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PARTICIPE PRÉSENT

Collection dirigée par Hortense Chabrier et Isabelle Laffont

Elle s'appelle vraiment Bérengère d'Aragon, et elle a deux yeux bleu-violet, semblables aux yeux des typhons de la mer de Chine : calmes et violents à la fois. Elle a exactement l'âge d'un jeune volcan japonais, qu'elle a rencontré au cours de ses voyages, et qui est né, la même nuit qu'elle, en automne 1945, dans le jardin d'un vieux monsieur de Yokyo. Cet étrange jardinier est tombé amoureux de son volcan et il l'entoure de tous ses soins. Le volcan est heureux et prospère : il atteint aujourd'hui 450 mètres de haut. Bérengère n'est ni heureuse ni prospère : à vingt ans, elle ne pesait que quarante-neuf kilos, et elle n'a survécu que grâce à des piqûres et des rayons de cobalt. Elle est atteinte d'une étrange maladie virale, qui bloque les connections entre les nerfs et les muscles et qui l'a clouée au lit pendant des années. Mais elle a décidé d'oublier sa maladie. Elle est partie pour New York, où elle a appris la photographie, et de là, par goût, par passion, par folie, par défi, elle a parcouru le Bangla Desh, le Pakistan, le Cambodge, les Philippines, la Corée, le Viet Nam. Partout où elle passait, ses yeux bleu-violet rencontraient la guerre, et la mort et la famine, et la détresse des enfants aveugles, et l 'horreur des femmes violées, des vieillards mutilés. Elle y a acquis le goût de la vie, de la tendresse, et le goût du risque. Et elle est tombée amoureuse : pas d'un volcan, comme son ami japonais, mais d'un typhon, nommé Betty. La vie de Bérengère a vraiment commencé à l'instant où le capitaine Peter Tucker, sur la base américaine de l'île de Guam, dans le centre du Pacifique Nord, est venu lui annoncer, après des jours et des nuits d'attente : « Betty est née, c'est pour ce soir. » Bérengère d'Aragon est une jeune femme, une Française, une civile : elle s'embarquait avec huit aviateurs à b o r d d'un C-130 des services météorologiques de l'armée américaine ! Sous l'orage, à quatre heures du matin,

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elle entrait en tremblant dans l 'ordre des Chasseurs de Typhon. Objet de la mission : traverser le mur et pénétrer dans l'œil. L'horreur totale et l'angoisse cosmique. La révélation d'un secret d'initié qui jette sur le monde des hommes ses éclairs d'orage, son fracas d'ouragan, et ses lueurs d'éternité. Son et lumière à Apra, bruit et fureur entre vie et mort. Un défi terrifiant de sept heures. La roulette russe à bord d'un avion américain, dont Bérengère est sortie vivante, puisqu'elle est là, aujourd'hui, pour raconter. C'est ça, le vrai miracle : son livre. Chaque typhon porte un prénom de femme, dont les initiales font le tour de l'alphabet. Ses copains de la base de Guam ont promis à la petite d'Aragon que le prochain typhon en B s'appellera Bérengère.

Maurice Pons

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BÉRENGÈRE D'ARAGON

BÉRENGÈRE ET

L'ŒIL DU TYPHON

récit

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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© Editions Robert Laffont, S.A., 1977

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à John et à Marie

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Minuit. J'ai peur... Ah ! l'aurore, quelle bonne femme ! Pas

son pareil pour se faire attendre. Avant le jour, je vais voir passer toutes les nuances d'indigo aux fentes des volets, je tendrai l'oreille vers le murmure qui monte, qui tombe, qui reprend. Tout un cérémonial à on ne sait quels dieux ! Les condamnés, eux, au moins, les bruits de corridor leur annoncent le bleu de l'aube et du couperet. Moi, rien. Pour toute horloge, des mégots vrillés dans un cendrier aux armes d'une base américaine.

Pari stupide où je ne me reconnais déjà plus et dont le compte à rebours fait tic tac au creux du ventre.

Vous connaissez l'histoire de Sarah Bern- hardt qui mourait de trac et qui se disait avant d'entrer en scène: «Tout plutôt que ça, la guerre, les bombes ! » C'était en août 1914.

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Moi, même pas une bonne guerre pour me sentir aux oreilles le chaud de l'héroïsme. Eux, ces hommes avec qui je vais titiller la chance, ils auront le sentiment du devoir accompli, une stèle quelque part dans les mauvais cas. Mais moi, gourdiche, moi et mes trente kilos de civilisation européenne lancés dans l'œil mariol d'un typhon, qui ça intéresse, ça veut dire quoi, je vous le demande !

Si encore je comprenais ce que je fais là ! Mais allez savoir pourquoi Thésée allait défier le Minotaure, pourquoi Achab poursui- vait sa baleine ? Si je cherche bien — que faire d'autre la nuit — ce n'est même pas la curiosité qui m'a fait atterrir sur cet îlot de Guam, au milieu du Pacifique, à l'heure où ma chambre de jeune fille craque sous le soleil toulousain. Après tout, je m'en fiche de fixer sur la pellicule le plus bel œil de typhon qu'on ait jamais regardé en face. La belle affaire ! En truquant, en trichant, en étalant de la chimie sur des plaques, on pourrait en inven- ter des plus beaux que nature !

Le bleu pur qui se concentre au cœur des vents soudain suspendus avant la furie, le pre- mier peintre venu vous le sort d'un tube. Alors quoi ? Eux, je les entends plaisanter et vider des bouteilles, comme tous les hommes au bord d'actes fraternels un peu essentiels. Ils discuteront anémomètres, isobares, gradiants, badins, ils donneront à leurs cumulo-nimbus des noms de fleurs ou de putains, avec des bourrades de grands frères hébétés à force de culot.

Mais moi, vais-je être réduite à leurs yeux à une silhouette de pin-up de camion et de

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réclame Kodak ? Que pensent-ils de ce bout de Française aux joues creuses et au regard d'insomniaque ? Au fond, je me moque de ce qu'ils pensent. Si je suis ici, c'est sans doute que le vieil aimant des destins a fixé ce rendez- vous. Vingt-cinq siècles de préjugés mâles ont voulu que la femme soit plus proche de la nature. Un truc pour nous renvoyer à nos maternités. Mais il y avait peut-être du vrai là-dedans. Cette nature, pourquoi n'en aime- rions-nous que les fleurettes sur les chapeaux de printemps ? J'aime aussi que le vent tresse des nuages fous comme du Messagier. Je me sens tout aussi d'accord avec ces grandes orgues cosmiques qu'avec le cui-cui des souris blanches. Là-haut, les éléments jusqu'ici réser- vés aux hommes, la loi des vastes chambar- dements inutiles, la force pour la force vont donner leur spectacle mortel et j'ai envie de dévisager cette drôle de violence. Qui sait ? Cet œil calme prêt à ravager la planète, à fondre sur les îles à cocotiers, à coucher les bateaux, à blanchir les mers, cette paix assas- sine, qui sait si ce n'est pas ça, la féminité ?

Quelle excuse ! Mais il est trop tard pour revenir en arrière. Dans quelques heures, j'en- filerai mon uniforme de l'Air Force et, en pataugeant dans mes souliers cloutés, j'irai re- joindre le 54th Weather Reconnaissance Squa- dron, les typhoons trackers, comme on les appelle ici. C'est bien le terme qui convient à ces hommes qui s'envolent par les temps les plus abominables pour chasser les typhons, les parcourir, les explorer, se jeter contre leurs murs de vent et d'eau qui tour- noient à plus de 200 km à l'heure. Ils risquent leur vie chaque fois qu'ils partent en

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chasse. Ils font, dit-on, le métier le plus dan- gereux du monde.

Dans quelques heures donc, je vais m'en- voler avec eux, de la base météorologique de la petite île de Guam.

Drôle d'île ! Un endroit rêvé pour lunes de miel d'après les prospectus. Un porte-avions plutôt, le plus grand du monde. A côté des énormes C-130 qui chassent les typhons, on voit des bombardiers qui, retour du Viêt-nam, attendent une autre guerre pour repartir. Et au-dessus de ma tête, des avions tournent en rond, chargés de bombes atomiques.

Vu d'en haut, Guam est un îlot vert avec des montagnes qui n'ont pas l'air très hautes. Vu d'en bas, c'est une île comme toutes les autres, couverte de sable fin et de cocotiers, de manguiers et d'orangers. Les plages ont l'air belles sous la pluie. Et puis, c'est une île à mystères. On dit que c'est là que se trouve le point de formation de la terre, mais les légendes sont vagues là-dessus. Il paraît aussi qu'on y voit se promener un homme, une créature étrange, l'Abominable Homme des Forêts.

On dit que le ciel y est clément, mais les bourrasques soufflent très fort et les typhons, ces monstres, tournent autour de l'île, mena- çants, au moins six mois par an. Guam, c'est une sorte de « réserve » de typhons, ces fauves qu'on ne peut pas dompter, dont on peut sim- plement prévenir l'assaut soudain. « Ecartez- vous ! Cachez-vous ! Il arrive. Enterrez-vous sous terre, sinon vous mourrez ! »

Il a pourtant des noms bien jolis, ce mons- tre que les Anciens croyaient envoyé par Zeus ou par Abdel Ramman et qui jetait sur la

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plaine babylonienne l'ouragan dévastateur. C'est le Willy-Willy sur la mer de Timor, le Baguio aux Philippines, les Reppu au Japon, le cyclone dans l'océan Indien, et le Hurri- cane, du mot local « Hirracan » ou esprit du mal, aux Antilles.

On n'en parle guère, en Europe. De temps en temps, un entrefilet dans un quotidien annonce qu'un terrible cyclone a ravagé la Martinique. Mais la Martinique reste avant tout une île de vacances. Cinq cent mille morts entre Dacca et Chittagong. Mais qui s'en sou- vient, c'est si loin !

« Edith a tué cinq mille personnes. » « Helena a ravagé la Guadeloupe. » « Celia, Dorothy, Flossie, Noreen, Vicky,

Wenda, Jenny, Betty, Carol... Carol est une vraie salope ! »

Les chasseurs ont donné des noms de femme à ces vents. Des noms doux et tendres. Peut-être parce qu'ils sont américains et qu'en Amérique la femme est capricieuse et souve- raine. Ce doit être par esprit de revanche. Un typhon, c'est comme une femme : imprévisible, tourbillonnant, fantasque, lunatique. Ça a des coups de tête imprévus. Les chasseurs disent d'un typhon particulièrement capricieux qu'il a un « tempérament féminin ».

Celui dans lequel je vais m'envoler tout à l'heure, avec la 54 escadrille, se prénomme Betty.

— Cela ne va pas être facile de pénétrer Betty, a dit tout à l'heure Ambrose Rigby, le copilote.

— Si on a autant de mal qu'avec Gloria, on n'est pas sorti de l'auberge. Deux cent

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cinquante nœuds en pleins vents, j'ai cru mou- rir, je ne suis pas près de l'oublier.

J'ai peur. Mais après tout, c'est moi qui me suis mise dans ce pétrin. J'ai fait des pieds et des mains pour avoir l'autorisation de par- tir avec les typhoons trackers. Jamais ils n'emmènent une femme. Je les ai eus à l'usure. Ils n'ont toujours pas compris pour- quoi je veux voler avec eux, pourquoi je veux voir l'œil d'un typhon, cet œil responsable de tout et autour duquel tournent les vents, s'ac- cumulent des nuages en forme de montagnes, cet œil où les oiseaux de mer, effrayés, tour- noient inlassablement jusqu'à ce qu'ils tom- bent, épuisés. Ils tombent parfois sur le pont d'un bateau, perdu en bas, dans la tempête.

Ils n'ont pas compris que je voulais me rendre compte de ce que c'est qu'être perdue dans les éléments déchaînés, perdue dans les éclairs et le tonnerre. Guetter les impressions sur ma peau, dans mon cœur, dans toutes les fibres de mes nerfs. Ressentir exactement ce que c'est qu'être désarmée devant les forces qui vous dépassent, à l'intérieur du plus terri- fiant phénomène de la nature qui submerge les bateaux de milliers de tonnes d'eau dans des vagues immenses qui déferlent avec des bruits de fin du monde, un Titan dont tout le monde parle avec une terreur respectueuse.

J'y vais aussi pour surmonter mes peurs. La peur de me regarder dans la glace, la peur de traverser la rue, la peur de l'orage, la peur qui me lie la langue quand je voudrais dire quelque chose, la peur de l'avion qui décolle. Et c'est là que je m'attends dans cette aven- ture qui me terrifie plus que tout au monde.

Et puis je suis photographe. On m'a dit

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qu'il n'y avait rien de plus beau au monde que l'œil d'un typhon et que personne n'était arri- vé à le photographier.

Mais j'y vais surtout parce que, au fond, c'est un défi qui m'amuse. Il faut que je me prouve et que je prouve aux autres que toutes les prédictions funestes d'il y a dix ans étaient absurdes.

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I I

« On n 'es t pas là p o u r r igoler », avait dit le général de Gaulle à m a tan te Louise en guise de condoléances au m o m e n t de la m o r t de son mar i .

Depuis, t an t e Louise replaçai t ça tou t le temps, à p ropos de t ou t — elle étai t si fière e t si é m u e d 'avoi r eu dro i t à une telle considé- ra t ion.

— On n 'es t pas là p o u r r igoler ! clama- t-elle donc d 'emblée en en t r an t dans m a cham- b r e en coup de vent, u n po t de fleurs su r la tête e t un au t re sous le bras .

E t avec le m ê m e sens de l 'à-propos qui a t o u j o u r s carac tér i sé n o t r e Général , elle en- cha îna :

— Bon anniversaire , Bérengère ! Dix-huit ans, c 'est le plus bel âge de la vie !

C'est r a r e m e n t vrai mais, dans m o n cas, cet te sot te af f i rmat ion t o m b a i t part iculière- m e n t mal.

— Tu par les ! — Mais si, mais si, tu verras, tou t s 'ar ran-

gera... Tiens, je t 'ai appor t é u n cactus en fleur, des fleurs bleues c o m m e tes yeux. Ça fleurit un t emps fou ces plantes . E t puis celle-ci, elle a une f o r m e impayable , non ?

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— Impayable, sanglotai-je. — Ma pauvre chérie ! Ce n'est pas si grave

que ça ! Pas si grave que ça ! On ne fait pas un

traitement pareil à n'importe qui, comme ça, pour n'importe quoi, sans qu'il y ait quelque chose de grave dans votre santé. Je reniflai dans mon oreiller.

— Tiens, je t'ai aussi apporté de la lec- ture pour t 'aider à supporter tes épreuves, ma chère petite !

Tante Louise sortit de son sac un petit livre rouge où était écrit: « Du Purgatoire ou des moyens de l'éviter » et elle insista pour me lire un chapitre sur « L'acceptation amou- reuse du Purgatoire ici-bas et de la mort qui le termine ».

J'appris que de l'infinie variété des croix que chacun porte ici-bas, la maladie était une des plus lourdes, en vrai bois de chêne, et qu'il faudrait voir comment j'enfoncerais la porte du Paradis.

— Ah mais ! commenta ma tante, c'est qu'on a chacun la croix qu'on mérite et le Seigneur a taillé la tienne à ta mesure, avec amour. Tu dois savoir profiter d'une telle chance !

Mais je continuai à sangloter. — Combien de temps va durer ce traite-

ment ? demandai-je peureusement à un interne qui entrait dans ma chambre avec un pot de fleurs, lui aussi.

— Deux tout petits mois, le temps que l'hiver finisse. Quand vous sortirez, au prin- temps, vous serez sur pied, gaillarde !

Gaillarde, ça, je n'y croyais plus. Depuis le temps que je me traînais misérablement,

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que je tombais sans cesse, que j'y voyais dou- ble ! On n'avait encore rien trouvé, aucun remède. Et pourtant j'en avais vu des savants, j 'en avais avalé des potions !

Et maintenant, ces horribles rayons. Il y avait de quoi pleurer. Mon plus bel âge commençait vraiment sous les meilleurs aus- pices.

— Les plantes vertes durent plus long- temps ! claironna l'interne.

Combien de temps avait-on l'intention de me garder dans cet hôpital ? Peut-être plus de deux mois. Ils mentaient sûrement. Ils men- tent tout le temps. Et ces plantes vertes, c'était un signe. Rien n'est plus vivace que ces hor- ribles choses grasses. Comme si tout le monde s'était donné le mot, les plantes avaient afflué ce jour-là. Après la visite de la tante, celle de mes parents — je sanglotai dans une serre odorante.

On peut toujours dire que c'est injuste la maladie. On peut se révolter, piquer une colère, cela fait du bien. Mais tout de même, l'épouvante est là, et quand je me retrouvai seule dans ma chambre minuscule, dans l'obs- curité qui tombait, et que, par-dessus le mar- ché, la pluie se mit à battre contre la fenêtre et le vent à hurler dans la rue, il ne restait pas grand-chose du beau courage que m'avaient insufflé momentanément les douces consola- tions de l'après-midi.

Le lendemain matin, on me conduisit à la salle des rayons, on referma sur moi la lourde porte blindée, et j'avais le cœur dans la gorge. Avant d'entrer, j'avais vu la longue file de malades qui attendaient leur tour. Comme j'étais la plus jeune et que c'était la

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première fois, on m'avait fait passer la pre- mière.

On me fit étendre sur une espèce de table et je fixai avec frayeur l'énorme machine métal- lique qui s'avançait sur moi, menaçante. Je comptai les moutons, trois cents moutons, en retenant mon souffle, et ce fut tout.

Ce n'était pas si terrible, après tout ! et je commençai, dès ce moment, à voir l'avenir avec une petite lueur d'optimisme. En m'orga- nisant intelligemment, ces deux mois seraient vite passés. J'aurais tout le temps de continuer mes études de russe, sans être tentée par des distractions, je tricoterais des écharpes pour mes sœurs et j'irais, quand mes jambes me porteraient, papoter dans les autres chambres avec mes compagnes d'infortune.

Illusions ! Ces deux mois n'en finirent pas. J'y voyais double et je ne pouvais pas étudier plus de dix minutes. Ce traitement de choc était fatigant et me donnait des nausées, seuls effets réels que je constatais. Chaque matin, mes espoirs s'effondraient devant la glace : mes paupières tombaient toujours autant, mon sourire ressemblait à une grimace et je n'arri- vais même pas à lever les bras pour crêper mes cheveux. C'était l'époque où les filles por- taient des chignons « choupette » et des robes en vichy. Je faisais néanmoins tous les efforts possibles pour cacher le désastre. Je cachais mes paupières sous d'épaisses couches de fard — je pouvais y aller, c'était la mode — et je m'inventais des maquillages fatals avant de regagner tristement mon lit.

— Nous sommes bien mignonne aujour- d'hui !

— Nous en avons de belles fleurs !

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— Nous avons bien mangé notre petit déjeuner.

Cette manière de traiter les malades et les vieillards, de leur parler comme à des débiles mentaux, je n'ai jamais pu la supporter. Et pourtant il faut s'y faire. On n'y coupe pas. Les « comme on a bonne mine » m'ont tou- jours fait friser l'hystérie. On ne peut pas se rebiffer parce qu'on est allongé, et que l'infir- mière vous fera votre piqûre de travers, exprès. Et c'est normal qu'ils profitent tous, les gens debout, les bien portants, de ces regards im- plorants, de ces yeux de chien battu...

On a droit aussi aux douces consolations chrétiennes :

— Confiez-vous comme un agneau dans les bras du Seigneur !

Et aussi, le comble: — Qu'est-ce qu'il vous aime, le Bon Dieu,

pour vous avoir choisie parmi tous vos frères et soeurs !

Mais les divers moyens d'éviter le Purga- toire, les tribulations du chrétien sur la terre, les croix joyeusement portées ne sont pas les uniques préoccupations d'une fille de dix-huit ans. Au risque d'être taxée de légèreté, j 'aurais préféré préparer mon salut éternel ailleurs que sur un lit d'hôpital.

A dix-huit ans, c'est surtout à l 'amour qu'on pense. Et moi, hélas ! je ne le vivais que par procuration, avec la peur, dans l'état où j'étais, de ne jamais le vivre autrement. J'écou- tais, bouleversée et un peu jalouse, les his- toires de cœur de mes camarades de classe, à défaut de vivre celles de ma sœur Marie, beaucoup plus croustillantes, et qu'elle racon- tait avec passion. Mais Marie était loin.

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Bertrande, qui venait de se fiancer à un gentilhomme campagnard, me montrait son rubis et me consultait sur la liste des invités qu'il y aurait dans le château de famille pour le bal du mariage. Cela me faisait rêver...

Claude, rayonnante de santé, ne savait plus où donner de la tête avec tous ces hommes qui lui couraient après, ceux qui l'aimaient et celui qu'elle aimait.

Anne aimait Gérard, et Gérard l'aimait. Je la consolais. L'amour aussi, semblait-il, devait avoir ses croix !

Mais moi, j'avais mon prince charmant. Grand, blond, narquois, hautain, amoureux fou de moi. Chaque soir je le retrouvais en fermant les yeux et en serrant mon oreiller pour étouffer mes angoisses et mes sanglots. Il m'emportait sur son cheval, suivi d'une meute de chiens superbes, et nous galopions vers son grand château des Carpates.

Rêves de midinette, me direz-vous ! Mais tout le monde en fait. Et dans mon cas, c'était plus qu'excusable. C'étaient les chimères ou rien. Et d'ailleurs, c'est mon côté midinette, l'envie que j'avais de réaliser mes rêves d'en- fant, ma foi en Merlin l'Enchanteur, qui m'ont en partie sortie de mes petits problèmes, qui m'ont donné envie de vivre.

Il fallut trois mois aux médecins pour s'apercevoir que ce traitement ne servait à rien. Un matin, ils arrivèrent avec des airs navrés, les bras ballants, une ordonnance renouvelable tous les deux ans, et des paroles fatales :

— Piqûres, pilules, repos et, si vous en avez la force, quelques promenades au Bois de Boulogne...

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Donc, à l'âge où les garçons profitaient de ce que Leny Escudero chantait Sylvie pour rapprocher leur joue de celle de leur danseuse, à l'époque où les filles ont envie de traîner sous les arbres à la sortie du cours pour savou- rer les émois du printemps avant les dîners en famille, moi, je grimpais dans mon lit et posais sur ma table de nuit mes réserves de piqûres. Je commandais des dictionnaires et des grammaires russes pour continuer mes études, et des piles d'atlas géographiques pour satisfaire mes envies de voyages.

Bien sûr, il y a des gens beaucoup plus malades et beaucoup plus malheureux que moi. Après tout, je pouvais marcher un peu et tenir mes yeux ouverts moyennant quatre ou cinq piqûres par jour, mais mes grands rêves étaient à l'eau. Je pourrais toujours faire des expéditions au Bois de Boulogne, un livre de Conrad sous le bras, et emporter une bous- sole, une carte Michelin et une boîte à clous, faire semblant de m'égarer dans les sentiers et prendre des mulots pour des tamanoirs. Un fourré en vaut bien un autre et, avec un peu d'imagination, un buisson de Bagatelle vaut bien un taillis de la jungle malaise. Le lac vaut bien la mer de Soulou si on y met du sien. Mais même pour ces exotiques balades que j'imaginais, il fallait que j'attende encore plu- sieurs mois car, pour l'instant, mes jambes me portaient à peine au bout de la rue. De Paris, où nous étions « montés » après avoir quitté la maison familiale du Tarn, je n'avais vu que la tour Eiffel et cette rue La Fontaine où nous habitions une petite maison char- mante et désuète.

Heureusement, la vie chez nous était mou-

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vementée. Tous mes f rères et sœurs é ta ien t là, et m a s œ u r Marie é ta i t a r r ivée à l 'âge où les pères en tenden t t i r e r profi t de l ' éducat ion qu' i ls o n t donnée à leurs filles p o u r les fa i re e n t r e r dans les b r a n c a r d s de la vie conjugale. On pensa i t que ce sera i t chose facile, pa rce que Marie é ta i t jolie et qu'el le avai t été élevée avec l ' idée que le mar iage é ta i t u n gage de b o n h e u r éternel .

Dans « nos famil les », en effet, on ne son- geait guère, à l 'époque, à a u t r e chose qu ' à caser co r r ec t emen t les filles, e t au p lus vite. Pauvres filles, don t les pères bien « nés » accep- ta ien t la na issance c o m m e les g rands chré t iens accep ten t le ma lheu r , en rémiss ion de leurs péchés, dans la gravi té et la rés igna t ion :

— Seigneur, que vot re volonté soit fai te ! P a r qua t r e fois, des soupi r s accablés

avaient succédé aux b ra i l l ements de no t r e nais- sance. Pa r q u a t r e fois, m a m è r e s 'é ta i t excu- sée.

Quat re filles ! Qua t re épines dans le pied de m o n père. Qua t re gendres à t rouver .

Marie et moi, on nous mi t pens ionna i res au couvent du Sacré-Cœur p o u r y a p p r e n d r e les bonnes manières . Mieux valait , p o u r l'ave- nir, savoir faire une révérence à six t emps que r é soud re une équat ion.

L 'éduca t ion q u ' o n recevait dans ce cou- vent garan t i s sa i t la ver tu , la soumiss ion et que lques not ions de f rançais .

Un f ro id glacial, je m e souviens, régnai t dans les dor to i rs . Les religieuses nous réveil- la ient à six heures du mat in . Elles passa ien t une ma in b lanche et racée à t ravers les r ideaux de nos « cellules » et nous tenda ien t une éponge imbibée d ' eau bénite.

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— Cœur Sacré de Jésus ! chantait la voix derrière le rideau.

— J'ai confiance en vous, complétais-je en humectant mes doigts sur l'éponge bénite pour tracer mon premier signe de croix de la journée.

Je jetais un coup d'œil terrifié à la glace qui s'était formée sur l'eau du broc qui m'at- tendait sous la table de nuit et m'enlevait toute envie de toilette. J'enfilais mon uniforme bleu marine, fixais mon col « à manger de la tarte » et prenais ma place dans les rangs. La journée commençait par une méditation d'un quart d'heure sur un passage des ré- flexions de sainte Thérèse d'Avila ou du saint du jour.

— Ce matin, mes chères enfants, nous méditerons ces paroles de Jean-Baptiste de la Salle : « S'il tombe, le Juste ne heurte pas le sol, car le Seigneur le soutient de sa main. »

Ensuite, nous nous remettions en rangs pour aller à la messe, coiffées d'une longue mantille, noire les jours de semaine, blanche les jours de fête.

L'odeur de la chapelle, les lys et les arums, les fumées d'encens et les chants gré- goriens me faisaient oublier que je n'avais pas de mouchoir dans ma poche pour essuyer mes reniflements.

J'ai bien failli me laisser prendre à ce piège à vocations, comme les autres qui, à seize ans, sortirent du couvent pour entrer au noviciat et s'y prosterner, une couronne de fleurs d'oranger sur la tête, afin d'avoir le droit de respirer des lys pour l'éternité et d'exalter leurs ferveurs, leurs émois, dans les vertiges de l'encens.

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Et je ne dirai pas de mal de ces instants merveilleux, car j'enviais alors sainte Thérèse d'Avila. Je rêvais d'extase mystique et j'accu- mulais les indulgences :

— Trois Confiteor : deux jours de purga- toire en moins...

— J'ajoute deux « Souvenez-vous », j'en- lève encore trois jours...

Je comptabilisais en toute bonne foi et à toute allure...

« Souvenez-vous, ô très misécordieuse Vierge Marie, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre assistance ou récla- mé vos suffrages, ait été abandonné... »

On apprenait les math entre les prières et les cours de maintien. Mais un jour, mon père s'affola de la précarité de nos études, du nombre de rubans qui proclamaient notre vertu sur le drap bleu de nos chemises, et il nous trouva d'autres écoles où on priait quel- quefois entre les cours de math. On m'envoya en Angleterre. J'y appris le hockey, l'anglais aussi.

A dix-huit ans, Marie était fin prête. Moi aussi d'ailleurs, mais avec cette fichue santé, on ne songeait guère à me marier. Alors, en chemise de nuit, assise en haut de l'escalier, je regardais passer les soupirants et les pré- tendants. Ce fut, pendant un an, une ronde folle qui souvent me fit oublier mon triste état.

Comme Marie annonçait certaines dispo- sitions à l'indiscipline et que ses fréquentations n'étaient pas toujours de celles à rassurer un père, même très bienveillant, on la fit rentrer dans les rangs en l'inscrivant à un « rallye ».

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Les « rallyes », c'est le nom qu'on donne aux soirées mondaines organisées par les mères pour que leurs filles rencontrent des garçons honnêtes. N'y est pas reçu qui veut ! Ils peu- vent toujours soupirer ceux qui veulent entrer dans la vie par une autre porte que celle de Saint-Cyr, d'H.E.C. ou de Polytechnique !

Les rencontres commencent très tôt. A seize ans, les filles sont poussées par leurs mères, après les cours, chez un professeur de danse qui leur apprend le tango et la valse avec de bons principes.

— N'oubliez pas, mesdemoiselles, qu'en- tre vous et votre danseur, il doit toujours y avoir la longueur d'un Gaffiot ! (énorme dic- tionnaire latin).

L'année d'après, accompagnées de maman toujours, elles retrouvent leurs danseurs, tous les samedis, à partir de sept heures, chez l'une ou l'autre mère. Elles mettent en pratique les leçons du professeur : « Slow, slow... Quick quick slow... Renversez-vous... Un pas en avant... De profil, s'il vous plaît... Le bras plus tendu... Menton en l'air... N'oubliez pas le Gaffiot... »

Elles avalent des jus de fruits, trempent les lèvres dans du mousseux et notent sur leur carnet le nom du jeune homme.

L'année d'après, c'est plus sérieux. Les mères sont lasses de ces soirées où l'on papote entre dames. Les filles y vont seules et droites, avec des fiertés de sous-directrices. Rouge à lèvres mais pas de poudre, robe princesse dans les tons pastel. C'est le moment des gran- des amours et les doigts s'entrelacent avec des promesses d'éternité. Le jeune homme est invité chez les parents... On décortique son

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arbre généalogique. Les jeunes gens s'embras- sent dans les voitures avec la bénédiction paternelle. Ce qu'on n'a pas dit aux parents, c'est que le garçon a ouvert trois boutons de votre pull et a glissé la main sur votre sein affolé.

Beaucoup, à ce moment-là, disent oui en blanc, dans la propriété de famille : oui à tout, aux tuiles qui tombent du toit, au mongolien qu'on cache dans la soupente, à la porcelaine ébréchée, à l'air sévère des belles-sœurs qui trouvent la fiancée trop belle. On dit oui à Saint-Cyr, oui aux huit enfants qu'on aura pour consolider la chaîne, éterniser les du Schnock, rajouter des branches à leur arbre généalogique, oui à la France...

... Enfin, c'est comme ça que tout devrait se passer. Et si on ne s'est pas encore laissé prendre, les parents s'inquiètent. Aurait-elle des goûts d'indépendance ? Que reproche-t-elle au juste à ce jeune homme, un bien brave garçon, et dont la mère, tenez-vous bien, est née « La Roche-Villemeuse... à ne pas confon- dre avec les La Roche de Meux... »

— Et ce qui ne gâte rien, ma chère Sophie, c'est lui qui tient l 'harmonium à la messe.

Celui qui tenait l 'harmonium à la messe arriva un après-midi dans le salon de ma mère, accompagné d'une tante à lui, de Versailles. Il s'était fait beau, on peut dire. Il avait investi dans un somptueux costume d'alpaga crème et des gants beurre-frais. On ne peut pas mieux se présenter. Blond, tout mignon, le rose de l'émotion sur ses joues de gentilhomme cam- pagnard.

Envisageable, côté parents, et d'une vertu garantie par une solide éducation religieuse et