Bulletin d'histoire des ésotérismes

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BULLETIN D'HISTOIRE DES ÉSOTÉRISMES Jérôme Rousse-Lacordaire Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2013/4 - TOME 97 pages 567 à 583 ISSN 0035-2209 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2013-4-page-567.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Rousse-Lacordaire Jérôme, « Bulletin d'histoire des ésotérismes », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2013/4 TOME 97, p. 567-583. DOI : 10.3917/rspt.974.0567 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h33. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h33. © Vrin

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BULLETIN D'HISTOIRE DES ÉSOTÉRISMES Jérôme Rousse-Lacordaire Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2013/4 - TOME 97pages 567 à 583

ISSN 0035-2209

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2013-4-page-567.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Rousse-Lacordaire Jérôme, « Bulletin d'histoire des ésotérismes »,

Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2013/4 TOME 97, p. 567-583. DOI : 10.3917/rspt.974.0567

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Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 567-583

BULLETIN D’HISTOIRE DES ÉSOTÉRISMES

par Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE Éditions du Cerf

Antiquité. — Dans une note à sa contribution au volume En marge du canon

1 – « Jésus de l’histoire et écrits apocryphes chrétiens » (p. 33-84) –, Jean-Paul MICHAUD évoque la question de l’ésotérisme dans le premier enseignement chrétien pour refuser à ce dernier la qualification « ésotérique ». La difficulté est qu’il le fait en identifiant strictement ésotérisme et secret au profit du « mystère », dont il reconnaît l’existence au sein du premier christianisme et qui serait « ce que par nature on ne peut pas dire », l’ésotérique étant alors « ce qu’on ne doit pas dire » (p. 70). Fort bien, mais puisque l’A. me fait l’honneur de me mentionner à ce sujet, je ne saurais que l’inviter à (re)lire les pages que je consacre au secret dans l’ouvrage qu’il mentionne (Ésotérisme et Christianisme, Paris, Éd. du Cerf, 2007, notamment p. 65-166), où il verra que la réduction de l’ésotérisme au secret de convention est abusive.

Cette problématique du secret et du mystère est reprise dans deux ouvrages, l’un sur Qumrân, Mystères et connaissances cachées à Qumrân, de Valérie TRIPLET-HITOTO

2, l’autre surtout sur Nag Hammadi, Mystery and Secrecy in the Nag Hammadi Collection and Other Ancient Literature

3, 1. André GAGNÉ & Jean-François RACINE (dir.), En marge du canon. Études sur les

écrits apocryphes juifs et chrétiens, Paris, Éd. du Cerf (coll. « L’Écriture de la Bible » 2), 2012 ; 16 24, 208 p., 26 €. ISBN : 978-2-204-09609-6.

2. Valérie TRIPLET-HITOTO, Mystères et connaissances cachées à Qumrân. Dt 29, 28 à la lumière des manuscrits de la mer Morte. Préface de Francis Schmidt, Paris, Éd. du Cerf (coll. « L’Écriture de la Bible » 1), 2011 ; 16 24, 390 p., 30 €. ISBN : 978-2-204-09363-7.

3. Christian H. BULL, Liv Ingeborg LIED & John D. TURNER (éd.), Mystery and Secrecy in the Nag Hammadi Collection and Other Ancient Literature : Ideas and Practices. Studies for Inar Thomassen at Sixty, Leyde – Boston, Brill (coll. « Nag Hammadi and manichean studies » 76), 2012 ; 17 25, xx-540 p., 173 €. ISBN : 978-90-04-21207-7.

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mélanges offerts à Einar Thomassen. Le premier qui prend appui sur le célèbre verset du Deutéronome : « Les choses cachées sont pour YHWH notre Dieu et les choses révélées, pour nous et pour nos fils » (Dt 29, 28), recourt volontiers aux termes « ésotérisme » et « ésotérique », qui rentrent pour l’A. dans le champ sémantique du secret, mais sans toujours que l’on saisisse bien, par exemple, si « connaissance ésotérique » indique une forme ou une modalité particulière de la connaissance, ou un objet particulier de celle-ci, ou les deux à la fois. Elle conclut de son étude que, à Qumrân, à la différence, notamment, du judaïsme rabbinique, choses révélées et choses cachées ne sont plus deux domaines distincts et séparés, les hommes ayant un certain accès aux secondes par une révélation continuée, laquelle est objet et matériaux à la fois de l’étude et de l’expérience cultuelle. Elle note aussi, à l’inverse de J.-P. Michaud, la possibilité de parler, dans les synoptiques, de « connaissance ésotérique » à propos d’enseignements réservés strictement par Jésus aux disciples, bien que, une fois la mission de Jésus terminée, ces enseignements ne soient plus ésotériques (p. 338-340).

Le second ouvrage rassemble vingt-trois contributions sous trois grandes rubriques : mystère et secret chez les gnostiques ; mystère et secret dans les autres traditions chrétiennes ; mystère et secret dans les traditions non chrétiennes (en l’espèce, mithriaque, éleusinienne, hermétique et juive) – avec, pour chaque section, une attention bienvenue non seulement aux textes, mais aussi aux pratiques. Concernant les traditions chrétiennes non gnostiques et quant au sujet qui nous occupe, on retiendra que, selon Ismo DUNDERBERG (« Secrecy in the Gospel of John », p. 221-243), dans l’évangile johannique, la séparation entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur n’est pas le fait d’un langage ésotérique (car ceux de l’intérieur, parfois, ne comprennent pas et ceux de l’extérieur sont invités à comprendre), mais d’un choix, et, selon Birger A. PEARSON (« Mystery and secrecy in Paul », p. 287-301), chez Paul, le mystère caché ne conduit pas à l’ésotérisme, mais à la mission divulgatrice. Mais, là encore, qu’entendent exactement les auteurs quand ils parlent d’ésotérisme ?

Sciences. — Comme Maaike Van der Lugt avec son beau Le Ver, le

démon et la Vierge (2002) s’interrogeait sur « les théories médiévales de la génération extraordinaire », dans Points aveugles de la nature, Nicolas WEILL-PAROT

4, auteur de l’excellent Les « Images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance

5, se penche sur l’occulte naturel, l’attraction magnétique et l’horreur du vide pour conclure que « si l’on se place à l’intérieur même du cadre de la science scolastique, la fonction rationalisante

4. Nicolas WEILL-PAROT, Points aveugles de la nature. La rationalité scientifique

médiévale face à l’occulte, l’attraction magnétique et l’horreur du vide (XIIIe-milieu du XVe siècle), Paris, Les Belles Lettres (coll. « Histoire »), 2013 ; 15 22, 652 p., 55 €. ISBN : 978-2-251-38120-6.

5. Rev. Sc. ph. th. 87 (2003), p. 348-351.

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de ces concepts est patente, et la question est dépassée précisément par le rôle explicatif qu’ils assument » (p. 407-408). Cette passionnante étude débordant de beaucoup notre propos, nous nous attarderons uniquement sur sa première partie, « La nature de l’occulte », non parce que l’occulte en question serait les « sciences occultes » – nous l’avons dit, il s’agit de l’occulte naturel –, mais parce que la question des vertus occultes a joué un grand rôle dans l’argumentation et le débat philosophiques et théologiques sur la magie naturelle. L’occulte ne se réduit pas au merveilleux (car il n’est pas nécessairement exceptionnel et tout phénomène exceptionnel n’a pas nécessairement une cause occulte) et ne se confond pas avec le secret (lequel est fragile et transitoire, quand « l’occulte est une cause structurellement inconnue », p. 34). C’est l’avicienne « forme spécifique », imperceptible comme telle aux sens et saisissable par son effet dans l’expérience, qui permit de formaliser l’occulte, non sans controverses et précisions ultérieures, lesquelles conduiront certains à introduire dans cette explication la causalité astrale. On se trouve alors, avec des auteurs comme Albert le Grand, Pierre d’Aban et Arnaud de Villeneuve, devant une explication de l’occulte qui conjugue, sous l’égide des influx astraux, propriétés spécifiques (sans intervention humaine) et propriétés individuelles résultant de moments astrologiques déterminés (ce que refuse Thomas d’Aquin) et où l’art de l’homme peut intervenir en prédisposant la matière à recevoir de l’influx astral particulier ce qui produira la propriété individuelle. « L’enjeu du débat sur la propriété individuelle est donc celui de la possibilité d’une magie astrale » (p. 94). À ces théories de l’occulte s’opposèrent celles, très minoritaires, de l’expérience (Roger Bacon qui privilégie le secret, toujours possiblement « perçable », au détriment de l’occulte, indépassable) et celles de la colligantia (correspondance des « aspects » chez Guillaume d’Auvergne ; concordance des proportions et des configurations chez Oresme et son disciple Henri de Hesse). À la Renaissance, l’occulte se ramifia : la scolastique tardive continua dans la ligne de la forme spécifique ; la forme spécifique est intégrée dans un cadre néoplatonicien ou néoplatonisant (Ficin) ; l’occulte n’est plus seulement l’occulte naturel, mais associe à la magie naturelle la magie céleste et la magie cérémonielle – ainsi le De occulta philosophia d’Agrippa, tout en poursuivant une réflexion marquée par le néoplatonisme sur la forme spécifique, « est l’une des sources de l’ésotérisme moderne où le sens de ‟occulte” renvoie prioritairement à un secret, à l’évolution des arcanes du monde auquel seul l’initié peut accéder » (p. 134). Cette synthèse d’ensemble sur l’occulte naturel est donc particulièrement éclairante pour saisir, non seulement, l’enjeu de la magie naturelle, mais encore certains des linéaments médiévaux d’un ésotérisme pris entre l’occulte (ou le mystère) et le secret.

C’est sous un titre des plus explicites (rien n’est oublié du sujet traité) et des plus précis (« thématiques ésotériques » n’est pas immédiatement « ésotérisme ») que Science, histoire et thématiques ésotériques chez les

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jésuites en France (1680-1764) de Bernard BARTHET 6 traite de la présence de

certains motifs ésotériques dans les exposés des jésuites sur près d’un siècle français, des premières méfiances royales à la proscription de la Compagnie. Ces « thématiques » sont : l’alchimie, que les jésuites acceptent comme chimie hermétique, contre le paracelsisme et la transmutation, et dans le cadre d’une réflexion délicate sur la nature et son créateur ; la tradition hermétique, qu’ils rapprochent du pythagorisme, en faveur d’une philosophia perennis anticipatrice de la révélation chrétienne, tout en veillant à ce que cette dernière demeure supérieure aux textes et sagesses du paganisme anticipateurs du christianisme ; la kabbale, la « vraie », comprise comme une sorte de clef universelle d’interprétation retrouvée en Chine dans les textes classiques, particulièrement le Yi King ; la magie, dont, très classiquement, les jésuites refusent la variante démoniaque reposant sur un pacte, et, de manière plus neuve, marquent quelques réticences à l’endroit du magnétisme et de certaines théories liées à la sympathie, au profit d’une physique naturelle reposant sur la constatation de phénomènes naturels, suffisamment admirables par eux-mêmes pour corroborer la Révélation ; les oracles, particulièrement « sibyllins », dont la critique historique et philologique protestante contestait l’antiquité et donc la réception patristique, sont défendus (du bout des lèvres), au motif de leurs falsifications par les critiques, pour asseoir la Tradition reçue des Pères ; enfin, les emblèmes et médailles, dont l’objet est de passer de l’occulte au manifeste (c’est la raison, à mon sens un peu rapide, de leur présence parmi les « thématiques ésotériques »), sont promus dans la perspective de rendre Dieu sensible et de déchiffrer plus en profondeur l’histoire sainte. Bien entendu, cela ne signifie aucunement que les jésuites concernés par ces thématiques furent des « ésotéristes », mais seulement que ces « thématiques » (et il ne s’agit bien, comme on l’aura compris, que de thématiques) reçurent de la part de jésuites un accueil des plus favorables en raison et de leur adéquation pour confirmer l’authenticité d’une tradition alors contestée et de leur accord avec la culture jésuite du secret.

Couvrant à peu près la même période, mais dans un tout autre contexte, The Petrine Instauration de Robert COLLIS

7 montre comment les réformes entreprises par Pierre le Grand s’inscrivirent dans une perspective millénariste et providentialiste où l’empereur était vu (et se comprenait lui-même) comme celui qui, par sa promotion des sciences (y compris celles que l’on qualifierait anachroniquement d’occultes) et sa reprise de l’héritage davidique et salomonien, allait instaurer (d’où le titre de l’ouvrage) le

6. Bernard BARTHET, Science, histoire et thématiques ésotériques chez les jésuites en

France (1680-1764), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2012 ; 16 24, 560 p., 37 €. ISBN : 978-2-86781-752-6.

7. Robert COLLIS, The Petrine Instauration. Religion, Esotericism and Science at the Court of Peter the Great, 1689-1725, Leyde – Boston, Brill (coll. « Aries Book Series » 14), 2012 ; 17 25, XV-583 p., 184 €. ISBN : 978-90-04-21567-2.

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royaume messianique. Sont ainsi étudiées les principales figures de cette « instauration pétrinienne », à la jonction des sciences, de la religion et de l’ésotérisme : deux savants jacobites (Jacob Bruce et Robert Erskine) et deux ecclésiastiques ukrainiens (Stefan Iavorskii et Feofan Prokopovich) – tous quatre très proches de l’empereur –, ainsi que deux promoteurs de la rénovation des savoirs, Francis Lee et Gottfried Leibniz, qui, l’un comme l’autre, proposèrent à Pierre le Grand un programme en ce sens. Se dégagent ainsi les grandes thématiques religieuses et ésotériques qu’ils ont favorisées à la cour de Pierre le Grand : le souverain russe comme nouveau David ; Saint-Pétersbourg comme nouvelle Jérusalem ; la paix de Nystad (Bruce y représentait la Russie) comme nouvelle alliance noachique.

Magie. — Grâce à Henri Dominique SAFFREY et Alain-Philippe SEGONDS (†), nous disposons désormais, et à nouveaux frais, de l’intégralité d’un dossier des plus importants pour la compréhension de la magie renaissante, celui du De Mysteriis Aegyptiorum, Chaldaorum et Assyriorum de JAMBLIQUE. À ce titre donné par Marsile Ficin, il faudra désormais préférer celui de Réponse à Porphyre choisi par les éditeurs qui reprennent, en le résumant, l’intitulé choisi par Jamblique lui-même (Réponse de maître Abamôn à la Lettre de Porphyre à Anébon et solution des difficultés qu’elle contient)

8. Il s’agit bien, en effet, d’une réponse à la Lettre à Anébon l’Égyptien

9 de PORPHYRE, lettre perdue que l’on ne connaît plus que par les citations qui en furent faites par Porphyre, non sans d’importants remaniements, et surtout par Eusèbe de Césarée et Augustin, ainsi que par Théodoret de Cyr, Cyrille d’Alexandrie et Joseph de Tibériade – autant de témoignages à partir desquels les éditeurs proposent une reconstitution du texte de Porphyre qui s’appuie, d’une part, sur le plan indiqué par Jamblique dans sa réponse (1° les êtres supérieurs, 2° la divination, 3° la théurgie) et, de l’autre, sur les citations fragmentaires, sans chercher, pour autant, à lier artificiellement ces dernières. Nous avions déjà dans la même collection « Budé » une édition et traduction de la réponse de Jamblique, parue en 1966 et due au père Édouard des Places (et que H. D. Saffrey avait d’ailleurs revue avant parution), mais les éditeurs de cette nouvelle édition en indiquent quelques insuffisances, particulièrement quant à la structuration du texte, au choix et à l’utilisation des témoins manuscrits, à l’annotation et à la traduction (p. XCI, XCVIII, et CXLV-CXLVII). On l’a dit, sous couvert de ce que

8. PORPHYRE, Lettre à Anébon l’Égyptien. Texte établi, traduit et commenté par Henri

Dominique SAFFREY et Alain-Philippe SEGONDS, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 2012 ; 13 20, CXIX-92 (pagination double) p., 35 €. ISBN : 978-2-251-00576-8.

9. JAMBLIQUE, Réponse à Porphyre (De Mysteriis). Texte établi, traduit et commenté par Henri Domnique SAFFREY et Alain-Philippe SEGONDS, avec la collaboration d’Adrien CERF, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 2013 ; 13 20, CLVI-364 (pagination double) p., 95 €. ISBN : 978-2-251-00580-5.

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les éditeurs appellent une « fiction égyptienne » (l’Égypte représentant ici la tradition la plus antique et authentique), Porphyre et Jamblique débattent pour l’essentiel, ainsi que l’indique la conclusion de la réponse de Jamblique, « de la divination et de la théurgie venant des dieux » (p. 217) – ensemble de réalités et de pratiques que Ficin (auquel les éditeurs consacrent plusieurs pages de leur introduction au texte de Jamblique) rendit par le terme mysteria, peut-être pour se protéger des suspicions suscitées par son troisième livre du De triplici vita, le De vita coelitus comparanda, lequel puisait effectivement très largement dans des textes de magie, notamment astrale et talismanique. Le fond de la question est la part respective de la théôria et de la théourgia dans l’accès au bonheur et dans la réalisation du salut de l’âme, Porphyre privilégiant la théôria et jugeant les rituels théurgiques aussi choquants qu’absurdes ; Jamblique, au contraire, répondant point par point à l’exposé porphyrien, fait l’apologie de la théurgie pour conclure que, par la connaissance de Dieu et de soi qu’elle apporte au théurge, elle conduit au bonheur. Via Ficin, l’influence de ce texte sera importante sur les ésotéristes renaissants : que l’on pense, par exemple, aux notations pichiennes (dans ses Conclusiones magiques – n° 20 – et dans son Apologia – qu. 5) sur la puissance des « noms dépourvus de significations » (qui pourraient être rapprochées de Jamblique, p. 189-190) ou au fait que c’est sous l’égide de Gilles de Viterbe que fut pour la première fois traduite intégralement en français, par Nicolas Scutelli, la Réponse à Porphyre.

On connaît l’influence des ouvrages de Pierre d’Aban, particulièrement de son Conciliator, dans les réflexions médiévales et renaissantes sur la magie (par exemple, chez Ficin, Pic et son adversaire Garsia, Trithème, Agrippa) et la question de sa naturalité ou de son démonisme. Le recueil Médecine, astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano

10 revient, avec onze contributions, sur la fortune de ce médecin, tant en revisitant son œuvre et ses sources qu’en en étudiant la postérité et la réception critique dans les domaines de l’astrologie, de l’alchimie, de la médecine, de la physiognomonie, de la magie, de la nigromancie des vertus occultes, des illusions (prestigia), des conjurations, des incantations. Plusieurs textes y sont édités : la « differentia 156 » du Conciliator (par Béatrice DELAURENTI), le prologue du Tractatus de venenis avec deux traductions françaises anciennes (par Franck COLLARD), et deux apocryphes, d’une part, les Annulorum experimenta (par Jean-Patrice BOUDET) et leur version italienne (par Stefano RAPISARDA), et, de l’autre, partiellement, le Lucidarium artis nigromantice (par Julien VÉRONÈSE).

10. Jean-Patrice BOUDET, Franck COLLARD et Nicolas WEILL-PAROT (éd.), Médecine,

astrologie et magie entre Moyen Âge et Renaissance : autour de Pietro d’Abano, Florence, Sismel – Edizioni del Galluzo (coll. « Micrologus’ Library » 50), 2013 ; 14 21, XVI-340 p., 54 €. ISBN : 978-88-8450-468-5.

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Comme son titre l’indique, Magic and Religion in Medieval England de Catherine RIDER

11 examine les rapports entre magie et religion ou, plus exactement, la manière dont s’est précisée la frontière entre ces deux domaines, à la fois savants et populaires, tant sous l’angle théorique que sous celui de la pratique, du XIIIe au XVIe siècle (période finalement peu étudiée de ce point de vue, comparativement à la suivante) anglais. L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de s’appuyer prioritairement sur les « manuels pastoraux » : les sommes des confesseurs et leurs abrégés, les recueils d’exempla, etc., destinés à aider les prêtres dans leur ministère et leur prédication, et qui, tout en reposant largement sur des autorités anciennes, n’en traduisaient pas moins la perception qu’avaient leurs rédacteurs des pratiques magiques et de la difficulté fréquente de les distinguer tant des pratiques religieuses légitimes que des expériences de type « scientifique » (ce que l’on appela « magie naturelle » reposant sur les vertus occultes des choses), dès lors que ces pratiques magiques visaient clairement à nuire ou s’appuyaient sur des invocations d’entités plus ou moins démoniaques. De cet examen, il ressort que, du fait de leur orientation pastorale, ces manuels et leurs utilisateurs se concentraient surtout sur les formes de magie les plus répandues et sur celles qui brouillaient les frontières avec la religion : la divination (qu’il fallait distinguer de la prophétie) et les charmes, amulettes et talismans curatifs, qui mêlaient aux noms divins reconnus des noms plus mystérieux. Ainsi, pastoralement, avec plus ou moins de succès, le souci était donc bien, avant tout, de clarifier les frontières de la religion et l’étendue du spectre de la diversité tolérable en ce domaine. De la sorte, pendant cette période, les poursuites actives de la magie en Angleterre furent rares et sporadiques, ce qui atteste que la magie n’était pas, en tant que telle, une préoccupation majeure du clergé local (davantage préoccupé, au XVe siècle, par les lollards, alors qu’ailleurs se mettait progressivement en place une répression des pratiques magiques), lequel n’y croyait d’ailleurs souvent qu’à demi.

I Vincoli della natura 12 rassemble quinze études consacrées à la magie et

à la sorcellerie à la Renaissance. L’ensemble repose sur quelques principes de base exposés dans l’introduction de Germana ERNST et Guido GIGLIONI : 1° l’inadéquation de la dichotomie entre culture savante et culture populaire, non pas qu’il n’y aurait eu aucune différence entre, d’une part, une conception écrite savante et transnationale de la magie et, d’autre part, une compréhension orale et locale de la magie, mais ces deux visions ne furent pas sans communiquer transversalement ; 2° l’attrait des savants pour la magie, qui résultait largement de leur redécouverte et réappropriation des

11. Catherine RIDER, Magic and Religion in Medieval England, Londres, Reaktion

Books, 2013 ; 17 24, 219 p., 27 £. ISBN : 978-1-178023-035-1. 12. Germana ERNST et Guido GIGLIONI (éd.), I Vincoli della natura. Magia e

steegoneria nel Rinascimento, Rome, Carocci, 2012 ; 15 22, 318 p., 25 €. ISBN : 978-88-430-6077-1.

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sources antiques, particulièrement hermétiques et platoniciennes (les auteurs signalent ici l’importance de la Lettre à Anébon et, surtout, de la Réponse à Porphyre – ce que rappelle aussi G. Giglioni p. 29-30) ; 3° les difficultés de délimitation des champs religieux et magique, dès lors que la magie fait partie du système de croyance ; 4° l’articulation, voire la concaténation, au fondement de l’action magique, des idées divines, des genres naturels, des formes mathématiques et du langage humain. La première partie développe particulièrement les deux premiers points autour : de la théurgie de l’hermétisme ; du pouvoir créateur et transformateur de l’esprit humain ; des prodiges et merveilles ; des secrets de la nature. La deuxième partie, davantage axée sur la sorcellerie et les poursuites et exorcismes, autant que sur les doutes dont elle a fait l’objet, correspond plutôt au troisième point. La dernière partie, la plus courte, consiste en deux études sur les représentations théâtrales et iconographiques des magiciens et sorciers. Ce petit volume fait ainsi un état des lieux d’un sujet aujourd’hui des plus étudiés.

Les références à Pietro POMPONAZZI et à son De incantationibus sont parmi les plus nombreuses des Vincoli della natura. Dans mon précédent bulletin

13, j’ai signalé l’étude de Laura REGNICOLI, Processi di diffusione materiale delle idee (Florence, L. S. Olschki, 2011), consacrée aux manuscrits de ce traité. Elle accompagnait l’édition critique du De incantationibus par Vittoria PERRONE COMPAGNI

14 (laquelle donne d’ailleurs au Vincoli della natura une contribution sur l’hermétisme dans la magie de Ficin et d’Agrippa). Dans son introduction, celle-ci dénonce le « mythe historiographique » d’un Pomponazzi passé avec armes et bagages de l’aristotélisme au platonisme : le De incantationibus entend en effet se situer par rapport à la tradition théologique médiévale (et non par rapport à Ficin ou Pic), particulièrement celle de saint Thomas, telle qu’elle s’exprime dans la littérature démonologique inquisitoriale, alors en pleine expansion, afin de refuser aux démons toute intervention, notamment dans les phénomènes magiques, lesquels peuvent raisonnablement et économiquement être reconduits à l’art humain, aux vertus occultes naturelles ou aux pouvoirs de l’imagination, autant de causes naturelles, ainsi que l’indique le titre alternatif de la première édition (1556) : De naturalium effectuum causis, sive de incantationibus. La minutieuse analyse, sur soixante-dix pages, du De incantationibus par V. Perrone Compagni est suivi d’un examen codicologique par L. Regnicoli.

13. Rev. Sc. ph. th. 96 (2012), p. 560-561. 14. Pietro POMPONAZZI, De incantationibus. A cura di Vittoria PERRONE COMPAGNI con

la collaborazione codicologica di Laura REGNICOLI, Florence, L. S. Olschki (coll. « Lessico intellettuale europeo » 110), 2011 ; 17 24, cl-229 p., 44 €. ISBN : 978-88-222-6032-1.

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On sait d’expérience que la magie a résisté (ou a su s’adapter) à la modernité classique et contemporaine. Arguing with Angels d’Egil ASPREM

15 en est une illustration, qui, partant des colloques angéliques de John Dee et Edward Kelley de 1582 à 1587, précise la transmission documentaire (car elle n’est que cela) de la magie énochienne de Dee à l’époque victorienne jusqu’à la Golden Dawn, passage obligé pour y accéder, et, de là, au satanisme moderne de la deuxième moitié du XXe siècle et à notre actuel cyberespace, où elle devient un objet de débat et de légitimation au sein même des milieux et de la culture occultistes où la magie devient un enjeu de développement personnel.

Astrologie. — Comme I Vincoli della natura, et s’inscrivant dans les mêmes perspectives et dirigé par les mêmes auteurs, Il Linguaggio dei cieli

16, donne un état des lieux de l’ésotérisme renaissant, mais cette fois à propos de l’astrologie renaissante. Sont successivement examinés : les sources médiévales, les débats renaissants, les différents usages de l’astrologie (judiciaire, médical, politique, etc.) et, enfin, les images astrologiques, avec, notamment, une étude de Nicolas WEILL-PAROT et une autre de Christophe PONCET, lequel s’efforce de démontrer que le tarot « de Marseille » est en fait un tarot « de Marsilio », c’est-à-dire inspiré de Ficin. Christophe Poncet est aussi l’auteur d’une analyse du Printemps de Botticelli : La Scelta di Lorenzo

17. Il montre, par un examen du tableau dans ses moindres détails et dans l’ensemble de sa composition, en s’appuyant notamment sur la lame VI du tarot (« L’Amoureux »), qu’il s’agit d’une représentation, à l’intention de Laurent de Médicis, du choix de la contemplation de la beauté divine à laquelle l’âme est conduite initialement par le biais de la beauté terrestre, selon les conceptions exposées particulièrement par Ficin (dans son commentaire du Banquet platonicien) et par Landino (dans ses travaux dantesques), ainsi que par Laurent lui-même (dans son commentaire de ses sonnets).

Plus technique et novateur et moins extensif qu’Il Linguaggio dei cieli, Lo Specchio alto d’Ornella POMPEO FARACOVI

18, après avoir, dans sa préface,

15. Egil ASPREM, Arguing with angels. Enochian Magic & Modern Occulture, Albany,

Suny Press (coll. « Suny series in western esoteric traditions »), 2012 ; 16 24, x-220 p., 75 $. ISBN : 978-1-4384-4191-7.

16. Germana ERNST et Guido GIGLIONI (éd.), Il Linguaggio dei cieli. Astri e simboli nel Rinascimento, Rome, Carocci, 2012 ; 15 22, 342 p., 16 p. de pl. h. t., 29 €. ISBN : 978-88-430-6076-4.

17. Christophe PONCET, La Scelta di Lorenzo. La Primavera di Botticeli tra poesia e filosofia, Pise-Rome, F. Serra (coll. « Bruniana & Campanelliana », Supplementi 34, Studi 13), 2012 ; 22 32, 112 p., 43 €. ISBN : 978-88-6227-546-0.

18. Ornella POMPEO FARACOVI, Le Specchio alto. Astrologia e filosofia fra Medioevo e prima età moderna, Pise-Rome, F. Serra (coll. « Bruniana & Campanelliana », Supplementi 32, Studi 11), 2012 ; 18 15, 205 p., 64 €. ISBN : 978-88-6227-449-4.

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distingué astronomie, astromantique et astrologie, explore quelques moments cruciaux de l’histoire interne de l’astrologie du Moyen Âge à la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire du Speculum astronomiae au Lexicon de Girolamo Vitali. Cet ouvrage étant en fait un recueil d’études d’abord parues ailleurs (la plupart du temps dans la revue Brunania & Campanelliana) et, selon les cas, plus ou moins révisées ou retouchées, on n’y trouve pas d’autres fils conducteurs que celui de la récurrence et de la persistance de l’astrologie jusqu’au cœur de l’époque moderne, non plus qu’une synthèse d’ensemble, laquelle reste sans doute encore à faire. Cependant, la richesse du matériau et la qualité de son traitement sont tels que l’ouvrage est déjà des plus précieux et suggestifs.

Renaissance. — Le Second Curieux de Pontus DE TYARD 19, paru comme

tel en 1578, peu avant que son auteur soit nommé évêque de Chalon-sur-Saône, continue Le Premier Curieux, lequel traitait des choses matérielles, celui-ci traitant donc, logiquement, des « choses intellectuelles » (p. 125). Il avait d’abord été publié, en 1557, en un seul texte, L’Univers, ou Discours des parties et de la nature du monde, avec le Premier Curieux. Tyard en donna une réédition augmentée en 1587 dans ses Discours philosophiques et prévoyait encore de le redonner, corrigé. Le texte ici édité est celui de 1587, avec les corrections manuscrites de Pontus de Tyard. Comme l’indique François ROUDAUT dans son introduction, les grands thèmes de dialogue sont l’origine des âmes, le microcosme, Dieu et la création du monde. Dans la perspective de l’Agostino Steuco du De perenni philosophia, Tyard inscrit ses réflexions dans la ligne de la philosophia perennis qui fut aussi celle de Ficin, de Pic de La Mirandole ou de Francesco Zorzi. Ce court texte (un peu plus de cinquante pages) est accompagné d’une longue introduction (p. 7-122), d’abondantes notes (p. 189-338) et d’annexes (p. 339-406), qui permettent notamment de repérer les sources de Tyard et leur usage par ce dernier. Les principales d’entre elles sont : le De harmonia mundi de Zorzi, par lequel Tyard accède à la prisca theologia et que son ami Guy Le Fèvre de La Boderie traduisit en 1578 ; le scepticisme tempéré de Sextus Empiricus ; l’exégèse allégorique de Philon d’Alexandrie ; le souci de concilier sagesse et piété de Steuco, dans ce qui est l’objet général de l’ouvrage : cerner les limites de la raison humaine dans la recherche de la vérité pour parvenir à quelque parole assurée sur l’homologie de l’homme et du monde ainsi qu’à la reconnaissance de la suffisance divine en matière de choses proprement divines.

19. Pontus DE TYARD, Œuvres complètes, t. IV, 2 : Le Second Curieux, ou Second

Discours de la nature du monde et de ses parties. Texte établi, introduit et annoté par François ROUDAUT, Paris, Classiques Garnier (coll. « Textes de la Renaissance » 184), 2013 ; 16 23, 408 p., 49 €. ISBN : 978-2-8124-0973-8.

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Kabbale. — La thèse de 1994 de Sophie KESSLER-MESGUICH sur Les Études hébraïques en France de François Tissard à Richard Simon

20 est parue en l’état à la suite de la mort de son A. La kabbale n’est, de fait, que peu présente dans cette étude centrée sur les grammaires hébraïques des hébraïsants chrétiens français ou en France, de l’alphabetum hebraicum de Tissart (1509) à l’Histoire critique du Vieux Testament de Simon (1716) ; cependant, les kabbalistes chrétiens ne sont pas ignorés (notamment Pic, Reuchlin, Postel ou Philippe d’Aquin) et, surtout, cette étude permet de situer les kabbalistes dans ce mouvement d’érudition hébraïsante critique.

The Mixed Multitude de Paweł MACIEJKO 21 retrace l’histoire du

frankisme de 1756 (année où Jacob Frank regagne la Pologne) à 1816 (mort d’Ève Frank, fille et héritière spirituelle de Jacob ainsi que véritable messie du frankisme), en passant, évidemment, par 1759 (quand Frank et ses disciples se convertissent au catholicisme). Concernant ce dernier point, l’A. souligne que ces conversions, bien qu’elles aient aussi obéi à des convictions personnelles, notamment à l’idée que les frankistes pourraient conserver, au sein de l’Église, l’essentiel des traits de leur identité juive, furent aussi, pour le moins, favorisées par les pressions et du clergé catholique et, de manière plus surprenante, des rabbins, qui pensaient ainsi conjurer le danger en l’expulsant de la communauté. Ces pressions conjuguées contribuèrent paradoxalement à préciser l’identité frankiste, en la distinguant et du judaïsme, et du sabbataïsme, et du christianisme commun. Un chapitre (le huitième) est consacré à ce que l’A. appelle, un peu caricaturalement, des « charlatans » : concurrents sabbatéens, Casanova, Ordre des Frères asiatiques, etc. L’ensemble fournit une analyse de première main sur les origines, le développement et l’effacement du frankisme, montrant notamment que le succès de Frank doit beaucoup à sa labilité et à son adaptabilité doctrinales.

June O. LEAVITT, avec The Mystical Life of Franz Kafka 22, entend

montrer que les expériences intérieures de Kafka, telles que l’écrivain les transcrivit, furent largement tributaires du contexte de l’intérêt fin-de-siècle pour l’occulte et pour l’occultisme – particulièrement tels que représentés par les figures de Rudolf Steiner, Madame Blavatsky ou Annie Besant –, au moins autant que des traditions juives, nommément la kabbale ; il aurait alors peut-être reçu des éléments de cette dernière, non pas via ses attaches

20. Sophie KESSLER-MESGUICH, Les Études hébraïques en France de François Tissard à

Richard Simon (1508-1680), Genève, Droz (coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 517), 2013 ; 18 25, XIV-311 p., 60 CHF. ISBN : 978-2-600-01641-4.

21. Paweł MACIEJKO, The Mixed Multitude. Jacob Frank and the Frankist Movement, 1755-1816, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (coll. « Jewish culture and contexts »), 2011 ; 16 24, xiv-360 p., 65 $. ISBN : 978-0-8122-4315-4.

22. June O. LEAVITT, The Mystical Life of Franz Kafka. Theosophy, Cabala, and the Modern Spiritual Revival, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; 17 24, viii-212 p., 65 $. ISBN : 978-0-19-982783-1.

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juives, mais d’une maçonnerie pragoise plus ou moins kabbalisante. L’A. rapporte donc à ce milieu occultiste, fortement théosophiste, les expériences et intérêts de Kafka en la matière : clairvoyance, méditation et visualisation, rêves, transmigration, etc.

Théosophie. — Les éditions Arfuyen avaient déjà publié en 1997 une édition bilingue du De la vie au-delà des sens de Jakob BÖHME, dont nous avons rendu compte dans un précédent bulletin

23. C’est cette traduction française revue et corrigée, due à Gérard PFISTER, qui est reprise, les textes d’accompagnements (préface et note biographique) restant identiques

24 ; je renvoie donc mon lecteur à cette recension, non sans redire la très grande profondeur et la limpidité (ce n’est pas toujours le cas des écrits de l’A., loin de là) de ce court texte qui porte, ainsi que l’indique son long sous-titre, « sur la façon dont une âme peut accéder à la contemplation et à l’écoute de Dieu ; sur ce qu’est son enfance dans la vie naturelle et surnaturelle ; sur la façon dont elle passe de la nature en Dieu et de Dieu dans la nature de sa propre existence, et sur ce que sont sa béatitude et sa perte ».

Le vingt et unième numéro de Morgen-Glantz 25, publication de la Société

Christian Knorr von Rosenroth, rassemble les actes du vingtième colloque de la Société, consacré aux lectures de l’Apocalypse, parfois millénaristes, faites par Knorr VON ROSENROTH, principalement dans sa Eigentliche Erklärung der Gesichter Johannis de 1670, et par quelques-uns de ses contemporains : Justus Brawe, Friedrich Breckling, Johann Caspar Charias, Johann Jakob Fabricius, Clamerus Florinus, Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen, Caspar Heunisch, Newton, ainsi que par l’anonyme du Kilanische Gärtner, dont l’édition est donnée par Rosmarie ZELLER (p. 261-322).

Compagnonnage. — La quatorzième livraison des Fragments d’histoire du compagnonnage

26 comprend quatre études. La plus longue (p. 6-161) est due à Laurent BASTARD et rapporte l’histoire de la tourangelle Alliance compagnonnique, de sa création (1908, en réaction contre l’hostilité des syndicats) à nos jours. La suivante, de René TEULET, Jean PHILIPPON et Serge ÉTIENNE, est consacrée à « Auguste Proud, un fabricant de cannes compagnonniques lyonnais » (p. 162-183). La dernière, de L. BASTARD, concerne « Le passage des compagnons boulangers à la Sainte-Baume avant 1884 » (p. 224-229). Mais c’est la troisième qui nous intéresse tout

23. Rev. Sc. ph. th. 82 (1998), p. 150. 24. Jakob BÖHME, De la vue au-delà des sens. Traduit de l’allemand et présenté par

Gérard PFISTER, Paris – Orbey, Arfuyen (coll. « Les Carnet spirituels »), 2013 ; 12 19, 113 p., 11 €. ISBN : 978-2-845-90185-8.

25. Morgen-Glantz. Zeitschrift der Christian Knorr von Rosenroth Gesellschaft, n° 21, Berne, P. Lang, 2011 ; 15 21, 337 p., 56,70 €. ISBN : 978-3-0343-1034-5.

26. Fragments d’histoire du compagnonnage, no 14, « Cycle de conférences 2011 », Tours, Musée du Compagnonnage, 2012 ; 21 30, 213 p., 22 €. ISBN : 978-2-917836-02-06.

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particulièrement : « Rites et symboles des compagnons : une construction permanente » (p. 184-223), elle aussi de L. Bastard. Très didactique, elle distingue la structure (les éléments constants) du compagnonnage (le métier, l’initiation, le voyage et la fraternité) de ce qui est sujet à variations et à changements : « les formes de langage qui assurent la pérennité de l’institution et de la transmission de ses valeurs : les mots, les symboles, les rites, les références religieuses, les légendes, etc. » (p. 192). Les premiers modèles du compagnonnage furent le christianisme catholique, la chevalerie, un fonds archaïque proprement compagnonnique et les allégories gréco-romaines. Comme le souligne l’A., ce fonds ancien ne se rapporte que très rarement au métier. C’est lui qui a subi les principales modifications, lesquelles résultent : 1° de l’oralité de la transmission d’une partie des rites ; 2° du fait que l’on n’était pas compagnon à vie, mais seulement pour quelques années ; 3° des particularismes locaux ; 4° de la volonté de mettre au goût du jour des symboles et des rites jugés dépassés ; 5° de la constitution de nouvelles sociétés, qui vont alors chercher ailleurs leurs rites et leurs symboles. Ce furent, d’abord, à partir du XIXe siècle, la franc-maçonnerie (parce que c’était la société la plus ressemblante au compagnonnage), mais aussi, ensuite, les sociétés mutualistes, dont les idéaux d’entraide correspondaient à ceux du compagnonnage. De même, sous Vichy, le désir de rénover les compagnonnages, notamment en le « démaçonnisant », par un retour aux sources, conduisit, de fait, à y introduire nombre d’innovations.

Compagnons du tour de France 27 est un ouvrage largement rédigé sous

l’égide de l’Union compagnonnique des compagnons du Tour de France des Devoirs unis, première en ancienneté (1889, avec son origine dans la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs réunis, de 1874), mais troisième en nombre (après l’Association ouvrière des compagnons du Devoir et la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment, l’une et l’autre rapidement mentionnées) de ces associations nées, dans le sillage plus ou moins lointain d’Agricol Perdiguier, du désir de rénover le compagnonnage et de supprimer ses divisions. Le but premier de cet ouvrage semble être de donner accès, par le texte et par l’image (photographies de compagnons surtout), aux idéaux de l’Union compagnonnique et de ses membres, quitte à présenter quelque peu téléologiquement l’histoire du compagnonnage comme conduisant, pour ainsi dire nécessairement, à l’Union compagnonnique. On pourra peut-être regretter que la dimension initiatique et symbolique du compagnonnage n’y soit que très ponctuellement et rapidement évoquée (par exemple, p. 82, 86, 102-106 et 127), mais cela est probablement bon signe…

27. Nicolas BARDOU, Compagnons du tour de France. Union compagnonnique, des

métiers et des hommes, Toulouse, Privat, 2012 ; 31 25, 143 p., 26 €. ISBN : 978-2-7089-5910-1.

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Occultisme. — Emanuel Swedenborg, Secret Agent on Earth and in Heaven de Marsha Keith SCHUCHARD

28 présente un Swedenborg relativement peu connu : l’agent pro-Français et pro-Jacobites de la faction suédoise des Chapeaux. De lecture agréable, l’ouvrage, reposant sur une abondante documentation, notamment archivistique, suit chronologiquement Swedenborg, de ses origines et de son milieu familial (notamment Linné) jusqu’à sa mort, exposant aussi les grands axes de sa formation et de sa pensée, tant scientifique qu’ésotérique (ses deux dimensions étant corrélées), ainsi que les réseaux où il s’insérait ou avec lesquels il collaborait, montrant de la sorte « the role of esoteric intelligence in exoteric politics » (p. XVI). De ce point de vue, cette étude est indéniablement une réussite, car il est désormais clair que Swedenborg mit ses connaissances et ses supposés dons occultes et ésotériques (clairvoyance, lecture de pensées, physiognomonie, arithmologie plus ou moins kabbalistique, prophétie, théosophie, etc.) au service et d’une lecture des « signatures » et des « correspondances » déposées tant dans la nature que dans l’histoire – mais, ce qui est moins net, c’est que cela constituerait effectivement, comme semble le penser l’A., une politique proprement ésotérique plutôt que simplement une politique exotérique servie notamment par des moyens ésotériques et des réseaux intéressés par ailleurs par l’ésotérisme.

L’influence de l’ésotérisme et, notamment de Swedenborg, sur Balzac n’est pas ignorée, mais elle est parfois minorée et limitée à quelques œuvres, comme Séraphitâ ou Louis Lambert. La balzacienne Anne-Marie BARON, dans son Balzac occulte

29, montre qu’elle déborde largement ces quelques titres pour pénétrer la quasi-totalité de l’œuvre, dont, au premier chef, La Comédie humaine, tout entière commandée par la thématique du secret : sociétés secrètes, traditions secrètes, sciences secrètes et occultes, sens secrets, etc., où se croisent magnétiseurs, théosophes, templiers, rose-croix, alchimistes, francs-maçons, illuministes, kabbalistes – cela, nourri de la lecture directe ou indirecte de quelques grands auteurs que Balzac, qui a le goût des listes, énumère complaisamment et peut-être avec conviction (Agrippa, Boehme, Cagliostro, Cardan, Mesmer, Nostradamus, Paracelse, Saint-Martin, Swedenborg, etc.), ou transpose sous des pseudonymes cryptés. Ainsi, l’œuvre même de Balzac devient-elle, pour tous, la reprise

28. Marsha Keith SCHUCHARD, Emanuel Swedenborg, Secret Agent on Earth and in

Heaven. Jacobites, Jews and Freemasons in Early Modern Sweden, Leyde-Boston, Brill (coll. « The Northern World » 55), 2012 ; 17 25, XVIII-804 p., 217 €. ISBN : 978-90-04-183124-4.

29. Anne-Marie BARON, Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes. Préface d’Antoine FAIVRE, Lausanne, L’Âge d’homme (coll. « Océan noir »), 2012 ; 16 23, 326 p., 24 €. ISBN : 978-2-8251-4234-9. Voir aussi, sur ce point, l’intervention de cet auteur au colloque de 2010 « Ésotérisme et romantisme » de l’association Politica hermetica (« La tradition selon Balzac », Politica hermetica, n° 25, 2011, p. 54-64).

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romanesque de ces traditions qui, selon Balzac, conjuguent matérialisme et spiritualisme, et, pour quelques-uns, initiés à la « spécialité » – vision intime de la totalité et de ses mystères –, est un Grand-Œuvre.

Guillaume CUCHET nous donne une véritable somme sur le spiritisme, particulièrement français et kardéciste : Les Voix d’outre-tombe

30. S’il s’en tient à une période relativement courte – de 1848 (phénomènes de Hydesville) à 1875 (procès des spirites) –, alors que l’on peut légitimement faire remonter les antécédents du spiritisme au magnétisme (particulièrement dans sa version somnambulique) et que l’on sait qu’il fallut attendre la première guerre pour que le spiritisme connaisse en France sa plus forte décrue, c’est parce que cette période est la « grande époque » du spiritisme et, à ce titre, la plus à même de révéler ce que le spiritisme traduit de la société qui l’accueillait et le choyait. De fait, l’A. est particulièrement attentif aux facteurs socioculturels d’apparition, de développement et de déclin du spiritisme. Ainsi, présentant le succès français des premières tables tournantes, il explique que, parmi ses facteurs, il faut compter : 1° les inventions techniques du temps (télégraphe et photographie), lesquelles, loin de désenchanter le monde, contribuaient au contraire à son réenchantement aux yeux des premières générations industrialisées ; 2° la volonté de sortir de la politique après les révolutions à répétition, l’échec des espérances quarante-huitardes et le coup d’État du 2 décembre ; 3° la multiplication, du point de vue religieux, des entrants et des sortants, et donc des flottants. De même, à l’autre bout de l’ouvrage, s’interrogeant sur le début du déclin spirite, avant même la mort de Kardec, il relève : 1° la multiplication des dénonciations de fraude, avec le discrédit et le scandale qui s’ensuivent ; 2° une conception restrictive de la liberté religieuse, liée à un attachement culturel de la société française au christianisme ; 3° l’adhésion progressive des républicains, habituel vivier du spiritisme, à des conceptions matérialistes hostiles au « spiritualisme ». Un autre apport majeur de cet ouvrage est de montrer la diversité, voire la division, du milieu spirite français, où, à côté d’un courant kardéciste largement dominant, se côtoient, sinon toujours s’affrontent, réincarnationnistes et antiréincarnationnistes, (crypto-)catholiques et anticatholiques, etc. Enfin, toujours au nombre des analyses novatrices de cette étude, celle, peu étonnante de la part de l’auteur du Crépuscule du purgatoire (Paris, A. Colin, 2005), des « accents spirites de la piété catholique » : net recul de la prédication de l’enfer, promotion de la dévotion aux âmes du purgatoire, renouveau de la dévotion aux anges, vision plus familière du paradis, intérêt pour les apparitions mariales. Ces accents spirites de la piété catholique, s’ils favorisèrent d’abord la pénétration du

30. Guillaume CUCHET, Les Voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et

société au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil (coll. « L’Univers historique »), 2012 ; 16 24, 457 p., 25 €. ISBN 978-2-02-102128-8.

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spiritisme, contribuèrent aussi au déclin de ce dernier, dès lors que la prière pour les morts fut davantage encore promue, dans ses diverses formes, nouvelles comme anciennes, rencontrant un écho des plus favorables dans les milieux catholiques.

François GAUDIN, spécialiste du célèbre éditeur et lexicographe spirite Maurice LACHÂTRE, édite deux textes spirites de la période qui suit immédiatement celle étudiée par G. Cuchet : Philosophie nouvelle. Le spiritisme, de Lachâtre, et Le Divinitisme : religion universelle appuyée sur le spiritisme, de l’obscur notaire Henri LEBOUCHER

31. Le premier de ces textes parut significativement à partir de 1880 dans les annexes à certaines éditions des très anticléricaux Mystères du confessionnal et identifiait spiritisme, libre-pensée, fédéralisme et anarchisme. Le second parut en 1884, édité par Lachâtre (sous le nom de Marik Lebrenn), et promut donc le « Divinitisme », religion universelle de relation directe avec Dieu dont les « Esprits désincarnés les plus méritants et les plus purs » (p. 105) seraient des agents.

École traditionnelle. — Les rapports, réels ou supposés, entre ésotérisme et politique ne sont pas chose inconnue. Dans René Guénon : une politique de l’esprit, David BISSON

32 explore plus particulièrement ceux de l’École traditionnelle, telle que représentée par René Guénon. En 2005, dans son excellente thèse consacrée à l’influence de René Guénon sur les milieux intellectuels français, René Guénon, ou Le renversement des clartés, Xavier Accart33 avait déjà abordé la question, ainsi que, déjà en 1987, Politica hermetica (n° 1) dans son colloque et recueil « Métaphysique et politique : René Guénon et Julius Evola ». Même si l’ouvrage, issu d’une thèse, aurait mérité, souvent, d’être « dégraissé » de notes quelque peu superflues et, d’autres fois, d’être davantage précis et nuancé (notamment sur Totalité ou La Place royale, ou encore concernant les rapports entre exotérisme et ésotérisme dans le christianisme), et si l’on peut aussi s’étonner de quelques absences (je pense notamment à la figure de Louis Gros), il constitue à la fois une somme et une synthèse sans équivalent par l’ampleur du matériau : de Guénon à la Nouvelle Droite, en passant par Schuon, Vâlsan, Maridort, Evola, Drieu, Simone Weil, Abellio, Pauwels, etc. En fait, l’ouvrage aborde le politique dans une acception très large puisqu’elle englobe la et le « métapolitique », ainsi que l’infrapolitique, les grands récits idéologiques et les pratiques qui, les unes et les autres façonnent les adhésions et les traduisent, à l’interface du privé et du public, en des formes de vie

31. Maurice LACHÂTRE, Philosophie nouvelle. Le spiritisme, suivi de Henri LEBOUCHER,

Le Divinitisme : religion universelle appuyée sur le spiritisme. Présentation de François GAUDIN, préface de Jean-Pierre LAURANT, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012 ; 15 21, 110 p., 12,50 €. ISBN : 978-2-87775-521-4.

32. David BISSON, René Guénon : une politique de l’esprit, Paris, P.-G. de Roux, 2013 ; 16 24, 526 p., 29,90 €. ISBN : 978-2-36371-058-1.

33. Voir Rev. Sc. ph. th. 91 (2007), p. 582-583.

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politiques. De là, l’A. distingue trois grandes réceptions de l’exposé guénonien : celui du « traditionnisme », c’est-à-dire des disciples de Guénon qui s’efforcent d’assimiler la doctrine métaphysique et de la réaliser par l’initiation ; celui qui en fait une lecture politique, plutôt de droite, voire d’extrême-droite ; celui qui y recourt de manière (très) implicite et inavouée, parfois aussi seulement ponctuellement. Cette catégorisation tripartite en recoupe une autre : celle des groupes traditionnistes, fortement morcelés aujourd’hui ; celle des universitaires qui considèrent l’engagement comme une condition nécessaire d’une étude de la Tradition ; celle des approches métapolitiques de lutte contre le monde moderne.

Dans le deuxième groupe, D. Bisson place Jean BORELLA, plusieurs fois évoqué dans ces bulletins. Je signale donc la deuxième réédition revue et augmentée de son Sens du surnaturel (1re éd. 1986 ; 2e éd. 1996) avec la réédition revue et augmentée de Symbolisme et réalité

34 (1re éd. 1997). D. Bisson parle aussi de la défunte revue Connaissance des religions, plutôt schuonienne et située « dans un espace aux confins des sciences universitaires et de l’exégèse traditionnelle » (D. Bisson, op. cit., p. 466) ; c’est pourquoi l’on peut mentionner La Crucifixion, de Gérard CHAUVIN

35, qui collabora à cette revue, et qui s’appuie ici volontiers sur bien des auteurs traditionnels, comme Jean Borella, Frithjof Schuon, Titus Burckhardt, René Guénon, Jean Hani, Jean Canteins, etc., pour présenter le sens intellectuel symbolique traditionnel à l’œuvre dans l’iconographie de la crucifixion.

Spiritualités nouvelles. — On sait l’influence de l’Esalen Institute dans la diffusion et la pénétration de pratiques « spirituelles » du potentiel humain, souvent inspirées par l’Orient, et sur lesquelles le Nouvel Âge fit fond. The American Soul Rush, de Marion GOLDMAN

36, en fait l’histoire, dans une perspective sociologique et marquée par les gender studies, depuis sa création, au début des années 1960, dans le sillage d’Auroville et à l’initiative de Michael Murphy et Richard Price, conseillés notamment par Aldous Huxley et Timothy Leary.

34. Jean BORELLA, Le Sens du surnaturel, suivi de Symbolisme et réalité : genèse d’une

réflexion sur le symbolisme sacré, Paris, L’Harmattan (coll. « Théôria »), 2012 ; 14 22, 278 p., 28 €. ISBN : 978-2-296-99720-2.

35. Gérard CHAUVIN, La Crucifixion. Histoire, iconologie et théologie, Paris, L’Harmattan, 2011 ; 14 27, 212 p., 20 €. ISBN : 978-2-296-55337-8.

36. Marion GOLDMAN, The American Soul Rush. Esalen and the Rise of Spiritual Privilege, New York – Londres, New York University Press (coll. « Qualitative Studies in Religion »), 2012 ; 16 24, xii-207 p., 30 $. ISBN : 978-0-8147-3287-8.

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