Cahiers d'histoire des Télécommunications et de l'informatique

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Association pour l’Histoire des Télécommunications et de l’Informatique Cahiers d'histoire des Télécommunications et de l'informatique N° 20 Eté 2015

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Association pour l’Histoire

des Télécommunications

et de l’Informatique

Cahiers d'histoire des

Télécommunications

et de l'informatique

N° 20

Eté 2015

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Sommaire

Sommaire …………………………………………………………………………... 3

Editorial ……………………………………………………………………............. 5

Entretien avec Jacques Stern ……………………………………………………….. 7

Glossaire ……………………………………………………………………… 34

Les débuts du marketing des télécommunications professionnelles 1968-1978….. 37

Le contexte de départ ………………………………………………………... 37

La création d’une organisation ad’hoc ……………………………………….. 38

Fonctions marketing ………………………………………………………….. 40

La gestion des produits de base et « galops d’essai » ………………………. 41

Les autres produits TRS ……………………………………………………… 43

Le volet industriel ……………………………………………………………. 44

A la recherche du Graal : vers un réseau public de données ………………… 45

Annexes …………………………………………………………………........ 49

In memoriam …………….…………………………………………………………. 55

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Editorial

Ce vingtième cahier de l'AHTI s'ouvre sur un long témoignage recueilli auprès de

Jacques Stern en 2014 et 2015. Il fallait bien deux entrevues de plusieurs heures pour

pouvoir aborder et commencer à cerner une partie des nombreux développements et

réalisations, tant dans le monde de l'informatique que dans celui des

télécommunications, auxquels a pris part, a assisté ou qu'a conduits Jacques Stern.

Organisées à l'initiative de Jacques Printz, ces rencontres avec celui qui fut notamment

le fondateur de la SESA puis le Président de BULL au cours de la décennie 1980

permettent de (re)découvrir des enjeux technologiques, industriels, économiques mais

aussi politiques et internationaux complexes qui traversent les années 1960-1990.

Jacques Stern livre souvent sans ambages sa perception d'une époque bouillonnante et

parfois turbulente, aux ambitions nationales fortes. Ses mémoires de la période, de ses

évolutions, de ses acteurs et son parcours témoignent encore s'il en est besoin de l'étroite

intrication à la fois technique mais aussi humaine entre informatique et

télécommunications, qui donne une fois de plus tout son sens au projet de l'AHTI de

rassembler acteurs et historiens des télécommunications et de l'informatique.

L'entretien avec Jacques Stern par l'ampleur des thématiques couvertes (expérience au

STTA, création de la SESA, programme ESPRIT, expérience chez BULL, regard sur la

politique industrielle française dans ces années, relations avec les armées, etc.) fait

resurgir des débats sur les trajectoires de l'innovation qui sont loin d'être clos et fait

apparaître en filigrane des pistes de recherche stimulantes, comme celle sur la place des

stratégies et services commerciaux, qui trouvent un écho dans le témoignage de

Philippe Picard sur le début des activités de marketing pour le secteur des

télécommunications professionnelles à la DGT - de la création de la sous-direction de la

téléinformatique et des réseaux spécialisés à la création de la société Transpac.

Jacques Stern évoque également au fil de ses mémoires ceux qui ont accompagné son

parcours (sans oublier ceux qui ont mené le leur dans d'autres directions, parfois

adverses). On y croise Henri Benmussa, et surtout Jean-Pierre Brulé auxquels ce

bulletin consacre, ainsi qu'à Roger Légaré, sa rubrique In Memoriam.

Valérie Schafer

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Entretien avec Jacques Stern

Organisé à l’initiative de Jacques Printz 1, cet entretien revient sur la carrière de

Jacques Stern, depuis les années 1950, en abordant tant son expérience de responsable

des systèmes de défense aérienne au Service technique des télécommunications de l'Air

(1958 - 1964) que son rôle de fondateur et président-directeur général de la SESA

(Société d'études des systèmes d'automation) de 1964 à 1982, et sa présidence de CII-

HB puis BULL, à partir de 1982. Ce témoignage historique recueilli par Jacques

Printz, Philippe Picard et Valérie Schafer, accompagnés de Clément Beretti pour le

second, permet aussi de revenir avec Jacques Stern sur son expérience des grands

projets ou la stratégie de BULL dans les années 1980 en faveur des systèmes ouverts

(réseaux, OS).

Pour commencer nous aimerions revenir sur votre expérience du projet STRIDA.

Jacques Stern : A mon retour des Etats-Unis en 1958 où j’avais passé une année à

Harvard à ma sortie de Sup’Aéro, j’ai rejoint le STTA (Service technique des

télécommunications de l'Air), où j’avais été affecté. Pierre Gilles, un de mes Professeurs

qui a eu une influence forte sur ma vie, m’avait convaincu d’aller étudier les

technologies digitales à Harvard. Il ignorait de quoi il s’agissait mais avait entendu

qu’elles seraient importantes dans l’avenir. C’est ainsi que je suis parti à Cambridge

avec mon épouse et un bébé qui venait de naître, et ce dans l’ignorance totale de ce que

j’allais étudier.

A mon arrivée au STTA, j’étais pour le moins perdu. Je me suis retrouvé auprès d’un

ancien, d’une grande intelligence mais marginalisé dans l’organisation et qui est parti du

Service un jour, me laissant seul. Aucun travail précis ne m’était confié. Je grappillais

les projets en déshérence et me retrouvais ainsi à réceptionner des systèmes qui

semblaient ne plus intéresser personne. J’avais hérité d’un petit contrat d’étude confié à

la Division militaire IBM - créée par Jean-Pierre Brulé, un de mes aînés pour qui j’ai eu

vite du respect, et à la société SINTRA. Il s'agissait d'un système prototype analogique

de poursuite Radar pour la défense aérienne dénommé STRIDA. L’objectif de ce

contrat était de concevoir un système de défense aérienne utilisant les données de radars

panoramiques. Nous formions une équipe de quatre personnes, qui très vite s’est

passionnée pour un projet sans avenir.

Pendant que nous travaillions, dans le bureau voisin, un de mes collègues négociait avec

General Electric aux Etats-Unis l’acquisition d’un système de défense aérienne. En fait

il s’agissait d’un système qui n’existait pas, à concevoir et fabriquer. GE n’avait aucune

compétence passée dans ce domaine. Je ne sais pas comment la décision avait été prise.

Je n’étais absolument pas associé à ces négociations.

Un jour je croisai dans un couloir le Général Accart, qui commandait la Défense

Aérienne accompagné du responsable du STTA en charge. Notre étude avait progressé,

1 Professeur honoraire au CNAM, ancien Directeur du département Compilateurs à BULL.

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nous avions des idées relativement claires sur l’architecture générale et un début

d’évaluation des coûts et délais. Quelques temps auparavant le Directeur du Service à

qui je me plaignais de ma charge insuffisante de travail, m'avait lancé: « Sois patient, tu

trouveras à te passionner, si un projet s’offre à toi saisis-le. » Timide comme je suis, je

ne sais toujours pas comment j’ai pu dire au Général à qui l'on me présentait que pour le

prix et les délais de GE, je pouvais réaliser un système français au moins aussi

performant et pour lequel nous aurions l’entière maitrise. Après que mon aîné ait

confirmé au Général que j’étais un garçon sérieux, ce dernier conclut par un : « En ce

cas allons-y. » A ma connaissance la décision d’abandonner le système GE et de lancer

un système français n’a été officialisée par aucun document. C’est ainsi qu’est né le

STRIDA et ce système équipe toujours les sites de Défense Aérienne. Il a évolué

technologiquement, mais l’architecture conçue en 1958 n’a jamais été remise en cause

et reste valable.

J’ai pris la responsabilité du projet sans poser la question à la Direction et je l’ai mené

au bout en respectant le budget, les délais, les performances, la fiabilité. Tout ce que j’ai

fait après découle de cette expérience exceptionnelle pour moi. En dehors des aspects

techniques et technologiques, j’ai eu à négocier seul les prix, préparer tous les contrats,

rédiger les documents de justification et de présentation pour la Direction et les Services

de contrôle extérieur. Jamais dans l’industrie privée un jeune ingénieur débutant n’aurait

eu autant d’autonomie et de responsabilité.

J’ai eu la chance d’avoir un Directeur qui m’a toujours fait confiance et m’a laissé une

totale autonomie, la chance aussi de trouver dans l’équipe de Jean-Pierre Brulé et chez

SINTRA des ingénieurs compétents et créatifs, et d’avoir auprès de moi des

représentants de l’Armée de l’Air de très haute qualité. Pour mener ce projet j’ai associé

dès le départ à toutes nos réunions et décisions une petite équipe que j’avais demandée,

constituée d’un officier de l’Etat-Major, d'un officier de la Défense aérienne et d'un

officier du CEAM que j’avais choisi pour les essais de réception techniques et

opérationnels. Je voulais en effet que les essais soient planifiés dès le début et les

programmes d’essais conçus au fur et à mesure de la réalisation. J’ai conservé cette

approche toute ma vie. Je n’avais personne pour me diriger ou me contrôler par contre

et j’ai regretté toute ma vie de ne jamais avoir eu de patron.

N’ayant aucune expérience, nous n’avions aucune entrave dogmatique. Il n’y avait

aucun modèle connu de nous pour nous influencer. Nous avons inventé une méthode

d’extraction automatique numérique des données radar toujours utilisée. Nous avons

développé les premiers ordinateurs transistorisés à mémoire à ferrites. Nous avons

conçu une architecture multi ordinateurs partageant une mémoire commune. Les

systèmes communiquaient entre eux par un réseau. Il faut se rappeler qu’à l’époque nos

ordinateurs avaient un cycle de 8µs, les mémoires de données et d’instructions des

ordinateurs n’avaient que 8koctets et on peut aisément imaginer le niveau de

compétence des programmeurs d’IBM. J’ai eu la chance de me retrouver dans un

Service composé de jeunes ingénieurs remarquables de ma génération. STRIDA

intégrait tous les produits conçus et développés dans le Service. Le responsable des

radars, Michel Carpentier, était le meilleur spécialiste en France et il est le responsable

du leadership de Thomson-CSF dans ce domaine. Je n’aurais jamais pu réussir le

STRIDA sans la complète coopération et le soutien de mes collègues. Une leçon pour la

vie. Comme nous avions très peu d’argent j’ai décidé que les prototypes devaient

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devenir opérationnels. Après l’expérimentation, le premier est celui de Mont de Marsan

au CEAM, suivi de celui installé sous la ligne Maginot à Drachenbronn.

J’ai passé cinq à six années passionnantes. L’approche système correspondait à mon

tempérament et j’ignorais à l’époque que je découvrais un nouveau domaine et un

nouveau métier, métier correspondant comme je m’en suis rendu compte bien plus tard

à la formation de nos Grandes Ecoles et à notre génie. Nous recevons en effet une

culture scientifique étendue unique et de haute qualité et nous avons un goût prononcé

pour rechercher la meilleure solution à un problème. Harvard a également été

déterminant pour ma vie professionnelle.

Les petites expériences lors de mon désœuvrement passager du début de carrière m’ont

de fait été aussi très utiles. J’ai appris que la complexité était l’ennemi dans un système

informatique, qu’il fallait la réduire sinon l’éliminer. Cela impose un souci constant

d’aller vers des solutions simples, testables et d’anticiper. Anticiper est le moteur de la

démarche qui nous a toujours animés. J’ai appris la différence entre perfection et

perfectionnisme. L’informatique ne tolère pas l’à peu près. On ne peut atteindre la

perfection que par la simplicité et l’anticipation. A la SESA nous avions pris le slogan

« le parfait simple », non pour mettre en avant la qualité de nos prestations mais pour

caractériser notre démarche. Nous aurons peut-être à y revenir plus tard.

Tu l’as constaté également, Philippe, quand on a fait Transpac, au fur et à mesure qu’on

avançait dans la réalisation, on testait dans le contexte de complexité. Pour moi, tout le

succès reposait sur le fait de diminuer le niveau de complexité. L’informatique est un

domaine d’une totale complexité parce que c’est une combinatoire permanente et il est

impossible de tester la totalité des combinaisons. Le seul moyen de tester pratiquement

la totalité des combinaisons, c’est de ramener cela à des éléments finis qu’on peut tester

et ensuite seulement d’assembler ces éléments en vérifiant qu’ils fonctionnent

correctement ensemble. A chaque fois, on a des niveaux de tests qui sont dans une

combinaison maîtrisable.

J’ai appris à faire cela de manière empirique. Je l’ai même enseigné après à Sup’Aéro.

On assurait totalement la coordination. Le STTA a été pour moi une école tout à fait

exceptionnelle. Je n’aurais pas eu dans l’industrie cette possibilité d’apprendre et de

comprendre comment on peut concevoir des systèmes complexes qui fonctionnent

correctement dans leur environnement propre. Ce que je constate aujourd’hui et c’est

triste, c’est que toutes ces compétences, tous ces savoir-faire, ont petit à petit tendance à

disparaitre.

Que retirez-vous de cette expérience ?

Quand nous avons fait le STRIDA nous étions au STTA trois ingénieurs. Nous avions

alors une connaissance totale de tous les détails, de tout le système, de l’informatique,

des radars, des systèmes de visualisation, des réseaux de transmission, etc. Nous étions

une petite équipe, c’est le secret. Chez IBM c’était également une toute petite équipe,

une vingtaine de personnes maximum, qui travaillait sur le projet, alors qu’il y en avait

des centaines ou des milliers du côté américain. C’était pour nous une force

considérable d’avoir une petite équipe. Je l’ai vérifié à de nombreuses reprises plus tard.

L’excès de moyens est souvent un risque d’échec annoncé. On ne réfléchit pas assez.

Les Américains savent manager de très grosses équipes, c’est quasiment impossible en

Europe. On peut cependant réussir des prodiges avec peu de collaborateurs si on sait

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leur donner des outils, des méthodes et surtout de l’autonomie et des responsabilités.

Mais ce n’est possible que si on a su créer un climat de collaboration totale et éradiquer

les compétitions internes stériles. Les ingénieurs sont ainsi tous motivés dans la réussite

totale. J’ai toujours été hostile à l’intéressement personnel, source de

dysfonctionnement. Plus tard j’ai mis en place un système d’intéressement basé sur le

profit global de la SESA. Pas de profit pas d’intéressement. En cas de profit, tous en

bénéficient plus ou moins selon leur part au succès.

J’ai aussi compris que pour être motivé et partager une passion, il faut des objectifs

ambitieux. Nous nous sommes toujours donné des défis techniques et nous les avons

toujours atteints. Tous les ingénieurs étaient fiers de leurs réalisations.

Autour de 1990 de mémoire, mon ancien service, qui était devenu le STTE, m’a

consulté afin de voir si l’architecture du STRIDA qui n’avait pas évolué depuis le début

pouvait être revue en profitant des évolutions technologiques. Je me suis aperçu que je

connaissais encore pratiquement le STRIDA dans tous ses détails. Du côté du STTE, ils

étaient devenus beaucoup plus nombreux, une vingtaine, et je n’ai trouvé personne qui

possède mon niveau de connaissance du système après plus de 30 ans. En trois

décennies cela avait complètement changé. Le STTA, service technique qui avait été

moteur dans la transformation de l’industrie électronique était devenu un service

purement administratif chargé de gérer des contrats préparés par les industriels. A des

ingénieurs qui sortaient de l’X et qui avaient fait des écoles d’applications, on

demandait simplement de gérer des affaires. Et ceci est également vrai dans la plupart

des autres services de la DGA. Ce constat explique certainement pour beaucoup l’état

où se trouve aujourd’hui notre environnement industriel. Cela pose aussi des questions

sérieuses sur le rôle aujourd’hui de l’Ecole Polytechnique et de l’ENA.

L’expérience de STRIDA m’a amené à considérer qu’une fois qu’on savait ce que l’on

voulait, on pouvait le faire. Il suffisait d’avoir la volonté. Je crois que c’est l’un des

secrets que j’ai appris et essayé de mettre en œuvre. Je n’ai jamais accepté que mes

collaborateurs me disent que quelque chose n’était pas possible. Je répondais « pas

possible mais on va le faire … ». Et on le faisait, en ajustant éventuellement. C’est aussi

ce que nous avons fait à la SESA, que j’ai fondée en 1964. Quand on a réalisé Transpac,

personne même du côté de France Télécom ne pensait qu’on arriverait au bout …

Philippe Picard : … et je faisais partie de ceux-là au départ.

Jacques Stern : Personne n’y croyait. Mais à la SESA, l’équipe avait elle une totale

confiance. Quand je disais « on va le faire », ils ne se posaient plus de question, les

doutes étaient envolés, et ça c’est déjà énorme. A ma connaissance, nous n’avons jamais

raté un système. On a tout mené à son terme, quel qu’en soit le prix ou les difficultés à

surmonter. Dans la réalisation ça s’est passé parfois difficilement. Mais nous n’avons

jamais dû arrêter un projet, renoncer à nos engagements. Nous avions la volonté

d’aboutir et toujours tenir nos engagements de résultats.

Transpac, c’était de la folie. On a réalisé Transpac avec une architecture qui n’avait

jamais existé, une technologie jamais mise en œuvre. On n’avait aucune maquette,

aucun prototype opérationnel, aucune culture industrielle. Il fallait qu’on livre à la

Direction Générale des Télécommunications (DGT), non pas un matériel mais un réseau

complet, non seulement opérationnel, mais encore avec un taux de disponibilité de

99,95 % jamais atteint auparavant, soit cinq minutes d’interruption par semaine, y

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compris quand on faisait de la maintenance. Toute la maintenance devait se faire sans

interruption, non seulement du réseau mais également des commutateurs. Pour le monde

extérieur, il fallait être fou pour passer un tel contrat et l’accepter. Je n’ai jamais douté.

J’avais une confiance absolue en nos choix techniques et en les compétences de toute

l’équipe. Ca nécessitait d’avoir une maîtrise totale du processus de fabrication comme

de test. C’est la raison pour laquelle j’avais décidé de nous présenter en maître d’œuvre

du système. Je dois rendre un hommage à la DGT et à sa Direction des Affaires

Industrielles qui a eu le courage d’accepter d’assumer le risque malgré les exhortations

de ses équipes. Gérard Théry qui dirigeait la DGT et Jean-Pierre Souviron ont montré

qu’ils étaient de très grands patrons comme malheureusement il y en a trop peu dans

l’industrie. En dehors de Transpac qui nous concerne, ils ont su rattraper cent ans de

retard dans les télécoms en cinq ans et faire passer la France du dernier rang au premier

dans la même période. Ils sont directement responsables d’avoir porté Alcatel, société

modeste au premier rang mondial des télécommunications.

Transpac répondait à un appel d’offres étudié par le CNET qui avait une très forte

compétence en réseau. La première fois que j’ai entendu parler de réseau, de

commutation de paquets, c’est d’ailleurs par nos amis de LOGICA qui revenaient des

Etats-Unis, au début du projet ARPA. Nous avons pris le même jour avec Jacques

Arnould qui était avec moi la décision d’envoyer des ingénieurs se former aux Etats-

Unis sur ce projet chez BBN, qui avait obtenu le contrat de la mise en œuvre

d’ARPANET pour les universités et centres de recherche.

Avant d’aborder Transpac il faut que j’évoque le projet de réseau Cyclades lancé par

l’INRIA, alors que j’étais au conseil d’administration de l’Institut. Je revenais du MIT

où j’avais étudié les projets MAC et MULTICS, qui synthétisaient pratiquement toutes

les meilleures technologies de l’époque. La Nouvelle-Angleterre était devenue une

friche industrielle après la crise qui avait suivi la désertification de l’industrie textile

partie dans le Sud. La route 128 autour de Boston est née de ce projet qui a redynamisé

toute la région. Alors qu’on cherchait en France le moyen de renforcer notre industrie

informatique, j’ai lancé l’idée qu’il fallait aussi un grand projet fédérateur en France –

que le projet réussisse ou pas était presque secondaire dans la mesure où cela tirait toute

l’industrie et que l’expérience démontrait qu’il y avait toujours des retombées non

envisagées et riches d’avenir. Mon idée c’était que l’INRIA, avec une petite équipe,

manage un très grand projet et fasse travailler toute l’industrie autour de ce projet,

industriels et sociétés de service. J’ai proposé un projet de réseau de paquets pour la

recherche.

Cette idée de grand projet fédérateur, qui fasse travailler l’ensemble de l’industrie, j’ai

essayé à maintes reprises d’en convaincre les pouvoirs publics. J’avais proposé après

mon départ de BULL qu’on lance un grand projet européen sur l’environnement, qu’on

mette en place un réseau qui contrôle toutes les données environnementales pour

pouvoir manager la pollution (de radiation, de CO2, etc.), et ce à l’échelle européenne.

Que cela serve ou pas, pour moi c’était mineur, même si je pense que ça aurait pu servir

parce qu’on aurait eu des données sûres, alors qu’on raconte n’importe quoi.

C’est cette capacité qu’on a de donner un objectif ambitieux et qui entraine tous les

secteurs de l’industrie et de la recherche, qui me semble indispensable à notre Pays.

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Avant Transpac donc, à l’INRIA a été lancé le réseau Cyclades, confié en 1971 à Louis

Pouzin. Les SSII étaient sollicitées pour détacher des collaborateurs à l’INRIA. Mais

une entreprise ne développe pas un savoir-faire simplement parce que des gens ont

travaillé sur un projet. Un savoir-faire, c’est quelque chose de global, une totalité qui se

développe seulement au sein de l’entreprise et qui se capitalise. On ne peut acquérir un

savoir-faire que dans la mesure où on le maîtrise chez soi. C’est assez dramatique en

France dans la Recherche, les organismes chargés de gérer les budgets ont tendance à se

l’accaparer.

Aussi, à la SESA, j’ai refusé de travailler sur ce projet en envoyant des collaborateurs.

On a travaillé sur ce projet indirectement, parce que quand ils ont lancé un appel

d’offres, sur un système de contrôle de Cyclades je crois, nous l’avons gagné. Ca aurait

dû tout de même alerter les gens … On l’a gagné alors que nous étions les seuls, de

ceux qui avaient été consultés, qui n’avaient pas travaillé sur le système. Et quand

l’Europe a lancé le projet de réseau EIN (European Informatics Network), comparable à

Cyclades avec les datagrammes, nous l’avons gagné malgré les chantages exercés sur

nous, que nous avons rejetés.

Quand nous avons répondu à l’appel d’offres de Transpac, on connaissait bien les

réseaux à la SESA. Dans l’appel d’offres, tout avait été défini par le CNET, mais j’ai vu

qu’il y avait potentiellement des problèmes d’intensité de trafic. Le CNET avait fait des

choix techniques judicieux pour une maquette expérimentale, mais ces choix étaient

repris dans l’appel d’offres pour un réseau national opérationnel. Avec notre expérience

nous avions le pressentiment que le système serait incapable de tenir la charge et que

par ailleurs il devait exister une architecture meilleure, moins chère et plus performante.

J’ai demandé à mes collaborateurs de préparer deux propositions. La première répondait

strictement à l’appel d’offres, tandis que la seconde était notre solution, qui nous

semblait meilleure pour traiter le besoin, sans se soucier de l’appel d’offres qui décrivait

une solution technique. Nous avons décidé de soumettre uniquement notre solution.

C’était un pari risqué, je devrais dire fou. En effet l’équipe chargée d’évaluer les

propositions était celle qui avait préparé l’appel d’offres.

Ce choix peut étonner et je constate actuellement un peu partout que la règle quand on

reçoit un appel d’offres est de répondre strictement à celui-ci, souvent sans chercher à

comprendre quel est le besoin précis à satisfaire. Mais combien de fois j’ai mis en garde

mes collaborateurs de BULL sur l’importance de rencontrer les futurs utilisateurs du

système pour bien comprendre leur besoin réel et hiérarchiser les problèmes à résoudre.

Je me souviens à BULL d’un appel d’offres de France Télécom où nous étions associés

à SESA et qui était pratiquement perdu. Les responsables chez BULL sont venus me

présenter notre proposition pour solliciter mon aide. D’après nos informations nous

avions perdu. Je ne comprenais pas quel problème on cherchait à résoudre. J’ai constaté

qu’aucun d’entre eux ne connaissait l’utilisation prévue. J’ai demandé au responsable de

France Télécom Jean-Claude Mailhan s’il pouvait nous recevoir pour nous expliquer

son besoin à satisfaire. Au bout d’un quart d’heure nous avons tous compris que l’appel

d’offres ne correspondait en rien au problème posé à France Télécom et qu’en fait il y

avait une solution beaucoup plus simple et facile à mettre en œuvre. L’appel d’offres a

été déclaré infructueux. Nous avons, avec SESA gagné ce second appel d’offres lancé

immédiatement après.

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Quand nous avons réalisé le STRIDA, je n’aurais pas pu concevoir un système de

défense aérienne sans savoir comment fonctionnait une base de défense aérienne.

J’avais fait de l’aéronautique et du pilotage de petits avions, j’avais avec des camarades

dessiné un avion à Sup’Aéro dans le cadre des projets d’étude. Je ne connaissais pas les

radars mais, à côté de moi au STTA, j’avais le meilleur spécialiste des radars. Je passais

des journées entières avec lui à le questionner dix fois, à comprendre le besoin, et une

fois que je l’avais bien compris, à essayer une solution pour bien résoudre le problème

et à la tester avec lui.

Revenons à Transpac...

Pour Transpac, nous avons fait un pari énorme. Quand l’appel d’offres est sorti, je suis

allé voir la CGE, actionnaire minoritaire de la SESA, pour leur proposer une réponse

commune. Ils avaient la taille et nous la compétence. Je proposais qu’on prenne la

maîtrise d’œuvre ensemble, 50 % - 50 %, nous aurions fait tout le software et eux le

matériel (qui a plus de marge). Georges Pébereau m’a répondu que j’avais raison mais

que j’étais trop gourmand. Il proposait que la CGE assure la maîtrise d’œuvre, réalise

les matériels et 50 % du logiciel, le reste étant fait par la SESA. J’étais comblé, j’avais

toutes les raisons, fournies par sa direction elle-même, de ne pas collaborer avec la

CGE. Nous étions libres de nos choix, je n’avais pas de compte à rendre à la CGE mais

je craignais son pouvoir de nuisance auprès de la DGT et du Ministère des Télécom.

A ce moment-là, on s’est dit que c’était peut-être la seule fois qu’on aurait à la SESA la

capacité d’être maître d’œuvre d’un grand système et on a pris la décision, quitte à

perdre, alors que nous avions quasiment la certitude d’être retenus pour le logiciel seul.

Avec le recul je crois que j’aime jouer, je ne joue pas au casino car je suis passif et

déteste perdre même un cent. Ici ça dépendait surtout de nous de perdre ou gagner.

Le chiffre d’affaires de SESA à ce moment-là était autour de 50 millions de francs.

Notre offre pour ce contrat était de l’ordre de 100 millions, tous nos concurrents étaient

à plus de 200 millions. Le contrat représentait donc deux fois le chiffre d’affaires total

de SESA.

Philippe Picard : Il faut dire que pour le client c’était effrayant. Passer un tel contrat

avec une si petite société …

Jacques Stern : Je crois qu’aucun autre opérateur au monde n’aurait pris le risque qu’a

pris la DGT à l’époque, de confier à une petite société, qui n’avait jamais fait de grands

projets, un contrat qui est deux fois son chiffre d’affaires. Il y avait une audace de la

DGT. Ils savaient qu’on n’avait pas les reins solides mais je crois qu’on faisait

confiance à notre compétence et que la Direction avait en fait bien compris que nous

étions peut-être les seuls à pouvoir réussir ce pari. Donc on s’est présenté en maître

d’œuvre et on a contacté TRT pour fabriquer les matériels que nous avions conçus.

Philippe Picard : Ce qu’il faut dire pour compléter un peu, c’est que l’équipe basée au

CCETT avait l’ambition d’aller au-delà de la fonction de maîtrise d’ouvrage et

éventuellement de la fabrication de maquette. Il y avait un projet alternatif : ils avaient

fait étudier par l’équipe Télémécanique qui était à Grenoble un projet de machine

tolérante aux fautes. Mais ce n’était pas du tout la nouvelle approche industrielle voulue

par Gérard Théry et Jean-Pierre Souviron. Eux disaient : « Que chacun fasse son métier,

il y a le métier de maître d’ouvrage et puis ensuite il faut une industrie qui soit capable

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d’assurer la maîtrise d’œuvre de façon à avoir un produit répétitif, exportable et

vendable. » Comme tu t’en souviens, Rémi Després a voulu concevoir et réaliser lui-

même la deuxième génération et comme c’était contraire à la doctrine générale, il est

parti. Il y avait une vision très nette de qui fait quoi.

Jacques Stern : En créant la SESA, dès le début, j’ai voulu orienter notre activité vers

des clients exigeants qui soient même plus compétents que nous. Je n’aime travailler

qu’avec des clients ultra compétents. J’avais l’objectif de travailler en priorité pour la

Défense et la DGT. Pour la Défense avec le STRIDA j’étais déjà connu et j’avais été

appelé par mon ancien Service et par la Marine pour des missions, alors que je venais

juste de m’installer et étais encore seul. La qualité de nos clients était notre garantie.

Ces deux clients ne peuvent réussir que si dans les technologies de l’informatique, des

télécoms, de l’électronique ils se maintiennent en permanence à la pointe. C’est grâce à

eux que nous avons en fait développé tout notre savoir-faire.

Du côté des grands systèmes de gestion, la stratégie de certains constructeurs

informatiques était de mettre en place des directeurs d’informatique médiocres chez les

clients, pour qu’ils dépendent totalement de leur fournisseur. C’était le cas d’IBM en

particulier qui gérait en fait la carrière d’une majorité de DSI. BULL n’était pas en reste

d’ailleurs. Ce marché était quasi exclusivement un marché de mise à disposition de

personnel sans responsabilité. Nous n’avons jamais été à la SESA dans ces marchés de

la gestion classique. C’est agréable et motivant de travailler avec des gens forts,

intelligents, qui vous apprennent plein de choses et vous font progresser. On a eu cette

chance et c’était une force.

La difficulté a priori, dans le cas de Transpac, était que l’équipe qui devait nous juger

avait rédigé le cahier des charges. Il y avait là une difficulté à surmonter pour justifier

notre solution.

Gérard Théry avait comme adjoint à la DAII Jean-Pierre Souviron. J’avais appris que

nous étions éliminés. Notre solution n’était pas jugée crédible, ni notre prix, et notre

taille était rédhibitoire. J’ai demandé à les rencontrer pour leur dire : « Je garantis le prix

que nous proposons, je garantis notre solution et on tiendra tous nos engagements. Je ne

suis personnellement pas persuadé que les concurrents les tiendront. » Jean-Pierre

Souviron, X Mines recruté par Gérard Théry, un coup de génie, un homme hors norme à

tous les points de vue, a proposé d’organiser une réunion contradictoire avec l’équipe du

CNET, c'est-à-dire de nous retrouver face à ceux qui allaient ensuite devenir notre client

si notre offre était retenue. Il fallait donc contredire notre futur client. J’ai connu des

situations plus confortables, mais on a bien sûr accepté. On a pu développer tous nos

arguments, répondre à toutes les questions, tout justifier. D’ailleurs ce jour-là j’ai menti

sur un point mineur par ignorance. Parmi les points soulevés il y en avait un qui

concernait un composant flip flop nouveau. Un membre du CNET avait noté que « ce

circuit n’existe que sur le papier, qu’on n’en a jamais vu ». Je me suis retourné vers

M. Benmussa qui avait conçu un circuit clé dans le système et qui utilisait ce

composant : « Vous en avez, vous les avez testés ? » Il a répondu catégoriquement :

« Bien sûr !» Ce circuit en fait n’a jamais existé, on l’a découvert bien plus tard lors de

la réalisation. Vous allez ne pas me croire, mais c’était la première fois qu’un ingénieur

me mentait effrontément. Cela ne s’est jamais produit en près de vingt ans à la SESA.

Malheureusement en arrivant chez BULL en 1982 j’ai appris que c’était le sport favori

de beaucoup de managers.

15

Dès que la décision a été prise en notre faveur, tout s’est bien passé dès le départ. Ca a

été remarquable. Il n’y a pas eu un instant de flottement ou de ressentiment. D’autant

plus remarquable que l’on a eu tout au long du projet une grande rigueur de gestion du

contrat. Nous avons accepté des engagements très contraignants sans discuter, mais

nous avons été de notre côté très exigeants également. Nous avons fait préciser dans le

contrat qu’on n’accepterait aucune modification pendant l’exécution du contrat après

approbation formelle des spécifications fonctionnelles détaillées. Nous avons sans peine

convaincu l’équipe que c’était l’intérêt commun. Notre méthode de développement

Mélusine a été transmise à l’équipe du CNET qui a pu préparer les modifications

éventuelles souhaitées sans perturber notre réalisation. Après livraison l’équipe du

CNET a été en mesure d’introduire en quelques jours ses propres modifications. Je crois

qu’aucune société au monde n’a jamais accepté des clauses aussi draconiennes que

celles imposées dans ce contrat. Ce contrat est un modèle qui devrait faire l’objet d’une

réflexion approfondie. Nous avons accepté ces clauses sans rechigner car nous savions

que c’était pour nous une garantie de réussite. Je dois ajouter qu’aucun autre contrat ne

s’est déroulé dans un tel climat de confiance et de respect respectifs.

Philippe Picard : Nous avions mis en place un software factory Mélusine dédiée.

Il y a eu toutefois l’arrivée de X25. A un moment, vous avez dû modifier…

Jacques Stern : Exact, au départ, l’appel d’offres n’était pas X25 mais un protocole en

instance de normalisation. Jacques Arnould qui a été près de moi pratiquement dès le

début de SESA et qui est pour beaucoup personnellement dans tous nos succès, m’a

informé qu’il y avait un projet de norme X25 en cours de qualification. Je n’étais pas

compétent en ce domaine. Après quelques échanges et les éclairages fournis, nous avons

décidé qu’il ne fallait pas hésiter à proposer à la DGT de substituer X25 à leur norme

interne pour accélérer la standardisation et faciliter l’exportation. Nous avons donc

proposé X25 sans modifier le prix et les délais. La DGT a suivi. C’était dans le contrat

initial.

Philippe Picard : Il y avait effectivement une pré-norme de lancée. C’est surtout la

couche LAP-B qui posait problème.

Jacques Stern : Il y avait un savoir-faire extraordinaire, notre équipe était toute petite

mais exceptionnelle, on leur avait promis un voyage au Mexique pour eux et leurs

conjoints pour la réception du contrat. On avait beaucoup investi en outils de

développement et de test, et dans une méthode restée unique à ma connaissance. On

avait conçu une véritable usine à produire industriellement du software avec une qualité

totale. On a tout transmis gratuitement à la DGT qui a assimilé rapidement. On avait de

l’ordre de 30 personnes seulement sur le projet. Nous n’avions aucun retard

technologique en France à ce moment-là, en fait je pense même que nous avions de

l’avance sur les Etats-Unis dans ce domaine comme sur le Minitel et l’annuaire national

électronique. La DGT jouait pleinement son double rôle de doter la France des outils de

communication les plus performants et de moteur de l’innovation technologique pour

son industrie.

Philippe Picard : Il y a deux ans nous avons fêté le trentième anniversaire du Minitel.

Sur le site de l’AHTI, j’ai fait un papier d’ensemble résumant les contributions à

l’invention du Minitel.

16

Jacques Stern : Le Minitel pour moi c’est l’une des innovations majeures de Jean-

Pierre Souviron.

Philippe Picard : Ce sont Jean-Pierre Souviron et Gérard Théry qui ont pris le risque

du modèle économique.

Jacques Stern : Jean-Pierre Souviron était un véritable visionnaire avec les pieds sur

terre et Gérard Théry un grand patron qui savait prendre des risques et entrainer toutes

ses troupes dans la réussite. Dans mon souvenir, les grands dirigeants des entreprises de

télécom avaient une peur atroce de se trouver face à eux dans le bureau de l’un ou de

l’autre.

Philippe Picard : L’idée était effectivement de Jean-Pierre Souviron et d’un ingénieur

de l’armement Alain Bernard. Ensuite il y a eu la conception du système de

visualisation, ça c’était plutôt les gens de Rennes qui eux, malheureusement n’ont pas

accepté le compromis qui aurait permis d’avoir une norme internationale. Mais tout le

système informatique, le réseau, l’utilisation de Transpac, ça a été Jean-Paul Maury.

Jacques Stern : Quand il y a eu l’appel d’offres de l’annuaire électronique, j’ai fait une

erreur colossale qui a failli nous coûter cher. J’ai suggéré la démarche suivante: « C’est

facile, on va reprendre le système assisté par ordinateur pour les opérateurs que nous

avions réalisé à la SESA et livré avec succès à France Télécom. Il suffira de remplacer

les terminaux des opératrices par le Minitel des utilisateurs. » La SNCF a fait la même

erreur quand elle a adapté le système de billetterie public pour le train à partir d’un

système professionnel des compagnies aériennes conçu pour des professionnels du

voyage. Ca a été catastrophique, on s’en souvient encore. Pour moi c’était très simple,

on prenait un système, on l’adaptait à un autre environnement. Je ne me posais pas

d’autres questions. Par la suite Jean-Paul Maury, à chaque fois que je le voyais me

disait : « Stern, je crois que tes gars font des choses trop compliquées, vous risquez

d’aller dans le mur. » A ce moment-là j’ai convoqué l’équipe et on a fait le point. On

avait déjà dépensé la moitié du budget et je me suis rendu compte avec Jacques Arnould

qu’effectivement on allait se casser la figure. On était bien parti du système qu’on avait

déjà réalisé, chacun faisait des modifications relativement mineures pour l’adapter au

nouvel environnement. Petit à petit, le système avait atteint un niveau de complexité

difficilement maitrisable. La complexité est l'ennemi juré de l’informatique. Toute ma

vie j’ai eu la hantise de la complexité, d’où notre slogan « le parfait simple ». A la

SESA comme chez BULL, mes collaborateurs m’ont tous toujours entendu répéter :

« Je suis sûr qu’on peut faire plus simple et mieux, la bonne solution doit être plus

simple. » Donc j’ai donné l’ordre d’arrêter la réalisation, de refaire une spécification et

de repartir de zéro. Et on a sauvé le projet grâce à Jean-Paul Maury. Il a rendu un

service inestimable à la DGT et à nous bien sûr. Vous comprenez notre stratégie et ma

détermination de ne travailler qu’avec des clients extrêmement compétents et exigeants.

Philippe Picard : Je fais une parenthèse sur le plan industriel. En fait il y avait deux

projets complets, dont on a retenu pour la généralisation la partie centre de

documentation faite par CAP et le système d’interrogation en temps réel fait par SESA.

Au départ les deux projets étaient menés en parallèle qui ont été installés l’un à Rennes

(CAP), l’autre à Paris (SESA). Il y a eu finalement une harmonisation, une fusion des

deux projets en un seul qui a été l’annuaire électronique.

17

Jacques Stern : Chez BULL, je continuais de m’intéresser à cela. Nous étions

concernés. J’avais convoqué Jacques Arnould et l’avais mis en garde : « Vous et CAP

vous allez à la catastrophe. Même si vous êtes concurrents il n’y a qu’une solution :

mettez-vous d’accord, que CAP fasse le système central, vous le réseau et qu’ensemble

vous ayez un projet commun cohérent. » C’était bien avant l’acquisition par CAP de

SESA. Et normalement, c’est la DGT qui aurait dû le dire (en fait elle appelait de ses

vœux cette solution NDLR). Dans mon souvenir au départ CAP et SESA avaient bien

un contrat pour le système complet réseau et centre national, afin de garantir une bonne

fin d’un projet jugé très difficile. L’enjeu était grand pour SESA.

Malgré leur succès en France, l’annuaire électronique et le Minitel ne se sont pas

exportés …

Jacques Stern : Selon moi il y a deux raisons à cela. La raison principale tient au fait

que toutes les grandes sociétés régionales auxquelles nous expliquions le projet aux

Etats-Unis nous répondaient qu’il n’était pas possible d’avoir un système centralisé de

renseignement téléphonique avec les ordinateurs existants. BULL était intéressé car

nous fournissions les minis 6. C’est l’architecture conçue par la DGT à 2 niveaux -

réseau d’interrogation et centre national de documentation, qui garantissait la faisabilité.

L’autre raison, et là c’était bien après le départ forcé et regrettable de Gérard Théry de

la DGT, lui ne l’aurait jamais toléré. La DGT a créé des équipes chargées du conseil à

l’exportation et qui dépendaient de la DAII. En fait ces équipes qui ne méritaient pas le

respect avaient très vite essentiellement pour objectifs d’obtenir des contrats de conseil

pour eux et de faire du chiffre d’affaires sans se soucier le moins du monde de

l’industrie. Et chaque fois qu’on accrochait un client aux Etats-Unis pour lui proposer le

système, il y avait ce gars logé à France Télécom, qui allait voir le client en lui disant :

« Vous ne pouvez pas passer le marché comme ça, de gré à gré avec BULL. Il y a

d’autres fournisseurs possibles, on va vous faire une étude et vous aider à lancer un

appel d’offres. » Ils ont fait beaucoup de mal. Le départ de Gérard Théry a été

dramatique pour France Télécom. Les Télécoms françaises en pâtissent encore

aujourd’hui.

Philippe Picard : Intelmatique avait été créé pour vendre le système de l’annuaire

électronique et du Minitel aux Etats-Unis. Cela s’est concrétisé par l’accord avec US

WEST dans lequel a été mis beaucoup d’argent mais qui n’a jamais débouché.

Jacques Stern : On n’avait surtout pas besoin d’un support de la DGT pour exporter. Il

suffisait seulement d’avoir FT comme client. A l’époque la référence de la DGT était le

meilleur gage.

SESA s’est planté au Mexique avec Transpac quelques années plus tôt, pas du tout

parce qu’on était mauvais ou pas crédibles, mais il n’était pas possible de résister face

aux Etats-Unis qui disposaient d’atouts économiques et politiques majeurs dont la

France était dépourvue. Mais on a gagné seuls sans l’appui de la DGT le réseau public

au Brésil et en Australie. On était en Australie en concurrence avec les japonais Fujitsu

et NEC, avec ATT, avec SIEMENS, avec tout le monde. On a gagné la maîtrise

d’œuvre de tout le réseau australien qui a été, je crois, presque plus important qu’en

France et une vitrine pour notre savoir-faire.

Philippe Picard : C’était avec la technologie Transpac 2G.

18

Jacques Stern : Oui, avec les nouvelles technologies qu’on avait développées en

interne sur fonds propres en profitant de l’avènement des microprocesseurs. La DGT

finançait des études à Thomson CSF pour nous faire concurrence. Il faut rappeler que le

contrat passé à SESA pour Transpac était le premier passé avec une entreprise hors du

groupe des fournisseurs attitrés qui se partageaient le marché. Il y avait une entente

entre constructeurs télécom que j’avais bien connue au STTA déjà. Pour un appel

d’offres de 1 km de câbles l’un ne pouvait livrer que 300 mètres, l’autre 200 mètres le

dernier 500 mètres, chacun à des prix unitaires différents.

Philippe Picard : Disons que l’accouchement de Transpac a été difficile parce qu’il y

avait des problèmes techniques nouveaux et considérables. Il faut dire aussi que comme

dans tous les grands chantiers, que ce soit informatiques, ou de bâtiments chez

Bouygues, il y avait une sorte de cahier, on notait évidemment toutes les modifications

et puis deux ans après on faisait une énorme négociation de régularisation et surtout de

négociation du prix des extensions. On avait fait un séminaire de quatre jours pour

solder le premier contrat de Transpac. On se faisait réprimander par la Commission des

Marchés parce qu’on avait été négocier ensemble. Les relations entre équipes de

Transpac et de SESA devaient trouver le bon compromis entre la rigueur contractuelle

et le souci d’une réussite commune, impliquant une complicité certaine.

Jacques Stern : Je crois que la confiance réciproque aidait. Mais surtout, dès lors que

l’on veut réussir le projet, les intérêts ne sont plus opposés, parce que vous à la DGT par

exemple, vous aviez intérêt à baisser les prix, moi j’avais intérêt à les justifier. Mais

vous saviez que vous aviez intérêt à ce que l’on ne perde pas d’argent, parce que vos

risques à vous devenaient alors plus importants. D’ailleurs toute la concurrence était

persuadée que Transpac était un fiasco financier pour la SESA. L’un de nos actionnaires

principaux pris de panique a décidé de vendre sa participation. Nous avons fait une

marge raisonnable et surtout gagné de l’argent à l’exportation. Toute la R&D était

financée par la DGT dans le contrat Transpac.

Vous êtes ensuite passé chez BULL ?

Jacques Stern : Non, pas tout de suite. Je dois avouer que je suis intervenu de façon

importante à titre purement personnel au moment de la restructuration de notre industrie

informatique. Je connaissais le projet concocté par la Délégation Informatique. Un

projet dément associant CII, SIEMENS et Philips dans trois sociétés. Il s’agissait

d’Unidata, une idée folle de gens qui ne connaissaient rien au fonctionnement d’une

entreprise. Je me suis fait alors des ennemis mortels qui m’ont poursuivi à BULL et plus

tard. On pourra en reparler un jour. Pour moi la seule solution viable et crédible était

une fusion de CII avec Honeywell-Bull. Toutes les décisions industrielles importantes

remontaient à l’Elysée. J’ai ainsi pris rendez-vous avec François Polge de Combret, le

conseiller du Président que je ne connaissais pas et qui a accepté de me recevoir. J’ai pu

sans peine lui démontrer l’absurdité du projet Unidata, présenter et défendre un projet

alternatif de fusion que j’avais discuté auparavant avec Jean-Pierre Brulé et qu’il

partageait. J’ai ainsi rencontré plusieurs fois François Polge de Combret pour lui

soumettre à sa demande des notes pour convaincre le Président. Valéry Giscard

d’Estaing avait une équipe remarquable de conseillers. J’ai appris à apprécier François

Polge de Combret pour son intelligence, son courage, un très grand serviteur de l’Etat.

Ce projet a réussi comme chacun sait. J’ai pris l’habitude, ce qui m’étonne encore, de

me rendre à l’Elysée pour essayer de régler des problèmes ne concernant pas

19

directement SESA mais notre industrie et de travailler avec les divers Ministres de

l’Industrie. En 1981, le jour du mariage de mon second fils, j’ai appris que les jours de

Jean-Pierre Brulé à la tête de CII-HB étaient comptés. Je me suis rendu à l’Elysée pour

plaider son maintien auprès de François Polge de Combret, devenu Secrétaire Général

de l’Elysée. Jean-Pierre l’a toujours ignoré. Je me suis fait éconduire, la décision était

prise par le Président. En fait c’est son successeur qui a pris la décision. Lorsque

François Mitterrand a été élu Président en mai 1981 j’ai rencontré tout naturellement les

ministres de l’Industrie qui se sont succédé. D’abord Pierre Joxe puis très peu après

Pierre Dreyfus. J’étais dans le bureau de Pierre Dreyfus qui venait d’être nommé

ministre de l’Industrie pour attirer son attention sur l’importance nationale d’une

industrie informatique française forte. Au cours de la conversation et en me

reconduisant il me lance : « Si on vous proposait de prendre la présidence, est-ce que

vous l’accepteriez ?» Je lui ai répondu que des gens bien plus compétents que moi

existaient qui avaient eux l’expérience industrielle qui me manquait mais que s’il le

fallait, j’accepterais. Ca me paraissait essentiel pour toute l’activité du service d’avoir

une industrie informatique de qualité en France. C’était la raison de ma démarche

auprès de lui. J’ai ajouté cependant des conditions faciles à satisfaire pour accepter :

avoir la totale responsabilité de la stratégie industrielle, du marketing et de la gestion,

aucun contrat et aucune indemnité de départ en cas de désaccord avec l’actionnaire et

surtout libérer les utilisateurs publics de l’obligation d’acheter CII-HB, exiger

seulement une préférence si nous étions compétitifs. Mes conditions ne posaient aucun

problème au Ministre. Un mardi soir quelques mois plus tard alors que j’avais oublié

notre conversation, je reçus chez moi un appel de Pierre Dreyfus m’annonçant ma

nomination en Conseil des Ministres qui devait se tenir le lendemain, il ne voulait pas

que je l’apprenne par la presse et il me demandait d’aller le voir le lendemain après-

midi dans son bureau. Je savais que ma candidature avait été envisagée mais je n’y

croyais pas. J’avais appris que Gérard Théry était le candidat retenu pour ce poste et

c’était un excellent choix. J’avais d’ailleurs rencontré Gérard dans cette hypothèse.

Aussi ma surprise était grande.

Il a fallu pour annoncer la nomination du nouveau Président attendre la signature des

accords avec Honeywell, signés le matin même sans la participation du futur PDG aux

négociations. Je ne sais pas si Gérard Théry y avait été associé, en me rendant au bureau

du Ministre j’ignorais tout du contenu des accords passés ! Curieuse manière de gérer

l’industrie. Malgré déjà une certaine expérience avec les Pouvoirs Publics j’étais resté

assez naïf. L’avenir allait vite me le confirmer à mes dépens et j’ai mis beaucoup de

temps à apprendre.

Le lendemain donc j’ai rencontré, dans l’antichambre du Ministre, Maxime Bonnet

alors PDG de CII-HB. Il avait été nommé par le président de Saint-Gobain après qu’il

eut obtenu le départ de Jean-Pierre Brulé. Maxime Bonnet avait eu dans la Compagnie

une carrière exclusivement commerciale, je doute qu’il connaissait quoique ce soit à

l’informatique et au fonctionnement d’un ordinateur. Il m’a accueilli avec ces mots de

bienvenue : « Votre nomination sera une grande déception pour tout le personnel. » Un

bon départ pour un nouveau voyage non prévu ni planifié et dans un monde nouveau

pour moi. J’étais évidemment seulement le PDG d’une petite SSII cliente de CII-HB

qu’on regardait de haut et avec un certain mépris. En arrivant le lendemain matin dans

les locaux de CII-HB les difficultés ont commencé, celle déjà de me trouver un bureau.

20

Beaucoup me connaissaient et étaient un peu déroutés par ma manière de travailler qui

tranchait avec les habitudes de la maison.

Je connaissais déjà en arrivant, par mon expérience SESA, beaucoup des problèmes vus

du côté du client important que nous étions. On a une visibilité bien meilleure de

certains dysfonctionnements qui vous attendent par une telle expérience qui ne trompe

pas. J’avais discrètement à la demande de Jean-Pierre Brulé rencontré plusieurs de ses

collaborateurs et je n’avais jamais hésité à donner mes avis. C’est ainsi d’ailleurs qu’on

avait embauché Jacques Weber. Jean-Pierre était un grand ami, mon meilleur ami, je

savais pouvoir compter sur lui. Mon épouse plus clairvoyante avait tenté de me

dissuader d'accepter le poste, elle craignait pour l’avenir de notre amitié. Elle pensait

que celle-ci n’y résisterait pas. J’avais par lui une vision très positive de l’entreprise.

J’étais convaincu de pouvoir redresser très vite la situation – situation réelle dont en fait

j’ignorais tout. A chaque pas je découvrais un autre problème, nouveau pour moi. J’ai

en fait eu des surprises jusqu’au dernier jour passé dans la Compagnie. Il faut rappeler

qu’à SESA on fonctionnait en confiance, le mensonge m’était inconnu, la coopération

entre collaborateurs naturelle. Un responsable non compétent ne pouvait pas rester dans

ses fonctions plus de 48h. Il était rejeté sans avoir à intervenir.

Ma nomination, mon arrivée relèvent d’une farce, d’une farce courtelinesque qu’il

faudrait évoquer un jour. On pourrait presque écrire un roman. Je passe sur mes

problèmes pour avoir un bureau, une secrétaire, une carte de visite ... ça serait trop long

et grotesque. CII-HB était encore une entreprise privée et l’Etat n’avait aucune

légitimité à nommer un Président alors qu’il y avait déjà un Président légitime nommé

par le Conseil d’Administration. Le Président de la République et les divers Ministres

qui ont signé le décret de ma nomination devaient l’ignorer. J’ai dû régler absolument

seul ce problème dans l’indifférence totale des responsables publics. J’ai compris ce

jour-là que je n’étais pas le candidat souhaité pour le poste par les fonctionnaires

chargés de l’informatique dans l’Administration. Ils n’ont cessé de me le montrer et

essayé de me le faire payer d’autant plus que je n’avais pas la réputation d’aimer jouer

le rôle de pantin entre leurs mains.

La situation financière et industrielle de CII-HB était en fait désastreuse. Je ne pense pas

que Jean-Pierre Brulé s’imaginait le niveau de gravité. Ses collaborateurs le craignaient

et le mensonge était la règle. Les fonds propres étaient largement négatifs, les pertes

colossales. Les clients étaient furieux, d’autant plus qu’on les avait contraints à acheter

CII-HB. Jean-Pierre Brulé avait négocié un contrat d’engagement d’achats avec une

forte indemnité s’ils n’étaient pas atteints. Les clients subissaient des retards de

plusieurs années dans leurs livraisons et souvent les achats forcés étaient facturés avant

livraison avec la complicité des clients pour leur propre activité. Les ordinateurs

miraculeusement livrés et installés fonctionnaient mal et la Compagnie était en rupture

de pièces détachées. Les dysfonctionnements régnaient partout, dans tous les services en

dehors des finances. Le service Finances avait été mis en place par GE et dirigé par un

américain que j’ai immédiatement décidé de maintenir en poste malgré les pressions

exercées.

Dès mon arrivée j’ai décidé nécessaire de visiter notre usine d’Angers. Je n’avais

aucune expérience de fabrication industrielle. On a cherché à m’impressionner, j’ai

manqué défaillir. En fait on avait l’habitude de conduire les visiteurs à l’atelier de

circuits intégrés et ensuite au système logistique des livraisons entièrement robotisé. J’ai

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demandé de commencer par la fonderie pour voir des ouvriers ; c’était la première visite

d’un responsable. Je ne pense pas qu’ils n’aient jamais vu le directeur de l’usine. J’allais

au fur et à mesure de ma visite de mauvaise surprise en dysfonctionnement grave.

L’usine était totalement désorganisée. J’ai dû m’atteler en urgence aux problèmes

industriels pour lesquels je n’étais pas préparé. Notre survie dépendait de notre capacité

à regagner la confiance de nos clients largement perdue. J’ai en plus, pour mon malheur,

vite compris que j’étais plus compétent que les responsables en charge. Le soir de mon

retour d’Angers j’ai téléphoné au directeur de l’usine IBM de Montpellier pour lui

demander de venir me voir le lendemain pour diner avec moi. J’avais appris qu’il

envisageait de partir et de retrouver un poste à responsabilités dans une entreprise

nationale. J’ai pu rapidement évaluer l’homme, ses compétences, son expérience et je

lui ai proposé de prendre la direction de l’usine d’Angers. J’ai immédiatement informé

le directeur d’Angers que je connaissais bien de ma décision et je lui ai proposé une

nouvelle responsabilité plus conforme à ses compétences. Toute son expérience passée

était dans le marketing. On ne dirige pas comme ça une usine. Moi-même j’en suis

totalement incapable. Le jour de mon arrivée dans la Compagnie j’avais immédiatement

remercié le Directeur Développement et Fabrication dont j’avais déjà recommandé à

Jean-Pierre Brulé de se séparer. C’était lui aussi un commercial d’origine et homme de

marketing.

J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur Jacques Weber, qui avait dirigé la CISI et

venait d’arriver, pour l’assister. Je le connaissais bien et je savais pouvoir compter sur

lui pour un véritable soutien technique compétent. Je connaissais aussi son intégrité

intellectuelle, denrée assez rare chez les constructeurs. Je lui ai proposé sans hésiter le

poste.

Un simple exemple, pour le seul système développé par les équipes françaises, le DPS

64, il fallait à peu près six mois après l’installation, au lieu d’un maximum de 8 jours,

pour le faire fonctionner chez le client, et ensuite on rencontrait des problèmes de

maintenance pour chaque ordinateur installé. On avait en moyenne déjà deux ans de

retard et on n’arrivait plus à les produire. Les pièces détachées étaient monopolisées

pour la maintenance. La « fiabilité » était telle qu’il fallait en pièces de rechange par an

en moyenne un DPS 64 par DPS 64 installé ! Plus on installait de systèmes, plus il

fallait produire de pièces détachées. Le premier problème à régler était de comprendre

pourquoi. J’ai demandé une investigation d’urgence de la technologie et du processus de

fabrication. On avait déjà identifié que l’origine était dans les microcircuits développés

par CII-HB. On a très vite compris d’où cela pouvait provenir. Les problèmes s’étaient

amplifiés à une date précise. Initialement, les connexions des microcircuits étaient en or,

puis la décision avait été prise de passer de l’or au cuivre pour des économies

marginales. Il s’est confirmé au cours des essais qu’un fonctionnement prolongé

provoquait l’échauffement des connexions et des courts-circuits par la diffusion

d’atomes de cuivre. Quand on avait décidé de changer de processus de fabrication pour

passer de l’or au cuivre, avions-nous effectué les tests en température, procédure

normale ? La réponse était non, pas le temps, pas l’argent ! J’ai donc pris la décision

d’arrêter immédiatement la fabrication, les installations, même si nous avions déjà de

grands retards. J’ai rencontré personnellement tous les grands clients pour leur expliquer

et pris des engagements fermes avec eux. Nous sommes repassés immédiatement au

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processus or. J’ai dû affronter d’autres tâches qui n’incombaient pas au PDG et que j’ai

assumées sans me poser de questions. J’avais conservé mes réflexes SESA.

Il faut un certain courage pour dire « on arrête tout » ?

Jacques Stern : Non il faut assumer ses erreurs. Moins que pour accepter d’être

considéré comme un fournisseur sur lequel on ne peut compter. Pour nos clients, nos

ordinateurs n’étaient pas des gadgets mais des moyens essentiels de remplir leurs

missions. Pour la future génération qu’on appelait DPS 7, je me suis aperçu qu’une

spécialité de BULL était aussi de choisir des technologies où nous étions les seuls au

monde. Dans le DPS 64, on avait une technologie dont les seuls producteurs étaient

Honeywell et NEC qui étaient également nos partenaires. BULL développait en interne

une filière de technologie NMOS. Francis Mer, DG de Saint Gobain, après un Conseil

d’Administration pour ma nomination m’avait alerté et conseillé de tout arrêter. Conseil

qui correspondait à ma vision et que j’ai immédiatement suivi. J’ai donné cette

instruction au directeur de la recherche qui avait en charge la technologie. Il y avait

deux approches possibles CMOS et NMOS pour les circuits très intégrés. Je savais que

l’industrie des composants investissait en masse dans le CMOS pour les composants

mémoire. Et nous avions lancé une filière NMOS. Jacques Weber en charge du

développement du DPS7 m’avait alerté et informé qu’il était en conflit avec la

recherche pour le choix de la technologie. Je me suis fait expliquer les raisons du choix

NMOS. Il permettait d’avoir plus de performances que le CMOS pour la densité qu’on

voulait obtenir. J’ai convoqué une réunion des responsables pour trancher. Au bout de

deux heures de discussion il est apparu impossible de mettre d’accord les responsables

des composants et ceux du DPS 7. Ma décision était prise mais je ne pouvais pas

l’imposer. A 13 h, je leur ai dit : « Je vais déjeuner, vous restez, vous travaillez, et

quand vous aurez décidé ensemble de choisir du CMOS pour le DPS7 et de m’expliquer

vos raisons je reviendrai. » A 16 h, ils m’ont appelé pour me dire qu’ils étaient

d’accord. J’ai pris une décision ce jour-là de Président. Ma décision de relâcher la

contrainte performance avait permis l’accord. Je savais comme tout le monde que, le

temps de développer les chips, les performances auraient doublé et que l’objectif fixé

serait atteint et même dépassé. Le choix d’une technologie engage l’avenir de

l’entreprise pour longtemps. J’ai profité de notre réunion pour changer tout le processus

de développement des chips. Le plan proposé prévoyait trois itérations. Je savais par

expérience qu'en procédant ainsi nous nous lancions dans un processus non maitrisé et

que les délais seraient largement dépassés. J’ai demandé qu’on mette en place un

processus et qu’on développe des outils, de simulation en particulier, pour que les chips,

onze si je me souviens bien, soient bons du premier coup. En fait je demandais

d’appliquer la méthode Mélusine de SESA pour le logiciel. Tout s’est bien passé et ça a

été un succès remarquable, dix chips sur onze étaient bons du premier coup. Inutile

d’ajouter la fierté des équipes. C’était un exploit.

Chez BULL, je me suis ainsi servi d’une expérience acquise à la SESA. Les sociétés qui

fabriquaient les portillons pour le système de péage pour le RER savaient faire les

portillons mais pas les logiciels. Quand ils nous ont confié la réalisation du logiciel, j’ai

pensé que ce serait très simple. Je n’ai même pas étudié le cahier des charges. J’ai

confié la réalisation à un programmeur et fixé un prix ridiculement faible. Le jour de

l’inauguration par le Ministre, ça s’est planté (en fait ça se plantait tous les jours). Le

Ministre ne s’en est pas aperçu parce qu’avec la direction générale de la RATP nous

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avions prévu que si quelque chose ne marchait pas, pour des raisons de sécurité, en

mettant n’importe quel morceau de papier ça ouvrirait les portillons. Je crois qu’on était

fin décembre. Ma réaction a été de dire : « Vous nous laissez tranquilles, je ne veux voir

personne de la RATP sur le site et le 31 mars nous vous livrons un système en état de

marche. » J’ai demandé à Jacques Arnould qui n’avait pas plus que moi suivi ce projet

de mettre au point une méthode industrielle pour fabriquer les logiciels. Fabriquer un

logiciel n’est pas de l’artisanat, même s’il n’y a qu’un exemplaire. J’ai suggéré de

s’inspirer des matériels électroniques. Pour la mise au point et diminuer la

combinatoire, on découpe en circuits imprimés, châssis, armoires. On teste les circuits

puis les châssis puis les armoires, ainsi de suite. Jacques Arnould a travaillé avec

l’équipe et on a mis au point une méthode en séparant spécification et fabrication. On

s’est séparé des programmeurs et on a embauché pour les tâches de fabrication des

jeunes bac moins 2. Jacques a appelé un ancien sous-officier à la retraite pour diriger un

atelier de fabrication. Le logiciel était découpé en pièces de l’ordre chacune d’environ

200 instructions pour réduire la combinatoire.

Philippe Picard : C’était à quelle période ?

Jacques Stern : Ce devait être en 1966. La SESA n’avait que deux ans. L’équipe qui

faisait la spécification, faisait en même temps la spécification du test pour tester toutes

les combinaisons. Et on faisait fabriquer par d’autres de manière à ce que, s’il y avait

une ambigüité dans la spécification, elle apparaisse automatiquement. A l’époque ça

nous a permis de faire des logiciels d’une fiabilité inconnue jusque là. On n’aurait

jamais pu réussir Transpac sans Mélusine. Jacques Arnould et François Poncet, qui a

travaillé avec lui, sont les artisans de la réussite de SESA et de sa réputation. C’est cette

expérience que j’ai pu transmettre à BULL. On a livré et installé des DPS7 dans les

délais chez le client, en un temps record et avec une fiabilité inconnue jusqu’alors. J’ai

même eu des problèmes avec des clients qui voulaient renégocier les contrats de

maintenance. Ils me disaient payer un prix exorbitant alors qu’ils n’avaient pas vu un

responsable de maintenance depuis 3 ans ! J’ai dû demander au réseau commercial que

la maintenance visite périodiquement les clients même en absence de pannes.

Je ne me suis vraiment rendu compte de ce que mon expérience à la SESA représentait

qu’après l’avoir quittée. Je ne savais pas ce qu’était une entreprise en 1964 ! Je n’avais

aucun modèle. Nous débutions tous. Je n’avais pas de Comité de direction, on avait

essayé quelques semaines seulement et on a vite constaté l’inutilité de se retrouver. Tout

le monde était au courant de ce qu’il devait connaitre. Quand on avait quelque chose à

discuter, ceux qui étaient concernés se mettaient autour d’une table. La porte de mon

bureau était toujours ouverte et tout le monde pouvait venir me voir s’il avait quelque

chose à discuter ou besoin d’un avis. J’ai d’ailleurs continué cette pratique à BULL.

Philippe Picard : Je fais une parenthèse, en tant que client, on avait exigé N fois

d’avoir un organigramme de la SESA. Je n’ai jamais réussi à l’avoir !

Jacques Stern : Pierre Chavance, l'adjoint de Georges Pébereau, qui avait été directeur

adjoint de la CII et chargé par la CGE du suivi de SESA, demandait en permanence des

budgets, des prévisions de chiffres d’affaires, de profit. « On vous donnera nos

prévisions à la fin de l’année quand elle sera terminée. » On avait un organigramme

mais on refusait de le publier à l’intérieur comme en dehors. Tout le monde connaissait

sa position dans la société. On était en fait très structuré à l’intérieur de l’entreprise mais

24

on travaillait tous aussi bien verticalement que transversalement. La communication

marchait bien et dans tous les sens. Je crois que je n’ai pratiquement jamais donné une

instruction à la SESA mais seulement mon avis. Tout le monde exprimait son avis. Petit

à petit ça convergeait et la décision s’imposait. J’ai continué ainsi à BULL. Cela

déroutait certains mais nombreux étaient ceux qui n’hésitaient pas à franchir ma porte

pour me présenter une proposition ou un appel d’offres pour recueillir un avis. Quand

j'émettais un avis ce n’était pas interprété comme une décision. On ne craignait pas de

me dire si j’avais tort, ou que ce que je disais était faux. Je n’ai jamais eu le sentiment

de diriger à la SESA ni de manager. Ca marchait bien, les gens se connaissaient depuis

le départ. Le turnover était pratiquement nul, 3 à 4 % contre de l’ordre de 20 % ailleurs.

L’état d’esprit à la SESA ce n’est pas moi qui l’ai créé, il s’est créé au fur et à mesure

du développement de l’entreprise par tout le monde. J’ai découvert ce qu’était une

entreprise normale quand je suis arrivé chez BULL, je pense que je n’ai toujours pas

encore tout découvert. J’ai compris que j’avais vécu à la SESA une situation unique et

je me sens toujours redevable envers tous les collaborateurs. En fait nous avons tous

décidé ensemble comment nous souhaitions travailler.

Philipe Picard : Ce qui nous intéresserait, pour continuer sur l’époque BULL, c’est que

tu nous indiques les grands axes stratégiques qui t’ont inspiré, et en particulier que tu

reviennes sur la coopération européenne, le groupe des 12, la question des systèmes

ouverts et des standards. Jacques Printz aimerait également que tu évoques en creux le

problème de l’informatique militaire.

Jacques Stern : C’est vraiment en creux et en négatif que je peux le faire, car toutes les

entreprises du secteur militaire étaient déterminées à fermer ce marché à BULL. Des

sommes importantes ont été distribuées par la DGA à ces entreprises. Alors qu’ADA

était né chez BULL nous n’avons jamais pu obtenir un soutien de la DGA pour le

développement d’un compilateur ADA sur le mini 6, ce qui fermait automatiquement le

marché militaire. Pendant toutes mes années BULL j’ai dû subir une position

incohérente à notre égard de la part de l’Etat. L’influence politique de ces groupes était

considérable. Dans le secteur militaire, on soutenait aussi des sociétés comme

Electronique Dassault ou Matra. J’ai compris durant cette période que le contrôle

d’Europe numéro 1 par Matra n’était pas un gadget. La France n’aimait pas son

informatique, pour la CGE et Thomson c’était juste un moyen de se renforcer dans leur

secteur de prédilection. Ils n’ont jamais investi lorsqu’ils ont respectivement contrôlé

CII pour l’un et CII-HB pour l’autre. Lorsque BULL s’est trouvé indépendant, nous

sommes devenus la cible des deux.

Une anecdote que je n’ai jamais rendue publique. Lors de mon entretien avec Pierre

Dreyfus il m’a fait d’entrée cette confidence. Ma nomination avait été plus difficile que

prévue. Plusieurs Ministres dont le Premier ministre avaient fait part de leur désaccord.

Tous s’accordaient selon lui sur le fait que j’étais le candidat de la situation, mais

n’était-il pas temps de sortir de l’informatique ? Dans cette hypothèse je n’étais

certainement pas le bon choix. IBM avait des usines en France, un Centre de Recherche

à la Gaude près de Nice, etc. Pourquoi s’obstiner ? C’est sûrement un pur hasard si

Jacques Maisonrouge, président d’IBM World Trade, a été nommé Directeur Général de

l’Industrie en 1986. Ma nomination à BULL a été décidée par l’Elysée avec un fort

soutien de Pierre Dreyfus. J’ai appris qu’elle avait eu aussi le support d’Ed Spencer,

25

Président d’Honeywell qui me connaissait et avec qui j’avais négocié, à sa demande,

une filiale commune spécialisée dans les réseaux.

Georges Pébereau a tout fait dès ma nomination pour nous fermer les portes de la DGT

en dehors de la pure gestion et pour contrer mes velléités d’être un acteur international

dans les réseaux informatiques et de livrer des systèmes complets à nos clients. Il faut

peut-être chercher là une raison pour laquelle la candidature de Gérard Théry un temps

favori de l’Elysée n’a pas été retenue.

Philippe Picard : Souviron et Théry ont essayé de faire rentrer difficilement Thomson

dans les Télécoms.

Jacques Stern : Souviron et Théry ont eu une autre attitude, courageuse, celle

d’imposer une concurrence. Gérard Théry avait le soutien de Valéry Giscard d’Estaing

et la détermination de transformer et moderniser la DGT pour en faire une entreprise

performante délivrant à ses clients des services compétitifs et de qualité. Théry et

Dondoux étaient d’accord sur un point, il fallait l’appui du chef de l’Etat pour sortir les

Télécoms de la situation catastrophique d’alors. L’un auprès de Valéry Giscard

d’Estaing, l’autre auprès de François Mitterrand. Il faut rappeler pour les jeunes qu’il

fallait plusieurs années pour obtenir l’installation du téléphone chez soi et que la qualité

était parmi les plus mauvaises dans le monde. Comme Valéry Giscard d’Estaing a été

élu le premier, c’est Gérard Théry qui est devenu le Directeur Général des Télécoms.

Lorsque François Mitterrand a été élu, il a été écarté de la DGT, alors que tous au

Gouvernement reconnaissaient ses qualités et sa réussite exceptionnelle. Il avait

construit plus de lignes en 5 ans que pendant les 100 ans précédents. C’est Jacques

Dondoux qui a alors été nommé. Gérard Théry a été selon moi le plus grand patron de

toute l'histoire de France Télécom.

Venons-en à la stratégie de BULL. A mon arrivée j’ai demandé qu’on m’expose la

stratégie suivie. Je n’ai trouvé aucun document et personne en charge. Stratégie et

marketing étaient confondus. Il s’agissait simplement de mettre un ordinateur BULL en

face de chaque ordinateur IBM. Il suffisait d’obtenir des informations avancées sur les

plans R&D d’IBM. Il existait des officines, des consultants pour fournir ces

informations avec une fiabilité toute relative. L’information était entièrement contrôlée

par IBM. Une société, Gartner, avait été constituée pour diffuser des

informations « confidentielles » sur l’évolution des produits IBM et des prévisions de

marché avec l’accord sinon l’encouragement d’IBM. Toutes ces informations

provenaient de fuites contrôlées d’IBM. Les prévisions de marché étaient uniquement

basées sur les capacités de production IBM. Elles servaient chez BULL, pour le

marketing, à établir les plans produits. Personne ne se préoccupait de ce qu’étaient les

besoins réels des clients. Le marketing organisait des réunions avec des groupes de

clients par produits pour récolter des informations, en fait pour leur donner des

indications de croissance de leur parc « s’ils ne veulent pas prendre de retard par rapport

à la concurrence » ! Je ne comprends toujours pas comment on pouvait espérer gagner

des parts de marché sur IBM société dominante. En fait IBM avait besoin de laisser des

concurrents vivre, ou plutôt survivre, sur chaque marché national pour ne pas être

accusée d’exploiter sa position dominante.

Par ailleurs, il n’y avait pas de stratégie industrielle pour la R&D, à moins que la

situation que j’ai trouvée soit le résultat d’une stratégie. Chacune des équipes produit

26

s’organisait pour s’assurer que le produit qu’elle avait en charge soit totalement

incompatible avec les autres. Tout était conçu pour que les clients ne puissent pas faire

évoluer leurs logiciels d’une machine à la suivante. On ne pouvait pas porter un logiciel

d’application du DPS 7 au DPS 8 – les systèmes d’exploitation, les compilateurs, les

communications étaient incompatibles. Cerise sur le gâteau, le DPS 8 avait des mots de

36 bits alors qu’ils étaient de 32 sur le DPS 7. Il n’existait aucune synergie entre les

produits en R&D et en production. C’était vrai aussi sur les périphériques. Les

connexions et les contrôleurs disques étaient tous différents. On devait avoir de l’ordre

de 6 ou 7 terminaux différents et on comptait environ 2000 chaines de communication

entre eux et les ordinateurs. La semaine de mon arrivée, le département périphérique a

demandé à être reçu pour me présenter un nouveau terminal en développement déjà très

avancé et solliciter le budget de développement correspondant. Après le départ de Jean-

Pierre Brulé la Compagnie n’était plus dirigée. On avait un département compilateurs

dirigé par vous, Jacques Printz, mais il m’a semblé que chaque ligne de produit était

autonome et n’avait même pas à vous consulter. J’avais demandé si je me souviens bien

un compilateur Pascal pour le DPS 6 notre mini. Je n’ai pas pensé ajouter « langage

compatible » avec le DPS 7 évidemment !

Jacques Printz : Avec des langages maison…

Jacques Stern : Oui. Et cela a duré avec moi malheureusement. Quelques mois après

mon arrivée, Jacques vous avez demandé à être reçu. La décision de fermer le

département avait été prise et vous me demandiez conseil pour la suite de votre carrière.

Je venais d'être mis au courant que le poste de professeur informatique à Centrale allait

être disponible. Ce poste était le monopole d’IBM et pour IBM c’était une stratégie

depuis le début de bien contrôler l’enseignement supérieur. J’avais eu des échanges

assez vifs avec le directeur de Centrale à ce sujet – c’est la raison de mon information,

de plus il avait ajouté : IBM regrette mais n’a pas de candidat à me proposer. C’était une

occasion unique, je connaissais un peu Jacques, c’était pour BULL le meilleur candidat

pour cette fonction. Je lui ai proposé cette opportunité en lui garantissant son retour à

BULL s’il le souhaitait. Tout se passait bien, le directeur de Centrale avait rencontré

Jacques Printz et était d’accord avec moi. Tout allait bien jusqu’au jour où IBM a appris

ce choix. Deux jours plus tard IBM avait trouvé trois normaliens de son centre de

recherche pour le poste. C’était raté. Mais pourquoi avait-on fermé ce département juste

au moment où la maitrise des compilateurs devenait stratégique pour l’optimisation des

systèmes avec les architectures parallèles ?

L’essentiel de la stratégie, que j’ai annoncée dès le départ, était de jouer l’ouverture de

nos réseaux, de nos systèmes, parce que la seule chance que nous avions était d’être en

mesure de nous connecter aux ordinateurs et périphériques des autres constructeurs. En

un mot jouer l’interopérabilité et l’ouverture de nos systèmes. A ce moment j’ai essayé,

parce que c’était mon histoire, de me battre pour convaincre les grands constructeurs

américains : Burroughs, Control Data, Digital Equipment d’adopter des réseaux X25

pour contrer les réseaux propriétaires IBM. Là également j’ai fait preuve de naïveté. On

ne pouvait pas lutter contre la présence dominante d’IBM sur le marché. Mon message

était pourtant simple : garantissons à nos clients l’interopérabilité de nos systèmes entre

eux et avec IBM, avec des réseaux aux normes X25. C'est la seule stratégie permettant

la survie de nos entreprises face à IBM. Le discours passait bien. Malheureusement

aucun de ces patrons que j’ai rencontrés, dont certains sont devenus de bons amis,

27

n’avait le pouvoir pratique d’imposer une telle approche dans son entreprise contre son

réseau commercial. Qu’est devenu Digital Equipement ? Qu’est devenu Control Data ?

Qu’est devenu Univac ? C’étaient des entreprises merveilleuses, innovantes. Digital

Equipement et Control Data ont été en permanence des leaders dans leur domaine. On a

persévéré néanmoins et BULL, encore aujourd’hui je crois, est reconnue à juste titre

dans le domaine des réseaux. Philippe tu en as largement le mérite lorsque tu nous as

rejoints et pris la responsabilité du marché télécom. J’aurais dû comprendre la force

d’inertie des réseaux commerciaux. L’avenir m’a appris que les commerciaux n’avaient

qu’un objectif, optimiser leur commission sans s’aligner sur la stratégie décidée.

Pour les périphériques, la politique menée par BULL jusqu’alors était d’empêcher par

tous les moyens les constructeurs extérieurs indépendants français de se connecter à nos

systèmes. Il faut dire que les périphériques avaient une marge importante et

représentaient pratiquement l’activité la plus rentable, peut-être la seule. Les sociétés de

ce domaine s’étaient organisées en lobby pour lutter contre BULL, pour justifier des

demandes d’aides financières de l’Etat, pour obtenir une part garantie des marchés

publics. Dans la première quinzaine de mon arrivée, j’ai invité tous les patrons de la

péri-informatique française pour leur proposer de leur fournir toutes les spécifications

de connexion sur nos machines et leur donner également accès aux outils qui

permettraient des tests. J’ai également organisé un déjeuner avec mes anciens collègues

et amis des SSII pour leur faire part de ma décision de commissionner de la même

manière le réseau commercial, que l’on fasse appel aux équipes internes ou à des SSII

partenaires pour les prestations de logiciel. L’objectif était clair, faire des entreprises

françaises du secteur des alliées sur le marché européen.

Du côté maintenant de la Commission Européenne, c’est tout autre chose qui s’est

passé. Etienne Davignon, Commissaire en charge de l’industrie, a eu l’ambition de

renforcer les entreprises informatiques européennes par une politique de coopération

entre elles pour répartir la charge de R&D des produits sur des volumes plus grands. En

1981, je crois, il a décidé de réunir les Présidents des grandes sociétés du secteur,

environ une dizaine au total dont BULL, pour leur proposer de partager des

informations sur leurs plans produits et de collaborer entre eux pour partager les coûts

de R&D, seule stratégie pour se renforcer en Europe.

J’avais eu quelques échos, par Jean-Pierre Brulé de ces réunions. Il faut tout d’abord

rappeler que chaque pays européen avait mis en place des règles nationales pour

l’acquisition de systèmes informatiques pour leurs secteurs publics respectifs. On avait

aussi à SESA l’expérience des grands projets européens comme METEOSAT que nous

avons réalisé avec LOGICA et tous se considéraient comme meilleurs que les autres.

Aussi il a vite compris qu’il fallait que les industriels commencent à se parler et que

pour cela il disposait d’un atout de poids : l’argent de la Commission. C’est ainsi qu’est

né le programme ESPRIT. Ce qu’il voulait faire était très louable et intelligent. Pour

que les entreprises concurrentes apprennent à se parler et travailler ensemble il avait la

carotte du budget mis en place par lui pour ce programme. La Commission Européenne

financerait à 50 % des projets communs présentés par des entreprises de deux pays

européens au moins. Etienne Davignon a présenté sa proposition au moment où

j’arrivais chez BULL. Il avait obtenu pour cela un budget suffisamment conséquent,

apte à aiguiser nos appétits. Il connaissait les limites du programme et n’était pas dupe

du caractère artificiel des coopérations. Nous avons eu souvent l’occasion d’en discuter

28

ensemble. Pour lui c’était juste un début, pour que les entreprises se connaissent mieux

et décident de monter de véritables coopérations, y compris industrielles. Etienne

Davignon avait été formé par Spaak, Premier Ministre de Belgique, quelques années

plus tôt. Il a été pour moi, avec Jacques Delors, l’un des hommes les plus importants

pour le destin de l’Europe. Dommage que l’un et l’autre pour des raisons différentes

n’aient pas accepté d’assumer dans leur Pays les plus hautes responsabilités.

Dans la réalité, une très grande part des projets ESPRIT consistait seulement en une

somme de projets individuels sans véritable coopération, avec juste un habillage. C’était

également le cas des Centres de Recherche publics et universitaires. Le résultat a

cependant été globalement très positif. De plus, grâce à ESPRIT on a appris à se

connaitre, à se rencontrer, à s’apprécier. Sans ESPRIT, je n’aurais pas eu l’idée de

proposer à mes collègues de SIEMENS et ICL de créer un centre de recherche commun

consacré à l’intelligence artificielle. C’était l’époque où le Japon lançait son projet de

systèmes de 5ème

génération pour contrer les Etats-Unis et se donner une image

d’innovation qui lui manquait. Je ne connaissais rien à l’époque sur la programmation

fonctionnelle, les systèmes expert Prolog, Lisp, etc. Le Japon faisait peur, j’ai dû

apprendre très vite. Je suis parti huit jours au Japon pour essayer de comprendre ce

qu’était en réalité cette 5ème

génération et les plans qui avaient déjà été lancés. Mon idée

était simple : d’un côté sortir de notre isolement, montrer qu’on savait collaborer,

renforcer notre image et bien sûr se positionner sur ce créneau nouveau. J’ai ainsi

proposé tout d’abord au responsable SIEMENS traumatisé encore par l’affaire Unidata

et maintenant par le statut de société nationalisée de BULL de créer à trois un centre de

recherche commun en intelligence artificielle d’environ 50 personnes dont 50% du coût

serait pris en charge à part égale par nos trois sociétés, le reste provenant d’ESPRIT.

Les résultats de la recherche appartiendraient exclusivement aux trois sociétés qui

pourraient les exploiter librement pour des produits et services.

C’était ma première rencontre avec SIEMENS, ma proposition a surpris mais était

difficilement rejetable a priori. SIEMENS m’a immédiatement fait connaitre que l’idée

était bonne, qu'ils seraient certainement favorables, à la condition que ce Centre soit à

Munich, ville de leur siège. Je pense toujours que SIEMENS était persuadé que cette

exigence ne serait pas acceptée par le Gouvernement français. J’ai donné mon accord, le

Centre serait à Munich, le Directeur français, la seule chose qui m’intéressait, j’avais

déjà contacté Hervé Gallaire que j’avais connu à Toulouse et récemment embauché par

la CGE pour lui proposer ce poste si l’idée se concrétisait. Pour ICL j’étais d’accord

pour accepter le choix de la langue anglaise. J’ai pu convaincre Wilmot le nouveau

Président d’ICL. J’ai juste informé notre tutelle de notre décision. Cette approche reste

pour moi la bonne, le Centre de Munich a vite eu une réputation mondiale. Nous avons

reçu des candidatures des meilleures universités américaines. Hervé Gallaire a poursuivi

une grande carrière aux Etats-Unis en prenant la Direction du PARC, le centre de

recherche de Xerox sur le site de Stanford à Palo Alto, centre à l’origine du Mac Intosh

d’Apple, puis il est devenu le Directeur de la Recherche du Groupe Xerox. Nous avons

d’excellents chercheurs en France, parmi les meilleurs, dommage qu’ils cherchent

surtout à travailler de préférence avec des sociétés américaines ou même à s’expatrier

aux Etats-Unis. Pour le reste ESPRIT nous a plutôt coûté de l’argent. Nous financions

des coopérations sur des projets ne concernant pas notre stratégie. J’ai surtout passé du

temps à arrêter des projets. Par la suite après mon départ de BULL j’ai eu une ambition

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trop grande de vouloir entrer sur le marché des supers calculateurs. J’ai eu un grand

support d’ESPRIT, malheureusement avec les règles édictées. J’ai rencontré beaucoup

de difficultés que je n’avais pas anticipées. J’ai vécu un grave échec dont je suis encore

mal remis. J’assume la totale responsabilité de cet échec.

Bien avant ESPRIT, de grands projets européens ont été lancés qui ont fortement

renforcé l’Europe. Pour des sociétés comme les nôtres, LOGICA et SESA, ils ont été

déterminants et sont à l’origine de notre forte croissance et de notre capacité à gérer de

grands projets. Sans eux, nous n’aurions certainement pas eu même l’idée de nous

positionner pour la maîtrise d’œuvre de projets comme Transpac. Pour ces projets

c’était les mêmes règles de coopération qu’ESPRIT et elles ont souvent conduit à des

situations aberrantes, par exemple le développement d’un ordinateur nouveau avec une

unité centrale conçue par une société anglaise Ferranti, un système mémoire par une

allemande SIEMENS, un système d’exploitation et des compilateurs d’un tiers pays,

l’application par des sociétés françaises. Ce fut en particulier le cas d’un système de

contrôle du trafic aérien où SESA était associée à Thomson et que nous avions perdu

logiquement au bénéfice de Computer Science et IBM si ma mémoire est correcte. Ces

alliances de circonstances ne pouvaient pas gagner et heureusement ! C’est la raison

pour laquelle, après cet échec j’ai décidé à la SESA notre alliance stratégique avec

LOGICA pour tous les projets européens. Nous avons gagné ensemble pratiquement

tous les appels d’offre comme METEOSAT ou EIN. De plus nous avons beaucoup

appris l’un de l’autre. Sans cette coopération nous n’aurions certainement jamais été

dans les réseaux X25.

Philippe Picard : Ce n’était pas une alliance de circonstances…

Jacques Stern : C’était bien une alliance stratégique. On ne peut pas réussir avec des

alliances au coup par coup. C’est en tous cas ainsi que Philip Hughes, un personnage

exceptionnel, qui dirigeait LOGICA, qu’il avait créée avec d’anciens de BP, et moi

avions en 1973 conçu cette coopération. Nous nous étions déjà rencontrés, je crois que

nous nous estimions tous les deux. Nous avons juste rédigé un accord sur une page

après une petite heure de conversation dans mon bureau, alors à Puteaux, et avant un

déjeuner. Pas d’avocats, pas de juristes, rien du tout. Si on commence à faire un papier

juridique, il y aura toujours l’un des nôtres pour remarquer « tiens, mais là il y a une

faille, on pourrait peut-être en profiter … ». Notre entente a duré tout le temps que j’ai

passé à SESA et Philip est resté un ami des plus chers. On a ainsi gagné ensemble

beaucoup de projets mais il y en a un projet qu’on a perdu : c’était pour les Douanes.

C’était un projet qu’on connaissait parfaitement bien. Nous nous étions présentés avec

la SEMA comme sous-traitant vers 1970 pour SOFIA, le projet français. Nous avions

perdu contre Computer Science qui n’avait pratiquement personne en France mais des

références sur des grands projets pour la Défense aux Etats-Unis. La décision avait alors

été prise par Valéry Giscard d’Estaing, ministre des Finances. J’avais été convoqué par

son cabinet qui me demandait de nous associer à Computer Science pour un transfert de

compétences en France. J’ai bien évidemment refusé et affirmer que nous avions un

accord avec SEMA et qu’il n’était pas question de le rompre. Finalement, SEMA et

nous avons eu une part de la réalisation du logiciel sous la direction de CSC. Nous

n’avons rien appris si ce n’est que CSC n’avait pas une supériorité particulière que nous

ne possédions pas mais nous avions gagné une référence prestigieuse que nous ne

méritions point. On a perdu donc cet appel européen pour les douanes, pour lequel nous

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étions associés à LOGICA. Nous avons eu 0 pour la note administrative ! Ainsi on a été

éliminés malgré le fait que nous étions les mieux placés de tous les concurrents

financièrement, techniquement et bien sûr avec notre référence SOFIA en particulier.

Puisque nous parlons stratégie, pour revenir à votre stratégie chez BULL...

Jacques Stern : Quand je suis arrivé chez BULL, j’ai eu deux priorités. La première a

été de mettre en place une véritable stratégie et de la faire respecter. A priori la stratégie

d’ouverture que j’ai proposée a été comprise de tout le monde, ce qui ne signifie pas

acceptée. Dès que vous parlez d’ouverture c’est une contrainte et la seule façon de

gagner c’est d’accepter d’affronter les risques de la concurrence – les refuser c’est la

garantie de l’échec. L’autre priorité était de restaurer au plus vite la qualité des produits

et des services, en particulier de maintenance. Avec Francis Lorentz et sous son autorité

nous avons rapidement mis en place un programme qualité totale, qui a eu des résultats

spectaculaires très vite et qui a permis de résoudre des dysfonctionnements graves dont

nous souffrions financièrement et en termes d’image. J’avais à mon arrivée demandé

qu’on résolve au moins un problème « simple » dont j’avais souffert à la SESA : livrer

des ordinateurs avec des câbles compatibles avec les ordinateurs, en particulier pour le

mini 6. Un an après, faisant le point et espérant naïvement là au moins une bonne

nouvelle j’apprends que le problème existe toujours et d’ailleurs IBM a le même

problème non résolu ! Francis a décidé deux ans après de mettre une équipe qualité sur

ce problème. Trois mois plus tard le problème avait été diagnostiqué et résolu. Francis a

réussi à imposer à toute l’entreprise le concept de qualité totale, à former tous les cadres

à la méthode. Le retour à une situation bénéficiaire, toujours précaire, est largement dû à

ce plan. C’est une réussite qui a plus tard inspiré Renault. Elle a redonné de la fierté,

d’abord à notre personnel, mais aussi à nos clients. Nous étions le dernier constructeur

dans toutes les statistiques de qualité de service, en France et ailleurs, et en trois ans

nous sommes passés premier.

Pour les décisions stratégiques je me suis heurté à une culture d’entreprise que je ne

soupçonnais pas et je crois qu’aujourd’hui encore je n’ai toujours pas comprise. Francis

a certainement été autant désorienté que moi. A la SESA, quand on prenait une

décision, tout le monde concerné suivait, on n’avait même pas besoin de contrôler. Je

me souviens d’un cas qui m’a le plus choqué. Francis avait pris la décision en Comité

stratégique d’arrêter un développement logiciel de GCOS7. Un an après le responsable

GCOS7 fait un point d’avancement sur ce logiciel au comité stratégique. Francis faisant

part de sa surprise, la décision ayant été prise d’arrêter ce logiciel un an auparavant, le

responsable ose répondre : « En effet la décision avait bien été prise mais je n’ai pas

reçu d’instruction que cette décision devait être exécutée !! » Dans quel monde étions-

nous et comment manager une entreprise de cette taille où on décide plus en fonction de

son intérêt personnel que de celui de l’entreprise et où chaque petit chef se considère

plus compétent que son patron ?

J’ai mis du temps à réaliser que notre obstacle principal pour les systèmes UNIX ce

n’était pas la concurrence mais notre propre réseau commercial dont la seule ligne

directrice était l’optimisation des commissions.

Ensuite, je me suis rendu compte que toute l’entreprise était en fait en

dysfonctionnement. La filière NMOS de composants que j’avais décidé de fermer

quelques jours seulement après mon arrivée, fonctionnait toujours plus d’un an plus tard

31

et le personnel n’avait pas été informé. François Sallé, ancien Directeur de la CII, qui

était Directeur de la Recherche et de la Technologie, est venu me solliciter pour aller

aux Clayes expliquer l’arrêt au personnel. Environ deux ans après j’ai découvert que la

filière était toujours en place ! Dès mon arrivée j’avais demandé au même François

Sallé de m’expliquer notre stratégie en matière de recherche. J’avais vu en effet plein de

petits projets de recherche à gauche et à droite, y compris avec des financements

européens sans liens apparents avec l’entreprise. La directive de la Direction précédente

était d’autoriser tous les projets de recherche pour lesquels il y avait un financement

extérieur d’au moins 50 %. Il n’y avait rien sur le fait que le résultat de la recherche

conforte la stratégie de BULL. Seul comptait un financement à 50 %. Nous avions des

projets de recherche dans des domaines qui n’avaient rien à voir avec l’entreprise, mais

vraiment rien. J’ai rapidement embauché, comme adjoint de François Sallé, Zylberstein,

un physicien que je connaissais travaillant chez Thomson dans sa division Composants,

pour prendre en charge les composants. Pour la Recherche j’ai fait venir Gérard

Roucairol. J’ai eu du mal à l’obtenir. La réputation de BULL était désastreuse dans le

milieu de la Recherche. Il était responsable de l’informatique à Orsay à ce moment-là. Il

est président de l’Académie des Technologies maintenant.

Jacques Printz : Il était le patron du LRI.

Jacques Stern : Je cherchais quelqu’un, je ne le connaissais pas à l’époque. Je lui ai

demandé de venir me voir et à la fin de notre entrevue je lui ai proposé de venir chez

nous, nous avions besoin de lui. Il était plutôt réservé, il était bien noté dans le monde

académique, on n’avait pas une réputation pour l’attirer chez nous. Mais finalement, il

est venu !

Quand je suis arrivé à la tête de BULL je ne savais pas comment on négociait avec le

Trésor. J’avais vu auparavant Francis Lorentz deux fois. Je l’ai appelé pour lui proposer

de venir travailler avec moi. Il s’est renseigné, il est venu et on a vite appris à travailler

ensemble. On ne peut pas dire qu’il n’y avait pas de tension de temps en temps, mais on

toujours travaillé tous les deux en bonne intelligence et dans un climat de confiance

totale. Il a été la pièce essentielle de toutes les négociations avec l’Etat. Je me suis rendu

compte que j’étais incompétent dans ce domaine-là face à des Pébereau, à des Gomez et

d’autres. Francis et moi étions très complémentaires. Il apportait des compétences et des

savoir-faire que je ne possédais pas. Mais au-dessus de tout nous avions cette capacité

d’échanger et de nous consulter en permanence sur tous les sujets. En très peu de temps

je n’avais plus rien à apprendre à Francis sur l’informatique. En lui proposant de nous

rejoindre j’avais plusieurs objectifs. Tout d’abord je n’aime pas me trouver seul à

diriger, j’ai besoin d’un alter ego pour échanger des avis. C’est ainsi que j’ai toujours

travaillé avec Jacques Arnould à la SESA et ça a très bien fonctionné avec Francis de la

même manière. J’avais aussi la nécessité de faire venir chez BULL quelqu’un qui a

l’expérience des cabinets ministériels, des partis politiques. Deux jours après ma

nomination j’ai appris qu’il y avait, quasi officiellement et acceptés par la Direction, des

groupes politiques dans l’entreprise, RPR, communistes, socialistes, et simultanément

que le groupe socialiste s’était violemment opposé à ma nomination à l’Elysée. J’ai

immédiatement interdit les groupes politiques, ils distribuaient des tracts à la sortie des

établissements et tenaient leurs réunions dans l’entreprise. Mais cela avait laissé des

traces et j’ai subi rapidement des attaques des nouveaux arrivistes dans les Cabinets et à

la Mission informatique. Ils n’avaient pas été consultés pour ma nomination, je n’étais

32

pas non plus des leurs, ni leur candidat. Je me préparais à partir à n’importe quel

moment. Francis m’a soutenu par ses propres réseaux de sa propre initiative. C’est

également une des raisons importantes de mon choix de l’appeler auprès de moi en

dehors de ses compétences et expériences. J’avais besoin d’assurer la continuité de

l’entreprise. Mes rapports avec Jean-Pierre Chevènement furent difficiles au début,

surtout du fait de l’action de certains de ses collaborateurs. Ils sont devenus quasi

amicaux par la suite. Avec Laurent Fabius j’avais demandé à être reçu, pour lui

demander de ne rien dire sur notre stratégie sans me consulter au préalable. Influencés

par IBM certains lui avaient fait dire à des journalistes qu’il nous faudrait sortir des gros

ordinateurs pour nous concentrer sur les minis. A l’issue d’une réunion à laquelle il

m’avait convoqué, Gaston Deferre était allé demander ma tête à l’Elysée parce que je

refusais de le suivre dans des actions que je jugeais irréalistes ou dangereuses pour

l’avenir de BULL. J’ignorais qu’il fallait toujours dire oui, ça n’engageait à rien. La

CGE avait rétabli ses relations avec les nouveaux élus et, bien qu’amis, ne manquait

aucune occasion de nous mettre en difficultés. J’avais besoin que Francis apprenne vite

et puisse prendre les rênes de l’entreprise en cas de départ forcé.

Je pense que les deux grandes actions qu’on a pu lancer, Francis et moi, et qui ont été

bénéfiques pour BULL, ont été cette action sur la qualité et notre stratégie d’ouverture.

J’ai dès le départ essayé d’infléchir notre stratégie produits vers un monde UNIX. Il

fallait promouvoir les systèmes ouverts et affronter la concurrence. Notre avenir n’était

jamais assuré et resterait précaire. Nos clients étaient trop dépendants de nos produits

propriétaires et la sagesse leur recommandait de migrer vers des produits IBM ou

compatibles. Nous représentions environ 5 % du marché mondial, IBM 80 %. Avec des

systèmes ouverts, nos clients étaient libres. Notre seul challenge était d’être bons, si

possible les meilleurs. La taille jouait peu.

Pouvez-vous nous parler de votre stratégie d'ouverture ?

Jacques Stern : La solution d’aller vers des systèmes UNIX voulait dire que tous les

systèmes de tous les fournisseurs étaient compatibles, qu’avec des réseaux ouverts tous

pouvaient communiquer. On participait à un marché ouvert. Ca a toujours été ma

volonté – et d’ailleurs Jacques Arnould vous le confirmera – c’était toute la philosophie

qu’on avait à la SESA, laisser nos clients libres. On a réalisé de nombreuses études de

systèmes pour nos clients, souvent à notre initiative pour résoudre des problèmes qu’ils

n’avaient pas identifiés mais étaient cruciaux pour leurs activités. Pour ces études nous

chiffrions les coûts et délais pour les fournitures et l’exploitation. Ces études leur

appartenaient et la réalisation pouvait être confiée à nos concurrents, mais ils avaient

toujours un engagement ferme de notre part pour la fourniture. C’est une utopie que de

confier des études de systèmes sans garantie de faisabilité. Cela explique beaucoup des

échecs de très gros projets dénoncés par le client après des dépenses considérables.

Je me rappelle que les commerciaux d’IBM, quand ils étaient en concurrence avec nous,

ne présentaient pas des arguments techniques ou financiers contre BULL, leur outil de

vente était simplement le bilan de BULL : « Vous êtes sûrs de pouvoir faire confiance à

BULL dans le moyen ou le long terme ? » On réussissait très bien en Espagne dans le

domaine bancaire, on avait sorti plusieurs clients d'IBM avec une stratégie

particulièrement adaptée aux Caisses d’Epargne régionales. On avait bougé des

machines IBM parce qu’on avait une très bonne solution applicative. Le directeur de

notre filiale me demande de le recevoir. L’un de ses principaux clients, la Caisse

33

d’Epargne de Barcelone que j’avais visitée quelques mois plus tôt, venait de recevoir

une étude d’Arthur Andersen qui montrait que le marché bancaire était dominé

largement par IBM et que BULL risquait de disparaitre, créant un risque grave pour sa

banque. Arthur Andersen recommandait de faire comme toutes les autres grandes

banques : migrer sur les machines IBM. J’ai reçu le président de la Caisse d’Epargne

avec nos responsables commerciaux espagnols. J’ai tenu le discours suivant : « Vous

dire que l’avenir de BULL n’est pas aussi assuré à terme, je ne peux que vous le

confirmer. Je ne peux pas vous garantir que BULL existera dans dix ans, ce serait

malhonnête de ma part. Mais je suis persuadé qu’on est là pour longtemps encore. Et

pour le moment nos solutions permettent de très bien marcher et vous donnent entière

satisfaction ainsi que nos services. Deuxièmement, je peux vous garantir que dans dix

ans IBM existera encore – je ne m’étais pas rendu compte que là je prenais en fait un

risque – vous aurez le temps d’aller sur des machines IBM dans le futur. Pour le

moment vous êtes bien servis, vous avez une qualité de service parfaite, vos machines

vous conviennent parfaitement, pourquoi vous créer des problèmes risqués de

migration ? » Et il nous a gardés !

Pour finir que retirez-vous de ces deux expériences qu'ont été la SESA et BULL ?

Jacques Stern : J’ai eu le privilège de vivre deux expériences professionnelles

contrastées. Quitter SESA pour aller chez BULL m’a permis avec le temps de

comprendre sans étonnement que j’étais programmé pour travailler au sein d’une

culture SESA. Ce départ m’a beaucoup coûté mais m’a permis de passer le flambeau à

Jacques Arnould. Cela faisait près de 20 ans qu’on travaillait ensemble, il était temps. A

BULL j’ai découvert la Haute Administration, notre nouvelle Aristocratie. J’ai

rencontré là des hommes extraordinaires totalement dévoués à l’Etat, d’autres assez

nombreux dévoués à eux-mêmes. J’ai aussi essayé de comprendre comment

fonctionnaient les commerciaux, sans succès. Cela m’échappe toujours d’avoir pour

seule motivation l’argent. Au bout de près de dix ans je ne supportais plus la tutelle de

l’Etat et l’incertitude de mes collaborateurs à mon égard. A chaque renouvellement

ministériel ou de majorité, mon poste comme celui des autres présidents de Sociétés

Nationales était remis en question. L’incertitude durait des semaines parfois des mois.

Les clients me répétaient à chaque fois ce que disaient nos concurrents : « Etes-vous

sûrs que Stern sera encore là ? » Comment diriger dans l’incertitude ? J’ai donc profité

d’un renouvellement où j’étais garanti de rester pour annoncer à l’Elysée et au Premier

ministre mon souhait de ne pas être nommé à la condition de nommer Francis Lorentz.

Le moment était venu pour laisser ma place à Francis. Je n’avais pas anticipé le prix que

les Cabinets lui feraient payer de ne pas avoir été consultés. Cela m’a appris que je ne

suis pas en fait un homme d’affaires. Je n’aurais jamais pu construire ce que Serge

Kampf a magnifiquement réussi. En fait je suis resté un simple ingénieur et c’est très

bien ainsi.

34

Glossaire

CEAM Centre d’Expériences Aériennes Militaires.

CMOS La technologie CMOS, ou Complementary Metal Oxide Semiconductor,

est une technologie de fabrication de composants électroniques et, par

extension, l'ensemble des composants fabriqués selon cette technologie.

LAP-B Link Access Procedure Balanced

C’est un protocole orienté « bit », dérivé du protocole HDLC. LAP-B

est décrit dans la Recommandation ITU-T X.25 et dans l’ISO/IEC

7776.

LRI Laboratoire de Recherche en Informatique.

C’est une unité mixte de recherche d'informatique fondamentale et

appliquée appartenant à l'Université Paris-Sud et au Centre national de

la recherche scientifique.

MULTICS Multiplexed Information and Computing Service. C’est le nom d’un

système d’exploitation en temps partagé. Il fut conçu conjointement par

le MIT, les laboratoires Bell et General Electric. Le système MULTICS

a été au catalogue de BULL dans les années 1980. Plusieurs organismes

de recherche, dont le CNET, en ont acheté un.

NMOS N-type Metal Oxide Semi conductor

Programme ESPRIT European Strategic Program on Research in Information

Technology

Programme financé par la Communauté Européenne de projets de

recherche précompétitifs avec comme caractéristique d’obliger la

coopération d’industriels de pays différents.

Projet MAC Projet lancé en 1963 et financé par DARPA (Multiple Access

Computer) ayant contribué à développer les systèmes en temps partagé.

Le système MULTICS est directement issu de ce projet.

SINTRA Société Industrielle des Nouvelles Techniques RAdioélectriques

Société pionnière de visualisation par écran cathodique, devenue Sintra-

Alcatel en 1982 et rachetée par Thomson-CSF en 1985.

SOFI/SOFIA Famille de projets d’informatique douanière (voir

http://temis.documentation.developpement-

durable.gouv.fr/documents/temis/5134/5134_1_2.pdf)

STRIDA Système de Traitement et de Représentation des Informations de

Défense aérienne

STTA Service Technique des Télécommunications de l’Armée de l’Air (voir

http://www.eurosae.com/pages/comaero/Bergounioux_Electronique.pdf

35

STTE Service Technique des Télécommunications et des Equipements

aéronautiques

TRT A l’époque, filiale française de Philips, spécialisée en télécom

(essentiellement systèmes de transmission, faisceaux hertziens,

modems, etc.), impliquée dans Transpac pour industrialiser le CP 50,

machine conçue par TIT (M. Benmussa). Voir le site des anciens de

TRT (http://amitrtlu.free.fr/vraivie/encore%20x25.htm).

36

37

Les débuts du marketing des

télécommunications professionnelles

1968-1978 par Philippe Picard

Ce document résume le début des activités de marketing pour le secteur des

télécommunications professionnelles à la DGT. Il s’agit d’un témoignage personnel

portant sur une période déjà vieille d’une quarantaine d’années, avec donc le danger

d’anachronisme.

La période choisie est symbolique : elle va de la création de la sous-direction de la

téléinformatique et des réseaux spécialisés à la création de la société Transpac.

Le contexte de départ Les télécom françaises au milieu des années 1960 étaient celles d’un pays sous-

développé et le pays était en queue de peloton des pays industriels. C’était l’époque du

« 22 à Asnières ». Les étapes du rattrapage français des télécom sont bien connues 2. A

l’époque du S63, de la gestion de la pénurie et des files d’attente, de la vente des

avances remboursables, il est clair que le marketing n’était pas une préoccupation pour

la DGT. Le rattrapage s’est finalement révélé assez rapide, mais cependant plusieurs

facteurs ont conduit à mettre en place une organisation ad’ hoc pour traiter les besoins

des entreprises, notamment avec les besoins de l’informatique naissante, sans attendre le

règlement du problème général.

La prise de conscience de l’importance des transmissions de données

Le lancement du Plan Calcul (1966)

Le Plan Calcul, connu avant tout pour son volet industriel avec la création de la CII, a

eu bien d’autres domaines d’action sous l’impulsion de la Délégation à l’Informatique :

recherche avec l’IRIA, développement de l’informatique dans l’administration, etc.

Pour ce qui est des transmissions de données, au-delà des échanges avec la DGT,

l’action principale de la Délégation à l’Informatique fut le lancement du projet

Cyclades.

La prise de conscience économique : le « pari informatique » de Pierre Lhermitte,

rapport au CES (1967)

Le rapport Lhermitte au Conseil économique et social, rédigé en 1967 et publié sous le

titre « LE PARI INFORMATIQUE » a marqué son époque par l’exhaustivité des

domaines examinés, de la technologie aux applications en passant par l’enseignement.

2 Voir par exemple Marie Carpenter « La bataille des télécoms, vers une France numérique » publié chez

Economica, 2011

38

Ce rapport aura marqué son époque pour l’informatique professionnelle comme l’a fait

dix ans après le rapport Nora-Minc pour la télématique.

Le problème des transmissions de données y est largement traité en insistant sur le

risque pesant sur le développement de l’informatique à cause du sous-développement

téléphonique. Tout en ne remettant pas directement en cause le monopole des PTT, il

évoque nettement l’hypothèse de la création d’un réseau dédié aux transmissions de

données dans les années 1972. En fait, cette idée a été reprise par Pierre Lhermitte

lorsqu’il créa en 1972 un groupe d’étude interentreprises, pour étudier la faisabilité d’un

réseau de transmissions de données partagé (voir le §Transpac).

Les besoins naissants de l’informatique civile :

En dehors des besoins militaires (par exemple le réseau STRIDA), les transmissions de

données ont démarré en France selon deux axes principaux :

Les premiers réseaux internes aux entreprises des grandes organisations : l’essentiel

des besoins étaient l’échange de données pour traitement en temps différé. Les

réseaux « temps réel » en étaient encore à leurs débuts avec l’émergence des

technologies informatiques nécessaires 3. Par exemple le système TGA initié en

1968 et consistant à équiper les agences commerciales d’EDF de terminaux à écran

accédant en direct aux fichiers des clients était considéré comme projet d’avant-

garde. Le système civil le plus avancé était probablement le réseau de réservation

d’Air France, avec un réseau très sécurisé (configurations en boucle)

Les services en ligne :

o Service bureau de traitement à façon et échange de données via

télétransmission par lots (remplacement progressif du « veloprocessing » et

transport de bandes magnétiques)

o Le « time sharing » interactif (annexe 2) comme le service de Bull-General

Electric accessible via le réseau téléphonique et quelques concentrateurs

privés accédant au système central via des liaisons spécialisées multiplexées.

La création d’une organisation ad’ hoc Ces différents facteurs ont donc conduit la DGT à créer une petite structure ad’ hoc, la

Sous-Direction Téléinformatique et Réseaux spécialisés (SD/TRS). Avec le recul, on

peut considérer que sa fonction était essentiellement de type marketing. Mais signe des

temps, elle fut rattachée à la Direction Equipement et Marchés 4 à dominante

technique ! Ce n’est que quelques années plus tard que bien naturellement, elle fut

intégrée à la Direction Commerciale et Télématique (DACT) (voir en annexe 3 les

principaux acteurs de cette époque).

Le rôle de la SD/TRS fut principalement axé sur des tâches de direction générale, même

si une cellule opérationnelle (Agence Commerciale TRS, ou ACTRS) fut créée pour le

traitement des dossiers des grands clients, en relation avec les services d’exploitation.

3 Les moniteurs transactionnels comme CICS d’IBM ou TDS de BULL, les frontaux de télécom capables

de gérer les réseaux de terminaux, etc. 4 Ancêtre de la Direction de la Production, en charge des programmes techniques et des marchés

d’approvisionnement de la DGT.

39

Il faut dire cette organisation fut mise en place de façon progressive et pragmatique : la

formation et la culture des cadres de la DGT de l’époque (principalement les ingénieurs

des télécom) ignorait quasi totalement (et peut être méprisait un peu) ce que l’on appelle

aujourd’hui le marketing !

Ci-dessous, on trouvera les principaux domaines d’action de cette équipe :

Contribution à la définition de la stratégie de l’offre (avec le CNET) et tarifaire

(avec la DACT et le SPEE)

Défense des budgets d’investissement spécifiques et pilotage du lancement des

nouveaux produits

Relations à caractère stratégique (acteurs économiques nationaux, industriels,

CEPT)

Promotion et relations publiques (brochures – annexes 4 et 5 –, participation au

SICOB 5, création d’un centre de promotion permanent, le Centre de Promotion de

la Téléinformatique)

Marketing opérationnel :

o Support technico-commercial des grands clients

o Agence commerciale spécialisée ACTRS chargée de piloter la construction

des grands réseaux de liaisons spécialisées

Sans étude théorique préparatoire l’organisation mise en place permit à l’activité TRS

de fonctionner en mode réseau entre quelques petites équipes dédiées :

Département des LGD et correspondants en DRT pour la construction et

l’exploitation des divers produits

Département du CNET, puis groupement TRS

Direction commerciale et SPEE (pour les tarifs)

Le tableau ci-dessous résume les rôles des diverses équipes :

5 La première participation de la DGT au SICOB fut en 1969 en exposant comme produit principal le

TELEX à 200 Bauds !

40

Fonctions marketing Deux fonctions essentielles de marketing méritent d’être détaillées.

La connaissance du marché

Bien entendu, le contact quotidien et opérationnel avec les grands clients était une

source d’information au fil de l’eau. En fait les études du marché furent une synthèse de

nombreuses actions.

Une expression collective des besoins fut exprimée en permanence par les clubs

d’utilisateurs comme le CIGREF. Les demandes portaient avant tout sur les tarifs et la

qualité (délais de raccordement et de réparation)

La CEPT 6 était un terrain important de contacts et d’échanges non seulement

techniques, mais également commerciaux et stratégiques entre les divers PTT. Une

grande étude de marché européenne fut lancée en 1970, EURODATA dont la première

version fut disponible en 1972. Un groupe de travail spécial consacré à la

téléinformatique fut créé pour échanger sur les divers problèmes de stratégie et de

prévision.

Le CCITT avait également créé des groupes de travail spécialisés, canalisant les

échanges techniques sur l’état de l’art et la préparation des nouveaux services.

Il faut particulièrement insister sur le rôle des échanges avec les constructeurs

informatiques qui étaient à l’époque les mieux placés pour exprimer les futurs besoins

de transmission pour la téléinformatique. Des contacts réguliers étaient organisés avec

les principaux constructeurs (CII, Honeywell-Bull, DEC et surtout IBM). IBM avait un

rôle particulier non seulement à cause de sa part de marché et de son leadership

technologique mais également et surtout du fait de l’existence du laboratoire de la

Gaude, centre mondial d’IBM spécialisé en télécom. Plusieurs séminaires de travail

6 CEPT : conférence européenne des administrations des postes et télécommunications créée en 1959

41

furent organisés pour étudier les caractéristiques souhaitées pour les futurs réseaux de

données.

La préparation du lancement de Transpac mit en œuvre une méthodologie originale

d’approfondissement du marché par la création, par anticipation, du futur service d’un

club d’utilisateurs, le GERPAC (voir le détail dans le § consacré au marketing de

Transpac).

Tarification des produits

L’une des composantes majeures du marketing est la détermination des tarifs. En fait le

degré de liberté de la SD/TRS sur les tarifs était particulièrement limité. La tarification

des télécom était pilotée par le ministère des Finances qui rythmait la parution des

fameux décrets de taxes. On sait que les tarifs du service téléphonique étaient fortement

distordus par rapport aux prix de revient et les longues distances fortement surtaxées. Le

tarif des liaisons spécialisées était indexé sur celui du téléphone (une liaison spécialisée

était tarifée pour être intéressante par rapport au réseau téléphonique au-delà de trois

heures d’utilisation par jour). La SD/TRS avait donc peu d’influence sur les tarifs des

liaisons spécialisées.

La SD/TRS a cependant contribué à la détermination des tarifs pour les produits plus

spécifiques de transmissions de données, en particulier CADUCEE puis Transpac.

Une difficulté résultait de la nécessité de faire coexister de façon aussi cohérente que

possible la tarification des divers services.

La gestion des produits de base et « galops d’essai » Au démarrage de la SD/TRS les transmissions de données se développèrent sur deux

axes, par emprunt marginal aux infrastructures des réseaux commutés (télex et

téléphone).

L’usage des réseaux commutés existants

Réseau téléphonique : il s’agissait d’autoriser le raccordement des modems privés

(mais agréés) soit par lignes simples, soit sur des lignes groupées pour desservir les

centres de calcul

Le réseau Télex reçut une extension pour permettre une connexion à 200 bauds. Le

succès fut limité du fait de la spécificité des adaptations de connexion, malgré la

bonne qualité relative du réseau.

Les liaisons spécialisées

En fait les produits les mieux adaptés au démarrage de la téléinformatique furent les

liaisons spécialisées. Rustiques dans leur principe, les liaisons spécialisées empruntant

l’essentiel à l’infrastructure générale du téléphone supposèrent de nombreuses

améliorations techniques et organisationnelles :

Des qualités diversifiées (2 fils, 4 fils plus ou moins améliorées avec un gabarit de

transmission garanti)

42

Des « hauts débits » pour l’époque (72 kb/s sur groupe primaire) et leurs

prolongements en « bande de base 7 ».

Les liaisons multipoints étaient très utilisées pour les réseaux d’entreprise (le principe

consistait à raccorder en parallèle plusieurs terminaux sur un point de concentration

distant, un protocole dit « polling selecting » gérant les communications successives des

divers terminaux partageant la ligne.

Leur construction était simple dans le principe technique, mais mettait en œuvre des

processus complexes à coordonner du fait du nombre d’interlocuteurs (DRT de départ et

d’arrivée, LGD). Un effort important a été fait pour normaliser le fonctionnement et

garantir des délais acceptables de livraison.

Liaisons spécialisées numériques

Avec la numérisation du réseau général, une nouvelle catégorie de liaisons spécialisées

fut disponible.

Il s’agissait de fournir des liaisons à 2Mb/S (dérivées du MIC téléphonique) sur de

courtes distances. Par ailleurs une expérience fut lancée entre Paris et Rennes

(Autoroute Electronique de l’Ouest) avec une liaison hertzienne à 34 Mb/s. L’offre fut

« packagée » sous le nom de TRANSFIX. Un grand problème fut celui de la

tarification et de sa cohérence avec les liaisons analogiques. La grande terreur de la

DGT était que ces liaisons soient utilisées en téléphonie 8. Une règlementation et une

tarification complexes furent mises en place pour tenter de combattre cette évasion

potentielle de revenu.

Un autre service de liaisons spécialisées numériques fut proposé : TRANSPLEX. Il

s’agissait d’offrir des liaisons bas débit asynchrones utilisées par les sociétés de services

bureau pour concentrer le trafic des terminaux connectés par réseau téléphonique vers

les centres de calcul. Singularité : l’exploitation du service fut sous-traitée à

Télésystèmes. A noter que la technologie choisie fut réutilisée par Transpac pour

connecter les terminaux passifs via PAD (Packet Assembler Disassembler)

CADUCEE

Le premier réseau dédié aux transmissions de données fut CADUCEE 9. Décidé en

1970, son ambition était modeste :

Comme on dit maintenant, il s’agissait d’un « stop gap » permettant d’offrir un

premier service dédié, en attendant le « nirvana » des réseaux numériques en cours

de préparation dans le cadre du projet HERMES (voir ci-dessous) ;

7 Bande de Base : en général, les modems sur réseau téléphonique et liaisons spécialisées longue distance

devaient fonctionner dans la bande de fréquences 300 Hz-3400Hz. Sur les courtes distances des modems

plus simples exploitaient le fait que les liaisons étaient avec continuité métallique sur des paires

symétriques dont la bande passante n’était pas limitée. 8 30 ans après la même crainte d’évasion de trafic téléphonique avec la VOIP sur ADSL ou sur les

mobiles 3G. Les diverses barrières réglementaires se révélèrent inefficaces et le marché s’engouffra dans

les solutions techniques les plus économiques 9 CADUCEE nommé comme arme rapprochée d’HERMES, le futur réseau numérique de données

43

La technologie était rustique (un seul commutateur 4 fils en technologie crossbar

CP400 permettant un temps de commutation de quelques secondes, circuits 4 fils de

bout en bout égalisés pour permettre le fonctionnement à 4800 b/s, coffret d’appel

automatique

CADUCEE, tout en étant en technologie analogique offrait un service numérique de

bout en bout grâce aux modems inclus dans le service.

Malgré sa rusticité, l’opération CADUCEE aura permis un apprentissage très utile pour

le lancement d’un nouveau service :

Tarification spécifique (dissociée de la structure physique du réseau)

Service avec interface numérique, avec publication de spécifications de connexion

(appel automatique) et fourniture de modems

Actions de promotion du service aussi bien vis-à-vis des grands clients potentiels

que des constructeurs informatiques et autres prescripteurs

Planification d’ensemble du projet (industriel amont, préparation de l’exploitation,

sites pilotes, etc.)

CADUCEE aura eu un honorable succès commercial dans le domaine de

téléinformatique (transmission par lots). Après l’ouverture de Transpac, le réseau aura

trouvé une deuxième jeunesse en étant le support de téléconférence audio, grâce à sa

bonne qualité de transmission.

Le tableau de l’annexe 6 synthétise le parc des divers supports utilisés fin 1972.

Les autres produits TRS C’est clair que les transmissions de données étaient le moteur de l’action de la SD/TRS,

mais d’autres domaines furent abordés.

Les produits de transmission

COLISEE, un service commuté destiné à la constitution de réseaux privés de

téléphonie pour les grandes entreprises (ancêtre des VPN, les réseaux privés

virtuels)

La téléalarme pour personnes âgées dont l’importance était fortement corrélée au

rythme des élections !!!

La téléimpression de journaux. Il s’agissait de fournir un système complet

d’impression à distance des quotidiens. Le projet était animé par le Groupe Hersant.

L’intérêt, pour la DGT, était entre autres de transférer vers un usage de télécom une

partie du trafic postal, générateur de pertes pour les PTT.

Les produits sectoriels à valeur ajoutée

Une fausse bonne idée était de tenter d’entrer dans le domaine des échanges sectoriels

avec deux domaines privilégiés : les échanges interbancaires et les voyages (centre de

conversion permettant à un terminal d’agence de voyage d’accéder aux divers réseaux

de réservation, en particulier aériens).

44

En dehors des difficultés techniques bien réelles, la DGT a totalement sous-estimé le

poids des lobbies hostiles à ces projets 10

qui n’ont pas abouti malgré des

investissements conséquents.

Le volet industriel La situation budgétaire des télécom à la fin des années 1960 a fait que la DGT a limité

son domaine de fourniture dans le domaine TRS à l’indispensable. Un débat permanent

a eu lieu entre la SD/TRS et le SPEE pour savoir s’il fallait ou non fournir des modems

d’abonné. Il est apparu que cette fourniture de modems était souhaitable pour pouvoir

garantir une qualité de service de « bout en bout ».

Mais la politique générale des PTT était de laisser à l’industrie le soin de fournir les

installations privées de toutes natures. La connexion aux divers réseaux (téléphone,

télex, liaisons spécialisées) nécessitait un agrément, justifié par des considérations

techniques mais également industrielles. A noter que cette politique fut décidée avant

tout sur des considérations budgétaires.

Achats spécifiques

Les achats de la DGT relatifs à la téléinformatique ont été jusqu’à Transpac assez

marginaux. Ils ont été traités dans le cadre général des relations industrielles en vigueur

jusqu’en 1974/1975. La majorité des équipements spécifiques étaient des équipements

de transmission et la concertation avec les industriels était traitée dans le cadre de

SOTELEC. Etaient actifs : CIT-ALCATEL, LTT, SAT, TRT.

Principaux achats spécifiques:

Modems haut débit (48 à 72 kb/s) sur groupe primaire et prolongements en bande de

base

Modems pour Caducée (4,8 kb/s)

Modems en bande de base

Commutateur pour CADUCEE

Il y eut un changement d’échelle de relations industrielles avec Transpac. Une

consultation ouverte pour la réalisation au forfait du système complet fut lancée au

premier trimestre 1975 sur la base de spécifications fonctionnelles réalisées par le

CCETT. Le processus de choix fut complexe ; la décision aboutit au choix du mieux

disant : consortium piloté par une SSII, SESA, associée à TRT et au concepteur du

commutateur, TIT. Le contrat initial devait financer l’ensemble des études de réalisation

du réseau ainsi que la fourniture d’une première configuration de base. Des

engagements devaient être pris sur les prix d’extension du réseau.

10

Au début des années 1990, j’avais été contacté par mes collègues de ULL Australie : ils avaient réalisé

pour le compte des Télécoms d’Australie un réseau de paiement en ligne commandité par les banques

locales et voulaient savoir si ce serait implantable en France !

45

Les agréments des installations privées

Comme indiqué ci-dessus, tout équipement privé devait être agréé pour pouvoir être

connecté aux divers réseaux.

Cet agrément avait avant tout un objectif technique : vérifier que l’équipement ne

perturbera pas le fonctionnement du réseau. Mais l’agrément ne signifiait en aucun cas

une garantie de bon fonctionnement de la part de la DGT.

Le principe de l’agrément a été l’objet de nombreuses polémiques, étant considéré

surtout par les industriels étrangers, comme un instrument à caractère protectionniste.

En fait, comparé à la plupart des PTT européens et opérateurs nord-américains, la DGT,

contrainte et forcée pour motifs budgétaires, avait une politique très libérale sur le

marché des installations privées (modems, PABX, etc.) en ne fournissant que très peu

de matériels terminaux.

La SD/TRS gérait les processus administratif de l’ensemble des agréments, le CNET

assurant les mesures techniques.

A la recherche du Graal : vers un réseau public de données Au début des années 1970, les divers opérateurs de télécom ont lancé des études de

spécification des nouveaux réseaux de données et un groupe spécifique d’étude fut créé

(NRD) dans le cadre du CCITT. Le principe retenu pour l’étude était la commutation de

circuits et des réseaux synchrones de bout en bout : c’était dans la droite ligne culturelle

des PTT et autres opérateurs de télécom. Au départ l’idée paraissait simple : il s’agissait

de décliner pour les réseaux de données les technologies commençant à être maîtrisées

avec la commutation téléphonique temporelle et transmission numérique.

Le projet HERMES

C’est dans ce contexte que le CNET lança son étude de futur réseau de données, baptisé

HERMES. Un rapport fut préparé pour la fin 1970. La partie concernant les

modélisations de trafic et le dimensionnement des futurs besoins fut à la charge de la

SD/TRS.

Une équipe projet fut créée au CNET Paris pour développer une maquette de faisabilité

selon les principes définis par le groupe NRD du CCITT.

Cependant, il fut décidé, à titre complémentaire, de créer une équipe pour explorer la

technologie de commutation par paquets, destinée à éventuellement compléter le réseau

de base de type NRD en lançant un projet de réseau expérimental, le réseau RCP. A la

faveur de la création du CCETT cette équipe déménagea à Rennes et fut dotée de

moyens importants.

Cette technologie de commutation par paquets, à dominante informatique, n’était pas

dans la culture des « télécommuniquants » de l’époque.

46

Un empannage décisif : de HERMES à Transpac

Le long fleuve tranquille de la « road map » 11

des réseaux du type NRD a été

bouleversé par des vents contraires venant aussi bien des utilisateurs que du monde

informatique :

Le lancement du projet CYCLADES de l’IRIA qui incluait un sous projet de réseau

CIGALE. Malgré les bonnes intentions de principe pour une coopération entre les

deux projets (RCP et CIGALE) les deux équipes devinrent rapidement concurrentes.

Malgré le point commun d’utilisation de la technologie de commutation par paquets,

les objectifs des deux projets avaient des objectifs très différents : étudier une

architecture informatique complète pour l’IRIA, définir un réseau public de télécom

pour le CNET.

L’initiative du GERCIP 12

lancée par Pierre Lhermitte en 1972 et visant à étudier la

faisabilité d’un réseau partagé entre grands utilisateurs de commutation par paquets

qui était un gros caillou dans la chaussure de la DGT qui ne pouvait pas se contenter

de dire « attendez la fin des années 1970 pour avoir un nouveau réseau de

données ».

Au niveau européen, le projet EURONET, initié en 1973, a fait prendre conscience

aux opérateurs de l’importance de la technologie en commutation par paquets, alors

que la plupart des PTT annonçaient des futurs plans (annexe 7) basés sur la

technologie étudiée par le groupe NRD.

Avec le leadership du CNET, la DGT étudia fin 1973 l’opportunité de réorienter les

plans initiaux d’HERMES. Cela conduit L.J. Libois, alors Directeur Général des

Télécom, à annoncer fin 1973 à Rennes (colloque AFCET) qu’il avait « demandé au

CCETT d’étudier les spécifications d’un réseau de commutation par paquets avec

possible ouverture en 1976 ». Cependant, le schéma (annexe 8), présenté lors de ce

colloque montre que fin 1973, le projet HERMES initial, basé sur la technologie de la

commutation de circuits synchrone, était encore considéré comme le projet principal.

Cette préannonce aura mobilisé les énergies de l’équipe du CCETT et c’est mi 1974 que

la DGT décida de « pousser les feux » en créant une équipe projet multidisciplinaire

incluant outre l’équipe RCP, le marketing et la préparation de l’exploitation. Cette

décision fut prise en réunion restreinte, animée par Jacques Dondoux et Charles Hervé

Cotten. C’est au cours de cette réunion que le nom de Transpac fut inventé.

Cependant, la décision officielle de lancer le projet intervint début 1975 sur la base d’un

dossier interministériel défendu par Gérard Théry, nommé Directeur Général des

Télécom depuis l’automne 1974. Plusieurs conditions avaient été imposées : faire gérer

le réseau par une société distincte des PTT, trouver un accord technique avec l’INRIA.

L’histoire de Transpac a été plusieurs fois écrite. Ici nous en résumerons seulement les

aspects marketing.

11

En fait la réalisation des réseaux synchrones en commutation de circuits fut beaucoup plus complexe

que prévue : elle aboutit seulement au milieu des années 1980 par l’ouverture du RNIS

12 GERCIP : Groupement d’Etudes pour un Réseau Commuté Interprofessionnel de Paquets

47

La préparation commerciale de Transpac

Les marchés visés par Transpac étaient multiples :

Satisfaire les besoins internes des grandes entreprises en substitution aux réseaux de

liaisons spécialisées ;

S’adresser également aux besoins des PME en leur permettant d’accéder à des

performances de réseau similaires à celles des grandes entreprises ;

Accueillir le trafic des terminaux passifs accédant au service via le réseau

téléphonique et PAD, en particulier les clients des services de time sharing, les accès

aux serveurs d’information 13

.

La réussite du réseau supposait de respecter plusieurs conditions :

Avoir une interface technique d’accès reconnue sur le plan international, ce qui fut

réalisé avec la recommandation X25 dont le projet rédigé début 1974 fut approuvé à

la plénière du CCITT de 1976 ;

Avoir des tarifs compétitifs, notamment par rapport aux solutions basées sur liaisons

spécialisées ;

Disposer à temps de produits des constructeurs informatiques (les « grands » IBM,

CII-HB, UNIVAC, DEC, etc.) et ceux de la péri-informatique.

Comme déjà mentionné, une méthode originale de marketing a été utilisée pour étudier

le segment des grandes entreprises en récupérant le GERCIP et en le transformant en

club des futurs utilisateurs de Transpac, le GERPAC.

En effet, le GERCIP qui avait été créé en 1972 par Pierre Lhermitte a été transformé en

1975 en GIE d’étude dédié à la préparation de Transpac. Il était composé d’un panel

significatif de grands clients potentiels: EDF-GDF, CEA, Renault, Saint Gobain-Pont

à Mousson, Pechiney Ugine Kuhlmann, Banque Nationale de Paris, Banque de

France, Société Générale, Crédit Lyonnais, Crédit Agricole, sans oublier le

Ministère des Finances et ses diverses composantes opérationnelles (DGI, CP). Les

travaux auront aussi bien porté sur le calibrage des tarifs que sur l’étude des problèmes

techniques de raccordement à X25 ou de l’ « amicale pression » vis-à-vis des

constructeurs informatiques.

Afin d’aider la profession informatique à développer leurs interfaces de connexion à

X25 (grands constructeurs généralistes, péri-informatique, SSII), les spécifications

(STUR 14

) furent publiées près de deux ans avant l’ouverture du réseau. Des facilités de

test et de conseils furent disponibles.

13

Ce type de trafic reliant terminaux passifs et serveurs fut dominant à partir du milieu des années 1980

grâce au vidéotex (annuaire électronique et services Télétel). L’accès des Minitels via le réseau

téléphonique se faisait au moyen de systèmes spécifiques, les PAVI.

14 STUR : Spécifications Techniques d’Utilisation du Réseau

48

Les tarifs 15

furent annoncés en avance à l’occasion du SICOB 1976 avec une bonne

anticipation sur l’ouverture du service (officiellement annoncée fin 1978) : il s’agissait

de crédibiliser le projet et de motiver l’anticipation des clients potentiels et des

constructeurs informatiques.

A titre anecdotique mais pas anodin, cette annonce suscita une protestation de la part de

Pierre Lhermitte, alors DSI de la Société Générale : l’accès à Transpac par réseau

téléphonique prévoyait un montant minimum par transaction ce qui semblait

incompatible avec l’usage de Transpac pour connecter les TPV (terminaux point de

vente). Rectification fut faite : le marché des TPV a représenté un segment important du

trafic de Transpac.

15 Les tarifs de Transpac étaient, dès le départ, indépendants de la distance. Leur positionnement

concurrentiel a été facilité par le très haut niveau du prix des liaisons spécialisées, base des réseaux privés

de liaisons spécialisées qu’il fallait concurrencer. A l’époque, le monopole des PTT n’était pas contesté et

la Commission à la Concurrence n’existait pas. Sans entrer dans les détails, on peut dire que Transpac

louait les circuits à la DGT à des tarifs très privilégiés ! Les calculs de rentabilité furent basés sur

l’atteinte du petit équilibre en 5 ans et du grand équilibre en 8 ans. Les objectifs furent largement atteints

grâce à une rapide croissance du réseau.

49

Annexes

Annexe 1 :

Glossaire

GERPAC Groupement d’études des utilisateurs de Transpac

LGD Ligne à grande distance

MIC Modulation par impulsion codée

NRD Nouveaux réseaux de données (CCITT 1970)

PAVI Point d’accès Vidéotex

RCP Réseau expérimental de commutation de paquets

TGA Télégestion des abonnés à EDF

TRS Téléinformatique et réseaux spécialisés

Annexe 2 :

Les années 1960

Le Time-Sharing (1969) ou Temps Partagé : station du service de Bull

General Electric, avec téléimprimeur TTY et modem 110 bauds (source FEB)

50

Annexe 3 :

Les principaux acteurs de TRS

Jacques Chassagne Responsable de l’agence commerciale TRS

Pierre Conruyt Directeur Général Adjoint du CCETT

Michel Cornier Adjoint au département TRS des LGD

Charles Hervé Cotten Directeur Action Commerciale

Michel Davancens Chef de projet maquette Hermès

Gilbert Dennery Initiateur et premier chef de la SD/TRS

Rémi Despres Chef de projet RCP

Jean Marie Gauthier Chef du département TRS au CNET

Edmond Guerin Responsable TELEX 200 bauds et produits TRS non données

Jean François Guilbert Responsable des études technico commerciales TRS

Luc Guillet Responsable du département TRS aux LGD

Antoine Jousset Animateur de la politique transmissions de données (CNET, CCITT)

Philippe Picard Adjoint puis successeur de G. Dennery

Alain Profit Responsable du secteur TRS au CNET

Annexe 4 :

Brochure technico-commerciale didactique éditée en 1968

51

Annexe 5 :

Réseau Caducée

Brochure commerciale

52

Annexe 6 : Le parc installé fin 1972

53

Annexe 7 : Les projets européens de réseaux de transmissions de données (vision 1974)

54

Annexe 8 :

La vision officielle de la DGT présentée fin 1973

Schéma présenté par LJ Libois, fin 1973, sur le futur réseau de données (projet

Hermès), lors de la préannonce de l’étude d’un réseau de paquets.

55

In memoriam

Jean Pierre Brulé

La biographie de Jean Pierre Brulé est bien connue. L’entretien avec Jacques Stern le

mentionne largement.

Rappelons simplement que Jean Pierre Brulé, ingénieur de formation et d’expérience

initiale a été PDG de Bull Général Electric, puis d’Honeywell Bull. Il aura été

l’inspirateur et l’artisan de la fusion entre CII et Honeywell Bull. Il a exprimé sa vision

de l’évolution de l’industrie informatique dans un livre remarquable (même si parfois

polémique) : l’informatique malade de l’Etat.

Roger Légaré

Roger Légaré fut une personnalité marquante du monde des télécommunications de

l’époque du rattrapage. Sa faconde et son énergie, son professionnalisme ont

impressionné toute la jeune génération de l’époque. Sorti du rang, « les pieds dans la

glaise » comme il aimait le dire, sa très solide expérience opérationnelle le rendait

d’autant plus crédible pour se lancer dans des aventures technologiques avancées.

En 2003, l’AHTI avait organisé une réunion de témoignage sur le démarrage de l’E10

avec Roger Légaré et Louis Joseph Libois. La confrontation amicale des deux points de

vue fut savoureuse. Un souvenir personnel : Roger Légaré venait d’arriver à la DRT de

Rennes (1972) et il m’avait « convoqué » en tant que membre de TRS à une réunion

avec un représentant des marchands de choux fleurs, agriculteurs de Saint Pol de Léon.

Ils voulaient explorer les moyens de télécom permettant de réguler le marché, en

fonction des productions de chaque planteur et de la demande quotidienne. La solution

la plus économique qu’il fut décidé d’explorer fut l’usage du poste téléphonique à

clavier mixte (numérotation par impulsions, puis passage en mode multifréquences).

Le Colidre a publié un témoignage très détaillé sur Roger Légaré.

Henri Benmussa

Malgré nos recherches, nous n’avons pas trouvé de références bibliographiques

concernant Henri Benmussa, disparu en avril dernier.

Son profil était celui d’un inventeur, ingénieur créatif. Son rôle a été déterminant pour la

technologie de Transpac : c’est sa société (TIT) qui a fourni la technologie de base du

CP50. Ce fut le mérite de TRT de détecter l’intérêt de cette technologie et d’en piloter

l’industrialisation. Ultérieurement, TIT a été vendue à Thomson. Sa société devenue

ThomTIT a été à la base d’une machine nommée X83, fortement soutenue par la DGT

pour des applications de commutation de données flexible exigeant un haut niveau de

disponibilité (ATLAS 400, TRANSFIX, TRANSFAX, etc.…).

56

L’Association pour l’histoire

des télécommunications et de l’informatique

AHTI - 46, rue Barrault 75013 Paris

Tél. : 01 45 81 81 26

Courriel : [email protected] - Site web : http://www.ahti.fr