrement de Jésus Christ, et son Cœur, dira Jean Eudes, est un « Évangile vivant ». Dieu a rempli Marie éminemment de toute la substance dont est formée l’Église, lui confé-rant toutes les qualités dont il dote l’Église son épouse. Son Verbe naît en chaque fidèle comme en l’Église entière, mais c’est à l’image de sa naissance en l’âme de Marie.

1.2. le cœur de Jésus, source de communion et de charité des membres du corps mystique

Chez Jean Eudes la doctrine du Corps mystique donne sens aux fondements de la vie chrétienne, le Corps mystique étant la source d’une communication de vie. Le Corps mystique n’est pas simplement un organisme surnaturel, mais réellement le Corps du Christ qui est l’Église visible. Celle-ci est le corps définitif du Christ, signifié et procuré par l’Eucharistie. L’adjectif « mystique » sera adjoint à l’expression paulinienne ‘Corps du Christ’. L’expression « Corps mystique » condensera en fait la pensée de Paul qui rapprochait l’Église et le Mystère, au point de faire de l’Église le contenu du Mystère. Jean Eudes va travailler la doctrine paulinienne du Corps du Christ (comme organisme réel de fonctions, de charismes et comme communauté de vie) qui permet de voir d’une part comment le chef est présent aux membres de l’Église en son état terrestre, et d’autre part comment il dirige la croissance de son Corps jusqu’à ce que celui-ci atteigne la plénitude de sa taille.

Reprenons ces deux apports. Le premier montre le Christ mystique : les chré-tiens sont unis au Christ qui vit dans l’Église, le chef est de même nature que ses membres auxquels il donne force ; c’est un chef, car ce même corps a une tête à laquelle le corps est subordonné : Jésus Christ gouverne l’Église, comme il la fait aussi conduire et gouverner visiblement. Mais l’expression « Corps du Christ » chez Paul englobe un deuxième apport, particulièrement mis en valeur par Jean Eudes, en l’occurrence le devenir et l’achèvement de l’Église, et c’est ce Corps aussi qu’Il offre à notre participation, jusqu’à la plénitude de sa taille hors de cette histoire, où tous ne feront qu’un dans le même Christ.

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Contentons-nous de citer ici ces lignes de Vie et royaume24, ne donnant qu’un aperçu de la prégnance de ce thème dans la pensée du saint :

C’est une vérité digne d’être remarquée et considérée plus d’une fois, que les mystères de Jésus ne sont pas encore dans leur entière perfection et accomplissement. D’autant que, combien qu’ils soient parfaits et accomplis en la personne de Jésus, ils ne sont pas néan-moins encore accomplis et parfaits en nous qui sommes ses membres, ni en son Église qui est son corps mystique. Car le Fils de Dieu a dessein de mettre une participation, et de faire comme une extension et continuation en nous et en toute son Église du mystère de son Incarnation, de sa naissance, de son enfance, de sa vie cachée, de sa vie conversante, de sa vie laborieuse, de sa Passion, de sa mort et de ses autres mystères, par les grâces qu’il nous veut communiquer, et par les effets qu’il veut opérer en nous par ces mêmes mystères ; et par ce moyen il veut accomplir en nous ces mystères. À raison de quoi Saint Paul dit que Jésus Christ s’accomplit en son Église, et que nous concourons tous à sa perfection et à l’âge de sa plénitude, c’est-à-dire à son âge mystique qu’il a dans son corps mystique, qui est l’Église, lequel âge ne sera point accompli qu’au jour du jugement.25

Il serait faux d’affirmer que Bérulle n’appuie pas non plus – outre qu’il élabore le concept de subsistence qui lui est propre – sa spiritualité d’identification mystique à Jésus sur cet enseignement du Christ Tête du corps qui partage avec ses membres la vie de grâce issue de l’Incarnation et de la Rédemption. Mais Jean Eudes, comme nous l’avons dit, revient davantage au fondement paulinien, et il garde le baptême comme point d’attache des liens du chrétien au Christ-chef. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’au lendemain des querelles autour de son ‘vœu de servitude’, dans les années 1620, Bérulle se soit montré plus prudent en approfondissant de nouveau la vocation baptismale. En définitive, avec Jean Eudes, nous passons d’un enseignement mystique à l’engagement chrétien. Les textes n°14 et n°16 du lectionnaire reproduisent les deux images développées par Vie et royaume à partir de la doctrine du Corps mystique et de « Jésus en toutes choses » : il s’agit de « continuer la vie de Jésus », car Notre Seigneur a deux sortes de corps, l’un personnel, l’autre mystique c’est-à-dire sa

24. O.C I, pp. 310-311.25. En théologie contemporaine, une théologie du mystère pascal centrée sur la filiation permet d’unir plus étroitement encore les deux apports relevés de l’expression « Corps mystique », qui constituent ensemble le « schème inclusif » propre à cette doctrine ecclésiologique.

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vie dans les chrétiens jusqu’à la consommation des siècles ; et, de manière plus active, il s’agit aussi et surtout de « former Jésus en nous », dans notre esprit et dans notre cœur, par l’exercice de son divin amour. Si la première expression a ses racines en Colossiens et Éphésiens, la seconde s’inspire davantage de la Lettre aux Galates.

En 1672, l’instauration de la fête du Cœur de Jésus par le Père Eudes consacre une lente évolution de sa pensée, qui l’a fait remonter jusqu’à la source même de la vie chrétienne, pour considérer le Cœur de Jésus comme modèle et prin-cipe de la vie de la Mère de Dieu et de celle des enfants de Dieu. Cette fête est celle de ce Cœur fournaise d’amour nous transformant et nous déifiant. Elle prendra la place de la solennité de Jésus d’origine bérullienne que Jean Eudes fit célébrer dans la Congrégation de Jésus et Marie jusqu’à cette date de 1672. On peut y voir une rupture du saint avec la dévotion au Verbe incarné telle que la concevait le cardinal.

Il nous faut rendre compte des conséquences de cette évolution quant à la théologie du Corps mystique, qui va prendre alors par le thème du Cœur de Jésus une consistance originale, propre au Père Eudes, et en outre d’allure très contemporaine, notamment du fait de l’accentuation de la dimension trinitaire de la dévotion au Verbe incarné.

Rappelons en quoi consistent les bases de la dévotion au Verbe incarné de Bérulle, qui l’amèneront à instituer la « Solennité de Jésus ». Il s’agit de contempler l’anéantissement du Verbe incarné se dépouillant de sa gloire pour se faire homme comme nous. En raison de son union hypostatique, la splen-deur inaccessible de la gloire divine est consubstantielle à l’humanité déifiée de Jésus. De même que le retour de Jésus au Père consiste à recouvrer la gloire dont il s’est privé par amour pour nous, de même le chrétien ne se trouvera lui-même qu’en communiant à la gloire qui jaillit de la substance du mystère déifiant qui nous est dispensé. La dévotion au Verbe incarné consiste donc à communier aux états intérieurs du Verbe incarné durant sa vie mortelle. Ces états sont passés quant à leur exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu qui ne passera jamais, car en la substance de son Mystère, Jésus les vit dans un présent éternel. Si tout le cycle liturgique nous rend sacramentelle-ment présents ces mystères pour nous y faire adhérer, la dévotion bérullienne au Verbe incarné culmine dans la Solennité de Jésus, au cours de laquelle les

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IV. La richesse d’une doctrine 253

oratoriens effectuaient le « vœu de servitude ».

La dévotion au Verbe incarné aboutit chez Jean Eudes à un élar-gissement des perspectives, en comparaison des objectifs de la solennité de Jésus, centrée finalement sur l’Union hypostatique. Il ne s’agit pas seulement d’honorer Jésus en sa Personne envisagée dans sa double nature et dans ses perfections, mais avant tout d’honorer la source et l’origine de ses mystères : son amour créé et incréé qui ne font qu’un avec son Cœur corporel. La fête du Cœur de Jésus est la fête de la Charité, elle est au principe de toutes les autres fêtes chrétiennes. Quand il voudra choisir une péricope d’évangile pour la fête du Cœur de Jésus, Eudes prendra les paroles du discours après la Cène où le Seigneur parle de son amour (Jn 15, 9-17), et où le mot « cœur » n’est pas employé. L’enracinement trinitaire de la dévotion au Verbe incarné s’affirme ici : le Cœur de Jésus est un don par lequel le Père nous manifeste la miséri-corde de son propre Cœur, puisqu’il nous donne son Fils qui est son Cœur ; et « Jésus ne se contente pas de nous donner son Cœur, mais il nous donne aussi le Cœur de son Père éternel »26 . Et plus loin, dans ses « Méditations pour la fête du divin Cœur de Jésus », Jean Eudes d’ajouter : « Vous nous avez faits enfants du même Père dont vous êtes le Fils, c’est pourquoi vous nous donnez votre Cœur, afin que nous aimions votre Père avec vous d’un même Cœur »27. Ce rôle médiateur manifeste en plénitude l’amour de Jésus Christ pour les hommes. Car c’est l’amour du Verbe pour l’humanité qui est au principe de l’Incarnation ; le Cœur de Jésus est origine et principe de tous les mystères du Christ. C’est son Cœur divin qui l’a fait sortir du sein adorable du Père pour nous, et son œuvre tend à allumer dans nos cœurs ce même amour dont il brûle pour son Père. Il nous donne le Saint Esprit, qu’ « Il nous a mérité par son sang », pour qu’il soit notre esprit et notre cœur, pour aimer le Père comme lui. Bref le Cœur de Jésus nous associe à la Trinité toute entière et à son œuvre dans le monde.

Examinons à présent les conséquences ecclésiologiques de telles assertions dans l’idée que Jean Eudes se fait du Corps mystique.

Chez Bérulle, c’est avant tout l’union divinisante au Christ pour participer de sa filiation divine qui introduit le fidèle dans la Trinité et l’insère simulta-

26. O.C VIII, p. 312.27. Ibid., p.322

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nément dans l’Église. Si la fondation et l’existence de l’Église sont rattachées au mystère trinitaire (dessein du Père, mission du Fils, envoi de l’Esprit) avec lequel le Corps mystique entretient un rapport d’exemplarité, l’exemplaire le plus immédiat de ce dernier est l’Union hypostatique : l’Église est le Corps du Christ. L’union vitale des chrétiens avec le Christ « imite » l’Union hypos-tatique, la distinction étant sauve, même si pas toujours claire dans l’œuvre du cardinal. L’effort de l’homme aidé de la grâce lui ôte la « subsistence » en soi pour le faire subsister en Christ, dont il dépend tout autant pour le principe de ses actes que pour leur moralité ou valeur. « Le chrétien sort de soi et vit une spiritualité d’extase, surtout comme ‘‘cep’’ arraché au champ de l’amour propre puis replanté dans une vigne meilleure, l’humanité du Christ (son Corps) »28.

On sait que Jean Eudes se différenciera de la subsistence entendue ainsi. Les œuvres sur le Cœur nous présentent l’Église comme fruit de l’Amour, en contemplant l’amour du Christ pour son Église, les choses grandes qu’il a faites pour elle, les « choses étranges » qu’il a souffertes pour son amour. L’office du Sacré Cœur de Jésus médite sur l’Amour qui se communique, qui donne toute la Vie, l’Amour qui rassemble les hommes et les ramène au Père : telle est l’Église pour saint Jean Eudes. Comme nous l’avons vu, la dimension trinitaire de ce Cœur est soulignée. Si bien que si en Vie et royaume et encore par la suite l’Église est définie par rapport au Christ (« Il est son Rédempteur, son sauveur, son fondateur et son fondement tout ensemble [...] son médiateur et même son serviteur »29), elle sera aussi définie dans ses rapports avec la Trinité :

Adorez la très sainte Trinité selon tout ce qu’elle est dans l’Église. Adorez l’amour incompréhensible et les desseins très hauts qu’Elle a eus sur elle de toute éternité. Adorez la et la bénissez dans tous les effets qu’elle a opérés et qu’elle opère continuellement en elle [...]. Considérez que c’est la fille très aimée du Père éternel, qui l’aime tant qu’il lui a donné son Fils unique pour époux, et son Saint Esprit, c’est-à-dire son Cœur pour être son propre esprit et son propre cœur.30

28. Charles A. WHANNOU, Subsistence chez Bérulle. Essai historique et doctrinal sur la place et l’importance de la notion de « subsistence » dans la spiritualité bérullienne de la divinisation, Roma : Tip. Leberit, 1987, 86 p. (Dissertation doctorale)29. Mémorial de la vie ecclésiastique, O.C III, p.22030. Même texte que la citation précédente, à la page 218.

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IV. La richesse d’une doctrine 255

Avec sa contemplation du Cœur du Christ à la source de l’Église, le Père Eudes se rapproche d’une vision du Corps mystique aux accents à la fois patristiques et contemporains. En effet, le Corps mystique se réalise quand notre vie appartient au Christ (sa vie en nous). Jésus entre en nous par la foi et le baptême, il y vit par la charité, c’est-à-dire par ce Cœur de Dieu qui bat en quelque sorte dans le nôtre : tel est l’objet de l’envoi de l’Esprit dans nos cœurs (cf. Ga). La théologie du Corps mystique met en évidence le fait que toute âme qui aime Dieu de tout son cœur en vivant de la charité fait grandir le Corps mystique, en faisant advenir le Règne de Dieu au bénéfice de tous, car nous ne grandissons alors que comme membres du Christ, si bien que tout le Corps en bénéficie. Tel est le propre de la charité qu’elle n’est pas seulement union à Dieu mais communion avec les hommes ; en effet si nous aimons Dieu et si nous épousons ses motifs d’amour, c’est alors que nous pouvons nous aimer nous-mêmes et aimer les autres d’un amour non égoïste. Si c’est vraiment avec le Cœur de Dieu que j’aime, mon amour procède d’une source où il n’est plus question de « moi » et d’un « autre », mais du Père, du Christ et des membres du Corps du Christ, à l’image de l’amour que le Sauveur porte lui-même à son Église.

C’est en regardant cet Amour que la spiritualité de Jean Eudes dessine la fi-gure d’une Église-communion. Les premiers ouvrages du saint montrent le chrétien entrant dans une communion : le baptême nous fait entrer « en la sainte famille de Jésus Christ, et en la divine société des Anges, des saints, de la Mère de Dieu et même des trois Personnes éternelles »31; le chrétien est introduit dans un monde nouveau qui est Jésus Christ considéré en soi-même et en son Corps l’Église triomphante, militante et souffrante32. Le chrétien est donc un homme qui vit en société : avec la Trinité sainte, avec le Christ, avec ses frères33. Cet « être avec » du chrétien est opéré par l’Amour en tant que don, don du Père qui donne son Fils, don du Fils qui se donne lui-même au chrétien et qui lui donne sa Mère, don de l’Église pour être notre seconde Mère. Le don du Cœur de Jésus résume tous ces dons, lui qui est à la source de l’agir du chrétien et célébré comme tel par l’office du 20 octobre : le Cœur

31. O.C II, p. 23332. Cf. O.C II, p. 17933. Paul Milcent remarque : « Jean Eudes traduit le grec koinonia par société. La vulgate traduit societas quand le grec dit koinonia. Le mot koinonia est cité par Jean Eudes avec référence à 1 Co. » (Saint Jean EUDES, Le baptême. Textes choisis et présentés par Paul Milcent, Paris : Cerf, 1991, p. 132. Coll. ‘Foi vivante’.)

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du Christ nous est donné et en lui tout nous est donné.

Il ne se contente pas de nous donner son Cœur, mais il nous donne aussi le Cœur de son Père éternel, le Cœur de sa très sainte Mère, tous les cœurs de tous ses anges et de tous ses saints, et même tous les cœurs de tous les hommes qui sont en l’univers, puisqu’il leur commande, sous peine de damnation éternelle, de nous aimer comme eux-mêmes, voire de nous aimer comme il nous a aimés (Jn 15,14). Offrons-lui aussi et lui donnons en actions de grâce le Cœur de son Père éternel, le Cœur de sa très sainte Mère, et les cœurs de tous les Anges, de tous les saints et de tous les hommes. Car nous avons droit d’en faire usage comme des nôtres propres, puisque son Apôtre nous assure que le Père éternel nous a donné toutes choses avec son Fils (Rm 8,32), et que toutes choses sont à nous (1 Co 3,22). Mais surtout offrons-lui son propre Cœur...34

Tout nous est donné : tout est à nous, tout appartient à tous ; la vie du chré-tien va se dérouler dans cette perspective de communion à toute l’Église, son agir sera porteur d’une mystérieuse fraternité, en solidarité avec toute l’Église triomphante, militante et souffrante.

Tel est le monde nouveau dans lequel le chrétien pénètre, configuré au Cœur nouveau qui nous est donné, ce cœur dont parle Ez 36,26, que Jean Eudes a tant de fois médité. En redisant avec le psaume 92 « Je te louerai, Seigneur, de tout mon cœur », Jean Eudes comprend « de tout mon grand cœur », de ce Cœur qui saisit la totalité du monde dans un amour filial. Méditant Jn 17,26 (« Je leur ai fait connaître ton nom et le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi aussi en eux »), Jean Eudes montre le Père qui nous regarde en son Fils comme membres de son Fils et qui l’aiment d’un même Cœur avec son Fils. Si bien que le Père nous aime du même Cœur et du même Amour dont il aime son Fils. Dans le Cœur du Christ, nous rencontrons tous les hommes qui ne sont qu’un seul cœur avec lui. Ainsi nous pouvons aimer en eux, par eux, et ils peuvent aimer par nous. Dans une de ses « aspirations d’amour vers l’aimable Cœur de Jésus », le Père Eudes écrit35 : « Ô mon Jésus, puisque votre Père m’a tout donné en vous donnant à moi, tous les cœurs de l’univers m’appartiennent : je prends donc tous ces cœurs, et je veux vous aimer de tout l’amour dont ils étaient capables quand vous les

34. O.C VIII, p.31235. Livre XII, chapitre XX du Cœur admirable, p. 307

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IV. La richesse d’une doctrine 257

avez créés pour vous aimer. » En définitive, en Jésus Christ, la vie de Dieu qui est communion se donne à l’humanité, la saisit et la travaille, instaurant peu à peu en elle une mystérieuse unité : telle est la vie du Corps mystique. Le Cœur du Verbe incarné vit en nous et nous en lui : « Cœur unique du Père et du Fils, source de l’Esprit Saint, lien de la terre et du ciel »36, il est le centre où s’ac-complit la rencontre entre la vie de Dieu et l’univers créé. En lui nous sommes qu’un seul Cœur avec nos frères et nous communions d’une certaine manière au monde entier. À l’époque de Jean Eudes, cette religion de l’amour était en mesure de remettre en question toute une organisation injuste de la société :

Sous les espèces de la dévotion au Cœur de Jésus, c’est aussi l’impo-sante structure hiérarchique de l’ordre social et politique – et pourquoi pas religieux – qui sera comme subvertie et déconstruite par un sym-bole puissant et « populaire », où l’accès au monde de l’amour divin est également offert et garanti à tous.37

Et de façon significative, c’est sur la générosité que Jean Eudes insiste le plus quand il traite de l’amour dû au Cœur de Jésus, un amour fort et courageux se traduisant en actes, figure d’un sacrifice total de sa personne et de sa vie au service du Seigneur. C’est un des aspects de la mystique volontariste de notre saint, à la mesure de l’Union de société instaurée par le don qui nous est fait par Jésus de son Cœur, avec le Cœur de sa Mère et de tous les cœurs des saints, qui tous ensemble ne sont qu’un seul cœur. C’est pourquoi non seulement nous pouvons faire usage des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie pour aimer Dieu et nos frères.

Pour terminer, il nous faut préciser le rôle des sacrements pour la vie du Corps mystique, vie de communion et d’intériorité mutuelle, et ce même si on ne saurait trouver chez Jean Eudes de doctrine sacramentelle en tant que telle (le concile de Trente a alors nettement précisé la théologie en ce domaine...).

Ils sont ce qu’il y a de plus digne et de plus grand dans l’Église militante, « au-tant de fontaines inépuisables de grâce et de sainteté qui ont leur source dans l’océan immense du Sacré Cœur de notre Sauveur ; et toutes les grâces qui en procèdent sont autant de flammes de cette divine fournaise »38. De façon

36. Extrait de l’office du 20 octobre. Cf. O.C t.XI, p.46937. Contribution de Joseph CAILLOT à l’ouvrage collectif La spiritualité du Cœur du Christ, Vihiers, 1996, p. 3738. O.C VIII, p. 242

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significative, en 1668, alors que Jean Eudes a déjà pris la décision d’instituer la fête du Cœur de Jésus, il va considérer le baptême comme « moyen d’être consommé non pas en vue d’un anéantissement comme en 163739, mais en vue d’une communion parfaite d’amour avec Dieu dans le Christ Jésus. [...] C’est un cœur à cœur éternel »40. Dans une perspective missionnaire d’an-nonce de la miséricorde, il accordera une importance capitale au sacrement de la Pénitence comme l’atteste en 1666 Le Bon Confesseur. Quant à l’Eucharistie, le Père Eudes lui applique Mt 28,20, « Voici que je suis tous les jours avec vous jusqu’à la consommation des siècles ». Dans ce sacrement, « Il est là adorant, louant et glorifiant incessamment son Père pour nous c’est-à-dire pour satisfaire aux obligations infinies que nous avons de l’adorer, louer et glorifier »41. Avec toute l’École française, Jean Eudes voit en l’Eucharistie le signe efficace du sacrifice spirituel offert à Dieu par le Christ total. Là encore, dans l’Eucharistie, le mystère de communication de l’amour divin s’achève en un mystère de communion.

Mais c’est encore davantage au sacrement de l’Ordre que le Père Eudes consa-cra nombre de ses pages. « Considérez que, lorsque le Fils de Dieu vous a appelés au sacerdoce, il vous a associés avec lui dans les principales qualités et dans les plus importants offices qu’il a exercés au regard de son Église ; à savoir en sa qualité et en son office de sauveur, de médiateur, de pasteur, de juge... »42. En ce sens le prêtre est en quelque sorte le Cœur de l’Église. Il lui revient particulièrement l’amour de l’Église, où s’accomplit précisément la communion de l’humanité avec Dieu43. À l’égard des brebis, le pasteur doit vivre l’accueil et l’amour du Christ lui-même, dans une attention particulière aux plus pauvres et « indéfendus ». C’est en communion consciente à Jésus qu’ils présideront à la célébration des sacrements. Il ne fait guère de doute que, pour Jean Eudes, le lien et l’unité de toute la sainteté du prêtre est la charité du Christ pasteur, sachant que c’est Jésus lui-même qui donne à ses ministres d’aimer ainsi. Les répercussions du geste critique de Jean Eudes concernent

39. En Vie et royaume, Jean Eudes recopie en fait le vœu de servitude bérullien en guise de théologie du baptême.40. Jacques ARRAGAIN, « L’évolution de la doctrine de Saint Jean Eudes sur le baptême », in Cahiers eudistes, 1992, p. 128.41. O.C VIII, p. 25342. O.C III, pp. 220-22143. Cf. O.C III, pp. 41-42

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aussi sa théologie du ministère ecclésiastique. Si l’attention de Bérulle se centre sur le rôle de la médiation hiérarchique, capable d’unir dans une dépendance volontaire et libre la sphère terrestre et la sphère céleste, Jean Eudes insistera lui sur les fonctions pastorales du prêtre.

1.3. bilan : corps mystique et mission

Le cadre de pensée du Corps mystique dans le bérullisme est bien celui d’une sorte de structure théandrique de l’Église, rattachée à la théandrie véritable du Christ. Elle est un enjeu majeur du débat avec le protestantisme. C’est à l’intérieur de cette conception solidaire d’une christologie de la mission que Jean Eudes opère son geste critique, geste en vérité trinitaire.

Il y a dans l’Église comme dans le Christ deux opérations relevant de deux natures. Mais, nous rappelle Yves Congar44, des deux qualificatifs du théan-drisme, inconfuse-indivise, seul le premier est valable en ecclésiologie. Car l’union à Dieu de l’Église n’est pas hypostatique, mais d’alliance et de vertu dynamique : en effet, l’union des hommes à la divinité qui se réalise dans l’Église, l’union mystique, n’est pas secundum esse mais in operatione. Il n’y a pas à proprement parler de nature divine dans l’Église, mais participation aux opérations de vie de Dieu dans l’Église. Nous communions aux biens de salut de Dieu, nous ne participons pas à son être. Que la mystique chrétienne soit davantage de l’ordre de la communion que de l’ordre de l’union substantielle, voilà un enjeu majeur de la prise de distance de Jean Eudes. Elle nous semble capitale pour penser l’Église. Le concept bérullien de « subsistence » est ici visé. Si le Christ est la personnalité profonde de l’Église qui est son Corps, l’unité entre l’Église et son hypostase divine n’est pas une unité substantielle dans l’être mais une union relationnelle. C’est dans l’Esprit que les fidèles n’existent que dans le Christ, pour réaliser le Christ en sa plénitude, par une participation de leur être à soi à une vie qui est la sienne.

À ce point nous saisissons une limite probable de l’ecclésiologie de Bérulle, que Jean Eudes a sans doute repérée. Mais il ne faut pas négliger le but initial du cardinal : ancrer l’ecclésiologie dans la mission.

44. « Dogme christologique et Ecclésiologie. Vérité et limites d’un parallèle », in Aloys GRILLMEIER und Heinrich BACHT (dir.), Das Konzil von Chalkedon. Geschichte und Gegenwart. Band III Chalkedon heute, Würzburg : Echter-Verlag, 1954, p. 268.

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Dieu, singulier en essence et pluriel en personnes, voyant l’unité de son être, a voulu créer un monde, et dans ce monde une Église pour servir de retraite et d’école à ses disciples, de mère et de tutrice à ses enfants, lui donnant à cet effet la pluralité et diversité des ministères dont nous la voyons ornée. Et le même Dieu contemplant les origines des personnes divines subsistantes en l’unité de son essence, il a voulu qu’il n’y eût point d’autres sources et origine de sa divinité en l’état de l’Église que celle de la mission. Car il lui plaît de se communiquer en la terre par sa grâce aux fonctions ecclésiastiques. Et il veut que la mission tienne entre les hommes le même rang que la procession aux personnes divines [...]. Aussi n’y a-t-il aucune fonction divine subsis-tante en l’Église de Dieu pour le salut des hommes que par mission.45

C’est la notion de mission qui permet à Bérulle de résoudre le conflit entre communication directe de la grâce et communication institutionnelle. Elle n’est plus seulement l’expression d’un rapport établi entre Dieu et ce qui n’est pas Dieu, mais la justification directe de l’ordre ecclésiastique. Ce dernier re-pose sur la mission du Fils qu’est l’Incarnation. Bérulle insiste sur le fait que le Père seul envoie son Fils pour s’incarner, qu’il l’envoie comme père, et qu’ainsi il l’envoie par le même pouvoir par lequel il l’engendre et non par le pouvoir par lequel il crée le monde qui est un pouvoir commun aux trois personnes de la Trinité. Le mystère de l’Incarnation est à la base d’une continuité théopha-nique dans laquelle s’inscrivent l’Église et la succession apostolique comme « une chaîne divine qui d’un bout touche la terre et de l’autre le ciel et joint les hommes avec Dieu en l’opération de notre salut »46. L’Église est de l’ordre de la procession immanente, de la continuation imitative. L’envoi s’enracine dans la souveraineté de Dieu.

Quel est dès lors l’apport du bérullisme ? En réponse à l’ecclésiologie dualiste des Réformateurs et par le concept de mission, les bérulliens montrent que c’est la même Église qui, à l’instar du Christ, exerce des opérations humaines et des opérations divines : le Saint Esprit habite et opère en elle. Mais la ques-tion qui se pose alors est celle de la manière dont le Saint Esprit opère : est-ce, comme l’affirme Bérulle, en nous tirant dans la plénitude de la divinité qui ha-bite en Christ, ou est-ce en formant Jésus en nous et donc en nous envoyant ? Le problème pneumatologique se double ici d’une question d’anthropologie

45. Discours de controverse, op. cit., p. 225.46. Ibid., p. 220.

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IV. La richesse d’une doctrine 261

spirituelle. La doctrine du « Cœur » montre que la réalité vivante du Christ se met à exister en nous comme dans de nouveaux sujets personnels, en vertu de la communication de l’amour divin. Le Mystère de l’Église consiste en ce que, en son Corps dans l’histoire, le Christ se « plénifie » (cf. Ep 1,23). L’attention se concentre sur l’aspect dynamique de l’économie divine, dont l’Incarnation est la clef : ce qui a été accompli en Jésus et par lui a encore à prendre corps en nous et par nous (Congar parlerait ici d’une dialectique du donné et de l’agi). À l’axiome bérullien « Jésus est l’accomplissement de notre être qui ne subsiste qu’en lui », le Père Eudes répond « Nous sommes l’accomplissement de Jésus ». Et c’est bien cette problématique qui, au fond, s’applique au « cor-recif de visée » de la mariologie chez le Père Eudes : il s’attachera à mettre en valeur le « oui » de Marie, plus que son silence voire son obéissance ou sa « servitude ».

Au sens de l’Église comme continuité théophanique, Jean Eudes substitue une union d’alliance pour penser l’union de l’Église à Dieu en Jésus-Christ. L’élé-ment décisif consiste en ce que cette alliance repose sur le propos de grâce de Dieu, propos dont la source est Dieu le Père47. La reconsidération du Mystère de l’Église passe par le mystère du Cœur, c’est-à-dire la source éternelle du Mystère, le Cœur du Père en qui mûrit le dessein de salut ; ce n’est qu’ensuite qu’il sert à désigner le siège de l’amour spirituel du Christ, amour que Bérulle a privilégié. En insistant sur l’intervention de la volonté du Christ parfaitement harmonisée à celle de son Père dans le don de toute grâce, Bérulle demeure ici thomiste (chaque envoi de grâce met en œuvre un acte personnel du Christ). Jean Eudes ne fait pas que prendre le Cœur de Jésus comme symbole de son état intérieur : il s’agit de souligner l’initiative du Père nous donnant son Fils et la conséquence mystique qui en résulte pour nous, « afin que d’un seul cœur avec lui nous t’aimions parfaitement »48. La continuité sacramentelle et mystique avec le mystère de Dieu que constitue l’Église relève moins d’une union de subsistence que d’une communio au dessein divin indissociable d’une communicatio, d’un passage spécifique à l’ordre du pneuma49. Le Mystère de

47. Nous serons amenés plus bas à préciser cette conception chez Eudes, inséparable d’une perspective de communio.48. Extrait de l’oraison pour la solennité du Sacré Cœur de Jésus, Messes et Liturgie des heures propres, Rome, 1978.49. Bossuet s’exprimait plus justement lorsque, témoin de la prégnance à son époque du thème de l’ « Incarnation continuée » pour qualifier l’Église, il préférait l’expression de « Jésus-Christ répandu et communiqué ». Olier ouvrait de vastes perspectives en déclarant quant à lui : « Quelle

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l’Église est un mystère de filiation en Jésus-Christ : l’Église Corps mystique, contenu du Mystère, est fille du Père.

Jean Eudes s’avère donc précurseur à sa manière d’une christologie de la mission nécessaire pour penser l’identité réflexive de l’Église comme fille du Père. La mission de Jésus ne s’impose pas à lui, mais elle est constitutive de son identité. En vivant sa mission Jésus devient ce qu’il est en plénitude : le Fils bien-aimé du Père. Dans l’identité entre Jésus et sa mission, il y a là, dira la théologie contemporaine, une « figure » qui dans l’exécution de son rôle parvient à son vrai visage50. C’est ainsi que la mission va personnaliser les disciples de Jésus ; ils deviennent personnes spirituelles lorsqu’ils sont inclus dans la mission du Christ. Il s’agit de vivre un envoi par Dieu qui appelle à se donner soi-même aux autres et ainsi à se trouver soi-même. Le mystère de filiation est au cœur de cette identité de disciple, qui dans la communion au Fils est configuré au dessein du Père, à la Missio Dei. Théologiquement, la re-lation entre l’Esprit et le Christ est importante pour saisir la conscience filiale de Jésus. Ainsi le théologien Balthasar voudra repenser le rapport de Jésus au Père à partir de l’Esprit qui lui est donné, par et dans lequel il retourne au Père. On atteint alors sa conscience de mission. L’Esprit est la lumière de la force dans laquelle le Père communique au Fils incarné sa volonté de salut pour le monde. La conscience de Jésus est une conscience filiale humanisée que Jésus vit dans la force de l’Esprit. Balthasar substitue au vocabulaire de la vision béatifique celui de la vision immédiate. C’est « l’inversion trinitaire ». Dans sa vie, Jésus est en rapport avec le Père et il apprend à devenir Fils dans l’Esprit51.

Une théologie de l’engendrement du Fils pour nous, qui se donne à nous comme « personne », permet un redéploiement et un enrichissement du schème inclusif propre à la doctrine du Corps mystique – schème qui permet d’ancrer fondamentalement l’Église dans la mission du Fils –, en montrant que la communion ecclésiale à laquelle l’homme est appelé est ontologique-ment ouverte à l’universel et en ce sens missionnaire. L’ecclésialité de la vie chrétienne relève moins alors de l’appartenance à une société, que du devenir

merveille que Jésus-Christ qu’il faille toute une Église pour l’exprimer »...50.Cf. Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. 1. Apparition, Paris : Aubier, 1975, pp. 419-430..51. Cf. La dramatique divine..., op. cit.

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filial qui se propage à l’humanité dans la rencontre de l’autre ; elle relève moins de la subsistence en Jésus et sa mission, que d’une communio intersubjective référée au dessein du Père en son Fils, dessein qui prend corps en notre per-sonne et dans le monde. Il en résulte d’importantes conséquences pour penser l’institution ecclésiale elle-même et sa place dans l’histoire.

La participation au devenir filial du Christ ressuscité, parvenu ainsi au sommet de sa filialité et envoyé aux hommes dans la puissance de sa résurrection, engendre une communion de personnes, communion qu’on pourrait dire sa-cramentelle, dans la mesure où la participation au devenir filial du Fils revient fondamentalement à prendre part à sa mission.

« Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ; sinon, vous aurais-je dit que je vais vous préparer une place ? Et, quand je m’en serai allé et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai auprès de moi, pour que là où je suis, moi, vous aussi vous soyez ». [...] « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; nul ne va au Père que par moi. » (Jn 14, 2-6)

L’exclusivité (particularité, unicité) du Christ est celle de son chemin de filia-tion en son Incarnation, lui, le Verbe créateur devenu chair. Cette exclusivité est inclusive, universelle, de par sa Résurrection. Le mystère filial du Christ (son exclusivité inclusive) approfondit son inclusivité exclusive, privilégiée par le schème inclusif classique.

Pour signifier la configuration des disciples à la mission de Jésus en tout leur être, il est intéressant d’observer la prégnance du vocabulaire de l’engendre-ment et de la parenté dans la théologie spirituelle de Jean Eudes52. Le schème inclusif propre au Corps mystique porte Bérulle à penser l’assomption ou naissance divine de l’homme ; nous sommes alors strictement dans le cadre de l’exemplarisme dionysien : la subsistence du chrétien dans le Verbe incarné

52. L’utilisation du vocabulaire d’engendrement et de parenté déploie chez Jean Eudes une existentialité de la vie chrétienne charpentée par la vaste synthèse bérullienne. En assumant les facultés de l’âme (volonté, affections) et du corps (cœur, entrailles), la symbolique familiale nous replace dans la dimension verticale de l’adoration et de l’action de grâce, aussi bien que dans la dimension horizontale de l’éthique et de l’annonce de l’Évangile. Son envergure se déploie, au-delà d’une existentialité horizontale, dans une économie de salut pensée en terme d’engendrement. En ne gardant aujourd’hui dans l’imaginaire collectif qu’une dimension affective, certes essentielle, le cœur a perdu beaucoup du pouvoir intégrateur qu’il possédait alors. » (Pierre FRESSON, « Du Corps mystique au Cœur : un même processus d’engendrement. Le vocabulaire de l’engendrement et de la parenté chez Saint Jean Eudes », in Cahiers eudistes, n°19, 1998, p. 58.)

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rend hommage ou honore la subsistence du Verbe dans le sein du Père, la maternité de la Vierge honore la paternité divine etc... Force est de constater que, chez Jean Eudes, le symbole du Cœur porte à considérer la naissance humaine de Dieu. En vérité, nous passons quelque peu avec le Père Eudes d’une mystique bérullienne du don en ses perfections (Cf. la « Solennité de Jésus ») à une mystique de l’économie du don, et donc pleinement ecclésiale (l’Église fille du Père), que nous avons approfondi en termes contemporains.

Aujourd’hui, le mystère de la personne vérifie la structure appel/réponse, où se reconnaît la dynamique d’une vocation ecclésiale ; devient « personne » ce-lui qui répond. Le sujet accède par là même à sa singularité, comme autonomie infiniment ouverte, dans une visée dynamique de la vie bonne avec, pour et par les autres, en répondant et en donnant de sa personne.

Pour Henri de Lubac, la personne est l’être spirituel qui répond à l’appel qui le constitue. [...] L’homme, être spirituel, [...] est appelé à la communion, parce que Dieu, à l’image de qui il est créé, est com-munion substantielle. Il est appelé à l’échange éternel avec tous les autres, non pas à une union de pôles préalablement constitués, mais au rassemblement où chacun devient par les autres et devient en se don-nant à tous. Chacun ne devient personne, accomplissant sa destinée, qu’uni au mouvement par lequel tous se personnalisent. La source de cette communion n’est pas en chacun seulement. Elle est avant tout cette présence intime à chacun de Dieu qui le façonne, le seul Dieu véritable qui est Amour.53

2. communion et mission : de Jean eudes à l’ecclésiologie contem-poraine

On le sait : depuis le synode des évêques de 1985 consacré au vingtième anni-versaire de la clôture du concile Vatican II, l’herméneutique de la Constitution dogmatique sur l’Église remet en valeur le chapitre premier de cette dernière, intitulé « Le mystère de l’Église »54, « mystère » se référant ici au dessein de

53. Eric de MOULINS BEAUFORT, « Église, personne et société », in Collectif, Henri de Lubac et le mystère de l’Église. Actes du colloque du 12 octobre 1996 à l’Institut de France, Paris : Cerf, 1999, pp. 144-146. « Etudes lubaciennes ».54. Voir par exemple Walter KASPER, « Le Mystère de la sainte Église. Un rappel ecclésiologique au soir d’un « siècle de l’Église » », in Michel DENEKEN (ed.), L’Église à venir. Mélanges offerts à Joseph Hoffman, Paris : Cerf, 1999, pp.309-344.

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Dieu, dont l’amour nous introduit dans une communion qui est co-apparte-nance mutuelle, et qui revient immédiatement et ontologiquement à avoir en commun une charge, une mission : nous suivons ici l’étymologie du terme « communion » telle que donnée par Yves Congar55 à l’encontre de ceux qui croient que le latin communio vient de cum et unio, alors qu’il vient selon lui de communis, soit le fait d’avoir en commun un munus. Cette étymologie ouvre sur un sens théologal et biblique de la communion, bien éloigné des perspectives « sociales » de la gemeinschaft. En vérité, le vocable de communio ou de communitas appliqué à l’Église place fondamentalement cette dernière sous l’angle d’une négativité opérative :

l’ancien sens de communis, et probablement son sens originel, devait être « ce-lui qui copartage une charge (une fonction, une tâche) ». Il en résulte que la communitas est l’ensemble des personnes unies non pas par une « propriété », mais très exactement par un devoir ou par une dette ; non pas par un « plus », mais par un « moins », par un manque, par une limite prenant la forme d’une charge, voire d’une modalité défective, pour celui qui en est « affecté », à la différence de celui qui en est « exempt » ou « exempté ». Ici prend corps la der-nière association de contraires – la plus caractérisante aussi – qui accompagne l’alternative public/privé, ou lui succède, à savoir celle qui oppose communitas et immunitas. [...] Le munus que la communitas partage n’est pas une propriété ni une appartenance. Il n’est pas un avoir, mais au contraire une dette, un gage, un don-à-donner. Il est donc ce qui déterminera, ce qui est sur le point de devenir, ce qui virtuellement est déjà un manque. [...] Nous en arrivons ainsi à un renversement à 180 degrés de la synonymie commun-propre inconsciem-ment présupposée par les philosophies communautaires et au rétablissement de l’opposition fondamentale : le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif ; par une dé-propriation, qui investit et décentre le sujet proprié-taire, le forçant à sortir de lui-même.56

55. « Bulletin d’ecclésiologie », in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 66, 1982, p. 98, note 22.56. Roberto ESPOSITO, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris : PUF, 2000, pp. 19-20. Coll. « Les essais du Collège international de Philosophie ».

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2.1.l’église du père

« En réalité, si l’œuvre du Fils et de l’Esprit est commune, c’est qu’elle accom-plit ce que le Père, qui est Amour, veut faire » (Jean Rigal, citant Yves Congar)57. Guidés par le geste critique de Jean Eudes exposé ci-dessus, nous sommes amenés maintenant à mettre l’accent sur l’Église du Père en ecclésiologie, discipline dans laquelle on ne saurait se limiter à une dialectique Christ-Église. Le mouvement de la prière eucharistique l’atteste : quand l’Église prie le Père, c’est le Christ qui le prie pour nous et avec nous. L’Eucharistie est d’ailleurs éminemment un acte où l’Église est configurée au Fils en son mystère pascal de filiation. Penser l’Église qui est en Dieu le Père à l’aide d’une christolo-gie pneumatologique est pour nous la condition pour appréhender l’Église comme partie intégrante du Mystère, et qui prend corps dans une communion entre les hommes, communion qui, loin de se réduire à une « communauté », s’éprouve comme co-appartenance mutuelle, dans la conscience d’avoir en commun une mission.

Il est possible que, dans les catégories de son époque et sur un fond christo-logique fort couplé à un sens aigu de la transcendance divine, Jean Eudes soit parvenu quelque peu à un enrichissement de l’ecclésiologie latine, en pensant la mission en référence à l’Église-communion. Le « renvoi » ou la remontée au Père chez Jean Eudes s’effectue sous les auspices, nous l’avons étudié, de la fête du Cœur de Jésus, Cœur que le saint contemple comme étant à la source de l’Église comme communion : en Jésus la vie de Dieu qui est communion se donne à l’humanité, la saisit et la travaille. Rappelons-nous les propos de Jean Eudes : « Tout nous est donné, tout appartient à tous, tous les cœurs m’appartiennent... » : la référence est ici 1 Co 3, 21-23 (« Ainsi donc, que nul ne tire gloire des hommes ; car tout est à vous, [...] Tout est à vous ; mais vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu »). Auparavant, au verset 11, Paul écrit : « De fondement, en effet, nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, c’est-à-dire Jésus-Christ ». Encore une fois, donc, l’exclusivité du Christ est in-clusive de tout, ce que Gérard Siegwalt interprète ainsi : « l’unique fondement de l’Église est le fondement de l’ouverture critique de l’Église à toutes choses,

57. « L’ecclésiologie trinitaire du Père Congar », in Bulletin de Littérature ecclésiastique, t. CVI, n°2, p. 164.

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à tout le réel »58.

Ce renvoi au Père passe chez Jean Eudes par une théologie de l’Esprit. Dans le bérullisme, l’Esprit est d’abord et avant tout l’Esprit de Jésus. Bérulle est resté célèbre pour sa conception de la stérilité de l’Esprit – Esprit vu comme unité de Dieu – dans la Trinité, en contraste admirable avec sa fécondité dans l’Incarnation59. Si à l’Esprit Saint revient directement la divinisation de l’âme, c’est en tant qu’Esprit de Jésus « qui nous tire du péché, nous lie à Jésus comme Esprit de Jésus émané de lui, acquis par lui et envoyé par lui »60. Il est notable de constater que Jean Eudes, avant de contempler l’Esprit de Jésus, va le contempler en Jésus, via la réalité du Cœur :

Le « Cœur spirituel » nous conduit au « Cœur divin », l’un des éléments du culte eudistique qui a été plus négligé, du moins sous cette forme, par la piété moderne. Cœur divin et Esprit Saint s’identifient. C’est, en effet, l’Esprit divin qui met dans l’âme du Christ les dispositions si parfaites que nous y admirons : amour envers les hommes, amour surtout envers le Père. Car la charité du Verbe incarné ne descend pas seulement vers nous : « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes », elle s’élève encore vers la sainte Trinité pour lui offrir son tribut d’amour. Bien plus, les hommes eux-mêmes ne sont aimés que par rapport au Père qui leur a donné l’être. La dévotion au Sacré-Cœur, ainsi com-prise, devient matière une riche synthèse harmonisant la gloire due au créateur avec les intérêts spirituels de la créature. Dans le culte eudistique, le théocentrisme et l’anthropocentrisme, pour employer deux expressions mises à la mode, se donnent le baiser de paix. Du Cœur du Christ l’amour et la louange de l’humanité s’élèvent épurés et sanctifiés vers le Père ; les grâces et la charité du Père, descendent, à leur tour, vers les hommes par le Cœur sacré du Fils.61

L’Esprit de Jésus sera alors celui qui nous anime comme cœur de notre cœur et nous tourne vers le Père. Il est à la source de l’ouverture critique à tous et toutes choses ; dans l’opposition formalisée chez Eudes entre l’Esprit de

58. « Le Christ, unique fondement de l’Église. Exclusivité et inclusivité du Christ », in Irénikon, t. LXXVIII, 2005, p. 20.59. Voir le quatrième discours des Grandeurs de Jésus, in Œuvres complètes, t. VIII, Paris : Cerf/Oratoire de France, 1996. Bérulle insiste sur le fait que le Père produisant son Fils en soi-même est le seul principe de son Fils bien-aimé.60. Ibid.61. Jean GAUTIER, in « Spiritualité de l’École française et saint Jean Eudes », op. cit., p. 59.

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Jésus et l’esprit du monde, c’est avant tout le missionnaire qui se révèle. Dans les derniers écrits du saint, l’Esprit Saint comme amour et charité est relié au pro nobis de Dieu :

Ô Esprit d’amour et de charité, permettez-moi de vous dire qu’il semble que vous ayez plus d’amour pour l’homme pécheur et crimi-nel, que pour l’Homme-Dieu, qui est le Saint des saints... Oh ! prodige, qui n’en a point d’égal ! [...] n’est-il pas vrai qu’il semble que l’amour excessif que vous avez pour nous, vous ait enchanté, aussi bien que le Père divin et son Fils unique ?62

Le renvoi au Père passe également par la théologie du baptême. Le texte im-portant est ici Le contrat de l’homme avec Dieu par le saint baptême en 165463. Mais ce titre ne doit pas nous tromper : Jean Eudes ne cherche pas le modèle de l’alliance baptismale dans l’alliance ancienne entre Dieu et son peuple, ni dans celle de Jésus avec son Église, mais dans la communion trinitaire ; référence est en particulier faite à 1 Jn 1,3, où le mot societas de la Vulgate recouvre le grec koinonia. C’est pourquoi recevoir le baptême, dira Jean Eudes au peuple de Normandie, ce n’est pas seulement entrer dans l’Église, mais entrer en communion avec les Personnes divines, dans une alliance où Dieu est pre-mier : Eudes cite pour le signifier Ep 1,4 parlant du Père qui nous a élus en lui avant la fondation du monde. Lorsqu’il examine « les promesses et obligations esquelles il a plu à Dieu par un excès d’amour incomparable de s’engager vers l’homme par le susdit contrat », l’auteur ne se réfère pas aux textes baptis-maux du Nouveau Testament, mais à Jn 17, signifiant ainsi le baptême comme participation au mystère pascal. À quoi le Père et le Fils s’engagent-ils dans le baptême ? àl’unité des disciples dans le Père et le Fils (17,21), à l’unité des dis-ciples sur le modèle de l’unité du Père et du Fils (17,22), à l’unité des disciples conséquence de celle du Père et du Fils (17,23), à l’amour mutuel du Père et du Fils dans les disciples (17,26). Et Jean Eudes de souligner avec Jn 14,23 une habitation distincte et réelle du Père et du Fils en celui qui aime le Fils, ou encore le terme de « frères » donné par Jésus ressuscité à ses disciples en Mt 28,10 et Jn 20,17. Bref la doctrine baptismale est ici étroitement dépendante d’une doctrine de la grâce de filiation, qui nous fait enfant de Dieu le Père et non de Dieu Trinité, car le baptisé est assimilé au Fils, c’est une régénération.

62. O.C VIII, p. 265.63. O.C II, pp. 205-244.

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Encore une fois ici nous allons moins à Jésus dont l’Esprit nous tire à lui, que Dieu vient à nous dans un engagement irréversible. Ces différents éléments remettent en évidence combien, dans la pensée de Eudes, l’Église est « fille du Père », née, créée, dans ce mouvement d’amour du Père en son dessein univer-sel de salut, qui prend corps en notre cœur en un « être avec », nous livrant les uns aux autres. Le renvoi au Père permet de penser un universel pluraliste64 :

La mort – l’absence – est l’acte fondamental qui, dans le même « anéantissement » accepté, dit la vérité de la relation de Jésus à son Père et de sa relation à d’autres hommes. Dans le même moment, il fait place au Père et il fait place aux communautés futures. Un seul geste est identiquement celui de disparaître et de rendre possible le signe pluriel du même. Jésus pose sa propre limite à la fois comme le sérieux de sa particularité historique (tout homme meurt) et comme la possibilité des autres, comme le commencement d’un universalisme dans l’histoire, comme l’articulation fondamentale de la relation avec Dieu et de la relation avec les autres. Aussi la nature de son acte est-elle successivement manifestée par le fait qu’il est toujours vivant (la Ré-surrection), qu’il n’est plus là (l’Ascension) et qu’il instaure le régime pluraliste de relations réelles avec « notre Père » (la Pentecôte).65

Sous la doctrine du Cœur, l’universel est pensé comme mouvement, mise en relation, qui pourrait permettre à l’unicité de chaque être humain d’être relié à l’unité du genre humain. C’est d’ailleurs un mouvement biblique, car l’Écriture met en tension féconde la singularité et l’universalité ; l’élection est conforme au Mystère, en nous protégeant d’un accès immédiat à l’universel, qui se donne dans le récit d’une rencontre sous le signe de l’Esprit, comme celle entre Pierre et Corneille en Ac 10 et 11, où Pierre comprend que le but de la rencontre, c’est la rencontre elle-même. La figure du témoin est alors mise en valeur, lui qui témoigne d’une personne par laquelle il a été saisi, et qui donne le goût à d’autres d’entrer dans l’aventure, qui, même pour le témoin, est toujours à recommencer, en vertu de la nature de la vérité qui est relation à une personne. Jean Eudes n’est-il pas soucieux d’offrir pour chaque jour (en particulier dans Vie et royaume) des moyens pédagogiques pour se « donner à Jésus » ? Les liturgies qu’il compose dédiées au Cœur de Marie puis au Cœur

64. Cf. Charles TAYLOR, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris : Flammarion, 1997, 144 p. Coll. « Champs ».65. Michel de CERTEAU, « Autorités chrétiennes », in Etudes, octobre 2000 (reproduction d’un texte de 1970), p. 378.

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de Jésus n’ont-elles pas cet objectif ?

En définitive, ces remarques nous entraînent à une pensée de la sacramentalité de l’Église, dont la mission n’est pas d’établir une société chrétienne (mais existe-t-il même une culture chrétienne ?), mais de faire circuler la Vie des enfants de Dieu là où elle se trouve. Elle témoigne de la puissance de la résur-rection qui s’ouvre à tout cheminement humain. Le Corps mystique apparaît chez Eudes comme le lieu d’expérience du Mystère en acte, comme « mystère mystagogique » (Walter Kasper66). Imprégné de la pensée dionysienne de par ses vingt années passées à l’Oratoire, Jean Eudes a appris de Denys que cette expérience ou initiation n’est pas individuelle, mais donnée et reçue, insépa-rable de la hiérarchie qui la transmet :

Il y a une médiation entre le « Père des lumières » (Jc 1,17), titre que Denys donne à Dieu au début de la Hiérarchie céleste, et « l’initié », puisque c’est ainsi que Denys appelle le fidèle, et cette médiation est à la fois celle de la hiérarchie céleste et de la hiérarchie ecclésiastique.67

Mais comment penser pleinement aujourd’hui cette dernière, envisagée comme visibilité historique du salut, par une médiation humaine symbolique et historique, signifiante et sacramentelle ? Et ce non pas en se substituant au ministère du Christ, mais dans la dynamique de son Esprit, et dans l’intention de continuer à signifier l’initiative de Dieu ?

2.2. une théologie de la prêtrise

Le double accent porté précédemment avec Jean Eudes sur la médiation du Fils et l’amour du Père dessine l’identité filiale de l’Église comme communio, « communion avec Dieu, par Jésus-Christ, en l’Esprit-Saint »68. Elle entraîne une articulation des autorités dans la vie de l’Église :

Une autorité se met à sa véritable place lorsqu’elle se reconnaît l’un des termes d’une combinaison plurielle. Alors elle s’articule avec

66. « Le mystère de la sainte Église... », op. cit., p. 335. Etant donné que l’être de l’Église est le mystère de l’amour de Dieu qui se donne en Jésus-Christ, c’est précisément la dimension mystique de l’Église qui implique qu’elle ne puisse jamais être totalement manifeste à elle-même.67. Ysabel de ANDIA, « Union mystique et théologie mystique. À propos de Denys l’Aréopagite », in Philippe CAPELLE (ed.), Expérience philosophique et expérience mystique, Paris : Cerf, 2005, p. 158. Coll. « Philosophie et théologie ».68. Rapport final du synode de 1985.

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d’autres. Elle manifeste ainsi qu’elle n’est pas sans d’autres, et cette relation nécessaire désigne déjà son rôle par rapport à la structure communautaire de l’Église. [...] Une articulation des autorités les unes avec les autres fait apparaître le sens de chacune en même temps qu’une circulation. Elle rend possible une communauté, dans la me-sure où chaque terme fait place à d’autres, sans se nier. Elle représente la structure de l’Église, parce que chaque autorité ouvre un espace au relais qu’assurent d’autres autorités ou des constellations historiques différentes.69

En son n°17, Lumen gentium affirme : « àtout disciple du Christ incombe, pour sa part, la charge de répandre la foi ». Comment, dès lors, dans une ecclésiolo-gie de communion, rendre compte de la différence d’essence, proclamée par LG 10, entre le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique ?

De Pierre de Bérulle à Jean Eudes, en passant par Jean-Jacques Olier et Vincent de Paul, les réformateurs du catholicisme français au XVIIe siècle insistent, dans leur conception de la vie chrétienne, sur l’intériorité : intériorité qui n’a rien à voir avec une vie spirituelle toute intérieure qui serait déconnec-tée d’un agir ; intériorité qui n’a rien à voir, concernant les prêtres et les futurs prêtres qu’ils forment, avec l’idéalisation d’un état sacerdotal qui les couperait des hommes et du monde. Au contraire, ces réformateurs sont, d’une part, les chantres d’une spiritualité baptismale. D’autre part l’attention à l’intériorité des prêtres et des futurs prêtres est lié à leur volonté de les faire vivre à la ma-nière des apôtres : sans disposer pleinement encore des moyens théologiques de le démontrer70, ils sont convaincus, en effet, que les prêtres sont ordonnés à une charge apostolique bien plus large qu’un simple service sacerdotal, charge aux conséquences décisives pour leur vie ; vie apostolique de mission, vie apostolique de communion, communion des prêtres entre eux, communion des prêtres aux hommes auxquels ils sont envoyés.

Ce lien très fort entre la formation à l’intériorité et la formation de l’homme apostolique constitue d’ailleurs un axe important de la formation dispensée dans les séminaires aujourd’hui. Il est à la source de la notion de « charité pastorale » qui charpente le décret sur le ministère et la vie des prêtres du

69. Michel de CERTEAU, « Autorités chrétiennes », op. cit., pp. 384-385.70. Le concile de Trente a alors timidement affirmé que les évêques succèdent aux Apôtres, sans aller plus loin.

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concile Vatican II, alors qu’il reviendra à l’exhortation apostolique de Jean-Paul II sur la formation des prêtres dans les circonstances actuelles de préciser que la communauté éducative du séminaire constitue un lieu majeur de la communion des futurs « apôtres » au Christ Pasteur71.

Ainsi Jean Eudes apparaît-il comme un précurseur de telles insistances men-tionnées ci-dessus. Certes, en mettant en valeur le sacerdoce, tant « liturgique » qu’ « existentiel », de tous les baptisés72, vu comme participation de l’unique sacerdoce du Christ, Jean Eudes est conduit à ne voir dans le sacerdoce des prêtres qu’une différence de degré. Or ce point s’éclaire, si on prend en consi-dération que Jean Eudes connaît la distinction entre sacerdoce et prêtrise73. Le décret Presbyterorum ordinis, développant les fonctions des prêtres (PO 4 à 6), montrera que celui qui est ordonné prêtre n’est pas ordonné seulement au sacerdoce ministériel, mais à la charge apostolique, qui comporte un service de la parole, un service sacerdotal et un service pastoral. Reste que Jean Eudes se refuse à circonscrire définitivement la prêtrise, pour la raison majeure que le mystère de la prêtrise se réfère à celui de Jésus, ce qui nécessite une multiplicité de langages : missionnaire, docteur, médecin, pasteur, juge...

« Le sacerdoce des prêtres suppose à la vérité les sacrements de l’initiation chrétienne, mais est cependant conféré au moyen de ce sacrement particulier qui, par l’onction du Saint-Esprit, marque les prêtres, d’un caractère spécial et les configure au Christ Prêtre, de façon à ce qu’ils soient capables d’agir au nom du Christ Tête (in persona Christi Capitis) » (PO 2). Le fait que le concile Vatican II envisage la prêtrise par rapport à Jésus Tête dans son Corps qui est l’Église est décisif pour l’ecclésiologie dite « de communion ». Il pointe ainsi l’identité immédiatement relationnelle du prêtre. En outre, un corps n’a pas plusieurs têtes, si bien que cette approche ancre le presbytérat immédiatement dans la mission de Jésus, et fonde la communion des évêques et des prêtres entre eux. Le décret de décembre 1965 réceptionne ici pleinement la constitu-tion sur l’Église de novembre 1964, en particulier en son numéro 23, décisif

71. Voir en particulier les numéros 60 et 61 de l’exhortation apostolique.72. Ce qui est d’autant plus remarquable que l’erreur de Luther, revendiquant un sacerdoce pour les laïcs en leur confiant les ministères des prêtres, avait entraîné Trente à condamner ceux qui affirment que tous les chrétiens sont sacerdotes du Nouveau Testament. Vatican II a retrouvé le sens baptismal de la Première Epître de Saint Pierre et des lettres de Paul. LG 10 et 34 reprennent les textes utilisés par Jean Eudes : Rm 12,1 et 1 P 2,5.73. Cf. Michel CANCOUËT, « Saint Jean Eudes : sacerdoce et prêtrise », in Cahiers eudistes, n°8, 1983, pp. 89-105

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pour penser l’Église comme communio ; c’est ce qu’illustre le théologien et canoniste Eugenio Corecco que nous nous permettons de citer longuement :

Les liens ontologiques de nature sacramentelle et juridictionnelle exis-tant entre les membres du presbyterium permettent d’affirmer que la mission pastorale est confiée, dans une Église particulière, au pres-byterium en tant que tel, sur la base d’une responsabilité personnelle diversifiée, mais synodalement réciproque, et que pour cette raison, elle n’est pas moins astreignante au niveau ecclésial que n’importe quelle forme civile de responsabilité collective. Cela signifie, entre autres, que la coordination pastorale ne trouve pas sa justification dans le principe rationnel de l’efficacité, mais dans la structure ecclé-siologique du presbyterium même, et par conséquent qu’elle s’impose comme une nécessité d’ordre théologique. L’immanence du prêtre au presbyterium implique la structure synodale spécifique de l’Église particulière, par laquelle se réalise pleinement la structure synodale de l’Église universelle. Celle-ci à son tour ne se réalise pas dans les Églises particulières (in quibus) comme une réalité abstraite, mais, en tant que réalité constituée par les Églises particulières (ex quibus), elle confère au prêtre son identité ecclésiale. Cette inséparabilité structurelle entre le ministère de l’évêque et celui du prêtre et aussi des prêtres entre eux, a sa racine dans le fait que les prêtres, outre le fait d’être investis du même sacrement, participent ensemble sacramentellement au même mystère épiscopal, en tant que réalisation plus accomplie du sacre-ment de l’ordre. Elle constitue la nature même du presbyterium. Il est donc évident que la reconnaissance de l’épiscopat comme plénitude du sacrement de l’ordre (LG 21), de la part du concile Vatican II, n’a pas seulement une signification pour l’évêque, mais aussi un prolon-gement inévitable sur la conception du presbytérat. Pour l’identité du prêtre diocésain, les conséquences sont incalculables. Elles conduisent à un renversement de l’image traditionnelle, fondée en substance sur l’autarcie, sinon toujours sacramentelle, du moins toujours institution-nelle des prêtres, et en particulier des curés de paroisse.74

Ce sont de tels acquis concernant le presbytérat qui ont permis, croyons-nous, la reconnaissance par le Code de Droit Canonique de 1983 de sociétés de vie apos-tolique fondées sur la connexion étroite de deux éléments approfondis par le concile Vatican II, en l’occurrence l’apostolat et la vie communautaire – ces deux dimensions étant alors indissociables – et non pas sur la « vie consacrée »

74. Eugenio CORECCO, « Former, oui, mais à quoi ? », in Communio, t. 15, n°6, 1990, pp. 70-71.

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caractéristique des instituts religieux et des instituts séculiers.

conclusion

L’ « histoire française » exposée ci-dessus nous a conduit à mettre en évidence la place irremplaçable de la doctrine du Corps mystique pour penser le Mys-tère de l’Église. Il est clair que l’apport de l’ecclésiologie bérullienne consiste à nous reconduire en deçà de la partition Église visible / Corps mystique, partition en laquelle l’ecclésiologie semble parfois se mouvoir encore, y com-pris dans son effort pour la combattre, restant en cela prisonnière de fausses dichotomies consécutives au glissement de sens de l’expression « Corps mys-tique » au Moyen-âge.

Néanmoins, Jean Eudes nous a montré aussi que ce premier mouvement est insuffisant pour faire pleinement droit à la nature missionnaire de l’Église. La vision de l’Église Corps mystique comme communion référée au Mystère, c’est-à-dire au dessein du Père, conduit à envisager l’Église comme toute en-tière ordonnée à l’œuvre de salut tant individuel que collectif du Fils, œuvre qui prend corps en nous de façon originale et personnelle, en notre cœur. Une théologie de l’envoi en mission « avec tout ce que nous sommes » prend le pas chez Jean Eudes sur une mystique inclusive d’anéantissement, sans renoncer toutefois complètement à cette dernière.

Nous nous sommes approchés de l’enjeu de ces divergences, qui nous ap-paraît trinitaire. Il nous renvoie au fondement même de l’ecclésiologie, que la théologie spirituelle peut enrichir. Il est significatif de voir deux piliers du renouveau de la théologie trinitaire comme Rahner75 et Balthasar défendre « l’unité entre la théologie dogmatique et la théologie fondamentale. Mais cette unité ne peut se faire autrement que par la théologie spirituelle, qui est pour eux le lieu pratique où se forme, et se transforme sans cesse, l’acte spirituel de la vie humaine et l’intelligence qui en fait partie »76. L’expérience spirituelle est en mesure de nous aider à reconquérir l’unité ontologique Corps mystique-vi-sibilité de l’Église, pour faire droit à la notion de « Mystère » comme prise de corps dans l’histoire de la Missio Dei, et nous permettre ainsi d’articuler à nouveaux frais le pro nobis caractéristique de l’Église sur une institutionnalité

75. La thèse de ce dernier avait pour sujet le cœur de Jésus.76. Christophe THEOBALD, « La « théologie spirituelle »... », op. cit., pp. 195-196.

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fondamentale, dont, en ces temps de « crise du processus identificatoire »77, il mettra en valeur la vérité et la gratuité. Car la mystique – terme indissociable du mysterion78 – est action et mission79.

L’histoire du « Corps mystique » est celle du passage du symbole à la dialec-tique, passage qui a vicié dans ses fondements le schème inclusif80. Or,

étant le sacrement fondamental – dans l’Évangile qu’elle explique, dans les mystères de la foi qu’elle célèbre, et avant tous les autres dans l’Eucharistie, l’Église confesse, désigne et réalise au sein d’elle-même

77. Cf. Cornelius CASTORIADIS, « La crise du processus identificatoire », in Connexions, 55, 1990, pp. 123-135.78. « Pour les Pères, ce qui est caché et qui doit se révéler, c’est le mystère du Christ. [...] Dès ses premières utilisations, le mot ‘‘mystique’’ se réfère en même temps au contenu du mystère de la foi et à l’intelligence qui en est donnée au croyant. [...] Aucun doute n’est possible : à l’époque des Pères, le terme ‘mystique’ revêt une dimension objective incontestable, et qui ne se dément jamais, liée au contenu même de la foi. [...] Il ne faut jamais oublier ce sens premier, objectif, profondément ecclésial. » (Bernard PITAUD, « La mystique chrétienne », in Christus, n°162, 1994, pp. 169-170.)79. « On a toujours tendance à considérer que l’expérience mystique se concentre dans la contemplation. Mais c’est la contemplation qui déploie chez les mystiques la capacité de rencontrer Dieu en toutes choses. Dieu est présent et agissant dans la création et dans l’histoire. Tout croyant est appelé à discerner cette présence active pour en rendre grâce d’abord, pour y rejoindre Dieu ensuite, et répondre enfin à son invitation à collaborer avec lui à la transformation du monde (sous la forme précise qui lui est donnée dans l’élection, au sein de l’expérience ignatienne). En ce sens, la mystique ne peut être séparée de l’action, puisque la réalité humaine et ecclésiale est pour tout croyant un lieu de rencontre avec Dieu. » (Ibid.) La notion de « mystique » se réfère à l’expérience qualifiée par saint Paul de « pneumatique », portée par « une sorte de disposition d’ordre affectif qui traduit l’élan de tout être humain, hors de lui-même, vers son Créateur » ; cette expérience est le lot de tout chrétien. Cf. Chantal REYNIER, « Mystère et mystique chez saint Paul », in Christus, ibid., pp. 212-213.80. « Nos nouveaux dialecticiens ne savent plus que dissocier une réalité qu’on pouvait croire à jamais unifiée par ces génies du symbolisme ontologique que furent les Pères de l’Église. Entre les mains de Béranger, la synthèse sacramentaire se désagrège. D’un côté un corps réel – terrestre ou céleste – qui ne saurait être compris que sensualiter ; de l’autre, un corps spirituel qui n’a plus ni réelle corporéité ni, à franchement parler, aucune existence objective. [...] D’un côté, enfin, le Christ lui-même en sa réalité personnelle ou, au sacrement, sa vertu ; de l’autre, l’Église que nous sommes... Si d’autres furent tentés de confondre à l’excès le Christ et son Église, la Tête et les membres du Corps, Bérenger, lui, tout au contraire, n’a même plus le sentiment de leur mutuelle immanence. Sa dialectique lui interdit de comprendre le ‘‘Christus unus, Christus plenus, Christus totus’’ d’Augustin. Nul plus que ce copiste de formules augustiniennes n’est étranger au mystère du ‘‘caput in corpore et corpus in capite’’. Toutes les inclusions symboliques se muent, dans son intelligence, en antithèses dialectiques » (Henri de LUBAC, Corpus mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen-Age. Etude historique, Paris : Aubier, 1949, pp. 260-261. Coll. « Théologie ».)

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le mystère du salut de l’ « unio » avec Dieu et de la « communio » de tous les hommes, en même temps qu’elle réalise ce mystère sur elle-même dans l’histoire concrète de la liberté de l’humanité. [...] Se remémorer la dimension mystique de l’Église dans l’esprit de l’ecclésiologie de Va-tican II n’est donc pas une réponse réactionnaire à la situation critique de l’Église, mais l’effectuation de cette « crisis » de l’Église qui doit être comprise de façon positive – la « crisis » d’une Église qui, en référence à l’horizon de l’histoire, doit sans cesse se ré-former dans le sens d’une « conformitas » qui corresponde à ce qu’est son essence et sa mission81.

Jean Eudes nous aide à décrire ce processus comme un processus de filiation, fondateur du « pas sans » l’autre. L’Église Catholique se définit par l’alliance de l’unicité de Dieu et la pluralité des expériences humaines, qui « manquent » au Mystère du Christ. C’est là la condition pour penser « le peuple uni de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint », selon l’expression de Cyprien mise en exergue par Lumen gentium en son numéro 4, ainsi que la sacramentalité de l’Église comme « signe et instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1).

Le christocentrisme bérullien est indissociable d’une obsession de l’unité tant religieuse que politique, via le vœu de servitude. Chez Bérulle, en effet, Dieu est principe du monde non seulement comme Dieu premier et souverain, mais encore comme unité suprême, unité de Dieu Un et Trine82. Unité signifie conformité de la société terrestre avec son exemplaire divin par le biais de l’Incarnation où ciel et terre, homme et Dieu, créé et incréé sont unis. L’In-carnation du Verbe détruit le péché du premier Adam et abolit le principe de l’autonomie de la sphère temporelle, en la réintroduisant dans la Cité de Dieu. Contre les « catholiques royaux » qui placent l’Église dans l’Etat, Bérulle place avec les catholiques zélés l’Etat dans l’Église. Mais en rapportant l’unité des chrétiens à la participation à l’Eucharistie plus qu’à l’institution ecclésiale, Bérulle se détache quelque peu de l’héritage ligueur, qui rêve de réintégrer par la force les hérétiques à l’Église romaine, en reconstituant « socialement » le catholicisme. Car en réalité, à l’intérieur du monde créé, l’Église est un nou-veau monde et une terre nouvelle, dans lesquels est « prise » la chose politique, et c’est ce que ne cessera d’enseigner le cardinal à Louis XIII. Le mystère de l’Incarnation a pour modèle et honore celui de la Trinité, et devient ainsi à son

81. Walter KASPER, « Le mystère de la sainte Église... », op. cit., pp. 336-337 & 341.82. Cf. ici les discours III et IV des Grandeurs de Jésus, op. cit.

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IV. La richesse d’une doctrine 277

tour principe d’unité. L’Eucharistie a pour modèle et honore le mystère de l’Incarnation ; elle est source d’unité et de retour au Père dans la servitude. Au commencement est l’union hypostatique ; au terme le Verbe se fait nourriture des hommes dans l’Eucharistie. Face au protestantisme, auteur de la division du Corps mystique, et au gallicanisme, l’Eucharistie est le fondement d’une société rassemblée, d’un corps reconstitué, où tous subsistent en Jésus. C’est par le concept de « souveraineté » – caractérisé par les notions de dépendance et de communication – que Bérulle pense dans l’unité les deux Cités puis la correspondance entre le roi céleste et le roi terrestre. Il réconcilie ainsi la sphère politique et la sphère mystique, deux sphères dont l’autonomie interdit la réalisation du Royaume de Dieu qui a le Christ pour unique et véritable sou-verain. Le Corps eucharistique est à la source du monde englobant de la grâce, auquel l’homme en sa dimension politique et sociale participe dès lors qu’il y communie. L’obéissance au roi terrestre, qui lui-même communie au cœur de la réalité du Corps mystique par la foi en l’Eucharistie, est source de l’unité du corps politique, dont l’exemplaire est le Corps mystique né de l’Eucharistie. Les protestants s’en prennent donc, dans cette optique, à l’unité du corps politique de l’Etat. L’unité chez Bérulle va de pair avec l’exclusion de ceux qui refusent la servitude volontaire au Fils « centre » immuable de l’humanité en son Corps eucharistique, ceux qui s’enferment dans l’autonomie et la liber-té, celle de professer l’hérésie. C’est à ce niveau que se situent la « douleur » (Robert Descimon) et l’échec politique du cardinal. « Si Bérulle, fidèle à un certain augustinisme, théorisait la subordination politique de la cité terrestre au modèle de la cité céleste, il avait perdu, en bon fils de la Contre-Réforme, le sens social ancien de la communauté humaine métaphoriquement pensée à travers la communion des saints »83.

C’est en 1622 que Pierre de Bérulle reçoit le jeune Jean Eudes à l’Oratoire. « Dieu m’a donné par ce maître les plus grandes grâces après celles du bap-tême », confiera ce dernier. L’ampleur que donnera le missionnaire normand à ce thème du baptême (dont la place demeure ambiguë chez Bérulle, en com-paraison du vœu de servitude) s’avère symptomatique d’un geste théologique qui demeure fortement bérullien en son principe, mais qui ne se réduit pas pour autant à un simple déplacement d’accent. Sous le symbole du Cœur, s’opère, selon nous, une critique assez décisive de la doctrine du Corps mys-

83. Robert Descimon, dans sa préface à Stéphane-Marie MORGAIN, La théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), op. cit., pp. 13-14.

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tique du cardinal de Bérulle. Or c’est bien la mise en pratique du bérullisme et l’expérience apostolique qui amène Jean Eudes à référer la mission au dessein de Dieu d’une co-appartenance mutuelle des hommes entre eux, et qui va permettre d’envisager l’Église comme communion ontologiquement ouverte à tous et lieu où prend corps ce dessein, notamment par le baptême, par lequel chaque homme accède à sa singularité de fils du Père. La pratique des missions s’est avérée pour notre saint matrice de sens et de vérité. Elle a ouvert la voie à une pensée de la pluralité conforme à la catholicité, conforme à la dyna-mique du Mystère voilé/dévoilé, qui consiste pour Dieu à nous engendrer à sa mission.

Il est significatif que la réinterprétation du Corps mystique opérée par Jean Eudes se négocie en premier lieu, dès 1641, au travers de sa mariologie, et ce dans et par le geste liturgique des offices composés en l’honneur du Cœur de la Vierge, qui conserve et médite le Mystère devenu réalité en elle (Lc 2,51), sans pouvoir se l’approprier ni en prendre totalement la mesure. Dans cette perspective, le concile Vatican II pose un acte important lorsqu’il intègre la mariologie à la constitution sur l’Église, comme un élément clef de compré-hension du Mystère de cette dernière. La mariologie, objet du chapitre VIII de Lumen gentium, s’avère alors apte à nuancer l’éventuel déficit pneumatologique dont aurait souffert le second concile du Vatican. Ainsi, en LG 53, Marie est décrite comme Mère du Fils de Dieu, et donc fille du Père dans l’Esprit. Quant à LG 65, ce numéro confesse en pensant à « la mission apostolique de l’Église » que l’Esprit fait naître le Christ dans le cœur du croyant, comme il l’a fait naître du sein de la Vierge, et ce en vue de le faire vivre dans l’Église.

La mission de l’Église est :

dans le monde, de témoigner, en l’annonçant et en la vivant, de la né-cessité de vivre selon l’esprit de l’amour livré et confiant, à l’exemple et dans la dynamique du Cœur et de l’Esprit du Christ. Tout ce que l’Église dit et fait, tout ce qu’elle possède et entreprend, tout ce qu’elle montre, tout ce qu’elle est, doit tenter de se définir par rapport à cela. C’est à ce prix qu’il continuera d’y avoir un cœur du monde. C’est de cette manière que l’Église peut prendre spécifiquement le monde à cœur.84

84. Joseph DORÉ, « Au cœur du monde. Le Cœur de Jésus », in Christus, Hors-série n°178, p. 237.

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En 2007, paraissait le Cahiers Eud-istes n°22, puis un grand silence éditorial a suivi... Sans doute, le temps de mûrir vers une nouvelle publication. Aujo-urd’hui, un souffle nouveau traverse la Congrégation de Jésus et Marie ainsi que la Grande Famille Eudiste avec la mise en route de la Cause de saint Jean Eudes comme Docteur de l’Église. Ce nouveau Cahiers Eudistes apporte aux lecteurs des articles – nouveaux et anciens – qui permettent de mieux percevoir à la fois l’intérêt doctrinal de saint Jean Eudes et la richesse de l’itinéraire spirituel qu’il propose à tous.